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Sylvain Piron

L’Occupation du monde
Sylvain Piron est médiéviste à l’École des hautes
études en sciences sociales (Paris). Il est notamment
l’auteur de Dialectique du mon e (Zones sensibles, 2015),
Grand Prix des Rendez-vous de l’histoire de Blois.
Coordination éditoriale : Éléonore Devevey
Conception graphique : The Theatre of Operations, Bruxelles
Illustration de couverture : B.C. 2348. The Deluge, extraite de
An Historical Atlas; In A Series Of Maps Of The World As Known At
Different Periods d’Edward Quin, Seeley and Burnside, Londres,
1828. Courtesy David Rumsey Map Collection, David Rumsey Map
Center, Stanford Libraries (https://purl.stanford.edu/qv033rw8765)
Photogravure : Olivier « Mistral » Dengis, Bruxelles
Typographie : Arnhem Pro, Fred Smeijers / OurType
Papiers : Maxioffset 300 gr. & Maxioffset 90 gr. (fsc, pefc)
Impression & brochage : LCapitan, Ruddervoorde
Sérigraphie : dioss, Gand
Made in Belgium by Zones sensibles, Bruxelles
Zones sensibles remercie Éléonore Devevey, Virgile Coujard &
Bernard Laumonier pour leur aide à la réalisation de cet ouvrage.
Copyright © 2018, Zones sensibles
9782930601335 | d / 2018/ 12.254 / 3
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25, rue du Général Leclerc, 94 270 Le Kremlin-Bicêtre, France
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Ouvrage publié avec le soutien de
la Fédération Wallonie Bruxelles
www.zones-sensibles.org
Sylvain Piron
l’occupation du monde
z
s
2018
zones sensibles
Pactum serva
introduction
À mes amis Quand j’interroge sans questions, c’est simplement
que je désire éveiller ceux qui dorment.
Franck André Jamme, Un diamant sans étonnement
Rien, ou presque, de ce que nous faisons ne va de soi. Nos façons
d’agir, de parler, l’organisation de nos pensées obéissent à des
motifs dont nous ignorons le plus souvent l’origine. Quant à l’état
du monde qui nous entoure, c’est peu de dire qu’il ne tombe pas
sous le sens. À l’instar des cycles naturels, on peut observer cer-
taines régularités dans les comportements humains. Leur prin-
cipe ne se laisse toutefois pas facilement établir. Car il n’est pas
toujours clairement dit de quel ordre sont ces règles. À en juger
par l’assurance des acteurs et la solidité des résultats, il y entre
pour une large part des processus voulus et réfléchis. La stabilité
des conduites suggère un certain consensus quant au bien-fondé
de ces usages. L’étagement des techniques infiniment variées qui
soutiennent le décor de nos existences (tissus, murs et fenêtres,
machines, réseaux de flux invisibles, etc.) démontre l’ampleur
des savoirs mis en œuvre. Pourtant, de la composition de ces
multiples rationalités locales, aucun plan d’ensemble cohérent
n’émerge clairement. C’est plutôt le fractionnement des registres
d’action, la diversité des centres d’attention et la pluralité des allé-
geances qui caractérisent les vies que nous menons dans les socié-
tés ouvertes du capitalisme mondialisé. Chaque jour, nous traver-
sons des sphères d’expérience si différentes que leur dissociation
a même cessé de nous étonner.
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introduction introduction
La tâche des sciences humaines et sociales se situe exacte- avec méthode, l’anthropologie a rempli au siècle dernier la fonc-
ment en ce point. Elles travaillent à rendre visibles ces liaisons tion d’une conscience critique de l’Occident. En donnant à voir
qui n’apparaissent pas au premier regard, à expliciter la nature d’autres visages de l’humanité, en faisant valoir des façons d’être
des règles et des enchaînements par lesquels le monde humain et des modes de pensée radicalement différents des nôtres, mais
tient ensemble. Leur but est ainsi de mettre en lumière ce que tout aussi respectables, elle a fait vaciller l’illusion d’une supé-
les sociétés ignorent d’elles-mêmes. Elles ne se bercent toutefois riorité occidentale sur le reste de la planète. Ces confrontations
d’aucune illusion sur un quelconque idéal de transparence ultime ont permis d’enraciner la conviction de l’égale dignité de toutes
puisqu’elles ont également à rendre compte des raisons de cette les cultures ; dans un retour réflexif, elles ont également conduit
ignorance collective et de son utilité fonctionnelle. Cet effort sup- les anthropologues à s’interroger sur leur propre culture, puis sur
pose en premier lieu une forme de détachement et d’étonnement la notion même de culture2. Par principe, au milieu du xxe siècle,
face aux évidences du quotidien. La posture mentale requise est en cette démarche était inséparable d’une dénonciation du colonia-
réalité très particulière. Elle consiste à tenter d’observer de l’exté- lisme, comme elle le demeure à présent de celle d’une compré-
rieur un sujet d’étude, sans pour autant se défaire d’une certaine hension du monde centrée sur l’expérience occidentale. Alors que
accointance avec lui qui rend tout simplement possible la com- la discipline est entrée dans un nouveau cycle, elle poursuit sa
préhension. (Le point de vue totalement extérieur d’un martien mission d’une « décolonisation permanente de la pensée » en pre-
pourrait le conduire à ranger les cheminées d’usines et les ciga- nant au sérieux les perspectives des autochtones sur leur propre
rettes dans une catégorie unique de « cylindres qui fument, indis- monde 3. Au terme de ces comparaisons, l’homme blanc pourrait
pensables à la survie humaine », tandis qu’un regard sans réflexi- sembler n’avoir d’autre privilège indiscutable que la puissance
vité, indifférent à l’analogie, laisserait échapper le fait que dans de ses instruments de destruction. Une telle critique rencontre
les deux cas, la combustion peut en effet avoir des conséquences cependant une limite qui paraît difficilement franchissable. Cet
nocives.) Dans sa globalité, l’entreprise est par principe infinie et Occident est porteur d’une conception de l’être humain et de sa
par nécessité collective. Elle impose de multiplier les angles de liberté à laquelle nous ne serions pas facilement prêts à renoncer.
vue et d’employer différents protocoles d’enquête. L’être humain Ce serait d’ailleurs une contradiction de le faire au nom d’un rela-
et ses formes d’existence collective ne constituent pas des phéno- tivisme des cultures, puisque la valeur universelle accordée à l’au-
mènes simples dont la description intégrale pourrait être obte- tonomie individuelle est précisément la condition de possibilité
nue sur un unique plan d’analyse. De même est-il utile, puisque de notre curiosité pour d’autres formes de vie humaine.
les questionnements n’émergent qu’au prix d’une réflexion préa- L’histoire a bien évidemment un rôle à jouer dans le projet
lable, de faire varier les options théoriques. L’éclectisme métho- d’élucidation de la singularité occidentale. « L’histoire comparée
dologique qui en résulte procure à lui seul un gain inestimable des sociétés européennes » que prônait Marc Bloch pour rompre
puisqu’il contribue à nous mettre en garde face à l’étroitesse de avec l’enfermement dans des historiographies nationales, n’a que
nos propres partis pris et à relancer constamment les interroga- lentement porté ses fruits 4. À une échelle plus vaste au cours du
tions. À l’image du principe délibératif qui régit nos démocraties, dernier quart de siècle, une histoire globale s’est constituée sur la
le pluralisme épistémologique est une vertu insurpassable en base d’un comparatisme méthodique. Sa question centrale vise à
sciences sociales. expliquer la divergence économique qui se creuse entre l’Angle-
Comme Louis Dumont le rappelait souvent, la compréhen- terre et la Chine à partir de 1750, alors que leurs niveaux de déve-
sion des faits culturels et sociaux ne peut émerger qu’à l’occa- loppement semblaient encore équivalents à cette date 5. Ces tra-
sion d’une démarche comparative1. Seule la confrontation entre vaux d’histoire économique ne remplissent toutefois pas le cahier
des phénomènes de même espèce peut faire émerger les particu- des charges d’un comparatisme intégral puisqu’ils tendent à éva-
larités qui les distinguent entre eux et ce faisant, les définissent. luer chaque trajectoire en regard d’un modèle de développement
(Ce geste comparatif est plus précisément encore l’opération qui occidental et à la considérer comme fatalement en retard. Le mou-
permet de construire les « espèces » au sein desquelles certains vement complet d’inversion des perspectives appellerait plutôt à
phénomènes sont comparables.) Mettant en œuvre ce principe concevoir une histoire véritablement multipolaire qui pourrait
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introduction introduction
s’énoncer depuis différents points de vue, sans accorder de prio- employons quotidiennement des notions, véhiculées par les ins-
rité aux catégories de jugement occidentales – à commencer par titutions et les médias, dont la banalité est telle qu’elles semblent
celle de « développement » 6. Il s’agirait ainsi, pour citer les titres couler de source. Le discours dominant, un peu partout dans le
de deux livres importants, de « provincialiser l’Europe » pour écrire monde, est à présent celui de l’économie. Il ne s’agit pas unique-
une « histoire à parts égales » 7. ment d’un savoir organisé qui peut légitimement prétendre four-
Mais le décentrement n’a pas forcément besoin d’exotisme. nir l’explication d’un certain type de phénomènes. Ce discours est
Il peut également passer par l’examen de différences qui nous en même temps porteur d’une série d’injonctions qui nous com-
séparent de nous-mêmes. Au cours des dernières décennies, notre mandent par exemple d’agir efficacement, sans perdre de temps,
perception d’un sens de l’histoire s’est brouillée ; les perspectives et d’assouvir nos désirs en consommant des biens marchands
d’avenir qui paraissaient assurées ont perdu de leur vraisem- dans la limite de nos capacités financières, voire sensiblement au-
blance, produisant un enfermement dans le présent et une sépa- delà. Il surdétermine aussi bien les catégories de l’action collective,
ration à l’égard d’un passé qui devient toujours plus rapidement en imposant des décisions politiques au nom de nécessités écono-
incompréhensible 8. (Cette perte peut être datée précisément : miques. La croissance annuelle du produit intérieur brut en vient
dès 1979, un observateur perspicace comme Christopher Lasch à faire figure d’unique horizon pensable de l’avenir commun. Bien
pouvait saisir cet enfermement dans le présent comme une com- que l’économie se conçoive en opposition aux anciennes morales
posante essentielle de la nouvelle condition que Jean-François religieuses, comme un savoir rationnel exprimant de façon neutre
Lyotard décrivait au même moment comme « post-moderne » 9.) les intérêts naturels des êtres humains, elle présente en réalité
L’historien européen se retrouve en quelque sorte, face aux états tous les caractères d’une morale – jusqu’à une date récente, les
anciens de son continent, dans un rapport d’éloignement compa- économistes en étaient d’ailleurs parfaitement conscients10.
rable à celui d’un ethnologue en Amazonie ou en Nouvelle-Guinée. Le choix d’adhérer ou de contester les valeurs qu’elle propose est
Cette position comporte cependant un bénéfice qui compense donc une décision d’ordre politique. Mais quelle que soit l’option
la perte de familiarité avec les traditions locales ; elle lui permet retenue, il est essentiel de comprendre l’historicité des notions
de ressentir, dans une observation spéculaire, l’égale étrangeté qui structurent ce discours, tant elles charrient avec elles quantité
des deux termes qu’il met en relation. Le présent n’est pas moins de sédiments arrachés dans les méandres de leur parcours. Si l’on
malaisé à comprendre que l’ancien monde qui lui fait face. veut espérer avoir un jour la possibilité de secouer le carcan idéo-
L’altérité du passé qui résulte de cette nouvelle économie des logique qu’impose leur usage machinal, mieux vaut bien prendre
temps est d’autant plus troublante que des vestiges bien vivants la mesure de toutes leurs implications. C’est à ce prix seulement
en subsistent, à différents étages du fonctionnement social, qui qu’il sera peut-être envisageable de les reformuler.
continuent de guider secrètement nos actions. Une même situa- Les motifs d’un tableau ne se révèlent parfois clairement au
tion historique englobe toujours une stratification de formes regard qu’avec un certain recul. La situation dans laquelle nous
culturelles d’âges différents, aussi complexe que le feuilletage du sommes immergés est si dense et enchevêtrée que la bonne dis-
psychisme humain et dont l’inspection mérite autant d’égards. tance temporelle pour l’appréhender paraît être de l’ordre de deux
Les couches les plus profondes ne se laissent pas facilement millénaires. À cette échelle, en adoptant un point de vue compa-
atteindre, non par éloignement, mais du fait d’une difficulté à les ratiste sur le comportement humain, on peut ressentir un éton-
percevoir. L’exploration de ces structures enfouies peut toutefois nement face à la propension qu’ont eu certains groupes, particu-
apporter un surcroît d’intelligibilité à quelques questions cru- lièrement à l’extrémité occidentale de la péninsule européenne,
ciales sur lesquelles notre présent est particulièrement opaque à à s’approprier l’espace qu’ils explorent, défrichent, arpentent,
lui-même. C’est à un tel effort d’exhumation que j’invite le lecteur. cadastrent, pour le mettre en valeur et en exploiter les ressources,
L’histoire intellectuelle de longue durée est appelée à rem- en étendant peu à peu leur emprise et leurs façons d’agir à l’en-
plir une fonction stratégique dans ce programme. Il lui revient semble de la surface du globe. C’est ce mouvement que je propose
notamment de passer au crible les catégories qui déterminent de qualifier d’« occupation du monde ». Cette propension s’est
notre perception et notre compréhension du monde social. Nous raffinée au fil de différentes distillations culturelles pour former
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introduction introduction
finalement cette morale économique qui nous guide sans que pratiques économiques à des valeurs chrétiennes. Comme l’a
nous en ayons bien conscience. Elle a fait de nous des êtres pro- brillamment montré Wim Decock, ce sont les théologiens de la
ducteurs et consommateurs de marchandises. Cette définition est seconde scolastique qui ont donné au droit des contrats sa colo-
si banale qu’on pourrait la prendre pour une donnée a priori de ration typiquement volontariste14. L’économie moderne s’est for-
l’existence sociale, mais elle est bien de nature historique, le dia- mée au sein d’une culture religieuse, catholique ou protestante,
gnostic de Karl Marx est sur ce point indiscutable. Les réflexions en lui empruntant certains de ses traits et de ses expressions.
de Karl Polanyi puis de Marshall Sahlins en ont ensuite fourni une Le discours théorique qui émerge au xviiie siècle a conservé de
attestation comparatiste mieux étayée11. Pour le confirmer, s’il en ses origines chrétiennes quelques-uns de ses caractères les plus
était besoin, il suffirait d’entendre le point de vue du chamane distinctifs, dont il ne s’est ensuite jamais départi.
yanomami Davi Kopenawa, retourné vivre dans la forêt après avoir La principale thèse que défend ce livre peut donc s’énoncer
longtemps côtoyé les Brésiliens et appris leur langue. Devenu très simplement. Il reste un impensé théologique au cœur de la
porte-parole de son peuple décimé par les épidémies transmises raison économique. Ce fait se révèle notamment dans certaines
par les chercheurs d’or, il décrit les Blancs comme « le peuple de manifestations insolites de ce savoir qui ne peut s’empêcher d’em-
la marchandise », tellement attachés aux objets qu’ils fabriquent et ployer des formes d’expression normatives et dogmatiques. Mais
accumulent qu’ils en sont comme « amoureux ». Préoccupés d’ac- au-delà de ces signes extérieurs, je soutiens que l’ensemble de la
cumuler ces marchandises qui « obscurcissent tout le reste dans conceptualité économique porte encore la marque de cette pro-
leur esprit », ils sont prêts, pour en produire davantage, à « manger venance. Le noyau initial en a été formulé, dans la seconde moi-
la forêt » avec une voracité sans fin12. (Déjà, dans son Histoire d’un tié du xiiie siècle, par des théologiens éclairés qui n’y voyaient
voyage faict en la terre du Brésil, en 1558, le pasteur calviniste Jean qu’un secteur particulier des relations sociales, requérant des
de Léry rapportait l’étonnement d’un vieux Tupinamba face aux règles morales spécifiques. Paradoxalement, les remaniements
efforts déployés par les Blancs dans le commerce du bois rouge, successifs de ce dispositif initial n’ont pas conduit à effacer, mais
pour amasser des richesses superflues au prix de tant d’efforts et bien plutôt à en accentuer la composante théologique. En pre-
de si longs voyages 13.) nant un caractère central, à la fin du xviiie siècle, ce qui n’était
En s’interrogeant sur l’alchimie particulière qui nous a consti- qu’un domaine secondaire dans lequel Dieu n’était que faible-
tués de la sorte, on découvre assez rapidement que cette morale ment impliqué est devenu le terrain d’énoncés normatifs bien
est pour une grande part d’origine religieuse. L’histoire de sa plus contraignants. Des notions relatives y ont pris une valeur
formation a partie liée avec les métamorphoses successives du absolue, le concept de « valeur » étant précisément la principale
christianisme. Ce sont quelques chapitres de cette histoire que notion affectée par ce déplacement. Mais alors que les réflexions
je présenterai dans ce livre et dans le suivant (l’ensemble de politiques et sociologiques ont eu maintes fois l’occasion de
la démonstration se déploiera en deux volumes). Comme sou- reformuler leurs postulats, la pensée économique est demeurée
vent, un même processus historique comporte deux faces qu’il prisonnière de présupposés remontant à l’époque des Lumières.
faut tenter de comprendre ensemble. Il est généralement admis Comme l’a montré Gunnar Myrdal, dans un livre de 1930 qui n’a
que la constitution d’une sphère autonome de l’action humaine rien perdu de son actualité, la pensée économique classique s’est
à l’époque moderne s’est effectuée contre le christianisme. constituée en acceptant les prémisses d’une théologie naturelle
L’expansion de cette sphère, du xviie au xxe siècle, paraît en effet dont les effets intellectuels sont d’autant plus implacables que les
corrélative d’un recul du contrôle moral sur les pratiques écono- prétentions de la discipline à la scientificité les rendent indiscer-
miques qu’exerçaient la conscience et les autorités religieuses. nables15. Le règne de l’orthodoxie néo-classique ne fait qu’y ajou-
Mais en réalité, comme on s’en aperçoit en creusant sous la sur- ter une rigidité supplémentaire. Arc-boutée sur des axiomes indis-
face des évidences, les interactions que l’on peut identifier entre cutables, la discipline produit des modèles qui ont pour seules
la doctrine morale de l’Église ou des sectes protestantes, leurs vertus de donner une forme algébrique et une force prescriptive à
desservants et les acteurs du monde marchand, relèvent moins des hypothèses anthropologiques et sociales contestables. Si cette
d’un contrôle que d’un modelage et d’une conformation des pratique savante n’était que le passe-temps futile de quelques
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introduction introduction
mathématiciens amateurs, il n’y aurait guère de motifs de s’en et improductives. Comme l’écrit Marcel Gauchet dans la conclu-
alarmer. Mais il s’agit d’un savoir socialement dominant, qui sion de son dernier livre, la société de la connaissance produit
façonne les comportements et les représentations. Cette structu- très peu de réflexion sur elle-même17. Elle pousse à la parcellisa-
ration théologique invisible de l’économie est la raison majeure tion du savoir en micro-disciplines, transformant les chercheurs
de l’incapacité du monde occidental à faire face à la crise envi- en gestionnaires étriqués de fractions infimes d’un problème
ronnementale qu’il a provoquée16. Observées sous cet angle, les dont la totalité leur demeure invisible. Rares sont les chercheurs
impasses de l’axiomatique néo-classique prennent un relief parti- capables d’énoncer clairement, comme le fait par exemple Hélène
culièrement saisissant. C’est donc sur ce flanc que la critique sera Tordjman, que les crises écologique et financière procèdent d’une
la plus efficace. même logique et ne sont que deux faces d’un même processus
Ce premier parcours visait à rendre sensible tout l’éventail des global qui révèle la crise de la civilisation technique occiden-
questions qui seront soulevées dans les chapitres à venir. Au pre- tale 18. Ce livre se situe dans la même perspective. Son propos vise
mier abord, il n’est pas évident que l’histoire intellectuelle du à ouvrir quelques pistes destinées à éclairer l’histoire de longue
Moyen Âge occidental soit indispensable à une compréhension durée qui a conduit à l’impasse actuelle.
critique de la mondialisation actuelle. Je voudrais convaincre mes
lecteurs que tel est pourtant le cas. L’enfermement dans le présent L’occupation du monde
condamne nos contemporains à lire leur situation au filtre des Depuis que les Maoris ont pris pied sur Aotearoa vers la fin
concepts proposés par l’idéologie dans laquelle ils baignent ; au du xiiie siècle, plus aucune région émergée majeure de la sur-
mieux savent-ils la dénoncer au moyen d’une grille d’analyse qui face du globe n’est exempte de présence humaine. Partout, les
accorde tout autant un primat à l’explication économique et se interactions avec la faune et la végétation ont transformé mille
satisfait de réclamer un autre partage des richesses. Ils auraient fois les écosystèmes. La chasse intensive d’inoffensifs oiseaux
au contraire besoin de disposer de points de comparaison propres géants inaptes au vol et à reproduction lente, de la part d’à peine
à leur faire ressentir dans toute son étendue l’étrangeté de cette quelques centaines de Maoris, combinée à l’action du rat poly-
situation. Pour commencer à comprendre l’ampleur des contra- nésien qu’ils avaient transportés malgré eux dans leurs pirogues,
dictions qui pèsent sur le moment présent, il faut brasser large, provoqua en moins de deux siècles l’extinction complète de toutes
oser s’interroger, être curieux, regarder dans toutes les direc- les espèces de moa19. De façon involontaire, la pratique de la
tions. Le comparatisme que propose l’anthropologie constitue culture itinérante sur brûlis, à une échelle modeste, a eu pour effet
la voie la plus habituelle, mais l’histoire longue des civilisations de disséminer des plantes variées à travers la forêt amazonienne,
peut également être employée dans une même fonction critique. en accroissant sensiblement sa biodiversité20. En Eurasie, depuis
La connaissance du passé lointain n’a pas pour tâche unique des millénaires, les grands empires ont remodelé les espaces sur
d’éclairer le chemin parcouru, qu’on le comprenne comme voie lesquels s’étendait leur emprise. Le tracé géométrique des limites
triomphale menant au présent ou déploration d’un monde perdu. de villes, temples et palais constitue l’expression la plus mani-
Sa mission la plus déterminante est d’apprendre à regarder le pré- feste et durable d’un pouvoir séparé qui domine et englobe ses
sent depuis le passé, dans un retour réflexif qui est susceptible de sujets, en matérialisant sa dissociation d’avec l’espace extérieur21.
fournir quelques enseignements irremplaçables. Comme je l’ai La ligne droite est la traduction visible par excellence de l’artificia-
déjà suggéré, ce regard spéculaire peut avoir pour vertu de révé- lité du pouvoir 22. Le cas chinois est particulièrement spectaculaire
ler la persistance de certains héritages dont l’ancienneté passe à cet égard. Bien avant l’unification impériale du début de notre
inaperçue. Il peut également révéler des problèmes oubliés, que ère, les conflits permanents entre les « royaumes combattants »
le vocabulaire contemporain n’est plus en mesure de formuler dis- ont été le premier ressort de l’urbanisation, des grands travaux
tinctement et que nous souffrons de ne pas savoir nommer. Cette de fortifications, de l’intensification des cultures et de la division
proposition de méthode ne revendique aucun privilège en faveur du travail, afin de nourrir et d’équiper les armées. Tout au long
des médiévistes. Elle vaudrait aussi bien pour d’autres directions de l’histoire impériale, des travaux hydrauliques colossaux ont été
d’enquête que la rationalité néo-libérale juge également vaines menés pour contrôler l’écoulement des fleuves, drainer les vallées,
12 13
introduction introduction
irriguer les rizières, ériger des digues face à la mer. Le recul des lorsqu’elle est maintenue dans des liens de dépendance étroite,
éléphants n’est que le signe le plus frappant d’un long proces- une marge d’autonomie. L’Europe occidentale au début du second
sus de déforestation et de surexploitation des ressources dont les millénaire se caractérise par des formes nouvelles d’installa-
conséquences se faisaient déjà sentir de façon dramatique à la fin tion dans l’espace, incitant à l’exploitation intensive de la terre,
du xviiie siècle23. En dépit d’une sagesse religieuse, bouddhiste dont un élément central tient à un enracinement local dans des
ou taoïste, invitant à la passivité, l’exercice du pouvoir impérial, paroisses, autour d’une église où l’on enterre les morts28.
poursuivant des objectifs militaires à court terme, a été le princi- Le titre de ce livre est volontairement polysémique. Il propose
pal moteur d’une entreprise continue de domestication des forces de faire jouer ensemble toute la gamme de résonances que pos-
naturelles qui n’a eu pas moins d’effets sur l’environnement que sède le mot d’occupation. Ce terme désigne, en premier lieu, l’occu-
le volontarisme judéo-chrétien24. pation militaire d’un territoire, organisé abstraitement par un
L’Europe occidentale présente le profil très différent d’un pouvoir étatique. On retrouve ici cette première strate impériale
monde qui s’est reconstruit sur les vestiges d’une première organi- de confrontation avec la nature, qui a pris des formes très diverses
sation impériale de l’espace. Le délitement de l’ordre romain dans selon les régions et les continents, mais dont les traits essentiels
les régions occidentales durant la crise du ve siècle, du sac de se retrouvent partout. Ces connotations militaires sont présentes
Rome (410) à la déposition du dernier empereur d’Occident (476), à l’arrière-plan de la catégorie d’occupatio qui désigne, en droit
n’a pas entraîné l’effacement du legs romain, et à travers lui, celui romain, le titre légitime accordé au premier occupant d’une terre.
de la transmission d’échos de philosophie grecque. La romanité La notion dérive d’une pratique remontant aux premières phases
classique et impériale a continuellement nourri l’imaginaire et les de l’expansion de Rome. En vertu de son imperium, le général vain-
pratiques médiévales, qu’il s’agisse de la symbolique du pouvoir queur distribuait les terres conquises à ses légionnaires, en leur
politique, du stock des références juridiques ou de la mémoire lit- donnant le droit de s’y installer 29. Délimitées et bornées au moyen
téraire. Il y a toutefois lieu de parler d’une discontinuité radicale d’éléments naturels ou d’artefacts, les « terres occupées » (agri
qui ne se résume pas au seul effondrement démographique causé occupatorii) marquent l’extension du monde pacifié30. Détail signi-
par la peste du vie siècle et à ses conséquences prolongées 25. ficatif, le même titre de possession est accordé à celui qui capture
En devenant religion officielle de l’empire sous Théodose (380), une bête sauvage, y compris sur le terrain d’autrui31. Ce droit de la
le christianisme s’est coulé dans un dispositif politique qui lui prise de terre, inscrit dans les codes juridiques, a tenu une place
préexistait, avec lequel il possédait des motifs de convergence, déterminante à l’époque moderne dans la définition du principe
ne serait-ce que par sa propension à l’universalité, et auquel il a de souveraineté territoriale et dans l’appropriation des terres du
donné une coloration spécifique26. Cependant, faute d’être placée nouveau monde32. On peut alors entendre le titre du livre au sens
au poste de commandement, la nouvelle religion n’a pas contri- plus spécifique d’une capture du monde dans des catégories juri-
bué à façonner le fonctionnement social et psychique de la com- diques qui ont ensuite servi d’instrument à sa prise de contrôle
munauté des fidèles aussi radicalement qu’elle a pu le faire dans par l’économie.
le monde latin. En revanche, après la dislocation des structures Le mot d’occupatio était également employé par les classiques
impériales en Occident, la recomposition des nouveaux pouvoirs en un sens figuré, pour exprimer l’état mental de celui qui n’est
a donné naissance à des formes originales de gouvernement chré- pas libre de ses pensées mais se trouve au contraire envahi, occupé
tien, à commencer par les royautés sacrées wisigothiques ou caro- par des soucis ou d’autres tâches. Cet état n’était guère valorisé
lingiennes, qui ont ensuite été relayées par différentes émanations par l’aristocratie romaine qui élevait au premier rang la pratique
de l’institution ecclésiale. Les réseaux monastiques y ont tenu une de l’otium, temps de loisir dévolu au délassement, à l’étude et à
part essentielle avant l’affirmation de la papauté comme pouvoir l’amitié. Comme l’écrit Sénèque, « tout le monde convient qu’un
central dans la seconde moitié du xie siècle, puis la prise en main homme trop occupé ne peut rien faire de bien » 33. En revanche, ce
territoriale des évêques sur leurs diocèses27. Il faut encore ajouter même mot prend une valeur positive dans le vocabulaire de la dis-
à ce tableau la disparition des grands domaines esclavagistes au cipline de vie chrétienne. Pour avoir l’esprit constamment tourné
profit d’une paysannerie libre ou qui conserve du moins, même vers Dieu, le moine doit être en permanence occupé, dans la prière,
14 15
introduction introduction
la liturgie ou le travail manuel. C’est un point crucial sur lequel alors les limites qu’atteint la construction d’un monde artificiel,
on reviendra longuement. Fondamentalement, le sujet chrétien, qui bute nécessairement sur l’extériorité du monde naturel. Pour
dont le moine a fourni le prototype, est un être qui doit s’occuper reprendre une formule de Pierre Montebello, la grande difficulté
et qui trouve dans le travail une activité susceptible de combler que nous avons à affronter aujourd’hui consiste à « recomposer un
cette attente. Ce besoin d’occupation est la manifestation la plus monde sans exclusive humaine et sans exclusion de l’homme » 35.
flagrante des origines chrétiennes de la morale économique dont Le programme de travail qui nous attend est d’une telle
je parlais plus haut, qui impose d’avoir toujours quelque chose à ampleur qu’il n’est évidemment pas question de l’épuiser dans
faire, que ce soit dans la sphère du travail ou dans celles des loi- les limites de cet essai. Je serais déjà satisfait d’avoir réussi à for-
sirs. On peut l’entendre quotidiennement dans le vocabulaire des muler clairement certaines interrogations et à tracer quelques
affaires. Le business ne veut pas dire autre chose que le fait d’être perspectives qui mettent en relation des domaines de recherche
occupé (busy), tandis que le chômage, tare sociale par excellence, habituellement dissociés. L’histoire globale et comparatiste, qui
se dit en italien disoccupazione. Une ligne directe mène des pre- s’impose à juste titre ces dernières décennies comme pierre de
miers moines du désert égyptien au ive siècle, occupés à tresser touche de tout questionnement historique, invite à ouvrir large-
jour et nuit des nattes de roseaux, jusqu’à l’addiction au travail ment le regard. Si l’on prend au sérieux les exigences dont elle est
des cadres contemporains, incapables de se déconnecter de leurs porteuse, il est inévitable d’en conclure qu’un même élargisse-
réseaux, ou au besoin frénétique d’activités qu’il faut proposer aux ment doit s’effectuer du point de vue temporel et problématique.
touristes et aux enfants pour occuper leurs loisirs. Le comparatisme entre la Chine et l’Europe ne peut se restreindre
La combinaison de ces différentes dimensions (militaire, juri- à la seule question du développement économique au cours des
dique et mentale) suggère déjà que le mouvement historique qui deux derniers siècles et demi. C’est dans la très longue durée
a constitué le « peuple de la marchandise » ne se résume pas à une que l’histoire de l’Empire du Milieu (Zhōngguó, 中国) 36 doit être
causalité unique. En franchissant une marche supplémentaire confrontée à celle, morcelée, de la péninsule occidentale du conti-
vers l’abstraction, il est enfin possible d’entendre l’occupation du nent eurasiatique. Et ce n’est évidemment pas en se concentrant
monde en un sens métaphysique. La formule peut alors désigner sur les seuls facteurs économiques que l’on pourra comprendre le
la façon dont l’humanité, en déployant ses instruments de cap- processus par lequel l’économie s’est imposée comme préoccupa-
ture juridiques, politiques et techniques, en est venue à prendre tion et expression dominante des Occidentaux.
possession de la planète entière pour en faire son monde propre. Je revendique, pour qualifier la démarche menée ici, l’appella-
La notion de « monde », employée dans le titre, n’est donc pas un tion d’histoire intellectuelle en comprenant cette formule en un
vague complément de nom, énonçant la généralité du phénomène sens inhabituellement étendu. Elle se situe aux antipodes d’une
observé. Il s’agit au contraire du véritable sujet de ce livre. Dans histoire des idées qui se contenterait d’enfiler les écrits d’une
son sens le plus général, le concept désigne la cohésion du réel ribambelle d’auteurs canoniques comme des perles sur un col-
perçue par un sujet qui en fait lui-même partie, selon les prismes lier 37. L’usage qui en est fait s’apparente plutôt à ce que Jean-
que lui impose sa culture34. Le monde est ce dont on ne sort pas, Claude Perrot présentait comme « une histoire concrète de l’abs-
même lorsqu’on voudrait s’en tenir à l’écart. Or c’est un concept traction » 38. Dans une approche de ce type, la réflexion savante
que le partage entre sciences naturelles et sciences humaines rend prise comme objet d’étude est inséparable des circonstances
difficile à penser dans toute son extension. Ce partage induit une sociales dans lesquelles elle s’exerce. Leur analyse conjointe a
disjonction entre le monde naturel, tel que l’observent la biologie pour objectif d’éclairer, au-delà de tel dossier ponctuel, la façon
ou la physique, et le monde que forment entre eux les humains et dont les sociétés humaines se comprennent. Autrement dit,
leurs machines, avec la matière qu’ils transforment. Cette disjonc- l’étude des élaborations conceptuelles n’est pas menée pour elle-
tion est au cœur du problème de ce que l’on décrit très superficiel- même, au sein de l’histoire d’un problème circonscrit, mais dans
lement comme la crise environnementale, dont la signification le but de mettre en évidence l’horizon du concevable dans une
complète se révèle plus clairement lorsque l’on tente d’en saisir situation historique donnée et ses transformations successives.
toutes les implications philosophiques. L’occupation désigne On comprend l’intérêt que présente, dans cette optique, l’examen
16 17
introduction introduction
des percées intellectuelles qui modifient les conditions générales monde contemporain. Mais à force d’observer, sous différentes
de la connaissance. Cependant, il n’y a aucun motif de réserver coutures, l’ensemble du parcours de l’Occident au second mil-
une telle approche aux seuls domaines qui ont été rétrospective- lénaire, des éléments de continuité me sont également apparus.
ment qualifiés comme sciences. D’autres manifestations cultu- La culture chrétienne du travail ne s’est pas évanouie avec l’entrée
relles peuvent être tout aussi signifiantes, qu’elles concernent dans la modernité. Il en demeure un reste dans nos façons d’agir,
les mythologies, les rites, l’iconographie ou les inventions lexi- que nous percevons mal, que nous aurions intérêt à percevoir plus
cales. Cette histoire intellectuelle élargie s’intéresse ainsi à toutes clairement. Le dévoilement de ce reste, que seule permet une his-
les formes d’expression qui témoignent du sens que les groupes toire longue, fait partie d’un effort plus vaste visant à mettre en évi-
humains accordent à leurs actions et des « significations sociales dence les présupposés normatifs du discours économique actuel.
imaginaires » qui orientent leurs pratiques 39. Cet effort constitue l’une des tâches intellectuelles les plus pres-
Le projet initial de ce livre visait à illustrer les différentes santes qui soient. Les sociétés démocratiques ont besoin d’être
facettes de l’occupation chrétienne du monde à partir de l’étude éclairées par un savoir économique modeste, produit par une dis-
de quelques points majeurs de la pensée économique médié- cipline consciente de sa nature historique et sociale, pluraliste et
vale, comprise de façon extensive, en remontant vers l’amont faillible. Pour leur malheur, elles se trouvent soumises depuis une
jusqu’aux origines du christianisme et en la menant vers l’aval au quarantaine d’années à une pseudo-science qui impose des solu-
seuil de la Révolution industrielle. Une grande partie des thèmes tions dogmatiques, paralyse la réflexion et contribue à saper leur
abordés concerne l’imaginaire chrétien du travail. Les initiés y capacité d’autodétermination. L’impasse dans laquelle le monde
reconnaîtront le sujet de la thèse que Jacques Le Goff n’a jamais se trouve face à la crise climatique et énergétique tient largement
menée à son terme, en donnant à la place une poignée d’articles à cet aveuglement.
majeurs40. De la même façon, plutôt qu’une synthèse, je ne pro- Quelques réflexions préliminaires destinées à attirer l’atten-
poserai qu’une série d’études sur quelques points stratégiques tion sur les enjeux politiques de dossiers apparemment anodins
qui permettront de tracer des lignes de longue durée dans une ont peu à peu pris une ampleur démesurée. Ce travail d’explicita-
matière abondante. Dans le prolongement des recherches de tion a produit, pour ainsi dire, une éruption volcanique incontrô-
Jacques Le Goff, je voudrais donner une idée plus riche et com- lée. Sans avoir bien mesuré les risques auxquels je m’exposais, je
plexe de cet imaginaire qui ne se résume pas à la pénibilité d’un me suis senti tenu d’ouvrir ce livre par une réflexion générale sur
labeur subi comme punition de la chute, et encore moins à la la tâche des sciences sociales. Pour l’alimenter, j’ai été conduit à
fausse étymologie qui fait dériver le mot « travail » d’un instrument mobiliser de proche en proche tous les rayonnages de ma biblio-
de torture chimérique (on y reviendra : le fameux tripalium n’a thèque, à mettre à jour mes connaissances dans des domaines
jamais existé) 41. Au-delà de cet épais dossier, je me propose égale- très variés, à m’intéresser de plus près à des sujets que je ne fré-
ment de retracer l’émergence, au Moyen Âge central, de quelques quentais qu’en amateur. La profusion d’ouvrages qui fleurissent
catégories majeures de la pensée économique qui continuent à ces derniers temps sur les tables des librairies, souvent publiés
être employées aujourd’hui, dans l’ignorance de leur provenance par de jeunes auteurs français dans des maisons d’édition indé-
initiale. pendantes, sur tous les sujets que j’évoque, est le signe qu’un
La mise en chantier de ce programme a donné lieu à des effets mouvement se lève. Cette profusion m’a imposé une exigence à
inattendus auxquels j’aurais dû être mieux préparé. Je mène la fois éthique et intellectuelle. Il fallait tout lire, sans restriction,
depuis des années des recherches sur ces questions, avec toute pour saisir les points d’accroche ou les nœuds problématiques
l’objectivité requise par les règles de la connaissance historique. communs, afin de mettre en lumière la convergence de réflexions
Mon intérêt pour ces textes anciens est toutefois orienté, depuis venues d’horizons très différents, qu’ils soient universitaires ou
l’origine, par des enjeux politiques actuels. Je me suis tourné vers militants. Ces travaux qui bousculent les partages disciplinaires
le Moyen Âge sous l’effet d’un traumatisme, causé par le déferle- laissent entrevoir la possibilité qu’émerge une intelligence col-
ment de l’idéologie néo-libérale au cours des années 1980. J’y cher- lective de la situation contemporaine. (Lectrice, lecteur, n’achète
chais initialement des ressources pour nourrir une critique du pas ce livre ou ses semblables sur Amazon ou dans un centre
18 19
introduction introduction
commercial, ce serait une contradiction dans les termes ! Les jeunesse du grand économiste suédois Gunnar Myrdal a joué un
librairies indépendantes que la France a su préserver sont les plus rôle déterminant dans la conception de ce projet 44. Alors que ce
précieux espaces de liberté où se rencontre aujourd’hui la pensée travail était déjà bien avancé, une inspiration subite m’a conduit
vivante.) Un problème en amenant un autre, certains paragraphes à lire les textes les plus tardifs d’Ivan Illich 45. J’ai été troublé d’y
introductifs se sont retrouvés projetés soixante pages plus loin. trouver des propos très proches de ceux que je tentais de formu-
La seule solution viable consistait alors à diviser le livre prévu ler. Je savais que le célèbre critique de la société industrielle des
en deux volumes distincts. Ce premier ouvrage ne contient donc années 1970 s’était ensuite tourné vers le Moyen Âge. Son essai
que la seule introduction problématique à l’ensemble du pro- magistral sur la formation d’une culture livresque au xiie siècle
pos. Il sera suivi, l’an prochain, d’un second volume plus impo- avait constitué un encouragement, au seuil des années 1990, à
sant comportant une douzaine d’études historiques qui auront prendre la scolastique comme terrain d’investigation 46. Mais je
pour fonction d’étayer concrètement les réflexions présentées n’avais pas bien compris (ou plutôt avais-je oublié) que ce retour
ici. Après coup, je ne peux fournir qu’une seule excuse à ce déra- était destiné à alimenter une critique du monde présent, dans le
page flagrant. J’ai entamé la rédaction de ce livre au retour d’un miroir du passé, soit le geste que je me risque à entreprendre ici.
séjour en Nouvelle-Zélande, terre volcanique surgie d’une faille La tradition juive invite à laisser une place libre à table, le soir de
sismique au milieu de l’Océan sur laquelle se sont développées Pessah, pour être prêt à accueillir le prophète Élie au cas où il se
une végétation et une faune singulières, qui a également donné présenterait à l’impromptu. Ivan Illich sera cet invité de dernière
lieu à une situation coloniale originale d’où est issue une intéres- minute que je suis infiniment honoré d’accueillir ici.
sante société démocratique biculturelle. Outre le dépaysement qui
invitait à réfléchir autrement à l’histoire de l’Occident depuis les Plan du livre
antipodes, l’énergie tellurique ressentie sur place est assurément Ce livre procède à la façon d’une éruption volcanique de type
responsable de la multiplication de métaphores géologiques qui hawaïen. Il cherche à déployer lentement une idée toute simple :
surgiront dans les pages qui viennent. l’aliénation économique, qui entrave l’appréhension de la catas-
Pour tenter de dresser un tableau d’ensemble de ce qu’on trophe dans laquelle les sociétés industrielles entraînent la pla-
peut appeler le « problème économique », c’est-à-dire le problème nète entière, doit se comprendre dans une perspective de longue
culturel, social et métaphysique que pose la place prise par l’éco- durée, comme l’ultime transformation d’une histoire chrétienne
nomie dans le monde contemporain – ce que Dany-Robert Dufour dont l’Occident n’est toujours pas réellement sorti. Chacun des
désigne avec moins de ménagement comme « le délire occiden- attendus de cette proposition a réclamé d’être exposé pour son
tal » 42 –, j’ai sollicité un grand nombre d’auteurs. Les noms les propre compte, sans qu’il soit possible de les hiérarchiser selon
plus importants sont déjà apparus dans les pages qui précèdent. un ordre des raisons préétabli. Les chapitres s’enchaînent comme
On aura compris que j’appartiens à un courant d’historiens fran- autant de coulées de lave, surgies d’un foyer unique pour se déver-
çais qui n’a pas renoncé à l’ambition d’une compréhension totale ser dans des directions multiples, poursuivant leur mouvement
du devenir historique des sociétés. Tout en multipliant les voies descensionnel dans les seules limites des capacités physiques et
d’approches, le niveau le plus pertinent pour saisir cette totalité mentales de l’auteur à en fournir une exposition complète. Pour
me semble résider dans ce que Cornelius Castoriadis, et Marcel donner une idée moins vague du contenu qui attend les lecteurs,
Gauchet après lui avec certaines nuances, désignent comme l’ins- disons que la première partie (ch. 2-4) présente la question sous
titution imaginaire des sociétés. Sans aucune prétention à avancer l’angle d’une exploration rapide de la mondialisation néo-libérale,
des propositions théoriques propres, je n’ai pas voulu faire autre tandis que la seconde (ch. 5-7) tend plutôt à l’insérer au sein d’un
chose que de fournir une trousse de secours et quelques indica- abrégé d’histoire médiévale. Le premier chapitre donne le ton, en
tions de lectures pour des temps difficiles43. Avec un éclectisme invitant à prendre un recul d’un bon millénaire pour apprécier
assumé, en fonction des questions qui se présentaient, j’ai eu le surgissement de la crise climatique actuelle. Le diagnostic n’a
recours à différentes disciplines. Même s’il ne viendra au premier rien de très original. Formulé par un médiéviste californien il y a
plan que dans le dernier chapitre, il sied d’indiquer qu’un écrit de tout juste un demi-siècle, il a été banalisé, puis oublié, sans que
20 21
introduction introduction
les conclusions en soient tirées. Ce retour aux années 1960 se pro- choisi dans l’exposition des sujets abordés peut varier selon les
longe dans le chapitre suivant, par un rappel de l’émergence des chapitres, mes prétentions se bornent en général à donner des
préoccupations environnementales dans cette période, puis de pistes, suggérer des connexions, soulever des questions, mais
leur occultation à mesure que s’affirmait la prédominance idéolo- très rarement à proposer de véritables démonstrations. L’une des
gique de l’économie de marché (ch. 2). Dans le prolongement de méthodes employées vise à montrer, sur différents exemples, que
cette enquête, une analyse de la situation contemporaine aide à les pensées les plus fortes sont toujours ancrées dans des histoires
préciser le diagnostic d’un dépérissement par asphyxie de la civili- singulières et des situations historiques déterminées, et qu’il est
sation néo-libérale (ch. 3). Produisant un recul d’un autre type, les utile d’en tenir compte pour mieux en apprécier la portée. Comme
acquis récents de l’anthropologie environnementale fournissent je serai amené à évoquer les orientations religieuses et politiques
les outils d’une remise en question de ce rapport au monde (ch. 4). de différents auteurs, il est sans doute légitime que je commence
Le cinquième chapitre revient à des questionnements historiques, par expliciter les miennes. Parvenu à ce stade, on aura compris
en proposant de spécifier les traits distinctifs de l’Occident dans que mon but est de formuler un point de vue critique sur la situa-
la longue durée du second millénaire de l’ère chrétienne (ch. 5). tion contemporaine qui tire toutes les conséquences de la crise
Un examen global du christianisme, à l’échelle cette fois de deux environnementale. À l’exception de quelques engagements syndi-
millénaires, permet de mieux cerner ce qui distingue sa version caux, je n’ai jamais réussi à adhérer à quelque parti ou Église que
occidentale de toutes les autres (ch. 6). On sera enfin en mesure ce soit. Mon goût du pluralisme est si prononcé qu’il me conduit
d’examiner l’émergence d’une réflexion économique au sein de à sympathiser avec quantité de démarches spirituelles, politiques
la théologie morale du xiiie siècle occidental (ch. 7). Source des ou théoriques, sans pouvoir accorder de préférence exclusive à
concepts modernes, cette formalisation scolastique fournira une seule. À ce titre, je ne désespère pas totalement que le pro-
également une pierre de touche pour apprécier l’affadissement jet démocratique puisse un jour parvenir à des résultats plus pro-
contemporain des modèles anthropologique et politique que bants que ceux que l’histoire récente nous permet de constater.
suppose la doctrine économique. Le dernier chapitre, dans une
rapide synthèse des critiques adressées à la pensée économique Le chemin n’existe que par la marche qui le parcourt. Sa trace ne
moderne, montrera ce que la scolastique peut apporter au renou- se maintient à travers le temps qu’à condition d’être foulée par des
vellement de l’épistémologie économique (ch. 8). Tout au long pas répétés. Il arrive ainsi qu’un sentier oublié disparaisse, enfoui
du livre, l’examen critique se doublera du souci de proposer des sous les fougères et les ronces, barré par des troncs d’arbres morts,
pistes alternatives. La perspective d’une histoire des religions les murets de schiste effondrés sous l’action conjuguée de la pluie
de longue durée débouche logiquement sur une proposition qui et des sangliers. Pourtant, si l’on suit patiemment ce que l’on
sera défendue au fil du volume et dans la conclusion. La révolte pense avoir été sa trace ancienne, sans découragement malgré la
contre le matérialisme qu’appelle l’impasse de la situation pré- peine et les obstacles, on pourra le voir soudain reparaître au flanc
sente ne peut logiquement se concevoir que comme une insurrec- de la montagne, libre et dégagé de toute embûche, découvrant au
tion spirituelle. Il ne s’agira évidemment pas de prôner un retour regard la topographie de la vallée sous un angle inattendu. Il se
à des formes religieuses anciennes. L’entrée dans la modernité peut même que ce soit lui qui mène le plus directement au but.
est aussi indiscutable qu’irrémédiable. Il est cependant possible Le parcours que je propose au lecteur a le charme âpre et revi-
d’embrasser une vision plus large et plus complète de la condition gorant d’une marche sur un chemin non balisé. En cherchant à
humaine qui ne se satisfait pas de l’enfermement sur elles-mêmes reconstruire l’architecture conceptuelle d’une pensée chrétienne
de monades désirantes et consommatrices. de l’économie, au terme d’une longue marche d’approche, on
Deux remarques pour conclure cette entrée en matière. Ce livre verra surgir sous un nouveau jour une grande part des présuppo-
est un essai qui ne s’adresse aux spécialistes d’aucun domaine sés de la pensée moderne. Il y aura sans doute quelques passages
en particulier, puisque la fonction qu’il revendique est essentiel- plus abrupts à franchir, mais au terme de la route, nous obtien-
lement d’offrir un cheminement entre ces domaines et d’inviter drons un point de vue incomparable pour repenser un ensemble
à abattre des cloisonnements inutiles. Si le degré de précision de sujets que l’on croyait bien connus.
22 23
Chapitre i
les conséquences historiques
de l’anthropocène
Quel monde laisserons-nous au rossignol ?
Éric Chevillard, 17 novembre 2017
La lumière que les historiens projettent sur le passé s’alimente
toujours au foyer de préoccupations contemporaines. Les don-
nées s’organisent en fonction des questions qu’on leur pose.
Il peut arriver que des interrogations nouvelles, nées de situa-
tions inédites, provoquent un remaniement des découpages
habituellement reçus. (Pour mémoire, souvenons-nous qu’il n’y
avait pas d’Ancien Régime avant la Révolution française.) De nom-
breux signaux convergents suggèrent que nous vivons des temps
d’une intense nouveauté qui nous éloignent d’un monde dont les
repères étaient familiers. À cette impression, les sciences de la
Terre apportent une confirmation qui a valeur d’avertissement.
Les modifications de l’équilibre planétaire imputables à l’indus-
trialisation mondiale sont si profondes qu’elles pourraient justi-
fier d’entériner un changement d’ère géologique 1. La proposition
est vertigineuse et mérite d’être observée pour elle-même. Mais ce
sont surtout les conséquences de ce nouveau découpage de l’his-
toire de la Terre pour la compréhension de l’histoire humaine qui
nous retiendront ici 2. La plupart des travaux qui s’interrogent sur
la production sociale de ce bouleversement climatique retiennent
des chronologies très brèves, liées aux différentes phases de la
révolution industrielle. Dans l’état actuel de la discussion savante,
le facteur religieux semble avoir généralement été mis de côté 3.
Afin de lui redonner une certaine consistance, il est nécessaire
d’adopter une perspective de plus longue durée. Ce chapitre
25
chapitre i les conséquences historiques de l’anthropocène
défend une proposition simple. Pour prendre toute la mesure pour des durées qui défient l’imagination. La combustion rapide,
des origines de notre crise écologique, l’unité chronologique per- en à peine deux siècles, de réserves fossiles accumulées pendant
tinente devrait englober la totalité du second millénaire de l’ère des centaines de millions d’années fera sentir ses conséquences
chrétienne. pendant des centaines de millénaires. Pour l’exprimer à l’échelle
de l’espèce humaine, apparue il y a environ 300 000 ans 9, il fau-
Tableau de l’Anthropocène dra moins d’une dizaine de générations pour que soit dilapidé
En l’an 2000, le microbiologiste Eugene F. Stoermer et le chimiste l’essentiel des gisements accessibles de minerais et de métaux de
de l’atmosphère Paul Crutzen ont proposé le nom d’Anthro- la planète, extraits à des coûts énergétiques toujours plus impor-
pocène pour qualifier une nouvelle période caractérisée par l’inci- tants, en ne laissant en partage aux générations à venir qu’une
dence prépondérante de l’activité humaine sur l’environnement inexorable montée des eaux et des températures et l’extension
global4. Les différentes variables qui en témoignent (élévation des des déserts 10. L’accroissement de la pression exercée par la popu-
concentrations de dioxyde de carbone et de méthane dans l’at- lation humaine sur la biosphère laisse penser que le point de
mosphère, acidification des océans, etc.) évoluent sous la forme bascule vers un nouvel état aux caractères imprévisibles pourrait
de courbes exponentielles dont l’élévation initiale est générale- être atteint dans un délai très bref, de l’ordre de quelques décen-
ment associée à la Révolution industrielle, avec une inflexion qu’il nies 11. En dépit de mises en garde répétées depuis un demi-
est convenu de qualifier de Grande Accélération après 1950 5. Dans siècle, le changement dans le mode de vie des sociétés indus-
quelques millions d’années, un observateur hypothétique pourra trialisées a été infime et celui-ci a au contraire eu tendance à
reconnaître la signature de l’espèce humaine dans la formation s’étendre à des nouveaux territoires. L’inertie est telle que même
de l’écorce terrestre à un pic de carbone assorti de divers pol- une inflexion rapide des comportements n’aurait qu’un effet dis-
luants chimiques, aussi bien qu’à la trace laissée par des espèces tant et limité sur les processus engagés. La catastrophe annoncée
domestiquées sur toute la surface la Terre, à commencer par les est déjà enclenchée. Elle se manifeste par des signaux de plus en
os de poulets 6. La technosphère, définie comme l’ensemble des plus nets. La sixième extinction de masse des espèces animales
productions matérielles d’origine humaine, laissera des résidus s’accélère dramatiquement, la fonte des glaces du Groenland et
fossiles plus variés que ceux qui sont issus de la diversité biolo- de l’Arctique est entrée dans un processus irréversible, les oura-
gique de l’histoire entière du globe 7. Les émissions de dioxyde gans s’élèvent dans les océans. Un penseur de l’écologie tel que le
de carbone des sociétés industrielles sont si massives et se résor- philosophe Dominique Bourg, qui pensait encore jusqu’à ces der-
beront si lentement qu’elles altèrent le climat pour une durée de nières années que les sociétés démocratiques seraient capables
plus de 100 000 ans. De ce fait, le rythme profond de la planète de redresser leur trajectoire, a désormais basculé du côté des
est perturbé. La prochaine glaciation attendue n’aura pas lieu8. catastrophistes 12.
L’Holocène, dernière période de l’histoire géologique qui a débuté La collision des temporalités est encore plus vertigineuse si on
lors du dernier dégel et a favorisé la sédentarisation des groupes la rapporte à l’horizon de l’action humaine. Il n’est pas surprenant
humains, il y a près de 12 000 ans, ne sera donc pas comme prévu de constater que l’argent privé ait tendance à suivre la pente du
une période interglaciaire. À l’été 2016, un groupe de travail a pro- plus grand profit à court terme, si aucun barrage ne l’en empêche.
posé à la commission internationale de stratigraphie d’entériner Mais les politiques publiques ne sont pas armées pour faire
la reconnaissance de la nouvelle période qui lui succède. La ques- mieux. Elles se fient aux calculs des économistes qui ne savent
tion qui reste à trancher est maintenant d’identifier les marqueurs traiter la question qu’en modélisant des analyses coûts-bénéfices
géologiques qui permettront d’en reconnaître le point de départ. pour évaluer l’opportunité d’investissements dans la réduction
Mais cette décision ne refermera pas la question d’une redéfini- des usages d’énergies fossiles, au regard des dommages futurs qui
tion des périodes historiques pertinentes qui en découle logique- seraient ainsi évités. Or, comme le montre Antonin Pottier, cette
ment, et qui ne concerne plus les géologues mais les historiens. façon d’aborder la question entrave par principe toute percep-
La multiplication de ces alertes scientifiques l’énonce de diffé- tion d’un risque systémique. Les dommages sont évalués secteur
rentes façons : l’activité humaine modifie l’équilibre de la planète par secteur, comme des effets ponctuels et limités qui peuvent
26 27
chapitre i les conséquences historiques de l’anthropocène
être compensés par des réorientations de la consommation et progressive face à leur situation quotidienne, pour entrer pas à
des investissements vers des activités moins exposées. Comme pas dans une réflexion critique. En employant cette figure rhé-
la modélisation repose sur des hypothèses de croissance stable, torique, je pensais à d’hypothétiques habitants d’une ville euro-
extrapolées à partir des tendances passées, ce calcul revient à péenne, sans avoir la moindre certitude quant à la pertinence que
traiter le réchauffement comme une péripétie négligeable. Même cette expérience de pensée pourrait avoir dans d’autres parties
en adoptant les pires hypothèses que les climatologues n’osent du monde. Mais au moment de traduire la catégorie géologique
même pas envisager (une augmentation de la température de 6°, d’Anthropocène en un concept historique, cette rhétorique n’est
voire de 8°, à l’horizon 2100, qui rendrait tout simplement l’essen- plus tenable. Employer la première personne reviendrait à endos-
tiel de la planète inhabitable), les modèles ne parviennent à en ser la fiction d’un sujet indifférencié qui aurait été l’acteur col-
déduire qu’un pourcentage modeste de ralentissement de la crois- lectif du réchauffement de la planète17. Si l’on veut réfléchir aux
sance mondiale qui ne justifie pas de consacrer des efforts impor- implications de ce qui se présente comme « l’ère de l’humain »,
tants à la réduction des émissions de co213. il est impossible de parler au nom de l’humanité dans son
Cette incapacité à tenir compte d’un risque d’effondrement ensemble, pour deux séries de raisons complémentaires. Un pre-
massif est fondamentalement liée à la certitude, partagée par mier type d’argument, qui peut être qualifié de métaphysique,
l’essentiel de la profession, que le progrès technique permettra tient à une ambivalence logée au cœur de la notion d’Anthropo-
constamment de repousser les limites matérielles de la croissance cène. Le mot suggère de lui-même l’hypothèse d’un sujet collec-
économique14. Elle tient également à un élément technique dont tif, capable d’agir sur la texture naturelle du monde jusqu’à en
la portée conceptuelle mérite d’être explicitée. Tout calcul impli- détraquer le climat. Cette hypothèse n’introduit aucune rupture
quant des valeurs futures fait appel à un taux d’actualisation qui avec la mythologie technicienne de l’Occident, puisqu’elle per-
les traduit en valeurs présentes. Les modèles économiques rai- met d’envisager que le même sujet soit capable de réparer, par une
sonnent en fonction de l’« utilité » des acteurs, qui sont supposés technique supérieure, les dégâts qu’il aurait causés par inadver-
préférer tendanciellement un bénéfice actuel à sa réalisation dif- tance. Certains scientifiques, à commencer par Paul Crutzen, et
férée. Dans ces modèles, l’actualisation s’effectue donc en expri- des groupes d’intérêt puissants envisagent sérieusement la possi-
mant un « taux de préférence pure pour le présent ». Pour accor- bilité de rétablir de force les équilibres perturbés au moyen d’in-
der un poids égal aux générations présentes et futures, ce taux terventions de géo-ingénierie, par des expériences dont les consé-
devrait s’établir à zéro afin de neutraliser la prédilection pour la quences systémiques sont littéralement incalculables 18. La guerre
consommation actuelle ; or cela n’est pas même la solution la plus contre la nature serait ainsi reconduite à un niveau supérieur, en
habituellement choisie 15. L’aveuglement du raisonnement écono- recyclant des technologies et des moyens militaires que l’équilibre
mique tient à sa façon de procéder, à partir des décisions ration- actuel de la terreur laisse inemployés. L’examen critique de cette
nelles attribuées à des agents que l’on suppose incapables de mythologie appelle au contraire à renoncer à cette illusion d’une
sacrifier une part de leur jouissance égoïste à la survie de l’espèce. maîtrise humaine des éléments naturels.
Les croyances fondamentales imputées aux agents empêchent de La seconde série d’arguments tient plus simplement au constat
retenir un taux d’actualisation négatif qui serait nécessaire, au des inégalités réelles face à la crise environnementale, que ce soit
sein de ce cadre analytique, pour manifester une « préférence pour entre pays riches et pauvres, ou au sein de chaque monde social.
le futur » à la mesure de la gravité de la crise climatique. Elles ne L’histoire politique et sociale du réchauffement planétaire est fon-
laissent aucune place pour penser la tragédie éthique du prélève- damentalement une histoire de luttes et de guerres, ouvertes ou
ment irréversible que la consommation actuelle effectue sur les insidieuses19. Il n’a jamais existé de système social aussi inégali-
conditions de vie des générations futures16. taire que celui qui résulte de la mondialisation actuelle, menée
J’ai fait usage, dans les premières pages de ce livre, de la pre- par un capitalisme financier qui exige des taux de profits exor-
mière personne du pluriel. Ce « nous » n’avait rien d’universel. bitants en réduisant sans cesse le coût du travail 20. Les paysans
Il cherchait seulement à créer un espace narratif dans lequel soudanais et somaliens, en proie à la famine et à la guerre civile,
j’invitais des lecteurs à faire l’expérience d’une distanciation ou les amérindiens Gwich’in d’Alaska qui voient leur territoire se
28 29
chapitre i les conséquences historiques de l’anthropocène
défaire sous leurs yeux en sont les premières victimes, sans avoir américaine. Il s’intéresse ainsi activement, pour son propre
pris aucune part au gaspillage consumériste 21. Le décollage des compte, au développement d’énergies renouvelables 24. Quelles
émissions de carbone coïncide avec l’utilisation de la machine à que soient les âneries que racontent les politiciens et les journa-
vapeur dans des manufactures du Lancashire à partir des années listes conservateurs, la doctrine militaire est fixée. Son premier
1830. Le phénomène n’a pendant longtemps concerné que la seule objectif est de maintenir en l’état le « mode de vie américain », avec
Angleterre. Si l’on voulait s’en tenir à l’identification des causes ce que cela implique de maintien d’un accès privilégié à des pro-
apparentes, il y aurait des raisons de préférer l’appellation de duits et des matières stratégiques et de désengagement à l’égard
Capitalocène22. Cependant, cette désignation a pour défaut de ne des crises environnementales supportées par les populations les
retenir qu’un seul aspect du problème. plus pauvres. La perspective de guerres multiples pour le partage
Depuis des siècles, la prospérité des nations européennes, de ressources raréfiées est malheureusement destinée à constituer
puis nord-américaines, s’est nourrie de la captation de ressources la toile de fond des relations internationales dans les prochaines
prélevées dans les autres parties du globe. Lorsque s’est posée la décennies.
question d’une réduction volontaire de la consommation d’éner- Cette éventualité ne fait qu’ajouter une couche supplémentaire
gies fossiles, les dirigeants des pays en développement ont fait à l’imaginaire technico-apocalyptique qui hante le monde contem-
valoir une revendication d’accéder à un niveau de vie comparable porain depuis la fin de la seconde guerre mondiale. À la différence
à celui des pays occidentaux. Comme le rappelle le romancier des apocalypses religieuses, pensées comme châtiment divin ou
indien Amitav Ghosh dans un essai récent consacré à l’aveugle- réconciliation avec le premier principe d’où toutes choses tirent
ment collectif face à la crise climatique, Gandhi ne jugeait pas leur origine, cette version de la fin du monde est d’origine stricte-
souhaitable que le sous-continent s’oriente vers l’industrialisation ment humaine. La capacité de destruction inédite démontrée par
et cette réticence fut l’une des causes de son assassinat23. Toute l’usage de l’arme atomique en 1945 a émis autour d’elle, pour ainsi
coordination internationale n’est pourtant pas vouée par principe dire, un halo de radiation métaphysique qu’illustre notamment la
à l’échec. Il n’a fallu qu’une dizaine d’années pour que l’identi- méditation tragique de Günther Anders sur le « temps de la fin » 25.
fication d’un trou dans la couche d’ozone au dessus de l’Antarc- Au plus fort de la guerre froide, l’hypothèse d’un « hiver nucléaire »
tique donne lieu à un protocole international interdisant les gaz faisait travailler aussi bien les chercheurs américains que l’ima-
cfc incriminés (1987) et cela treize ans seulement après la toute gination des victimes potentielles. Depuis que la réalité du chan-
première recherche scientifique sur le sujet (1974). Une régula- gement climatique s’est imposée à tous les esprits éclairés, il y a
tion efficace, dont les effets ne se feront sentir que très progres- une trentaine d’années, l’imaginaire catastrophiste prolifère sous
sivement, au bout de plusieurs décennies, a pu être mise en place de nouvelles formes, que ce soit au cinéma ou dans la littérature
rapidement car les produits impliqués n’avaient pas une impor- de science-fiction où les « dystopies post-apocalyptiques » consti-
tance systémique. Il n’en va pas de même pour le pétrole et le tuent désormais un genre à part entière26. La notion d’Anthropo-
charbon qui sont le nerf de l’activité économique. Mais dans ce cène est porteuse, dans sa définition même, d’une telle inquié-
cas, les revendications des pays les plus tardivement développés tude. La désignation de cette période implique qu’elle ne prendra
se heurtent à une impossibilité concrète. Il faudrait coloniser trois fin que lorsque l’empreinte de l’action humaine sur la biosphère
ou quatre planètes supplémentaires pour pouvoir assurer à tous cessera de se faire sentir. La crainte que cette stabilisation impose
un niveau de consommation comparable à celui des États-Unis une réduction drastique de la population mondiale continuera
d’Amérique. L’hypothèse que ces derniers acceptent d’assumer longtemps à nourrir des fantasmes de régulation démographique.
une part de leur responsabilité en réduisant leur consommation Une façon plus sophistiquée d’envisager l’hypothèse d’un effon-
n’est pour l’instant pas à l’ordre du jour. drement des sociétés industrialisées consiste à regarder en face
Comme le note encore Amitav Ghosh, le département de la les conséquences prévisibles de la raréfaction des énergies fossiles
Défense est le seul secteur du gouvernement des États-Unis qui et des ressources minières 27. Considérant que la fenêtre d’oppor-
n’ait aucun doute sur la véracité du réchauffement planétaire tunité qui aurait permis, à la fin du xxe siècle, d’infléchir la tra-
et une vision claire de ses conséquences pour la suprématie jectoire du changement climatique est désormais refermée, la
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chapitre i les conséquences historiques de l’anthropocène
collapsologie invite à tirer lucidement les conséquences les plus assurément le facteur décisif et le caractère explosif de son essor
sombres d’une poursuite des activités du business as usual. À la au xixe siècle est indéniable. Mais au-delà d’une simple descrip-
différence des simples prévisions catastrophistes, la démarche a tion de l’enchaînement des actes fatals, il importe également de
pour intérêt de préparer intellectuellement à des situations diffi- comprendre ce qui les a rendus possibles et désirables. Ce cha-
ciles, en invitant à anticiper des techniques de survie. pitre a pour but de prendre la mesure de la profondeur temporelle
Dans leur synthèse sur les enjeux de l’Anthropocène, Christophe des processus qui ont conduit à ce basculement.
Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz dénoncent l’illusion d’une prise
de conscience récente des enjeux environnementaux. Depuis les L’empreinte chrétienne
débuts de l’industrialisation, les alertes, les craintes et les luttes Lynn White Jr est l’auteur de l’article d’histoire médiévale le
n’ont pas cessé. C’est en connaissance de cause que l’on a laissé plus souvent cité au monde, pourtant longtemps passé presque
des processus économiques, techniques et militaires déployer inaperçu en France31. Sa spécialisation dans le domaine habituel-
leurs effets. L’histoire de la rupture introduite dans l’équilibre de lement peu exposé de l’histoire des techniques ne le prédisposait
l’écosystème planétaire par le capitalisme industriel et la logique pas à rencontrer un tel succès. Le retentissement exceptionnel
de puissance des États modernes devrait donc être une histoire de cet article, bref et intense, mais dépourvu de notes et de réfé-
politique des choix qui ont conduit à « normaliser l’insoutenable ». rences bibliographiques, tient autant à ses circonstances qu’au
Pour cette raison, les deux auteurs se défient de schémas explica- style d’exposition adopté. Publié dans la revue Science en mars
tifs trop généraux qui ne laisseraient aucune prise à l’action, au 1967, le texte est celui d’une conférence plénière prononcée au
rang desquels ils citent « la posture judéo-chrétienne de domi- mois de décembre précédent devant l’American Association for
nation de la nature » 28. Le thème est effectivement un lieu com- the Advancement of Science. S’adressant à l’ensemble de la com-
mun rebattu, dont on peut trouver une première expression dans munauté scientifique américaine, le médiéviste entendait contri-
L’essence du christianisme de Ludwig Feuerbach (1841). Par oppo- buer à la prise de conscience de la « crise écologique » en propo-
sition à la contemplation de l’harmonie naturelle du cosmos vers sant d’identifier ses « racines historiques ». En quelques images
laquelle se tournait la pensée grecque, la doctrine de la création frappantes, il soulignait tout d’abord que l’activité humaine a
n’ouvrirait le judaïsme qu’à un point de vue pratique sur la nature, constamment transformé son milieu, appelant à l’essor de ce
traitée en servante égoïste d’intérêts matériels 29. (L’argument de qui allait devenir le champ de l’histoire environnementale 32.
Feuerbach reformule en de nouveaux termes un lieu commun Si l’alliance de la science et de la technique dans l’exploitation de
de l’apologétique chrétienne, dénonçant le caractère charnel du la nature est décrite comme un phénomène récent, datant de la
judaïsme, insensible à la dimension spirituelle de l’œuvre divine.) seconde moitié du xixe siècle, White propose de les comprendre
À un tel degré de généralité, le facteur religieux n’apporte en effet comme « deux développements distincts de longue durée » dont
guère d’intelligibilité. Il serait pourtant téméraire de l’exclure par l’histoire parallèle peut être retracée en remontant jusqu’au
principe30. S’il est précieux de suivre dans le détail différentes Moyen Âge central. Les obscures innovations agricoles des siècles
lignes de tension depuis la seconde moitié du xviiie siècle, il n’y précédents lui paraissent plus décisives encore. Or, « l’écologie
a pas de raison valide de refuser de se livrer à la même opération humaine est profondément dominée par les croyances ». Le chris-
au sujet d’un imaginaire d’origine religieuse dont les effets sont tianisme latin, présenté comme « la religion la plus anthropo-
encore loin de s’être dissipés. La critique politique doit également centrique que le monde ait connu », est tenu pour responsable
porter sur les cadres de pensée qui ont rendu tolérable la dévas- d’un assujettissement de la nature à l’homme, mise à sa dispo-
tation capitaliste du monde. Or une telle critique ne peut être sition pour qu’il en tire parti. Deux types d’arguments sont invo-
menée efficacement sans remonter aux racines de ces schémas qués. Si la motivation théologique des physiciens du xiiie siècle
intellectuels. En outre, il ne semble guère satisfaisant, pour rendre (Robert Grosseteste, Roger Bacon) est présentée de façon précise,
compte d’un basculement à l’échelle de l’histoire naturelle de le récit de la création et de la mission donnée à Adam et Ève de
la planète, de se contenter d’un modèle explicatif qui ne remon- dominer la nature (Genèse 1,28) est énoncé de manière totale-
terait pas au-delà de deux siècles et demi. L’industrialisation est ment décontextualisée. Après une brève allusion aux hippies, « les
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chapitre i les conséquences historiques de l’anthropocène
vrais révolutionnaires de notre temps », Lynn White se tourne vers recherches ultérieures, mais entre temps la guerre conduisit Lynn
François d’Assise pour trouver dans son attitude fraternelle face White à effectuer un autre choix politique. Militant pour l’ensei-
à la totalité des créatures « une vision chrétienne alternative de gnement des sciences humaines et pour l’éducation des femmes,
la nature et de la relation de l’homme avec elle ». Quelques mois il quitta son poste à Stanford pour diriger pendant quinze ans un
avant le Summer of love de San Francisco, l’historien avait trouvé college féminin à Oakland, avant de reprendre un poste univer-
les mots justes pour faire écho, au cœur même de l’institution sitaire à l’ucla en 1958. Sa hauteur de vue et la diversité de ses
scientifique américaine, à l’émergence d’une préoccupation qui intérêts en faisaient une figure marquante du paysage intellec-
allait rapidement excéder les limites de la contre-culture. tuel local. Le grand historien allemand Ernst Kantorowicz, exilé
La mise en cause d’une responsabilité globale du christianisme en Californie depuis 1939, décrivait Lynn White comme le seul
était destinée à choquer une Amérique profondément religieuse. Américain avec lequel une compréhension de fond était possible,
Le fait qu’elle émane d’un historien qui se présentait lui-même sans avoir besoin d’en passer par une traduction dans des caté-
comme chrétien était une circonstance aggravante. La quantité de gories triviales 41. Sa grande culture comme sa forte personnalité
réactions offusquées qu’il reçut en retour prouve qu’il avait touché lui ont valu d’occuper, tour à tour, la présidence des principales
un point sensible 33. En suscitant de multiples discussions dans associations professionnelles nationales de ses champs d’acti-
différentes sphères, et notamment en inspirant la création d’un vité 42. Fils de pasteur, assumant volontiers une position d’intellec-
courant d’éco-théologie, son intervention a largement atteint son tuel engagé, il savait prononcer des discours de circonstance sur
but 34. La dernière phrase de son texte – « Je propose François d’As- des sujets de grande ampleur, susceptibles de frapper les esprits.
sise comme saint patron des écologistes » – avait une tonalité légè- La conférence de décembre 1966 est un texte de cette nature.
rement ironique dans la bouche d’un presbytérien, indifférent au En réalité, l’article n’énonce pas une « thèse » mais quatre pro-
culte des saints. Douze ans plus tard, la requête fut prise à la lettre positions, articulées entre elles mais logiquement indépendantes.
et acceptée par Jean-Paul ii 35, même s’il fallut attendre quelques La crise écologique contemporaine est présentée comme « le
décennies supplémentaires avant que la papauté prenne réelle- produit, totalement nouveau, d’une culture démocratique émer-
ment un tournant écologiste, placé sous l’invocation de François gente ». Sur ce point, cinquante ans plus tard, il serait difficile de
d’Assise 36. Sommairement qualifié de « Lynn White thesis », ce lui donner tort (tout en admettant que l’industrialisation des dic-
bref discours a provoqué d’innombrables malentendus de la part tatures communistes n’a guère été moins dévastatrice), la démo-
de lecteurs qui ont rarement pris la peine de tenir compte des cratisation de la consommation mondiale est bien au cœur du
recherches antérieures sur lesquelles il se fondait, du recueil d’ar- problème environnemental actuel. L’affirmation que l’histoire des
ticles que le mit publia l’année suivante pour éclairer le débat, ou sciences et des techniques modernes doit se comprendre dans une
des travaux ultérieurs qui ont étayé son propos37. continuité depuis le Moyen Âge correspond à la thèse affirmée et
Pour bien saisir les nuances de ce texte, il est indispensable de illustrée par White dans l’ensemble de ses travaux. C’est une posi-
considérer la personnalité de son auteur. Alors que Lynn White tion qui doit être discutée dans le détail, mais qu’il semble diffi-
achevait sa thèse sur le monachisme latin en Sicile, il avait pres- cile d’invalider en totalité. Le troisième point du raisonnement,
senti dès 1933 qu’une guerre inévitable allait rendre pour long- qui associe globalement ce mouvement au christianisme, est le
temps les archives européennes inaccessibles38. La lecture enthou- moins bien étayé. Lynn White ne présente aucun argument textuel
siasmante des Caractères originaux de l’histoire rurale française de précis en vue d’établir une corrélation qui semble relever pour
Marc Bloch, paru en 1931, lui a suggéré de se tourner vers l’étude lui de l’ordre de l’évidence : les préceptes religieux gouvernent
des techniques agraires39. Le sujet était également mis à l’ordre en profondeur les conduites des croyants. Les historiens de la vie
du jour par les travaux du commandant Lefebvre des Noëttes, offi- matérielle peuvent être fondés à dénoncer un idéalisme excessif 43.
cier de cavalerie en retraite qui, sur la base d’une reconstitution D’autres traditions intellectuelles soulignent au contraire l’impor-
(qui s’est révélée erronée) de l’attelage antique, jugé très incom- tance de l’ordre symbolique dans la vie des sociétés humaines.
mode, concluait à l’apparition de l’attelage moderne de la char- Dans des styles très différents, Philippe Descola et Marcel Gauchet
rue au xe siècle40. Ce domaine allait absorber l’essentiel de ses affirment que les schèmes élémentaires de la pratique sont
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chapitre i les conséquences historiques de l’anthropocène
déterminés par telle ou telle option globale structurant les rela- des grandes synthèses d’histoire des techniques soit à présent
tions qu’entretiennent les êtres et le monde, options qui sont passé de mode, le fond de l’affirmation demeure encore valide.
elles-mêmes en nombre restreint – la principale différence étant En revanche, le style d’exposition résiste moins bien à l’épreuve
que Gauchet appelle « religion » le registre que Descola décrit du temps. Dès le livre de 1962 qui a assuré sa renommée, Lynn
comme celui des « ontologies » 44. (Ce rapprochement sera davan- White proposait des rapprochements spectaculaires entre inno-
tage développé au ch. 6.) La quatrième proposition de la confé- vation technique et changement social, sans affirmer explicite-
rence, qui appelait à une révision de l’anthropologie chrétienne, ment des relations de causes à effet, mais en laissant à ses lecteurs
ne nous concerne pas ici puisqu’elle est d’ordre strictement l’impression d’un déterminisme technique assez sommaire52.
théologique. Il faut toutefois souligner la clairvoyance de White De fait, il n’y a pas de rapport direct entre l’adoption de l’étrier
à propos de François d’Assise. Alors qu’il était habituel, dans les et la formation de la féodalité, et ni l’une ni l’autre ne remontent
années 1960 comme dans les décennies suivantes, de tenir ce trait à Charles Martel, contrairement à ce que laisse entendre la com-
pour secondaire, les travaux les plus récents confirment l’impor- position du premier chapitre53. Pourtant, une fois que son usage
tance du dialogue avec les créatures dans la démarche du saint se généralise dans le dernier quart du xie siècle, il est certain que
d’Assise45. l’étrier est l’attribut indispensable de la figure féodale par excel-
L’impact de ce court texte est donc sans commune mesure lence qu’est le chevalier en armure, combattant avec la lance sous
avec la précision de son argumentation. Pour l’évaluer correc- le bras, solidaire de sa monture54.
tement, il est indispensable de l’éprouver en tenant compte des Les mêmes incertitudes grèvent l’argument d’un impact de la
travaux sur lesquels il s’appuie. L’idée d’une « révolution indus- religion sur le développement technique. Un article paru en 1971
trielle médiévale », telle qu’elle était présentée dans les années cherche à établir plus méthodiquement les raisons de l’inventivité
1930, tenait pour une grande part à une sous-évaluation des réa- technique médiévale 55. Au moment d’évoquer des motivations
lisations antiques que les recherches les plus récentes tendent à religieuses, White s’appuie longuement sur un texte du théologien
rectifier 46. La formule célèbre de Marc Bloch au sujet du moulin protestant allemand Ernst Benz, que l’on découvre ainsi après
à eau, « invention antique, […] médiéval par l’époque de sa véri- coup comme étant la source directe de la conférence de 1966, et
table expansion », ne peut plus être défendue dans les mêmes qui se présente avec aussi peu d’exemples précis qu’elle 56. White
termes aujourd’hui47. Toutefois, l’ampleur de sa diffusion et la lui reproche en 1971 de ne pas avoir suffisamment différencié
multiplication de ses usages justifient qu’on décrive le Moyen Âge les christianismes grec et latin. Seul ce dernier peut être décrit
central comme l’époque d’une première mécanisation des cam- comme une religion qui a pour particularité d’être tournée vers
pagnes. (Les fouilles archéologiques menées ces dernières décen- l’action. À différentes reprises, Lynn White avait noté l’incom-
nies témoignent d’une grande diversité selon les régions, qui ne préhension ou l’admiration des Byzantins face aux nouvelles
se résume pas à une ligne d’évolution claire48. Dans la continuité machines des Latins. Ce test comparatif avait pour lui, à juste
d’installations antiques, dont la densité est encore difficile à éva- titre, valeur démonstrative d’une curiosité typiquement occiden-
luer, les régions occidentales étaient déjà bien équipées en mou- tale. De façon plus précise, certains de ses articles pointent le
lins à farine légers dès le viie-viiie siècles. L’inflexion que l’on monachisme bénédictin comme foyer de créativité technique, en
repère au xiie siècle tient notamment à l’accroissement du rende- relevant notamment l’importance du traité De diversis artibus du
ment des moulins, avec la généralisation de roues verticales aux moine Théophile (vers 1122), cas remarquable et unique d’un traité
pales élargies et à la multiplication de leurs usages industriels 49. savant fondé sur l’expérience, exposant en détail les savoirs pra-
La seule nouveauté absolue tient à l’apparition de moulins à vent, tiques (peinture, vitrail et orfèvrerie) dans lesquels excellait son
vers la fin de ce siècle, dans les régions bordant la mer du Nord auteur, que White identifie à l’artiste et orfèvre bénédictin Roger
et dans la vallée du Rhône50.) Plus généralement, sur les deux de Helmarshausen 57. Dans la même décennie, le Didascalicon
fronts que distingue Lynn White, la diversité des inventions tech- du chanoine régulier Hugues de Saint-Victor qui fait une place
niques et l’intensité du désir de savoir qui se manifestent depuis aux « arts mécaniques » dans le tableau des sciences confirme
le xiie siècle sont difficilement contestables51. Bien que le genre cette mise en valeur des activités techniques qui tranche avec les
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chapitre i les conséquences historiques de l’anthropocène
conceptions antiques (White note également que l’orientation Adam et Ève a surtout été mobilisée comme justification du devoir
abstraite de la scolastique naissante redonne très rapidement un de procréation 62. Comme on le verra dans le second volume, le
statut marginal à ce type de savoirs). Vers l’aval, une longue étude récit de la Genèse a exercé ses effets pratiques à travers d’autres
montre l’entrée des machines – en l’occurrence, l’horloge – dans médiations 63.
les ouvrages de dévotion et dans l’iconographie de la vertu de tem- On peut dès lors reformuler simplement la proposition de Lynn
pérance au xve siècle58. White. L’arrière-plan théologique de la culture médiévale a fourni
L’historien californien avait donc des arguments à faire valoir un encouragement puissant à l’exploitation intensive du monde
pour justifier, non pas un strict déterminisme, mais du moins naturel, placé à la disposition de l’activité humaine. Ce projet
une affinité sérieuse entre le christianisme occidental et l’inno- n’a pas eu besoin d’être explicité en toutes lettres pour être mis
vation technique médiévale. En confrontant l’article de Science à en œuvre. Il s’est appuyé sur un outillage technique, parfois
l’ensemble de ses travaux érudits, on observe toutefois une diver- inventé sur place, souvent importé, qui a permis l’intensification
gence notable. Ce texte est le seul qui ne présente pas la tech- de la production agricole et de certaines activités industrielles.
nique médiévale avec un accent positif. La mission habituelle De façon plus explicite, dans le champ de la réflexion savante, ce
que se donnait White consistait en effet à mettre en évidence cet même cadre théologique a incité à une exploration rationnelle
aspect souvent négligé de la culture médiévale. Les cathédrales du monde créé, dans un mouvement dont est issue la science
s’élèvent à la gloire de Dieu, mais elles ont été bâties de main moderne. Si ces deux volets sont effectivement restés longtemps
d’hommes, au moyen d’instruments et de procédés techniques disjoints, ils n’en ont pas moins connus différentes interactions,
sophistiqués59. La critique d’une « responsabilité du christia- au sujet desquelles White reste trop discret. Ce sont des thèmes
nisme » visait davantage à interpeler le monde scientifique amé- sur lesquels on reviendra amplement dans le second volume de
ricain qu’à formuler une thèse historique. Il n’y a donc pas lieu ce travail. Pour l’instant, je voudrais seulement tenter de justifier
de chercher à défendre un texte de circonstance qui a largement la chronologie qui semblait évidente à Lynn White et que certains
rempli sa mission d’alerte. Mon objectif est plutôt de préciser et médiévistes comprennent aisément, mais qui ne présente aucun
d’affiner une intuition générale qui me paraît fondamentalement caractère d’évidence.
juste, en sollicitant les matériaux d’une histoire intellectuelle que
White a rarement abordée. Le dogme de la création du monde Les origines culturelles de la Révolution industrielle
est aussi déterminant qu’il le pensait, mais pour des motifs qu’il La tectonique des plaques disciplinaires creuse des failles si
n’a pas clairement exprimés. C’est par là que passe la faille qui profondes que des provinces autrefois adjacentes ont perdu tout
sépare irrémédiablement la pensée judéo-chrétienne des tradi- contact entre elles. La question que posait Lynn White pourrait
tions grecques antiques. L’acte créateur d’un Dieu produisant le aujourd’hui s’énoncer comme une réflexion sur la dynamique
monde hors de lui, à partir du néant, sans autre motif que sa seule intellectuelle et culturelle de longue durée à partir de laquelle
volonté, est une idée révolutionnaire d’une puissance incalculable s’est déclenché l’Anthropocène. En dépit de l’écho qu’a rencontré
sans laquelle il aurait été impossible de concevoir, au bout d’une sa conférence, cette problématique n’a guère touché le domaine,
très longue chaîne de déploiement historique, la liberté du sujet, pourtant très actif, de l’histoire économique moderne. Il est vrai
l’objectivité du réel et l’action de l’un sur l’autre60. Comme l’a sou- que l’historiographie de la Révolution industrielle n’a pas encore
vent indiqué Jean-Pierre Vernant, les catégories d’action, de sujet pris l’habitude de formuler ses questionnements à la lumière des
et de volonté n’appartiennent pas aux cadres de la pensée grecque conséquences climatiques du capitalisme industriel. Elle adopte
classique61. Elles ont émergé à l’occasion des multiples séismes encore parfois le ton épique du récit de l’événement providentiel
qui se sont produits le long de cette faille. Il n’est donc pas surpre- qui a permis à l’humanité de s’affranchir des contraintes de l’éco-
nant que les mythologies constituées autour de ce geste créateur nomie de subsistance 64.
aient pesé sur l’imaginaire du travail dans la longue durée. Le ver- Dans l’abondante littérature historique contemporaine, la
set qu’invoquait Lynn White n’est toutefois pas celui qui a eu l’im- question du décollage industriel initial se concentre souvent
pact le plus déterminant au Moyen Âge. La bénédiction donnée à sur le cas de la seule Angleterre65. Elle est parfois traitée par
38 39
chapitre i les conséquences historiques de l’anthropocène
comparaison avec l’enrichissement prodigieux des Pays-Bas au d’inventions autour de 1770, mais au fait que le flux d’innovations
xviie siècle, qui s’est prolongé par un état stationnaire 66. Pour ne se soit pas tari par la suite. Autrement dit, l’élément crucial qui
expliquer la divergence de ces trajectoires, E. A. Wrigley met en expliquerait une trajectoire de croissance indéfinie de la produc-
avant le facteur énergétique. Une économie organique doit arbi- tion industrielle ne serait pas d’ordre économique mais culturel.
trer entre des usages concurrents des territoires disponibles pour Sous le nom de « Lumières industrielles », Mokyr décrit la mise en
répondre aux besoins en nourriture, vêtement, construction et place d’un vaste processus de diffusion des « savoirs utiles », par le
chauffage de sa population ; elle ne dispose que de ressources biais de manuels et d’encyclopédies, au sein d’académies ou de
énergétiques limitées (bois, tourbe) sur lesquelles l’accroissement sociétés savantes tournées vers l’avancement du savoir et le per-
de la population exerce une pression supplémentaire. Une éco- fectionnement des techniques70. Le ressort initial de la croissance
nomie minérale, faisant usage de sources d’énergie fossiles, peut pourrait ainsi se comprendre par l’émergence de l’idée même de
en revanche s’en émanciper, du moins pour un certain temps. progrès qui prend corps autour de 1750 et conduit rapidement
Le recours au charbon serait donc le facteur crucial qui a permis d’un projet d’accroissement des savoirs pratiques à l’intensifica-
à la population anglaise de s’accroître à des taux jamais atteints tion des productions 71. Dans son dernier livre, Mokyr explore les
auparavant au cours du xixe siècle 67. Ce point de vue est partagé deux siècles précédents pour observer l’émergence d’une « culture
par K. Pomeranz qui considère comme avantage comparatif de de la croissance ». Le facteur décisif tiendrait à l’action de certains
l’Angleterre, par rapport à la Chine, l’accessibilité plus aisée des « entrepreneurs culturels », les principales figures mises en avant
gisements de charbon des Midlands et l’extraordinaire extension étant celles de Francis Bacon et d’Isaac Newton. Au-delà, c’est la
coloniale qui a fourni à la couronne britannique les « superficies République des Lettres européenne dans son ensemble qui est
fantômes » nécessaires pour nourrir, vêtir et loger sa population présentée comme un « marché des idées » favorisant la propaga-
croissante et faire tourner son industrie 68. Toutefois, comme l’ad- tion des savoirs utiles 72. S’il s’en tient prudemment aux limites
met Wrigley, l’usage d’énergies fossiles ne fournit pas à lui seul de l’époque moderne, Mokyr n’ignore pas que le mouvement qu’il
une explication suffisante de l’industrialisation ; il a simplement décrit prolonge un courant d’inventions techniques médiévales.
supprimé une barrière qui aurait autrement entravé la croissance. Joel Mokyr ouvre une brèche intéressante. Économiste de for-
Le mythe d’un essor industriel favorisé par le libre-échange, qui mation, il a su passer d’une théorie de l’innovation industrielle
a été largement propagé depuis la fin du xixe siècle et ne subsiste à une réflexion plus vaste sur le changement culturel. Acceptant
encore qu’à titre de pure rémanence idéologique, est désormais le lien établi par Robert Merton entre le puritanisme et la forma-
disqualifié par la recherche historique. Il est établi que l’Angle- tion d’une culture scientifique dans l’Angleterre du xviie siècle, il
terre a accédé au rang de puissance mondiale en se dotant d’une parle d’une symbiose entre les motivations religieuses et l’effort
flotte militaire et en attribuant à ses navires le monopole du com- d’élucidation et de transformation du monde naturel 73. En effet,
merce avec ses colonies dès le milieu du xviie siècle. Le capita- dans le cas de Bacon, le programme d’avancement des savoirs est
lisme s’est développé sous la protection d’un État fort, disposant explicitement pensé comme tentative de restaurer la domination
de ressources fiscales abondantes, à l’abri de barrières douanières première d’Adam sur la nature avant l’expulsion du paradis ter-
qui n’ont été abolies que deux siècles plus tard, alors que l’empire restre. Le modèle d’un « marché des idées » a sans doute été conçu
britannique disposait d’une position hégémonique assurée 69. afin de convaincre les économistes de prendre au sérieux des fac-
(Tout rapprochement avec la stratégie suivie par la Chine actuelle- teurs culturels, en les assimilant à la seule réalité que l’écono-
ment n’est évidemment pas fortuit). Cet encadrement politique a mie peut considérer – à savoir, la marchandise. On ne peut l’em-
été indispensable à l’accumulation primitive du capital industriel, ployer qu’en lui reconnaissant la valeur d’une simple métaphore
mais il ne fournit pas non plus une explication suffisante à l’en- qui rend très imparfaitement compte des processus par lesquels
clenchement d’une dynamique d’accroissement exponentiel. se forment et se diffusent gratuitement des propositions intel-
Pour répondre à cette question, Joel Mokyr a eu le mérite de lectuelles complexes. Le poids accordé aux initiatives prises par
déplacer la discussion. À ses yeux, le phénomène historiquement quelques « entrepreneurs culturels », supposés introduire des rup-
significatif ne tient pas simplement à l’apparition d’une vague tures avec l’état antérieur des savoirs ou des pratiques, se révèle
40 41
chapitre i les conséquences historiques de l’anthropocène
encore plus problématique. Une attention plus grande aux condi- chrétienne n’a pas exercé de poids déterminant sur le destin de
tions de possibilité de ces percées conduirait au contraire à souli- l’Occident. Pourtant, les héros culturels de ces différents surgis-
gner des enchaînements avec certaines tendances que l’on repère sements, de Luther et Calvin à Descartes ou Diderot, ont tous été
dans les siècles précédents, qui ont souvent été portées par des formés dans les universités médiévales ou des collèges jésuites.
mouvements anonymes et collectifs. Pour ne prendre qu’un seul L’histoire de la pensée médiévale a été profondément renouvelée
exemple qui relève du domaine des « savoirs utiles », une histoire ces dernières décennies 78. Le fruit de ces études qui soulignent
complète de la figure de l’ingénieur, compétent dans une multi- son dynamisme, sa variété et son rationalisme foncier n’est mal-
tude de domaines techniques et voué, par définition, à l’invention heureusement pas encore passé dans la culture commune, si bien
de machines et d’édifices nouveaux, conduirait en plein cœur du que l’univers mental de la scolastique fait encore figure de monde
Moyen Âge 74. (Le mot ingénieur est attesté en français depuis 1155 lointain. Sur ce terrain, comme sur d’autres, il faut surmonter
sous la forme engigneor ; responsable de la conception et de la l’illusion d’une rupture moderne pour parvenir à penser une his-
fabrication des « engins » employés sur les chantiers de construc- toire longue de l’Occident, faite d’une multiplicité de nœuds, dont
tion, il conçoit par extension les machines de guerre 75 ; mais le il est prématuré de juger par avance lesquels sont plus détermi-
terme est également synonyme de ruse et de tromperie dans les nants que d’autres.
textes littéraires, signe de l’inquiétante puissance de subversion Avant de se concentrer sur des points d’histoire intellectuelle,
de l’ordre du monde associée à cette intelligence pratique.) Il est la question doit être posée globalement. De toute évidence, dans
indiscutable que Francis Bacon a été le premier à fixer explicite- différents domaines, un tournant semble se dessiner autour
ment pour but à la science la transformation du monde naturel. de 1500. Du point de vue des pratiques culturelles, de l’élargisse-
Cependant, le dessein qu’il exprime n’est pas une pure innovation. ment des horizons géographiques ou de l’émergence d’une diver-
Il fait advenir dans un langage conceptuel explicite ce qui était le sité religieuse au sein du christianisme occidental, la nouveauté
sens de l’activité des paysans, des bâtisseurs, et plus clairement paraît indéniable. Pourtant, en observant de plus près chacune
encore des ingénieurs médiévaux comme Villard de Honnecourt, des sphères concernées, on constate que ces innovations prennent
qui ne pouvaient considérer un procédé artificiel sans se deman- à chaque fois sens au sein d’une histoire plus longue. L’expansion
der à quel usage pratique il pourrait être soumis76. coloniale moderne a été rendue possible par la mise au point des
caravelles portugaises au moyen desquelles a été menée l’explora-
L’illusion d’un surgissement moderne tion des côtes africaines tout au long du xve siècle, au moment où
La réticence qu’éprouve Joel Mokyr à remonter en deçà du les empereurs Ming lançaient, puis renonçaient à des expéditions
xvie siècle est partagée par un grand nombre d’historiens moder- maritimes dans l’océan Indien. La maîtrise ibérique de l’océan
nistes (du moins en France, puisque le découpage des périodes Atlantique est la poursuite de l’hégémonie acquise par les Génois
historiques est variable selon les pays). Elle ne tient pas qu’à et les Vénitiens en Méditerranée au cours des siècles précédents.
une simple division institutionnelle du travail dictée par les pro- De la même façon, on peut situer la réforme protestante dans la
grammes universitaires. Les blocages culturels sont bien plus continuité d’une série d’autres surgissements religieux. Même si
lourds. Sous les différents visages qu’on lui prête – Humanisme, ses effets sur l’institution ecclésiale n’ont pas été aussi destruc-
Réforme, Révolution scientifique, Lumières –, l’émergence de la teurs, la nouveauté qu’a représentée François d’Assise au début du
modernité se présente habituellement comme un geste de rupture xiiie siècle et le déchirement qu’il a introduit dans l’ordre de la
face à l’obscurantisme imposé par l’Église romaine qui recouvri- médiation avec le divin n’ont pas été moindres que ceux qu’a pro-
rait de ténèbres les siècles médiévaux 77. Ce récit commode peut voqué Martin Luther (on y reviendra au ch. 6). Quant à définir le
donner l’illusion d’un commencement absolu qui n’imposerait seuil de la Renaissance du point de vue de l’art visuel, de la littéra-
que de retrouver les sources antiques revendiquées par ces surgis- ture ou de l’intérêt pour les classiques, il serait difficile de ne pas
sements, en passant par dessus une époque sans importance. Plus le reculer à l’époque de Dante et de Giotto. De la même façon, une
ou moins consciemment, les restes d’une vieille hostilité anticlé- chronologie qui prendrait comme critère principal l’histoire des
ricale peuvent s’y ajouter, pour nourrir le préjugé que la religion formes politiques tendrait plutôt à placer des seuils critiques vers
42 43
chapitre i les conséquences historiques de l’anthropocène
1300 et 1600. Les rythmes de l’histoire économique et démogra- remontée du fil de l’histoire en complétant un argument insuffi-
phique européenne s’accorderaient d’ailleurs mieux avec de telles samment étayé par Lynn White, je voudrais simplement mettre en
scansions. évidence les racines médiévales de la science moderne.
L’historien de l’environnement Alfred Crosby s’est fait
connaître par son travail sur les échanges biologiques qui ont Les origines théologiques de la science moderne
résulté de la découverte de l’Amérique 79. On ne peut donc pas le Le débat sur la continuité entre la science médiévale et la
soupçonner de partialité a priori envers le Moyen Âge. Il vaut la science moderne est d’autant plus complexe que les positions
peine de l’écouter lorsqu’il observe que dans les décennies qui sont généralement investies de fortes arrière-pensées polémiques.
encadrent 1300, dans différents domaines, un ensemble d’inno- Hans Blumenberg défend ainsi l’idée d’une vraie coupure et
vations non brevetées, dont les inventeurs resteront à jamais sans décrit un Moyen Âge doté d’une identité substantielle, dans le but
nom, ont bouleversé la perception, la mesure et l’usage de l’es- de défendre la « légitimité des Temps modernes » dont les prin-
pace et du temps 80. C’est dans cette période qu’est mise au point cipes fondateurs ne pourraient se réduire à la sécularisation de
l’horloge mécanique et que les cartes marines génoises se dif- concepts théologiques86. Pour sa part, la proposition continuiste
fusent dans les villes italiennes et catalanes, puis à la cour d’Avi- de Pierre Duhem était ouvertement guidée par une apologétique
gnon81. Giordano da Pisa, prédicateur dominicain formé à Paris chrétienne 87. Cet engagement ne réduit pas pour autant la portée
dans les années 1280, dit avoir connu personnellement l’inven- de ses démonstrations, même si sa chronologie a été fortement
teur des lunettes de vue 82. Son confrère pisan Bartolomeo da San contestée par Alexandre Koyré 88.
Concordio est le premier à signaler un peu plus tard l’usage des La perspective comparatiste offre à nouveau le critère de juge-
contrats d’assurances à prime dans le commerce méditerranéen83. ment le plus sûr. En l’occurrence, c’est la confrontation avec
Le premier dessin conservé d’un canon à poudre, qui bouleverse la science grecque antique qui peut servir de pierre de touche.
les conditions du combat à distance, figure dans un ouvrage L’argument avait déjà été noté par Alfred Whitehead et a été repris
offert au roi d’Angleterre Edouard ii en janvier 1327 84. Les traités par bien d’autres après lui : la science occidentale s’est constituée
de Jean des Murs exposant les principes de la musique mesurée grâce à la conviction que les phénomènes naturels sont l’expres-
polyphonique datent de la décennie précédente. Comme on peut sion d’un ordre voulu par un être suprême89. Dieu a non seulement
le constater, l’émergence de ces nouvelles techniques est souvent pourvu le monde naturel d’une rationalité interne, il a également
liée aux milieux universitaires dans lesquels la quantification doté l’être humain d’une capacité à découvrir les lois de la nature
devient une préoccupation centrale, notamment dans ce qu’on a et à y reconnaître les œuvres de son créateur. Cette condition de
appelé le cercle des calculatores de Merton College, actifs autour possibilité épistémologique de la certitude scientifique a procuré
de Thomas Bradwardine, dans le second quart du xive siècle 85. en même temps la plus grande stimulation à déchiffrer un univers
La convergence de ces innovations est plus nette encore si l’on ordonné et voulu par Dieu. Joseph Needham, le grand historien
tient compte de l’affirmation de pouvoirs territoriaux, royaumes des sciences chinoises, avait lui aussi noté que l’idée d’un Dieu
ou principautés. Le moment 1300 en Occident pourrait ainsi être législateur, créant un univers doté de lois naturelles déchiffrables
décrit comme un tournant dans l’appréhension et l’expérience par l’esprit humain, est étrangère à la pensée chinoise. Celle-ci a
du monde, qui mériterait d’être davantage mis en valeur et saisi pratiqué une grande diversité de sciences, sans avoir besoin d’en
dans sa globalité. Il ne s’agit pourtant pas d’une rupture abso- passer par une notion unifiée de science 90. Amos Funkenstein
lue. Les médiévistes s’accorderaient plutôt pour considérer cette a fourni la démonstration historique la plus détaillée de ce che-
inflexion comme l’aboutissement d’un cycle enclenché au moins minement imprévu. L’émergence d’une recherche scientifique
trois siècles auparavant. Dans cette remontée vers les origines, menée par des laïcs aux xvie et xviie siècles ne s’est pas effectuée
c’est au seuil du xie siècle qu’il faut s’arrêter pour observer l’émer- en rupture avec un mode de pensée théologique. Au contraire,
gence d’un monde nouveau, définitivement sorti de l’univers de Galilée à Newton, ces savants d’un nouveau type étaient prin-
symbolique et mental de l’empire romain. Le ch. 5 fournira une cipalement guidés par des préoccupations religieuses. Le trans-
exposition plus complète de cette chronologie. Pour conclure cette fert d’attributs divins (omniprésence, toute-puissance, etc.) a
44 45
chapitre i les conséquences historiques de l’anthropocène
constitué l’opération fondamentale qui leur a permis de donner tient au déchirement du cosmos antique. Alors qu’Aristote consi-
une intelligibilité à la nature physique, au sein de ce qu’il est légi- dérait l’étude du mouvement éternel et régulier des astres d’une
time de décrire comme des « théologies séculières » 91. part et celle de l’agitation du monde terrestre de l’autre comme
Ce transfert n’a été rendu possible qu’en raison de l’intense relevant de deux types de savoirs étanches, à partir des années
travail philosophique auquel avaient été auparavant soumis les 1270, les théologiens universitaires les englobent dans un même
dogmes chrétiens au sein des universités médiévales. La question régime de pensée, terre et ciel étant soumis aux mêmes règles
de la toute-puissance divine a fourni un terrain privilégié d’élabo- naturelles qui valent pour l’ensemble de la création. Ce boulever-
ration de la rationalité théologique 92. La discussion a été ouverte sement n’a pas été provoqué par la recherche physique. Il procède
par Pierre Damien, acteur déterminant de la réforme ecclésias- plutôt d’une tension interne au champ de la réflexion théologique.
tique du xie siècle, en réponse à une difficulté que lui posaient des La discussion sur les fonctions cosmologiques et politiques des
moines de l’abbaye du Mont-Cassin : Dieu peut-il défaire ce qu’il a anges a été un des lieux majeurs de cet ébranlement93. L’image,
fait ? Auteur de la nature et de ses lois, il peut certes s’en affranchir typique de la science moderne, d’un Dieu horloger mettant en
ponctuellement pour produire des miracles. Cependant, il ne peut branle l’ordre des causes naturelles a été formulée pour la pre-
faire qu’une chose existe et n’existe pas en même temps. Ce qui mière fois au troisième quart du xive siècle par l’immense mathé-
s’est produit dans le passé a nécessairement eu lieu, puisque Dieu maticien et philosophe Nicole Oresme. Elle prend appui sur la réa-
l’a voulu ainsi, de même qu’il veut de toute éternité les événements lisation la plus sophistiquée de la technique médiévale que sont
qui se réaliseront à l’avenir. Si sa toute-puissance ne rencontre les horloges à échappement, conçues et construites par des astro-
aucune limite, l’ordre qu’il produit est cependant doté d’une cohé- nomes universitaires, non pas pour rythmer le temps qui passe,
rence interne. Travaillant cette difficulté, les théologiens médié- mais pour reproduire le mouvement des corps célestes 94.
vaux ont établi au fil des débats une distinction entre ce que Dieu
fait par sa puissance ordonnée et ce qu’il pourrait faire, ou aurait Découper le temps
pu faire, en vertu d’une puissance absolue qui n’est limitée que Il est bien entendu légitime de n’aborder l’histoire de l’Occident
par le principe de non-contradiction. Autour de 1300, cette distinc- qu’à l’un de ses tournants, mais il est préférable de le faire en
tion conduit à redéfinir les domaines de pertinence respective de gardant en mémoire l’avertissement qu’adressent les médié-
la philosophie et de la théologie. La physique d’Aristote, étudiée vistes. En dépit de leur apparente nouveauté, les émergences du
et assimilée depuis un demi-siècle dans les universités occiden- xvie siècle sont rarement des points de départ absolus. Dans la
tales, fournit sans doute une bonne description du monde obser- plupart des cas, l’intelligibilité complète des processus histo-
vable. Mais contrairement à ce qu’affirme le philosophe grec, cette riques impose de remonter au moins un cran en amont et de
structure de l’univers ne peut être recomposée au moyen d’une se confronter à des époques qui ne sont obscures qu’en raison
déduction nécessaire puisque Dieu aurait pu le créer autrement de notre ignorance ou de notre paresse intellectuelle. À l’âge de
qu’il ne l’a fait, de même qu’il aurait pu créer plusieurs univers. l’Anthropocène, la bonne périodisation pour comprendre le deve-
Comme l’a lumineusement montré Eugenio Randi, Jean Duns Scot nir occidental dans sa globalité pourrait consister à prendre au
et Guillaume d’Ockham ont proposé deux formules antithétiques sérieux l’unité que forme le second millénaire. Le bilan carbone
de cette distinction entre puissance ordonnée et puissance abso- des communautés paysannes de l’an mil était évidemment infime
lue. Le premier la comprend au sens d’un Dieu souverain qui peut et rien ne semble au premier regard pouvoir les rattacher aux
outrepasser de facto les règles qu’il a posées. Pour Ockham, cette sociétés industrielles du xxe siècle. On peut pourtant les relier
puissance absolue désigne au contraire les possibilités initiales par un fil, voire plusieurs, qui forment en s’épaississant une tresse
infinies parmi lesquelles Dieu a choisi l’un des mondes possibles. de plus en plus dense. C’est ce qu’on essaiera de comprendre et
Certes, la physique des possibles qui se constitue sur de telles décrire plus loin (ch. 5). Mais avant d’y venir, il reste plusieurs
bases demeure purement spéculative. On peut toutefois donner points à éclaircir. En premier lieu, pour tirer une conclusion de
raison à Pierre Duhem en considérant que l’essentiel ne tient pas la réflexion menée dans ce chapitre, il convient d’expliciter les
à la production d’une connaissance positive. Le point déterminant conséquences de cette proposition de redéfinition chronologique.
46 47
chapitre i les conséquences historiques de l’anthropocène
Il y a plusieurs façons de définir une montagne. Partant de la laissait pas facilement délimiter et que la mesure de ses effets per-
cime, le regard de l’alpiniste peut s’arrêter aux cols qui l’encadrent met de faire entendre plus clairement. Les relevés biochimiques
et les relier par une ligne mentale, pour découper ainsi la partie ou climatologiques n’en sont que des révélateurs et la chronolo-
sommitale qui seule l’intéresse. Qu’elle soit droite ou incurvée, gie qu’adoptera la commission de stratigraphie ne suffira évi-
cette limite sera nécessairement arbitraire. Sensible à d’autres cri- demment pas à répondre aux interrogations des historiens. Mais
tères, biologiques ou sociaux, on pourra protester que les alpages au fond, les effets cognitifs de cette notion importent davantage
où les moutons pâturent l’été appartiennent déjà à la montagne. que sa pertinence géologique. Son adoption comme terme de
Il faudrait alors y inclure toute la zone qui s’élève au-dessus de la référence a pour principal intérêt de nommer la dimension tem-
limite des arbres. Mais les partisans des ceintures forestières pour- porelle du problème écologique. Elle permet de faire venir au pre-
raient à leur tour s’élever contre une exclusion injuste. Or la géo- mier plan la question du rapport au monde et de l’inscrire dans
graphie alpine connaît tout un étagement de la végétation au sein une durée historique, en donnant un visage figurable à un futur
duquel il serait arbitraire de tracer une frontière étanche. La géo- ouvert et incertain.
métrie semble fournir une méthode plus rigoureuse. Elle condui- Cette opération donne une nouvelle vigueur à l’argument de
rait à tracer les lignes de plus forte pente depuis le sommet et les Lynn White. On peut le reformuler en disant simplement que
cols jusqu’au fond des vallées. Mais à la suivre en toute rigueur, l’histoire occidentale a été caractérisée par une altérité croissante
une telle démarche aurait pour inconvénient de prolonger les de son rapport au monde. Cette altérité s’est creusée par de mul-
racines des montagnes jusqu’à l’embouchure des fleuves, voire le tiples voies. Elle est aussi bien passée par l’invention technique
fond des océans 95. La solution la plus satisfaisante serait finale- et la recherche scientifique que par la maîtrise juridique et poli-
ment de comprendre la montagne comme une unité géologique, tique des sols et des territoires ou l’intensification du travail agri-
résultant de la poussée tellurique et du travail de l’érosion, for- cole et industriel. Mais elle possède également, comme on vient
mant un système complexe que l’on peut diviser de multiples de l’apercevoir sommairement, une dimension théologique.
façons en fonction de ses usages, de son peuplement ou de son Ma proposition de rassembler ces différents plans au sein d’un
couvert végétal, mais qui gagne toutefois à être saisi dans sa tota- concept polyphonique d’« occupation du monde » suggère qu’ils
lité et dans toutes ses dimensions. sont intrinsèquement solidaires. Ce qui revient à dire que l’acti-
Cette comparaison permet de faire sentir la difficulté qu’il y a à vité économique, telle qu’elle se déploie au sein du christianisme
effectuer un découpage en périodes historiques96. Différents par- occidental, possède une signification métaphysique. La prise
tages sont légitimes, selon les buts que l’on se donne et les ques- de possession et le travail des terres, la production d’artefacts et
tions soulevées. Une histoire politique sera logiquement scandée d’édifices, les échanges marchands, les relations de crédit et les
par des changements de régime, une histoire économique par prélèvements fiscaux forment un enchevêtrement de pratiques
la mesure de ses cycles longs. Comme il n’y a guère de raison a matérielles qui donnent au séjour terrestre de l’humanité une
priori pour que ces différents mouvements soient en phase de consistance intrinsèque. On peut alors écrire une histoire méta-
façon régulière, l’établissement d’une périodisation globale physique de l’activité économique, et c’est en somme ce que je
requiert que l’on discerne des rythmes profonds qui s’impose- me propose de faire ici. Sans prétendre à la comparaison, à seul
raient à l’ensemble des dimensions de l’expérience sociale. Dans titre de repère, il serait légitime de décrire Les Deux Corps du roi
une telle opération, les conflits de préséance entre facteurs expli- d’Ernst Kantorowicz comme contribution à une histoire métaphy-
catifs ne manqueront pas, en fonction des options théoriques des sique de la politique occidentale, qui dévoile le creuset théolo-
uns et des autres. Au sein de ce débat, la perspective géologique gico-juridique dans lequel se sont forgés le concept et la réalité de
ne peut intervenir qu’au titre de simple avertissement extérieur. l’État 97. Des travaux de ce type ne sont évidemment pas exclusifs
L’identification de l’Anthropocène ne constitue pas en elle-même d’autres approches. Ils ont pour intérêt de dégager un plan d’in-
un événement historique. Elle n’est qu’un symptôme, hautement telligibilité du devenir occidental au second millénaire. C’est sur
significatif, qui rend manifeste l’aboutissement d’une tendance ce plan que pourrait s’établir une comparaison globale avec les
lourde. Elle met en pleine lumière une question massive qui ne se civilisations orientales, respectueuse de la pluralité des régimes
48 49
chapitre i
métaphysiques, au lieu de se cantonner au seul domaine de la Chapitre ii
compétition économique.
L’Anthropocène est un repère commode qui est cependant la grande asphyxie
loin d’épuiser la totalité de la signification du moment présent.
L’impression de vivre à la fin des temps est inhérente à l’expé-
rience temporelle des monothéismes 98. Cette impression s’accroît
encore à mesure que l’avenir se présente sous des traits plus dis-
semblables. Dans les phases de transformation intense des cadres
de l’expérience collective, telle que nous la vivons depuis quelques Quelque part, dans le monde,
décennies, le « monde que nous avons perdu » semble s’éloigner au pied d’un talus, un déserteur parlemente
à une vitesse prodigieuse. En assumant la part inévitable d’illu- avec des sentinelles qui ne comprennent pas son langage.
sion qui découle de cette situation, le bouleversement de tous les Robert Desnos, Les portes battantes.
repères historiques qui accompagne la mondialisation invite à
prendre au sérieux l’hypothèse que nous sommes en train de fran-
chir le seuil d’une autre époque. Pour donner à cette nouveauté
une meilleure intelligibilité, il pourrait être justifié de procéder à
une refonte des découpages chronologiques habituels. Dans l’ar-
ticle qui a popularisé la notion de « long Moyen Âge », initialement
écrit pour une revue généraliste, Jacques Le Goff envisageait dif-
férents critères, parfois incompatibles entre eux 99. Il notait pour Il est difficile de reprendre aujourd’hui le diagnostic de Lynn
conclure que la notion avait pour intérêt de donner corps à une White sans s’interroger sur les cinquante années qui nous
nostalgie du « temps des grands-parents » qui vient à peine de séparent de sa publication. Son article a été souvent cité, criti-
s’enfuir. Trente-cinq ans plus tard, on peut reproduire à l’iden- qué ou brandi comme référence, sans être toujours bien compris.
tique le même raisonnement. Le long Moyen Âge est ce temps qui La piste qu’il ouvrait a finalement été peu suivie et approfondie,
finit avant-hier, à la veille des transformations qui déterminent le et plus rarement encore mise à profit pour éclairer la situation
monde présent. On peut prendre comme repère la destruction des contemporaine1. Seuls quelques auteurs admettent que la tra-
campagnes occidentales telle que la décrit Bernard Charbonneau, jectoire moderne ne doit pas se comprendre comme une simple
le brutal remembrement des années 1950-60 qui a fait disparaître rupture avec un passé religieux, mais plutôt comme le prolon-
sous les coups de la société industrielle le bocage béarnais issu gement d’un mouvement initié par le christianisme occidental
des défrichements du xie siècle 100. Cette modernisation a produit et qui en a conservé des traces. Or si la civilisation technique du
une cassure irrémédiable. On peut toutefois se demander si l’éner- second millénaire est marquée par l’empreinte chrétienne, que
gie mise dans cette destruction ne tire pas son origine, d’une autre dira-t-on de la mutation technologique de ces dernières décen-
façon, des mêmes processus qui ont animé l’occupation médié- nies ? Assurément, l’usage des machines y a pris une intensité
vale de l’Europe occidentale. bien supérieure. Un saut qualitatif s’est produit. L’appareillage
des années 1960 semble à présent si désuet qu’il invite à peine à
la nostalgie. Pour reprendre le titre visionnaire du livre de Jacques
Ellul paru en 1977, alors qu’il ne pouvait qu’entrevoir la générali-
sation de l’informatique ou la robotisation des chaînes de produc-
tion et encore moins soupçonner la transmission presque instan-
tanée d’informations à l’échelle planétaire que permet Internet,
la société technique est devenue un « système technicien » auto-
nome, qui entretient sa propre croissance2. L’organisation
51
chapitre ii la grande asphyxie
économique peut faciliter ou entraver le progrès technique, elle réel fournit l’image d’un brouillage intellectuel tout aussi dense.
ne gouverne pas un système qui obéit à un principe interne d’ex- L’absurdité de la situation saute aux yeux de tous mais laisse
pansion. De fait, l’innovation est plus que jamais l’aliment de pourtant désarmés des spectateurs qui en sont à la fois les vic-
l’expansion d’un capitalisme illimité, mais elle s’applique désor- times et les complices. En 1962, dans un ouvrage qui a fortement
mais moins aux procédés de fabrication qu’à la diversification ver- marqué les esprits, Rachel Carson exposait l’effet dévastateur de
tigineuse des services et des produits. (Pour prendre un exemple l’épandage de pesticides sur l’ensemble de la chaîne alimentaire
apparemment insignifiant, la transformation du rayon des cho- touchée 7. La biologiste et journaliste scientifique dénonçait déjà
colats dans les supermarchés ces dernières années peut en don- la collusion entre industrie et pouvoir politique. Les molécules
ner la mesure : face à la prolifération des saveurs les plus incon- employées ont changé, la problématique demeure à l’identique, si
grues aux adjuvants douteux, les tablettes classiques deviennent ce n’est que les ravages produits par des produits infiniment plus
presque introuvables.) Il est également clair que plus aucune ins- toxiques ont désormais pris une ampleur démesurée. Pour assou-
titution n’assure, de façon centrale dans les sociétés occidentales, vir une demande alimentaire médiatisée par la grande distribu-
le relais d’un imaginaire que l’on pourrait référer plus ou moins tion, l’agriculture industrielle produit un empoisonnement géné-
directement au christianisme. Pourtant, en dépit de cette accélé- ralisé à faible dose des cultivateurs, des consommateurs, des sols,
ration brutale, il me semble que, pour l’essentiel, la trajectoire n’a des eaux et de l’ensemble du milieu environnant, détruisant mas-
pas changé d’orientation, à la seule différence qu’il n’y a désor- sivement au passage les populations d’abeilles et d’autres insectes,
mais plus personne aux commandes. On a pu parler de société provoquant la disparition rapide des oiseaux des champs les plus
post-industrielle, pour rendre compte de l’accroissement du sec- communs, tandis que les pouvoirs publics se montrent toujours
teur des services qu’Ivan Illich présentait comme des « professions aussi veules face aux industriels8. À l’épuisement des sols soumis
mutilantes » et que David Graeber qualifie plus prosaïquement à ce traitement chimique, comme à l’épuisement des gisements de
de « boulots à la con », qui prolifèrent au sein même de l’appareil ressources naturelles, fait écho l’épuisement des ressources psy-
productif 3. En réalité, la production manufacturière demeure le chiques des individus impliqués à chaque maillon de la chaîne.
cœur de ce que l’on peut décrire comme un capitalisme « hyper- Ce livre n’a pas pour objet de dresser un tableau complet des
industriel », hautement concentré et connecté, vorace en énergie contradictions du néolibéralisme. Il ne les envisage qu’à un
et en minerais rares 4. La pente actuelle qui vise à comprimer tou- double titre. En règle générale, pour formuler des questionne-
jours plus le coût du travail en redistribuant les profits aux seuls ments historiques adéquats, il est préférable de disposer d’une
actionnaires conduit à un accroissement démesuré des inégalités. perception éclairée des enjeux contemporains. En outre, dans ce
Pendant ce temps la destruction des forêts se poursuit pour les cas particulier, il ne semble pas superflu d’examiner de plus près
besoins de l’extraction des matières souterraines que dévore cette la conjoncture de la prise de position de Lynn White, afin de véri-
industrie 5. Socialement, politiquement, écologiquement, éthique- fier la pertinence qu’elle conserve au regard de la suite des évé-
ment, la situation n’est pas tenable. nements. De sa conférence au premier Sommet de la Terre tenu
L’air des grandes métropoles est devenu irrespirable. À Delhi à Stockholm, entre 1966 et 1972, la mobilisation autour des ques-
ou Pekin, les brouillards toxiques reviennent chaque année et tions environnementales a connu une montée en puissance à
l’état de la vallée de l’Arve ne vaut pas beaucoup mieux. Après les l’échelle mondiale qui contraste avec le désintérêt relatif des deux
épisodes de la vallée de la Meuse en 1930 ou du smog londonien décennies suivantes, et plus encore, avec l’inefficacité des solu-
de 1952, l’épaisse poussière qui retombe chaque hiver sur Oulan tions apportées à des questions devenues au fil du temps de plus
Bator ou Brno procure une agaçante impression de déjà-vu 6. en plus brûlantes. C’est cet écart qu’il m’intéresse ici d’interroger
Au-delà de ces pics de pollution atmosphérique, un brouillard et de comprendre. Une synthèse historique détaillée serait hors
global enveloppe le monde industrialisé. Nous suffoquons d’inha- de propos. Je me contenterai de tracer quelques pistes en suivant,
ler les particules fines résiduelles de notre activité. Nous payons dans ce chapitre et le suivant, le parcours de certains auteurs qui
les conséquences systémiques d’un processus infini de satis- me paraissent marquants, à des titres divers.
faction des désirs individuels par le marché. Ce brouillard bien
52 53
chapitre ii la grande asphyxie
Le moment 1970 Si vous placez Dieu à l’extérieur, si vous le campez face à sa
La situation intellectuelle et politique du début des années création, et si vous pensez avoir été créé à son image, vous vous
1970, observée depuis 2018, peut sembler aussi distante qu’une considérerez alors, logiquement et naturellement, comme
planète extrasolaire. À l’image du charme suranné des pantalons extérieur et opposé aux choses qui vous entourent. Et, comme
pattes d’eph et de la Simca 1100, ou d’une rencontre entre Brejnev vous vous arrogez tout esprit, vous penserez alors que le monde
et Pompidou au château de Rambouillet, c’est une époque dont qui vous entoure en est dépourvu et par conséquent qu’il ne
le mouvement de l’histoire nous a irrémédiablement coupés. peut prétendre à aucune considération morale ou éthique.
Certains y trouvent encore des ressources pour mener une critique L’environnement semblera vous appartenir et être voué à l’ex-
du néolibéralisme, au sein d’un mouvement « convivialiste » qui ploitation. Votre unité de survie se composera de vous-même, de
se réclame d’un texte d’Ivan Illich publié en 1973 9. Entre temps, vos proches et des membres de votre espèce, contre l’environne-
les données du problème ont pourtant radicalement changé de ment d’autres unités sociales et d’autres races, contre les bêtes
nature. Les attaques se concentraient alors sur la direction techno- et les végétaux. Si c’est ainsi que vous concevez votre relation à
cratique de la société par l’État et les grandes organisations, aussi la nature, et si vous disposez d’une technologie avancée, alors vos
bien dans les régimes occidentaux que dans les pays du socialisme chances de survie seront celles d’une boule de neige en enfer :
réel. Elle vise à présent le pilotage aveugle du social par le marché, vous succomberez aux sous-produits toxiques de votre haine, ou
lequel, il est vrai, n’est pas non plus avare en surveillance policière plus simplement, à la surpopulation et au surpâturage 11.
et en standardisation bureaucratique 10. Notre problème n’est plus
l’excès de contrôle politique, mais l’impossibilité d’avoir prise En dépit de son schématisme, ce raccourci a le mérite de mettre
sur l’orientation du destin collectif. En dépit de ces différences en relief le cœur de la question, en ajoutant une nuance impor-
manifestes, il demeure pourtant plausible que certains enseigne- tante au propos de Lynn White. Le rapport d’extériorité au monde
ments utiles pour notre temps puissent être tirés de la créativité que produit le christianisme ne pousse pas seulement à connaître
intellectuelle de ce moment très particulier, nourri de curiosités et à transformer l’environnement. Il implique aussi d’en prendre
transdisciplinaires, de hautes ambitions théoriques et de l’espé- possession pour l’exploiter. Outre l’histoire des sciences et des
rance d’une transformation profonde des rapports sociaux. Pour techniques, il faut également s’intéresser aux catégories juri-
employer une métaphore marine, on peut y voir le ressac de la diques et politiques au moyen desquelles s’organise l’occupation
vague structuraliste sur le rivage de l’utopie. Toutefois, la reprise du monde. Mais cet extrait ne m’intéresse pas simplement comme
de ces réflexions ne peut porter de fruits qu’à condition d’évaluer justification de la perspective d’ensemble adoptée dans ce livre.
correctement la façon dont les coordonnées de la situation ont Je voudrais aussi en tirer des conséquences plus générales en pre-
changé. La transformation attendue a bien eu lieu, mais elle n’a nant au sérieux la proposition que formulait Bateson à la page
pas exactement pris le visage souhaité. suivante : « Notre tâche la plus urgente est d’apprendre à penser
Gregory Bateson fait partie des auteurs dont l’évolution des autrement » 12.
écrits témoigne, à partir de 1967, d’une conscience plus vive de la Cet article de 1970 tient une place centrale dans l’organisation
crise écologique et des impasses du « mode de pensée occidental ». du recueil paru deux ans plus tard, où sont réunis des travaux
Il n’avait peut-être qu’une connaissance indirecte de l’article de produits au cours de plus de trente années de recherches, dans
Lynn White, mais comme souvent, la lecture des textes n’est pas des domaines aussi divers que les processus d’apprentissage,
le seul, ni même le principal moyen de diffusion des idées fortes. la génétique des coléoptères ou la communication chez les dau-
Un article de 1970 qui récapitule ses principales propositions épis- phins 13. L’expression « écologie de l’esprit » qui donne son titre
témologiques décrivait ce qui constituait le cœur du dispositif au recueil énonçait un programme de travail. Il s’agissait de com-
chrétien de domination du monde dans des termes qui nous sont prendre l’unité des systèmes vivants, biologiques ou mentaux,
désormais familiers : en enseignant la méfiance à l’égard des « buts conscients » que se
donnent les individus, qui ratent généralement leur cible en sus-
citant des rétroactions négatives inattendues, faute de percevoir
54 55
chapitre ii la grande asphyxie
l’impact systémique de leurs actes. Le terme d’« écologie » n’a pas aussi fascinante à observer en raison des ambiguïtés qui la tra-
été choisi au hasard. L’aveuglement de la société industrielle face versent. La trajectoire américaine de Bateson, parti de Cambridge
aux conséquences écologiques de ses actes a été un élément déci- en 1927, pour ne presque jamais y revenir, l’a mené des premières
sif dans l’aboutissement de la réflexion de Bateson14. Les derniers élaborations de la cybernétique, dans un contexte de recherche
mots de son ultime article résumaient sa proposition de méthode militaire, aux milieux californiens de la contre-culture des années
de la façon la plus synthétique : « la monstrueuse pathologie ato- 1970. Quatre décennies durant, il s’est ainsi trouvé sur la ligne de
miste que l’on rencontre au niveau individuel, au niveau familial, faîte de percées intellectuelles et culturelles qui ont largement
au niveau national et au niveau international – la pathologie du contribué à modeler le monde contemporain.
mode de pensée erroné dans lequel nous vivons tous – ne pourra
être corrigée, en fin de compte, que par l’extraordinaire décou- La révolution culturelle américaine
verte des relations qui font la beauté de la nature » 15. Les mouvements de contestation des années 1966-1969 n’ont,
Bateson était un penseur socratique qui s’exprimait volontiers de toute évidence, pas provoqué l’effondrement de la techno-
sous la forme de dialogues avec sa fille. Il soulevait des questions structure militaro-industrielle à laquelle ils s’opposaient, et encore
sans toujours prétendre, ni même souvent vouloir y apporter moins précipité la chute du capitalisme. Ils ont en revanche
des réponses univoques. Ouvrir un problème était pour lui plus contribué à en accélérer la mutation. Dans sa myopie nationale,
important que le clore. En l’occurrence, sa proposition de « pen- la France demeure encore, cinquante ans plus tard, obnubilée par
ser autrement » pour dépasser l’enfermement dans les limites du ses événements de mai 68 alors qu’ils ne sont qu’une mince péri-
sujet individuel pouvait se prêter à des prolongements dans des pétie au sein d’un ébranlement qui a secoué le monde entier, de
directions très variées. Le sociologue allemand Niklas Luhmann Mexico à Prague, et s’est poursuivi pendant toute une décennie en
en a tiré une théorie sociale fondée sur l’élément de la commu- Italie19. Guidé par un mot d’ordre de libération face à toutes les
nication, dans laquelle des sous-systèmes fonctionnels se dif- oppressions et toutes les autorités, le mouvement s’est prolongé
férencient en employant des codes spécifiques, mutuellement dans de nombreuses directions (pacifisme, tiers-mondisme, fémi-
intraduisibles (la politique, le droit, la science, l’art, l’économie, nisme, etc.), sous des allures variées et parfois contradictoires.
la religion, l’éducation, etc.) 16. En dépit de son très haut degré L’opposition à la guerre du Viêt-Nam fournissait un élément fédé-
d’abstraction, la théorie de Luhmann peut être lue comme la des- rateur à ces contestations dont les formes étaient dictées par les
cription la plus saisissante qui soit du démembrement effectif situations et les cultures politiques locales. La Révolution cultu-
des existences contemporaines, fragmentées entre des segments relle chinoise, déclenchée à l’été 1966 par Mao pour de basses rai-
de vie étanches les uns aux autres, dont les systèmes psychiques sons de tactique partisane, a également contribué à alimenter la
individuels ne peuvent au mieux qu’enregistrer l’hétérogénéité. ferveur révolutionnaire. Cependant, l’épicentre du séisme n’était
Le résultat est à l’opposé des objectifs de Bateson qui cher- pas situé à Nanterre ou sur le boulevard Saint-Michel mais bien à
chait au contraire à penser, au moyen de l’approche systémique, San Francisco en 1967.
l’unité de la biosphère et l’inclusion de l’humain dans le tissu du Fred Turner montre qu’il faut dissocier plusieurs composantes
monde 17. Son dernier livre, complété et achevé après sa mort par au sein de ce qu’il est convenu d’appeler la « contre-culture », à la
sa fille Mary Catherine, elle-même anthropologue, faisait un pas suite de la description proposée par Theodore Roszack en 1969 20.
de plus en ce sens. Abordant la question du sacré, il comprenait L’un de ces moteurs provenait de la « nouvelle gauche » d’inspi-
la religion comme le moyen privilégié de percevoir « de vastes ration marxiste, essentiellement présente sur les campus, mûrie
ensembles organisés dotés de caractéristiques spirituelles imma- dans la lutte pour les droits civiques des noirs américains. Elle
nentes » 18. (Gardons cette définition en tête, on la retrouvera plus entrait en interaction, parfois conflictuelle, avec différents groupes
loin.) La démarche de Bateson m’intéresse depuis longtemps d’activistes, d’inspiration anarchiste ou psychédélique 21. Le Black
comme pensée tâtonnante et inventive, qui touche des points cru- Panther Party, formé à Oakland en 1966, dans la foulée des insur-
ciaux de l’expérience humaine et s’interroge sur la possibilité d’en rections raciales à partir de 1965, présentait un visage ouverte-
rendre compte. En tant que document historique, elle est tout ment révolutionnaire. La foule qui s’est réunie à San Francisco,
56 57
chapitre ii la grande asphyxie
de janvier à juillet 1967, et qui s’est ensuite dispersée pour former interdisciplinaires menées autour de Norbert Wiener où se for-
d’innombrables « communes », en ville ou dans les forêts 22, avait mulaient les principes de la cybernétique29. Le programme cyber-
des aspirations plus vagues. Une grande partie de cette génération nétique, initialement lié à l’élaboration d’un dispositif auto-cor-
n’était qu’en rupture très partielle avec le monde dont elle était recteur de lutte anti-aérienne, agrégea divers questionnements
issue. Tout en s’opposant au contrôle bureaucratique, elle voulait épistémologiques qui étaient dans l’air dans différentes disci-
recueillir le bénéfice de la société démocratique en s’affranchis- plines, de l’idée d’apprentissage secondaire sur laquelle travail-
sant de contraintes perçues comme obsolètes. La libération du laient Mead et Bateson, à la notion d’« écosystème » élaborée par
mode de vie et l’établissement de relations informelles et déhié- Evelyn Hutchinson30. On peut certes le décrire comme principa-
rarchisées ont pu s’accomplir sans imposer de transformation lement tourné vers la conception d’outils de modélisation et de
majeure du cadre politique. Le système économique a su rapi- contrôle 31. Cependant, une interprétation politique des effets
dement s’ajuster à cette nouvelle demande qu’il avait largement pratiques de ce programme de recherche ne doit pas occulter
accompagnée, voire anticipée 23. Le retournement a été facilité par une fécondité épistémologique qui n’avait rien de monochrome.
une injection massive de capitaux dans les technologies nomades Dans ses travaux ultérieurs, Bateson faisait passer au second plan
développées en Californie. En Europe occidentale ou dans le Tiers l’élément du « contrôle » sur lequel insistait Wiener, pour s’interro-
Monde, là où les luttes avaient été plus intensément politisées, la ger davantage sur l’ouverture des systèmes et l’arbitraire de leurs
mutation culturelle a pris l’allure d’un violent choc en retour dans frontières 32.
les années 1980. Le combat intellectuel et culturel contre le totalitarisme en
Pour comprendre l’origine de cette métamorphose, Frederic situation de guerre permet de comprendre l’engagement des cher-
Turner invite à remonter avant même l’entrée en guerre des États- cheurs à l’appui de cette équation paradoxale : il fallait compter
Unis 24. La manipulation des foules par la propagande dans les sur un État fort, appuyé par une puissance militaire dotée de la
régimes totalitaires inquiétait une Amérique qui était loin d’être technologie la plus avancée, pour promouvoir l’émancipation
immunisée contre le péril nazi. Parmi différentes initiatives qui individuelle et se prémunir contre le retour de « la personnalité
visaient à consolider la « personnalité démocratique », une « com- autoritaire » qu’étudièrent peu après, dans le même contexte,
mission pour le moral national » fut mise sur pied à New York Theodor Adorno et son équipe 33. La cybernétique serait l’instru-
en 1940, dans laquelle étaient notamment impliqués Margaret ment paradoxal de ce programme. La hantise du totalitarisme
Mead et son époux, Gregory Bateson 25. Leur étude de la culture poussait à la conception d’un modèle d’ordre social décentralisé,
balinaise avait pour question centrale le façonnement culturel résultant de l’interaction d’individus indépendants. Ce réseau
du caractère individuel à travers les interactions entre la mère et devait pourtant être gouverné par un ordinateur central, dont la
l’enfant. La présentation qui en était faite, dans un livre compre- gestion serait fatalement confiée à des experts. Bien qu’elle fût
nant plus de 700 clichés 26, puis dans une exposition au moma, conçue à l’image de l’esprit humain, la nouvelle machine laissait
était conçue comme contribution à l’édification d’une culture poindre la crainte d’une tyrannie d’un genre nouveau.
démocratique, invitant le spectateur à construire sa propre inter- Le contexte de la guerre froide incitait à la poursuite de ce pro-
prétation des photographies parmi lesquelles il était plongé27. gramme. Les tensions et les ambivalences dont il était porteur ne
(Avec une vingtaine d’autres anthropologues, Bateson fut ensuite pouvaient dès lors que s’amplifier. Pour ne retenir qu’un détail
recruté par l’oss, pour mener des opérations de renseignement et significatif de la connivence étonnante entre la quête de liberté
de propagande en Birmanie et à Ceylan, expérience qui provoqua et les institutions les plus autoritaires, c’est à Menlo Park, dans
par la suite chez lui des épisodes dépressifs répétés, une grande l’hôpital des anciens combattants de Palo Alto où Bateson diri-
amertume et une méfiance durable à l’égard de la science appli- geait alors ses travaux sur la communication et la schizophrénie,
quée ; l’accumulation de ces causes est à l’origine de ses difficul- que le romancier Ken Kesey (l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de
tés à obtenir un poste stable, ce qui le contraignit à survivre au coucou) testa en 1958 le lsd, les champignons hallucinogènes et
moyen d’une succession de projets de recherche 28.) Le couple d’autres stupéfiants, dans le cadre d’un programme financé par la
d’anthropologues participa également, dès 1942, aux discussions cia qui s’intéressait aux effets que ces substances pourraient avoir
58 59
chapitre ii la grande asphyxie
à l’occasion de l’interrogatoire d’espions ennemis34. Bateson, qui agissant au sein d’organisations décentralisées, qui n’avaient pour
avait lui-même tenté l’expérience sans y trouver grand intérêt, fit autant rien perdu de leur tendance au gigantisme39. La réduc-
en sorte que le poète Allen Ginsberg pût également y avoir accès 35. tion de taille concernait aussi bien le passage d’une production
C’est dans un tout autre but que leur consommation se répandit de masse standardisée au marketing des séries limitées. À grande
au cours de la décennie suivante. L’expansion psychédélique de vitesse, le capital a su recycler à son profit la quête d’autonomie,
la conscience fut un thème et une pratique majeure des années de la même façon qu’il a tenté de tirer parti des préoccupations
1966-72. Elle fut également par la suite un élément décisif de l’in- écologiques.
novation informatique.
Fred Turner a mis en lumière la fluidité de ces passages en sui- Les multiples voies de la conscience environnementale
vant le parcours de Stewart Brand. Proche des avant-gardes artis- Dans ce moment critique (1966-72), la sensibilité environne-
tiques de la côte Est dans les années 1960, présent à San Francisco mentale a constitué une composante majeure de la mobilisation
en 1967, il comprit rapidement que les nouvelles communes californienne, puis mondiale. En facilitant la perfusion de cette
ne s’étaient pas coupées du monde de la technique. Son Whole préoccupation vers les milieux universitaires et politiques, ce
Earth Catalog proposait des écrits divers et toutes sortes d’objets mouvement a contribué à lui donner une reconnaissance institu-
utiles à une vie autarcique. Lorsque le mouvement communaliste tionnelle. L’émergence de cette expression collective ne doit pas
s’épuisa, vers 1972-74, Brand prôna un concept de « coévolution » toutefois être confondue avec une découverte absolue. Depuis le
pour accompagner le retour des hippies à la vie civile. Dans ses xviiie siècle, chaque étape de l’industrialisation s’est accompa-
nouvelles publications, Bateson fut particulièrement mis en avant gnée de la dénonciation des pollutions et de certains des risques
comme figure tutélaire d’une réconciliation entre la technolo- qu’elle faisait courir. Chaque conflit majeur a glacé d’effroi les
gie et l’écologie, l’épanouissement individuel et la vie sociale 36. populations civiles en offrant le spectacle de progrès inédits dans
Au début des années 1980, Brand fut encore une fois capable de la cruauté et les capacités de destruction militaires. Lorsqu’elle
saisir la nouveauté du moment en accompagnant les débuts de n’est pas restreinte au cadre américain et liée à la préservation des
l’informatique, jouant un rôle d’organisateur des premières com- espaces sauvages de l’Ouest américain (wilderness), la généalogie
munautés de hackers et de pionnier de la nouvelle économie des de ces préoccupations remonte habituellement au xviiie siècle 40.
réseaux. En l’espace de vingt ans, l’ordinateur qui symbolisait Si le souci de la préservation de la nature avait une histoire
l’oppression par un pouvoir central s’était mué en objet de libé- longue, il a été relancé dans les années 1960 par l’industriali-
ration individuelle et de création de communautés virtuelles et sation de l’agriculture, associée à l’usage croissant de produits
nomades. chimiques. La crainte de la détérioration des terres cultivées par
L’économiste anglais d’origine allemande E. F. Schumacher, cri- un excédent démographique constituait un autre thème classique
tique du productivisme et des grandes organisations, engagé dans depuis les Essais sur le principe de population de Thomas Malthus
le mouvement écologiste, est à présent bien oublié. Le recueil (1798). Au lendemain de la seconde guerre mondiale, des alertes
d’articles qu’il a publié en 1973, prônant une économie à taille associant les risques d’épuisement des ressources naturelles et la
humaine, inspirée par des valeurs spirituelles, avait pourtant ren- crainte d’une surpopulation globale ont connu un retentissement
contré un succès considérable, en dépit de son moralisme étri- mondial41. Le sujet reprit une nouvelle actualité dans les années
qué 37. Le titre de son livre, Small is beautiful, reprenait un slogan 1960 42. En 1968, un an après Lynn White, le biologiste Garret
de son ami Leopold Kohr, théoricien anarchiste de la décentrali- Hardin fut à son tour invité à prononcer dans le même cadre que
sation politique. La formule originelle défendait le choix d’une lui une conférence dont le texte fut aussi rapidement publié dans
« technologie intermédiaire », volontairement limitée et mise en Science. Sous le titre accrocheur de « tragédie des communs »,
œuvre dans des unités de production de taille restreinte. En chan- Hardin entendait prouver que l’usage collectif d’une terre par
geant de sens, la même expression est devenue un mot d’ordre de des éleveurs possédant leurs propres troupeaux conduit nécessai-
la nouvelle économie38. Comme technique de gestion, elle expri- rement au surpâturage et à la ruine de tous. Très contestable et
mait l’efficacité supérieure attendue de la part d’équipes réduites réfuté par tous les travaux empiriques sur l’usage des ressources
60 61
chapitre ii la grande asphyxie
communes 43, l’argument a été mis au service du projet néolibé- La position occupée par Bateson dans cette constellation est
ral pour affirmer la supériorité de la gestion des ressources privées à la fois distante et stratégique. Il passa l’essentiel des années
par le marché. En réalité, comme l’a montré Fabien Locher, les 1960 dans un modeste centre de recherche à Hawaï à mener des
intentions de Hardin étaient assez différentes. Conservateur, par- recherches sur la communication entre les dauphins qui se révé-
tisan du contrôle des naissances, avec un penchant pour l’eugé- lèrent infructueuses, faute d’appareillage efficace pour tracer
nisme, il avait conçu cette fable comme argument contre la surpo- la source des messages émis dans l’eau 51. Cette retraite lui per-
pulation, les bovins supplémentaires représentant les enfants en mit de mûrir sa réflexion. Dès 1966, il avait lu le premier livre de
excès que des parents égoïstes ne peuvent s’empêcher de mettre Commoner, Science and Survival, et avait initié un échange de
au monde44. Si l’essentiel du passage de Bateson cité plus haut courriers avec lui. Plusieurs invitations lui donnèrent l’occasion
s’inspire de l’argument de Lynn White, la référence à la surpopula- de s’adresser à de nouveaux publics. Au mois de juillet 1967, le
tion et au surpâturage sont un écho de Hardin. psychanalyste anglais R. D. Laing et ses proches organisèrent à
Les préoccupations environnementales qui émergent dans cette Londres un congrès sur la « dialectique de la libération ». Bateson
période ne se réduisent donc pas à un courant unifié. On y trouve fut le seul à y évoquer les questions environnementales, en trai-
de multiples propositions, qui ouvrent des champs de réflexions tant de la contradiction entre les buts conscients et la « sagesse »
et de pratiques assez divers. En France, l’essayiste Bertrand de des systèmes naturels 52. Pour justifier son point de vue, il intro-
Jouvenel annonçait depuis une décennie la nécessité pour l’éco- duisit dans le cours de la discussion les notions d’« effet de serre »
nomie de se transformer en « écologie politique », pour assurer une et de « changement climatique » 53. Comme la plupart du public,
croissance équilibrée, consciente des nuisances qu’elle produit. Allen Ginsberg n’avait pas encore été exposé à ces perspectives,
La publication en recueil de ses articles, en 1968, a facilité la rece- dont il enregistra la leçon quelques semaines plus tard dans un
vabilité de ces sujets dans les sphères politiques hexagonales45. poème rédigé au Pays de Galles (Wales visitation). L’année sui-
Occupant des positions périphériques, l’ornithologue Jean Dorst vante, Bateson eut l’occasion d’organiser à son tour une rencontre
alertait sur l’érosion de la biodiversité et Bernard Charbonneau interdisciplinaire fermée, sur le modèle des conférences Macy,
sur la destruction des campagnes 46. Le philosophe norvégien en soumettant à un groupe de chercheurs un thème commun de
Arne Naess a formulé en 1973 la notion d’« écologie profonde », fon- réflexion. Mary Catherine Bateson en publia les résultats sous la
dée sur la reconnaissance de la valeur intrinsèque de toute forme forme d’un récit des débats 54. La question posée aux participants
de vie47. De façon plus restreinte, le philosophe australien Peter concernait la discordance entre les processus naturels et les capa-
Singer argumentait uniquement en faveur de la libération animale, cités mentales des humains à percevoir les conséquences systé-
comme une extension de l’idéal d’émancipation à l’ensemble des miques de leurs actes. L’écran de la conscience, déterminé par
êtres sensibles. Alors que la gauche marxiste percevait globalement les buts à atteindre, ferait obstacle à une perception de proces-
la question comme dépourvue de toute importance et comme sus récursifs du monde naturel. Les exemples apportés par Barry
une simple diversion du combat de classe, seul un petit nombre Commoner sur la perturbation du cycle de l’azote par l’agriculture
d’esprits clairvoyants, tels que le biologiste Barry Commoner aux industrielle donnait corps à cette inquiétude quant au caractère
États-Unis ou André Gorz en France, comprirent rapidement que inéluctable d’un aveuglement face aux dégâts écologiques.
la bataille de l’écologie devait se livrer sur le terrain politique et La palette des options intellectuelles et politiques au sein d’un
qu’elle pouvait être le lieu d’un renouvellement du projet socia- mouvement écologiste hétérogène était donc très large. La diver-
liste 48. (Impliqué dans la dénonciation des retombées des essais sité de leurs présupposés et de leurs objectifs rendait presque
nucléaires dès la fin des années 1950, soulignant inlassablement impossible la formation d’un courant cohérent, susceptible de
les liens entre les luttes sociales, civiques et environnementales, déboucher sur la constitution d’une force politique efficace.
Commoner a été au bout de son engagement en se portant can- De surcroît, cette nébuleuse était traversée par une ambiguïté fon-
didat à la présidentielle américaine de 1980 au nom du Citizens damentale. L’émergence des préoccupations environnementales
Party 49.) Au cours des années 1980, l’émergence d’un mouvement est exactement contemporaine de l’engouement pour la conquête
écoféministe a donné une nouvelle coloration à la question50. spatiale et de l’apogée des missions Apollo (1968-72). Les deux
62 63
chapitre ii la grande asphyxie
attitudes n’étaient pas exclusives l’une de l’autre. Le jeune Stewart décalqué de l’anglais, entre dans le vocabulaire en 1970 et donne
Brand est sur ce point encore un excellent révélateur. Au retour son nom à un ministère l’année suivante59. Robert Poujade, qui
d’un trip sous lsd, suivant l’inspiration de son maître à penser, en fut le premier titulaire, rappelle avoir surpris Pompidou et
l’architecte et designer Buckminster Fuller qui avait popularisé Chaban en 1969 en employant le mot et en évoquant le thème
l’expression de « vaisseau spatial terrestre » 55, il se fixa comme comme « la grande affaire de la fin du siècle » 60. Au mois de mars
objectif d’obtenir que la nasa rende publique une photo de la 1970, à l’ouverture de l’exposition internationale d’Osaka, un
Terre vue de l’espace. Cette image de la « bille bleue », qu’il affi- important colloque sur les sciences sociales et l’environnement
cha ensuite en couverture de son catalogue, traduit parfaitement fut l’occasion, pour différents chercheurs, de découvrir une pro-
l’ambivalence qui accompagne le constat de la finitude terrestre. blématique nouvelle 61. Pour le grand public, l’acte le plus mar-
Le sentiment de la fragilité du monde naturel est inséparable quant fut la première journée de la Terre, célébrée le 22 avril 1970 à
d’une démonstration de la toute-puissance scientifique. Comme l’instigation d’un sénateur démocrate, qui rassembla des millions
l’a montré Sebastian Grevsmühl, cette tension est présente tout au de personnes aux États-Unis. Si l’on veut tracer une chronologie
long de l’histoire de la visualisation de la Terre depuis le ciel, dont fine, le printemps 1970 marque sans doute le point culminant de
les premières étapes remontent à l’exploration des pôles au début cette sensibilisation mondiale, qui met en branle certains proces-
du xxe siècle 56. sus de réflexion, sans imprimer pourtant d’inflexion profonde au
En facilitant la saisie réflexive de la planète prise dans sa tota- cadre conceptuel de l’action publique. Dans le prolongement des
lité, le détour par l’espace a eu des retombées notables. C’est au travaux engagés en 1970, la conférence de Stockholm organisée
sein d’un programme de recherches lié à l’exploration spatiale par les Nations Unies en 1972 produisit une déclaration de prin-
que le chimiste de l’atmosphère James Lovelock et la micro- cipes qui était toutefois dépourvue d’engagements contraignants.
biologiste Lynn Margulis ont avancé en 1974 l’hypothèse d’une La création des nouveaux organismes et ministères n’a pas été
homéostasie de la biosphère : la vie se maintiendrait sur Terre en totalement vaine, notamment du point de vue de la protection des
régulant elle-même son environnement géologique 57. Dans ses espaces naturels. Cependant, aucun pays industrialisé n’était prêt
formulations ultérieures, l’« hypothèse Gaïa » a été résumée en à défendre la cause de l’environnement contre les exigences du
comparant le fonctionnement de la Terre à celui d’un organisme développement industriel, pas davantage alors que maintenant.
vivant. Il serait plus exact de la décrire comme l’interaction d’une En dépit de la politique de détente russo-américaine, concrétisée
multitude d’organismes, dans des échanges entre la biosphère, par le premier traité sur la limitation des armes stratégiques de
l’écorce terrestre, l’atmosphère et les océans, qui a pour résultat mai 1972, la rivalité militaire entre les États-Unis et l’Union sovié-
de conserver l’ensemble du système dans des conditions favo- tique interdisait d’un côté comme de l’autre l’abandon d’une poli-
rables au maintien de la vie sur Terre. Si la proposition a long- tique de puissance.
temps suscité des réticences, en raison de ses récupérations New
Age et des positions politiques de Lovelock (qui insiste principa- L’effacement du réel
lement sur l’élément démographique et minore les pollutions des Le rapport Meadows sur les limites de la croissance a constitué
industries chimiques), elle a cependant joué un rôle majeur dans l’acmé de cette prise de conscience publique. Commandé en 1970,
l’émergence d’un champ d’études du « système Terre ». Comme il fut officiellement publié en mars 1972, mais une version préli-
l’écrit Sébastien Dutreuil en conclusion de la thèse récente qu’il y minaire rédigée par Donella Meadows qui avait abondamment
a consacrée, le véritable apport de l’hypothèse a été d’ordre méta- circulé dès l’été précédent avait causé un large émoi 62. Dans ce
physique, en donnant à penser la planète comme un système 58. document se croisaient pour la première fois l’économie, la cyber-
Ces différentes manifestations militantes ou savantes ont nétique, la population et les ressources naturelles. Cette modéli-
trouvé un écho dans les instances politiques, avec la création d’or- sation, préparée par une équipe interdisciplinaire du mit pour
ganismes internationaux et de départements ministériels, la com- un cercle de réflexion animé par l’industriel italien Aurelio Peccei,
mande d’enquêtes et d’études. À la fin de la décennie, l’inquiétude connu sous le nom de Club de Rome, montrait qu’en prolongeant
des élites n’était pas feinte. En France, le terme « environnement », les tendances en cours, l’interaction des variables essentielles
64 65
chapitre ii la grande asphyxie
(production industrielle et agricole, ressources, pollution et démo- condescendant, Wilfred Beckerman, titulaire de la chaire d’écono-
graphie) conduirait à un effondrement durant le premier tiers du mie à Oxford, dénonça un « tissu d’inepties, insolent et effronté »,
xxie siècle. Les préconisations visaient notamment à accroître la annonçant avec assurance que l’industrialisation s’accompa-
durabilité des produits, afin de réduire la consommation primaire gnait tendanciellement d’une réduction drastique des pollutions
de ressources naturelles, et à réorienter l’activité vers le secteur et que l’épuisement des ressources minières pourrait toujours
des services. Le mot d’ordre le plus frappant était l’objectif d’une être compensé par de nouvelles découvertes 65. Cette conférence
« croissance zéro », aussi bien de la population que de l’économie. publique est intéressante à observer d’un point de vue épistémolo-
Ces annonces fracassantes reçurent un écho public considérable. gique. L’économiste y fait la leçon aux scientifiques britanniques
La version anglaise et ses traductions en trente langues s’écou- qui avaient souscrit à un appel alarmiste (« Blueprint for survi-
lèrent à douze millions d’exemplaires. Pourtant, l’explicitation des val ») prônant la désindustrialisation, proche des idées d’Ernst
conséquences prévisibles du maintien d’une croissance écono- Schumacher, publié par The Ecologist en janvier 1972. Beckerman
mique élevée semble avoir eu pour effet paradoxal de faire refluer invite ses collègues à ne pas se mêler d’une discipline à laquelle
les préoccupations environnementales. On peut l’observer sur ils n’étaient pas formés, tout en se permettant de balayer cava-
plusieurs fronts. lièrement la réalité de l’effet de serre, point sur lequel les pré-
L’une des grandes faiblesses du rapport, qui entravait la pos- dictions du rapport Meadows se sont avérées d’une exactitude
sibilité d’en tirer des conséquences pratiques, tenait à son indif- remarquable 66. Le discrédit jeté sur les « prophètes de malheur »
férence aux enjeux géopolitiques. Le modèle employé souffrait (« Doomsday men ») revenait à défendre un présupposé partagé par
d’une simplicité excessive puisqu’il traitait l’évolution du système l’establishment économique, toutes tendances confondues, qui
planétaire dans sa globalité. Des simulations ultérieures, menées faisait confiance au progrès technique pour s’affranchir de toutes
par d’autres équipes, ont cherché à l’affiner pour tenir compte des les contraintes matérielles prévisibles. Cette réaction est loin
différentiels de développement entre les régions du globe. Ce fai- d’être anecdotique, puisque Beckerman fut pendant plusieurs
sant, ces travaux mettaient en évidence des intérêts discordants, décennies un acteur central de ce que Dominique Pestre décrit
selon un clivage qui passait entre les pays « non-alignés » et les comme la « mise en économie de l’écologie » 67. Le message qu’il
deux blocs industrialisés, soviétique et capitaliste. Élaborant la envoyait était très largement admis par les élites, occidentales
notion d’éco-développement lancée à Stockholm, Ignacy Sachs la ou communistes. Les choses sérieuses devaient être confiées à la
présentait comme « un style de développement particulièrement seule science apte à diriger le monde.
adapté aux régions rurales du Tiers-Monde » 63. Ces propositions Sur le plan de la réflexion théorique, le retournement est tout
ont largement inspiré la déclaration finale d’un colloque d’experts aussi frappant. À partir de 1966, des travaux d’économie écolo-
de l’onu, réuni en octobre 1974 au Mexique, dans la petite ville gique se donnaient pour tâche de situer l’activité humaine au sein
de Coyococ, à quelques kilomètres de Cuernavaca. Ce document d’un flux de matières, prélevées comme ressources puis rejetées
faisait surtout écho aux revendications des pays du Sud, en récla- comme déchets. Alors qu’elles semblaient obtenir une reconnais-
mant une meilleure répartition des richesses. Kissinger fit aussi- sance au sein de la discipline, ces recherches ont été marginali-
tôt savoir par télégramme que les États-Unis ne signeraient pas ce sées dès le milieu de la décennie suivante 68. La question systé-
texte. À la suite de cet incident, la notion d’éco-développement fut mique posée par le rapport Meadows s’est trouvée réduite au seul
évacuée du vocabulaire commun et remplacée par l’euphémisme problème de l’épuisement des ressources, pour être traitée au
de sustainable development (« développement durable ») compris sein de modèles macroéconomiques insensibles au risque d’ef-
au sens d’une croissance respectant certaines conditions de dura- fondrement systémique. Antonin Pottier montre qu’un étrange
bilité écologique 64. Au lieu de la refonte conceptuelle espérée, le déni s’est emparé de la profession vers 1974, qui « consiste à poser
consensus international minimal ne pouvait admettre qu’un ajus- des modèles a priori et à argumenter à partir de ces mondes fic-
tement cosmétique. tifs », en postulant un progrès technique continuel69. En dépit
En réalité, la reprise en main idéologique s’était manifestée dès du discrédit jeté sur l’initiative, la question soulevée ne peut pas
la publication du rapport Meadows. Sur un ton particulièrement être facilement évacuée. Même si de nouvelles explorations et
66 67
chapitre ii la grande asphyxie
des innovations techniques ont pu en repousser provisoirement La réponse politique aux questions écologiques a été soumise
la limite, l’horizon inéluctable est celui d’une quantité finie de au même filtre. Le mythe néo-libéral de l’efficience des marchés
ressources, exploitées par un nombre croissant d’humains et a conduit à adopter, comme principal dispositif du « protocole de
produisant un seuil incompressible de pollution et de déchets. Kyoto » (négocié en 1997), un marché des permis d’émission de
Une vérification empirique du rapport Meadows effectuée en 2014 carbone dont l’inefficacité totale et les conséquences délétères
confirme l’exactitude des tendances annoncées par les prédictions sont désormais avérées 73. De la même manière, le Sommet de Rio
de 1972 70. (1992) avait fixé des objectifs de protection de la biodiversité qui
Ce ne sont donc pas les « Amis de la Terre » mais les économistes devaient être atteints grâce à des instruments ou des mécanismes
qui ont remporté la bataille idéologique des années 1970. À partir de marchés, dont le premier effet dévastateur a été de pousser
de 1974, la crise économique a occulté pour longtemps la crise éco- à une évaluation marchande de la nature 74. Il a fallu attendre
logique. Au printemps 1973, Ivan Illich annonçait que la croissance plus de 20 ans, avec la cop 21 (Paris, 2015) pour que le principe
allait prochainement « s’arrêter d’elle-même » 71. Effectivement, au d’un engagement volontaire des États commence timidement à
mois d’octobre, le premier choc pétrolier consécutif à la Guerre reprendre le dessus. Pour les historiens des prochains siècles,
du Kippour l’a durablement enrayée dans les vieux pays indus- cette incapacité à agir et à simplement répondre à l’urgence de
trialisés. Pourtant, contrairement à ce qu’espérait le penseur de la situation sera un inépuisable sujet d’étonnement. Pendant
Cuernevaca, la crise n’a pas touché le mode de production indus- quarante ans, un ahurissant blocage idéologique a entravé toute
trielle lui-même. Les gouvernements ont eu pour premier objec- discussion sérieuse. Confrontés à des échéances de long terme
tif de relancer la croissance. Rapidement, la montée du chômage qui mettaient en cause la viabilité du modèle de développement
est devenue une préoccupation majeure. Pour finir, la maîtrise occidental, les politiciens et les populations ont accepté de croire
de l’inflation s’est imposée comme visée prioritaire, préalable la fable que racontaient les économistes : des adaptations margi-
au retour de la croissance. À la fin de la décennie, le programme nales à court terme parviendraient toujours à maintenir une tra-
monétariste prôné par Milton Friedman dominait presque univer- jectoire vertueuse, grâce à l’inventivité sans limite du capitalisme
sellement dans les facultés et les administrations. Cette nouvelle et de la techno-science.
doctrine n’avait rien d’un « laissez-faire » libéral. Au contraire, elle
imposait que la création monétaire fût tenue d’une main de fer L’excroissance du présent
par les banques centrales, dont il a ensuite été urgent de décré- La question qui se dégage ainsi va bien au-delà des seuls enjeux
ter l’indépendance pour les soustraire au contrôle démocratique. environnementaux. L’évanouissement du futur est l’un des traits
La maîtrise de l’inflation, qui avait pour premier objectif de pro- les plus frappants de notre nouvelle situation historique. La crédi-
téger le capital et les rentes, a largement rempli son rôle. Pour bilité d’un horizon révolutionnaire s’est effondrée, faute d’acteur
citer un rapport officiel, « la part de la rémunération du travail collectif susceptible de le faire advenir, comme le notait lucide-
dans le revenu national total a diminué dans la quasi-totalité des ment André Gorz dès 1980 75. Mais c’est également la capacité pla-
pays de l’ocde. Sa valeur médiane est passée de 66,1 % au début nificatrice à long terme qui est tombée en panne dans les années
des années 1990 à 61,7 % à la fin des années 2000, et dans certains 1970, au moment précis où les travaux de prospective annonçaient
pays ce fléchissement s’était amorcé plus de 30 ans plus tôt » 72. la nécessité d’une inflexion dans le mode de production indus-
Mondialisé, financiarisé, porté par les nouvelles technologies de trielle, pour simplement préserver l’horizon d’un monde habi-
l’information et soutenu par une vague idéologique néo-libérale, table au siècle suivant. En dépit des démentis que lui infligent
le nouveau capitalisme s’est imposé comme la réponse pratique régulièrement les faits, la confiance aveugle accordée aux méca-
à la crise des sociétés industrielles. Sous la forme du « développe- nismes auto-régulateurs du marché ne diminue pas. La tendance
ment durable » ou du « capitalisme vert », il a su faire des inquié- à la financiarisation généralisée semble au contraire s’étendre,
tudes écologiques un nouveau secteur de croissance, en prenant puisqu’elle affecte à présent jusqu’à la gestion des ressources
appui sur la bonne conscience d’une cible marketing vulnérable naturelles 76. Pour bien apprécier l’importance du phénomène, il
aux illusions. faut se rappeler que la finance est essentiellement une procédure
68 69
chapitre ii la grande asphyxie
d’anticipation qui revient à vendre dans le présent des droits sur modèle continue à dominer l’imaginaire politique contempo-
le futur. Les marchés financiers, et plus radicalement encore les rain, sans qu’un rival plausible semble en mesure de le remplacer.
marchés de produits dérivés, représentent une excroissance du Même privée de sa base théorique, l’idéologie continue à régner
présent qui absorbe et digère la réalité du futur, en transformant dans tous les domaines de l’existence. Or l’un de ses traits les plus
des évaluations incertaines et risquées en produits financiers tan- distinctifs, qui entre pour une large part dans la séduction qu’elle
gibles, dont la commercialisation engendre l’illusion de fournir exerce, consiste à faire croire aux bonnes nouvelles. Elle invite à
une garantie solide face à des risques réels 77. Quand l’ampleur masquer le réel au profit de mondes fictifs dans lesquels une main
des sommes mises en jeu sur ces marchés perd toute proportion invisible conduit toujours à une fin heureuse, grâce à l’adaptabi-
avec les valeurs réelles qui les sous-tendent, il n’est d’autre qua- lité illimitée du capital. Tout indique que le réchauffement moyen
lificatif pertinent que de parler d’excroissance monstrueuse du de la planète ne pourra pas être maintenu sous la barre des deux
présent. On comprend ainsi comment la croyance aux vertus du degrés d’ici à la fin du siècle. L’objectif est pourtant répété et
marché et de la finance tend par principe à obstruer toute vision les politiciens font encore mine de croire qu’il pourra être tenu.
de l’avenir à long terme. De façon plus générale, l’idéologie éco- Il n’est même pas certain que l’imminence d’une crise pétrolière
nomique contemporaine est intrinsèquement porteuse d’un refus suffise à infléchir la courbe, car elle pourrait au contraire conduire
de prendre en compte des contraintes futures qui ne résultent à accroître la consommation de charbon. Les tentatives de géo-
pas strictement de ses hypothèses. Pour preuve, il suffit d’obser- ingénierie, dernier fantasme de maîtrise technique des cycles
ver la facilité avec laquelle, à l’instar de Beckerman, de nombreux naturels, pourraient contribuer à aggraver encore les perturba-
économistes sont prompts à nier l’importance du changement tions. Dans un ouvrage paru en 2009, guidé par un « pessimisme
climatique, au nom de vertus d’adaptation prêtées au système méthodique », Bertrand Méheust montrait que l’axiome « les socié-
capitaliste78. Si l’on prend au sérieux la comparaison de la science tés persévèrent dans leur être » ne comportait pas d’exception 79.
économique à une théologie, l’un de ses traits les plus frappants La suite des événements ne fournit guère de motif d’infléchir ce
qui se révèle ici serait un pélagianisme exacerbé. (À Rome, vers la jugement. S’il a raison, pour conserver les termes qu’il emploie,
fin du ive siècle, Pélage et ses proches, en s’appuyant sur un écrit il faudra aller au bout d’un processus de saturation idéologique
de jeunesse d’Augustin, affirmaient qu’il était possible d’atteindre avant que se présente la possibilité d’un changement d’air.
le salut par l’usage du libre arbitre qui pouvait suffire à se prému-
nir contre le péché, sans nécessité de la grâce, puisque le péché
originel n’aurait affecté que le seul Adam.) L’idéologie écono-
mique manifeste un semblable excès de confiance dans le libre-
arbitre collectif que représente le marché, qui accorde aux sociétés
humaines une capacité illimitée à produire leur propre salut. S’il
faut filer la métaphore, le péché originel qu’ignore l’idéologie éco-
nomique correspondrait aux limites naturelles au sein desquelles
s’exerce l’activité, tandis que l’innovation technique qui sous-tend
l’adaptation capitaliste tiendrait lieu de l’ascétisme de Pélage.
Le point qu’il m’importe surtout de retenir de cette comparaison
est le caractère de croyance dogmatique aux vertus du marché et
de l’innovation.
Dix ans après la crise financière de 2007 qui a vu les États inter-
venir massivement au secours des institutions bancaires privées,
le cœur du modèle intellectuel néo-libéral est à son tour lar-
gement atteint. Il faut être aveugle pour croire encore à la fable
du marché. Pourtant, la structure de pensée qui découle de ce
70
Chapitre iii
l’âge du plastique
Un tapis de soie, ainsi fut-elle tendue entre nous,
afin qu’on y danse d’obscur en obscur.
Paul Celan, Moitié de nuit
Le plastique est la matière par excellence que la civilisation indus-
trielle laissera derrière elle, virant éternellement dans d’immenses
vortex au milieu des océans. Ces continents artificiels où s’étouffe
la faune marine, composés pour l’essentiel de détritus d’embal-
lages alimentaires, sont à la lettre les « sous-produits toxiques de
notre haine » dont parlait Bateson. Nous aimons les surfaces lisses
qui se nettoient facilement. Dans les pays les plus avancés sur la
voie de la décomposition marchande, les légumes sont générale-
ment vendus sous un film de polyéthylène. En France, les clients
des supermarchés préfèrent à présent acheter la salade en sachets,
préalablement rincée au chlore, pour s’épargner le geste banal de
l’effeuiller, la laver et l’essorer. Au-delà de l’anecdote, ces pratiques
révèlent une attirance trouble pour le synthétique qui est un signe
de l’époque. Les consommateurs des pays avancés escomptent
qu’une fine pellicule étanche les séparera et les protègera de la
matière vivante, sans sembler se douter que la médiation de pro-
cédures industrielles ne fait qu’accroître encore leur embarras
existentiel.
73
chapitre iii l’âge du plastique
Afin de conclure le parcours engagé dans le précédent chapitre, principes invoqués depuis longtemps se sont trouvés mis à nu,
je propose d’effectuer à présent une traversée de l’univers qui laissant apparaître des implications qui n’avaient pas toujours été
résulte de la mutation néo-libérale, en prenant pour témoins trois anticipées. Ce qui a été décrit sur le coup comme une « condition
auteurs que rien ne rassemble a priori. L’analyse qu’en propose post-moderne » ne constitue pas un dépassement, mais une radi-
Marcel Gauchet sous l’angle d’une histoire structurale, la percep- calisation de la modernité. Plus exactement, il faudrait parler de la
tion littéraire de Michel Houellebecq et le regard critique d’Ivan fin d’une transition vers la modernité. Le nouveau monde est celui
Illich comportent toutefois des éléments de convergence. Du fait de la réalisation du projet moderne, où les groupes humains ne
même de leurs différences de style, la combinaison de ces trois peuvent désormais compter que sur eux-mêmes pour définir leurs
points de vue nous permettra d’obtenir une vision plus riche de la modalités d’existence collective. L’apprentissage de cette liberté
situation actuelle et du cheminement qui nous y a conduits. ne ferait donc que commencer.
L’analyse de Gauchet accorde une grande importance à la crise
Un bizarre évidement économique des années 1970 et au retournement idéologique
Pour qualifier l’étrange période historique dans laquelle nous qui s’en est suivi. Il n’invoque pourtant aucun déterminisme
sommes embarqués, Marcel Gauchet formule dans son dernier économique. Le mouvement de fond qui a tout emporté a plutôt
livre un diagnostic qui a le mérite de la netteté. Au cours des été celui de la revendication des droits individuels qui a émergé
quatre décennies qui viennent de s’écouler, nous avons franchi mondialement pendant cette décennie5. La révolution culturelle
la dernière étape d’un long processus de « sortie de la religion » 1. américaine sur laquelle on s’est attardé plus haut ne retient pas
L’expression n’annonce pas l’épuisement sans reste des croyances spécialement son attention, mais l’effet est le même. Partout, la
religieuses, mais plutôt la dissolution finale de l’emprise que le promesse de l’autonomie individuelle, que faisait miroiter depuis
religieux conservait sur l’organisation sociale en Europe, au terme longtemps le projet démocratique, a joué contre l’autorité des
d’un mouvement de très longue durée. Au-delà du cas des totali- institutions traditionnelles dans lesquelles demeurait un reste
tarismes, qui méritent à l’évidence leur qualification classique d’hétéronomie. Après la liquidation des dictatures militaires
de « religions séculières » 2, l’ombre portée de la structuration reli- d’Europe du Sud, puis l’effondrement du bloc soviétique, le prin-
gieuse passait par différentes médiations à travers lesquelles les cipe démocratique paraît avoir définitivement triomphé dans les
individus pouvaient s’identifier à un sujet collectif qui incarnait pays industrialisés (Chine et Russie mises à part, ce qui n’est pas
encore un certain sens de l’histoire, fût-il révolutionnaire, pro- rien). Dans ces régimes, l’unique source de légitimité provient
gressiste ou conservateur. La nation, la classe ouvrière, le parti, des individus. Devenues structurellement autonomes, les sociétés
l’Église, la famille constituaient autant de formes d’englobement contemporaines découvrent que ce mode de fonctionnement est
qui assuraient une stabilité du devenir collectif et relayaient, cha- infiniment problématique. Le pluralisme, principe classique des
cune à sa façon, un reste de domination hétéronome. La flambée régimes démocratiques, n’est plus vécu sous la forme d’un affron-
révolutionnaire des années 1967-72, qui a pris le visage paradoxal tement entre des positions tranchées, mais d’une relativisation
d’une « théologie de la libération » dans le monde catholique, des opinions qui a pour conséquence de vider les débats de leur
en a accéléré la dissolution 3. (Dans une terre rétive à la révo- tension. La déliaison symbolique des individus face au collectif a
lution comme les États-Unis, l’expansion psychédélique de la pour double effet de fragiliser leur capacité à se sentir représentés
conscience, l’ouverture aux spiritualités orientales et l’adoration et de désarmer l’action politique. Des sociétés composées d’indivi-
de la Terre-mère ont fourni d’autres véhicules à cette bouffée de dus qui revendiquent avec toujours plus d’insistance l’exercice de
religiosité.) Une fois ce moment passé, les institutions qui enca- droits personnels ont pour étrange propriété de tendre à s’ignorer
draient la vie collective se sont comme évaporées. Témoin de cet comme sociétés. L’institution politique qui soutient le fonctionne-
événement silencieux, Ivan Illich l’a décrit comme un « glissement ment collectif y est rendue invisible et le rôle structurant de l’État
de terrain », par une image qui transmet bien l’impression que en devient presque impensable.
le sol de l’histoire s’est soudainement dérobé sous les pieds des Ce bref résumé permet d’en venir au principal point qui
acteurs 4. À la faveur de ce glissement, ou de cette évaporation, des nous intéresse ici. Du fait de la panne de l’imagination et de
74 75
chapitre iii l’âge du plastique
l’identification politiques, le pilotage des sociétés se trouve dévolu répondre à la crise écologique, puisque la question centrale est
de fait à l’économie. Dans son examen du nouveau régime d’his- celle des limites de l’artificialisation. (Antonin Pottier apporte un
toricité, Marcel Gauchet accorde une place centrale à ce qu’il autre argument, encore plus cinglant : dans son principe, le capi-
décrit comme un « capitalisme généralisé », alimenté par un flux talisme n’aurait aucune raison d’infléchir de lui-même son mou-
continu d’innovation technologique 6. Sa composante centrale vement, même confronté à des conditions environnementales
tient au « passage au premier plan de la visée d’artificialisation extrêmes, puisque « la production d’une vie complètement artifi-
technique du monde humain » 7. Le fonctionnement autonome cielle pourrait rapporter gros » 9.) Ce désintérêt pour la question
du monde humain, son déploiement sans dépendance à l’égard est cependant regrettable, car celle-ci constitue l’un des foyers les
d’autre chose que lui-même, se manifeste concrètement par la plus évidents autour desquels pourrait être reformulée la ques-
production d’un monde artificiel qui tend à recouvrir intégrale- tion d’un sens de l’histoire, à l’âge d’une autonomie réfléchie.
ment le monde social et naturel. Pas à pas, toutes les pratiques Sans céder au catastrophisme, il s’agirait de se préparer raisonna-
sociales, jusqu’aux plus humbles, se trouvent redoublées par des blement à un monde sans pétrole, surpeuplé et appauvri en bio-
élaborations artificielles, que ce soit par l’entremise de produits diversité. Une société démocratique éclairée par la science aurait
manufacturés, de services marchands, d’opérations financières toutes les raisons de remettre en cause la prééminence de principe
ou de médiations juridiques. Tous les moments de l’existence qui accordée à l’économie capitaliste et d’ouvrir une discussion plu-
passaient auparavant par des formes culturelles ritualisées, de la raliste sur les moyens de faire face à la situation qui s’annonce.
rencontre amoureuse à l’expression des condoléances, peuvent Il n’y a aucune raison de penser que l’initiative privée, animée
être désormais médiatisés par des interfaces techniques imper- par la recherche du profit, soit la mieux placée pour répondre à
sonnelles. On peut reconnaître ici, sous la forme d’un constat, la des enjeux publics qui appellent des décisions globales. L’analyse
critique qu’Ivan Illich adressait à la captation des pratiques ver- aurait également pu être menée du point de vue de la mondiali-
naculaires par les institutions modernes. La différence cruciale sation. En sous-œuvre du triomphe du capitalisme néo-libéral,
tient à ce que ces pratiques font à présent l’objet d’une marchan- un autre mouvement s’est accompli au cours des dernières décen-
disation sans limites. (L’instrument fétiche de l’ère néo-libérale, nies. Le village global annoncé par Marshall McLuhan est désor-
que l’on appelle encore par dérision un téléphone portable, greffé mais une réalité quotidienne. La planète s’est rétrécie et tous ses
dans la main gauche des consommateurs assujettis, est devenu habitants sont concrètement interconnectés, ou en voie de l’être
un appareillage destiné à gérer au moyen d’applications toutes les (la réduction de la fracture numérique devenant à présent un
fonctionnalités de l’existence individuelle, sans avoir à croiser le enjeu crucial du « développement »). Soumis à des flux continus
regard d’un congénère, mais en livrant gratuitement aux instances d’information, les citoyens des pays riches sont appelés à se sen-
de contrôle satellitaires tous les secrets de cette existence 8.) Cette tir solidaires de toutes les catastrophes qui se produisent sur les
déliaison a pour effet de dissoudre la dimension symbolique de cinq continents. Cette conscience de l’unité du globe se déploie
chacun des registres de l’expérience humaine et sociale : l’être- sans doute pour l’essentiel dans un registre affectif et superficiel,
au-monde, l’être-soi ou l’être-ensemble sont également affectés. mais elle constitue un ressort qui pourrait trouver à s’activer de
Dans chacune de ces dimensions, le sujet des sociétés autonomes manière intéressante à l’avenir. Car la perception de l’unité du
est certes libre de ses mouvements et de ses décisions, détaché de cadre d’existence planétaire offre en même temps l’intuition de
toute appartenance obligatoire. Il est en même temps radicale- l’infinie diversité des façons d’être au monde.
ment dépossédé de lui-même et des liens qui peuvent le rattacher Le mystère de notre situation tient donc à cette « délégation
au monde ou à autrui. tacite de la puissance d’histoire à la dynamique économique » 10.
Gauchet consacre peu de pages aux questions environnemen- La société autonome est tenue à une exigence radicale : elle se
tales, si ce n’est pour les présenter comme les limites sur les- construit dans le temps, au moyen de ressources qu’elle doit trou-
quelles le mouvement d’artificialisation est destiné à se fracas- ver en son propre sein. Le marché lui procure une forme convain-
ser prochainement. Il confirme également qu’il serait illusoire cante de coordination qui fait office de décision collective ins-
de compter sur des solutions techniques ou financières pour tantanée, sans cesse renouvelée, produite mécaniquement sans
76 77
chapitre iii l’âge du plastique
avoir à s’embarrasser des complications de la représentation et résidu tardif d’une mythologie fondamentale de l’Occident. Tout
de la délibération. Illusion majeure du néo-libéralisme, le mar- le propos de ce livre vise à mettre en évidence que celle-ci n’est
ché se fait passer pour la société (laquelle, selon le mot célèbre pas un surgissement tardif de la modernité, mais qu’elle découle
de Margaret Thatcher, n’aurait plus de consistance propre 11). d’un programme explicitement formulé au début du second millé-
Le « capitalisme généralisé » tire sa puissance d’une capacité infi- naire. Pour reprendre les termes de Richard de Saint-Victor (avant
nie à inventer l’avenir immédiat, en allant au devant des désirs de 1159), développant une proposition de son maître Hugues, après
consommateurs auxquels il fait découvrir des besoins qu’ils igno- le péché originel et l’expulsion du paradis terrestre, placée face à
raient, qui deviennent aussitôt indispensables dès lors qu’une une nature hostile, l’humanité nue a dû faire usage des outils des
offre est disponible. Personne n’ignore l’absurdité de ce renou- « arts mécaniques » pour remédier aux infirmités résultant de la
vellement permanent. Les moyens sont pris pour des fins, dans perte de l’immortalité première12. Au fil des siècles, ce programme
une course sans but qui a dépassé depuis longtemps son horizon. a donné lieu à quelques variations notables. Au xviie siècle, chez
En 1958, J. K. Galbraith constatait l’entrée dans « l’ère de l’opu- Francis Bacon, il s’est transformé en projet de réparation du para-
lence ». Soixante ans plus tard, les pays riches ne connaissent que dis perdu. C’est encore lui qui oriente aujourd’hui le sens profond
des problèmes d’inégalité dans la répartition des richesses. Cette de l’obsessionnelle tendance à l’occupation et à la destruction du
ère de la surabondance est celle du gaspillage, où l’industrie ne monde vivant. Son amplification moderne tient simplement à ce
peut maintenir ses débouchés qu’en accroissant la sophistication qu’un programme de rédemption par le travail et l’ingéniosité, ini-
de produits non réparables, à la durée de vie toujours plus brève. tialement conçu en fonction de coordonnées théologiques, conti-
En dépit de la séduction qu’il exerce et de l’absence d’alter- nue à fonctionner en l’absence de toute justification religieuse.
natives évidentes, il y a cependant de bonnes raisons de penser Ayant construit son monde propre, l’activité économique tourne
qu’un tel dispositif n’est pas le dernier mot de l’autonomie struc- sur elle-même en se prenant comme une fin en soi. L’ampleur du
turelle. C’est sur ce point que je fausse compagnie au diagnos- phénomène conduit le plus souvent les observateurs à conclure
tic de Marcel Gauchet. Il faut en effet se garder de confondre le au caractère « naturel » de cette disposition à la recherche du pro-
principe avec la forme historique contingente sous laquelle il fit par le labeur et l’invention. Le recul historique, aussi bien que
s’est réalisé. Le capitalisme a vaincu par défaut, du seul fait que l’écart comparatiste, invitent au contraire à y voir un trait cultu-
les perspectives proposées par ses rivaux ont, temporairement rel typique du second millénaire chrétien. Si l’on veut tenter de
ou définitivement, perdu de leur vraisemblance (la tradition, le débrancher cette puissante mécanique sociale pour la réorienter
centralisme étatique, le communisme soviétique ou l’autoges- dans un sens plus compatible avec le maintien des conditions de
tion, pour ne citer que les modèles qui ont sombré au cours des vie sur Terre, il sera nécessaire de commencer par remonter aux
années 1970). Cela n’implique en rien qu’il soit lui-même une sources de la motivation qui l’anime.
construction intemporelle dotée d’une rationalité supérieure. Depuis les pages que Marx a consacrées au « fétichisme de la
Bien au contraire, l’architecture de ce dispositif est historique- marchandise », il est assez banal de comparer l’emprise sociale de
ment datée. En dépit des formes hypermodernes sous lesquelles l’économie à un phénomène religieux. La formulation la plus cru-
il se présente, sa charpente est médiévale et ses traits les plus ciale que je voudrais retenir à présent figure dans une note de jeu-
fondamentaux trahissent une origine chrétienne. Si les pou- nesse de Walter Benjamin, écrite sous le coup de sa lecture de Max
voirs publics ont abdiqué en sa faveur leur mission d’orientation Weber. « Le capitalisme s’est développé en Occident comme un
du devenir social, c’est qu’ils lui ont confié la tâche d’assurer la parasite sur le christianisme », disait-il 13. Le parasite s’est si bien
« croissance » annuelle de la richesse abstraite de la nation, mesu- nourri de l’organisme sur lequel il s’est fixé qu’il en a épuisé la
rée par un « produit intérieur brut » qui agrège la « valeur ajoutée » substance, tout en adoptant certains de ses caractères essentiels.
des différentes activités monétarisées. Cette croyance à la néces- Pour décrire le résultat de cette mutation, Benjamin présentait le
sité d’une croissance économique indéfinie, dans des pays riches capitalisme comme une religion purement cultuelle, célébrée quo-
et saturés en biens de consommation, n’est pas seulement orien- tidiennement « sans trêve et sans merci », dotée d’un caractère non
tée vers l’affirmation de la puissance nationale. Elle est aussi le pas expiatoire mais culpabilisant. On peut ajouter, près d’un siècle
78 79
chapitre iii l’âge du plastique
plus tard, qu’elle a également suscité son dogme et son Église. Elle à des événements malencontreux. La consolidation des États-
propose à ses fidèles des formes d’ascèse tout aussi éprouvantes nations industriels de l’après-guerre a produit, au moment où
que l’ancienne religion, que ce soit dans l’ordre de la production leur machinerie intégrative était lancée à plein régime, un bizarre
ou dans celui de la consommation. D’un côté, il s’agit de gagner évidement qui s’est laissé remplir par la dilatation des relations
toujours plus en efficacité et en productivité, en faisant siennes marchandes. En contrepartie de sa puissance explicative globale,
les exigences des managers, des actionnaires et des contrôleurs cette approche a le défaut de sa très grande abstraction. On verra
de gestion ; de l’autre, il faut rester à jour des tendances du mar- apparaître avec davantage de relief certains points saillants de
ché, suivre sans relâche l’apparition des nouveaux gadgets et les cette nouvelle configuration en observant la façon dont d’autres
soubresauts de la mode ; dans les deux cas, cette ascèse revient à auteurs l’ont enregistrée. En dépit de l’antipathie que peut sus-
vouer l’essentiel de son existence à la reproduction du capital et citer l’auteur et des réserves que l’on peut avoir sur ses derniers
des institutions asphyxiantes. Il s’agit bien évidemment d’un romans, l’œuvre de Michel Houellebecq peut être lue comme un
ersatz de religion qui ne renvoie à aucun dehors transcendant et symptôme intéressant du moment néo-libéral. L’écrivain a en effet
n’ouvre sur aucune dimension spirituelle. Un élément rend toute- produit, au fil des années, une documentation historique de pre-
fois la comparaison troublante. L’économie des réseaux procure à mière importance sur la transformation du rapport au monde qui
ce nouveau capitalisme à tendance monopolistique une invisibi- s’est jouée en Occident vers la fin du xxe siècle. Comme l’avait
lité qui lui permet de se couler dans l’intimité du fonctionnement noté le regretté Bernard Maris, l’œuvre de Houellebecq est sous-
social aussi facilement que dans le psychisme individuel. Si ce dis- tendue par une réflexion économique et sociologique bien infor-
positif appartient bien au monde de l’autonomie, pour conserver mée15. Lui-même se présente volontiers comme un « observateur
la grille conceptuelle de Gauchet, il y transporte une dépossession acéré de la réalité contemporaine »16. Ce souci de coller à l’état du
qui n’a guère à envier à l’hétéronomie produite par les anciennes monde fait de la suite de ses écrits un utile repérage des muta-
religions. L’individu s’y retrouve seul, face au grand Autre, qu’il ne tions du dernier quart de siècle.
peut qu’invoquer en pianotant fébrilement sur son smartphone. Conformément aux recommandations formulées par le nar-
(J’anticipe à peine sur la dernière section de ce chapitre en citant rateur de Soumission, qui étudie l’œuvre de Joris-Karl Huysmans
par avance quelques phrases d’Ivan Illich rédigées en 1975, qui selon sa chronologie, le sens du travail de Houellebecq se per-
évoquaient elles aussi la dimension sacrificielle de l’activité éco- çoit plus distinctement en lisant dans l’ordre les deux premiers
nomique : « Lorsqu’un certain seuil des institutions est atteint, volumes de ses œuvres complètes. Cette façon de procéder
l’Homo economicus, mû par l’appât des avantages marginaux, se conduit à accorder une attention soutenue à son versant poé-
transforme en Homo religiosus, se sacrifiant sur l’autel de l’idéo- tique qui pourrait presque suffire à la démonstration. L’essai sur
logie industrielle. Les effets techniques et même les effets sociaux Lovecraft (1991), prologue à l’œuvre personnelle, en annonce déjà
des grandes branches industrielles s’estompent par rapport à leur les principaux thèmes, que ce soit un pessimisme radical quant
fonction symbolique. C’est ce qui se passe lorsque l’on en vient à à l’avenir de l’espèce humaine ou une première critique de l’in-
demander aux membres de la société de dépenser toujours plus vasion de l’économie dans toutes les sphères de l’existence17.
pour acquérir ce qui est défini comme nécessaire, en dépit du fait Une phrase de conclusion, rédigée comme une épitaphe pour le
que toute acquisition procure un surcroît de souffrances » 14.) romancier fantastique américain, peut également être lue comme
une devise que l’écrivain français revendiquerait pour son propre
Rester vivant compte : « il a réussi à transformer son dégoût de la vie en une
Il y avait différentes façons d’aborder le moment néo-libéral. hostilité agissante » 18. La dernière section de l’essai, intitulée
L’analyse de Marcel Gauchet a l’immense mérite d’en offrir une « Holocauste », fait de la vie ratée de l’écrivain l’aliment de la réus-
vision globale, inscrite dans une histoire de longue durée. Elle site de l’œuvre littéraire. Elle annonce clairement le projet que
présente son surgissement comme un effet de structure dans un forme alors Houellebecq.
processus de transformation interne de sociétés à la recherche La même année paraît Rester vivant, le texte le plus explicite
d’elles-mêmes, sans l’imputer à des intentions malveillantes ou sur ses intentions et sa position d’artiste face au monde. Cet art
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chapitre iii l’âge du plastique
poétique énonce en quatre temps un programme aussi cinglant position éternelle du vaincu » 22. Algue ou lézard, sa position préfé-
que désespéré. À l’origine est la souffrance. Le poète a pour pre- rentielle est horizontale.
mière mission de remonter à cette origine. Il devra ensuite arti- Dans une lettre de 1996, Houellebecq justifie sa pratique de la
culer cette souffrance dans une forme, car « la structure est le seul poésie par sa volonté de laisser un témoignage, celui d’avoir « vive-
moyen d’échapper au suicide ». La survie est en effet une condi- ment ressenti l’émergence d’un manque monstrueux et global » 23.
tion indispensable à la réalisation d’une œuvre : « Un poète mort La troisième partie de La poursuite du bonheur a pour thème cen-
n’écrit plus. D’où l’importance de rester vivant ». Une fois ces pré- tral la disparition de toute présence divine sur terre 24. L’une de
alables acquis, pour ne pas être détruit par la société, il faudra ses formulations les plus poignantes évoque la désertion totale
passer à l’attaque et « frapper là où ça compte ». « Toute société a de la vie face à l’expansion du système technicien qui se boucle
ses points de moindre résistance, ses plaies. Mettez le doigt sur sur lui-même : « Bientôt les êtres humains s’enfuiront hors du
la plaie et appuyez bien fort […] Soyez abjects, vous serez vrais ». monde. / Alors s’établira le dialogue des machines. / Et l’infor-
La mission est claire : « dites tout simplement la vérité, ni plus ni mationnel remplira, triomphant / Le cadavre vidé de la structure
moins » 19. À la lumière des publications ultérieures, ce discours de divine » 25. Cette disparition laisse aussi bien place à l’envahis-
la méthode acquiert une certaine force prophétique. Houellebecq sement de la marchandise, qui ne peut offrir qu’un succédané
a mené avec abnégation un programme dont il connaissait les risible de la médiation perdue :
risques. (« Le travail permanent sur vos obsessions finira par
vous transformer en une loque pathétique, minée par l’angoisse Et si je m’achetais un tee-shirt “Jesus” ? 26
ou dévastée par l’apathie » 20). L’œuvre ne se produira qu’au prix
d’un sacrifice volontaire de son existence entière à la vacuité du Dans une déclaration inhabituellement solennelle, le poète
monde engendré par la vague néo-libérale. L’exposition de sa vie invoque la morale chrétienne comme « Dernier rempart contre le
publique, soumise au culte morbide de la célébrité, appartient au libéralisme ». Il est déraisonnable de prétendre « faire confiance à
même processus sacrificiel. l’initiative individuelle », comme le réclame l’idéologie libérale,
Le sens du combat (1996) est un énoncé aussi désespéré que puisque « l’individu humain est très généralement un petit ani-
La poursuite du bonheur (1991). Le poème qui donne son titre au mal à la fois cruel et misérable, » s’il n’est pas « enclos et maintenu
recueil évoque la nostalgie d’une guerre dérisoire : « Il y a eu des dans les principes rigoureux d’une morale inattaquable » 27.
nuits où nous avions perdu jusqu’au sens du combat […] Nous Athée, mais de culture catholique, Houellebecq est haute-
avions mal aux bras […] Je me souviens de nos pistolets tchécoslo- ment sensible à la dernière étape de la sortie de la religion. Il en
vaques / achetés pour presque rien. » C’est une guerre sans adver- décrit les conséquences sur le plan du rapport au monde, en don-
saire qui s’achève sur l’image christique d’une victoire obtenue nant tout son sens au terme de « désymbolisation ». Le mot pour-
par la défaite : « Comme une croix de fer aux deux bras écartés / rait fournir la meilleure qualification de son écriture à la fadeur
Aujourd’hui je reviens dans la maison du Père » 21. La position un peu écœurante, volontairement morne et dépourvue d’effets
du poème en clôture du recueil invite à le lire comme l’expres- métaphoriques. L’idée même est expressément revendiquée dans
sion d’un espoir de rédemption par la littérature d’une vie que un renversement des Correspondances qui entérine la disparition
l’asphyxie sociale a rendue invivable. Le martyre du poète se pré- de tout symbolisme de la nature, dans des vers qui font plate-
sente habituellement sous une forme moins héroïque. Il réclame ment écho au classicisme baudelairien : « Car la nature est laide,
une passivité totale, un renoncement à « plier le monde à ses ennuyeuse et hostile ; / Elle n’a aucun message à transmettre aux
désirs » : « Nous devons développer une attitude de non-résistance humains » 28. L’ensemble du propos mérite d’être cité, pour la net-
au monde ». Pour simplement parler du monde, le poète doit se teté avec laquelle il exprime la supériorité de l’artifice industriel
réduire à un pur être de perception, « semblable à une algue ». sur le fatras du réel vivant et radicalement non signifiant : « Il est
Il peut à la rigueur avoir des désirs et se dorer au soleil comme un doux au volant d’une puissante Mercedes / De traverser des lieux
lézard, puisque « après tout, nous faisons partie du phénomène. solitaires et grandioses […] On descend de voiture et les ennuis
[…] Mais nous ne nous battrons pas […] Nous sommes dans la commencent / On trébuche au milieu d’un fouillis répugnant /
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chapitre iii l’âge du plastique
D’un univers abject et dépourvu de sens / Fait de pierres et de des relations humaines, la solitude, l’addiction à la consommation
ronces, de mouches et de serpents / On regrette les parkings et (et la souffrance causée par la disparition trop rapide des « produits
les vapeurs d’essence. » Radicalement désymbolisée, la nature est parfaits » qui subissent « le diktat irresponsable et fasciste des res-
réduite à l’état dans lequel l’ont trouvée Adam et Ève après l’ex- ponsables des lignes de produit » 31), le refus de la procréation, la
pulsion du paradis terrestre, tandis que la puissance d’une berline fascination d’un au-delà de l’espèce humaine. Le seul trait que je
allemande résume à elle seule le confort d’une vie qui se déroule voudrais retenir ici concerne la « génération de kids définitifs » évo-
en suspension, sans aspérité, à distance du sol de la Terre, défini- quée dans La possibilité d’une île (2005), cette jeunesse façonnée par
tivement découplée des rythmes naturels. le nouveau monde du capitalisme généralisé qui témoigne d’un
L’espace narratif du roman donne l’occasion d’explorer dans la nouveau type de personnalité étranger aux standards de l’ancien
durée la dimension tragique de la « déliaison » que subissent les monde. Depuis les années 2000, les thérapeutes voient en effet pas-
relations humaines et sociales. L’économie psychique de la frus- ser dans leurs cabinets des adolescents et des jeunes adultes que
tration qui procède logiquement du « capitalisme généralisé » four- Jean-Paul Gaillard décrit de façon parlante comme des « mutants »,
nit une matière abondante. L’expression de Gauchet est, remar- qui ne répondent plus aux codes de l’économie psychique du
quons-le, une stricte reformulation de l’Extension du domaine de la xxe siècle 32. Le trait le plus marquant de ce nouveau style de per-
lutte (1994). Ce premier roman a pour théâtre l’informatisation du sonnalité, qui autorise à le rapprocher de l’expansion de l’idéolo-
Ministère de l’agriculture, menée par une société de conseil adepte gie des droits humains, tient à une exigence radicale de relation
de la « culture d’entreprise ». En dépit de sa grande banalité, la égalitaire, y compris dans les rapports avec les adultes. Trouble
situation recouvre un point névralgique de la mutation des années dans les familles du nouveau millénaire, l’effacement du principe
1980. Dans ces salles de réunion s’est jouée la nouvelle et cruelle d’autorité signifie que les petits enfants raisonnent, argumentent,
modernisation d’une administration qui avait été un instrument demandent à être convaincus pour obéir. Au-delà de ce trait géné-
majeur de l’ancienne modernisation du monde de la tradition. rique, les « mutants » que décrit Jean-Paul Gaillard sont des sujets
Après avoir épuisé toutes les possibilités de participer à la vie, une qui ont perdu le sens de la culpabilité, de la hiérarchie, de la réflexi-
ultime tentative est refusée au narrateur qui la recherche pour finir vité, et même de la temporalité. Vivant dans un « présent compact »,
en s’allongeant dans une prairie proche des sources de l’Ardèche : ils ne nourrissent plus de désirs, qui pourraient les exposer à la
« Je ressens ma peau comme une frontière, et le monde extérieur frustration, mais s’attendent à la satisfaction immédiate de leurs
comme un écrasement. L’impression de séparation est totale ; je besoins que les appareillages technologiques leur procurent plus
suis désormais prisonnier en moi-même. Elle n’aura pas lieu, la efficacement que toute relation humaine. Houellebecq en pré-
fusion sublime : le but de la vie est manqué. Il est deux heures de sente un spécimen mémorable avec la jeune actrice espagnole
l’après-midi » 29. Déliaison, désymbolisation et enfermement de Esther dont la vie se déroule dans la jouissance du présent pur,
l’individu en lui-même marchent de concert. La carte et le territoire sans remords ni culpabilité. L’abolition du sens moral ne conduit
s’achève également sur le constat d’un échec de la vie moderne pas à l’effacement de tous les sentiments. Elle les transforme en
face au monde naturel. La dernière œuvre plastique de Jed Martin une émotivité fugace, sans engagement contraignant. Dans son
est décrite « comme une méditation nostalgique sur la fin de l’âge manifeste initial, Houellebecq énonçait autant un art poétique que
industriel en Europe », mais la qualification convient aussi bien à la décision d’un sacrifice volontaire de sa faculté de résistance à
l’ensemble du roman. Après avoir photographié des outils, puis l’exploration des points douloureux de la société contemporaine. À
des cartes Michelin, et fait ensuite le portrait de toute une série de ce titre, ses choix d’exposition publique font partie intégrante d’un
métiers, l’artiste passe ses dernières années à réaliser des vidéos en projet qui s’apparente à une forme de body art littéraire. Le schéma
surimpression, montrant la lente décomposition d’objets indus- habituel d’une projection de l’auteur dans ses personnages semble
triels, d’une cité futuriste et de visages humains peu à peu envahis se retourner en son contraire, laissant l’impression que ce sont plu-
par les herbes. « Le triomphe de la végétation est total » 30. tôt ses créatures qui déteignent sur lui. À force de se dorer à la cha-
Les romans de Houellebecq sont trop connus pour qu’il soit leur du phénomène, par une bizarre régression vers le futur, l’écri-
nécessaire d’en rappeler les principaux thèmes : le dépérissement vain ressemble de plus en plus en vieillissant à un « kid définitif ».
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chapitre iii l’âge du plastique
lui aussi catholique viennois d’origine juive qui enseignait alors
Rester humain dans le Bronx, à Fordham University, non loin de sa paroisse de
Comme Jed Martin, Houellebecq a du mal à « adhérer totale- Washington Heights 36. Nommé vice-recteur de l’université catho-
ment » à la vie. En position horizontale, il a choisi d’épouser le lique de Porto Rico en 1956, Illich fut profondément marqué
mouvement du monde pour en exposer l’abjection, tout en accep- par cette expérience, mais dut quitter cette fonction au bout de
tant au passage les gratifications qu’elle lui apporte. D’autres pos- quatre ans, en raison de divergences avec les évêques irlandais
tures permettent d’éprouver la consistance de ce réel d’un nouveau de l’île qui favorisaient l’émergence d’un parti catholique. (Sa vie
genre. Au nombre des adeptes de la station debout, la trajectoire durant, Illich a veillé à maintenir une stricte séparation des fonc-
d’Ivan Illich est particulièrement intéressante à considérer en rai- tions sacerdotales et politiques, avec une telle rigueur qu’on peut
son de sa lucidité précoce face au cœur du problème. Sa fidélité à y voir l’un des axiomes fondamentaux impliqués par sa vocation
une inspiration critique qui l’avait propulsé au centre de l’atten- de 1944.) Aussitôt recruté sur une chaire de sciences politiques à
tion dans la première moitié des années 1970 l’a brusquement fait Fordham, il n’y resta guère et traversa l’Amérique latine en auto-
passer de mode au début des années 1980, au moment précis où sa stop au cours de l’hiver 1960-61 pour chercher l’endroit idéal où
réflexion gagnait une acuité supplémentaire. Une biographie com- accomplir son nouveau projet, dans la continuation directe de son
plète serait indispensable pour mieux comprendre certains détails action auprès des Portoricains de New York : fonder un centre de
d’un parcours hors du commun33. Né à Vienne en 1926 d’un aris- « dé-yankeefication » des missionnaires nord-américains envoyés
tocrate croate et d’une mère issue d’une riche famille juive conver- au sud du continent37.
tie au catholicisme, il a dû se réfugier en Italie pendant la guerre. Pour comprendre le sens de son engagement à partir de cette
Le seul fait de résistance qu’il revendique est d’avoir dissimulé un date, l’hypothèse d’une vocation religieuse personnelle, intime-
troupeau de vaches à l’armée allemande en déroute. Les circons- ment liée à l’horreur du nazisme, me semble la plus éclairante.
tances de sa vocation religieuse en 1944, sur lesquelles il ne s’est De ses premiers articles des années 1960 aux entretiens donnés
jamais clairement exprimé, font partie des points qui seraient à en 1997 à David Cayley, Illich a pris garde à ne pas s’exprimer
élucider. Après des études de philosophie et de théologie à Rome, publiquement en théologien, pour ne pas avoir à prendre appui
puis une thèse d’histoire préparée à Salzbourg sur la pensée d’Ar- sur l’autorité de l’Église 38. Quelques rares observateurs attentifs
nold Toynbee 34, il déclina la proposition d’entamer une carrière avaient toutefois compris que son discours public exprimait une
dans la diplomatie ecclésiastique, préférant se rapprocher de sa théologie, sous une forme silencieuse (apophatique) et métapho-
mère qui était désormais installée à New York. Son projet était, rique 39. Toute sa démarche a pour centre de gravité le mystère de
en 1951, d’étudier à Princeton les textes alchimiques attribués l’Incarnation. Le destin de cet intellectuel d’Europe centrale qui
à Albert le Grand avec le philosophe thomiste Jacques Maritain, renonce à une carrière de prince de l’Église pour aller à la ren-
ami de la famille qu’il connaissait depuis l’adolescence. Cette contre des immigrés portoricains ne se comprend pas en dehors
conjonction étonnante n’a pas eu le temps de produire de résul- du message évangélique et de l’exhortation à choisir librement
tats car dès son arrivée, intrigué par le « problème portoricain », qui aimer, à sortir de sa communauté pour aider l’étranger souf-
Illich demanda au cardinal Spellman, archevêque de New York, de frant 40. Invitant également à reconnaître la présence du Christ
pouvoir prendre en charge une paroisse dans les quartiers d’im- en soi, la foi d’Illich est porteuse de liberté et d’autonomie indi-
migration récente du nord de Manhattan, afin de comprendre et viduelle. Elle inspire la méfiance face aux institutions, mais aussi,
de défendre une communauté qui ne se fondait pas comme les de façon plus corrosive encore, le sens de l’humour 41. Reprenant
autres dans le melting pot de la métropole alors que ses membres une distinction commune parmi les courants spirituels médié-
possédaient la citoyenneté des États-Unis 35. En dépit de l’intense vaux, Illich oppose à l’Église invisible et vivante qui témoigne
activité déployée dans son engagement pastoral, le jeune prêtre de l’inspiration divine, les formes historiques contingentes de
n’avait pas abandonné ses intérêts intellectuels. Il suivait le sémi- sa manifestation qui ne méritent pas une grande considération.
naire de Maritain sur Thomas d’Aquin, qu’il suppléa même à l’oc- Le comportement qui découlait de ce positionnement pouvait
casion, et noua des liens avec l’historien de l’art Gerhart Ladner, susciter l’incompréhension à droite comme à gauche. Illich se
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chapitre iii l’âge du plastique
conformait à la tradition dans sa pratique religieuse et pouvait du prêtre sans hiérarchie avait comme cible invisible la bureau-
justifier le célibat des prêtres tout en prônant le contrôle des nais- cratisation de l’institution ecclésiale. En dépit du très large écho
sances et en manifestant un détachement absolu face à la bureau- que rencontrèrent ses propositions, il faut prendre garde à ne pas
cratie vaticane. oublier que son point de vue exprimait avant tout une résistance
Cette conscience aiguë de la liberté chrétienne explique la formulée depuis le Tiers-Monde face à l’idéologie du développe-
précocité de ses doutes face à l’ouverture d’une « décennie du ment. Il réagissait notamment à des propositions comme celles
développement », proclamée par Kennedy en 1961, que l’Église du Club de Rome qui voyaient dans l’expansion du secteur ter-
catholique des États-Unis se proposait d’appuyer en envoyant tiaire une compensation nécessaire au ralentissement espéré de
un dixième de ses membres en mission pastorale en Amérique la croissance industrielle. Les « services » étaient pour Illich tout
latine, où l’encadrement pastoral semblait trop clairsemé. Inspiré aussi menaçants que l’industrie, voire pires encore. La notion de
par la crainte d’une contagion communiste après la révolution « vernaculaire », adoptée un peu plus tard, lui permettait de qua-
cubaine de 1959, ce projet s’apparentait à une pure et simple colo- lifier d’un mot le domaine qu’il cherchait à défendre face à la
nisation sacerdotale, accompagnant l’extension de l’impérialisme modernisation, soit l’ensemble des pratiques et savoirs domes-
économique et culturel yankee et menaçant de destruction les tiques qui échappent à la commercialisation et à la normalisation
cultures locales. Allant au devant du désastre, Illich se proposa bureaucratique, dont font partie les langues ordinaires non incul-
pour diriger un centre de formation des missionnaires qu’il ouvrit quées par l’école 47.
à Cuernavaca en 1961, avec le soutien du seul évêque mexicain Dès 1972, Illich avait pris ses distances avec le fonctionnement
libéral, qui pratiquait la psychanalyse et se déclarait fièrement quotidien du cidoc, installant sa résidence dans un village voi-
zapatiste 42. Sous couvert d’une formation à la langue espagnole sin de Cuernavaca. La fermeture du centre, décidée en 1976, fait
et aux cultures d’Amérique latine, Illich mit en place une entre- partie des questions qui demanderaient à être éclaircies à l’aide
prise de sabotage délibéré du projet missionnaire. Les candidats d’archives. Outre les intimidations policières dont le centre était
étaient soumis à un programme intensif qui excédait largement victime, ou l’affluence trop grande d’adeptes et de curieux, Illich
leurs capacités intellectuelles et visait en premier lieu à éprouver sentait peut-être que la fonction publique qu’il avait remplie
leurs aptitudes personnelles, dans le but assumé de décourager la depuis une dizaine d’années était à présent périmée. Après avoir
plupart d’entre eux 43. Ce n’est qu’en janvier 1967 qu’Illich rendit envisagé de repartir à zéro pour engager une nouvelle action
publique sa critique du soutien accordé par l’Église au projet de en Asie, c’est vers le Moyen Âge qu’il s’est tourné, sans doute
« développement », dans un article publié dans une revue jésuite de à la faveur d’un séjour d’études au centre Woodrow Wilson de
New York 44. Convoqué au Vatican et soumis à une tentative gro- Washington en 1978-79 48. Par la suite, jusqu’à la fin de sa vie en
tesque de condamnation, il préféra ne pas se défendre et renoncer 2002, il fut régulièrement professeur invité dans des universités,
à ses privilèges sacerdotaux pour conserver sa liberté, sans aban- en Allemagne ou aux États-Unis, proposant des cours dans les-
donner pour autant son statut de prêtre 45. En marge du Centre quels la lecture de textes médiévaux était mise au service d’une
de formation interculturelle destiné aux missionnaires, qui était réflexion sur les transformations du monde contemporain. Les
dès lors voué à s’éteindre, Illich avait également créé un Centre résultats de cette reprise d’études s’observent pour la première fois
de documentation (cidoc) purement laïc, qui demeura pendant dans Le travail fantôme (1980) dont un chapitre entier est consa-
une dizaine d’années un lieu de formation et de rencontres libres. cré à l’étude d’Hugues de Saint-Victor comme premier penseur
Pour contribuer à son financement, il entama une carrière d’intel- de la technique. (Une note de bas de page signale qu’un article
lectuel public, en obtenant rapidement une audience mondiale. de Lynn White l’a encouragé sur cette voie.) Creusant cette piste,
Ses quatre livres publiés de 1971 à 1975 mènent une critique de la Illich découvrit par la suite que le concept d’outil, dont il avait fait
contre-productivité des institutions modernes, que ce soit l’édu- grand usage dans La convivialité (1973 – le titre original était Tools
cation obligatoire, l’hospitalisation ou le transport automobile, for conviviality), n’était ni banal, ni universel. Il a au contraire une
dont les effets secondaires néfastes se retournent contre leur but histoire dont les commencements peuvent être précisément situés
premier 46. À l’arrière-plan de ces critiques, la théologie silencieuse au xiie siècle, au moment où la théologie sacramentelle conduit à
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chapitre iii l’âge du plastique
définir une catégorie inédite de « cause instrumentale », étrangère alors la place à l’icône graphique 52. À l’arrière-plan de ces travaux,
à la logique aristotélicienne. Alors que dans la pensée antique, il faut toujours reconnaître la même théologie silencieuse, portée
l’organe (organon) peut indifféremment désigner un membre du par une réflexion sur l’Incarnation 53. La libre décision divine de
corps ou un objet, l’instrumentum médiéval caractérise un outil s’incarner dans un être humain est certes un événement unique
destiné à effectuer un acte intentionnel, sur le modèle de la média- et non reproductible. Mais cette Incarnation retentit de façon plus
tion sacramentelle. On reviendra plus précisément dans un pro- générale sur ce que signifie la possibilité d’habitation par l’esprit
chain chapitre sur ce point crucial qui apporte une confirmation d’un être charnel. Elle définit un régime de présence au monde
supplémentaire à la chronologie suggérée par Lynn White. Comme qui conduit à reconnaître une valeur intrinsèque à la corporéité
souvent, c’est lorsqu’un phénomène prend fin que sa disparition individuelle. Sur ce point, la fréquentation assidue de Thomas
rend sensible la place qu’il avait tenue. Illich prit conscience de d’Aquin, penseur de l’unité de la forme substantielle humaine
cette historicité des outils au moment où l’entrée dans l’âge des associant corps et âme, a certainement été décisive.
systèmes était consommée, abolissant la distance entre la main et Illich expliquait l’importance qu’il accordait au Moyen Âge
l’outil au profit de machines intentionnelles qui absorbent l’usa- par une métaphore d’époque, celle du miroir qui donne son titre
ger dans leur fonctionnement 49. Il observe également que cette à nombre de traités médiévaux à visée pédagogique : « c’est seu-
perte de maîtrise des outils a pour corollaire une perte de pouvoir lement dans le miroir du passé qu’il est possible de reconnaître
de transformation sociale et l’abandon même de toute perspective l’altérité radicale de notre topologie mentale du xxe siècle et d’en
de transformation. Intégré au fonctionnement des machines, l’in- déceler les axiomes générateurs qui restent généralement hors
dividu contemporain est avalé par les systèmes et tend à se penser de portée de l’attention contemporaine » 54. Le détour par la pen-
comme un sous-système clos sur lui-même. Arborant fièrement sée médiévale a pour vertu de faire apparaître l’historicité des
sur ses habits le logo des marques qu’il porte, il affiche sa partici- catégories modernes, qu’il s’agisse de souligner des différences
pation joyeuse à la reproduction du capital 50. Ce constat désabusé ou de relever un point d’origine. Sa prédilection pour la première
se traduit également par un changement du mode d’intervention moitié du xiie siècle correspond au choix finement calibré de se
d’Illich qui ne s’adresse plus qu’à de petits cercles d’auditeurs et tenir sur le seuil de la trajectoire moderne. La chronologie d’en-
préfère le commerce amical à l’exposition médiatique. semble que retient Ivan Illich est donc rigoureusement identique
À partir de la seconde moitié des années 1980, ses recherches se à celle que j’ai proposée plus haut. Bien que je l’aie ignoré jusqu’à
concentrent sur l’histoire du corps et des perceptions sensorielles, ces derniers mois, mon projet de mener une histoire critique des
ouvrant de nombreuses pistes dont seules quelques esquisses catégories économiques en remontant à leur genèse médiévale est
ont été publiées51. Son dernier grand livre, Du lisible au visible dans le droit fil de ses intentions. C’est uniquement en exposant
(1991), qui analyse la transformation des modalités de la lecture la construction historique de ces notions et en faisant apparaître
au xiie siècle à l’occasion d’un commentaire du Didascalicon les présupposés qu’elles impliquent, que l’on peut contester l’évi-
d’Hugues de Saint-Victor, s’inscrit dans une réflexion plus vaste dence avec laquelle elles s’imposent dans le discours contempo-
sur l’histoire du regard et de la vision. Le point central concerne rain. Les principaux concepts sur lesquels Illich a fait porter sa
ici la relation humaine comprise comme face à face sensible dans réflexion sont ceux de « rareté » et de « besoins ». La construction
laquelle le sujet se voit apparaître en réduction dans la pupille de de la sphère économique réclame en effet que ses sujets soient
l’œil d’autrui (l’étymologie du latin pupilla provient de cette vision définis comme des êtres de besoins, attendant d’être satisfaits par
de soi en petit, reflétée dans l’œil de l’autre). Le thème gagne en des productions marchandes 55. Sensible aux enjeux politiques
acuité à mesure qu’apparaissent distinctement les traits du nou- et culturels des pratiques langagières, Illich a consacré une part
vel âge des systèmes, où les instrumentations techniques se subs- essentielle de son action à décoloniser la langue de concepts
tituent à la perception vivante. Au lieu de prendre une part active néfastes, pour proposer en regard des notions neuves, aptes à don-
à la formation de l’image, l’œil contemporain se trouve seulement ner une visibilité à des zones d’expériences laissées dans l’ombre
exposé à ce qu’Illich appelle le « show » visuel produit par des par les discours institués. Ses propositions n’ont pas toujours ren-
interfaces électroniques. Le modèle cognitif de la page écrite cède contré le succès. Malgré son intérêt, la notion de « disvaleur » n’a
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chapitre iii l’âge du plastique
guère été reprise 56. Cela a en revanche été le cas pour la distinc- prosélytisme. Illich a découvert par avance la place et la fonction
tion entre genre et sexe, qu’il a été le premier à formuler en 1982, qui pouvaient revenir au religieux après la sortie de la religion.
dans un livre qui a suscité l’animosité violente des féministes cali- Il est également possible d’associer au traumatisme du totalita-
forniennes. L’épisode l’a définitivement fait passer dans le camp risme son pressentiment de l’obsolescence de l’Église centrali-
des réactionnaires aux yeux des avant-gardes gauchistes de la révo- sée. Cette position l’a conduit à mener très tôt une critique de la
lution néo-libérale 57. modernisation généralisée de l’après-guerre. Percevant l’ampleur
À partir de la fin des années 1980, dans certaines interventions du déracinement qu’elle produisait, il a pris la question à la base
publiques, la critique de l’institution ecclésiale se fait plus expli- en s’attaquant au mythe du développement et de la croissance,
cite. Elle se résume en une formule latine : Corruptio optimi quae pour montrer l’inhumanité dont cette mythologie était porteuse.
est pessima (« La corruption de ce qu’il y a de meilleur est la pire L’opposition que l’on trace habituellement entre les deux moments
de toutes » 58). Toutes les institutions de la modernité sont issues de sa carrière ne fait en réalité que mettre en évidence sa sensibilité
d’un dévoiement du message évangélique. L’exemple princeps au basculement qui s’est produit entre 1975 et 1980, qui l’a conduit
est donné dans un texte de 1987 consacré à la transformation de à modifier l’angle de sa critique. Dans des entretiens de 1996, il
l’hospitalité chrétienne. Le devoir individuel d’accueil charitable s’étonnait de l’intérêt que l’on continuait à porter à des écrits du
qui se pratiquait dans les communautés de l’Église primitive a début des années 1970, qui pour lui étaient des « textes morts »,
été progressivement pris en charge par des institutions hospi- « des écrits d’un autre temps » 62. Les « convivialistes » d’aujourd’hui
talières, à mesure que l’Église elle-même s’institutionnalisait 59. seraient sans doute bien inspirés de tenir compte de ce jugement.
Illich a rapidement claqué la porte des discussions préparatoires C’est pourtant dans le dernier de ses « pamphlets » que l’on
au concile de Vatican ii, en ayant compris que les points les plus trouve une des formulations les plus synthétiques du message que
cruciaux ne seraient pas mis en discussion. À ses yeux, le concile transmettait Ivan Illich. Némésis médicale (1975) se conclut par une
a simplement marqué l’aboutissement de la transformation de reformulation du mythe de Prométhée, qui a valeur de jugement
l’Église en organisme de services, alignée sur les institutions qui général sur le comportement autodestructeur qui caractérise la
l’avaient prise en modèle 60. En opposant à ce devenir-institution société industrielle. (On a déjà vu plus haut quelques lignes de
le message évangélique du Christ, le catholique Ivan Illich tient ce chapitre.) Némésis, déesse de la rétribution céleste, désigne
une position que l’on s’attendrait davantage à trouver chez des le châtiment perpétuel auquel est voué le nouveau Prométhée
auteurs protestants. Le calviniste bordelais Jacques Ellul, qu’Il- industriel sur son rocher, le « harcèlement technique » qui « réduit
lich reconnaissait comme inspiration majeure de ses travaux des l’autonomie et accroît la misère de l’humanité » 63. Cette Némésis
années 1970, se posait un problème similaire dans La subversion est pour Illich le nom de l’hétéronomie qui prive les humains de
du christianisme : comment une civilisation issue du christianisme leur droit à l’intensité de leurs actes personnels. C’est en ce sens
peut-elle à ce point tourner le dos aux principes évangéliques ? 61 qu’il peut reprendre à Hans Jonas, comme idéal positif, l’exigence
À l’interrogation théologique, Illich a préféré proposer une solu- du maintien d’une « vie authentiquement humaine » (sans l’alour-
tion historique, en ouvrant un chantier dont nous n’avons pas fini dir du moralisme austère dont l’assaisonnait le philosophe alle-
d’éprouver la fécondité. mand) 64 . Si Ivan Illich a été et demeure un penseur révolution-
Au sortir d’une immersion dans la vie et l’œuvre d’Ivan Illich, il naire, c’est en formulant cette invitation à rester humain dans
est difficile de ne pas lui reconnaître une certaine qualité prophé- un monde qui cesse de l’être. Rester humain, comme il l’exprime
tique. Peu de personnes auront vu aussi juste que lui au xxe siècle. dans l’un de ses derniers écrits, est l’unique façon de résister à « la
Le point le plus bouleversant à mes yeux concerne son intuition perte des sens, qui est perte de monde ». « L’éducation à la survie
précoce de ce que devait être la nouvelle figure de la vie religieuse dans un monde artificiel commence dès les premiers manuels
après le nazisme : engagée dans le monde mais dissociée de tout scolaires et finit avec le mourant qui s’agrippe aux résultats des
embrigadement politique, agissant au nom de principes spirituels examens médicaux qu’on lui a fait passer. Des entités abstraites et
qu’elle garde pour elle-même, visant à éveiller les consciences excitantes ont pris possession des âmes et ont recouvert la percep-
individuelles à la réflexion et au sens de l’humour sans aucun tion du monde et de soi d’un capitonnage de plastique » 65.
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chapitre iii l’âge du plastique
moteur secret de son devenir un reste de théologie sans religion ?
Recoupement des témoignages Le fantasme de produire une humanité réparée de ses défauts de
La mise en série de ces trois perspectives très dissemblables conception, sur lequel Houellebecq revient plusieurs fois (dans
sur la genèse du monde contemporain procure des résultats Les particules élémentaires ou La possibilité d’une île), est évidem-
éclairants. Il faut admettre que les trois auteurs étudiés n’ont pas ment l’expression la plus claire de cette sotériologie technicienne.
été choisis au hasard. En dépit de leurs différences, ils ont pour Mais l’expansion généralisée du capitalisme ne participe-t-elle pas
point commun une liberté de pensée qui ne s’enferme pas dans inconsciemment du même projet ? Et dans ce cas, n’y aurait-il pas,
des cadres doctrinaux ou disciplinaires étroits. De ce fait, ils ne malgré tout, de bonnes raisons de reconnaître un certain carac-
se contentent pas d’imputer la responsabilité du désastre à un tère religieux à l’hégémonie actuelle des préoccupations écono-
agent maléfique (le grand capital, l’État policier, le biopouvoir, la miques, un religieux d’une texture particulière, dépourvu de toute
perte des traditions ou de la culture classique, etc.) auquel il suf- spiritualité ?
firait de s’opposer pour espérer rétablir la situation. Depuis sa En juxtaposant Houellebecq et Illich, je pensais faire jouer un
position critique, Illich enregistre la même transformation que effet de contraste entre deux attitudes opposées face au néo-libé-
décrit Gauchet, tandis que le « manque global et monstrueux » que ralisme, faite dans un cas de soumission complaisante et dans
perçoit Houellebecq est à l’évidence celui qui caractérise la der- l’autre de résistance lucide. On découvre qu’ils partagent toute-
nière étape de la sortie de la religion. Dans des styles différents, fois un élément commun. Il ne s’agit pas simplement d’un héri-
tous trois sont également sensibles à la difficulté intrinsèque du tage chrétien dont l’un aurait la nostalgie tandis que l’autre en a
politique à l’âge des systèmes. L’enseignement le plus intéressant conservé la foi jusqu’au bout. Le point d’accroche tient plutôt à
que je retire de cette triangulation sauvage tient à la transforma- ce que la vocation littéraire de Houellebecq lui offre également
tion d’ensemble qu’ils repèrent, avec des intonations différentes une position de repli face au monde, au double sens du terme. Il a
mais convergentes. L’entrée dans le nouveau monde est portée par beau prétendre imiter l’algue, il n’en doit pas moins être replié sur
un mouvement général d’artificialisation (l’ampleur que Gauchet lui-même pour enregistrer et transmettre les sensations qu’il enre-
donne à ce terme correspond parfaitement à l’amplitude de l’ins- gistre. À sa façon, sa croyance aux pouvoirs de la littérature n’est
titutionnalisation des services que dénonce Illich). Ce mouvement pas moins agissante que la vocation religieuse d’Illich. La propo-
produit une séparation et une déliaison des êtres, réduits à l’état sition gagne à être généralisée. Quelle que soit la direction vers
de « particules élémentaires » dans un monde désymbolisé. Il ne laquelle elle tend, toute critique de l’idéologie néo-libérale, de
serait pas si puissant s’il n’activait un désir très profondément l’économisme sommaire sur lequel elle repose et de l’artificiali-
ancré d’artifice, qui va bien au-delà du simple appétit de confort sation sans limites qu’elle indique comme seul avenir, suppose
matériel. Mon interrogation – à laquelle je n’ai pour l’instant pas une référence à d’autres valeurs que celles de la marchandise.
de réponse claire et univoque – vise à comprendre dans quelle L’éventail des orientations possibles est largement ouvert, ce n’est
mesure ce désir d’artifice serait encore le fruit tardif d’une ecclé- pas ici le lieu d’en dresser la carte. Le seul principe que l’on peut
siologie cachée : un espoir de rédemption qui n’est plus tourné évoquer pour l’instant est la nécessité du pluralisme. Le point
vers l’au-delà, mais qui cherche à se réaliser ici-bas, en visant à commun de ces démarches est un axiome négatif : l’être humain
s’affranchir totalement des contraintes de la matière. Apothéose n’est pas réductible à des besoins qui pourraient être satisfaits par
de la dynamique chrétienne de transformation du monde mise l’économie marchande. Pour en donner une définition conforme à
en branle par la médiation ecclésiale au Moyen Âge central, l’hu- tout ce que les sciences sociales peuvent en dire depuis Aristote, il
manité s’est embarquée dans l’entreprise de production de son est un animal social, politique et symbolique, qui se nourrit de ses
propre salut. Cette question est de celles qui n’appellent pas une liens avec ses congénères, avec les autres habitants et composants
réponse simple. Elle est plutôt destinée à demeurer indéfini- de la planète, avec le régime des signes par lesquels il s’inscrit
ment ouverte. En la formulant, je n’ai pas d’autre but que d’ins- dans le monde. Comme le dit très simplement la langue française,
tiller une inquiétude : une civilisation qui perd la mémoire de ses en naissant, il vient au monde, dans un monde qui le précède
origines chrétiennes pourrait-elle néanmoins conserver comme radicalement. Il est projeté dans des histoires, des cultures, des
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chapitre iii
langues qu’il doit faire siennes, qui le modèlent, dans lesquelles Chapitre iv
il apprend à vivre et gagner lentement son autonomie. La critique
de l’économisme invite donc à aller également contre l’illusion habiter le monde
de l’auto-institution de l’individu des droits humains, qui serait
initialement séparé des autres, fondé à réclamer à la société la
reconnaissance d’une singularité qui ne procèderait que de lui
seul. Cette critique appelle à reconnaître la pluralité des façons
d’être au monde. Elle enjoint également d’admettre la complexité
des sphères requises par la réalisation d’une vie pleinement Quand le monde sera réduit en un seul bois noir
humaine, qui ne peut se satisfaire d’un asservissement à l’état de pour nos quatre yeux étonnés, – en une plage
consommateur, à la merci des institutions qui médiatisent chaque pour deux enfants fidèles, – en une maison musicale
moment de son existence. Pour donner un peu de chair à ces pro- pour notre claire sympathie, – je vous trouverai.
position, c’est vers l’anthropologie qu’il convient maintenant de Arthur Rimbaud, Phrases
se tourner.
Marcel Mauss avait un don pour l’observation des comportements
humains. Le savant encyclopédiste, formé à l’étude des langues et
des religions antiques, au courant de toutes les publications du
domaine sociologique et anthropologique à l’intérieur duquel il
ne traçait aucune frontière, n’avait guère eu besoin de s’éloigner
de Paris pour donner aux étudiants de l’Institut d’ethnologie,
dont il fut le principal animateur dans l’entre-deux-guerres, des
« Instructions d’ethnologie descriptive » 1. Ses souvenirs d’enfance
en Touraine et sa période de service militaire étaient les seuls ter-
rains de première main sur lesquels il pouvait s’appuyer pour faire
des « techniques du corps » un nouveau champ d’étude 2. De nom-
breux élèves ont raconté par la suite être sortis de ses cours boule-
versés et transformés 3. Plusieurs d’entre eux ont cherché à trans-
mettre à leur tour la leçon de Mauss. Louis Dumont employait les
termes d’« aperception sociologique » pour qualifier la sortie de
soi-même que provoquait son enseignement, ce clin d’œil initial
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chapitre iv habiter le monde
qui permet de saisir la totalité sociale comme un tout au sein peut dépasser l’aveuglement produit par l’enfermement dans le
duquel les phénomènes prennent sens 4. Dans son introduction réseau des buts conscients, pour percevoir la sagesse systémique
aux œuvres de Montesquieu, Roger Caillois parle d’une « révo- des écologies dans lesquelles les humains sont englobés. La ques-
lution sociologique » afin de décrire « la démarche de l’esprit qui tion n’est pas seulement d’ordre intellectuel. Elle présente un
consiste à se feindre étranger à la société où l’on vit, à la regar- retentissement politique immédiat. Il y a urgence à enrayer l’oc-
der du dehors et comme si on la voyait pour la première fois » 5. cupation capitaliste du monde avant de succomber à l’asphyxie
Il souligne également qu’il est bien plus difficile de « raisonner physique et mentale qu’elle inflige, à chacune de ses extrémités,
en Persan », en jugeant d’un œil étranger les extravagances de sa aux peuples opprimés comme à ses bénéficiaires supposés. Pour
propre culture, que d’observer une collectivité humaine dont les des raisons symétriques, la nouvelle décolonisation devra être à
mœurs paraissent d’emblée exotiques. « Une société apparem- la fois physique et mentale. Les luttes sur le terrain seront, sont
ment n’est pas faite pour se réfléchir : d’autant plus vigoureuse déjà, des luttes pour sauver des terrains de vie. Elles n’aboutiront
qu’elle dispose de moins de miroirs et de moins d’occasions de pas à des résultats durables sans être accompagnées, à une plus
s’étonner de soi » 6. large échelle, d’une décolonisation mentale comparable à celle
Il est encore plus difficile d’effectuer, comme la situation pré- qui a permis, au cours du xxe siècle, d’établir comme un principe
sente le requiert, un pas de plus hors de nous-mêmes pour obser- indiscutable l’égale dignité de tous les êtres humains, quelle que
ver le fonctionnement social dans une totale extériorité. Il faudrait soit leur culture. De même que les observations ethnographiques
alors tenter de le saisir comme nous observerions l’agitation d’une de nos prédécesseurs ont tenu une part décisive dans ce proces-
fourmilière, en ne considérant pas seulement les interactions des sus de libération des peuples, l’ensemble des travaux actuels
animaux entre eux, leurs rapports de domination, de genre, de qui prennent les questions environnementales au sérieux, dans
rivalité et de solidarité, mais aussi la façon dont leur comporte- différentes disciplines, ont un rôle à jouer pour éduquer à cette
ment affecte le milieu où ils vivent ; comment les galeries qu’ils conversion du regard. Ce chapitre proposera une traversée rapide
creusent aèrent le sol et enrichissent sa surface en nutriments pro- de quelques unes des démarches qui aident à penser cette conver-
pices à la croissance des graines, de quelle manière leur dissection sion, afin d’en tirer quelques enseignements.
méthodique des cadavres d’animaux prévient la dissémination de Gregory Bateson procure à ses lecteurs l’apprentissage d’un tel
microbes pathogènes ; comment, pour formuler l’observation à un dépaysement radical, que l’on pourrait qualifier, pour paraphra-
niveau supérieur, les fourmis agissent conformément à leur intel- ser Caillois, de « révolution écologique ». J’espère que les pages
ligence collective de l’écosystème dont elles tirent parti (mais je que nous avons passées en sa compagnie dans les précédents
m’égare, cessons-là cette comparaison déplacée). chapitres auront suffi à le faire ressentir. Dans ses derniers entre-
La conversion intellectuelle d’un nouveau genre que réclame tiens, Ivan Illich prend une expression de dépit lorsque David
la situation présente consiste à regarder de l’extérieur le proces- Cayley l’interroge au sujet de Bateson 7. Il impute à la théorie des
sus d’artificialisation auquel la société industrielle soumet un à systèmes la perte d’un sens concret du moi, ancré dans les per-
un tous les composants de la planète. Elle impose de construire ceptions sensibles, qui est devenu pour lui le seul pôle de résis-
une distance supplémentaire avec l’idée même de société. Ce n’est tance valable face aux nouvelles formes qu’adopte la tyrannie de
plus simplement la totalité sociale qu’il faut embrasser du regard, la technique. Pourtant, la Némésis qu’il invoquait auparavant
mais l’unité qu’elle forme avec le milieu dans lequel elle se pour donner une figure globale à la contre-productivité des insti-
déploie. Ce sont les échanges de toutes sortes entre les humains et tutions présentait tous les traits d’une boucle de rétroaction néga-
leurs milieux qui doivent à présent faire l’objet d’un étonnement tive. Bateson employait lui aussi la métaphore d’une vengeance
méthodique. (Vraiment, est-ce ainsi que nous traitons le monde, immanente en affirmant que « le manque de sagesse systémique
en laissant derrière nous tant de déchets en plastique et de forêts est toujours puni » 8. Les deux auteurs ont en réalité le même souci
saccagées pour n’obtenir en fin de compte, après combustion de critiquer la séparation des individus dont se compose la société
dans une centrale à biomasse, que si peu de confort additionnel ?) matérialiste, en insistant sur l’inclusion du sujet sensible et pen-
Pour reprendre les termes de Bateson, c’est par cette voie que l’on sant dans le monde. Ils diffèrent seulement dans les points de vue
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chapitre iv habiter le monde
qu’ils adoptent, l’un misant sur la compréhension globale tan- Le style de pensée occidental ne constitue donc qu’une modalité
dis que l’autre milite pour la seule action locale. Fidèles au prin- parmi d’autres.
cipe du pluralisme qui guide l’ensemble de cette démarche, nous Le recul qu’autorise cette mise à distance de nos catégories
allons voir que la conciliation de ces points de vue est non seule- indigènes permet de dépasser des oppositions qui ne semblent
ment possible, mais souhaitable. irréductibles qu’aux yeux d’observateurs enfermés dans leur uni-
vers conceptuel. Nastassja Martin montre ainsi que l’alternative
L’inversion des perspectives entre l’exploitation des ressources pétrolières d’Alaska et la protec-
Ces dernières décennies de nombreux travaux d’anthropologie tion de l’environnement dans des parcs naturels constituent deux
ont de fait porté sur le décentrement du regard un cran plus loin, faces du même processus d’objectivation du monde. La conser-
pour mettre en cause le primat accordé à l’étude des relations vation de la nature sauvage dans des espaces protégés fournit
sociales que nouent les humains entre eux. Au lieu de se concen- aux touristes une ressource aussi rare et précieuse que le pétrole
trer sur les systèmes de parenté ou les règles de l’échange, l’atten- extrait du sous-sol 13. Mais chacune de ces procédures détruit aussi
tion s’est déplacée vers les interactions entre les humains et leur radicalement les liens que les autochtones entretiennent avec le
environnement, en particulier avec les animaux et les plantes, milieu de leur vie et de leurs actions.
mais aussi bien les esprits, les rivières ou les machines. Menée à Tirant parti des potentialités cognitives de l’animisme pour
son terme, la critique de l’ethnocentrisme s’est muée en dénon- rompre à sa façon avec les partitions binaires du naturalisme,
ciation de l’anthropocentrisme. Les démarches qui s’inspirent de Eduardo Kohn élabore une sémiotique des systèmes relation-
ces principes ont une portée bien plus grande qu’un simple dépla- nels dans lesquels interagissent les êtres de la forêt amazonienne
cement de curiosités scientifiques. Elles constituent le laboratoire (humains, chiens, pumas, pécaris, montagnes, ancêtres, etc.),
de réflexions sur d’autres façons d’être au monde qui concernent considérés comme des « sois », participant de la continuité d’une
autant les Occidentaux que les peuples autochtones. réalité tout à la fois concrète et « pensante » 14. Comment pensent
L’anthropologie environnementale se pratiquait depuis long- les forêts, livre rempli de métaphores, peut prendre lui-même la
temps, sous différentes formes qui n’ont pas toujours bien réussi à valeur de métaphore d’une façon d’être au monde pour ses lec-
communiquer entre elles 9. Le regain d’intérêt pour ces approches teurs, immergés dans les pensées d’un système de relations mou-
s’est nourri de plusieurs courants intellectuels apparus au cours vantes. En dépassant l’opposition entre les processus mentaux et
des années 1990. En sociologie des sciences, un principe de symé- les réalités physiques, Kohn remplit parfaitement le programme
trie généralisée réclamait de mettre sur le même plan sujets et de Bateson et propose une version radicale de la « révolution
objets de savoir 10. Au Brésil, Tânia Stolze Lima et Eduardo Viveiros écologique ».
de Castro se sont montrés attentifs aux perspectives sur la réa- Il est devenu usuel d’englober toutes ces réalités sous le concept
lité que les pensées amérindiennes attribuent à différents types de « non-humain ». Cette notion fourre-tout a joué un rôle impor-
d’êtres (humains, animaux, esprits, plantes), dans une démarche tant depuis une vingtaine d’années en donnant une visibilité plus
qui aboutissait à remettre en cause le partage entre nature et forte aux aspects matériels de la vie sociale. La notion a cependant
culture 11. Dans une somme rapidement devenue un classique, pour défaut d’être encore définie, fût-ce négativement, à partir
Philippe Descola a confirmé que cette opposition n’a rien d’uni- de l’humain. Elle amalgame trop d’entités, relevant d’ordres dif-
versel 12. À cette élaboration, somme toute récente, de l’histoire férents, qu’il vaudrait mieux articuler de façon distincte. La dif-
occidentale, il propose de substituer une typologie des modes ficulté est de trouver une manière efficace d’exprimer le fait que
d’identification du sujet humain à son environnement, fondée sur les humains se tiennent sur le même plan d’existence que toutes
les deux critères de la continuité ou discontinuité de la matière et les autres formes de vie du monde. Il faudrait alors résister à la
de l’attribution ou non d’une intériorité à d’autres sujets. Cet exa- tentation de simplement déplacer la ligne de partage pour les
men lui permet ainsi de reconnaître quatre modes d’inscription inclure dans un ensemble plus vaste, en proposant une nouvelle
symbolique de l’expérience humaine dans le monde : totémisme bipartition entre le vivant et l’inerte, l’organique et le minéral.
et animisme d’une part, analogisme et naturalisme de l’autre. Tout l’enjeu serait au contraire de parvenir à exprimer l’unité des
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chapitre iv habiter le monde
processus par lesquels des étants de toutes sortes (animaux, végé- faveur de l’abolition de la notion d’environnement qui a pour défaut
taux, fleuves, glaciers, volcans) manifestent leurs façons d’être, de similaire de se définir comme une réalité secondaire par rapport
penser et d’agir. Je reprends des termes d’une très grande bana- au centre qu’elle environne ; à juste titre, le géographe Augustin
lité que j’avais volontairement choisis dans les premières lignes Berque propose de remettre à l’honneur la notion de milieu, pour
de l’introduction, en raison de leur neutralité. Chaque étant a ses penser l’unité de l’être et du monde15.)
façons, qui lui sont propres et qui en même temps l’inscrivent
dans la totalité du réel. Le tissu du monde
On peut simplement en tirer comme leçon que ces façons Illich fournit le mot clé de ce chapitre. Invité à prononcer en
prennent une valeur différente pour les artefacts, qui ont pour 1984 une conférence à l’Institut royal d’architecture de Londres, il
caractéristique d’avoir été façonnés. Cette approche conduit aussi livra un plaidoyer contre la production industrielle de logements
à mettre à part les entités invisibles qui n’apparaissent jamais standardisés. « Habiter est le propre de l’espèce humaine », décla-
dans le monde qu’en relation avec des formes d’existence visibles. rait-il en citant Heidegger 16. Par le geste de construire sa demeure,
L’intérêt pour le « non-humain » a certainement été stimulé par sa de tracer des seuils, le chez-soi et l’espace commun sont rendus
capacité réjouissante à englober sous le même vocable des ani- simultanément habitables, tandis que la standardisation du loge-
maux et les esprits qui leur sont attribués dans les métaphysiques ment fonctionnel, simple garage à humains, dégrade l’espace
autochtones. Toutefois, cette inclusion de l’invisible dans l’obser- commun en espace public inhabitable. Pour célébrer le cent-cin-
vation anthropologique ne peut se limiter aux seuls mondes de quantième anniversaire de l’honorable institution, Illich invitait à
l’animisme et du totémisme. Un principe rigoureux de symétrie retrouver le sens de l’habitat, dans un sens peu heideggerien, par
oblige, en retour, à prendre également en compte les construc- le squat ou l’auto-construction. « L’écologie politique ne deviendra
tions abstraites qui structurent la vie collective des sociétés éta- radicale et efficiente qu’à condition de reconnaître que la destruc-
tiques. Les institutions ne se réduisent pas à des collections d’in- tion des communaux entraînée par leur transformation en res-
dividus et d’objets tangibles. Elles seraient incompréhensibles sources économiques est le facteur environnemental qui paralyse
et dépourvues de la moindre efficacité si on ne leur prêtait éga- l’art d’habiter » 17. (J’anticipe à peine sur ce qui va suivre en indi-
lement une consistance métaphysique, intangible et pourtant quant que ces distinctions se retrouvent à la lettre dans l’un des
bien réelle. Quand des citoyens paient leurs impôts à l’État, c’est premiers appels de la Zone À Défendre [zad] de Notre-Dame-des-
à une entité invisible artificielle qu’ils adressent leurs virements Landes, daté d’août 201218.)
bancaires, et pas simplement aux fonctionnaires du Trésor public Comme Bateson, Tim Ingold est le fils d’un biologiste anglais
qui agissent en son nom. L’exemple suffit à prouver que ce type et tous deux ont d’abord étudié les sciences naturelles. Cette for-
de croyance n’a rien de facultatif dans une société moderne. Tout mation initiale a évidemment compté dans l’élaboration d’ap-
au plus pouvons-nous tenter de maintenir, dans la mesure du proches qui ont pour point commun de penser l’enchâssement
possible, une distance ironique face à elles, plutôt qu’une adhé- des processus biologiques, sociaux et mentaux. Ingold reformule
sion aveugle. La « révolution écologique », si l’on accepte de mener le programme de Bateson comme une « écologie de la vie », dans
la démarche à son terme logique, impose donc de reconnaître une démarche qui le conduit à mettre en cause les formes aca-
la pluralité et l’égale dignité des métaphysiques. La République démiques, constitutivement traversées par une division entre les
d’Irlande est une vue de l’esprit aussi étrange pour un Achuar que objets de savoir et le sujet connaissant, pour déboucher sur la pro-
l’esprit du jaguar l’est pour un Irlandais. position d’une poétique de l’habiter et du faire 19. En cela, même
(Ces propositions sommaires pourraient ouvrir sur de longues s’il ne semble jamais le citer, Tim Ingold est l’héritier direct d’Ivan
discussions. Pour transposer la typologie de Philippe Descola en Illich.
question historique, l’émergence d’entités métaphysiques artifi- Ingold fait en revanche référence dans son dernier livre au phi-
cielles pourrait fournir un critère intéressant afin de dater l’affleu- losophe Gilbert Simondon, en affirmant que sa pensée pourrait
rement du naturalisme. Je n’ai pas le temps de m’y appesantir, « potentiellement révolutionner » l’anthropologie 20. Actif dans le
mais les arguments contre le « non-humain » militent également en troisième quart du xxe siècle, surtout connu pour sa réflexion sur
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chapitre iv habiter le monde
les objets techniques, Simondon est au centre d’un intérêt crois- Quel que soit le fondement philosophique sur laquelle on l’ap-
sant depuis la publication intégrale de sa thèse 21. Son ambition puie, cette façon de penser la présence au monde d’un sujet, ins-
était considérable. Prenant appui sur la physique quantique et la crit dans le « transindividuel » et dans ses « milieux associés »,
cybernétique, il se proposait de formuler une axiomatique com- débouche sur ce qu’il faut bien appeler une dimension spirituelle
mune aux sciences naturelles, humaines et sociales. Pour cette de l’expérience, qui relie l’individu à plus vaste que lui. C’est ainsi
raison, il a été contraint de forger un vocabulaire technique qui que la définit Dominique Bourg dans son dernier livre, en se fon-
lui est propre et ne facilite guère la compréhension de ses textes. dant sur Luhman, mais en retrouvant de la sorte le dernier état de
Toutefois, le fond de sa démarche peut se résumer assez simple- la pensée de Bateson (lequel, sous le nom de « religion », parlait en
ment. Comme Bateson, par un cheminement différent, Simondon réalité d’un spirituel immanent 25). Bien que différentes croyances
reconnaît l’antériorité des relations sur les termes reliés. Au lieu puissent s’y retrouver, cette reconnaissance d’une spiritualité
de considérer l’individu comme un être substantiel achevé, il est loin de ramener au monde de l’hétéronomie. Elle donne au
observe des processus d’individuation. L’état pré-individuel est contraire accès à une autonomie plus complète, consciente des
celui d’un système instable, susceptible d’atteindre différentes conditions effectives de la vie humaine dans le monde. C’est, en
phases de l’être. L’individu qui résulte de l’individuation psy- fin de compte, ce que j’avais à l’esprit en proposant de rajouter
chique et somatique du vivant est encore porteur d’une charge de un degré de réflexivité supplémentaire à la leçon de Mauss, pour
réalité non individuée. Celle-ci peut être la source « d’une seconde concevoir une « révolution écologique ».
individuation qui fait naître le collectif transindividuel et rattache On peut simplement évoquer pour finir deux situations contem-
le sujet à d’autres sujets » 22. L’être particulier n’est donc pas com- poraines remarquables, où les catégories d’analyse proposées ici
pris comme un individu séparé, mais comme l’unité de ces trois s’éprouvent concrètement sur le terrain.
phases de l’être, qui le relient aussi bien à son « milieu associé »
qu’à une réalité transindividuelle. Le potentiel que Simondon L’occupation des terres
peut apporter à la philosophie politique n’a encore été que très La situation présente à Notre-Dame-des-Landes atteste que
peu exploité 23 alors qu’il est considérable. En comprenant le l’ordre de présentation des strates de l’« occupation » adopté dans
sujet, non pas comme une substance, mais comme un être tissé l’introduction n’est pas uniquement celui des sens pris successi-
de relations, plongé dans un devenir en renouvellement continuel, vement par le mot latin. Cette stratification correspond à un ordre
Simondon parvient à surmonter l’enfermement de l’individu en de priorité qui définit la structure du rapport politique à l’espace
lui-même. Il permet ainsi d’associer, sans les confondre, un indi- dans la tradition romaine, dont nous sommes encore tributaires.
vidu psychique, titulaire de droits individuels, et un sujet ouvert L’occupation militaire vient en premier lieu. C’est elle qui fait
au monde et au collectif, traversé par ce qui lui est extérieur. entrer une terre dans l’orbite d’un espace politique, soumis à un
Mobilisant d’autres sources, le Comité invisible propose une pouvoir central. Dans un second temps, la distribution des droits
définition semblable de la subjectivité, non pas fermée sur elle- sur des parcelles de ce territoire confère à ses titulaires une faculté
même, mais formée de ses liens avec le tissu du monde : « Le d’exploitation des sols. Les opérations économiques qui s’y
monde ne nous environne pas, il nous traverse. Ce que nous habi- déroulent sont logiquement secondes par rapport à la structura-
tons nous habite. Ce qui nous entoure nous constitue. Nous ne tion politique et à l’établissement d’un ordre juridique. Cet ordre
nous appartenons pas. Nous sommes toujours-déjà disséminés de priorité suffit à défaire le mythe d’une naturalité de l’économie.
dans tout ce à quoi nous nous lions » 24. On retrouve ainsi, par un raccourci, la démonstration historique
J’ai volontairement extrait, d’un appel à l’insurrection, qu’en a donnée Karl Polanyi. L’économie n’est concevable comme
quelques phrases qui expriment le cœur de l’attitude existentielle réalité distincte que dans un monde où l’organisation politique
qui la fonde. De l’affirmation de la vie comme présence ouverte et juridique privilégie la propriété privée des terres et l’échange
au monde, différents types de conduite peuvent découler. Faire marchand.
sécession est évidemment une solution possible, mais ce n’est La zad de Notre-Dame-des-Landes est devenu le lieu de cristal-
pas la seule. La proposition a une valeur beaucoup plus générale. lisation de l’affrontement entre deux conceptions de l’occupation.
104 105
chapitre iv habiter le monde
Des habitants, qui habitent véritablement les lieux et résistent à Le cas que je voudrais évoquer est issu d’une situation his-
un projet d’aménagement issu de l’âge révolu du développement, torique particulière. Le 20 mars 2017, un acte du Parlement de
invitent des occupants à construire avec eux une vie commune, Nouvelle-Zélande a ratifié un accord, longuement négocié, qui
sur des terres expropriées ou abandonnées. Au bout d’une décen- accorde la personnalité morale au fleuve Te Awa Tupua (dési-
nie, face à cette commune, l’État envoie ses forces armées pour gné en anglais par le nom du peuple Whanganui qui lui est lié,
reprendre le contrôle du terrain. Ses représentants ne peuvent mais la logique de l’exposition veut qu’on le désigne ici sous son
concevoir qu’une division individuelle des propriétés, en vue d’une nom maori). La nouvelle a marqué les esprits. Un fleuve se pos-
exploitation capitaliste des sols. Face à l’affirmation d’une vie col- séderait lui-même ; la loi d’un pays « occidental » reconnaîtrait
lective et non marchande dans le bocage, l’occupation militaro- son caractère sacré, en l’identifiant comme « une totalité vivante
juridico-économique ne veut reconnaître en face d’elle qu’une frag- et indivisible […] contenant tous ses éléments physiques et méta-
mentation individuelle. Au-delà du seul cas de la zad, les forêts, physiques » 31. Cette invention juridique exceptionnelle doit se
territoires ingouvernables que le quadrillage romain de l’espace comprendre historiquement, car elle a permis de régler un litige
n’avait pas atteints, sont les lieux stratégiques de ces combats, judiciaire qui remonte aux origines du pays.
comme l’a montré Jean-Bapiste Vidalou dans un livre somptueux 26. Fréquentée par des pécheurs de baleine, des marchands et
Ces luttes constituent autant d’enclaves dans l’occupation des missionnaires anglais ou français depuis les années 1790, la
imposée par le règne de l’économie. Aussi nombreuses soient- Nouvelle-Zélande fut soumise à une première tentative de coloni-
elles, et si grande que soit la sympathie qu’elles suscitent, elles sation menée par une compagnie privée britannique en 1839. En
sont vouées à demeurer minoritaires. À l’échelle d’un pays entier, accordant son soutien à l’entreprise, le secrétaire d’État aux colo-
la régulation politique passe nécessairement par des procédures nies, Lord Glenelg lui avait fixé une limite : les Maoris n’étaient pas
démocratiques, à base d’institutions représentatives. Or si le « des sauvages vivant de la chasse, mais des tribus qui se sont divi-
pluralisme doit être la règle fondamentale de la démocratie, il sées la terre entre elles » 32. Conformément au droit des personnes,
implique aussi d’admettre un pluralisme des modes de vie, une la Grande-Bretagne ne pouvait revendiquer le droit de s’appro-
tolérance pour les communes. prier les terres sans le consentement de ces autochtones civilisés.
Le traité de Waitangi, signé le 6 février 1840, fut ratifié par près de
La leçon maorie 500 chefs de tribus maoris (un nombre équivalent ayant refusé
Le projet d’accorder des droits aux êtres naturels non humains de le faire). Mais la traduction des concepts politiques anglais en
a fait du chemin depuis un article fondateur de Christopher maori ne coulait pas de source, à commencer par celui de sove-
Stone qui proposait en 1972 de permettre aux arbres de plaider reignty. Selon la version du document qu’ils avaient signée, les
leur cause, en prenant comme cas d’école une vallée de séquoias chefs renonçaient à leur kāwanatanga (pouvoir guerrier), conser-
menacée par un projet de station de sport d’hiver 27. C’est à la vant leur rangatiratanga (autorité coutumière), tandis que le mana
même époque qu’a émergé la revendication d’accorder des droits (autorité spirituelle) n’était mentionné nulle part. Les incompré-
aux animaux. Dans une vision plus globale, Michel Serres plaidait hensions nées de cette situation ont été la source de conflits inter-
pour un « contrat naturel » passé avec l’ensemble des êtres vivants minables, les Maoris soumettant des plaintes par milliers aux
et inertes de la planète 28. Plus pragmatiquement, Dominique autorités compétentes. En 1975, un tribunal fut créé pour examiner
Bourg défend la création d’une « troisième chambre » dont la les réclamations issues du traité 33. Il a rapidement été admis que
mission serait de représenter politiquement les enjeux environ- celui-ci devait s’interpréter selon le sens qu’avaient pu lui donner
nementaux 29. L’Équateur a reconnu constitutionnellement des les chefs maoris en accordant leur consentement. Un arrêt de 1988
droits de la nature et la Bolivie se réclame de la « Pachamama » a reconnu qu’il n’avait pas retiré aux tribus leur rôle de gardien du
(Terre-mère) 30. Au-delà de ces déclarations de principe, se pose fleuve (kaitiaki). Les fleuves, en droit romain ou anglais, sont des
la question de l’efficacité de ces constructions institutionnelles. biens inaliénables qui appartiennent à l’État. S’il était impossible
Le droit peut être une arme efficace, mais uniquement s’il est servi de restituer un fleuve, l’inventivité juridique a trouvé une solution
par des combattants infatigables. qui transformait l’objet d’un litige en sujet de droit.
106 107
chapitre iv
En dépit des conditions très particulières de son invention, la Chapitre v
jurisprudence a fait rapidement école. En Inde, la cour de l’État
himalayen de l’Uttarakhand a cité ce cas en exemple pour attribuer la dynamique occidentale
une personnalité juridique au Gange et à son affluent la Yamuna.
Très récemment, la Cour suprême de Colombie a reconnu la forêt
amazonienne comme sujet de droit, imposant à l’État de mettre
en place un « pacte intergénérationnel pour la vie de l’Amazonie
colombienne ». La même solution pourrait permettre aux Sioux
Lakota d’obtenir que soit restitué aux Black Hills leur caractère de Il se demandait s’il existait des pendules qui relâchaient
montagnes sacrées. Il serait en revanche plus difficile de revendi- un peu le mouvement quand on les appelait par leur nom.
quer un statut similaire en faveur de la Seine et de ses affluents, Franck André Jamme, Extraits de la vie des scarabées
en l’absence de continuité évidente avec les tribus gauloises qui
vénéraient les divinités de leurs sources. L’invention a pourtant
une valeur universelle : elle donne à voir ce que peut être une
convertibilité pacifique des métaphysiques. Indépendamment des
croyances qu’y investissent les parties, elles peuvent s’accorder
sur le fait qu’un fleuve possède une valeur particulière, spirituelle
pour les uns, écologique pour les autres.
La « révolution écologique » que j’ai tenté d’illustrer ici ne
signifie au fond rien d’autre que la prise de conscience d’une co- L’Occident est une notion relative, le détail vaut d’être noté.
appartenance des humains à une réalité qu’ils sont bien loin de Le terme qui exprime la puissance des nations européennes et de
dominer et qui sera toujours plus intelligente et créative qu’eux. leurs prolongements en Amérique et en Océanie n’affirme pas une
La généralisation de cette conscience peut sembler hors de por- centralité. L’Occident, qui indique la direction du soleil couchant,
tée, mais elle n’est pas totalement improbable. L’histoire ne nous n’est concevable qu’en regard d’un Orient, selon les termes uti-
présente pas uniquement des cas d’effondrements de groupes lisés en latin classique pour désigner les deux moitiés du globe.
humains provoquant la ruine de leurs écosystèmes ; elle montre Le contexte dans lequel les deux termes apparaissent dans la
aussi des exemples de conversions culturelles massives, à des langue française mérite également d’être observé. Au milieu du
rythmes imprévus. Pour aller de l’avant, il ne sera pas inutile de xiie siècle, dans un roman inspiré d’un conte des Mille et une nuits
disposer d’une conscience historique de longue durée, à la mesure composé à la cour d’Aliénor d’Aquitaine au retour de la seconde
du temps qui a façonné l’Occident. croisade, la dyade est employée pour évoquer la splendeur incom-
parable d’un jardin de Babylone qui n’a pas son pareil dans l’une
ou l’autre moitié du monde1. Ce ne sera pas la dernière fois que
l’imaginaire occidental reconnaîtra sa médiocrité face au luxe
oriental. Au fil des siècles, ce couplage dichotomique a nourri bien
des simplifications faciles. Il invite à penser l’Occident, domi-
nateur ou menacé, en vis-à-vis d’une altérité fantasmée dont les
contours peuvent évoluer au gré des circonstances2. Pour éviter le
piège de tels raccourcis, il est opportun de commencer par un exa-
men critique de cette notion.
La première précaution consistera à la distinguer de celle de
modernité. On a pris soin plus haut (ch. 1) de détacher cette der-
nière notion de son substrat temporel, en proposant de suspendre
109
chapitre v la dynamique occidentale
la coupure entre Temps modernes et Moyen Âge, pour adopter la singularité européenne reviendrait à lui attribuer, de fait, une
comme catégorie de pensée un âge intermédiaire couvrant l’en- supériorité qui anéantit le sens même de cette capacité critique.
semble du second millénaire de l’ère chrétienne. Il convient à pré- C’est donc contre un mythe au second degré qu’il faut lutter, en
sent de dissocier la modernité d’un ancrage géographique exclu- connaissance de cause. L’histoire est le remède le plus efficace
sif. Au début du troisième millénaire, le concept doit être compris contre cette tentation. Encore une fois, avant d’entrer dans la nar-
dans un sens principiel, comme un ensemble de valeurs dont la ration de cette histoire, une nouvelle promenade dans les sciences
liste exacte est sujette à discussion. On peut assurément y compter sociales du xxe siècle s’impose.
la liberté individuelle, l’égalité des droits et la démocratie repré-
sentative, ainsi qu’une série de corollaires parmi lesquels il serait L’utilité de Norbert Elias
difficile d’exclure la raison démonstrative, la science expérimen- Le titre de ce chapitre fait allusion à la traduction française de la
tale et la technologie avancée3. Or toutes ces valeurs sont par défi- seconde partie du grand livre de Norbert Elias, Über den Prozeß der
nition universelles. Bien qu’elles aient été initialement formulées Zivilisation (« Sur le processus de civilisation »). Rédigé à Londres
et mises en œuvre au fil d’une histoire européenne, elles ne sont par un jeune sociologue juif allemand en exil, publié en 1939 à
pas associées par nécessité à des formes culturelles spécifiques. Bâle en deux volumes, l’ouvrage est longtemps passé inaperçu
Elles sont au contraire susceptibles de s’ajuster à d’autres civilisa- avant sa réédition de 1969 qui a tardivement attiré l’attention sur
tions sans nécessairement provoquer une homogénéisation com- son auteur, alors que celui-ci avait déjà pris depuis longtemps sa
plète des modes de vie, en dépit de la standardisation marchande retraite de l’université de Leicester. Les éditeurs de la traduction
qui écoule les mêmes produits dans les mêmes chaînes de maga- française, réalisée à l’instigation de Jean Baechler, ont malencon-
sins aux quatre coins du globe. Il y a, il y aura des modernités mul- treusement choisi de présenter les deux tomes comme des livres
tiples 4. Le Japon ou la Corée du Sud en fournissent des exemples distincts, sans bien expliciter leurs rapports et en publiant dans
frappants, pour ne citer que les cas les plus évidents de sociétés l’intervalle La société de cour, mémoire d’habilitation présenté
démocratiques et techniciennes asiatiques qui occupent des posi- à Francfort en 1933 qu’Elias n’avait pas eu l’occasion de livrer à
tions avancées dans la mondialisation marchande sans abdiquer l’impression avant son départ d’Allemagne 5. De surcroît, pour
leurs singularités. Dégagé de toute prétention à incarner l’uni- alléger les coûts de traduction, le second volume a été amputé de
versel, délesté du poids d’un conflit constitutif avec son double son introduction et d’un chapitre initial d’une centaine de pages
oriental, l’Occident peut alors devenir plus modestement le nom consacrées aux « mécanismes de féodalisation », qui forment un
d’une civilisation particulière, initialement localisée à l’Ouest de préalable indispensable à la compréhension des chapitres sui-
l’Europe avant d’occuper différentes zones tempérées du globe, vants consacrés à la « sociogenèse de l’État français » du xie au
dont l’histoire a été faite de contingences et de métissages mul- xviie siècle 6. Le titre donné à ce second volume n’a pas de strict
tiples. Comme bien d’autres, elle s’est nourrie de traditions cultu- équivalent dans le livre. En dépit de ces multiples trahisons, la for-
relles qui lui étaient étrangères, à commencer par sa religion qui mule restitue toutefois correctement la dimension processuelle
est directement issue du judaïsme hellénistique. que l’ouvrage met en évidence en présentant l’évolution d’un sys-
Ce chapitre a donc pour fonction de contribuer à défaire le tème qui contient en lui-même le principe de ses transformations.
mythe de l’Occident, en soulignant notamment certaines de ses Observée dans la longue durée de la monarchie française, la for-
divisions et de ses tensions internes. Face à tous les essentia- mation du double monopole de la contrainte physique et de la
lismes, le rôle de l’histoire est d’agir comme une révélatrice des fiscalité s’accompagne d’une différenciation des activités sociales.
particularités accidentelles. Il faut souligner la difficulté intrin- Gagnant en complexité, les relations d’interdépendance mutuelle
sèque que présente cette tâche pour les Européens dont la mytho- au sein de la société de cour et de la bourgeoisie produisent une
logie collective moderne incorpore une forme de réflexivité cri- intériorisation des normes de comportement social, qu’Elias
tique sur eux-mêmes. Cette disposition ferait d’eux, en quelque désigne comme un processus de « civilisation des mœurs ».
sorte, les spécialistes d’un universalisme critique. La propension Ce charcutage éditorial a eu pour résultat d’occulter l’unité du
à reconnaître dans ce trait, depuis les Lumières, une définition de projet intellectuel. L’auteur ajoutait lui-même une difficulté en
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chapitre v la dynamique occidentale
ne donnant que peu d’indices à ses lecteurs sur les débats théo- processus social revenait à montrer que les structures psychiques
riques dans lesquels il se plaçait. Reçu en France au moment du ne sont pas intangibles, mais au contraire, produites et façonnées
plein essor de l’histoire des mentalités, il semblait étonnamment dans le cours de l’histoire. L’intériorisation des normes de com-
parler la même langue que les historiens des Annales. Certaines portement pouvait ainsi se décrire comme l’effet de la « curiali-
de ses tournures paraissaient avoir énoncé par anticipation des sation des guerriers » qui deviennent des courtisans pacifiques
propositions formulées entre temps par Lucien Febvre. (L’un et dans le cadre des monarchies absolutistes. Dans une lettre de
l’autre sont à présent critiqués de concert par les nouveaux his- 1938 adressée à Walter Benjamin, à qui il demandait (en vain)
toriens des émotions pour leur appréciation trop sommaire des de préparer une recension de son livre, Elias énonçait le terrain
sensibilités médiévales 7.) Les sous-entendus de son projet ne se commun sur lequel tous deux auraient pu se retrouver, par-delà
comprennent pourtant qu’à la lumière des débats qui animaient leur appréciation divergente du marxisme : « Une tâche bien plus
la sociologie allemande autour de 1930 8. La réflexion d’Elias s’est féconde nous incombe : rendre intelligible l’évolution historique
forgée alors qu’il était l’élève, puis l’assistant de Karl Mannheim, du psychisme » 10.
dont l’œuvre a été reçue encore plus tardivement en France 9. La critique de Max Weber est moins évidente à saisir. Elias lui
Nommé professeur de sociologie à l’université de Francfort en reprend des concepts majeurs, mais il s’efforce en même temps
1930, Mannheim travaillait dans les mêmes locaux que son col- d’en déplacer le sens et le point d’application. La « rationalisa-
lègue Max Horkheimer qui prit en 1931 la direction de l’Institut tion », motif central de la sociologie wébérienne, ne serait pas
für Sozialforschung (« Institut de recherche sociale »). En dépit l’axe moteur du devenir moderne, mais une simple manifestation
de leur proximité physique et de leur orientation à gauche, les du processus de civilisation 11. Malgré ce déplacement, la conti-
deux équipes étaient séparées par un clivage politique. Tout nuité entre les deux problématiques est évidente, à tel point que
en prenant appui sur György Lukacs qui avait été son maître à la civilisation d’Elias peut se traduire comme un effort de maî-
Budapest, Mannheim cherchait à intégrer le marxisme dans une trise des passions par la raison. Dans un texte plus tardif, Elias
approche historique plus vaste de sociologie de la connaissance, a formulé ses griefs de façon plus nette, en reprochant à Weber
en le traitant comme une forme d’idéologie parmi d’autres – ce d’être resté prisonnier d’une épistémologie individualiste (« néo-
qu’Horkheimer et Adorno, marxistes de plus stricte obédience, kantienne ») 12. Un autre point de friction entre les deux auteurs se
rejetaient comme une insupportable critique idéaliste. Les deux situe ailleurs. Norbert Elias s’est montré particulièrement rétif à
groupes partageaient néanmoins le même souci d’enrichir l’ex- l’importance donnée par Weber à des « conduites de vie » guidées
plication sociologique par des approches psychologiques. Alors par des appartenances religieuses. Cette critique révèle surtout ce
que les deux disciplines s’étaient définies l’une contre l’autre une qui apparaît au lecteur d’aujourd’hui comme une lacune évidente
génération plus tôt (en particulier dans le cas d’Émile Durkheim, dans le schéma que propose Elias. Celui-ci se montre en effet
pour qui la psychologie était une affaire purement individuelle, étrangement aveugle au travail de la discipline religieuse, qui avait
Georg Simmel offrant une position bien plus nuancée), leur ras- pourtant plusieurs longueurs d’avance sur la sociabilité curiale
semblement était à présent à l’ordre du jour. La convergence était en matière de domestication des corps et des esprits, depuis les
facilitée par la présence à Francfort d’un institut de psychanalyse, premières règles monastiques des Pères du désert au ive siècle.
dirigé par Karl Landauer, au sein duquel était actif Erich Fromm Pour un lecteur du xxie siècle, il manque à la démonstration un
qui collaborait activement à la revue dirigée par Horkheimer. ensemble de chapitres consacrés aux origines monastiques et reli-
(Établi à Cuernavaca à partir de 1949, Fromm fut dans les années gieuses de la civilité et des institutions modernes.
1960 un proche et une source d’inspiration essentielle pour Ivan Le Processus de civilisation est un classique. À ce titre, il vaut
Illich, dont il préfaça le premier recueil d’articles.) davantage par le type de raisonnement qu’il met en place que par
En cherchant à décrire les conditions sociales favorables à le détail de ses démonstrations. Une notion aussi centrale pour
l’émergence d’un autocontrôle psychique des individus, Elias Elias que celle de « civilisation », comprise au sens d’une tension
menait une double critique de Freud et de Weber. Affirmer que pour échapper à la barbarie, prête le flanc à des critiques évi-
le contrôle de soi assuré par le surmoi est le résultat d’un long dentes. Elle demanderait à être profondément réajustée pour tenir
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chapitre v la dynamique occidentale
compte du fait que la production sociale d’un autocontrôle des qui constituaient le cœur de l’ancienne civilisation marque tou-
affects a pu emprunter d’innombrables autres voies au cours de tefois une discontinuité évidente. Du point de vue de l’histoire
l’histoire humaine. La leçon la plus précieuse que l’on peut reti- économique, la rupture est bien antérieure et remonte aux crises
rer aujourd’hui de ce travail est d’ordre méthodologique. Elle tient du iiie siècle, après l’apogée du siècle des Antonins 14. Selon le
à la mise en évidence d’une interdépendance entre des construc- jugement de Max Weber, le déclin de l’empire romain se serait en
tions psychiques, sociales et politiques, dans un processus histo- réalité enclenché dès l’instant où son expansion s’est interrom-
rique de longue durée qui n’est pas gouverné par une dimension pue, lorsqu’Hadrien (117-138) a entrepris de consolider le limes en
unique de l’expérience humaine. Cette modélisation sociologique renonçant aux guerres de conquête de Trajan, mettant fin à l’afflux
a de surcroît l’intérêt de remonter aux racines médiévales d’une constant de nouveaux esclaves sur lequel reposait l’économie des
construction habituellement tenue pour une émergence moderne. grands domaines 15. Affaibli économiquement et politiquement, le
Avant de chercher à enrichir la perspective proposée par Elias, il monde du Bas-Empire conserve pourtant des traits culturels qui le
sera nécessaire de retracer la mise en place des conditions poli- rattachent à l’âge classique.
tiques de l’Europe occidentale. La restauration de l’empire d’Occident par Charlemagne en 800
est le signe que la décomposition de l’imaginaire politique romain
À l’ouest de l’Empire n’était pas encore parvenue à son terme. Dans le premier tiers du
Observé dans sa longue durée, l’Occident n’est pas le fruit d’un vie siècle, Clovis et ses fils avaient étendu le royaume des Francs
passé glorieux. Il est au contraire le résultat d’un double effondre- à l’essentiel de la Gaule. Après la disparition du royaume wisigo-
ment. Lorsque l’empire romain fut définitivement divisé en deux thique, submergé par la conquête musulmane de la péninsule
parties, orientale et occidentale, attribuées respectivement aux ibérique (711-716), le regnum Francorum demeurait la principale
deux fils de Théodose en 395, son centre de gravité avait déjà bas- puissance en Occident. Maître du palais et véritable détenteur du
culé depuis longtemps à l’Est, où Constantin avait établi sa capi- pouvoir, Pépin le Bref prit la place du dernier roi mérovingien, en
tale en 330, en fondant une nouvelle Rome sur les collines impre- veillant à recevoir l’onction des évêques de Gaule (751), puis à être
nables de Byzance. L’empire d’Occident survécut moins d’un une seconde fois sacré par le pape (754). Victorieux sur différents
siècle à cette division. Acculés aux portes de l’empire par l’avan- fronts, face aux Lombards en Italie, aux Saxons à l’est et dans une
cée des Huns, les peuples barbares, principalement germaniques, moindre mesure dans la Marche d’Espagne, venant à Rome au
qui demandèrent à franchir le limes étaient moins des envahis- secours d’une papauté affaiblie, Charlemagne accepta d’être cou-
seurs que d’anciennes ou de potentielles troupes supplétives des ronné empereur d’Occident à titre personnel en 800. L’empire ne
Romains, à la recherche de terres où s’établir, et dont les mœurs fut transmis intégralement à son fils Louis le Pieux que par défaut
étaient déjà souvent fortement romanisées 13. Leur entrée dans d’autre héritier survivant. Bien que ce dernier ait souhaité mainte-
l’empire s’accompagna de combats et de dévastations. L’année nir l’unité impériale, la coutume franque d’une division entre ses
du sac de Rome par les Wisigoths d’Alaric, en 410, les troupes trois fils s’imposa. Après quelques années de guerre, ils s’accor-
romaines quittèrent définitivement la Grande-Bretagne. Le coup dèrent lors du traité de Verdun (843). La Francie Occidentale était
le plus rude fut porté par l’occupation de l’Afrique du Nord par séparée de la Francie Orientale par une zone médiane courant de
les Vandales et la prise de Carthage (439) qui interrompit l’appro- la mer du Nord à l’Italie centrale (dont la partie septentrionale fut
visionnement de Rome en blé. L’ancienne capitale se vida rapide- par la suite désignée comme Lotharingie, puis Lorraine).
ment de sa population. Privé de revenus suffisants pour financer En dépit de sa brièveté, les réalisations de l’empire carolingien
une armée de métier, le pouvoir impérial finit par abdiquer une ne sont pas négligeables. La réorganisation politique et admi-
génération plus tard (476). Afin de conserver leurs possessions nistrative d’un vaste espace, appuyée sur des réseaux de fidélités
foncières, sur lesquelles elles s’étaient depuis longtemps repliées personnelles, a dessiné la trame du monde à venir. La reconstitu-
en abandonnant la vie urbaine, les élites romaines offrirent leurs tion d’une unité occidentale a permis aux rois Francs de s’impo-
services aux nouveaux maîtres et prirent une part majeure dans ser comme interlocuteurs face au monde byzantin, en suscitant
l’administration des royaumes barbares. L’effacement des villes des échanges qui ont rendu sensibles les divergences entre les
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chapitre v la dynamique occidentale
sensibilités religieuses des deux christianismes. Ce qu’on appelle Outre ces régions et les Marches d’Espagne, embryons de
abusivement la « renaissance carolingienne » avait pour principal royaumes tournés vers la reconquête de la péninsule ibérique, l’es-
mobile le désir d’entendre et de pratiquer la liturgie dans un latin pace occidental constituait pour l’essentiel le cadre d’un royaume
correct. Chrodegang, évêque de Metz, fut dans les années 750 l’ar- dont les titulaires n’exercèrent qu’une autorité réduite pendant
tisan du rapprochement entre la papauté et la nouvelle dynastie. plus de deux siècles, avant que les rois de France du xiiie siècle
Il militait également pour l’adoption de la liturgie romaine dans commencent à contrôler activement une fraction plus importante
le royaume des Francs et l’introduction dans les monastères de de ce territoire. (Alors que le domaine royal des premiers capé-
la règle de saint Benoît, dont il prépara une adaptation destinée à tiens se réduisait à une bande de terre allant de Senlis à Orléans,
ses chanoines 16. L’école de chant messine (schola cantorum), qu’il longtemps entravée par la seigneurie de Montlhéry, il couvrait
fonda à la suite du séjour du pape Étienne ii en Francie, fixa la à la mort de Philippe le Bel, en 1314, les deux-tiers du royaume.)
norme d’un plain-chant improprement nommé « grégorien » 17. Entre temps, de la Catalogne à la Flandre, cet espace fut le prin-
Chrodegang est le pionnier d’un mouvement, poursuivi durant cipal foyer d’une nouvelle fragmentation des relations de pouvoir
près d’un siècle, qui a conduit à la création d’écoles, au renou- dont les effets se lisent jusque dans le parcellaire rural. Sa mani-
veau des études littéraires et théologiques et à la copie de textes festation la plus visible tient à la multiplication de fortifications
antiques dans une graphie, dite « caroline », elle aussi rénovée aux mains de seigneurs locaux, du simple donjon sur son tertre
pour imiter les modèles anciens. Le mot clé de ce mouvement aux villages perchés autour d’un château sur un éperon rocheux.
n’est pas celui de réforme, mais de « correction » des erreurs 18. L’hypothèse d’une « révolution féodale », proposée autrefois par
Le maître anglo-saxon Alcuin, placé par Charlemagne à la tête de Georges Duby, a été tellement nuancée par les recherches ulté-
l’école palatine d’Aix-la-Chapelle, fut l’un des principaux acteurs rieures qu’elle en a perdu son tranchant. Peu d’historiens affir-
d’un retour à un état de la langue latine stabilisée par la gram- ment encore que l’appropriation des ressources foncières par les
maire de Donat (ive siècle), qui eut pour effet de rendre manifeste nouveaux châtelains s’est accompagnée d’une transformation
l’écart qui s’était creusé dans les usages vernaculaires au fil des sociale massive. Une sensibilité accrue des médiévistes à l’entre-
siècles. À partir de ce moment, les parlers romans sont nettement lacs du social et du religieux redonne sa pertinence à la formule
différenciés de la langue ancienne restaurée, pratiquée à la cour et célèbre de Raoul Glaber évoquant le « blanc manteau d’églises »
dans les églises 19. Le bilinguisme qui émerge alors est à l’image qui recouvre la France et l’Italie à l’aube du xie siècle, « des cathé-
du caractère hybride du monde carolingien, animé par la volonté drales aux monastères dédiés aux divers saints, jusqu’aux ora-
de retrouver un univers culturel et mental antique, tout en vivant toires des plus petits villages » 20. Tenant pour acquise la dissocia-
selon des formes sociales largement transformées. tion des peuples de langues germanique et romane, Glaber, moine
Les limites tracées entre les royaumes des petits-fils de bourguignon actif dans les années 1010-1040, n’a aucun regret à
Charlemagne ont été plusieurs fois remaniées avant que les par- enregistrer la décadence des empires romain et byzantin ou l’ex-
ties orientales et centrales forment le cœur d’un nouvel empire tinction de la lignée carolingienne, tandis que son regard de chro-
durable, transmis de façon simultanément héréditaire et élec- niqueur curieux des nouveautés de l’époque est principalement
tive. Poursuivant l’entreprise engagée par son père Henri ier l’oi- tourné vers l’ouest, où s’affirment les Normands et la dynastie
seleur, Otton ier, duc de Saxe, établit son hégémonie militaire capétienne. Quel que soit le sens que l’on donne à cette transfor-
sur le royaume de Germanie et se fit protecteur du pape en Italie mation, il est indéniable que le paysage s’est modifié à l’aube du
pour être couronné empereur à Rome en 963. En dépit de cer- second millénaire. La mystérieuse augmentation des rendements
taines représentations qui évoquent une mainmise universelle agricoles, que l’on constate sans pouvoir en expliquer les causes,
des empereurs ottoniens sur la Gaule, les régions situées à l’ouest en est la meilleure attestation. Elle se vérifie par un accroissement
de la Meuse et de l’Escaut étaient exclues de leur domination. démographique, puis la reconstitution d’un réseau urbain qui
Le royaume d’Arles et de Bourgogne, courant du massif jurassien refait surface à partir de la fin du xie siècle.
jusqu’à la Provence, conserva son autonomie jusqu’en 1032 et ne De fil en aiguille émerge une définition négative de l’Occident,
fut par la suite soumis qu’à une tutelle distante des empereurs. comme ce qui se soustrait à l’empire. Plus précisément encore,
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chapitre v la dynamique occidentale
on notera que ce sont les zones anciennement romanisées qui xiie siècle, est suivie d’une reconstruction d’un nouveau genre
échappent à la nouvelle emprise impériale. Cette formulation dans des espaces politiques plus fermement intégrés. À l’est, on
négative a pour intérêt de mettre aussitôt en évidence le carac- observe dans sa pureté au xe siècle l’affirmation d’une puissance
tère intrinsèquement polycentrique de cet Occident, formé d’une en extension. L’empire s’oppose aux nouveaux envahisseurs hon-
myriade d’espaces autocentrés qui s’agglomèrent de façon plus ou grois, exerce une pression sur les peuples slaves et encourage
moins stable dans de nouveaux territoires. La longue durée fournit la colonisation des Marches de l’Est par des paysans venus de
un argument majeur pour justifier cette focalisation sur la partie Rhénanie. Le centre de gravité de l’activité d’Otton ier n’est pas
occidentale du continent. C’est là où se sont constitués, par un pro- sans raison situé à Magdebourg, sur l’Elbe. Toutefois, davantage
cessus long et complexe dont les résultats n’étaient ni prédétermi- que vers la dilatation spatiale, au cours des siècles suivants l’éner-
nés, ni même entièrement prévisibles, les royaumes de la façade gie impériale sera principalement mobilisée par des entreprises
atlantique qui deviendront les premiers États-nations modernes de reconquête de l’espace intérieur après chaque nouvelle élection
et les principaux acteurs de l’expansion coloniale au-delà des mers ou changement de dynastie. Les tentatives d’imposer une domi-
à partir du xvie siècle : Angleterre, France, Espagne et Portugal. nation sur le monde italien seront revues à la baisse. L’échec de
Le dessin définitif des frontières relève pour une part de l’acci- la stratégie adoptée par Frédéric Barberousse d’une prise en main
dentel (la Bretagne, l’Irlande ou l’Écosse auraient pu conser- directe des cités de Lombardie, entériné dès 1177, est sanctionné
ver leur indépendance ; le comté de Toulouse au xiie siècle ou la en 1183 par la paix de Constance qui garantit l’autonomie des gou-
Bourgogne au xve auraient pu évoluer vers des formes durable- vernements urbains. En Italie centrale, de la Toscane aux Marches,
ment autonomes ; l’Alsace aurait pu demeurer dans l’Empire ; l’une c’est par la constitution d’un domaine patrimonial que les empe-
des innombrables tentatives d’union franco-anglaise aurait pu se reurs Hohenstauffen cherchent à imposer un contrôle territorial,
concrétiser ; inversement, Castille et Aragon auraient pu demeu- par des formes comparables à celles qu’emploient les princi-
rer distincts, etc.). Davantage que le résultat, ce qui importe est le pautés occidentales 22. En réalité, la définition que je propose de
processus de construction de ces nouvelles entités. Leur puissance « soustraction à l’empire » ne vaut pas seulement à l’extérieur de
repose sur une relation particulière entre pouvoir royal, féodalité ses frontières ou pour les communes italiennes. Elle s’applique
et densité du maillage cellulaire des territoires dont on peut faire aussi bien, à l’intérieur de l’espace impérial, à la constitution de
remonter l’origine aux transformations du xie siècle. Par contraste, multiples formes d’autogouvernement, que ce soit dans les villes,
il faut admettre que la rénovation impériale n’a pas été un phéno- dans des principautés ou même dans un royaume dans le cas de la
mène mineur puisqu’elle a entravé pendant près d’un millénaire Bohème.
la concrétisation d’un processus de construction nationale dans le L’étude des productions artistiques et architecturales peut four-
monde germanique. Du couronnement d’Otto ier à la capitulation nir une illustration de ces divergences entre le monde germanique
du régime nazi, la réactivation du Reich n’a cessé d’occuper l’hori- et les régions occidentales. Que ce soit dans les enluminures de
zon de l’imaginaire politique allemand. Le débat récurrent au sujet manuscrits ou dans la conception des églises, l’art ottonien pro-
du caractère « exceptionnel » (Sonderweg) de l’histoire allemande longe les formes carolingiennes en manifestant une volonté de
se focalise habituellement sur le maintien de formes autoritaires reproduire des modèles antiques. Les réalisations monumen-
au cours du xixe siècle qui ont bloqué l’émergence d’une culture tales de Bernward, évêque d’Hildesheim (993-1022), étaient desti-
démocratique. Pour reprendre les termes d’Heinrich August nées à faire de sa capitale impériale une nouvelle Rome, ce dont
Winkler, le « long chemin vers l’Ouest » a d’abord été freiné par la témoignent les portes de bronze de la cathédrale inspirées de
persistance millénaire du mythe impérial 21. celles de Sainte-Sabine, ou un pied de croix évoquant la colonne
La faille qui s’introduit quand un roi germanique se fait recon- trajane 23. Theophano, princesse byzantine épouse d’Otton ii qui
naître empereur sans réussir à englober la frange occidentale de a assuré la régence pendant la minorité de son fils, a permis de
l’Europe est sans doute minime, mais elle ouvre sur deux moda- maintenir des liens avec l’art de l’empire d’Orient. En regard,
lités divergentes de construction politique. À l’ouest, la décom- la situation occidentale est plus complexe à qualifier. Il y a près
position du pouvoir central, qui se prolonge jusqu’en plein d’un siècle, l’architecte catalan Josep Puig i Cadafalch a proposé
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chapitre v la dynamique occidentale
la notion de « premier art roman » pour décrire un ensemble partage entre langues d’oc et d’oïl. L’un de ses marqueurs les plus
de constructions des décennies 970-1030, caractérisées par une nets est la rémanence de formes juridiques de droit écrit romain
grande simplicité de forme et d’ornementation. Des travaux et la pratique du notariat. Pour compliquer encore le tableau, il
récents confirment la pertinence de la notion, tout en soulignant faut noter que ce sont des régions situées dans l’entre-deux, du
la diversité des réalisations qui se concentrent principalement Poitou au Berry et à l’Auvergne, qui ont été à la pointe du mou-
dans l’espace compris entre la Lombardie et la Bourgogne ou en vement de la paix de Dieu, autour de l’an mil, par lequel le clergé
Catalogne 24. Le Jura, zone de contact entre les deux versants du s’est efforcé de réguler les affrontements des nouveaux seigneurs
massif alpin, occupe une place notable. Cependant, le trait le plus locaux 27. En dépit de son appartenance à l’Empire germanique,
marquant tient à la diversité des évolutions régionales. l’espace italien connaît un développement endogène marqué par
l’héritage du réseau urbain romain, dont nombre de monuments
Le tournant du xie siècle demeurent visibles, et l’apparition précoce d’un mouvement com-
Une fois ce cadre général posé, il faut introduire certains correc- munal qui se prolonge par la formation de communes rurales 28.
tifs qui concernent aussi bien la chronologie que la géographie. L’histoire anglaise suit également un rythme propre. Le royaume
La restauration carolingienne aurait également des arguments à anglo-saxon que les rois de Wessex avaient progressivement uni-
faire valoir pour être reconnue comme véritable point de bascule fié au xe siècle est balayé par l’invasion danoise (1016), avant que
et moment inaugural d’une nouvelle histoire, aussi bien du côté la conquête normande (1066) associe plus étroitement l’île aux
oriental qu’occidental. L’accumulation primitive des attributs du rythmes de l’histoire continentale. L’expansion des royaumes
pouvoir romain et la formation d’une nouvelle armature culturelle scandinaves (les Vikings norvégiens atteignent le Groenland
fourniront des ressources disponibles pour les siècles ultérieurs. et Terre-Neuve à la fin du xe siècle) et la christianisation du
Les mesures de réorganisation des grands domaines ruraux, Danemark et de la Norvège autour de l’an mil forment un autre
connues par le capitulaire de villis, sont sans doute à l’origine d’un phénomène marquant d’une période où l’ensemble du conti-
premier accroissement des rendements agricoles. Cependant, si nent adopte rapidement une nouvelle physionomie, puisque le
l’on observe la trajectoire occidentale, il est difficile de se défaire royaume Rous’ de Kiev est converti au christianisme oriental à la
de l’impression qu’une discontinuité créatrice a été à l’œuvre au même époque (Vladimir organise un baptême collectif du peuple
tournant du millénaire. La « mutation de l’an mil » est un thème de Kiev en 988) 29. L’historien hongrois Jenö Szűcs parlait de « trois
classique de l’historiographie française, qui a suscité des débats Europes », pour situer le destin de l’Europe du Centre-Est, dans un
passionnés au cours des années 1990 25. La question laisse les his- jeu de polarisations alternées entre l’Occident et l’Orient russe 30.
toriens allemands remarquablement indifférents, tandis que leurs En regard de cette zone intermédiaire, il est préférable de penser
homologues français ont du mal à comprendre que le xe siècle l’Europe de l’Ouest comme une composition bien plus complexe
puisse être considéré comme une époque glorieuse. Même si la d’espaces, en interaction les uns avec les autres.
rupture n’est pas exactement synchrone et qu’elle a joué dans des Pour des raisons politiques évidentes, l’historiographie de ces
sens opposés (décomposition ou reconstruction), il me semble dernières décennies a manifesté avec insistance une volonté de
méthodologiquement intéressant de considérer cette disjonction produire une histoire unifiée de l’Europe. Les résultats de tels
comme un tournant qui ouvre vers deux possibles différents. travaux butent inévitablement sur le constat de sa diversité que
L’idée d’une rupture chronologique doit également être les éléments unificateurs, principalement religieux ou intellec-
nuancée par la géographie. Dans l’ensemble des régions où la tuels, ne parviennent pas à gommer 31. De très longue date, la par-
fragmentation féodale est perceptible, il est habituel de distin- tie ouest du continent a été traversée par plusieurs plis qui n’ont
guer les formes qu’elle prend dans les régions méridionales, du jamais été totalement effacés et qui ont donné lieu à des diffé-
Latium à la Galice, de sa physionomie dans les vieilles régions rences politiques et culturelles significatives. Le plus profond est
carolingiennes, entre Loire et Meuse26. En dépit de liens étroits celui qui correspond à la division millénaire entre la Mitteleuropa
entre les deux zones, on observe par la suite un écart persistant impériale et l’arc occidental (que l’on peut tracer, grosso modo,
entre ces univers qui traverse la France actuelle selon la ligne de de la Toscane au Yorkshire). C’est ce dernier espace, défini par
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chapitre v la dynamique occidentale
son extériorité à l’empire, que je voudrais retenir comme l’Occi- l’affirmation de la prééminence revendiquée par Grégoire vii sur
dent au sens restreint, en le considérant comme le laboratoire toutes les autres juridictions, et la séparation des sphères ecclésias-
de tendances qui ont gagné, de proche en proche, avec d’infinies tiques et séculières qui en découle35. Cependant, le mouvement de
nuances locales, l’ensemble du continent européen. réforme n’est pas davantage un phénomène autonome et cause de
En proposant de conserver une césure au début du xie siècle, lui-même. Il se déclenche en réaction à une situation que certains
j’ai bien conscience d’aller à contre courant. L’idée d’une flexion ecclésiastiques jugent intolérable. Les réformateurs cherchent
historique à l’an mil semble être passée de mode. À s’en tenir au à reprendre le contrôle des églises et des dîmes placées entre les
débat actuel entre historiens français, il n’y a pourtant pas de mains des seigneurs laïques et à contester l’investiture donnée
consensus sur une proposition alternative. Certains défendent aux prélats par l’empereur. L’opération ne se comprend qu’en tant
la continuité du long Moyen Âge, qui serait caractérisé par le que réponse simultanée à la décomposition féodale et à la recons-
maintien constant d’un régime de domination aristocratique, du truction impériale. Comme le montre lumineusement Éléonore
ve siècle au xve siècle, dont les formes se modifieraient superfi- Andrieu, lorsque se fait enfin entendre la parole de ces aristocrates
ciellement de siècle en siècle. Joseph Morsel défend cette posi- laïques, la valorisation de la fonction guerrière dans les chansons
tion avec brio 32. La démonstration de la capacité d’adaptation des de gestes qui émergent au début xiie siècle est couplée avec une
élites est certes remarquable, mais elle n’emporte pas forcément spiritualité chrétienne autonome qui se passe de la médiation
la conviction. L’argument reviendrait à conclure, de la tenue d’une ecclésiale36. C’est à cet autre modèle de société chrétienne, où les
note de basse pendant que toutes les harmonies d’une pièce musi- fonctions religieuses ne sont pas coupées des formes de vie sociale,
cale se modifient, à l’absence de ligne mélodique. Il est plus satis- que s’opposent les réformateurs. Il serait alors plus efficace de rete-
faisant de considérer que les transformations sociales auxquelles nir l’invention de ces nouvelles formes, sur les décombres de l’em-
les aristocraties parviennent à s’adapter forment la véritable pire, comme point de départ d’une nouvelle histoire dans laquelle
trame d’une histoire dans laquelle prennent place des change- l’émergence de l’institution ecclésiale comme acteur politique
ments significatifs. constitue ensuite un événement majeur.
La proposition récemment exprimée par Florian Mazel corres-
pond sans doute à une vision plus largement partagée. Acceptant Une tresse de plusieurs couleurs
un découpage entre deux Moyen Âge, il place une césure au Pour rendre compte de la dynamique occidentale dans sa glo-
xiie siècle 33. Cette datation est conforme à la chronologie que balité, il n’est plus possible de se contenter d’observer le mouve-
retiennent à présent les archéologues, attentifs par définition à des ment de dissolution puis de concentration du pouvoir sur lequel
résultats tangibles, qui observent à partir du xiie siècle un « seuil se concentrait Elias. Une compréhension plus riche conduirait à
d’irréversibilité » lié à l’émergence du phénomène urbain et à la for- la percevoir comme l’interaction d’une série de processus dont les
mation des paysages modernes 34. Si la solution me semble insatis- rythmes ne sont pas toujours synchrones. L’ensemble de ces fils
faisante, c’est qu’elle revient à placer l’inflexion, non pas au point compose une tresse de plusieurs couleurs dont les teintes domi-
de départ du processus, mais au moment où ses conséquences nantes se modifient au fil des siècles. Je voudrais d’abord tenter d’en
atteignent un degré de visibilité manifeste. Si le renouveau urbain dégager la structure de façon sommaire avant de revenir plus préci-
est effectivement un phénomène majeur, il n’est pas une cause pre- sément sur sa composante chrétienne dans le prochain chapitre.
mière, mais plutôt l’effet d’un accroissement démographique et La réflexion menée depuis les années 1950 invite tout d’abord à
agraire dont les traces sont moins évidentes à identifier. Une autre déplacer le regard porté sur sa dimension politique. La question
difficulté tient à la nature de la causalité invoquée, qui accorde ne se résume pas à l’acquisition d’un monopole de la contrainte
une importance décisive à la réforme grégorienne. Il est admis et de la fiscalité. Elle conduit plutôt à s’intéresser au mouvement
depuis longtemps que la transformation de l’Église qui s’engage par lequel les corps politiques se dotent d’une souveraineté sur
dans la seconde moitié du xie siècle marque un tournant majeur eux-mêmes. D’abord incarné dans un monarque, ce dispositif a
dans l’histoire de l’institution. Du point de vue de l’histoire du pu prendre sur le tard la forme d’une souveraineté de la collecti-
droit, Harold Berman parlait même d’une révolution pour qualifier vité qui s’est révélée capable d’instaurer sa propre représentation
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chapitre v la dynamique occidentale
sans avoir besoin de conserver un prince à sa tête. Dans la longue même qu’une confrontation avec Elias, presque exact contempo-
durée, on peut comprendre que l’extériorité à l’empire a été rain, originaire comme lui d’une famille juive d’Allemagne orien-
une condition de possibilité indispensable à cette construction tale ; en renvoyant à l’excellente biographie que lui a consacré
réflexive qui ne peut se déployer que dans le cadre d’un territoire Robert Lerner, je ne retiens ici que le cœur de son propos concer-
circonscrit et fortement intégré. Cette construction est scandée nant la « perpétuité des corporations » 39.) À travers des échanges
par des moments d’accumulation rapide qui marquent des seuils entre droit, liturgie et théologie, la collectivité politique prend une
dans un processus continu. Durablement éclipsé en Occident, le consistance particulière dont le trait le plus original est une perpé-
politique revient au premier plan autour de 1300. Entre plusieurs tuité pensée sur le modèle angélique. À l’instar des anges dans la
indicateurs possibles, l’expulsion des juifs des royaumes d’Angle- définition de Thomas d’Aquin, les entités politiques modernes se
terre (1290) et de France (1306) marque l’affirmation d’une mission maintiennent sans changement dans une durée sans fin.
religieuse du souverain chrétien sur ses terres et confirme la pré-
éminence incontestable dont il jouit sur ses vassaux. C’est à cette Église et société
date que le principe de l’indépendance des souverains occiden- Ce processus politique doit lui-même beaucoup à l’institution
taux à l’égard de l’empire et du pape s’affirme avec force. Comme ecclésiale qu’il rencontre en face de lui. Leurs rapports sont faits
le dit un proverbe juridique devenu commun à partir du règne de non seulement de rivalité pour la prééminence, mais aussi d’ému-
saint Louis, « le roi de France est empereur en son royaume » 37. lation dans l’invention bureaucratique et de transferts de concepts
Le juriste Bartole, justifiant au xive siècle l’autonomie juridique et de symboles. Considérée en elle-même, l’Église se révèle éga-
des villes italiennes, invente la formule d’une « cité princesse lement animée d’un mouvement de transformation interne qui
d’elle-même » (civitas sibi princeps), à une date où les gouverne- l’amène à modifier par étapes sa fonction de médiation religieuse.
ments communaux ont généralement cédé le pas à des seigneu- L’emprise qu’elle cherche à prendre sur les fidèles constitue à
ries territoriales. Cette maîtrise réflexive de la collectivité politique l’évidence un ressort fondamental de la construction psychique
fait appel à des procédures de représentation de la totalité sociale. occidentale, à base d’introspection et de culpabilité. La refonda-
Tandis qu’en Angleterre, le Parlement s’impose de façon graduelle tion au xie siècle d’une institution qui tirait sa légitimité de la tra-
depuis le xiiie siècle comme organe représentatif, indispensable dition n’a pas induit qu’une révolution juridique. Elle a également
à l’autorisation des impositions et des nouvelles législations, dans été porteuse d’effets cognitifs majeurs, en déclenchant une dyna-
le cas français, les États du royaume, réunis occasionnellement, mique intellectuelle d’investigation rationnelle qui a porté l’essor
ne parviennent pas à s’institutionnaliser. (Une histoire sensible de l’université médiévale, avant de se déplacer dans d’autres sec-
à la surface des conflits militaires pourrait juger qu’un nouveau teurs de la société.
seuil de maturation des constructions politiques est atteint à la Dans la seconde moitié du xie siècle, un modèle éducatif tra-
fin du xve siècle, avec la fin des guerres civiles qui divisaient les ditionnel, d’origine carolingienne, transmis dans les monastères
royaumes occidentaux. L’unité castillo-aragonaise, la fin de la ou les écoles cathédrales se trouve comme sapé de l’intérieur par
guerre des Deux-Roses en Angleterre et les dernières révoltes des une tendance à l’interrogation philosophique, portant sur les
princes contre la monarchie en France se concentrent en quelques contenus de la foi, dont les méditations d’Anselme du Bec consti-
années, entre 1479 et 1485.) Un nouveau seuil plus marquant tient à tuent l’expression la plus aboutie 40. Le mouvement de réforme
l’affirmation du principe de la souveraineté absolue. Énoncé chez de l’Église qui se déploie dans ces années, œuvrant à la fonda-
Jean Bodin (1576), il est mis en œuvre dans la construction institu- tion d’une institution rationnelle, en est évidemment l’élément
tionnelle des premières décennies du xviie siècle 38. En présentant déclencheur. De ce moment inaugural émergent de nouvelles
la formation graduelle du thème des « deux corps du roi », Ernst façons d’aborder le droit, la théologie et les arts du langage dans
Kantorowicz a proposé un fil narratif subtil qui permet de rendre lesquelles la logique s’impose comme méthode privilégiée 41. Par
sensible la formation d’un corps abstrait du royaume, persistant des voies détournées, ce tournant logique a eu pour effet collatéral
par-delà le décès des humains qui en assument la charge. (La vie de favoriser l’appropriation de pratiques littéraires en langue ver-
et l’œuvre de Kantorowicz mériteraient de longs commentaires, de naculaire dans les cours laïques 42.
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chapitre v
Troisième foyer principal de l’innovation occidentale, la nou- Chapitre vi
velle structuration sociale dont on observe l’émergence au début
du second millénaire se caractérise par des formes originales les bifurcations
d’installation dans l’espace. Les médiévistes ont longtemps vécu de l’histoire chrétienne
sur la grande idée de Marc Bloch : la physionomie des paysages
européens du début du xxe laisserait encore deviner les traits
des campagnes médiévales, dont la forme des champs se distin-
gueraient selon l’instrument de labour employé : champs longs
des régions septentrionales tracés par la charrue à roue, champs
larges du Midi labourés à l’araire 43. La même démarche régressive Les branches sont libres de n’avoir pas de fruits.
conduisait Robert Fossier à situer au xie siècle la naissance du vil- René Char, Les Matinaux
lage, doté de tous ses caractères distinctifs (église, cimetière, four,
moulin) 44. Les avancées récentes de l’archéologie, notamment
permises par les fouilles préventives sur de vastes zones rurales,
ont très largement modifié cette perception. Dans la France du
Nord, les grands défrichements sont bien antérieurs à l’an mil et
remontent, pour une large part, à l’époque gauloise 45. De même,
de nombreux marqueurs indiquent la présence d’agglomérations
rurales au haut Moyen Âge 46. Une étude globale de l’évolution des
paysages, telle qu’Aline Durand a pu la mener pour le Languedoc,
montre cependant que le début du second millénaire révèle des
transformations notables 47. L’étude du parcellaire fait apparaître
l’effritement du grand domaine rural romain, qui s’était maintenu
jusqu’à l’époque carolingienne, la formation de nouvelles agglo-
mérations rurales, la mise en valeur de nouvelles terres, notam- Avant que ce livre ne parte dans des directions imprévues, il se
ment le long des fleuves et rivières qui sont eux-mêmes équipés donnait pour but principal de mettre en évidence les affinités du
pour la pisciculture. Ce nouveau rapport à l’espace est le caractère capitalisme et de la pensée économique libérale qui l’accompagne
le plus distinctif de communautés d’habitants qui se définissent avec certains traits distinctifs du christianisme. Les études réunies
et se nomment en fonction du lieu où ils vivent, travaillent, se dans le second volume apporteront des éléments plus concrets
marient et se font enterrer 48. dans cette voie. On y verra la formation médiévale de concepts car-
dinaux de la pensée économique ou l’origine de certaines institu-
tions et attitudes qui n’ont rien perdu de leur prégnance. Le pro-
chain chapitre fournira une introduction aux discussions menées
par les théologiens du xiiie siècle, en s’intéressant principalement
à l’œuvre du franciscain Pierre de Jean Olivi, auteur décisif de cette
orientation. Pour mettre en évidence le sens de cette nouveauté, il
est indispensable de la situer dans une vision d’ensemble de l’his-
toire chrétienne. Pour les sciences sociales, les religions n’ont pas
d’essence transhistorique. Elles sont plongées dans le temps et ne
demeurent jamais longtemps figées dans un état stable. Les trans-
formations qui les affectent tiennent aussi bien à l’effet de ten-
sions internes qu’aux situations dans lesquelles elles sont placées.
127
chapitre vi les bifurcations de l’histoire chrétienne
Une grande faiblesse des recherches d’histoire médiévale est faite pour irriter encore davantage de susceptibilités que celle de
d’appréhender le christianisme comme un donné préexistant Lynn White. Certains théologiens protestants pouvaient s’insurger
dont l’étude de la constitution relèverait d’autres disciplines. d’être associés à l’essor du culte de Mammon tandis que des histo-
Ce partage est très raisonnable du point de vue des compé- riens catholiques, frustrés de se sentir tenus à l’écart de la moder-
tences et des exigences de spécialisation que requiert le travail nité, tentaient d’affirmer l’existence d’un esprit du capitalisme
de recherche de première main. Il entraîne pourtant des consé- dans le christianisme médiéval2. Pour aborder la question avec un
quences intellectuelles néfastes. Recevant un corpus textuel stabi- peu plus de recul, un meilleur point de départ consistera à obser-
lisé, un dogme déjà fixé pour l’essentiel, des pratiques liturgiques ver le statut accordé à ce livre selon les disciplines. Document
et des institutions bien affirmées, les médiévistes n’auraient qu’à essentiel pour l’histoire des sciences sociales naissantes, L’Éthique
observer certaines variations d’une religion constituée dont les protestante demeure une référence majeure pour certaines écoles
plus notables sont l’écart qui se creuse entre les Églises d’Orient sociologiques, mais parmi les wébériens eux-mêmes, la grande
et d’Occident et le mouvement de centralisation que tente d’impo- somme inachevée d’Économie et société est souvent préférée à
ser la papauté romaine à partir de la seconde moitié du xie siècle. cet essai touffu et mal construit. On le voit allégué par des phi-
Pour comprendre combien ce devenir occidental est contingent, losophes qui lui reconnaissent une force probatoire, alors qu’il
et ce qu’il doit par conséquent aux autres composantes des situa- semble en revanche définitivement invalidé aux yeux des histo-
tions historiques au cours desquelles il s’est forgé, il est néces- riens et que les économistes prennent rarement la peine d’y faire
saire de remonter aux origines de ce nouveau culte qui apparaît encore référence3. Une rare tentative de vérification empirique a
tout d’abord comme une déviation mineure au sein du judaïsme été menée par Jan De Vries et Ad van der Woude dans leur histoire
du second Temple. C’est uniquement à l’aune de toutes les voies économique des Pays-Bas. De leur point de vue, dans une région
possibles qu’il aurait pu prendre, et de celles qu’il a de fait concrè- majoritairement calviniste, l’essor commercial du xviie siècle ne
tement empruntées dans d’autres régions du globe, que l’on peut semble pas pouvoir s’expliquer par un facteur religieux, si ce n’est
comprendre l’alchimie particulière qui s’est constituée dans le de façon oblique, du fait de la disparition des propriétés ecclésias-
monde occidental, bien en amont de la rupture entre catholicisme tiques qui a permis d’augmenter la densité du peuplement urbain,
et Réforme protestante. Une fois de plus, avant de se confronter de l’élévation du niveau d’alphabétisation masculin et féminin et
aux questions historiques elles-mêmes, un détour théorique s’im- surtout de la forte implication des marchands protestants dans le
posera, qui nous conduira cette fois chez Max Weber et Marcel gouvernement de la République4. Des wébériens pourraient répli-
Gauchet. quer à ces objections qu’une histoire attentive aux seules données
matérielles est par principe incapable de cerner un phénomène
La dépression de Max Weber qui se produit dans la conscience. Comme on le voit, le débat est
Un travail qui s’intéresse au croisement entre économie et reli- sans fin.
gion dans la longue durée chrétienne doit nécessairement s’arrê- Sans entrer ici dans une lecture détaillée de l’œuvre, l’approche
ter quelques instants sur L’Éthique protestante et l’esprit du capita- biographique proposée dans un livre récent de Peter Ghosh
lisme 1. Publié en deux parties dans l’Archiv für Sozialwissenschaft ouvre une voie efficace pour comprendre aussi bien les inten-
und Sozialpolitik en 1904-1905, puis repris en volume en 1920 sous tions de l’auteur que les limites de son travail5. Paradoxalement,
une forme à peine remaniée, mais complété de très longues notes un sociologue de la compréhension qui faisait profession d’im-
explicatives et de plusieurs réponses adressées à ses premiers personnalité et conseillait à ses élèves de « garder le silence », est
critiques, l’ouvrage a suscité depuis plus d’un siècle une contro- à présent soumis à un examen intime de la part de ses exégètes
verse interminable et une quantité faramineuse de commentaires. qui cherchent, non sans raisons, à le comprendre personnelle-
Souvent fondées sur une lecture trop rapide du propos de Max ment. Fils aîné d’un riche politicien berlinois (Max Weber senior
Weber, ces polémiques ont été alimentées par des préjugés confes- était député au Reichstag et membre du parti National Libéral de
sionnels aux orientations contradictoires. En effectuant une diffé- centre-droit, proche des milieux industriels), enfant prodige aux
renciation entres les Églises chrétiennes, la thèse de Weber était connaissances encyclopédiques, Max Weber mena des études de
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chapitre vi les bifurcations de l’histoire chrétienne
droit conclues par une thèse sur les sociétés commerciales médié- faculté d’économie9. L’acceptation de sa démission, en avril 1903,
vales (1889), puis une habilitation sur l’histoire agraire romaine fut vécue comme une libération à l’égard de cette contrainte 10.
(1891), qui amenèrent le grand Theodor Mommsen à voir en lui L’orientation donnée au seul travail qu’il tenta de rédiger en 1902
son possible successeur 6. Cependant, sensible à la question est significative. Alors que l’université de Heidelberg lui deman-
sociale, Weber s’impliqua dans une association d’économistes dait d’honorer son prédécesseur dans un volume commémo-
(Verein für Sozialpolitik) et mena dans ce cadre une enquête sur ratif du centenaire de l’institution, Weber s’engagea dans une
les ouvriers agricoles en Prusse orientale. La science économique longue critique de l’école historique d’économie politique dans
lui semblait être un terrain suffisamment « jeune » pour accueillir laquelle il avait été formé 11. Cette critique peut sembler injuste
ses recherches sur des questions politiques 7. C’est dans cette dis- au premier regard, puisqu’il partageait avec ses maîtres le souci
cipline qu’il fut nommé professeur, d’abord à Fribourg en 1894, de comprendre le comportement économique de « l’homme
puis à Heidelberg, donnant des leçons inaugurales remarquées. entier » 12, saisi dans sa réalité empirique, contre l’universalisme
Pourtant, un an après son arrivée, il dut peu à peu cesser toute abstrait de l’économie classique. En s’éreintant sur ce texte que
activité intellectuelle, à partir de mars 1898, pour une durée de Marianne Weber décrit comme « l’article des soupirs », Max tentait
plus de cinq ans. Incapable d’enseigner, il demanda une disponi- de formuler un point stratégique, face à un empirisme qui était
bilité, passant de longs mois en séjours de repos dans les régions encore garanti par des positions religieuses 13. Weber cherchait
méditerranéennes, avant que sa démission de l’université fût au contraire à fonder rationnellement l’objectivité d’une science
enfin acceptée. empirique des phénomènes sociaux. Il lui fallait pour cela aban-
Depuis le récit qu’en a fait son épouse Marianne, elle-même donner toute perspective de totalisation, fût-elle de l’ordre d’une
sociologue et militante féministe, le déclenchement de cette philosophie de l’histoire ou d’un arrière-plan théologique indi-
dépression est associé à un conflit familial. Proche de sa mère, cible. Mieux qu’un discours de la méthode, l’essai sur l’éthique
puritaine calviniste d’ascendance huguenote, Max Weber aurait protestante a mis en place cette problématique en l’illustrant par
voulu l’accueillir seule chez lui à Heidelberg. Il s’opposa à son l’exemple. Le point crucial qui retient Weber dans sa focalisation
père à ce sujet, lors d’une violente dispute qui précéda de peu la sur le calvinisme tient à la certitude du salut donnée aux élus.
mort de ce dernier. Mais la gravité et la durée de l’effondrement Le retrait de Dieu hors du monde, dans la seule conscience indi-
interdisent de le réduire au seul effet de cette querelle. Si la ques- viduelle, procure une motivation à l’agir rationnel et calculateur.
tion nous intéresse, c’est que l’on peut considérer L’Éthique protes- La clé d’interprétation proposée il y a trente ans par Wilhelm
tante comme le travail intellectuel, réalisé dans la seconde partie Hennis permettra de saisir plus clairement le drame intellectuel
de l’année 1903, qui marque la sortie de cette longue dépression. qui se jouait sur ce terrain. Comme un grand nombre de jeunes
Pour comprendre cet épisode, Isabelle Kalinowski souligne les allemands de sa génération, Weber a été bouleversé par sa lec-
difficultés de Weber à assumer une fonction d’enseignant. Inquiet ture de Nietzsche, menée dans les années 1892-94 14. S’il entérine,
d’exercer une domination de type charismatique contre laquelle comme on vient de le voir, le diagnostic de la mort de Dieu et l’irré-
il mettait par ailleurs en garde, il aurait préféré s’en remettre à médiable pluralisme des valeurs qui en découle, le Nietzsche
la communication abstraite et désincarnée que permettait l’écrit moraliste le conduit aussi à s’interroger sur le « type humain »
et aux discussions en petit cercle 8. (Le séminaire de recherche qui pourra émerger du monde moderne. La troisième disserta-
réservé aux étudiants avancés fut maintenu jusqu’à la fin de l’an- tion de la Généalogie de la morale, « Que signifient les idéaux ascé-
née 1899 ; par la suite, il anima un séminaire privé à son domicile.) tiques ? », a fourni l’impulsion initiale de L’Éthique protestante 15.
De fait, il ne remonta en chaire qu’une quinzaine d’années plus La conclusion de l’essai comporte même la signature explicite de
tard, à Vienne puis à Munich, après l’épuisement de ressources cette inspiration. L’ascétisme calviniste a joué un rôle indispen-
financières obtenues par héritage, cette brève expérience étant sable dans la formation d’une conduite de vie rationnelle qui a
interrompue par son décès précoce, d’une pneumonie, en 1920. été responsable de la première accumulation capitaliste. Mais une
Pour sa part, Peter Ghosh insiste sur le mécontentement de fois mis en branle, « l’ordre économique moderne […] détermine
Weber face à l’étroitesse du cadre disciplinaire que lui imposait la aujourd’hui […] le style de vie des individus qui naissent au sein
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chapitre vi les bifurcations de l’histoire chrétienne
de cette machinerie », sans réclamer aucune disposition éthique caractère insaisissable à sa démonstration, source d’incompré-
particulière 16. Weber ajoute alors, d’une formule aussi visionnaire hension pour le lecteur qui peut hésiter sur la valeur à donner aux
qu’inattendue : « Peut-être le déterminera-t-il jusqu’à ce que le der- divers registres de preuve allégués.
nier quintal de carburant fossile soit consumé ? » Il se demande On peut volontiers admettre avec Peter Ghosh que ce texte mal
également quel type d’homme pourra vivre sous cette « carapace construit occupe une position centrale dans l’œuvre de Weber et
dure comme l’acier ». Par une allusion aux « derniers hommes » qu’il était pourtant impossible de le reformuler après coup. Les
que Zarathoustra accable de son mépris, le passage se conclut études de sociologie des religions orientales menées par la suite
sur une formule qui, pour être placée entre guillemets, n’est pas avaient pour objectif central de mettre à l’épreuve les résultats
une citation littérale mais un montage d’expressions authentique- obtenus sur le protestantisme. Il aurait donc été justifié de com-
ment nietzschéennes : « Spécialistes sans esprit, jouisseurs sans pléter l’essai par un examen plus global du christianisme. Weber
cœur : ce néant s’imagine s’être élevé à un degré de l’humanité s’est contenté de renvoyer sur ce point à la volumineuse étude
encore jamais atteint. » La société industrielle et démocratique de son ami Ernst Trœltsch, parue en 1912 17. Lorsque la première
qui se profile, pour laquelle Max Weber milite pourtant, laisse hypothèse d’une publication en volume de L’Éthique protestante
planer la menace d’un rapetissement généralisé des affects et des fut envisagée, Weber apporta des compléments au texte au cours
ambitions, au nom de l’utilité et du confort. Le jugement moral du printemps 1907, sous la forme de notes écrites en marge d’un
s’énonce avec une vigueur qui révèle une inquiétude réelle face tiré à part de l’article initial18. Une autre strate d’ajouts remonte
à l’autodétermination du choix moral laissée à chaque individu. à une nouvelle relecture effectuée en 1919, avant la parution du
L’étude a pour point d’ancrage historique l’examen du concept recueil de ses Essais de sociologie des religions. Une très longue
de Beruf chez Luther, qui signifie à la fois profession et vocation. note de bas de page présente une mise au point vigoureuse sur de
Cette notion est cruciale pour Weber qui présentera à la fin de la prétendus antécédents médiévaux de « l’esprit du capitalisme » 19.
guerre sous ce terme sa conception de la science et de la politique, Weber y répond en premier lieu au théologien Franz Keller qui
als Beruf. La crainte qui transparaît dans cette conclusion est celle prétendait trouver dans la scolastique une doctrine de l’entre-
d’un monde à venir formé d’hommes sans vocation. prenariat capitaliste. (Les controverses sur les mérites comparés
La tonalité inhabituelle de ce passage bien connu justifie des confessions chrétiennes en ce domaine n’étaient pas neuves ;
qu’on le prenne comme l’un des rares lieux où se révèlent les ten- en 1676, William Petty se posait déjà la question et concluait que
sions existentielles qui pesaient sur Max Weber. Luttant contre l’avantage allait globalement aux minorités hétérodoxes, quelles
l’institution universitaire pour définir l’extension du terrain de que fussent leurs orientations 20.) Keller alléguait notamment
ses études, cherchant à tirer les conséquences du retrait de Dieu des textes de Bernardin de Sienne et d’Antonin de Florence, sans
hors du monde humain, le sociologue avait pour ambition de savoir que les écrits des deux vénérables pères du xve siècle déri-
faire tenir ensemble, dans un discours scientifique unifié, une vaient du Traité des contrats de Pierre de Jean Olivi, qui était alors
description objective des formes sociales et la compréhension des totalement inconnu 21. Ces nouvelles sources furent aussitôt mises
conduites de vie qui s’y manifestent, tout en formulant en arrière- à profit par Werner Sombart, trop heureux d’avoir du grain à
plan une interrogation sur l’humanité future et en tenant la bride moudre contre le puritanisme de son ami et rival 22. Bien qu’il ait
à un appétit d’intervention dans le champ politique. La pression admis dans la réponse qu’il fit à ces critiques que l’éthique éco-
exercée par l’accumulation de ces exigences était d’autant plus nomique catholique et médiévale « ne peut pas être expédiée à la
difficile à supporter pour le jeune savant que les règles de com- va-vite », Weber n’a jamais trouvé le temps d’en donner un exposé
portement qu’il s’était fixées ne l’autorisaient à aucune verbali- positif. Une section d’Économie et société ne fait qu’une très rapide
sation personnelle. Il ne pouvait se soulager du poids de la com- allusion aux « théoriciens florentins », dont les conceptions sont
préhension du désenchantement du monde que sur un terrain significativement jugées plus « modernes » que celles de Luther 23.
conceptuel et historique. Le secret de L’Éthique protestante pour- L’angle choisi dans cette présentation nous a amené à abor-
rait alors tenir à sa capacité à résoudre ces tensions, dans un texte der de biais une œuvre majeure et complexe. Formulant sa
qui oscille entre différents niveaux d’analyse et donne parfois un propre problématique, L’Éthique protestante est aussi difficile à
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chapitre vi les bifurcations de l’histoire chrétienne
critiquer qu’à utiliser positivement. Si l’on veut transposer l’essai donne Marcel Gauchet est en revanche sans ambiguïté. Le désen-
en démonstration historique, il faut admettre que la documenta- chantement devient le signe général sous lequel se présente une
tion rassemblée ne concerne que les sectes puritaines anglaises « histoire politique de la religion ». La formule retenue comme
de la fin du xviie siècle, puis certains courants américains, mais titre ne revient pas dans le corps de l’ouvrage. Elle se contente de
non pas le protestantisme, ni même le calvinisme dans sa globa- qualifier à distance la teneur d’un mouvement d’ensemble. Loin
lité. C’est davantage sur le fond qu’on peut en retenir une leçon d’en faire un processus sociologique spécifique, Gauchet cherche
indépassable. L’émergence du capitalisme ne s’explique pas sim- plutôt à construire un plan d’interprétation global de l’expérience
plement par l’effet du développement des forces productives. sociale qui a pour polarités l’hétéronomie religieuse d’une part et
Le phénomène ne peut pas se comprendre sans tenir compte l’autonomie politique de l’autre. C’est dire qu’il effectue de façon
d’une dimension culturelle, qui a nécessairement à voir avec des délibérée un retour à ces totalisations auxquelles Weber cherchait
facteurs religieux. Sans toucher au cœur de l’argumentation, les à échapper. On a pu parler à ce propos d’un « hégélianisme post-
suggestions que j’en retire s’apparentent à celles que formulait wébérien » 27. L’expression est sommaire, mais elle a le mérite de
Walter Benjamin dans « Le capitalisme comme religion » (voir plus situer l’ambition de la démarche. Le projet vise effectivement
haut, ch. 3). L’essai de Weber met sur la voie d’une affinité plus à reprendre la question de l’histoire initialement formulée par
générale entre le christianisme et les traits les plus singuliers du Hegel, non pas sous la forme spéculative d’une histoire de l’esprit,
rapport économique au monde qui s’est fait jour dans le cours de mais sur la base des savoirs empiriques produits par les sciences
l’histoire occidentale. sociales, conformes aux règles d’objectivité formulées par Weber.
Il peut en résulter une intelligibilité globale de l’histoire humaine
Le désenchantement du monde qui n’est ni contrainte dans des cadences ou des étapes prédé-
Marcel Gauchet a donné à son ouvrage programmatique de terminées, ni affectée d’un terme en lequel elle aurait à trouver
1985 un titre wébérien qui annonce simultanément une conti- son aboutissement. Des trajectoires incertaines et imprévisibles
nuité dans le projet et un renouvellement des moyens employés. peuvent être néanmoins comprises, au sein d’une pensée de l’his-
La formule affleure pour la première fois chez Weber dans un toire qui a pour caractéristique essentielle de demeurer ouverte
texte de 1915 où le verbe « désenchanter » (entzauberen), proba- sur un futur largement indéterminé. (Sans aller plus loin dans la
blement choisi en référence à la Zauberflöte de Mozart (et non comparaison des œuvres, je ne peux qu’inviter les nombreux exé-
pas, comme on le dit souvent, par allusion à Schiller qui parle gètes de Weber à se pencher sur une pensée qui est portée par un
d’une entgötterte Natur, « nature dédivinisée»), sert à évoquer « la souffle, une ambition et une érudition de même ampleur.)
perte du sens magique des processus du monde » 24. L’expression Éduqué politiquement et intellectuellement dans le sillage
elle-même apparaît dans la conférence de 1919 sur « la science du groupe Socialisme ou barbarie, Marcel Gauchet a construit
comme vocation » pour désigner les conséquences d’un mouve- son point de vue au cours des années 1970, dans un dialogue
ment d’intellectualisation engagé depuis les débuts de la pensée avec Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, notamment dans le
grecque et du monothéisme juif 25. Lors des ultimes révisions cadre des revues Textures, puis Libre 28. Pour des marxistes cri-
de L’Éthique protestante, dans des passages insérés dans le corps tiques confrontés au phénomène totalitaire, la constatation que
du texte, l’expression revient quatre fois, au sens d’une élimina- l’avènement d’une société sans classe n’a pas entraîné le dépéris-
tion de la magie comme technique de salut 26. La première occur- sement de l’État, mais plutôt son renforcement, incitait à penser
rence mentionne significativement des pratiques « d’action salu- le registre politique comme une dimension structurante de l’ex-
taire d’ordre magico-sacramentel », afin de bien marquer que la périence collective. Les relations étroites entre les trois auteurs
rupture ultime devrait passer entre catholicisme et calvinisme. constituent une matière complexe sur laquelle Natalie Doyle a
L’importance croissante que Weber reconnaît dans ses derniers récemment fourni des lumières précieuses 29. Le point qui dis-
écrits à ce « grand processus dans l’histoire des religions » interdit tingue la perspective de Gauchet, dès le milieu des années 1970,
de préjuger de l’orientation qu’il aurait pu donner à cette question tient à son projet d’élaborer de façon rigoureuse une pensée de
dans la poursuite d’une œuvre interrompue. L’inflexion que lui l’histoire non marxiste. S’il accepte avec Castoriadis quelque
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chapitre vi les bifurcations de l’histoire chrétienne
chose de l’ordre d’une institution imaginaire du social, son ana- et le changement. Elles s’adaptent aux circonstances et se trans-
lyse de la temporalité ne se satisfait pas d’une inventivité pure des- forment sans cesse, il leur arrive souvent de faire la guerre ou de
tinée à ouvrir sur la possibilité d’une auto-production révolution- se scinder. Mais en énonçant que les règles qu’elles suivent ont
naire. Dans l’histoire humaine, il ne se passe pas n’importe quoi, été produites dans le temps du mythe et des ancêtres, elles situent
n’importe quand. Même s’ils paraissent imprévisibles aux yeux leur fondement dans une extériorité temporelle avec laquelle
des acteurs, et y compris lorsqu’ils introduisent de véritables dis- aucune médiation n’est possible. La fondation du social à l’exté-
continuités dans le cours du devenir, les enchaînements sont sou- rieur de lui-même correspond à ce que Gauchet entend sous le
mis à des règles de transformation au sein de que ce que l’on peut nom de religion, dont la forme la plus pure est cette religion pre-
décrire comme une histoire structurale. Cette expression permet mière qui n’admet aucun médiateur. (Les chamanes peuvent voya-
de pointer l’une des avancées les plus nettes de Gauchet face à un ger entre les mondes, circuler entre les vivants et les morts, il ne
débat classique des années 1960, qui produit une résolution et un leur est pas possible d’établir dans leur corps une jonction entre
dépassement de l’opposition entre structuralisme et historicisme. le passé et le présent.) Abordé sous l’angle politique, ce concept
La tâche de la compréhension historique devient alors d’identifier de religion peut se traduire comme le principe d’une structuration
les possibles et le pensable de situations que chaque nouvel évé- hétéronome du social. Le terme mérite toutefois d’être maintenu
nement contribue à déplacer et à modifier. Les processus anthro- car il permet d’articuler l’ensemble des facettes du phénomène
pologiques et sociologiques s’imbriquent les uns dans les autres religieux.
pour constituer les règles d’un devenir qui peut faire l’objet d’une L’opération intellectuelle sur laquelle repose cette déduction est
compréhension, au sein même de l’histoire, sans avoir aucun assez proche de celle qu’a menée Philippe Descola vingt ans plus
motif de s’arrêter en un terme prescrit. tard, en prenant lui aussi appui sur Immanuel Kant. La parenté
Le point de bascule qui a permis à cette réflexion de parvenir des démarches n’est pas totalement surprenante. Le structura-
à une forme aboutie est la question soulevée par l’anthropologue lisme, qui s’attache à inventorier les transformations de rapports
Pierre Clastres au sujet de l’existence d’une dimension politique originaires, puis à les trier en fonction de leurs compatibilités
dans les sociétés sans État. Sous une forme provocatrice, Clastres mutuelles, peut conduire à classer en dernier ressort ces phéno-
parlait de sociétés « contre l’État » pour désigner le dispositif par mènes en fonction d’une matrice des possibles 32. Descola fait
lequel des groupes tribaux s’organisent afin de se prémunir contre allusion au « schématisme de l’entendement humain » de Kant, au
l’émergence d’un pouvoir séparé en leur sein30. C’est pour fournir seuil de son identification des schèmes originaires de la pratique
une réponse à cette énigme que Gauchet a eu recours à la notion qui l’amène à se concentrer sur les relations du sujet à son envi-
de religion, élaborée dans un sens très particulier 31. Il n’est pas ronnement et à autrui. Dans l’introduction du Désenchantement
absurde de parler du refus de l’État comme d’un choix, non parce du monde, Gauchet évoque plus clairement, mais de façon très
qu’il serait obscurément dirigé contre la menace d’un pouvoir fugace, l’interrogation transcendantale kantienne pour proposer
séparé qui n’existe pas encore, mais parce qu’il s’effectue en faveur d’en déplacer l’objet, des conditions de possibilité de la connais-
d’une modalité possible d’organisation des groupes humains sance humaine à celles de l’expérience humaine et sociale 33. (Pour
qui exclut toute forme de division politique interne. Le social ne désigner ces conditions primordiales qui n’apparaissent jamais
se résume pas à une pure factualité. Il comporte nécessairement à l’état natif mais se présentent toujours sous la forme de l’une
une certaine réflexivité par laquelle il se rapporte à lui-même pour ou l’autre de leurs transformations, Descola parle de « prédispo-
définir des règles d’organisation sans lesquelles il n’y aurait tout sitions », Gauchet de « virtualités prédéterminées » ; l’un et l’autre
simplement pas de société humaine. Les sociétés sans État ne se situent bien dans le même registre.) L’être humain est un ani-
sont pas des collectifs amputés de toute capacité politique, mais mal étrange, contraint par un certain nombre de nécessités aux-
plutôt des groupes humains qui ont fait le choix de s’organiser quelles il ne peut échapper. Il lui faut organiser son rapport à
politiquement en reportant hors d’eux-mêmes le fondement des autrui et à son environnement, certes, mais aussi à lui-même, à sa
règles qui structurent leur existence et qui donnent sens à leur vie pensée et au groupe dans lequel il vit. Les réponses à ces réquisi-
sociale. Ces sociétés sont évidemment prises dans la temporalité tions s’organisent en un petit nombre d’options globales. Descola
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en retient quatre, Gauchet se contente de deux et désigne à nou- ce Dieu unique et son peuple opprimé est destinée à se résoudre
veau ces termes dans un vocabulaire kantien, comme l’alternative dans le futur, à l’occasion d’une guerre messianique qui donnera
entre l’hétéronomie et l’autonomie. Pour des raisons de principe, la victoire sur terre au peuple élu à la fin des temps. L’innovation
Marcel Gauchet a fait le choix de ne jamais livrer un exposé com- chrétienne tient au déraillement qu’elle fait subir à cet espoir de
plet de sa démarche philosophique, indépendamment des résul- réconciliation ultime. Au lieu de triompher, celui que les chrétiens
tats concrets qu’elle était susceptible de produire sur le terrain reconnaissent comme Messie est allé à la défaite. Le seul média-
historique34. Il est toutefois utile d’avoir en tête la matrice kan- teur attendu s’est rendu visible, non pas au sommet mais au plus
tienne de son projet, ne serait-ce que pour prendre la mesure de bas de la hiérarchie sociale. En se présentant seul et sans armes,
son ambition. il a donné à entendre que son royaume n’est pas de ce monde.
L’alternative entre les deux pôles peut s’exprimer en considé- La conjonction du visible et de l’invisible dans un corps humain
rant les rapports du visible et de l’invisible. Ils peuvent ne for- mortel et fragile creuse un écart abyssal entre les deux sphères.
mer qu’un seul monde ou au contraire se dissocier jusqu’à for- L’Incarnation constitue donc le point nodal de ce renversement.
mer deux univers qui ne communiquent plus l’un avec l’autre. Le sujet chrétien, produit anthropologique de la nouvelle reli-
L’histoire des religions se déploie entre ces pôles de l’unité et de gion, se trouve soumis à une même tension, entre extériorité spi-
la dualité ontologique. Cette clarification permet de définir très rituelle et engagement dans l’activité terrestre. Sa véritable patrie
précisément un concept de sacré, comme l’ensemble des lieux et est située en dehors du monde, mais il est pourtant investi d’un
des figures où l’invisible se rend visible. La première figure sacrée devoir d’agir ici-bas, pour y faire son salut, en vue de l’au-delà.
est liée au surgissement de l’État, premier et principal événement Cette tension est cruciale pour éclairer la problématique qui nous
de cette histoire qui, en créant une différence interne au sein de la importe. Par effet de structure, le sujet chrétien est poussé à refu-
sphère humaine, y fait rentrer quelque chose de l’extériorité reli- ser le monde dans lequel il doit vivre et ce refus devient à son
gieuse. L’apparition d’un pouvoir séparé rend possible la position tour le moteur d’une action de mise en ordre du monde matériel.
d’une médiation entre le visible et l’invisible qui s’incarne en pre- La nouveauté que Weber associait au protestantisme ne constitue
mier lieu dans le corps du souverain. Dans cet univers, un spectre donc qu’une forme particulière d’un mouvement bien plus pro-
très vaste de religions correspond globalement à ce que Descola fond que Gauchet présente comme allant « de l’immersion dans
décrit comme le monde de l’analogie. Gauchet en reconnaît l’inté- la nature à la transformation de la nature » 35. La dynamique qu’il
rêt mais il ne s’y arrête guère. Son projet intellectuel est tourné décrit fournit également une piste efficace pour orienter la grille
vers la seule histoire occidentale dans laquelle s’est produit « l’avè- d’analyse de Descola vers un modèle de transformation histo-
nement de la démocratie » (titre de sa tétralogie publiée entre 2007 rique. Le creusement de l’altérité divine semble en effet la meil-
et 2017). Pour cette raison, son effort d’élucidation se focalise en leure façon de rendre compte d’un basculement de l’analogisme,
priorité sur le monothéisme juif et sa variante chrétienne, qui ont qui suppose une continuité entre les termes, vers le naturalisme
ouvert la voie à une sortie de la structuration hétéronome et hié- qui implique au contraire une dissimilitude entre Dieu et le
rarchique des sociétés humaines. monde créé. L’essentiel du travail mené dans ce livre pourrait se
Le Désenchantement du monde est composé de deux parties. réduire à quelques notes de bas de page ajoutées à ce chapitre du
La première propose une description des possibilités de trans- Désenchantement du monde. Pour mieux éclairer un point central
formation structurale en fonction des conditions primordiales de son analyse, il me semble indispensable de revenir maintenant
de l’expérience humaine. La seconde partie présente une analyse à sa matière historique concrète.
historique plus détaillée du parcours occidental qui demeure par
la force des choses hautement schématique. La percée mono- Critique de la quête du Jésus historique
théiste se comprend comme l’invention par le peuple hébreu, Depuis près de deux siècles, les écrits qui témoignent de l’appa-
minorité écrasée par les empires qui l’environnent, d’un Dieu rition d’un mouvement lié à un prophète juif nommé Jésus ont
incommensurablement plus puissant que tous les dieux païens fait l’objet d’une montagne de travaux critiques. Leur masse est
ou les Pharaons. La tension qui résulte de l’alliance nouée entre si impressionnante que le profane est intimidé à l’idée même de
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chapitre vi les bifurcations de l’histoire chrétienne
prendre pied sur ce terrain. Il est pourtant utile de s’y engager, à concevoir la formation des évangiles comme la combinaison de
afin de saisir puis de dénouer les présupposés sur lesquels l’édi- micro-fragments textuels. La tradition orale devient le nouveau
fice est constitué. Un certain nombre d’a priori qui orientent ces nom d’un filtre qui aurait transformé, « mythologisé », la prédica-
recherches sont en effet issus en droite ligne du protestantisme tion et le récit de la vie et de la mort de Jésus 39.
libéral allemand de la première moitié du xixe siècle. La quête d’un Le sort réservé à l’évangile de Jean constitue un autre pilier
« Jésus historique » repose sur l’hypothèse que l’on pourrait effec- de ce dispositif épistémologique. Depuis la fin du xixe siècle, un
tuer un tri, dans les récits ou les documents anciens qui se rap- accord presque unanime dénie toute valeur historique à un récit
portent à sa vie, entre des épisodes miraculeux ajoutés après coup qui s’écarte de la trame suivie par les trois évangiles synoptiques
par ses disciples pour faire de lui le Messie annoncé par les pro- (désignés de la sorte parce qu’on peut les disposer en colonnes
phètes et les paroles authentiques d’un homme, prédicateur itiné- parallèles). Outre ces variantes, le contenu théologique sophisti-
rant, porteur d’un simple message éthique. De la publication de la qué d’un texte qui présente Jésus comme le « Verbe fait chair » et le
Vie de Jésus de David Friedrich Strauss (1835) aux travaux du « Jesus « fils de Dieu » qui ne fait qu’un avec le Père, ont conduit à situer sa
seminar » qui réunissait une cinquantaine de chercheurs améri- rédaction à un stade avancé, et donc tardif, de la discussion chris-
cains dans les années 1985-2000, ce présupposé a constitué le prin- tologique. Les chrétiens ont rapidement eu une conscience aiguë
cipal fondement épistémologique d’une enquête textuelle tour- du problème que posait cette narration divergente. Selon l’explica-
née vers la « Quête de Jésus ». Dès la fin des années 1830, Christian tion la plus courante, déjà formulée dans l’Histoire ecclésiastique
Gottlob Wilke et Christian Hermann Weisse avaient formulé des d’Eusèbe de Césarée (vers 324), Jean aurait complété la tâche de
propositions qui ont longtemps été tenues pour des acquis. Marc ses prédécesseurs en rapportant des épisodes que ceux-ci avaient
aurait été le premier évangéliste, composant dans les années 70 omis 40. Dans toutes les descriptions du canon, son évangile est
un récit fondé sur des sources orales. Matthieu et Luc l’auraient placé en dernière position. Le symbole de l’aigle qui lui est attri-
par la suite reformulé, en mettant l’un et l’autre à profit une col- bué se justifie en raison de la hauteur de sa vision spirituelle 41.
lection de paroles de Jésus, désignée par convention par la lettre Cette supériorité spéculative était encore le motif de la faveur
« q » (pour Quelle, la source), l’évangile non canonique de Thomas, dont il jouissait dans l’idéalisme allemand 42. C’est par une simple
dont la forme est également celle d’un recueil de logia, étant consi- inversion de cette tradition qu’a été prononcée son exclusion du
déré comme un document parallèle à cette source q 36. Cette voie canon des documents historiquement recevables, alors que l’au-
a été encore radicalisée au xxe siècle par Rudolf Bultmann. Pour teur du récit se signale par l’affirmation répétée de son statut de
le théologien de Marburg, ami proche de Martin Heidegger, les témoin oculaire. La théorie actuellement dominante, inspirée de
récits évangéliques sont intégralement mythologiques. Ils visent à Bultmann, présente cet évangile comme un texte à double sens.
signifier, dans le langage du mythe, l’importance d’un événement Sous couvert d’une histoire de Jésus, il exprimerait avant tout la
historique dont le sens ne peut être compris qu’en étant traduit position ecclésiologique minoritaire d’une communauté dite
en termes existentiels37. Le but de la critique textuelle est alors « johannique », qui souffrait d’être exclue des synagogues vers la
de produire une « démythologisation » complète des évangiles, au fin du premier siècle43.
moyen d’une analyse des formes littéraires qui conduit à pulvéri- Face à une matière aussi explosive, la tendance à une vigi-
ser les textes, supposés tardifs, en une multitude de fragments pro- lance hypercritique peut se comprendre. Menée à son terme, elle
venant de strates antérieures. Le seul geste de retour à l’histoire conduit régulièrement à formuler l’hypothèse de l’inexistence
auquel consentent les exégètes bultmanniens consiste à associer de Jésus, qui n’aurait été qu’une création de papier 44. Elle n’est
chacun de ces écrits hypothétiques à une communauté (tout aussi pourtant pas satisfaisante. La seule compétence dont je dispose
hypothétique), en supposant parfois que de tels groupes auraient pour intervenir dans ce débat est d’ordre comparatiste. Elle pro-
fait un usage exclusif d’un écrit ou d’un autre. Certains travaux vient d’un travail mené sur les récits hagiographiques concer-
récents invitent à se méfier des excès du « paradigme littéraire », en nant François d’Assise, qui m’ont conduit à mettre en évidence
remettant à l’honneur l’hypothèse d’une transmission orale 38. Les l’activité de frère Léon, confesseur et secrétaire du saint dans
recherches universitaires qui en découlent persistent cependant les dernières années de sa vie, que l’historiographie catholique
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italienne avait tendance à minorer, pour des raisons qui ne sont notamment à accorder un intérêt renouvelé aux témoignages
pas sans rapport avec la critique bultmannienne 45. Les critères de externes que l’hypercritique balayait sommairement. Si l’on prend
jugement historique, sur l’un et l’autre dossier, ne me paraissent au sérieux l’hypothèse d’une transmission orale, dont tout indique
pas si radicalement différents. Je me range donc volontiers à qu’elle a joué un rôle essentiel dans les premières communau-
l’avis d’un nombre croissant de chercheurs qui considèrent tés chrétiennes, le contenu qu’il faut lui reconnaître devrait être
aujourd’hui que la tentative de séparer radicalement le Jésus his- proche de celui de la « tradition apostolique » dont les évêques
torique du Christ de l’Église conduit à une impasse 46. Tous les étaient dépositaires. Ce recours à la « tradition » n’est pas un argu-
documents qui rapportent l’activité de Jésus sont des écrits pro- ment d’autorité, mais un critère de jugement historique. Si ces
duits au sein des premières communautés chrétiennes, dans un communautés se caractérisent dès l’origine par une diversité, ne
but dévotionnel. La forme biographique qu’ils adoptent possède serait-ce que linguistique, par des tensions et des conflits internes,
par elle-même un caractère doctrinal, puisque ces récits de sa vie, elles sont également animées d’un souci de maintenir une unité
mort et résurrection ont pour but d’inviter à croire que « Jésus dans leur référence à un noyau de croyances communes, dont le
est le Christ » (Jean 20,30). La thèse récente du bibliste canadien témoignage des apôtres sur la vie et la résurrection du Seigneur est
Jonathan Bernier a le grand mérite de réfuter les maigres argu- un élément fondamental. Irénée de Lyon est le premier auteur qui
ments sur lesquels reposait la datation tardive de l’évangile de indique les noms et les profils des quatre évangélistes. Il écrivait
Jean 47. Il montre au contraire qu’il convient de prendre au sérieux certes vers 180, mais il rappelle (dans une lettre à Florinus) avoir
les nombreux indices par lesquels le texte se présente comme un connu dans son enfance à Éphèse le vieux presbytre Polycarpe, qui
récit factuel, rédigé par le témoin oculaire de certains épisodes disait lui-même avoir été le familier de l’apôtre Jean 51. La question
qui aurait donc été bien placé pour en apprendre davantage qu’il de la langue des évangiles peut être à nouveau déclarée ouverte, en
n’en a vus. (Ces conclusions confortent le sentiment du profane, acceptant comme plausible l’hypothèse de versions initiales pro-
habitué à juger de l’historicité des hagiographies médiévales en duites en langues sémitiques. Alors que les textes sont habituelle-
vertu de détails significatifs, et qu’un verset tel que celui-ci suffit à ment étudiés dans leur version grecque, il faut rappeler que l’évan-
convaincre : « Or, à Jérusalem, près de la porte des Brebis, il existe géliste Matthieu est dit avoir initialement rédigé son témoignage
une piscine qu’on appelle en hébreu Bethzatha. Elle a cinq colon- en hébreu, tandis que la langue parlée en Galilée par Jésus et ses
nades » [Jean 5,2] et d’autant plus lorsque l’archéologie confirme proches était l’araméen et que Jérusalem était une ville où régnait
l’existence d’une telle piscine 48.) Bernier accepte également le plurilinguisme. Un argument formulé autrefois par John A. T.
d’identifier l’auteur du texte à celui qui se présente comme tel Robinson prend une nouvelle vigueur. L’essentiel des écrits néo-
et se désigne comme « le disciple que Jésus aimait », soucieux de testamentaires doivent être antérieurs à la destruction du Temple
préserver son anonymat, par prudence ou par humilité. Pour être de Jérusalem en août 70, puisqu’ils ne font pas une seule fois allu-
autorisé à accompagner Jésus devant le grand prêtre lors de son sion à un événement qui a été cataclysmique pour l’ensemble du
arrestation (Jean 18,15), il devait appartenir à l’élite de Jérusalem, peuple juif 52. Les annonces prophétiques qui en sont faites, dans
peut-être même au milieu des prêtres du Temple. Il possédait par le chapitre 24 de Matthieu, peuvent se comprendre comme des
conséquent un niveau de formation élevé, compatible avec l’élabo- variantes d’un prophétisme juif, alimenté par les prédictions du
ration doctrinale dont témoigne son œuvre. (Selon le témoignage Livre de Daniel, que l’agitation et les perturbations causées par
de Polycrate, évêque d’Éphèse à la fin du iie siècle, Jean était hie- l’occupation romaine rendaient particulièrement actif. Il paraît
reus, c’est-à-dire prêtre du Temple 49.) Rédigé avec un certain recul, difficile d’y voir des prophéties rédigées après coup, puisqu’elles
qui se traduit par une réflexion assurément postérieure aux évé- démontrent une ignorance de la suite des événements. (Le conseil
nements, le récit serait la réélaboration d’un témoin personnel, de « fuir dans les collines de Judée » [Matthieu 24,16] n’a plus de
impliqué dans les événements, puis dans la direction de la com- sens après l’occupation militaire complète de la région.) Cet argu-
munauté des fidèles de Jérusalem 50. ment vaut également pour l’Apocalypse de Jean, dont l’inquiétude
Cette démarche, que Bernier décrit comme un « réalisme extrême suggère une rédaction au plus fort de la première guerre
critique », ouvre sur de multiples conséquences. Elle conduit judéo-romaine (66-70).
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chapitre vi les bifurcations de l’histoire chrétienne
Au terme de cette révision, on peut dresser un tableau assez Jésus. Mais l’annonce vise surtout à mettre en évidence une capa-
clair, non pas de ce que Jésus a dit ou pensé, mais de la façon dont cité auto-thaumaturgique hors du commun (et la métapsychologie
son entourage immédiat l’a perçu et a compris le message qu’il est ici prise en défaut), destinée à fournir un signe incomparable
transmettait. Son activité est d’abord celle d’un thaumaturge iti- d’élection. Tous les prodiges, dans leur ensemble, ne sont bien
nérant qui cherche à emporter l’adhésion et à constituer autour entendu qu’un moyen d’accréditer une puissance surnaturelle.
de lui un large cercle de disciples en réalisant toute une gamme Si l’observateur moderne peut être tenté d’y instaurer une grada-
d’actes prodigieux. Les cas les plus simples – voyance, prémoni- tion, les récits ne témoignent d’aucune discontinuité entre les dif-
tion, guérisons, exorcismes – rentrent dans les catégories habi- férents « signes ». Tous sont mis au service d’un prophétisme apo-
tuelles que connaissent les spécialistes des phénomènes méta- calyptique, qui annonce la venue prochaine du Royaume de Dieu.
psychiques, tels qu’ils sont observés depuis plus de deux siècles Il est plus difficile de trancher la question de l’affirmation
et parfois reproduits en laboratoire 53. Dans cette perspective, il d’une identité messianique par Jésus 55. Le thème est au cœur de
faut accorder une attention particulière à l’étrange Histoire de l’élaboration doctrinale produite lors de la rédaction des textes
l’enfance de Jésus, récit des prodiges réalisés avant l’âge de 12 ans, évangéliques, comme il le sera par la suite de toute l’apologétique
qui transmet l’image perturbante d’un enfant faisant un usage chrétienne dont la première tâche consistera à démontrer que sa
capricieux de ses pouvoirs psychiques hors du commun54. Ce texte venue a accompli certaines des prophéties annonçant le Messie
qui présente des traits archaïques dérive probablement de maté- (tirées notamment d’Isaïe). Dans le récit de Marc, la messianité
riaux biographiques authentiques, dont on comprend qu’ils aient apparaît comme un secret qui ne doit pas être encore divulgué et
été écartés lors de la rédaction de l’évangile de Luc qui passe sans qui n’est révélé qu’au moment où le centurion constate la mort
transition du récit de la naissance à la présentation au Temple. sur la croix (Marc 15,39). Au contraire, dans l’évangile de Jean,
Les observations scientifiques modernes fournissent moins de Jésus se proclame et se fait reconnaître sans détour comme l’en-
parallèles évidents pour éclairer les grands miracles – multipli- voyé de Dieu. Une solution moyenne consiste à admettre qu’une
cation des pains, résurrection de Lazare, marche sur l’eau, trans- affirmation ésotérique de messianité, confiée aux seuls apôtres
lation instantanée, transfiguration. Il faut pourtant admettre (Matthieu 16,20), était niée à l’extérieur du cercle des disciples, au
que les disciples ont vu Jésus accomplir de tels actes. Le point de profit d’un simple don prophétique. Dans tous les évangiles, il se
méthode qui est en jeu ici mérite d’être souligné. De même que présente aux apôtres sous les traits du « Fils de l’homme » annoncé
l’anthropologue a pour tâche de rendre compte des phénomènes par le livre de Daniel, à qui doit être donnée une domination éter-
qu’il observe ou qu’on lui rapporte, même lorsqu’ils excèdent nelle (Daniel 7,13-14). Toutefois, le secret s’est rapidement ébruité
les normes habituelles de la rationalité occidentale, l’historien et c’est bien sous le chef d’accusation de « roi des Juifs » que Jésus
ne doit pas non plus avoir peur de reconnaître la réalité du mer- a été condamné et crucifié. La question est alors de comprendre
veilleux dans l’histoire. Dans de telles situations, le rationalisme quel genre de Messie il pensait être. Les termes de sa prédication,
calviniste ou athée constitue un handicap face à l’agnosticisme qui associent l’épreuve de sa résurrection personnelle à l’avène-
méthodique que devraient professer les historiens des religions. ment du royaume de Dieu sur terre, laissent entendre que sa vic-
Un point capital dans l’économie des récits, aussi bien synop- toire sur la mort devait servir d’attestation publique de sa mes-
tiques que johanniques, tient à la certitude qu’affiche Jésus quant sianité. La disparition du corps au tombeau, puis ses quelques
à sa capacité à réaliser les prodiges qu’il annonce. Le plus specta- apparitions, aussi spectaculaires qu’elles aient été, n’ont pas suffi
culaire concerne la prédiction de sa mort et de sa résurrection au à instaurer le royaume attendu. Jésus a ainsi légué à ses fidèles le
bout de trois jours, énoncée à plusieurs reprises dès le début de problème béant d’une attente messianique mise en branle, mais
sa prédication selon Jean, plus tardivement selon les synoptiques imparfaitement réalisée et qui tarde à s’accomplir pleinement.
(Mathieu 16,21 ; 17,22-23). Il faut assurément y voir une prise de posi- Il reviendra donc aux disciples, puis à leurs successeurs, de trou-
tion dans le débat sur la résurrection des morts qui opposait les ver les moyens de colmater la brèche temporelle ouverte par cet
pharisiens aux sadducéens. L’obtention de la vie éternelle pour les événement inachevé. La temporalité chrétienne se trouvera prise
fidèles qui croiront en lui est un enjeu majeur de la prédication de dans une tension permanente, entre la célébration indéfiniment
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chapitre vi les bifurcations de l’histoire chrétienne
répétée d’un événement bref dans lequel se récapitule l’ensemble d’évoquer quelques tournants successifs qui ont orienté la nou-
de l’histoire juive et l’entrée dans une nouvelle ère qui n’en finit velle religion sur des voies originales. La variété des formes de
pas d’advenir. Le Messie est à la fois déjà venu et constamment christianisme historiquement attestées offre à elle seule le témoi-
sur le point de revenir. De la sorte, le prophétisme messianique gnage d’un potentiel initial largement indéterminé, susceptible
demeure une potentialité inéliminable de l’histoire chrétienne 56. de prendre des tournures et des colorations très différentes. Pour
L’Apocalypse de Jean en a été la première manifestation et la essayer de saisir ces virtualités dans toute leur extension (ce qui
source de ses réactivations multiples. serait en soi un exercice intellectuel digne du plus grand inté-
En produisant un décapage radical des suspicions, la démarche rêt), il faut se déprendre des constructions théologiques chré-
du « réalisme critique » a pour première qualité de rendre les récits tiennes ultérieures pour éprouver la richesse d’un noyau existen-
évangéliques à nouveau lisibles dans leur totalité. On ne pourra tiel très singulier : un homme, se présentant comme l’envoyé de
leur retrancher tel ou tel passage qu’au moyen d’une analyse phi- Dieu, fait le pari de vaincre la mort et ne le réussit qu’à moitié.
lologique rigoureuse, et non à partir de vagues suppositions sur La première urgence est d’en établir le témoignage, pour attes-
l’authenticité des paroles. (La procédure adoptée par le « Jesus ter et donner sens à l’événement, affirmer que le pari a été réussi
seminar » passait par un vote, verset après verset, où les partici- et que la défaite est en réalité une victoire. Il y avait donc une
pants énonçaient leur intime conviction.) Ces récits dévoilent nécessité logique à la production rapide d’un corpus documen-
l’histoire d’un maître juif, enseignant et prophète thaumaturge, taire en l’absence duquel toute cette histoire aurait tourné court.
réunissant autour de lui un petit groupe de fidèles, pour annon- L’impératif d’une attestation par des témoignages concordants
cer par des actes prodigieux la venue prochaine du royaume de peut même être compris comme la raison d’être d’une inévitable
Dieu. Ce groupe, désigné de l’extérieur comme nazoréens, était pluralité d’écrits 58. Outre l’événement lui-même, sa célébration
lié à d’autres courants, ascétiques ou dissidents, tel que celui de par une communauté de témoins, directs puis indirects, au moyen
Jean-Baptiste. Plusieurs des disciples que Jésus recrute en Galilée de récits faisant foi du miracle constitue la seule forme requise
semblent avoir appartenu au mouvement radical des zélotes, pour une continuation de l’expérience chrétienne. En cela, rien
opposés à l’occupation romaine et reconnaissables au poignard n’imposait de rompre avec le judaïsme dans l’horizon duquel le
(sica) qu’ils portaient au côté. Outre Simon le zélote, Pierre à qui sens de cette expérience était initialement cantonné. La recon-
Jésus conseille de ranger son « glaive » lors de l’arrestation et Judas naissance de Jésus comme Seigneur ne posait aucune difficulté au
(Iscariot, ou sikariot en araméen) en étaient visiblement issus 57. sein d’un monothéisme juif aux formes plurielles et mouvantes
Rien ne pouvait laisser penser que la descendance de ce petit qui pouvait parfaitement admettre une dévotion « binitaire »,
groupe d’agitateurs prendrait une extension si vaste, et qu’elle sans avoir à supposer d’identité substantielle entre le Père et le
aurait à jouer le moindre rôle dans l’essor d’une sphère écono- Fils 59. Comme le montre Daniel Boyarin, cette dévotion pouvait
mique. Pour éclairer ce devenir improbable, il faut à présent s’in- s’intégrer au thème des « deux puissances dans le ciel », qui pose
téresser aux transformations de cette matière. Je propose de les une seconde entité invisible au côté de Dieu, décrite comme son
condenser en quelques « bifurcations » historiques qui ont peu à Logos ou sa Sagesse 60. Même si l’on peut débattre de la chrono-
peu donné une forme, contingente et très spécifique, au christia- logie et des modalités exactes, la démonstration de Boyarin paraît
nisme latin de l’Occident médiéval. convaincante. L’affirmation d’une identité chrétienne distincte
a été le moteur d’un processus de différenciation qui aboutit à
Sept bifurcations la constitution de deux religions séparées, qui se comprennent
Il serait hors de propos de présenter ici une synthèse raisonnée comme « religions ».
des réorientations successives à la faveur desquelles une petite Les bifurcations que je vais présenter sommairement sont, à
secte juive révolutionnaire s’est transformée en religion univer- chaque fois, des événements dotés d’un caractère d’irréversibi-
selle, ancrée sur une institution bureaucratique, qui a pu indirec- lité. Dans l’histoire, le retour en arrière n’existe pas. Ce qui s’est
tement favoriser l’essor du capitalisme. La question réclamerait produit ne s’efface pas (En règle générale, toute tentative d’effa-
à elle seule un livre entier. À titre d’esquisse, on se contentera cer des traces en produit de nouvelles.) Cependant, ces moments
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chapitre vi les bifurcations de l’histoire chrétienne
charnières ne sont pas des ruptures qui empêcheraient une com- chrétien au sein de l’empire romain. De ce fait, toute la christolo-
munication avec le noyau originel. Bien au contraire, la célébra- gie, l’ecclésiologie et la théologie occidentales sont pauliniennes.
tion rituelle, qui constitue le cœur de la pratique chrétienne, La focalisation intensive des théologiens médiévaux, réformés et
invite constamment à revivre l’événement fondateur. La médita- contre-réformés sur le corpus paulinien a pu donner le sentiment
tion des textes les plus sacrés et des commentaires les plus auto- qu’il constituait le fondement le plus solide de la religion chré-
risés alimente un retour permanent aux origines. Toute l’histoire tienne. Cependant, si l’on veut comprendre le christianisme dans
chrétienne se déploie en conservant les yeux braqués sur l’expé- toutes ses virtualités, il est indispensable de remonter en deçà de
rience initiale. Il n’y a jamais eu d’innovation qui n’ait été moti- ce premier embranchement. On découvre ainsi un autre enjeu
vée par un désir de retour aux sources. Mais chaque tentative de idéologique qui s’attache au débat sur la datation des évangiles.
remonter aux origines engage une nouvelle boucle de ce parcours Si ces derniers sont déclarés tardifs, les épîtres pauliniennes, indé-
et de nouvelles avancées dans l’inconnu. niablement situées entre 45 et 57 (Paul lui-même meurt à Rome,
vers 64), apparaissent alors comme les plus anciens écrits et à
Paul ou l’ouverture à l’Ouest ce titre comme les plus authentiques témoignages des premiers
La première bifurcation tient bien entendu à l’orientation don- temps chrétiens.
née au mouvement chrétien par Paul. Natif de Tarse, en Cilicie, Au-delà de ce point bien connu, l’inflexion paulinienne marque
mais éduqué à Jérusalem auprès de Gamaliel, Paul est une figure également un basculement vers l’Ouest et une prépondérance de
liminaire qui appartient à plusieurs mondes. Membre de la dias- l’attraction romaine qui n’étaient pas joués d’avance. La Judée
pora juive hellénophone, citoyen romain, il avait pourtant un lien et la Galilée étaient des régions frontalières de l’Empire perse.
fort avec les Pharisiens et fut à ce titre témoin de la lapidation La prédication des disciples s’est également tournée vers le
d’Étienne. Persécuteur converti par une apparition de Jésus sur monde syriaque 62. Le royaume d’Edesse, enclavé entre les empires
le chemin de Damas, il mit sa personnalité charismatique au ser- romain et perse, a été le point de départ d’une nouvelle extension
vice de l’annonce de l’advenue du Messie parmi les communautés qui a été à l’origine des églises arméniennes et asiatiques (en Inde
juives d’Asie Mineure et de Grèce. La position centrale qu’il occupe ou en Chine). Le destin de ce christianisme mérite également la
dans le récit des Actes des Apôtres, au détriment de Barnabé qui considération. Pour l’essentiel, il a été balayé par de nouvelles reli-
avait été son introducteur auprès de la communauté de Jérusalem, gions issues de son sein et n’a été préservé qu’à titre résiduel dans
et l’intégration de ses épîtres (authentiques et apocryphes) dans des communautés restreintes que la brutalité de l’histoire actuelle
le canon néo-testamentaire témoignent de l’importance de son est en train de chasser définitivement de leurs terres. L’évangile
intervention. Les travaux récents qui situent son discours dans de Jean évoque par trois fois la promesse de l’envoi « d’un autre
le cadre du judaïsme antique corrigent les lectures rétrospectives Paraclet ». Le terme (paraclitos, « avocat ») a rapidement été identi-
qui le présentent en fondateur d’une nouvelle religion 61. La place fié comme le nouveau témoignage donné par l’Esprit aux apôtres
inaugurale de l’épître aux Romains dans le canon de ses lettres lors la Pentecôte, quarante jours après la résurrection. Mais, pen-
(alors qu’il s’agit sans doute de la plus tardive) a pu induire en dant longtemps, il a pu être également compris comme l’annonce
erreur sur le sens de son action. L’essentiel de la mission de Paul d’un nouveau et dernier prophète qui succéderait à Jésus, y com-
ne s’adresse pas aux païens, mais aux juifs ou sympathisants de la pris dans des milieux chrétiens. C’est en ce sens que l’ont inter-
diaspora. Sa réflexion sur la loi vise à modifier l’observance de la prété les deux plus grands fondateurs religieux apparus au Moyen-
Torah en des temps messianiques. Le salut ne passerait désormais Orient dans les siècles suivants. Mani, puis Mahomet, ont l’un et
que par la seule foi en Jésus et non plus par les rituels. Si cette l’autre invoqué cette annonce de Jésus à l’appui de leur affirma-
question l’oppose aux dirigeants de la communauté de Jérusalem, tion d’être un envoyé ou un prophète qui accomplit et scelle défi-
lui-même ne remet jamais en cause leur prééminence et organise nitivement les temps prophétiques. (Le manichéisme connut une
les quêtes en sa faveur. Il importe de souligner que ce débat est expansion foudroyante dans la seconde moitié du iiie siècle, en
encore cantonné dans les limites du monde juif. À terme, bien évi- Perse, mais également dans l’empire romain, avant d’être dure-
demment, la position adoptée par Paul facilitera le prosélytisme ment persécuté et pratiquement éradiqué au ve siècle, pour ne
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persister qu’en Asie centrale et en Chine, jusqu’au xiiie siècle contrefactuel peut se révéler utile. La conversion de Constantin à
parmi les Mongols). Ce n’est évidemment pas le lieu d’entrer dans un judaïsme de type rabbinique ne serait qu’à peine plus invrai-
une discussion sur les origines chrétiennes de l’islam. La place semblable. Elle aurait nécessairement conduit le judaïsme,
de choix réservée à Jésus dans le Coran suffit à indiquer une filia- devenu religion d’empire, à une métamorphose complète de ses
tion indiscutable. Je me contenterai de rapporter la réaction d’un repères et de ses pratiques, provoquant sans doute au passage
patriarche monophysite d’Alexandrie qui aurait répondu (selon quelques schismes et persécutions. L’effet sur le christianisme
un historien musulman tardif, mais crédible) à l’ambassade dépê- de son adoption par l’empereur n’a pas été moins bouleversant.
chée auprès de lui par Mahomet : « Je savais qu’un prophète restait Il en a notamment résulté une pression insistante pour aboutir à
à venir, mais je pensais qu’il paraîtrait en Syrie, pays où ont paru la formulation d’un dogme unifié, à partir du premier concile de
les prophètes qui l’ont précédé. Et voilà qu’il sort d’Arabie, pays Nicée (325). Intégrées de fait au sein de l’administration impériale,
d’affliction et de misère… » 63. les structures religieuses chrétiennes en ont été profondément
transformées. Reconnus comme magistrats dès les années 330, les
La conversion de Constantin évêques se sont trouvés en charge d’une juridiction parallèle à la
Au cours des trois premiers siècles, les communautés juives justice civile pour de très longs siècles.
chrétiennes de l’empire romain ont été soumises à des alter-
nances de répression sévère et de tolérance tacite. Par la force des Augustin
choses, elles étaient organisées de façon très lâche et décentrali- Au sein de ce nouvel empire chrétien, le rôle doctrinal d’Augus-
sée. Une vision complète des potentialités chrétiennes imposerait tin d’Hippone peut être compté à lui seul comme une bifurcation
de reconstituer un arbre de dérivation de toutes les croyances, notable. Il mérite plus que tout autre le titre de « père de l’Église »
rejetées comme des hérésies par le tronc principal de la « Grande latine. L’histoire entière du christianisme occidental, jusqu’au
Église », qui ont eu pour effet de préciser peu à peu un corps de xviie siècle, se présente sous la forme de multiples retours à
doctrine. Dans le plus ancien traité Contre les hérésies conservé, Augustin (parfois couplés à des retours à l’église primitive).
Irénée de Lyon affirme, face aux courants gnostiques inspirés de Éduqué par une mère chrétienne en Afrique du Nord, un temps
Marcion et Valentin, la nature humaine du Christ qui a véritable- converti au manichéisme, devenu un brillant rhéteur en Italie puis
ment assumé une chair humaine et la valeur des quatre évangiles absorbé par la philosophie néo-platonicienne avant de finalement
qui en apportent concurremment le témoignage 64. C’est face à se convertir au christianisme en 386 à Milan, pour retourner assu-
des usages sélectifs des textes que l’unité du canon s’est affirmée. mer une charge épiscopale dans sa région natale, Augustin a tra-
La pression pour aboutir à des définitions dogmatiques posi- versé les différentes sphères de la culture latine de son temps 65.
tives se fera plus vive une fois que les empereurs romains, deve- Sa méconnaissance de la langue grecque a tenu une part qui n’est
nus chrétiens, auront leur mot à dire dans l’affaire. À beaucoup pas négligeable dans l’éloignement des deux moitiés du monde
d’égards, la conversion de Constantin est l’événement décisif chrétien impérial. Pour s’en tenir à l’essentiel, c’est à nouveau la
dans la transformation du christianisme en une religion distincte, réfutation des hérésies auxquelles il a été confronté qui a donné
ordonnée et hiérarchisée. à Augustin l’occasion de forger certains traits qui deviendront des
Alors qu’il s’apprêtait à combattre, à la tête de ses légions caractéristiques de la tradition latine. Contre les manichéens, il
gauloises, son rival Maxence qui lui contestait le titre impérial, avait affirmé que la création divine du monde est bonne par elle-
Constantin eut la vision d’un symbole chrétien qui lui accor- même et que l’être humain est doté d’un libre arbitre qui lui per-
derait la victoire. Entrant victorieux à Rome en octobre 312, il se met de choisir le bien. Contre Pélage, qui prenait appui sur ces
fit chrétien. Baptisé à la veille de sa mort, comme c’était de cou- positions, il affirma dans sa vieillesse que seule la grâce divine
tume, il accorda très tôt une reconnaissance publique à un culte permet d’échapper au péché qui menace constamment l’être
qui ne touchait encore qu’une très faible minorité de l’empire, humain. Par différentes touches, dans une œuvre proliférante,
mais qui avait commencé à gagner à lui quelques familles de Augustin a dressé un tableau doctrinal de la complexité du sujet
l’élite romaine. Pour mesurer l’impact de l’événement, un exercice chrétien dont ses propres Confessions fournissent un miroir. S’il
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chapitre vi les bifurcations de l’histoire chrétienne
avait connu le grec et fréquenté de près les œuvres des pères cap- la langue grecque dans l’île, que Jean Scot maîtrise au ixe siècle
padociens, Basile de Césarée et Grégoire de Nysse, son anthropo- au point de traduire le Pseudo-Denys, semble impliquer le main-
logie aurait pu prendre une tournure sensiblement différente. tien de liens directs avec l’Orient. L’extraordinaire expansion du
monachisme irlandais se comprendrait mieux si des relations plus
L’effet du monachisme précoces avaient transmis le témoignage des moines du désert
Comme l’a récemment souligné Éric Rebillard, même à d’Égypte. Explorant les îles septentrionales jusqu’en Islande, les
l’époque d’Augustin, le christianisme ne constituait qu’une moines irlandais ont déployé une intense activité missionnaire à
part restreinte de l’identité de citoyens romains qui n’enga- travers l’Europe à partir de la fin du vie siècle. En Gaule, les fonda-
geaient pas leur vie entière dans leur croyance 66. Dans la même tions de Colomban, à commencer par celle de Luxeuil, ont formé
période émerge un mode de vie dans lequel des individus sont au le premier semis monastique dont l’impact a été considérable pour
contraire appelés à devenir chrétiens à temps plein. C’est à ce titre la formation de l’unité culturelle proto-française. Dans ces monas-
que le monachisme a constitué un autre laboratoire de l’invention tères ont été éduqués côte à côte les enfants des aristocraties gallo-
d’une anthropologie chrétienne. On peut le considérer comme romaines et franques 69. Ce point permet de souligner la différence
une nouvelle bifurcation, non pas au sens d’une alternative qui entre Orient et Occident. Dans le monde latin, faute d’autre relais,
se serait présentée une fois pour toutes dans l’histoire, mais plu- les monastères sont devenus dès le ve siècle le principal lieu de
tôt comme l’ouverture, à un moment précis, d’une voie parallèle transmission de la culture antique. Ils ont assumé une fonction
ou d’un canal de dérivation qui a dès lors irrigué le devenir des culturelle qui allait à l’encontre de leur vocation à une extériorité
cultures chrétiennes dans lesquelles il s’est manifesté. La visi- sociale, mais les plaçait au contraire au cœur des nouvelles sociétés.
bilité publique donnée à la vie chrétienne par la conversion de
Constantin a facilité l’essor de ces communautés ascétiques, dont L’humanité du Christ
le moment inaugural est associé à l’attraction exercée par Antoine, La bifurcation la plus fondamentale du christianisme occi-
ermite au désert d’Égypte, ou Pacôme, initiateur d’une vie com- dental ne se traduit par aucune manifestation spectaculaire. Elle
mune dans la vallée du Nil. Nous aurons l’occasion de revenir laisse seulement constater son émergence diffuse à l’époque caro-
amplement dans le second volume sur les effets de longue durée lingienne. À la différence du christianisme grec, le monde latin
de la discipline ascétique qui se met en place avec ces fondations, accorde une importance croissante à l’humanité souffrante du
et notamment sur l’insistance mise à contrôler l’occupation du Christ. L’image de la mise à mort du Seigneur sur la croix était
temps des moines. Pour se concentrer sur le seul point qui nous exclue des christianismes antique ou orthodoxe. Sa représentation
intéresse à présent, je voudrais souligner deux voies de transmis- se multiplie au cours du ixe siècle, comme réponse à la question
sion de ces inventions orientales vers l’Occident. La plus célèbre de la figuration de la double nature du Médiateur dans le contexte
passe par l’intermédiaire de Jean Cassien qui a transmis au monde de la crise iconoclaste qui divisait le monde byzantin70. La fureur
latin les souvenirs de sa fréquentation des moines du désert égyp- de l’évêque Claude de Turin, détruisant les objets de superstition
tien et dont les leçons ont ensuite trouvé un écho dans la Règle qu’il découvre dans son diocèse puis condamné pour ces excès en
de Benoît de Nursie. L’autre voie de transmission est en revanche 825, offre l’indice d’une nouveauté ressentie comme choquante 71.
plus méconnue. Une note de bas de page de Lynn White souligne Au terme de ce processus, la croix de l’archevêque Gero de Cologne
l’existence d’un commerce au long cours, partant d’Alexandrie réalisée vers 970, premier crucifix monumental montrant le Christ
pour chercher de l’étain en Devon ou en Irlande, en échange de la tête inclinée et les genoux fléchis, présente ce qui sera le modèle
vin, d’huile et de grain. Cette route aurait également été emprun- canonique de l’iconographie occidentale. Cette insistance sur la
tée lors de l’exil de moines Melkites, fuyant l’avancée des Perses au matérialité de la présence divine, dont on trouve d’autres échos
milieu du viie siècle 67. De nombreuses trouvailles de céramiques dans des débats théologiques et sacramentels contemporain,
orientales suggèrent que les liens commerciaux étaient établis dès manifeste sans doute avant tout la recherche d’un moyen visible
la fin du ve siècle 68. Les traces directes d’une présence de moines de communication avec l’au-delà. Le même mouvement revient
égyptiens en Irlande sont rares, mais la connaissance durable de également à rendre sensible la dignité propre conférée à ce monde
152 153
chapitre vi les bifurcations de l’histoire chrétienne
qui a mérité d’être sauvé par le sacrifice de la Passion. Comme le violente des protestants à l’égard des franciscains, accusés de
souligne Anselme du Bec vers 1080, dans les premières lignes de vénérer leur saint comme un autre Christ, invitait à associer
son Cur Deus homo (« Pourquoi Dieu s’est-il fait homme ? »), la ques- leur ordre aux aspects les plus rétrogrades de l’Église médiévale.
tion occupe autant les lettrés que les simples gens 72. Ce déploie- Du côté catholique, le songe par lequel Innocent iii vit François
ment d’une potentialité inscrite dans la construction doctrinale d’Assise soutenant la basilique du Latran a souvent été pris au
de l’unité des natures, pourrait constituer le moteur secret de l’in- pied de la lettre. Au moment de la plus forte affirmation de la
vestissement dans le monde et de l’installation dans l’espace qui théocratie papale, un courant charismatique venait au secours de
caractérisent le tournant du nouveau millénaire 73. l’institution pour lutter contre les déviances et l’hérésie. Il serait
pourtant légitime de prendre les choses autrement et de consi-
La réforme grégorienne dérer les mouvements pénitentiels de laïcs qui apparaissent
On a déjà eu l’occasion d’évoquer dans les précédents chapitres à la fin du xiie siècle, en même temps que le renouveau urbain
ce mouvement de réforme qui marque indubitablement la cou- et commercial, comme des prolongements de la réforme qui se
pure la plus nette dans l’histoire de l’institution ecclésiale médié- retournent contre l’institution. Certes, François d’Assise pro-
vale. L’historiographie récente insiste, à raison, sur les effets de clame son obéissance indéfectible au pape, son respect pour les
cette réforme qui vise à séparer le clergé de la société, pour affir- prêtres et les théologiens. Mais, au-delà de ces déclarations, il faut
mer sa prééminence ainsi que la nécessité d’une médiation ecclé- être sensible à la signification de ses gestes qui disent tout autre
siale et sacramentelle pour accéder au salut. Il vaut également la chose. En prenant l’homme Christ, non comme objet de dévotion,
peine de se demander d’où provient ce mouvement. Il est certes mais comme modèle à imiter, il renouvelle la même logique d’in-
porté par un groupe de moines et ermites italiens, qui cherchent version. Jacques Dalarun a bien souligné le nouveau modèle de
à imposer à l’ensemble du clergé des normes de comportement gouvernement qui découle de l’expérience franciscaine, qui place
monastique. L’explication n’est pas suffisante. La réforme n’au- les supérieurs en position de serviteurs (« ministres ») des infé-
rait pas eu une tel impact et pris une telle ampleur si elle n’avait rieurs 75. Mais la volonté délibérée d’atteindre la perfection de la
été animée par une énergie impériale. Dans le texte le plus per- vie évangélique en demeurant dans une position d’infériorité est
cutant de ce programme, les Dictatus papae (1075), Grégoire vii porteuse d’effets bien plus radicaux. Elle équivaut à une contesta-
revendique une suprématie sur l’Église et les princes ; il s’attribue tion en acte de la hiérarchie ecclésiale. Le caractère explosif et les
également une série de prérogatives impériales : lui seul peut- multiples conflits internes qui ont scandé l’histoire de la famille
être dit universel et user des insignes impériaux. Ces affirmations franciscaine ne s’expliquent pas autrement. La plus grande part
marquent la culmination d’un processus d’impérialisation de de l’ordre a pu être normalisée et intégrée dans l’institution, rem-
la papauté, qui porte à son terme une inflexion engagée dans les plissant aux côtés des dominicains des fonctions particulièrement
siècles précédents. Pour être un document forgé de date incer- efficaces dans l’encadrement pastoral et la lutte contre l’hérésie.
taine (viiie ou ixe siècles), la « donation de Constantin » n’en est Cependant, une disposition critique reste inscrite dans le projet
pas moins un témoignage essentiel de l’absorption par la papauté franciscain et se réactive régulièrement.
de traits et de symboles de l’autorité impériale74. Pierre de Jean Olivi, qui sera le héros des derniers chapitres
de ce livre, est le principal intellectuel qui en ait explicité les res-
La révolution franciscaine sorts. Il comprend le vœu franciscain comme l’engagement pris
La dernière bifurcation que je voudrais signaler concerne face au Christ de suivre l’ensemble des conseils de perfection
l’émergence des ordres mendiants au début du xiiie siècle, et donnés aux apôtres. Les supérieurs, y compris la papauté, n’ont
singulièrement l’irruption du mouvement franciscain. En dépit pour mission que d’encourager l’accomplissement de vœux qu’ils
de sa nouveauté évidente, choquante pour certains observateurs ne peuvent entraver. S’il est mis en forme par une règle, des pra-
qui s’étonnaient de voir des religieux vivre hors du cloître, cette tiques communes et un devoir d’obéissance aux supérieurs, cet
émergence est rarement considérée comme un tournant pour des engagement demeure pourtant indéterminé. En dernier ressort, le
motifs historiographiques qu’il faut à nouveau relever. L’hostilité critère de jugement tient à la conscience intime qu’a le religieux
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chapitre vi
des obligations que lui impose son vœu. Pour ce motif, les dis- Chapitre vii
ciples d’Olivi ont été condamnés en 1318, pour avoir refusé d’obéir
à des ordres du pape Jean xxii qu’ils estimaient contraires à leur l’économie des scolastiques
conscience 76. L’épisode constitue un moment intéressant dans
l’histoire de la liberté de conscience. On verra, dans le prochain
chapitre, que c’est précisément dans ce milieu qu’a été formulée
une pensée des relations économiques, qui n’est pas sans rapport
avec la réflexion sur la liberté et la capacité d’engagement des
volontés individuelles. Le continent de l’insatiable, tu y es.
De cela au moins on ne te privera pas, même indigent.
Ce parcours très rapide à travers les premiers siècles chrétiens Henri Michaux, Poteaux d’angle
permet de suggérer pour finir une réponse à Max Weber. Le projet
d’encadrement pastoral de la société occidentale, dont le concile
de Latran iv (1215) marque l’apothéose, a eu pour principal effet
d’imposer aux fidèles des pratiques de contrôle de soi dérivées
des normes monastiques, sous le contrôle de la confession obli-
gatoire. De ce point de vue, la Réforme du xvie siècle est loin de
marquer une rupture avec la culture religieuse médiévale. Elle a
plutôt eu pour conséquence d’imposer une intériorisation de ces
normes. L’autocontrôle se faisait d’autant plus drastique qu’en
l’absence de confession, le fidèle réformé n’avait aucun prêtre Bien avant les économistes du siècle des Lumières, les théolo-
auprès de qui soulager sa conscience et devenait par la force des giens des écoles et des universités médiévales ont produit le
choses son propre abbé. premier ensemble textuel de réflexions portant sur ce que nous
appelons l’économie. L’angle sous lequel ils l’abordent est sensi-
blement différent de la perspective moderne. Il les conduit déjà
à isoler un certain type de rapports sociaux qui se caractérisent
non pas du fait de leur orientation vers des actes de production ou
de consommation, mais par les formes contractuelles au moyen
desquelles s’effectue l’échange de biens et de services marchands.
La question qui les intéresse est d’ordre moral. Elle concerne
l’équité des contrats noués entre des agents dotés d’un libre-
arbitre. L’émergence de cette réflexion médiévale est un phéno-
mène dont la portée et la signification n’ont pas encore été correc-
tement appréciées 1. Les historiens de la pensée économique – à
l’exception notable de Joseph Schumpeter – n’accordent habituel-
lement que peu d’importance à ce qui relève à leurs yeux d’une
préhistoire anecdotique. Dans le meilleur des cas, une référence
rapide à Thomas d’Aquin suffit à expédier ce chapitre. Il serait tou-
tefois injuste de trop blâmer leur absence de curiosité à l’égard de
textes d’accès difficile, car les rares chercheurs qui étudient ces
œuvres de première main n’ont pas toujours fourni les clés de lec-
ture les plus pertinentes.
157
chapitre vii l’économie des scolastiques
L’apparition d’une réflexion savante au xiii e siècle ne peut se est généralement tenu pour négligeable. Il est en réalité considé-
comprendre comme une simple transformation interne du dis- rable, ne serait-ce que par l’intermédiaire des pensées du droit
cours de l’Église sur les richesses, comme le suggère Giacomo naturel de l’âge classique. Plus ouvertement encore que les théolo-
Todeschini 2. Elle résulte de la rencontre d’une série de facteurs gies séculières décrites par Amos Funkenstein, les philosophies du
qui impliquent l’ensemble de la société médiévale, telle qu’on droit et de la politique modernes se sont constituées par la trans-
l’a observée dans les précédents chapitres. Prenant appui sur position de pans entiers de réflexion théologique.
l’essor démographique des campagnes, la croissance urbaine
décolle dans les dernières décennies du xii e siècle3. Bien que Un monde antique sans pensée économique
la population des villes demeure très minoritaire, si ce n’est en La portée de l’invention scolastique est d’autant plus décisive
Italie centrale et septentrionale et dans les régions situées entre qu’il n’existe pas, comme l’a fortement souligné Aldo Schiavone,
Arras et Gand, elle devient culturellement décisive. C’est à elle de pensée économique antique, au sens contemporain du terme 8.
que s’adresse au premier chef le nouveau projet pastoral d’enca- Existe en revanche une tradition de « discours économiques »
drement du peuple chrétien qui trouve son expression aboutie (oikonomikos logos), entendus au sens étymologique de la gestion
lors du concile de Latran iv (1215), avec l’obligation d’une confes- domestique. Le prototype en est fourni par un court dialogue de
sion annuelle des péchés. L’examen de conscience qui s’impose Xénophon qui a connu des répliques dans les différentes écoles
à l’ensemble des fidèles devient le moteur d’une acculturation philosophiques 9. Ces traités discutent habituellement de l’admi-
de grande ampleur à la casuistique morale. Celle-ci produit des nistration d’un domaine rural et des rapports que le maître doit
effets, aussi bien dans l’esprit des pénitents que dans l’éducation entretenir avec ses esclaves, son épouse et ses enfants. Dans la
du clergé. Comme il revient aux confesseurs de passer au crible même veine, les quelques traités latins d’agronomie conservés,
les opérations commerciales ou financières de leurs ouailles, il qui font référence à une série plus vaste de traités grecs perdus,
leur faut disposer d’outils d’analyse et de critères de jugement se présentent comme transmission d’un savoir-faire empirique,
adaptés aux situations qu’ils ont à examiner. Jusqu’aux premières adressé par un propriétaire terrien lettré à ses amis, sa femme
décennies du xiii e siècle, une hostilité à l’égard de la nouvelle ou ses descendants 10. Les revendications exprimées, de Varron à
richesse marchande se fait encore entendre chez les théolo- Columelle, pour l’élever au rang d’une science n’ont guère pesé
giens et les prédicateurs 4. Le ton s’infléchit nettement après les face au dédain général pour les « choses rustiques », censées rele-
années 1240, quand les marchands trouvent leur place dans une ver du simple bon sens 11. Pour les élites romaines, ce que les
philosophie morale qui cherche à rendre compte de la nécessité modernes perçoivent comme la sphère des activités économiques
des médiations monétaires. Les concepts cruciaux de ces nou- n’était pas concevable comme une réalité distincte. Le travail phy-
veaux débats n’appartiennent pas au registre classique du dis- sique était dévolu aux esclaves et l’implication dans les affaires
cours ecclésiastique. Les questionnements se renouvellent car les commerciales était à peine moins méprisable. La sophistication
intellectuels chrétiens se sentent tenus de discuter des pratiques des pratiques financières, l’ampleur du grand commerce maritime
sociales dans les termes par lesquels celles-ci s’énoncent. Il faut et de certaines productions industrielles que dévoilent les décou-
donc prendre garde à ne pas gommer l’inflexion qui se marque au vertes archéologiques récentes ne modifient pas ce tableau12. La
milieu du xiii e siècle. complexité des pratiques et la réflexivité économique ne sont pas
Il serait également trompeur de ne voir dans cette émergence nécessairement corrélées.
qu’un bref moment sans suite5. Après des relais variés aux xiv e et Pour les Romains, le seul espace cognitif pertinent pour traiter
xv e siècles, en Italie ou en Europe centrale, c’est principalement du rapport aux choses est fourni par le droit civil. Pour reprendre
dans la péninsule ibérique et à Louvain, aux xvi e et xvii e siècles, les termes de Yan Thomas, celui-ci a pour fonction d’effectuer une
parmi les jésuites et les dominicains, que la réflexion scolas- « mise en forme abstraite de la société » en définissant les choses
tique sur les contrats connaît son plus grand essor 6. L’œuvre de appropriables et aliénables qui composent les patrimoines privés
Leonardus Lessius en constitue l’apothéose7. L’impact des dizaines et peuvent entrer dans le commerce13. Occupant dans l’espace
de Sommes et autres traités De justitia et jure produits dans ce cadre social une fonction spécifique, séparé de la religion comme de
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chapitre vii l’économie des scolastiques
la politique, le droit romain énonce les règles formelles des rela- qui se réclamaient de lui dans les premières décennies du
tions sociales. L’abstraction que produit la réflexion juridique se xiv e siècle 17. Étudiant à Paris lors du second enseignement de
concentre sur la définition des catégories de la pratique. Celles-ci Thomas d’Aquin, dans les années 1267-1271, Olivi a produit une
sont toujours pensées selon des conditions spécifiques et non œuvre qui, par son ampleur et son acuité, ne peut être comparée
pas en des termes génériques 14. Mais le geste primordial qu’ef- qu’à celle du maître dominicain. Dans chacun des domaines qu’il
fectue le droit réel possède une portée générale qui ne doit pas a abordés, de la physique ou la métaphysique à l’exégèse biblique,
être sous-estimée. L’identification juridique des biens constitue ses interventions ont rarement été anodines 18. Son Traité des
une dimension première de l’expérience occidentale. Ce résultat contrats, issu de cours donnés au couvent de Narbonne vers 1293,
est essentiel pour notre enquête. Le droit construit la première constitue le premier traité autonome qui décrit la totalité du
strate conceptuelle sans laquelle il est impossible de penser quoi champ des échanges et du crédit. Identifié en 1954 par l’éditeur
que ce soit qui s’apparente à de l’économie. Les biens qui entrent des œuvres de Bernardin de Sienne, étudié par différents cher-
dans les échanges ne sont jamais simplement prélevés sur la cheurs dès les années 1970, il est encore resté longtemps dans
nature. Ils sont d’abord socialisés par une qualification juridique, l’obscurité en raison d’une première édition constellée de fautes
pourvus de possesseurs légitimes, avant de pouvoir faire l’objet de lecture qui rendaient le texte difficilement compréhensible 19.
d’échanges, sous la forme de contrats. Il n’y a d’économie conce- À la première lecture, ce Traité procure une impression dérou-
vable que dans un monde déjà balisé par le droit. tante. Rien n’est conforme à ce que l’on attendrait d’un moraliste
À défaut d’autre écrit théorique antique, les commentateurs chrétien écrivant dans les dernières années du xiii e siècle. Le ton
modernes reviennent inlassablement sur les quelques para- est étrangement compréhensif à l’égard des « humains impar-
graphes du cinquième livre de l’Éthique à Nicomaque consacrés faits, avides de profit, qui forment et constituent la majeure par-
à la justice dans les transactions volontaires. Puisque l’homme est tie de la communauté humaine » 20. Plutôt que de condamner leur
un animal social qui ne peut subsister seul, le besoin mutuel est conduite, Olivi cherche à définir des normes de justice adaptées à
le principe qui assure la cohésion de la cité. Pour Aristote, la ques- leur imperfection. L’appât du gain n’est pas décrit comme un vice
tion de l’échange des biens n’est pas dissociable de celle de l’éga- universel dont il y aurait à se prémunir, mais comme une condi-
lisation des besoins. La pensée du rapport social aux choses est tion normale de la vie sociale dans des collectivités marquées par
subordonnée à la relation éthique qui s’établit entre les citoyens15. le péché originel. Pour être efficaces, les règles de justice doivent
La distorsion qui a permis aux modernes de faire de ces pages le tenir compte de l’état et des besoins des collectivités dans les-
support d’une réflexion économique peut être précisément datée. quelles elles s’appliquent. Au fond, comme on ne tarde pas à s’en
Elle s’est produite à l’occasion du premier commentaire latin rendre compte, le théologien ne fait pas ici de théologie. Il décrit
qu’en a donné Albert le Grand, vers 1250 à Cologne, sur lequel on une zone inférieure de moralité dans laquelle la justice divine
reviendra longuement dans le second volume16. Ce n’est pas sans n’est que faiblement impliquée.
raison que la question du travail est au centre de cette analyse, Les circonstances de composition de l’œuvre expliquent ce ton
qui s’adresse à un monde formé de citoyens libres, alors qu’elle singulier. Le Traité n’est pas une œuvre de théorie abstraite. Elle
demeurait invisible pour Aristote. L’inflexion donnée par Albert s’adresse à un public composé de clercs, franciscains ou séculiers,
n’est donc pas une pure invention, mais plutôt la traduction phi- qui remplissaient des fonctions de confesseurs auprès de la bour-
losophique des nouvelles conditions sociales de la ville médiévale. geoisie urbaine du Bas-Languedoc 21. Confronté à la répétition
d’interrogations éparses sur la morale des relations marchandes
Le Traité des contrats d’Olivi et financières, l’enseignant de l’école conventuelle a choisi d’em-
L’auteur le plus marquant de cette élaboration est une figure brasser l’ensemble de la matière sous une forme plus systéma-
aujourd’hui inconnue du grand public. Le nom de Pierre de Jean tique. Cherchant à tracer une ligne de partage entre pratiques
Olivi (1248-1298), franciscain du Languedoc, a été effacé de l’his- tolérables et inacceptables, Olivi admet par principe la légitimité
toire intellectuelle européenne, du fait de sa condamnation pos- des usages communs. La vigueur de ses analyses tient à la sagacité
thume et des persécutions subies par les « Spirituels » franciscains d’un grand intellectuel, confronté aux problèmes pratiques d’une
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chapitre vii l’économie des scolastiques
ville marchande de Méditerranée occidentale, qui met en jeu des dant), ceux-ci peuvent choisir, d’un accord commun, de déroger
argumentaires juridiques, théologiques et philosophiques, pour aux formes classiques, de même qu’ils ont la possibilité de renon-
fournir des règles de jugement moral et politique 22. cer expressément aux diverses actions qui leur sont permises.
Cette liberté reste toutefois soumise au contrôle du juge. Celui-ci
Droit et morale des contrats peut requalifier des engagements qui n’auraient pas été correcte-
Certains des aspects les plus marquants du traité proviennent ment exprimés, en interprétant des conditions tacites.
d’une culture juridique à laquelle le franciscain a été exposé de Ce travail d’élaboration est passé dans le droit canon à partir
deux façons complémentaires. La formation en théologie morale des années 1180 27. Cependant, sur un point essentiel les cano-
imposait l’apprentissage de notions avancées de droit canonique. nistes ont exprimé une divergence importante avec les civilistes.
Par ailleurs, le Languedoc était une région de droit écrit dont les La simple promesse engage devant Dieu, qui hait également toute
usages et les statuts urbains dérivaient du droit romain 23. Pour forme de mensonge et ne distingue pas entre une simple inten-
ces deux motifs, l’analyse des contrats que propose Olivi doit se tion et un engagement formel. Suivant cette pente, la doctrine
comprendre à la lumière de la science du droit civil. canoniste en est venue à inverser la maxime romaine, en énon-
La redécouverte des sources authentiques du droit romain, çant que le pacte nu entraîne une action 28. L’écart qui s’introduit
dans la seconde moitié du xi e siècle, a été le fait de notaires bolo- de la sorte est durablement resté un point d’opposition entre les
nais et toscans qui cherchaient à qualifier de manière plus fine les deux traditions juridiques. Aux yeux du droit canon, la formalisa-
engagements contractuels 24. Le savoir juridique qui s’est progres- tion des engagements n’ajoute rien de contraignant à l’énoncé des
sivement élaboré n’a pas cherché à imposer le retour à des formes volontés.
classiques romaines, mais plutôt à construire un cadre d’interpré- C’est par ce cheminement qu’Olivi a reçu les réflexions civi-
tation qui permettait de rendre compte des contrats effectivement listes. Sans prétendre à une grande technicité juridique, il reprend
employés. L’enjeu du débat qui a divisé la deuxième génération surtout un type de raisonnement. L’analyse menée dans le traité
des civilistes bolonais était de trancher entre une lecture littérale se fonde sur une typologie réduite de formes contractuelles (achat-
de la loi et une interprétation fondée sur l’equitas 25. En accordant vente, location, prêt), chacune étant caractérisée par sa ratio
la priorité à l’équité ou la raison, les glossateurs se mettaient en spécifique. Les formes complexes sont décomposées pour être
position d’analyser, à l’aide des seuls outils fournis par le droit ramenées à ces éléments de base, afin d’apprécier l’équité des obli-
romain, des situations contemporaines que ni le Code ni le Digeste gations réciproques. En acceptant de couler son examen dans le
n’avaient prévues. La règle d’interprétation de base est fournie par cadre d’une casuistique juridique, le théologien procède à un choix
le raisonnement par analogie. Là où le même principe se retrouve, de méthode délibéré qui rejoint un arrière-plan que l’on a déjà évo-
les mêmes règles de droit doivent s’appliquer (ubi eadem ratio, ibi qué. Les relations contractuelles mettent face à face deux volontés
idem ius) 26. L’effort des glossateurs a ainsi permis de construire libres et responsables. Le jugement moral dont elles sont l’objet
un cadre de lecture homogène dans lequel les contrats sont analy- ne considère que la justice des conditions imposées à chaque par-
sés en fonction de la ratio qui les caractérise. tie, abstraction faite des intentions qui les conduisent à nouer un
Le contrat est un type de pacte dont la spécificité est de pro- tel contrat. « C’est une chose que le contrat soit nul et vicieux dans
duire des effets juridiques. Il donne lieu à des obligations sa forme, c’en est une autre qu’il le soit dans sa matière ou dans sa
mutuelles dont chaque partie peut réclamer en justice l’exécution, cause motive ou effective, mais non dans sa forme intrinsèque »29.
en cas de défaillance de l’autre partie. Cependant, le pacte seul Un contrat qui donne l’occasion d’assouvir un vice (la prostitution,
ne produit pas de tels effets (ex nudo pacto non oritur actio). Pour le jeu) ou procure une forme de gain indécent qui ne repose sur
qu’un « pacte nu », un simple accord, soit juridiquement contrai- aucun travail réel (le change), s’il ne contient pas d’injustice mani-
gnant, il faut le revêtir d’un élément supplémentaire, le ratifier feste du point de vue de l’équité contractuelle, conserve sa pleine
d’une façon ou d’une autre – un commencement d’exécution uni- validité juridique30. Ce choix de méthode n’est pas déterminé par
latérale pouvant par exemple suffire à engager l’autre partie. Si le les circonstances du traité. Il était déjà exprimé dans le commen-
pacte a force de loi entre les contractants (pacta legem contractui taire sur la Genèse, produit vers 1280, qui en expliquait la raison en
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chapitre vii l’économie des scolastiques
s’appuyant sur saint Augustin. Les pactes doivent être observés et
la loyauté par laquelle ils le sont est un bien en soi. Ce serait ajou- Perfection évangélique et justice civile
ter au péché que de ne pas tenir parole vis-à-vis d’engagements Dans une telle perspective, les contradictions supposées entre
pris dans des circonstances délictueuses 31. Pour bien marquer la le Traité et la défense d’une version rigoureuse de la pauvreté fran-
portée de cette distinction, Olivi en donne l’exemple le plus géné- ciscaine s’estompent rapidement. Il est au contraire possible de
ral qui soit : « Bien que la cupidité qui pousse à acheter des terres saisir l’articulation entre ces deux registres de moralité. Les frères
ou des marchandises soit mauvaise, il ne s’ensuit pourtant pas que Mineurs s’engagent, par un vœu, à suivre les conseils de perfec-
tout achat soit vicieux par lui-même » 32. tion évangélique donnés par le Christ aux apôtres. En regard, le
L’objet de l’enquête est donc clairement circonscrit. Elle porte commun des mortels est tenu par des préceptes moins rigou-
sur la moralité des rapports contractuels en tant que tels (ratione reux qui conviennent à une humanité imparfaite. La reconnais-
sui et ex se). Ce choix peut se comprendre en fonction de la finalité sance de la possible bonté intrinsèque de cet ordre inférieur n’a
même du traité. Il concerne un domaine dans lequel le confesseur rien de banal à cette date. Elle est conforme à l’intérêt qu’Olivi
impose autre chose qu’une pénitence. La réparation du péché démontre pour l’éducation spirituelle des cercles de laïcs de son
doit donner lieu à la restitution des biens mal acquis, avant que entourage35.
le pécheur puisse être absous 33. Cette restitution n’est qu’un pré- Outre cette distinction, les deux sphères présentent aussi
ambule à la satisfaction du péché, elle ne possède aucune valeur certains traits communs. La doctrine de la pauvreté volontaire
sacramentelle. Le vocabulaire qu’emploie Olivi indique qu’il la implique en effet, corrélativement, une théorie de la propriété
conçoit comme un acte de droit civil qui répare, au moyen d’un volontaire 36. Chaque chrétien est libre d’entendre ou non les
nouvel acte juridique, un acte juridiquement injuste. Avant de conseils de perfection et de tout abandonner pour suivre le Christ.
remplir sa fonction sacerdotale, le confesseur tient le rôle d’un Le choix de l’un ou l’autre mode de vie fait partie des actes que
juge qui ordonne la restitution de biens temporels. Mais ce Dieu a laissés en liberté à chacun, sur lesquels le pape n’a aucun
domaine ne lui appartient pas en propre. La sentence de restitu- pouvoir de contrainte 37. Pour qu’il soit possible de renoncer à
tion peut être aussi bien prononcée par le juge civil, et le roi ou toute forme de droit, le rapport juridique aux choses doit tenir
la communauté sont légitimement fondés à statuer sur ces ques- en dernier ressort à un élément volontaire. La possession ou la
tions. La règle générale qui définit les situations dans lesquelles propriété sont donc décrites comme l’affirmation d’une volonté
la restitution doit avoir lieu s’inscrit ainsi dans un strict registre de posséder 38. Le terme utilisé à ce sujet dans les écrits sur la
juridique : « Toute irrégularité du contrat n’oblige pas à restituer, pauvreté, qui revient également dans le traité, est celui de ven-
mais uniquement celles qui s’opposent au droit de contracter dicacio ; il désigne au sens propre la réclamation d’un droit en
mutuellement » 34. Celui qui doit restituer est constamment décrit, justice, mais il peut être employé plus largement pour exprimer
au moyen de termes juridiques, comme débiteur du bien d’autrui, le mouvement volontaire par lequel une personne accepte de se
qu’il l’ait acquis d’une manière licite ou non. C’est au juge qu’il reconnaître comme titulaire d’un droit39. De la même manière,
revient d’ordonner les restitutions et les particuliers n’ont pas à la première page du traité souligne que la décision de vendre ou
s’octroyer à eux-mêmes ce qui leur est dû. Les principes ordinaires d’acheter est strictement volontaire. Bien des années auparavant,
du règlement des dettes doivent être respectés : les créances les sa démonstration de la liberté de la volonté s’appuyait précisé-
plus anciennes sont prioritaires, sauf à l’égard des actions privi- ment sur l’exemple des relations sociales, qui seraient dépour-
légiées. La sentence justement ordonnée doit être suivie d’effet. vues de sens hors d’un libre engagement des acteurs 40.
Le droit naturel commande toutefois que la restitution doive avoir Le parallèle se poursuit à un autre niveau. Pour Olivi, la pau-
lieu avant même ce jugement, de même qu’il réclame que le cri- vreté évangélique ne se résume pas à la renonciation à tout droit.
minel se livre lui-même à la justice. Une fois accomplie la restitu- Le « simple usage de fait » des biens dont jouissent les frères
tion, le pécheur se présente au confesseur comme un simple péni- Mineurs, selon les termes de la bulle Exiit qui seminat (1279), doit
tent et la peine qui lui est imposée n’a pas de raison d’être plus en outre se tenir dans des limites qui autorisent à le qualifier de
pécunaire que celle d’autres péchés. « pauvre ». Défini comme un « vœu indéterminé » dont le contenu
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chapitre vii l’économie des scolastiques
peut varier selon les circonstances et la conscience de celui qui reviennent de manière particulièrement insistante dans la pre-
le professe, cet « usage pauvre » (usus pauper) constitue le point mière partie du texte, réclame plutôt qu’on reconnaisse dans cette
le plus controversé de la doctrine olivienne 41. Ses adversaires « communauté » le véritable sujet collectif du traité 44. L’argument
dénonçaient les risques que ferait courir un engagement dont les exprime une préoccupation majeure du théologien. Cette com-
termes ne seraient pas définis par avance. Olivi y répond notam- munauté ne peut être condamnée dans son ensemble en raison
ment en employant un vocabulaire issu des discussions sur la de l’usage qu’elle fait des richesses. La « latitude » du juste prix
vertu, conçue à la suite d’Aristote comme milieu entre deux excès, offre un espace approprié à la coordination de ses conduites
non pas fixé en un point (punctualiter) mais susceptible de varier imparfaites.
au sein d’une certaine « latitude » 42. La formule avait l’avantage L’importance donnée à cette communauté indique que le Traité
d’autoriser la coexistence de différents degrés d’austérité au sein n’est pas simplement destiné à fournir une légitimation des pra-
de l’ordre franciscain. Elle laissait cependant trop de place à la tiques de la bourgeoisie marchande languedocienne. On peut
liberté individuelle pour être acceptée par une organisation deve- observer que la question de la justification du profit commercial
nue pléthorique. Pour cette raison, l’indétermination de l’usus n’intervient que tardivement, seulement après la question du
pauper fut l’un des principaux thèmes de la censure subie par salariat. En outre, elle s’étend également aux revendeurs de détail
Olivi en 1283 et des tentatives de condamnation posthume 43. Dans qui n’accomplissent aucun transport de marchandises, alors que
le traité, le même cadre d’analyse est employé pour définir le juste d’autres théologiens contemporains récusent la légitimité de leurs
prix comme marge de fluctuation au sein d’une « latitude ». Cette activités 45. Ces précisions, ainsi que la prégnance du mot com-
extension permet de faire face aussi bien à l’incertitude des esti- munitas, confirment que le projet d’Olivi s’adresse à l’ensemble
mations qu’à la variabilité des différentes circonstances qui déter- de la communauté urbaine. On peut donc lire le De contractibus
minent la valeur des biens. comme un ouvrage de pensée politique appliquée, caractéristique
Mais l’effet de structure le plus puissant de cet arrière-plan d’une conjoncture très particulière. Depuis la fin des années 1280,
franciscain tient pour finir à la légitimation qu’il apporte à l’ordre les consuls du bourg et de la cité de Narbonne multiplient leurs
de la justice civile. Pour exposer les préceptes de justice qui interventions en matière économique, pressant le vicomte ou
s’imposent au commun des mortels, le théologien prend appui l’archevêque d’employer leurs prérogatives respectives avant de
sur les principes du droit naturel que la raison seule est suscep- s’en approprier certaines 46. Sans qu’il y ait besoin de définir plus
tible de découvrir. Engagé dans un domaine incertain qui relève précisément les orientations politiques du théologien francis-
des « savoirs d’opinions », il doit reconnaître aux communautés cain, il suffit de noter que son enseignement manifeste les mêmes
humaines une aptitude à déterminer leurs propres règles de jus- attentes d’une régulation efficace de la circulation des richesses
tice. Cette décision n’est pas prise à regret ; elle est parfaitement par la collectivité.
assumée, comme le contrepoint nécessaire de l’extraterritorialité Depuis les travaux de Raymond de Roover, il est devenu habi-
juridique dans laquelle vivent les franciscains. Tout au long du tuel de rapprocher le juste prix des scolastiques d’un prix de
texte, il est fait référence à cette capacité normative des commu- marché, au sens moderne du terme. En tant qu’analyse de la
nautés civiles, qui agissent en vue de leur propre bien commun. microstructure de marché, une telle comparaison est parfaite-
Il faut insister sur l’emploi du terme de « communauté ». Le mot ment justifiée. Il faut toutefois écarter quelques contresens et
apparaît dès le premier argument du traité, qui a presque valeur anachronismes possibles. Les théologiens et juristes médiévaux
de manifeste : si aucune marge de fluctuation des prix n’était tolé- n’ont jamais pensé que la mise en concurrence des acheteurs et
rée, « presque toute la communauté de ceux qui achètent et qui des vendeurs produirait un prix qui serait juste pour cette raison
vendent pécherait contre la justice, puisque presque tous veulent même. Le sens de leurs propos se comprend à la lumière de l’or-
vendre cher et acheter à bas prix ». Dans cette formule, on pour- ganisation effective des marchés médiévaux. Ces espaces publics
rait comprendre communitas dans un sens faible, comme la « tota- sont étroitement réglementés et surveillés par les autorités civiles,
lité » de ceux qui pratiquent de tels échanges. Toutefois, la fré- dans le double but d’assurer l’approvisionnement des popula-
quence du substantif et d’autres termes de la même famille, qui tions au meilleur prix et de faciliter l’écoulement des productions
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introduction l’économie des scolastiques
locales. Il faut de plus rappeler que l’accord sur les prix est pro- connue d’avance, ne peut s’imposer aux parties. Cette variabilité
duit « dans un contexte d’interconnaissance et non d’anonymat », de la valeur trouve elle-même un point d’appui dans l’éthique
ce qui modifie considérablement les données de l’équation 47. aristotélicienne qui définit la vertu comme un milieu entre deux
La concurrence n’est donc qu’un aspect de la régulation de ces extrêmes. L’idée qu’elle ne soit pas fixée en un point absolu,
marchés, qu’il faut comprendre en un sens spatial et non abstrait. comme le voudrait la doctrine stoïcienne, mais puisse admettre
Elle n’est qu’un moyen au service de finalités d’ordre politique. une certaine marge de fluctuation est un lieu commun depuis le
milieu du siècle51. Thomas d’Aquin y fait référence à propos du
Justice commutative et valeur juste prix, mais il n’envisage que des variations infimes autour
Le dernier contexte intellectuel qu’il reste à évoquer pour situer d’un point d’équilibre 52. Olivi va bien plus loin en identifiant
le traité concerne les débats de philosophie morale suscités par la cette « latitude » que doit avoir le juste prix aux dispositions du
réception du corpus aristotélicien. Le De contractibus a été rédigé droit civil qui considèrent que le contrat doit être annulé si le prix
près d’un demi-siècle après la première traduction intégrale de s’écarte de plus de moitié du juste prix.
l’Éthique à Nicomaque, achevée en 1247 par Robert Grosseteste 48. La conciliation tient également à ce que les contractants
On reviendra plus précisément dans le prochain volume sur l’éla- n’agissent pas selon leur seul intérêt mais se conduisent en sujets
boration du concept de valeur que produit Albert le Grand et les moraux. De leur propre point de vue, ils ne veulent pas que l’in-
corrections qu’y apporte Thomas d’Aquin. Durant toute sa car- justice prévale sur la justice53. Cette responsabilité morale vient
rière, Olivi a disposé d’un exemplaire de la Somme de théologie et redoubler une reconnaissance des normes juridiques. C’est libre-
c’est encore en l’ayant sous les yeux qu’il compose le Traité des ment et sans contrainte que l’on entre dans l’échange, mais une
contrats. Thomas d’Aquin introduit un ensemble de questions fois la décision prise, celle-ci engage au respect des formes et des
sur les contrats marchands en se demandant tout d’abord s’il est règles du droit. Le bien destiné à la vente n’est plus seulement la
licite de vendre un bien plus cher qu’il ne vaut 49. Olivi marque chose de son possesseur ; il doit être considéré comme déjà socia-
une pause avant d’énoncer sa réponse. Il faut se demander en lisé. Sous l’un et l’autre aspect, la tension initiale est donc réso-
préalable en quoi consiste cette valeur en fonction de laquelle lue par la coïncidence de la sphère morale avec celle du droit civil.
les prix peuvent être jugés justes ou injustes. Une série de dis- Cette imbrication est elle-même convergente avec l’anthropologie
tinctions préliminaires expose de quelle façon elle est mesurée, qu’implique la théologie franciscaine. Les humains imparfaits,
en tenant compte de l’utilité des biens, de la difficulté à les obte- avides de gain, peuvent néanmoins parvenir à une rectitude suffi-
nir et de l’agrément individuel à les posséder 50. La nouveauté du sante en se conformant à la justice des communautés civiles.
questionnement confère à ces premières pages du traité un aspect La quatrième question, consacrée aux défauts de la chose ven-
saisissant. Il ne peut échapper au lecteur moderne qu’un événe- due, reprend à nouveau un intitulé de la Somme de théologie, sans
ment intellectuel est en train de s’y produire. Pour la première en modifier le cadre d’analyse 54. Elle permet d’insister sur la res-
fois, un terme qui deviendra un concept cardinal de la pensée éco- ponsabilité des deux parties, corrélative de leur liberté contrac-
nomique reçoit un examen détaillé. Les critères énumérés, dans tuelle. Avant d’en venir à la question du profit marchand, comme
cette question et les suivantes, balisent l’ensemble du terrain, y le fait Thomas d’Aquin, Olivi insère une question supplémentaire
compris en suggérant des pistes qui n’ont parfois été reprises que qui lui permet de récapituler les points précédemment acquis.
bien plus tard. Tant que les prix demeurent au sein de marges tolérables, le droit
Les arguments initiaux mettent en place une tension entre les divin ne réclame pas que tout excès soit restitué ; il demande au
implications de la liberté de contracter et les exigences de la jus- contraire de s’en tenir aux normes formulées par le droit civil. Les
tice commutative. Si « presque tous veulent vendre cher et acheter arguments en ce sens reprennent de façon ordonnée chacun des
à bas prix », comment parviendra-t-on à une « égalité réelle ou une niveaux d’argumentation que l’on vient de dégager : légitimité de
équivalence des choses échangées » ? La résolution de ce conflit la justice humaine, condescendance divine à l’égard des impar-
passe d’abord sur le terrain épistémologique. Du fait de l’incer- faits, liberté de contracter et incertitude des estimations. C’est
titude des estimations humaines, aucune valeur prédéterminée, par une allusion à l’une des plus célèbres diatribes chrétiennes
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chapitre vii l’économie des scolastiques
antiques contre le négoce qu’est ensuite posée la question du spécifiquement constituée par une inégalité dans un contrat
profit des marchands. Mais cette intonation défavorable et les de mutuum, intrinsèque au contrat et non pas issue d’une cause
arguments qui la renforcent sont destinés à être sèchement réfu- externe, comme le serait une pénalité de retard ou un don gra-
tés. Contrairement à ce qu’affirmait le pseudo-Chrystostome, tuit du bénéficiaire à son bienfaiteur 58. Les termes dans lesquels
bien qu’ils n’apportent aucune transformation aux biens qu’ils Olivi pose la question montrent qu’il s’inscrit dans cette tradition
revendent, l’activité des marchands comporte pourtant une utilité canoniste. Cependant, la réponse qu’il apporte est bien d’ordre
sociale évidente. Les marges du juste prix permettent aux produc- théologique.
teurs et aux commerçants d’obtenir un profit convenable. Loin Sur un terrain aussi surdéterminé, le choix des arguments
de produire par principe un écart, la médiation marchande per- doit être scruté de près. Au chapitre des arguments d’autorité,
met au contraire de se rapprocher du prix le plus juste 55. Une fois les citations bibliques habituelles sont mobilisées ; le dossier de
acquis ce point, la première partie du traité s’achève par l’examen références patristiques, toutes puisées dans le Décret de Gratien,
d’un cas de fraude spécifique, causée par l’adjonction de produits n’a rien non plus d’original ; enfin, les principales décrétales
à la marchandise vendue. Les enjeux locaux y apparaissent claire- émises par les souverains pontifes sont à leur tour invoquées.
ment, lorsque l’on voit le théologien répondre aux arguments que Cependant, dans cet enchaînement, un silence est remarquable.
lui opposent des marchands de vin. La seule référence évangélique disponible, répétée à l’envi depuis
plus d’un siècle, est laissée de côté. Elle apparaît pourtant, mais
Usure et capital avec un temps de retard, lorsqu’est évoquée une décision du
Avec la question de l’usure, abordée dans la seconde partie, le pape Urbain iii qui faisait appel à ce fameux verset de Luc 6,35 :
ton s’infléchit. C’est pourtant la même démarche qui se poursuit. « Donnez en prêt, sans rien espérer en retour. » La réticence se
Conformément à l’orientation générale du traité, l’intitulé de la transforme en franche critique dans les réponses aux argu-
question se concentre sur un type particulier de contrat de droit ments initiaux. Pour un exégète franciscain, le Sermon dans la
romain, le mutuum, défini comme un prêt gratuit de biens fon- plaine constitue l’un des principaux passages où sont énoncés
gibles qui doivent être rendus, non pas à l’identique mais selon les conseils de perfection donnés par le Christ à ses disciples.
une quantité égale. Or, dans un tel cas, recevoir davantage que Il n’est pas concevable qu’en une telle occasion, il ait seulement
ce qui a été prêté n’est pas une simple injustice, comme le serait voulu rappeler l’interdiction de l’usure. La formule doit se com-
l’excès du juste prix. La formulation de la question et la réponse prendre dans son contexte, dans la continuité de l’injonction
positive qu’elle appelle indiquent qu’il s’agit cette fois d’un crime d’aimer ses ennemis. Le Traité renvoie sur ce point aux explica-
contre le droit naturel et divin. L’argumentation strictement théo- tions données dans le commentaire sur l’évangile de Luc 59. Ces
logique, tenue à l’écart dans les questions précédentes, fait à pré- commandements appellent des comportements qui vont au-delà
sent retour, mais elle est toujours encadrée par les acquis du droit des exigences de justice. La perfection serait de prêter sans même
canon. s’attendre à être remboursé de son prêt, dans le seul espoir d’une
Précepte majeur du droit hébraïque, conservé par le christia- récompense divine. L’interdiction de recevoir davantage que la
nisme, la prohibition de l’usure a pris une importance nouvelle somme prêtée est impliquée a fortiori, mais le sens du verset ne
en Occident dans le dernier quart du xiie siècle 56. Ce regain d’ac- se résume pas à ce précepte négatif. Il énonce un conseil suréroga-
tualité tient autant à la fréquence accrue du phénomène, induite toire, facultatif pour le commun des mortels, mais qui a valeur de
par la croissance des échanges et du renouveau urbain, qu’à un précepte pour les religieux professant la perfection évangélique.
projet de christianiser la société en profondeur. La nouvelle théo- Une telle interprétation, pourtant conforme au sens exact
logie morale qui émerge alors à Paris, autour de Pierre le Chantre de l’Évangile, est devenue très inhabituelle au xiii e siècle. C’est
et de son cercle, en a fait l’un de ses thèmes privilégiés 57. Dans précisément la référence d’Urbain iii à ce verset dans le décret
le même temps, à Bologne, les canonistes en ont progressivement Consuluit (vers 1187) qui en a fait un lieu central de la prohibition
donné une définition plus restreinte. Tout excès obtenu dans le de l’usure. Thomas d’Aquin avait déjà relevé la difficulté, mais
cadre d’un prêt ne doit pas être qualifié d’usure. Celle-ci est plus sans remettre en cause l’usage de ce verset 60. L’une des grandes
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chapitre vii l’économie des scolastiques
audaces du Traité est sans doute d’avoir affirmé qu’Urbain iii , et paiement accordé. Une justification plus large est apportée dans
presque tous les théologiens latins à sa suite, ont forcé le sens la précision suivante qui renverse expressément la métaphore du
du texte évangélique. Deux siècles et demi après Olivi, Calvin « vol de temps », dont d’autres théologiens contemporains avaient
sera le premier à effectuer de nouveau la même rectification, en noté la faiblesse 64. Selon Olivi, cette image procède d’une confu-
employant des arguments très proches 61. sion conceptuelle entre le temps, commun à tous et condition
Le rejet de cette autorité n’est pas sans conséquences. Depuis la d’existence du monde créé, et la durée propre de chaque chose.
fin du xii e siècle, la citation de Luc 6, 35 conduisait à rapprocher Le droit de propriété sur une chose s’exerce dans la durée et peut
l’usure de l’espoir d’un gain illégitime. Cette association d’idées a donc se décrire comme portant sur la durée de la chose. Certains
largement favorisé l’essor d’une métaphore qui décrivait l’usure types de biens admettent que la jouissance en soit temporaire-
comme « vol de temps » 62. L’abandon de cette référence permet à ment cédée, ce qui est le principe même du contrat de location.
Olivi d’aborder de façon plus sereine la temporalité des opérations Si tel n’est pas le cas dans un mutuum, c’est que la propriété passe
financières. Elle produit également d’autres effets de structure intégralement à l’emprunteur pour toute la durée du prêt. La cin-
dans son argumentation. Si le précepte mosaïque a été conservé quième précision généralise le propos en exposant la règle d’une
par la nouvelle loi, sans avoir besoin d’être davantage confirmé, proportionnalité entre la valeur des choses futures et l’éloigne-
c’est qu’il était conforme au droit naturel que la raison peut ment de leur possession. La préférence pour le présent tient à la
découvrir par elle-même. Dans cette perspective, une section de certitude d’une possession effective, qui prévaut sur des revenus
la réponse principale présente une série de démonstrations expo- futurs incertains 65.
sant l’injustice du contrat usuraire, qui prolongent celle qu’avait Cet argument est fourni à la suite d’une précision consacrée au
formulée Thomas d’Aquin. Toutefois, ces explications rationnelles thème du risque et de l’incertitude, facteurs qui permettent dans
ne suffisent pas à expliquer la gravité du péché d’usure. Elles certains cas d’échapper à la qualification d’usure. C’est à ce pro-
sont donc suivies d’une nouvelle série d’arguments proprement pos qu’apparaît l’innovation conceptuelle la plus frappante du
théologiques 63. Le plus crucial d’entre eux peut se comprendre traité. Olivi y présente un type de contrat dans lequel une somme
par référence à l’interprétation de Luc 6,35. Le prêt gratuit est un est apportée à un marchand itinérant en vue d’une opération
contrat juridique, qui requiert une stricte égalité entre la somme commerciale. Pour le distinguer du prêt gratuit, ce contrat est
prêtée et le remboursement ; toutefois, lorsqu’il est accompli par caractérisé par la nature de la somme engagée. Soumise au risque
charité, sans autre esprit de retour que le seul espoir de la grâce et destinée à produire un profit incertain, elle est décrite par le
divine, il devient l’occasion d’un acte méritoire. Tirer un profit terme vernaculaire de « capital » 66. Le mot n’est pas neuf ; il est
d’une telle situation revient à vendre cette grâce. Si le théologien depuis longtemps en usage dans les pratiques commerciales de
abandonne le thème du « vol de temps », il a besoin de justifier Méditerranée occidentale, notamment dans des contrats tels que
la prohibition par une autre image forte. Ce rôle est tenu par la la commenda, qui correspond au modèle analysé dans le traité 67.
« vente de la grâce », et ce qu’elle implique de cruauté à l’égard du Le génie d’Olivi est d’en avoir élaboré le concept. Son apparition
prochain qu’il faudrait secourir. On observe, une fois de plus, une était préparée dès la réponse principale à la question sur l’usure.
convergence entre les argumentations théologiques et juridiques. Les arguments en faveur d’une stricte égalité soulignaient que
Puisque l’usure est essentiellement la corruption d’un devoir de le prêt portait sur « l’argent en tant que tel ». Défini par une iden-
charité, elle ne concerne qu’une forme de contrat définie par une tité numérique, il « ne vaut pas plus que lui-même » et ne procure
exigence de gratuité. aucune utilité supplémentaire à son possesseur. Par opposition,
Dans les « précisions » qui suivent la question principale, l’exa- l’argent en tant que capital n’est pas simplement destiné à être
men se concentre sur la question de la temporalité des contrats. dépensé, mais à être investi en marchandises et à produire un
La décrétale Consuluit invitait à considérer comme usuraire profit au terme d’un cycle commercial.
tout profit certain obtenu en raison d’un paiement différé. Olivi Une étude de cas ajoutée lors de la révision du traité (vers 1295)
montre que la situation peut correspondre à un contrat de vente permet de déployer toutes les ressources du concept. La forme
légitime, dont le prix peut être augmenté en raison du délai de envisagée est celle d’un contrat dans lequel l’apporteur de capital
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chapitre vii l’économie des scolastiques
vend par anticipation au marchand sa part du profit futur. Bien Ce thème permettra d’évoquer un dernier contexte intellectuel
que son revenu soit désormais certain, l’opération reste pourtant du traité. Tout au long de sa carrière, dès ses premiers travaux de
légitime, puisque le principal de l’apport est soumis à un risque physique, Olivi a porté une grande attention à la question de la
de perte. À l’argument de l’inexistence de ce profit futur, Olivi temporalité 71. Sa théologie de l’histoire en est l’une des expres-
répond que la destination commerciale donne véritablement au sions les plus manifestes. Présente à l’arrière-plan de nombreux
capital une valeur supplémentaire. Le profit attendu y est déjà commentaires bibliques ou des écrits sur la pauvreté franciscaine,
contenu comme dans sa cause. Certes, sa réalisation future n’est elle a finalement été pleinement exposée dans son commentaire
que probable, mais cette probabilité peut être estimée dans le pré- de l’Apocalypse, achevé en 1297 72. Il peut sembler surprenant d’as-
sent et donc licitement vendue 68. socier deux pôles apparemment si opposés. L’étude de la moralité
La sixième précision donne également l’occasion d’employer marchande n’a que peu à voir avec l’attente de la venue de l’Anté-
le terme. Lorsqu’une somme, prêtée par contrainte, était des- christ et l’avènement d’un âge de l’Esprit. Pourtant, dans les deux
tinée par son possesseur à un usage commercial, celui-ci devra cas, l’originalité du propos tient largement à la reconnaissance
être dédommagé du profit qu’il en aurait probablement retiré. d’une pleine consistance de la temporalité humaine. Qu’il s’agisse
La somme en question avait déjà le caractère de « capital » et d’activités sociales ou du devenir de l’Église, du neuf se produit
incluait la probabilité d’un profit futur 69. La nécessité d’un dans le cours du temps. Des événements à venir peuvent être
dédommagement du manque à gagner avait été initialement pro- pensés par anticipation. Il est possible de s’engager, dans le pré-
posée, dans un cas similaire, par le dominicain catalan Raymond sent, en vue d’une action future. Cette originalité n’est pas celle
de Peñafort. Elle ne faisait pas l’unanimité parmi les canonistes d’une personnalité hors du commun. Au contraire, la démarche
et était habituellement rejetée par les théologiens. La situation se d’ensemble suivie dans le Traité des contrats suggère plutôt que
comprend mieux si l’on restitue son horizon social. Le prêt cha- certaines singularités apparentes d’Olivi tiennent d’abord à sa
ritable s’exerce au sein de la communauté, tandis que le « capi- capacité d’exprimer et de thématiser des sensibilités contempo-
tal » correspond aux fonds engagés dans le commerce à distance. raines. Les pratiques décrites sous le nom de « capital » ne sont pas
Le renoncement à cette source de revenu légitime, en faveur du neuves, mais elles prennent une nouvelle ampleur dans les cités
bien commun, peut mériter une compensation. de Méditerranée occidentale à la fin du xiii e siècle 73. Elles n’inté-
La fortune qu’a connue le mot ne doit pas prêter à confusion. ressent plus qu’un groupe fermé de marchands mais deviennent
Le capital dont parle Olivi n’est pas celui de Marx. La notion une forme commune de mise en valeur de la richesse sociale.
sert uniquement à décrire l’investissement commercial dans Reconnaissant par principe la légitimité des normes de justice des
des échanges entre le Languedoc et l’Orient méditerranéen ou communautés civiles, le théologien a seulement forgé un instru-
les foires de Champagne, pour reprendre les exemples géogra- ment conceptuel propre à penser cette réalité.
phiques donnés dans le traité. Cependant, il serait difficile de En dépit de la condamnation des œuvres d’Olivi et de son
contester toute similitude. La distinction entre les deux carac- exclusion de la mémoire commune, le Traité des contrats a connu
tères de l’argent correspond bien à celle qui oppose la circula- une postérité remarquable. Dans les années 1440, le grand prédi-
tion simple et la circulation développée ; la « valeur surajoutée » cateur de l’observance franciscaine Bernardin de Sienne l’a repro-
(valor superadiunctus) 70 est bien de l’ordre d’une plus-value. duit de façon presque intégrale dans ses sermons latins. À son
Mais le rapprochement ne va guère au-delà. Ce qui importe au tour, l’archevêque dominicain Antonin de Florence s’en est fait
théologien est de montrer que cette circulation se distingue de l’écho dans une Somme imprimée à de multiples reprises. Par leur
l’exploitation usuraire qui s’exerce principalement à l’encontre intermédiaire, la réflexion d’Olivi a irrigué anonymement les dis-
des plus faibles, à l’occasion de prêts de consommation. Les rela- cussions de la seconde scolastique. L’assemblage très particulier
tions entre marchands n’ont pas à être jugées selon une exigence qu’il a proposé d’argumentaires juridiques, philosophiques et
de charité. Acceptant la légitimité d’une pratique courante, il fait théologiques a constitué l’architecture d’un cadre d’analyse de la
porter son examen moral sur l’équité du partage des risques et moralité des contrats que l’on peut décrire comme un « paradigme
des profits. scolastique ». Son impact est encore plus considérable si l’on en
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chapitre vii l’économie des scolastiques
juge du point de vue du lexique mis en place. À l’occasion de son Ils établirent des assises « plus solides que beaucoup de travaux
analyse du concept de valeur, Olivi met en œuvre une batterie de ultérieurs », si bien que l’approche néo-classique « aurait pu se
notions qui sont encore en usage aujourd’hui dans la discussion développer à partir de ces bases plus rapidement et avec moins
économique, comme la rareté, l’utilité, les préférences indivi- de mal qu’il n’en a coûté pour la développer effectivement » 75.
duelles, mais aussi le capital, le risque, le taux d’actualisation, etc. Le raccourci qu’imagine Schumpeter reviendrait à passer par-
Cette continuité conceptuelle offre l’argument le plus puissant dessus ce qu’a été la constitution d’une « économie politique »
pour voir dans ce traité le point de départ d’une histoire longue aux xvii e et xviii e siècles 76. Or cette étape, sans laquelle il serait
du discours économique, qu’il faudrait davantage concevoir en vain de spéculer sur le devenir de la pensée économique moderne,
termes ondulatoires que sous la forme d’un progrès continu. n’aurait pas été concevable hors d’une inscription dans le cadre
politique des royaumes occidentaux modernes. La totalisation des
Émergence de l’économie politique richesses à laquelle se livrent ces approches n’a de sens que dans
L’élément distinctif de l’approche scolastique tient à sa foca- un tel horizon. Schumpeter a raison sur un point indéniable. Il y
lisation sur la moralité de relations contractuelles nouées entre a bien un écart entre la philosophie morale des scolastiques qui
des individus dotés d’une volonté libre. À l’exception de la prohi- raisonnent à l’échelle micro et la perspective macro adoptée dès
bition de l’usure, comme on l’a vu, la théologie n’est pas directe- les auteurs qu’il est convenu d’appeler « mercantilistes » 77, tandis
ment concernée par les sujets abordés. Mais à travers la question que les courants marginalistes de la fin du xix e siècle reviennent
de l’engagement volontaire des contractants, c’est bien un arrière- à des analyses fondées sur les décisions d’agents individuels. Pour
plan théologique qui innerve l’ensemble de ces discussions. autant, comme on l’a vu, la réflexion morale des scolastiques n’est
Le champ problématique qui s’ouvre dans ces réflexions de phi- concevable que dans un cadre politiquement structuré, au sein
losophie morale a pour point nodal la coordination des actions de communautés qui énoncent les règles de justice et de droit
d’individus agissant librement. Autrement dit, on y découvre déjà qui s’imposent aux agents. La modélisation de leurs interactions,
un sujet qui deviendra la toile de fond des discussions de la phi- aussi abstraite soit-elle, suppose toujours une telle structura-
losophie politique moderne et contemporaine. La proximité intel- tion, ne serait-ce que pour fonder le régime juridique qui garan-
lectuelle immédiate que l’on peut ressentir à la lecture du Traité tit la bonne exécution des transactions. Autrement dit, le point de
d’Olivi n’a pas d’autre raison. Au même titre que le Défenseur de la vue des scolastiques, comme celui des néo-classiques, implique
paix de Marsile de Padoue ou les traités politiques de Guillaume toujours une certaine réalité politique qui, pour être tenue aux
d’Ockham, mais sous un autre angle qu’eux, le Traité des contrats marges du discours, n’en pèse pas moins sur les analyses.
offre l’un des témoignages intellectuels les plus nets de l’émer- La première réécriture du Traité d’Olivi permet ainsi de sentir
sion d’une nouvelle réalité politique autour de 1300 sur laquelle un basculement révélateur. Vers 1315, Guiral Ot, alors jeune ensei-
on a déjà eu plusieurs fois l’occasion d’insister. gnant franciscain au couvent de Toulouse, en produisit sa propre
Toutefois, dans la perspective d’une histoire de la pensée éco- version, fidèle sur l’essentiel au texte qu’il avait sous les yeux,
nomique, l’aspect le plus frappant du Traité tient à sa parenté mais en lui apportant certaines inflexions significatives 78. La plus
avec une forme de pensée qui tend apparemment à exclure le poli- frappante tient à son incompréhension de la distinction entre les
tique. L’intérêt de Joseph Schumpeter pour la scolastique était lié contrats de capital et ceux qui portent sur « l’argent en tant que
à la continuité très forte qu’il y percevait avec les fondements de tel ». Le seul mot de « capital » indiquait pour Olivi la forme pré-
la micro-économie moderne, laquelle ne s’intéresse qu’aux inte- cise d’une opération de commerce au loin, destinée à produire
ractions d’agents économiques isolés 74. Schumpeter (comme un bénéfice à l’extérieur de la communauté urbaine. Guiral Ot le
Sombart ou Weber) ne connaissait le texte d’Olivi qu’à travers sa comprend comme une modalité générale de mise en valeur de la
reprise par Antonin de Florence, qu’il associe aux auteurs majeurs richesse. Dès lors, toute possession d’argent ou de marchandise
de la seconde scolastique, tels que Lessius, Molina et Lugo. Ces est supposée pouvoir procurer une certaine utilité à son posses-
théologiens furent, écrivait-il, « plus près que n’importe quel autre seur. Allant au bout du raisonnement, Guiral abandonne tous
groupe de devenir les “fondateurs” de l’économie scientifique ». les arguments rationnels qui pouvaient fonder la prohibition de
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chapitre vii l’économie des scolastiques
l’usure, et ne la fonde que sur un argument d’autorité. Pour Olivi, dommageable à la communauté 83. Le Traité d’Oresme est essen-
comme pour Thomas d’Aquin, réclamer un intérêt sur un prêt de tiellement une œuvre politique, dictée par les circonstances et
consommation reviendrait à s’accaparer injustement le produit portée par une vibrante attaque contre la tyrannie royale, telle
du travail de l’emprunteur. Guiral leur répond : « j’affirme que je ne qu’on n’en reverra plus en France pour plusieurs siècles. En dépit
te vends pas ton industrie ; je te vends plutôt la cessation de mon de son intérêt évident, du fait de son décalage face au questionne-
industrie, qui m’est dommageable et qui t’est utile. En effet, nous ment habituel des scolastiques, Oresme n’a pas fait école.
ne pouvons pas faire usage tous deux en même temps du même Un exemple plus tardif permettra de montrer les effets cognitifs
argent » 79. Olivi écrivait à Narbonne, à une date où la présence du cadre politique à l’occasion de la formation de certains aspects
de la monarchie française ne se faisait encore que peu sentir les plus communs du vocabulaire économique moderne. En 1695,
dans cette ville frontalière, tournée vers le commerce méditerra- dans le Détail de la France, Pierre de Boisguilbert, magistrat nor-
néen. Vingt ans plus, au terme du règne de Philippe le Bel, Guiral mand éduqué à Port-Royal, dressa un tableau de l’état du pays,
pense dans le cadre d’une monarchie territoriale dont le pouvoir ruiné par les guerres. Il transpose un vocabulaire commercial
pèse déjà fortement par ses interventions fiscales, monétaires, et pour évaluer la richesse de la France. Celle-ci, juge-t-il, « ne répond
jusque dans les tentatives malheureuses de contrôler les prix en pas autant qu’elle le pourrait aux avances que la nature semble
période de disette. Au lieu de la « communauté » dont parle Olivi, avoir faites en sa faveur » 84. La nature est comparée à un financier
Guiral Ot a en tête une « chose publique » (respublica) gouvernée qui fait au pays des « avances », c’est-à-dire un investissement des-
par un prince. L’hypothèse qu’il formule est devenue bien plus tiné à engendrer un « produit ». Boisguilbert conserve habituelle-
tard la condition commune d’individus séparés, dont les utilités ment ce terme au singulier pour désigner l’ensemble des fruits
mutuellement exclusives sont monnayables à l’infini. Il ne s’agis- de l’activité agricole et commerciale du royaume (et c’est encore
sait alors que d’une simple expérience de pensée qui n’a pas été ce terme, figé, que l’on entend dans le fameux « Produit interieur
reprise dans le commentaire de l’Éthique à Nicomaque que Guiral brut »). Peut-être est-ce sa formation théorique, ou seulement
rédigea une dizaine d’années plus tard 80. l’imitation de l’anglais qui l’amène à employer parfois le néo-
Au même moment, l’impact de la construction politique sur la logisme de « production » qui n’est pas attesté en français avant
perception des flux économiques se manifeste plus directement, cette date. On découvre ainsi que ce terme abstrait n’était pas
dans les documents qui énoncent la politique monétaire des concevable du point de vue d’une action individuelle. Il ne vient à
rois de France 81, mais aussi dans les avis qui leur sont donnés à l’esprit et ne s’inscrit dans le langage qu’en étant pensé à l’échelle
ce sujet, dans le premier quart du xiv e siècle. Découvrant que la du royaume, comme un agrégat de tous les actes productifs qui
modification du contenu métallique des pièces de monnaies frap- s’y produisent.
pées en leur nom entraîne des conséquences qu’ils sont loin de De façon tout aussi intéressante, Boisguilbert est également
maîtriser, Philippe le Bel et ses fils prennent conseil auprès d’ex- le premier à employer le mot de « consommation ». Si le terme
perts. Ils se tournent fréquemment vers des marchands ou des est devenu dans le vocabulaire contemporain le corrélatif de la
représentants des villes du Midi. De certaines des réponses les « production », son origine est différente. Il faut comprendre son
plus sophistiquées émerge la vision du royaume compris comme émergence dans la continuité du discours scolastique sur l’usure.
un territoire économique poreux, que le métal précieux risque de L’argument central employé par Thomas d’Aquin consistait à défi-
fuir si les monnaies sont mal définies ou proportionnées entre nir l’argent comme un bien « qui se consomme dans son usage »,
elles, et duquel on emporte moins de marchandises que l’on n’en au même titre que les grains ou le vin, et dont le prêt ne doit donc
y apporte (pour conserver le vocabulaire d’époque) 82. C’est dans la pas donner lieu à rémunération. La « consommation » dont parle
continuité de telles réflexions qu’il faut situer le célèbre Traité des Boisguilbert correspond parfois aux fruits, mais elle concerne
monnaies du grand mathématicien et philosophe Nicole Oresme, principalement la dépense de l’argent. C’est en ce sens que l’on
conçu pour appuyer les revendications des États du royaume doit comprendre l’axiome central de sa démonstration : « consom-
de 1355 qui réclamaient du roi Jean le Bon l’arrêt de mutations mation et revenu sont une seule et même chose » 85. Ainsi, « pour
monétaires arbitraires, d’où la monarchie tirait un profit fiscal faire beaucoup de revenu dans un pays riche en denrées, il n’est
178 179
chapitre vii
pas nécessaire qu’il y ait beaucoup d’argent, mais seulement Chapitre viii
beaucoup de consommation » 86. L’idée sous-jacente est la même
que celle que formulait une génération plus tôt William Petty. critiques de l’économie politique
L’important n’est pas la masse monétaire, mais sa vitesse de circu-
lation (« frequency of commutations ») 87. C’est par l’institution poli-
tique de la monnaie que le royaume est concevable comme espace
d’une circulation économique.
Everybody knows the good guys lost
Everybody knows the fight was fixed
The poor stay poor, the rich get rich
That’s how it goes,
Leonard Cohen, Everybody knows
L’économie n’est pas un savoir comme les autres. Du fait de sa
proximité avec le pouvoir et les intérêts privés, qui la sollicitent
fréquemment pour prendre des indications sur la marche à suivre,
la discipline devrait être particulièrement soucieuse de réflexivité
critique pour garantir la neutralité idéologique de ses proposi-
tions. Or, c’est exactement la tendance inverse que l’on constate.
Depuis de longues décennies, le paradigme néo-classique règne
en maître et entrave toute réflexion sérieuse. La crise financière
de 2007-2008 n’a pas suscité la moindre remise en cause de ses
présupposés 1. La mathématisation de ce savoir semble lui confé-
rer un surcroît de scientificité. De fait, les économistes affichent
une supériorité sur les autres sciences sociales, qui se mesure
notamment par les meilleurs salaires qu’ils obtiennent. Ils se dis-
tinguent également par une tendance à ne jamais citer de travaux
issus d’autres disciplines 2. La psychologie expérimentale, souvent
sollicitée ces derniers temps à titre de vérification, n’a rien d’une
véritable science des complexités du psychisme humain. Elle ne
fournit qu’une simple validation de laboratoire à des hypothèses
formulées dans un cadre théorique. La théorie des jeux ne vaut
guère mieux. Rappelons que celle-ci a pour modèle canonique le
« dilemme du prisonnier », qui traduit lucidement un idéal social
fait d’individus séparés, placés à l’isolement dans leurs cellules.
181
chapitre viii critiques de l’économie politique
Une tendance de fond pousse donc l’économie à l’irréflexion sur consacré sa thèse à la « division du travail social » pour reformuler
ses fondements. C’est cette proposition que je voudrais illustrer à nouveaux frais la question d’Adam Smith. Comme on l’a vu plus
pour conclure en revenant aux scolastiques : plus la mathématisa- haut, l’opération inaugurale de Max Weber a consisté à s’émanci-
tion s’accroît, plus les concepts s’appauvrissent. per d’une école économique. L’Essai sur le don de Marcel Mauss,
Chaque année les tables des libraires se couvrent de nouveaux texte fondateur de l’anthropologie sociale, se donnait pour objec-
ouvrages dénonçant la science économique, parfois au titre de ses tif d’invalider un mythe de la pensée économique en montrant
conséquences existentielles, comme jadis Vivianne Forrester avec que dans aucune société, l’échange n’est fondé sur les intérêts
L’Horreur économique 3. Si beaucoup de ces critiques viennent de individuels. La Grande transformation de Karl Polanyi a exposé
l’extérieur, un grand nombre d’entre elles sont émises depuis l’in- la constitution historique de ce mythe au xixe siècle et ses effets
térieur de la discipline, par des praticiens qui se disent « atterrés » sociaux dévastateurs. Marshall Sahlins a montré que la notion de
par l’état où elle se trouve et se déclarent fièrement « hétérodoxes », besoin n’avait rien d’universel, puisque bien des groupes humains
voire « hérétiques », face aux dogmes dominants 4. Leur grande fai- se contentent de peu sans chercher à accumuler ou à accroître
blesse est toutefois de rester enfermés dans les limites du raison- leurs productions. Pour être totalement équitable, il faut cepen-
nement économique, alors qu’il leur serait profitable de s’ouvrir dant admettre que certains courants sociologiques se font une
à d’autres sources de réflexion, et pas uniquement afin d’ajouter spécialité d’observer les rapports sociaux à l’aune de calculs éco-
une prémisse anthropologique à un modèle économétrique5. nomiques. Mais somme toute, l’ensemble de ces observations
L’arsenal disponible est pourtant conséquent. De façon répétée critiques converge sur un point : pas un seul résultat économique
au fil des siècles, les différentes sciences sociales ont constitué ne peut prétendre à une validité universelle, hors de conditions
leur objet en refusant la démarcation d’un domaine défini par les sociales et culturelles très particulières. On peut au contraire affir-
seules relations économiques. mer que l’intelligibilité des faits économiques n’est possible que
Apparu pour la première fois en 1615 comme titre d’un traité sous certaines conditions sociales, avec les nombreux auteurs qui
sur le commerce 6, le syntagme « économie politique » est devenu soulignent le caractère intrinsèquement historique, de Joseph
un terme à la mode autour de 1750 7. Dans l’article de l’Encyclopé- Schumpeter autrefois à Robert Boyer plus récemment.
die que Denis Diderot lui commande à cette date, le jeune Jean- Pour revenir aux préoccupations exprimées dans les précé-
Jacques Rousseau comprend l’expression au sens des tâches dents chapitres, il peut être utile de mentionner une critique
qui incombent à un gouvernement. Par la suite, contre les écologique qui ouvre d’autres perspectives. Nous avons laissé
Physiocrates, il refusera constamment de séparer les questions plus haut Barry Commoner au séminaire autrichien de 1968. Son
économiques d’une réflexion politique et morale et de faire de la second livre paru en 1971 montre que la discussion collective lui
recherche du profit une motivation exclusive ou dominante des a été profitable 10. Bien que ce livre soit dépourvu de notes, c’est
comportements humains8. Une fois fondée comme discipline, le programme de Bateson qu’il déploie pour exprimer les « quatre
dotée de chaires universitaires et d’un premier corpus d’hypo- lois de l’écologie ». En premier lieu, tout est relié à autre chose
thèses fortes issues de David Ricardo, l’économie politique clas- dans un système dynamique. Faute d’extériorité où déverser des
sique s’est attirée des salves ininterrompues provenant de tous les déchets, on doit admettre que toute matière rejetée finira bien
bords. Le cas de Marx est assez particulier, puisque sa critique de quelque part. La troisième loi reproduit alors le principe de la
l’économie classique a fini par le prendre au piège d’une théorie sagesse de la nature dont parlait Bateson, en suggérant que tout
de la valeur dont il n’a plus su s’échapper. Pour mémoire, il faut changement introduit par les humains dans un système sera pro-
rappeler que les parties achevées du Capital ne couvrent qu’une bablement néfaste. La quatrième loi propose une synthèse des
petite partie du plan esquissé dans les Grundrisse de 1857 9. précédentes, en retournant élégamment l’adage célèbre de Milton
La sociologie est pour ainsi dire née pour critiquer l’économie. Friedman : « there is no such thing as a free lunch. » En effet, en éco-
C’est dans la leçon de son « cours de philosophie positive » consa- logie comme en économie, il n’y a pas de repas gratuit, tout se
crée à l’économie qu’Auguste Comte a forgé, comme antidote, paye. La seule différence est que ce paiement est différé, car il est
le néologisme de « sociologie ». De son côté, Émile Durkheim a rendu invisible à l’écran de la conscience économique. Une saisie
182 183
chapitre viii critiques de l’économie politique
plus globale des processus économiques imposerait donc, comme lui indépassable. Au-delà de la multiplicité des circonstances
le réclamait au même moment Nicolae Georgescu-Roegen, d’in- à prendre en compte, la diversité des préférences individuelles
clure dans le champ de vision l’ensemble des flux de matières, empêche de décider par avance quel sera le juste prix exact (punc-
prélevées et rejetées par les activités humaines, dans une tempo- tualis) d’un bien.
ralité longue. Conrad Summenhart, théologien allemand actif à Tübingen,
a publié en 1500 un gigantesque Traité des contrats dans lequel il
L’impensé théologique reprend et discute les arguments d’Olivi sur la latitude du juste
Le grand économiste suédois Gunnar Myrdal a publié dans sa prix. Mais il y ajoute une précision qui reflète une incompréhen-
jeunesse, en 1930, une redoutable critique épistémologique de sion de fond. Il n’admet l’impossibilité de connaître un juste
la pensée économique, qui dénonce une incapacité à dissocier prix exact que « par une voie naturelle, car quelqu’un pourrait le
jugements de valeur et faits positifs. Il montre que depuis les connaître par une révélation divine », laquelle permettrait ainsi
Physiocrates, le raisonnement économique repose sur des pré- de faire abstraction de toutes les circonstances de l’évaluation16.
misses philosophiques implicites qui, faute d’être identifiées, Pour Olivi, le champ des contrats fait partie de ces choses que
produisent des conclusions normatives. Myrdal lui-même n’était Dieu laisse en liberté aux hommes. L’éventualité qu’il connaisse,
pas exempt d’un tel reproche 11. Sous l’influence de son épouse, la et révèle à quelqu’un, un prix absolument juste n’a pas de sens.
psychologue féministe Alva Reimer, et avec elle, il prenait part à la Dieu ne connaît que les intentions des différents contractants, et
fondation de la social-démocratie suédoise, et c’est en faveur de n’a aucun avis propre sur ce qui ne le concerne pas. L’hypothèse
ce projet qu’il pensait pouvoir préconiser des conclusions ration- avancée par Summenhart revient régulièrement, dans la seconde
nelles. Par la suite, il reconnut qu’inévitablement, « les valeurs scolastique, comme une objection à la fois inutile et inévitable.
guident et orientent la recherche » 12. Néanmoins, la critique de Aucun théologien ne peut refuser à Dieu une connaissance qui
1930 conserve sa validité. Toute la pensée économique classique excède les capacités humaines, mais qui n’a guère d’intérêt pra-
ou utilitariste partage comme arrière-plan celui des principes tique. Le jésuite Juan de Salas, au début du xviie siècle, admet
du droit naturel, qui suggèrent notamment l’harmonie néces- que lui seul serait capable d’« embrasser et d’évaluer exacte-
saire des intérêts individuels. Or ces principes, comme le savait ment toutes les circonstances » d’une valeur mesurée en fonction
Schumpeter, sont d’origine théologique et dérivent du droit natu- d’usages humains. En pratique, ce n’est pas ce prix « mathéma-
rel de la seconde scolastique. tique » (mathematice) qu’il faut viser, mais une mesure « morale »,
Les pages qu’Olivi consacre à la valeur ont connu une remar- qui est le nouveau nom que prend la latitudo d’Olivi.17. Toujours
quable fortune souterraine. Odd Langholm en a retracé les à Salamanque, en 1642, son confrère Juan de Lugo doit admettre
reprises et les reformulations à travers la seconde scolastique qu’il lui est « difficile de nier qu’il existe un prix connu de Dieu
espagnole, puis dans l’école protestante du droit naturel (Grotius, qui soit plus équitable » 18. Seul Dieu peut connaître le juste prix
Pufendorf) et jusqu’aux Lumières écossaises (Carmichael, mathématique de tous les biens, à tout moment.
Hutcheson) 13. Au terme de ce parcours, Adam Smith ne retient Cette proposition ne débouchait sur aucune application pra-
plus qu’un unique élément de l’argumentaire d’origine : son « toil tique. L’histoire de cette discussion invite cependant à réfléchir
and trouble of acquiring » (« le travail et la peine qu’il faut s’impo- à l’épistémologie implicite de l’économie néo-classique. Il n’y a
ser ») est issu de la « difficulté et rareté à obtenir » les biens dont aucune raison de penser que Léon Walras, inventeur de la théo-
parlait Olivi.14. Bernardin de Sienne et Antonin de Florence, qui rie de l’équilibre général, avait la moindre connaissance de ces
ont été les premiers filtres de cette transmission, ne reproduisent discussions (en revanche, Friedrich Hayek connaît ces textes 19).
pas l’argumentation du Traité des contrats dans sa continuité, ce Le modèle qu’il bâtit suppose également un point de vue de sur-
qui a pu être à l’origine de certains malentendus. Malgré ces obs- plomb, celui d’un commissaire priseur qui guide la coordination
tacles, le jésuite Luis de Molina, à la fin du xvie siècle, est l’un des agents vers une situation d’équilibre. La théorie de l’équi-
de ceux qui comprend le mieux le sens de la réflexion d’Olivi 15. libre fait l’objet de moins de discussions depuis que le théorème
Comme on l’a vu, l’incertitude dans la formation des prix est pour Arrow-Debreu en a démontré en 1954 la cohérence mathématique.
184 185
chapitre viii
Pourtant, elle demeure toujours à l’arrière-plan des modélisa-
tions actuelles. Épistémologiquement, la construction de ce type
de modèles suppose quelque chose comme un ersatz de science conclusion
divine qui place l’économiste dans une position de surplomb.
C’est cette mathématisation divine qui fait de l’économie un
savoir irréductible à une science du devenir, de l’histoire et de
la société, et qui lui fait échapper au statut commun de science
sociale. À ce titre, on peut douter que la construction de disposi-
tifs mathématiques conduise à une approche plus scientifique des Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté.
processus économiques. Toute la place est pour la Beauté.
En 1768, alors que la libéralisation du prix des grains, réclamée René Char, Feuillets d’Hypnos
par les Physiocrates au nom de la doctrine du laissez-faire, avait
provoqué cherté et disette en France, l’abbé Galiani fut le principal
contempteur de ces doctrinaires. Dans sa jeunesse, Galiani avait
mis à profit les distinctions d’Olivi sur la valeur dans son traité
Della moneta. Ses Dialogues sur le commerce des blés en retenaient la
leçon, en montrant que la gestion des marchés est une affaire déli-
cate qui impose de tenir compte de nombreuses circonstances 20.
Face aux dogmes contemporains de l’économie néo-libérale, il La carte reproduite sur la couverture de ce livre est la première
est urgent de retourner aux scolastiques. Ces théologiens étaient planche d’un atlas historique composé en 1828 par Edward Quin,
conscients que les échanges et la détermination des prix ne relèvent jeune avocat londonien d’origine irlandaise qui décéda avant de
pas d’une science divine mais de « savoirs d’opinion », variables et voir l’impression de son œuvre, deux ans plus tard. En une tren-
incertains, produits dans le temps de l’histoire humaine. taine de planches, il représente la succession des empires qui
Cette pensée a également pour intérêt de présenter un visage se sont succédé au fil de l’histoire humaine depuis la création
de l’être humain dont le comportement n’est pas dicté par la seule du monde. Son aspect le plus spectaculaire tient à la dramatur-
maximisation des intérêts. La liberté de la volonté et la recherche gie adoptée pour illustrer les lisières des terres cartographiées.
de l’utilité constituent certes les ressorts des relations contrac- D’épaisses couches de nuages noirs s’écartent peu à peu pour
tuelles. Mais elles sont inséparables d’un sens moral qui fait pré- révéler l’expansion des connaissances géographiques. La décou-
férer la justice à l’injustice, d’une sollicitude envers les faibles et verte de l’Amérique, puis l’exploration du Pacifique par le capi-
d’une orientation vers le bien commun de la collectivité. Tous ces taine Cook à la fin du xviiie siècle, marquent les principales avan-
traits ne sont pas des reliques d’un autre âge. Ils composent une cées vers la lumière. Les nuages enfin écartés, la dernière carte qui
vision plus complète de notre humanité, de la nature de nos actes dépeint la « paix générale » de 1828 présente un monde ouvert, où
sociaux et de notre responsabilité à l’égard d’autrui et des collec- l’essor colonial britannique sur les quatre continents est encore
tivités au sein desquelles nous agissons. À ce titre, la pensée des modeste face à l’ampleur des terres vierges à conquérir.
scolastiques peut assurément valoir comme critique de l’écono- La première de ces cartes représente l’état du monde à l’époque
mie politique. du Déluge. Seul demeure intact, au milieu de la submersion univer-
selle, le paradis terrestre que Quin situe en Éthiopie, traversé de ses
quatre fleuves. À considérer aujourd’hui cette image, elle évoque
exactement l’inverse du mouvement historique qu’illustrait le car-
tographe. Nous voyons plutôt s’amonceler, autour d’un royaume
menacé, les nuages noirs de la pollution cumulée produite au cours
des deux derniers siècles, la Némésis différée dont les prophètes
187
conclusion conclusion
des années 1967-1972 nous annonçaient l’arrivée imminente. La ten- vue critique qui les sous-tend. Ce n’est pas sans hésitation qu’un
sion dramatique que l’on perçoit dans cette carte évoque la diffi- médiéviste s’aventure dans l’histoire du xxe siècle. Les différents
culté qu’il y aura à défendre, dans le désastre qui arrive, quelques dossiers abordés auraient gagné à faire l’objet de vérifications
valeurs supérieures au règne de la marchandise. dans les sources et les archives. Les liens entre les acteurs qui se
Ce renversement des perspectives marque une nouvelle sont succédé au premier plan de ces chapitres sont peut-être plus
inflexion dans les perceptions de l’histoire qui semble s’être géné- étroits qu’on ne l’a dit. Barry Commoner était un membre actif
ralisée au cours de la deuxième décennie du troisième millénaire. de l’American Association for the Advancement of Science. Il est
(Mon impression est que l’accident nucléaire de Fukushima en possible qu’il ait joué un rôle dans l’invitation de Lynn White et
mars 2011 a été un révélateur particulièrement fort de la vulnérabi- d’autres personnalités à venir alerter le monde scientifique améri-
lité des sociétés industrielles et de l’imprévoyance totale des diri- cain à partir de 1966. Ce tour d’horizon avait pour but de mettre en
geants – politiques, techniciens et capitalistes, tous réunis dans évidence la richesse des discussions menées il y a cinquante ans,
le même sac. La plus haute technologie s’est pitoyablement mon- mais aussi, et plus encore, de souligner l’occultation idéologique
trée à la merci des éléments, accentuant une perte de confiance de ce discours dans les décennies suivantes.
qui était déjà bien engagée depuis longtemps.) Il ne s’agit certes L’écart avec les positions prises autour de 1970 est également
pas d’une inversion totale du sens de l’histoire. Du moins, dans porteur d’une autre leçon. Comme nous en avons fait l’expérience
les sensibilités confuses qui traversent la société, de façon plus entre-temps, on n’arrête pas le progrès. En dépit des critiques
ou moins aiguë, l’inquiétude sur l’avenir des conditions de vie de la science et de la technique menées au nom du monde vécu
sur Terre est-elle maintenant très largement partagée. Elle accen- ou des savoirs vernaculaires, le système technicien ne s’arrête
tue le divorce avec un discours politique qui s’épuise à faire croire pas et ne semble pas prêt à le faire. C’est un point que souligne
que tout ira bien et que la croissance pourra enfin repartir, grâce finement Gauchet 1. L’expérience phénoménologique de la pré-
à l’inventivité du capital, la libération des marchés ou la ferme- sence au monde n’exprime pas une incompatibilité avec la raison
ture des frontières, c’est selon, et c’est au fond sans importance. scientifique. C’est au contraire cette dernière qui la rend possible.
Ces discours inefficaces passent de plus en plus mal. Le stock des « Nous n’aurions pas l’idée de ce monde vécu sans la rationa-
illusions est en voie d’épuisement. Le sentiment qui monte est lité qui le heurte ». En nous détachant d’un rapport immédiat au
plutôt qu’il est temps de s’organiser autrement, d’inventer des monde, cette rationalité nous permet de saisir ce avec quoi nous
façons de vivre plus conformes à nos éthiques, de rompre pour de avons perdu un lien natif. La démarche n’interdit cependant pas
bon avec le pilotage économique de la vie collective et la mort par de mener ce mouvement de retour réfléchi au monde. C’est pré-
étouffement sous l’accumulation de marchandises inutiles. Nous cisément la conscience d’un découplage total des rythmes de la
ne sommes déjà pas très vaillants tout seuls, nous le serions bien technique et du monde vécu qui rend ce retour indispensable à la
moins sans le secours des fourmis et des abeilles, des hirondelles survie mentale de l’humanité industrialisée. Et s’il n’est pas ques-
et des alouettes des champs. tion d’abolir les sciences et les techniques, il est tout de même
possible de prétendre les orienter, en reprenant politiquement la
L’époque a besoin de trouver son Nietzsche, d’un véritable main sur les choix technologiques.
imprécateur capable de secouer les consciences par un verbe irré- C’est à ce point que s’arrête la compétence de l’historien.
fragable. S’il m’entend, qu’il se lève et prenne la parole. Comme l’écrivait Castoriadis, en conclusion d’un article de 1974
qui exposait déjà dans ses grandes lignes le processus historique
Ce livre n’est qu’un préambule à un volume plus important qui que j’essaie à mon tour de décrire, il ne lui revient pas de prendre
présentera de façon plus précise la longue durée des représenta- position sur les voies futures, qui seront soumises à la délibéra-
tions et des concepts économiques occidentaux. Les chapitres tion collective. Sa tâche est seulement de « détruire les mythes qui,
qui précèdent visaient à mettre en place des interrogations qu’il plus que l’argent ou les armées, constituent l’obstacle le plus for-
faudra affronter. Un tour d’horizon de la situation contempo- midable sur la voie d’une reconstruction de la société humaine » 2.
raine était nécessaire, afin de construire clairement le point de Le seul plaidoyer légitime qu’il puisse formuler ne peut être mené
188 189
conclusion

qu’au nom du pluralisme démocratique. La crise environnemen-


tale et l’épuisement existentiel que produit la normalisation capi-
taliste des comportements poussent un nombre croissant de nos
concitoyens à désirer d’autres modes de vie qu’un asservissement
à la consommation standardisée, à la production agricole sous per-
fusion chimique et aux dictats de la mode. Le rôle d’un État démo-
cratique n’est pas de ramener par la force ces brebis égarées dans
le droit chemin, en envoyant les gendarmes saccager le bocage.
La seconde observation que je peux formuler est de l’ordre
d’une simple déduction. Face à l’omniprésence de la publicité et
des formes de contrôle qu’exerce le capitalisme numérique, qui
enserre nos contemporains dans un matérialisme abrutissant, il
serait vraisemblable que la prochaine insurrection soit menée au
nom de valeurs éthiques et spirituelles. La probabilité la plus forte
est qu’elle aura pour source le désir d’une présence au monde
plus intense et d’une rupture avec les reliquats d’une culture chré-
tienne qui a trop longtemps présenté la nature comme terrain
hostile à combattre et à transformer.

Issu de l’accouplement d’un canard et d’un rat d’eau, selon les


légendes aborigènes du temps du rêve, l’ornithorynque fut un
sujet d’incrédulité pour les naturalistes anglais qui en exami-
nèrent les premiers spécimens 3. Mammifère ovipare aux pieds
palmés, doté d’un bec de canard et d’une queue de castor avec des
aiguillons venimeux aux chevilles et des capteurs électroperceptifs
dans les narines afin de localiser ses proies quand il nage les yeux
fermés dans l’obscurité, l’ornithorynque n’a rien d’une énigme.
En combinant tous ces attributs, il constitue un sommet absolu
de l’évolution naturelle, qui met en déroute les classements trop
rapides. Je peux seulement dire d’expérience qu’il nage avec la
grâce d’une loutre, avec laquelle il partage un évident sens de l’hu-
mour. En écrivant le texte que vous venez de lire, je me suis parfois
demandé de quel genre il relevait. Au fond, ce livre est un ornitho-
rynque. On peut le prendre comme un croisement entre plusieurs
espèces, ou comme un prototype unique en son genre. S’il peut
avoir une valeur exemplaire, ce serait d’inviter à rompre avec le
cloisonnement de champs trop disciplinés et les discours conve-
nus qui ressassent le commentaire des mêmes œuvres. L’état du
monde réclame une réforme radicale des façons de penser. Peut-
être l’avenir appartient-il à l’ornithorynque ?
notes

notes de l’introduction

1. Louis Dumont, Homo Æqualis. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique,


Paris, Gallimard, 1985.
2. Roy Wagner, L’Invention de la culture, Bruxelles, Zones sensibles, 2014 [1975].
3. Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, Paris, puf, 2009.
4. Marc Bloch, « Pour une histoire comparée des sociétés européennes » (1928), in
Mélanges historiques, Paris, cnrs Éditions, 2011, p. 16-40.
5. Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construc-
tion de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel, 2010 [2000]. Parmi les mul-
tiples réponses et prolongements, voir Peer Vries, State, economy and the
Great Divergence: Great Britain and China, 1680s–1850s, New York, Bloomsbury
Academic, 2015.
6. Cornelius Castoriadis, « Réflexion sur le “développement” et la “rationalité” »
(1974), dans Id., Domaines de l’Homme (Les Carrefours du labyrinthe, t. 2), Paris,
Seuil, 1986, p. 159-189. La critique de l’idéologie du développement d’Ivan Illich
peut se résumer d’une formule : « Aussi longtemps qu’un pays se considère
comme sous-développé, il emprunte ses modèles au Nord », Dans le miroir du
passé (1994), Œuvres complètes, t. 2, Paris, Fayard, 2005, p. 763.
7. Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence
historique, Paris, Amsterdam, 2009 [2000] ; Romain Bertrand, L’Histoire à parts
égales : récit d’une rencontre Orient-Occident, xvie-xviie siècles, Paris, Seuil, 2011.
8. Marcel Gauchet, Le Nouveau monde (L’Avènement de la démocratie, t. 4), Paris, Galli-
mard, 2017, p. 378-486 ; François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et
expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
9. Christopher Lasch, La Culture du narcissisme. La vie américaine à un âge de déclin
des espérances, Paris, Flammarion, 2006 [1979], p. 25-33 ; Jean-François Lyotard,
La Condition post-moderne, Paris, Minuit, 1979. Voir aussi Krzysztof Pomian,
« La crise de l’avenir » (1980), dans Sur l’histoire, Paris, Gallimard, 1999.

191
no tes no tes
10. Robert H. Nelson, Economics as religion. From Samuelson to Chicago and beyond, 29. Paula Botteri, « La définition de l’ager occupatorius », Cahiers du Centre Glotz, 3,
Pennsylvania State University Press, 2001. En ce qui concerne Keynes, voir Gilles 1992, p. 45-55.
Dostaler, Keynes et ses combats, Paris, Albin Michel, 2005, p. 137-140. 30. Jean-Yves Guillaumin, « L’origine du terme occupatorius d’après Hygin », dans
11. Karl Polanyi, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques M. Clavel-Lévêque, E. Hermon (éd), Paysages intégrés et ressources naturelles
de notre temps, Paris, Gallimard, 1983 [1944] ; Marshall Sahlins, Âge de pierre, dans l’Empire romain, Besançon, pufc, 2004, p. 39-47.
âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, 1976 31. Yan Thomas, Les Opérations du droit, Paris, ehess-Gallimard-Seuil, 2011, p. 27-33.
[1974]. Charles Donahue, « Animalia ferae naturae : Rome, Bologna, Leyden, Oxford and
12. Davi Kopenawa, Bruce Albert, La Chute du ciel. Paroles d’un chaman yanomami, Queen’s County, N.Y. », in Studies in Roman law in memory of A. Arthur Schiller, éd.
Paris, Plon, 2010, p. 540-550. Roger S. Bagnall, William V. Harris, Leiden, Brill, 1986, p. 39-64.
13. Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, ed. Frank Lestringant, 32. Carl Schmitt, Le Nomos de la terre dans le droit des gens du jus publicum euro-
Paris, Librairie générale française, 1994 : « Vraiment, dit lors mon vieillard paeum, Paris, puf, 2001 [1950].
(lequel comme vous jugerez n’était nullement lourdaud), à cette heure connais- 33. Sénèque, De la brièveté de la vie, Paris, Flammarion, 2005, p. 111, § vii, 3.
je que vous autres Mairs (c’est-à-dire Français) êtes de grands fols : car vous faut- 34. Descola, La Composition des mondes, p. 237-239.
il tant travailler à passer la mer (comme vous nous dites étant arrivés par-deçà), 35. Pierre Montebello, Métaphysiques cosmomorphes: La fin du monde humain, Dijon,
sur laquelle vous endurez tant de maux, pour amasser des richesses ou à vos Les presses du réel, 2015.
enfants ou à ceux qui survivent après vous ? La terre qui vous a nourris n’est-elle 36. Le terme est employé depuis le xie siècle. On notera les lignes droites qui
pas aussi suffisante pour les nourrir ? Nous avons (ajouta-t-il) des parents et des encadrent le caractère 国, « pays ».
enfants, lesquels, comme tu vois, nous aimons et chérissons : mais parce que 37. Clarence Glacken, Traces on the Rhodian shore. Nature and culture in Western
nous nous assurons qu’après notre mort la terre qui nous a nourris les nourrira, thought from ancient times to the end of the eighteenth century, University of
sans nous en soucier plus avant, nous nous reposons sur cela. » California Press, 1967, en dépit de l’intérêt de la documentation rassemblée, est
14. Wim Decock, Theologians and contract law. The moral transformation of the ius un exemple de cette approche.
commune (ca. 1500-1650), Leyde / Boston, Brill, 2013. 38. Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique. xvie-
15. Gunnar Myrdal, The Political element in the development of economic theory, xviiie siècles, Paris, Éditions de l’ehess, 1992.
Londres, Routledge & Kegan Paul, 1953 [1930]. 39. Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
16. Antonin Pottier, L’Économie dans l’impasse climatique. Développement matériel, 40. La plupart d’entre eux sont réunis dans Jacques Le Goff, Pour un autre Moyen
théorie immatérielle et utopie auto-stabilisatrice, thèse, ehess, 2014. Âge. Temps, travail et culture en Occident : 18 essais (1977), repris in Id., Un autre
17. Gauchet, Le Nouveau monde, p. 712-729. Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1999. Le sujet de thèse a été déposé sous le titre
18. Hélène Tordjman, « La crise contemporaine, une crise de la modernité tech- « Les idées et les attitudes à l’égard du travail au Moyen Âge », sans qu’il soit lui-
nique », Revue de la régulation, 10, 2011 [en ligne : https://journals.openedition.org/ même convaincu par cette formulation, cf. Id., Une vie pour l’histoire, entretiens
regulation/9456]. avec Marc Heurgon, Paris, La Découverte, 1996, p. 87.
19. George L. W. Perry et al., « A high-precision chronology for the rapid extinction 41. Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette, 1874, énonçait
of New Zealand moa (Aves, Dinornithiformes) », Quaternary Science Reviews, 105, clairement l’étymologie correcte : « Travail se tire du prov. travar, entraver, du lat.
2014, p. 126-135. trabs, poutre. »
20. Philippe Descola, La Composition des mondes, entretiens avec Pierre 42. Dany-Robert Dufour, Le Délire occidental et ses effets actuels dans la vie quoti-
Charbonnier, Paris, Flammarion, 2014. dienne : travail, loisir, amour, Paris, Les liens qui libèrent, 2014. Dans la même
21. Joseph Rykwert, The Idea of a town. The anthropology of urban from in Rome, Italy, veine, on pourrait citer Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith. Brèves
and the ancient world, Cambridge-Londres, mit Press, 1988 [1976]. remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Castelnau-
22. Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Bruxelles, Zones Sensibles, 2011 [2007], le-Lez, Climats, 2002 ; Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La Sorcellerie capi-
p. 189-208. taliste, Paris, La Découverte, 2005 ; Jean-Pierre Dupuy, L’Avenir de l’économie.
23. Mark Elvin, The Retreat of the elephants. An environmental history of China, Yale Sortir de l’écomystification, Paris, Flammarion, 2012 ; Renaud Garcia, Le Sens des
University Press, 2004. limites. Contre l’abstraction capitaliste, Paris, L’Échappée, 2018.
24. François Jullien, La Propension des choses, Pour une histoire de l’efficacité en 43. Je découvre après coup que ces expressions sont également employées par Pablo
Chine, Paris, Seuil, 1992 ; Id., Traité de l’efficacité, Paris, Grasset, 1997. Servigne et Gauthier Chapelle, L’Entraide. L’autre loi de la jungle, Paris, Les liens
25. Lester K. Little (éd.), Plague and the end of antiquity. The pandemic of 541-750, qui libèrent, 2017.
Cambridge University Press, 2007. 44. Gunnar Myrdal, The Political element.
26. Gilbert Dagron, Empereur et prêtre. Étude sur le césaropapisme byzantin, Paris, 45. En particulier, Ivan Illich, Dans le miroir du passé (1994), in Œuvres com-
Gallimard, 1996. plètes, vol. 2, Paris, Fayard, 2005 ; Id., La Perte des sens, Paris, Fayard, 2004 ; Id.,
27. Florian Mazel, L’Évêque et le territoire. L’invention médiévale de l’espace, Paris, La Corruption du meilleur engendre le pire, entretiens avec David Cayley, Arles,
Seuil, 2016. Actes Sud, 2007 [2005].
28. Michel Lauwers, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occi- 46. Id., Du Lisible au visible. Sur l’art de lire de Hugues de Saint-Victor, Paris, Le Cerf,
dent médiéval, Paris, Aubier, 2005. 1991, repris in Œuvres complètes, vol. 2. Mon premier article savant, paru deux
192 193
no tes no tes
ans plus tard, portait sur le même texte : S. Piron, « L’origine des chapitres futures a été initialement formulée par Hans Jonas, Le Principe responsabilité.
ultimes du Didascalicon de Hugues de Saint-Victor », Revue d’histoire des textes, Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Cerf, 1990 [1979].
23, 1993, p. 203-209. 17. Christophe Bonneuil, Pierre de Jouvancourt, « Pour en finir avec l’épopée. Récit,
géopouvoir et sujets de l’anthropocène », dans De l’univers clos au monde infini,
p. 57-105.
notes du chapitre i 18. Clive Hamilton, Les Apprentis sorciers du climat. Raisons et déraisons de la géo-
ingénierie, Paris, Seuil, 2013.
1. Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène. La Terre, 19. C’est l’argument central de Bonneuil, Fressoz, L’événement Anthropocène.
l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2016 [2013] ; Émilie Hache (dir.), De l’univers clos au 20. François Bourguignon, La Mondialisation de l’inégalité, Paris, Seuil, 2012.
monde infini, Bellevaux, Éditions Dehors, 2014 ; Rémi Beau et Catherine Larrère, 21. Nastassja Martin, Les Âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple
Penser l’Anthropocène, Paris, Presses de Sciences Po, 2018. d’Alaska, Paris, La Découverte, 2016.
2. Grégory Quenet, « L’Anthropocène et le temps des historiens », Annales. Histoire, 22. Jason W. Moore (ed.), Anthropocene or capitalocene?, Oakland, PM Press, 2016 ;
Sciences Sociales, 72, 2017, p. 267-299 ; Clive Hamilton, « Vers une philosophie de Donna Haraway, « Anthropocene, Capitalocene, Plantationocene, Chthulucene.
l’histoire de l’Anthropocène », dans Penser l’Anthropocène, p. 39-50. Making kin », Environmental Humanities, 6, 2015, p. 159-165 ; Andreas Malm,
3. À l’exception majeure de Dominique Bourg, Une nouvelle Terre, Paris, Desclée de L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital,
Brouwer, 2018, avec lequel mon propos présente de très grandes affinités, que je Paris, La Fabrique, 2017. C. Bonneuil, J.-B. Fressoz, L’événement Anthropocène,
ne peux que souligner après coup. ont forgé indépendamment la même notion. Voir aussi Armel Champagne,
4. Paul Crutzen, « La géologie de l’humanité : “l’Anthropocène” », Écologie et poli- Le Capitalocène. Aux racines historiques du dérèglement climatique, Paris,
tique, 34, 2007, p. 141-148 [Nature, 415, 3 janvier 2002, p. 23]. Divergences, 2017.
5. Will Steffen, Jacques Grinevald, Paul Crutzen, John McNeill, « The Anthropocene. 23. Amitav Gosh, The Great Derangement. Climate change and the unthinkable,
Conceptual and historical perspectives », Philosophical Transactions of the Royal University of Chicago Press, 2016.
Society. Mathematical, Physical and Engineering Sciences, 369, 2011, p. 842-867. 24. Gosh, The Great Derangement.
Pour chacun de ces critères des seuils ont été formalisés comme frontières à ne 25. Günther Anders, Le Temps de la fin, Paris, L’Herne, 2007 [1960]. Plus générale-
pas franchir pour maintenir la planète dans un état viable, Johan Rockström et ment, voir Hicham-Stéphane Afeissa, La Fin du monde et de l’humanité. Essai de
al., « Planetary boundaries. Exploring the safe operating space for humanity », généalogie du discours écologique, Paris, PUF, 2014.
Ecology and Society, 14, 2009, art. 32 [en ligne : https://www.ecologyandsociety. 26. Déborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro, « L’Arrêt de monde », dans
org/vol14/iss2/art32]. De l’univers clos au monde infini, p. 221-339 ; version anglaise augmentée, The Ends
6. Jan Zalasiewicz, The Earth after us. What legacy will humans leave in the rocks ?, of the world, Oxford, Polity Press, 2016. Yannick Rumpala, « Sur les ressources de
Oxford University Press, 2008. la science-fiction pour apprendre à habiter l’Anthropocène et construire une
7. Jan Zalasiewicz et al., « Scale and diversity of the physical technosphere: A geolo- éthique du futur », dans Penser l’Anthropocène, p. 157-172.
gical perspective », The Anthropocene Review, 4, 2016, p. 9-22. 27. Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de
8. David Harcher, The long thaw. How humans are changing the next 100 000 years of collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Seuil, 2015.
Earth’s climate, Princeton University Press, 2008. 28. Bonneuil, Fressoz, L’Événement Anthropocène, p. 319-320.
9. Hervé Morin, « La découverte qui bouleverse l’histoire d’Homo sapiens », Le Monde, 29. Ludwig Feuerbach, L’Essence du christianisme, Paris, Maspéro, 1968 [1841],
7 juin 2017 : le plus ancien fossile humain retrouvé à Djebel Irhoud (Maroc) a été p. 243-251.
daté de 315 000 ans. 30. D. Bourg, Une nouvelle Terre, est l’un des rares auteurs actuels qui partage cette
10. Ugo Bardi, Le Grand pillage. Comment nous épuisons les ressources de la planète, préoccupation.
Les Petits matins / Institut Veblen, 2015. 31. Lynn White Jr, « The historical roots of our ecologic crisis », Science, 10 mars
11. Anthony Barnosky, Elizabeth A. Hadly et al., « Approaching a state shift in Earth’s 1967, p. 1203-1207, trad. fr. J. Grinevald, dans Dominique Bourg, Philippe Roch
biosphere », Nature, 486, 2012, p. 52-58. (dir.), Crise écologique, crise des valeurs ? Défis pour l’anthropologie et la spiritua-
12. Dominique Bourg, « Il faut sortir du déni écologique », AOC, 4 avril 2018 [en ligne : lité, Genève, Labor et Fides, 2010, p. 13-24, repris in Dominique Bourg, Augustin
https://aoc.media/opinion/2018/04/04/faut-sortir-deni-ecologique/]. Fragnière, La Pensée écologique. Une anthologie, Paris, PUF, 2014, p. 536-543. Sur
13. Antonin Pottier, Comment les économistes réchauffent la planète, Paris, Seuil, 2016, le contexte, J. Grinevald, « La thèse de Lynn White, Jr. (1966) sur les racines histo-
p. 109-166. riques, culturelles et religieuses de la crise écologique et de la civilisation indus-
14. Fredrik Albritton Jonsson, « The Origins of cornucopianism. A preliminary genea- trielle moderne », Crise écologique, p. 39-67. D’après un décompte dans Google
logy », Critical Historical Studies, 1, 2014, p. 151-168. J’emploie ici et ailleurs la Scholar à la date du 13 sept. 2017, les différentes versions de l’article cumulent
notion d’effondrement au sens de Jared Diamond, Effondrements. Comment les 5 627 citations. Le livre le plus cité, E. Kantorowicz, Les Deux Corps du roi. Essai
sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, 2006 [2004]. sur la théologie politique au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1989 [1957], ne totalise
15. Pottier, Comment les économistes, p. 167-192. que 4 476 citations (en comptant les versions anglaise, allemande, française,
16. Stephen M. Gardiner, A perfect moral storm. The ethical tragedy of climate change, espagnole et portugaise). Le meilleur résultat de Jacques Le Goff plafonne à 711
Oxford University Press, 2013. La question d’un devoir à l’égard des générations citations pour La civilisation de l’Occident médiéval.
194 195
no tes no tes
32. Grégory Quenet, Qu’est-ce que l’histoire environnementale ?, Seyssel, Champ 47. M. Bloch, « Avènement et conquête du moulin à eau », Annales d’histoire écono-
Vallon, 2014, voir p. 230-234 ses commentaires sur Lynn White. Un ouvrage mique et sociales, 7, 1935, repris in Id., Mélanges historiques. Comparer avec Örjan
fondateur de la nouvelle histoire environnementale est paru la même année, Wikander (dir.), Handbook of ancient water technology, Leiden, Brill, 2000.
Roderick Nash, Wilderness and the American mind, Yale University Press, 1967. 48. Luc Jaccottey, Gilles Rollier (dir.), Archéologie des moulins hydrauliques, à traction
33. Bert S. Hall, « Lynn White Jr. », Isis, 70, 1988, p. 478-481, mentionne le flot de animale et à vent, des origines à l’époque médiévale et moderne en Europe et dans le
lettres de protestation que Lynn White recevait de la part d’ecclésiastiques monde méditerranéen, Besançon, Presses universitaires de France-Comté, 2013, 2
(p. 480). vols. ; Aline Durand, (dir.), Jeux d’eau. Moulins, meuniers et machines hydrauliques,
34. En dernier lieu, Todd LeVasseur, Anna Peterson (dir.), Religion and ecological cri- xie-xxe siècle. Études offertes à Georges Comet, Aix-en-Provence, pup, 2008 ; Adam
sis: The ‘Lynn White thesis’ at fifty, New York, Routledge, 2017. Lucas, Wind, water, work. Ancient and medieval milling technology, Leiden, Brill,
35. Giovanni Paolo II [Karol Wojtyla], La visione cristiana dell’ambiente. Testi del 2006 ; Mireille Mousnier (dir.), Moulins et meuniers dans les campagnes euro-
Magistero Pontificio scelti, Bernard J. Przewozny (ed.), Pisa, Giardini, 1991, p. 155. péennes (ixe-xviiie s.), Toulouse, Presses du Mirail, 2002.
La lettre apostolique déclare répondre à la demande d’un très discret Planning 49. Pierre Mille, « Évolution technique des moulins à roue verticale en dessous, mis
environmental and ecological Institute for quality of life, derrière lequel se cache au jour sur le territoire français, viiie-xive siècles », dans L. Jaccottey, G. Rollier
un critique d’art italien, Carlo Savini, dont l’unique activité militante semble (dir.), Archéologie des moulins, t. 2, p. 797-807. L’exemple le plus célèbre est celui
avoir visé à obtenir cette déclaration. du gué du Bazacle sur la Garonne à Toulouse, où une soixantaine de mou-
36. Pape François [Jorge Mario Bergoglio], Laudato si’. Le souci de la maison com- lins flottants sont remplacés par douze moulins en dur, le long d’une digue
mune, Paris, Parole et silence, 2015. Voir les commentaires de D. Bourg, Une construite à travers le fleuve, et financés au moyen d’une société, Germain
nouvelle Terre, p. 105-116. Je n’en dis pas plus ici, car le sujet appellerait à des Sicard, Aux origines des sociétés anonymes. Les moulins de Toulouse au Moyen Âge,
réflexions plus amples que je compte développer ultérieurement. Paris, Armand Colin, 1953.
37. L. White, Machina ex Deo. Essays in the dynamism of western culture, Cambridge, 50. Edward J. Kealey, Harvesting the air. Windmill pioneers in twelfth-century England,
mit Press, 1968, republié sous le titre Dynamo and the Virgin, 1971. (Il n’est pas University of California Press, 1987.
indifférent que le mit ait alors été le lieu de préparation du fameux rapport 51. Adam Lucas, « Narratives of technological revolution in the Middle Ages », dans
Meadows sur les limites de la croissance publié en 1972.) Id., Medieval religion Albrecht Classen (éd.), Handbook of medieval studies. Concepts, methods, histori-
and technology. Collected essays, University of California Press, 1978. cal developments, and current trends in medieval studies, Berlin, De Gruyter, 2010,
38. L. White, Latin monasticism in Norman Sicily, Harvard University Press, 1938. p. 969-990.
39. C’est à la mémoire de Bloch, qu’il n’avait jamais rencontré, que Lynn White 52. Alex Roland, « Once more into the stirrups. Lynn White Jr., Medieval technology
dédia son ouvrage de synthèse paru en 1962, qui est son seul livre traduit en and social change », Technology and Culture, 44, 2003, p. 574-585.
français : Technologie médiévale et transformations sociales, Paris-La Haye, 53. White, Technologie médiévale, p. 1-53.
Mouton, 1969 [1962]. 54. Philippe Contamine, La Guerre au Moyen Âge, Paris, A. Colin, 1980, p. 316-320.
40. Richard Lefebvre des Noëttes, L’Attelage, le cheval de selle à travers les âges, 55. Lynn White, « Cultural climates and technological advances in the Middle Ages »
contribution à l’histoire de l’esclavage, Paris, Picard, 1931. L’idée d’un « blocage (1971), Medieval Religion, p. 217-253, voir p. 235-238.
technique » antique a longtemps persisté, cf. Marie-Claire Amouretti, « L’attelage 56. Ernst Benz, « Fondamenti cristiani della tecnica occidentale », in Tecnica e casis-
dans l’Antiquité. Le prestige d’une erreur scientifique », Annales ESC, 46, 1991, tica, Enrico Castelli (éd.), Rome, Istituto di studi filosofici, 1964, p. 241-263. Après
p. 219-233. avoir été formé à Rome auprès de l’historien du christianisme antifasciste
41. Robert E. Lerner, Ernst Kantorowicz. A life, Princeton University Press, 2017, Ernesto Bonaiuti, Ernst Benz s’est engagé dans les sa dès 1933. Membre du parti
p. 308-309. nazi, il a servi comme aumônier militaire sur le front de l’Est. White emprunte
42. Il fut successivement président de la Society of History and Technology (1960- également, sans le dire, à l’exposé de Maurice de Gandillac, « Place et significa-
1962), History of Science Society (1971-1972), The Medieval Academy of America tion de la technique dans le monde médiéval », Ibid., p. 265-275 (notamment les
(1972-1973), American Historical Association (1973). références à Richard de Saint-Victor, Maître Eckhart et Nicolas de Cues).
43. Richard C. Hoffmann, An Environmental History of medieval Europe, Cambridge 57. L. White, « Theophilus redivivus » (1964), Medieval Religion, p. 93-103.
University Press, 2014, p. 87-91. 58. L. White, « The Iconography of temperentia and the virtuousness of technology »
44. Comparer Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, (1969), Ibid., p. 181-204.
p. 169-203 et Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde. Une histoire poli- 59. C’est l’argument central de l’article qui donne son titre au recueil Dynamo and
tique de la religion, Paris, Gallimard, 1985, p. xii-xv. the Virgin.
45. Jacques Dalarun, Le Cantique de frère Soleil. François d’Assise réconcilié, Paris, 60. En dernier, Gwenaëlle Aubry, Genèse du Dieu souverain. Archéologie de la puis-
Alma, 2014 ; S. Piron, « François d’Assise et les créatures : le témoignage de sance II, Paris, Vrin, 2018.
la Vita brevior », dans Michele Cutino, Isabel Iribarren, Françoise Vinel (éd.), 61. Jean-Pierre Vernant, « Ébauches de la volonté dans la tragédie grecque », dans
La Restauration de la création : quelle place pour les animaux ?, Leiden, Brill, 2018, J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, Maspero,
p. 231-241. 1972, p. 41-74.
46. Jean-Pierre Brun, Techniques et économies de la Méditerranée antique, Paris, 62. Jeremy Cohen, ‘Be fertile and increase, fill the Earth and master it’. The ancient
Collège de France, 2012 [en ligne : http://books.openedition.org/cdf/1288]. and medieval career of a biblical text, Ithaca, Cornell University Press, 1989.
196 197
no tes no tes
63. S. Piron, « Eve au fuseau, Adam jardinier », dans Gianluca Briguglia, Irène Rosier- Âge, Fribourg, Éditions universitaires, 1993 [1990] ; Kurt Flasch, Introduction à la
Catach (dir.), Adam, la nature humaine, avant et après. Épistémologie de la chute, philosophie médiévale, Paris, Flammarion, Champs, 1992 [1986].
Paris, Publications de la Sorbonne, 2016, p. 283-323. Cet article sera repris sous 79. Alfred W. Crosby, The Columbian Exchange. Biological and cultural consequences
une forme amplifiée dans le prochain volume. of 1492, Wesport, Greenwood Press, 1972.
64. Deirdre McCloskey, Bourgeois dignity. Why economics can’t explain the modern 80. Alfred W. Crosby, La Mesure de la réalité. La quantification dans la société occiden-
world, University of Chicago Press, 2010. tale (1250-1600), Paris, Allia, 2003 [1997].
65. Je m’appuie sur l’excellente vue d’ensemble proposée par Fredrik Albritton 81. Gerhard Dohrn-van Rossum, L’Histoire de l’heure. L’horlogerie et l’organisa-
Jonsson, « The Industrial Revolution in the Anthropocene », Journal of Modern tion moderne du temps, Paris, Éditions de la msh, 1997 [1996] ; Tony Campbell,
History, 84, 2012, p. 679-696, mais en inversant son ordre de présentation. Pour « Portolan charts from the late thirteenth century to 1500 », dans J. B. Harley et
une synthèse en langue française, voir Patrick Verley, L’Échelle du monde. Essai D. Woodward (éd.), Cartography in pre-historic, ancient and medieval Europe and
sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard, 1997. the Mediterranean, University of Chicago Press, 1987, p. 371-463.
66. Jan De Vries, Ad van der Woude, The First Modern Economy. Success, failure, and 82. Chiara Frugoni, Le Moyen Âge sur le bout du nez. Lunettes, boutons et autres inven-
perseverance of the Dutch Economy, 1500-1815, Cambridge University Press, 1997. tions médiévales, Paris, Belles-Lettres, 2011 [2001].
67. E. A. Wrigley, Continuity, chance, and change. The character of the industrial revo- 83. Giovanni Ceccarelli, « Risky business. Theological and canonical thought on
lution in England, Cambridge University Press, 1988 ; Id., Energy and the English insurance from the Thirteenth to the Seventh Century », Journal of Medieval and
industrial revolution, Cambridge University Press, 2010. Early Modern Studies, 31, 2001, p. 607-658.
68. Pomeranz, Une Grande Divergence. La notion de « superficies fantômes » (ghost- 84. Michael A. Michael, « The Iconography of kingship in the Walter of Milemete
acreage) est employée au moins depuis Georg Borgstrom, The Hungry Planet, the treatise », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 57, 1994, p. 35-47.
modern world at the edge of famine, New York, Macmillan, 1965. 85. Alexander Murray, Reason and society in the Middle Ages, Oxford, Clarendon
69. John Brewer, The Sinews of power. War, money and the English State, 1688- Press, 1985.
1788, London, Unwin Hyman, 1988 ; Daniel A. Baugh, « Maritime strength and 86. Hans Blumenberg, La Légitimité des Temps modernes, Paris, Gallimard, 1999
Atlantic commerce. The uses of a ‘grand marine empire’ », in Lawrence Stone [1966]. Le rapport que Blumenberg, médiéviste de formation, établit entre
(éd.), An Imperial State at war. Britain from 1689 to 1815, London, Routledge, 1993, la pensée médiévale et la modernité est marqué par une ambivalence. Voir
p. 185-223 ; Peer Vries, State, economy and the great divergence. Great Britain and à ce propos Jean-Claude Monod, La Querelle de la sécularisation. De Hegel à
China, 1680s–1850s, New York, Bloomsbury Academic, 2015. Blumenberg, Paris, Vrin, 2002 et Kurt Flasch, Hans Blumenberg. Philosoph in
70. Joel Mokyr, The Gifts of Athena. Historical origins of the knowledge economy, Deutschland. Die Jahre 1945 bis 1966, Frankfurt, Klostermann, 2017.
Princeton University Press, 2002 ; Id, The Enlightened Economy. An economic his- 87. Pierre Duhem, Le Système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques, de
tory of Britain, 1700–1850, Yale University Press, 2009. Platon à Copernic, Paris, Hermann, 1913-1959, 8 vols.
71. M. Gauchet, L’Avènement de la démocratie, t. 1, La Révolution moderne, Paris, 88. Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, puf, 1962 ; Id., « Les ori-
Gallimard, 2007, p. 97-101. gines de la science moderne », dans Id., Études d’histoire de la pensée scienti-
72. J. Mokyr, A Culture of growth. The origins of the modern economy, Princeton fique, Paris, Gallimard, 1973 [1966], p. 61-86.
University Press, 2016. 89. Alfred North Whitehead, Science and the Modern World, New York, Free Press,
73. Robert K. Merton, Science, technology, and society in Seventeenth-Century England, 1967 [1925], p. 12-13.
New York, Fertig, 1938. 90. Joseph Needham, La Science chinoise et l’Occident (Le grand titrage), Paris, Seuil,
74. Hélène Vérin, La Gloire des ingénieurs. L’intelligence technique du xvie au 1973 [1969], p. 32 et p. 251 pour le contraste avec la Chine.
xviiie siècle, Paris, Albin Michel, 1993. Serge Moscovici, Essai sur l’histoire 91. Amos Funkenstein, Théologie et imagination scientifique du Moyen Âge au
humaine de la nature, Paris, Flammarion, 1968, se montrait sensible à l’histoire xviiie siècle, Paris, PUF, 1995 [1986].
de cette figure, en un âge qui comptait davantage sur l’ingénieur que sur le mar- 92. Eugenio Randi, Il Sovrano e l’orologiaio. Due immagini di Dio nel dibattito sulla
ché pour construire le monde futur. potentia absoluta fra xiii e xiv secolo, Firenze, La Nuova Italia, 1986. Olivier
75. Philippe Bernardi, Bâtir au Moyen Âge, Paris, cnrs Éditions, 2011, p. 100. Boulnois (dir.), La Puissance et son ombre. De Pierre Lombard à Luther, Paris,
76. L. White, Medieval religion and technology, p. 53-54. Aubier, 1994.
77. Voire encore Stephen Greenblatt, Quattrocento, Paris, Flammarion, 2013 [2011], 93. Ghislain Casas, La Dépolitisation du monde. Angélologie cosmique et politique de
qui fait de le redécouverte du De rerum natura de Lucrèce par Poggio Bracciolini l’Antiquité tardive au Moyen Âge, thèse, ephe-ehess, 2017.
en 1413 le point de départ héroïque de la modernité. En réalité, Lucrèce a été 94. L. White, Medieval religion and technology, p. 239.
utilisé sans interruption dans les écoles médiévales et n’a suscité aucun boule- 95. Olivier Massin, « Qu’est-ce qu’une montagne ? », dans O. Massin, A. Meylan,
versement dans le champ des sciences. Aristote chez les Helvètes, Paris, Ithaque, 2014, p. 17-26. Je laisse de côté la défi-
78. En guise d’introduction, par ordre chronologique décroissant, voir Catherine nition légale contenue dans la « Loi montagne » de 1985, qui définit les zones
König-Pralong, Le bon usage des savoirs. Scolastique, philosophie et politique de montagnes par les « handicaps significatifs » qu’elles subissent, en raison de
culturelle, Paris, Vrin, 2011 ; Alain Boureau, L’Empire du livre. Pour une histoire du conditions climatiques ou de fortes pentes.
savoir scolastique (1200–1380). La raison scolastique ii, Paris, Les Belles-Lettres, 96. Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?, Paris, Seuil,
2007 ; Luca Bianchi, Eugenio Randi, Vérités dissonantes. Aristote à la fin du Moyen 2014.
198 199
no tes no tes
97. E. Kantorowicz, Les Deux Corps. modèle de l’autopoïèse formulé par les biologistes chiliens Humberto Maturana
98. Ernesto Di Martino, La fin du monde. Essai sur les apocalypses culturelles, Paris, et Francesco Varela, lequel constitue un prolongement explicite des hypothèses
Éditions de l’EHESS, 2016 [1977]. de travail de Bateson.
99. J. Le Goff, « Pour un long Moyen Âge », L’Imaginaire médiéval. Essais, Paris, 17. C’est ce que met en avant le titre choisi pour le recueil posthume, Une unité
Gallimard, 1983, puis dans Un autre Moyen Âge, Gallimard (Quarto), 1999, p. 447- sacrée.
452, initialement paru dans Europe, 654, 1983, p. 19-24, sous le titre « Le Moyen 18. Gregory Bateson, Mary Catherine Bateson, La Peur des anges. Vers une épistémo-
Âge maintenant ». Dans ce premier contexte, il s’agissait moins de définir une logie du sacré, Paris, Seuil, 1989 [1987], p. 196.
périodisation que d’évoquer ce qui fait l’intérêt du Moyen Âge pour un public 19. Nanni Balestrini, Primo Moroni, La horde d’or. Italie 1968-1977. La grande vague
contemporain. révolutionnaire et créative, politique et existentielle, Paris, Éditions de l’éclat, 2017
100. Bernard Charbonneau, Tristes campagnes. La mise à sac du Sud-Ouest, Vierzon, [1977].
Le Pas de côté, 2013 [1973], p. 115. 20. Fred Turner, Aux Sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cybercul-
ture. Stewart Brand, un homme d’influence, Caen, C&F éditions, 2012 [2006].
21. Anthony Chaney, Runaway, p. 205-209, sur l’interruption d’une réunion des
notes du chapitre ii Students for a Democratic Society par les Diggers d’Emmett Grogan en 1967.
22. Timothy Miller, The 60s communes. Hippies and beyond, Syracuse University
1. D. Bourg, Une nouvelle Terre, est l’un des rares auteurs qui en tiennent sérieuse- Press, 1999.
ment compte. 23. Thomas Frank, The Conquest of cool. Business culture, counterculture, and the rise
2. Jacques Ellul, Le Système technicien, Paris, Cherche Midi, 2012 [1977], en particu- of hip consumerism, University of Chicago Press, 1997.
lier p. 145-152 à propos de l’autonomie de la technique à l’égard de l’économie. 24. Fred Turner, Le Cercle démocratique. Le design multimédia, de la Seconde Guerre
3. David Graeber, Bullshit jobs. A Theory, Londres, Allen Lane, 2017. mondiale aux années psychédéliques, Caen, C&F éditions, 2016 [2013].
4. Pierre Veltz, La Société hyper-industrielle. Le nouveau capitalisme productif, Paris, 25. Il est notable que Bateson ait conservé dans son recueil un texte remontant à
Seuil, 2017. cette entreprise : « Le moral des nations et le caractère national » (1942), Vers une
5. Anna Bednik, Extractivisme. Exploitation industrielle de la nature. Logiques, consé- écologie, t. 1, p. 123-142.
quences, résistances, Lyon, Passager Clandestin, 2016. 26. Gregory Bateson et Margaret Mead, Balinese character. A photographic analysis,
6. Alexis Zimmer, Brouillards toxiques. Vallée de la Meuse, 1930, contre-enquête, New York, New York Academy of Sciences, 1942.
Bruxelles, Zones sensibles, 2016. 27. Turner, Le Cercle démocratique, p. 92-113.
7. Rachel Carson, Printemps silencieux, Paris, Plon, 1963 [1962]. 28. David H. Price, « Gregory Bateson and the OSS. World War II and Bateson’s
8. Il faudrait aujourd’hui déplorer la disparation rapide des alouettes des champs assessment of applied anthropology », Human organisation, 57, 1988, p. 379-384 ;
et des hirondelles dans les villes où elles n’ont plus d’endroit où nicher, comme Anthony Chaney, Runaway, p. 39-44, 183.
Pier Paolo Pasolini déplorait la disparition subite des lucioles au début des 29. « For God’s Sake, Margaret », A conversation between Stewart Brand, Gregory
années 1960, Écrits corsaires, Paris, Flammarion, 2009, p. 181 [1976]. Bateson, and Margaret Mead, CoEvolutionary Quarterly, 10, juin 1976, p. 32-44.
9. Alain Caillé, Marc Humbert, Serge Latouche et Patrick Viveret, De la convivia- 30. Jean-Paul Deléage, Histoire de l’écologie. Une science de l’homme et de la nature,
lité. Dialogues sur la société conviviale à venir, Paris, La Découverte, 2011 et Alain Paris, Seuil, 1992, p. 124-136.
Caillé, Pour un manifeste du convivialisme, Lormont, Le Bord de l’eau, 2012, se 31. « L’hypothèse cybernétique », Tiqqun, 2, 2001, p. 40-83, repris dans Tout a failli,
réfèrent à Ivan Illich, La convivialité, Paris, Seuil, 1973. vive le communisme !, Paris, La Fabrique, 2009, p. 223-339.
10. D. Graeber, Bureaucratie. L’utopie des règles, Paris, Les Liens qui libèrent, 2015. 32. Bateson, Une unité sacrée, p. 280.
11. Gregory Bateson, « Forme, substance et différence » (1970), dans Vers une écologie 33. Theodor Adorno et al., Études sur la personnalité autoritaire, Paris, Allia, 2001
de l’esprit, Paris, Seuil, 1977 [1972] t. 2, p. 259 (traduction aimablement revue par [1950].
Grégory Delaplace). Les mots en italiques sont soulignés par Bateson. La cita- 34. Turner, Aux sources de l’utopie, p. 115-116.
tion se poursuit par un avertissement prophétique : « il nous reste peut-être une 35. John Marks, The Search for the Manchurian candidate. The CIA and mind control,
vingtaine ou une trentaine d’années devant nous, avant que la reductio ad absur- New York, Times Books, 1979, p. 129.
dum logique de nos anciennes positions ne nous détruise. » 36. Turner, Aux sources de l’utopie, p. 201-206.
12. Ibid., p. 260, soulignement de l’auteur. 37. Ernst Friedrich Schumacher, Small is beautiful. Une société à la mesure de
13. Le plus ancien article repris dans le recueil, « Contact culturel et schismoge- l’homme, Paris, Seuil, 1973. Le sous-titre original était plus explicite : A study of
nèse », date de 1935. economics as if people mattered [Une approche de l’économie comme si les gens
14. Anthony Chaney, Runaway. Gregory Bateson, the double bind, and the rise of ecolo- comptaient.] Le thème a été récemment repris par Olivier Rey, Une question de
gical consciousness, University of North Carolina Press, 2017. taille, Paris, Stock, 2014, qui se réclame fortement d’Ivan Illich.
15. Gregory Bateson, Une unité sacrée. Quelques pas de plus vers une écologie de l’es- 38. I. Illich, Dans le miroir du passé (1988), in Œuvres complètes, 2, p. 736, évoque un
prit, Paris, Seuil, 1996 [1991], p. 412. slogan publicitaire d’Apple, « Programming as if people mattered » décalqué du
16. Niklas Luhmann, Systèmes sociaux. Esquisse d’une théorie générale, Presses uni- livre de Schumacher.
versitaires de Laval, 2012 [1984]. Luhmann s’appuie plus explicitement sur le
200 201
no tes no tes
39. Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 58. Sébastien Dutreuil, Gaïa. Hypothèse, programme de recherche pour le système
1999. terre, ou philosophie de la nature, Thèse, Paris 1, 2016 ; Id., « James Lovelock, Gaïa
40. Donald Worster, Les Pionniers de l’écologie, Paris, Le Sang de la terre, 2009 et la pollution : un scientifique entrepreneur à l’origine d’une nouvelle science
[Nature’s Economy, 1977] ; Richard Grove, Les Îles du Paradis. L’invention de et d’une philosophie politique de la nature », Zilsel, 2, 2017, p. 21-61. Voir aussi
l’écologie aux colonies, 1660-1854, présentation de Grégory Quenet, Paris, les commentaires de Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le Nouveau
La Découverte, 2013 [1993] ; Dominique Bourg, Alain Papaux, Dictionnaire de la Régime Climatique, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond / La Découverte,
pensée écologique, Paris, puf, 2015 ; Serge Audier, La société écologique et ses enne- 2015.
mis, Paris, La Découverte, 2016. 59. Wolf Feuerhahn, « Les catégories de l’entendement écologique : milieu,
41. William Vogt, La Faim du monde, Paris, Hachette, 1950 [Road to survival, 1948] ; Umwelt, environment, nature… », dans Guillaume Blanc, Élise Demeulenaere,
Fairfield Osborn, La Planète au pillage, Arles, Actes Sud, 2008 [Our Plundered W. Feuerhahn, Humanités environnementales. Enquêtes et contre-enquêtes, Paris,
Planet, 1948]. Pierre Rabhi qui préface cette réédition rappelle avoir été marqué Publications de la Sorbonne, 2017, p. 19-41.
par la lecture de la première édition française parue en 1949. Cf. Pierre Desrochers, 60. Robert Poujade, « Le premier ministère de l’Environnement (1971-1974).
Christine Hoffbauer, « The Post War Intellectual Roots of the Population Bomb. L’invention d’un possible », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 113, 2012, p. 51-54.
Fairfield Osborn’s Our Plundered Planet and William Vogt’s Road to Survival in 61. Ignacy Sachs, « Environnement, développement, marché : pour une économie
Retrospect », The Electronic Journal of Sustainable Development, 1, 2009. anthropologique », entretien avec Jacques Weber, Nature, sciences, société, 2, 1994,
42. Paul R. Ehrlich, La Bombe P. Sept milliards d’hommes en l’an 2000, Paris, Fayard, p. 258-265.
1972 [The Population Bomb, 1968]. 62. Donella Meadows, Dennis Meadows, Jørgen Randers et William W. Behrens iii,
43. Elinor Ostrom, Governing the Commons. The evolution of institutions for collective Halte à la croissance ?, Paris, Fayard, 1973 [1972]. La troisième version a également
action, Cambridge University Press, 1990. été traduite en français : Les limites à la croissance (dans un monde fini), Paris, Rue
44. Fabien Locher, « Les pâturages de la Guerre froide. Garrett Hardin et la “Tragédie de l’Échiquier, 2012 [2004]. Voir la mise en contexte que propose Élodie Vieille
des communs” », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 60, 2013, p. 7-36. Blanchard, « Croissance ou stabilité ? L’entreprise du Club de Rome et le débat
45. Bertrand de Jouvenel, Arcadie. Essais sur le mieux vivre, Paris, Gallimard, 2002 autour des modèles », dans Amy Dahan-Dalmedico (dir.), Les Modèles du futur.
[1968]. Changement climatique et scénarios économiques. Enjeux scientifiques et politiques,
46. Jean Dorst, Avant que nature meure, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1965. Une Paris, La Découverte, 2007, p. 19-43. Sur Peccei, « véritable père spirituel du déve-
réédition de 2012 est complétée par un texte de Robert Barbault, Et pour que loppement durable », voir Aurélien Bernier, Comment la mondialisation a tué l’éco-
nature vive. Voir aussi, Bernard Charbonneau, Jacques Ellul, Nous sommes révo- logie. Les politiques environnementales piégées par le libre-échange, Paris, Fayard,
lutionnaires malgré nous. Textes pionniers de l’écologie politique, Paris, Seuil, 2014. 2012, p. 122-124.
47. Arne Naess, Écologie, communauté et style de vie, Bellevaux, Dehors, 2013. Sur les 63. Ignacy Sachs, « Environnement et style de développement », Annales ESC, 29,
contresens commis à propos de Naess, voir la mise au point de Fabrice Flipo, 1974, p. 553-570.
« Arne Naess et l’écologie politique de nos communautés », Mouvements, 60, 2009, 64. Id., « Environnement, développement, marché », p. 160.
p. 158-162. 65. Wilfred Beckerman, « Economists, scientists, and environmental catastrophe »,
48. André Gorz, Écologie et politique, Paris, Seuil, 1975. Willy Gianinazzi, André Gorz, Oxford Economic Papers, 24, 1972, p. 327-344 : « Or, il me semblait que le document
une vie, Paris, La Découverte, 2016. produit par Meadows / Club de Rome était un tel tissu d’inepties, insolent et
49. Barry Commoner, Quelle planète laisserons-nous à nos enfants ?, Paris, Seuil, 1971 effronté, que personne ne pourrait possiblement le prendre au sérieux, et que ce
[Science and Survival, 1966] ; Id., L’Encerclement. Problèmes de survie en milieu ter- serait une perte de temps d’en discuter » (Now, it seemed to me that the Meadows /
restre, Paris, Seuil, 1972 [1971] ; Id., La Pauvreté du pouvoir. L’énergie et la crise éco- Club of Rome document was such such a brazen, impudent piece of nonsense that
nomique, Paris, puf, 1980 [1976] ; Michael Egan, Barry Commoner and the Science nobody could possibly take it seriously so that it would be a waste of time talking
of Survival. The Remaking of American Environmentalism, mit Press, 2007. about it).
50. Pour une présentation de ce courant, voir Reclaim, recueil de textes écoféministes, 66. Ibid. : « La vieille crainte au sujet de l’effet de serre causé par l’accumulation
Émilie Hache (éd.), Paris, Cambourakis, 2016. de dioxyde de carbone est mentionnée comme s’il s’agissait d’un fait établi,
51. Chaney, Runaway. alors que tout le monde sait que cette histoire à faire peur a reçu des critiques
52. Bateson, « But conscient ou nature », Vers une écologie de l’esprit, t. 2, p. 215-232. dévastatrices » (The old scare about the glasshouse effect of accumulation of car-
53. Chaney, Runaway, p. 233-234. bon dioxide in the atmosphere is quoted as if it were established fact though eve-
54. Mary Catherine Bateson, Our own metaphor. A personal account of a conference on rybody knows that this particular scare story has been subjected to very damaging
the effects of conscious purpose on human adaptation, Washington, Smithsonian criticism).
Institution Press, 1991 [1972]. 67. Dominique Pestre, « La mise en économie de l’environnement comme règle.
55. Sebastian Vincent Grevsmühl, La Terre vue d’en haut. L’invention de l’environne- Entre théologie économique, pragmatisme et hégémonie politique », Écologie &
ment global, Paris, Seuil, 2014, p. 226-243. politique, 52, 2016, p. 19-44.
56. Ibid. 68. Pottier, L’Économie dans l’impasse climatique, p. 119-140.
57. James Lovelock et Lynn Margulis, « Atmospheric homeostasis by and for the 69. Ibid., p. 131. Le retournement de Robert Solow entre 1971 et 1974 illustre ce chan-
biosphere : the gaia hypothesis », Tellus, 26, 1974, p. 2-10. gement d’approche.
202 203
no tes no tes
70. Graham Turner, « Is global collapse imminent ? An updated comparison of The 12. Richard de Saint-Victor, Liber exceptionum, éd. Jean Châtillon, Paris, Vrin, 1958,
Limits to growth with Historical Data », Melbourne Sustainable Society Institute, p. 104-106.
Research paper n° 4, 2014. Sa conclusion est que le point de retournement, 13. Walter Benjamin, « Le capitalisme comme religion » [1921], dans Fragments phi-
annoncé pour 2015, serait sans doute retardé au-delà de 2030, au risque de pro- losophiques, politiques, critiques, littéraires, Paris, puf, 2001, p. 110-114 et le com-
duire un effondrement plus violent encore que le prévoyait le modèle. Voir aussi, mentaire de Michael Löwy, « Le capitalisme comme religion : Walter Benjamin
Ugo Bardi, The Limits to growth revisited, Berlin, Springer, 2011. et Max Weber », Raisons politiques, 23, 2006, p. 203-219. Je remercie Andrew
71. I. Illich, La Convivialité, p. 147-148 : « Je crois que la croissance s’arrêtera d’elle- Benjamin d’avoir attiré mon attention sur ce texte.
même. […] Un événement imprévisible et probablement mineur servira de déto- 14. Ivan Illich, Némésis médicale, in Œuvres complètes, t. 1, Paris, Fayard, 2003,
nateur à la crise. » Plusieurs chapitres du livre ont été initialement publiés dans p. 781-782.
le numéro de mars-avril 1973 de Social Policy Magazine. 15. Bernard Maris, Houellebecq économiste, Paris, Flammarion, 2014.
72. « Partage de la valeur ajoutée entre travail et capital : Comment expliquer la 16. C’est du moins la description répétée du protagoniste de La Possibilité d’une
diminution de la part du travail ? », Perspective de l’emploi, ocde, 2012. île, dans Houellebecq 2001-2010, Paris, Flammarion, 2015, p. 373. De son côté, le
73. A. Pottier, Comment les économistes réchauffent le climat. personnage de l’artiste Jed Martin répète plusieurs fois : « Je veux simplement
74. Valérie Boisvert et Hélène Tordjman, « L’idéologie marchande au service de la rendre compte du monde », La Carte et le territoire, Ibid., p. 1466.
biodiversité ? », Mouvements, 70, février 2012, p. 31-42 [en ligne : https://www.cairn. 17. Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie (1991) in
info/revue-mouvements-2012-2-page-31.htm]. Houellebecq 1991-2000, Paris, Flammarion, 2015. Voir notamment, p. 116 :
75. A. Gorz, Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme, Paris, Galilée, 1980. « La valeur d’un être humain se mesure aujourd’hui par son efficacité écono-
76. V. Boisvert, H. Tordjman, « L’idéologie marchande ». mique et son potentiel érotique : soit, très exactement, les deux choses que
77. Gaël Giraud, L’Illusion financière. Des subprimes à la transition écologique, Paris, Lovecraft détestait le plus fort. »
Éditions ouvrières / Éditions de l’atelier, 2014 [2012]. 18. Ibid., p. 120, les italiques sont de l’auteur. Voir aussi La Poursuite du bonheur
78. Pottier, Comment les économistes. (1991), Ibid., p. 191 : « Il y a quelque chose de mort au fond de moi / Une vague
79. Bertrand Méheust, La Politique de l’oxymore. Comment ceux qui nous gouvernent nécrose, une absence de joie » ; p. 223.
nous masquent la réalité du monde, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/ 19. Michel Houellebecq, Rester vivant, Ibid., p. 127-151.
La Découverte, 2009. 20. Rester vivant, p. 148.
21. Le Sens du combat, p. 527.
22. Le Sens du combat, p. 499.
notes du chapitre iii 23. « Lettre à Lakis Proguidis » (1997), Interventions, dans Houellebecq 2001-2010,
p. 966.
1. M. Gauchet, Le Nouveau Monde, p. 145-200. 24. La Poursuite du bonheur, p. 210 : « La présence subtile, interstitielle de Dieu / a dis-
2. M. Gauchet, À l’épreuve des totalitarismes (L’avènement de la démocratie, t. 3), paru / Nous flottons maintenant dans un espace désert / Et nos corps sont à nu. »
Paris, Gallimard, p. 516-551. 25. Le Sens du combat, p. 481.
3. M. Gauchet, Le Nouveau monde p. 145-200. 26. La Poursuite du bonheur, p. 213.
4. Jean Robert, Thierry Paquot, « Monument ou chantier ? L’héritage intellectuel 27. Le Sens du combat, p. 466-467.
d’Ivan Illich (1926-2002) », Esprit, août / septembre 2010, p. 116-125. 28. « Nature », La poursuite du bonheur, p. 173.
5. Jan Eckel, Samuel Moyn (éd.), The Breakthrough. Human rights in the 1970’s, 29. Extension du domaine de la lutte (1994), p. 417.
University of Pennsylvania Press, 2014. 30. La Carte et le territoire (2010), dans Houellebecq 2001-2010, p. 1473.
6. Gauchet, Le Nouveau monde, p. 433-470. Voir aussi, p. 688-690. 31. La Carte et le territoire, p. 1240-1241.
7. Ibid., p. 465. 32. Jean-Paul Gaillard, « Sur le façonnement psychosociétal en cours : enjeux psycho-
8. Après avoir écrit cette parenthèse, je découvre une analyse similaire et bien plus thérapeutiques et éducatifs », Thérapie familiale, 74, 2007, p. 349-367, développé
riche chez Alain Damasio, « La Zone du Dedans. Réflexions sur une société sans dans Id., Enfants et adolescents en mutation. Mode d’emploi pour les parents, édu-
air », dans Le Dehors de toute chose d’Alain Damasio, architecturé par Benjamin cateurs, enseignants et thérapeutes, Paris, ESF, 2009.
Mayet, La Volte, Clamart, 2016. 33. À défaut, voir l’introduction de David Cayley dans I. Illich, D. Cayley,
9. A. Pottier, « Le capitalisme est-il compatible avec les limites écologiques ? », La Corruption du meilleur engendre le pire, Arles, Actes Sud, 2007 et Thierry
Institut Veblen, 2017 [en ligne : http://www.veblen-institute.org/IMG/pdf/texte_ Paquot, Introduction à Ivan Illich, Paris, La Découverte, 2012. Pour les années
veblen.pdf]. 1960-1976, voir Todd Hartch, The Prophet of Cuernavaca. Ivan Illich and the crisis
10. Gauchet, Le Nouveau Monde, p. 455. of the West, Oxford University Press, 2015, à compléter par les comptes rendus
11. Rappelons la citation exacte : « Ils rejettent leurs problèmes sur la société. Mais, parus dans The International Journal of Illich Studies, 4, 2015.
vous le savez bien, il n’y a rien de tel que la société. Il y a des individus, hommes 34. Helmut Woll, « Anmerkungen zur Dissertation von Ivan Illich über Arnold
et femmes, et il y a des familles » (They are casting their problems at society. And, Joseph Toynbee », The International Journal of Illich Studies, 5, 2016, p. 44-56, qui
you know, there’s no such thing as society. There are individual men and women permet de comprendre que ce travail d’étudiant n’était sans doute pas de pre-
and there are families), interview à Woman’s own, 23 septembre 1987. mière importance.
204 205
no tes no tes
35. Ivan Illich, « De nationalité américaine et pourtant étrangers… » (1956), Œuvres 61. Jacques Ellul, La Subversion du christianisme, Paris, Seuil, 1984. Ivan Illich,
complètes, t. 1, Paris, Fayard, 2003, p. 59-68. « Hommage à Jacques Ellul » (1993), dans La perte des sens, Paris, Fayard, 2004,
36. Illich présente souvent Ladner comme son maître en soulignant l’importance p. 153-162.
de son grand livre (The Idea of Reform. Its impact on christian thought and action 62. D. Cayley, Entretiens avec Ivan Illich, Montréal, Bellarmin, 1996, p. 164.
in the age of the Fathers, Harvard University Press, 1959) qu’il donnait en lecture 63. Némésis médicale, p. 781.
obligatoire à ses étudiants dans les années 1960. Ladner fut en poste à Fordham 64. Némésis médicale (1975), in Œuvres complètes, t. 1, p. 785. Illich se réfère à un
de 1952 à 1962, avant d’être invité à l’ucla par Lynn White. article de Hans Jonas paru dans Esprit en septembre 1974, qui préfigurait les
37. Francine du Plessix Gray, Divine disobedience. Profiles in catholic radicalism, New thèses développées dans Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisa-
York, Knopf, 1970, p. 251-252. tion technologique, Paris, Cerf, 1990 [1979]. Il en avait sans doute eu connaissance
38. La Corruption du meilleur, p. 84. par Paul Thibaud, directeur de la revue qui participa à la mise en forme de la
39. Jean Robert et Valentine Borremans, « Préface », in Œuvres complètes, t. 1, version française du livre en janvier 1975.
p. 10-12 ; Hartch, The prophet, p. 145-154. 65. « La perte des sens et du monde » (1992), La Perte des sens, p. 356-357.
40. Ce sont les premiers mots d’Illich dans La Corruption du meilleur, p. 83 : « Je crois
fermement que l’Incarnation donne lieu à une floraison, parfaitement neuve et
bouleversante, d’amour et de connaissance : le chrétien peut désormais aimer le notes du chapitre iv
Dieu de la Bible dans sa chair. » La parabole du bon Samaritain est invoquée très
vite, p. 87-88. 1. Thomas Hirsch, « I’m the whole show : Marcel Mauss professeur à l’Institut
41. Du Plessix Gray, Divine disobedience, p. 274-275. L’ensemble du chapitre, p. 231- d’ethnologie », in A. Delpuech, C. Laurière, C. Peltier-Caroff (dir.), Les Années
322, offre un témoignage passionnant sur Illich à cette date. folles de l’ethnographie. Trocadéro 1928- 1935, Paris, Publications scientifique du
42. Du Plessix Gray, Divine disobedience, p. 257. mnhn , 2017, p. 341-402.
43. Hartch, The prophet, p. 30-47. 2. M. Mauss, « Les techniques du corps » (1934), dans Sociologie et anthropologie,
44. « La charité trahie », dans Libérer l’avenir (1971), Œuvres complètes, t. 1, p. 77-91. Paris, puf , 1950.
45. Du Plessix Gray, Divine disobedience, p. 231-240. 3. Louis Dumont, « Marcel Mauss », dans Essais sur l’individualisme. Une perspective
46. Une société sans école (1971), Énergie et équité (1974), Némésis médicale (1975). anthropologique sur le monde moderne, Paris, Seuil, 1985, p. 193-214.
47. « La langue maternelle enseignée » (1978), Dans le miroir du passé, p. 825-849. 4. Louis Dumont, Homo hierarchicus. Essai sur le système des castes, Paris, Gallimard,
48. Illich évoque souvent ses liens étroits avec Paolo Prodi, lequel a été Fellow du 1967, p. 20 : « L’attrait, je dirais presque la fascination qu’exerçait Marcel Mauss
Wilson Center à Washington pendant l’année 1978-79. C’est vraisemblablement sur la plupart de ses élèves et auditeurs était due avant tout à cet aspect de son
là qu’ils se sont rencontrés sans doute à la faveur d’un séjour. Je n’ai malheureu- enseignement. »
sement pas pu vérifier cette hypothèse, faute d’avoir accès au rapport annuel du 5. R. Caillois, « Préface », dans Montesquieu, Œuvres complètes, Paris, Gallimard
centre pour cette année. (Pléiade), 1949, p. v.
49. « L’ascèse à l’âge des systèmes », dans La Perte des sens (1996), p. 279-286 ; 6. Ibid., p. vi.
La Corruption du meilleur, p. 112-122, 213-227. 7. I. Illich, La Corruption du meilleur, p. 303-304.
50. La Corruption du meilleur, p. 220. 8. G. Bateson, « But conscient ou nature », dans Vers une écologie, t. 2, p. 227.
51. « Douze ans après Némésis médicale. Pour une histoire du corps » (1985), dans 9. Élise Demeulenaere en propose un récit critique.
Dans le miroir du passé, p. 927-934. 10. Michel Callon et Bruno Latour, La Science telle qu’elle se fait, Paris,
52. « Surveiller son regard à l’âge du show » (1993), dans La Perte des sens, La Découverte, 1990.
p. 187-231. 11. Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales.
53. Daniel Cérézuelle, « La technique et la chair. De l’ensarkosis logou à la critique de 12. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
la société technicienne chez Bernard Charbonneau, Jacques Ellul et Ivan Illich », 13. N. Martin, Les Âmes sauvages, p. 58-62
Revue européenne des sciences sociales, 43, 2005, p. 5-30. 14. Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de
54. Dans le miroir du passé, p. 706 ; La Corruption du meilleur, p. 218-222. l’humain, Bruxelles, Zones sensibles, 2017 [2013].
55. Voir Le chômage créateur (1977), p. 67-82 ; « L’histoire des besoins » (1988), dans 15. Augustin Berque, Ecoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris,
La Perte des sens, p. 71-105. Belin, 2000.
56. « Disvaleur » (1986), Dans le miroir du passé, p. 773-786. 16. I. Illich, « L’art d’habiter », dans Œuvres complètes, t. 2, p. 755-765. Thierry Paquot,
57. Le Genre vernaculaire (1982). Michel Lussault, Chris Younès (dir.), Habiter, le propre de l’humain. Villes,
58. Je préfère traduire ainsi, car il n’y a aucune notion d’engendrement dans l’ex- territoires et philosophie, Paris, La Découverte, 2007.
pression latine qui signifie exactement « la corruption de ce qu’il y a de meilleur 17. Ibid., p. 760.
est la pire de toutes les corruptions ». La nuance que présente la traduction qu’il 18. « Aux révolté.e.s de Notre Dame des Landes », 30 août 2012 [en ligne : https://zad.
propose correspond au sens historique qu’Illich donne à la citation. nadir.org/spip.php?article320] : « Nous habitons ici, et ce n’est pas peu dire. Habiter
59. « L’origine chrétienne des services » (1987), La Perte des sens, p. 9-43. n’est pas loger […] Habiter, c’est autre chose. C’est un entrelacement de liens … ». La
60. « La langue maternelle enseignée », Dans le miroir du passé, p. 839. suite de ce texte est le premier jet d’un passage d’À nos amis, que je citerai plus loin.
206 207
no tes no tes
19. Tim Ingold, Marcher avec les dragons, Bruxelles, Zones Sensibles, 2013 ; Id., Faire. 8. Olivier Agard, « Norbert Elias et le projet d’une “psychologie socio-historique” »,
Anthropologie, archéologie, art et architecture, Bellevaux, Éditions Dehors, 2016 Revue germanique internationale, 10, 1998, p. 117-140.
[2014]. 9. Karl Mannheim, Idéologie et utopie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de
20. Ingold, Faire, p. 66. l’homme, 2006 [1929].
21. Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Flammarion, 10. Cité par O. Agard, « Norbert Elias », note 49.
2012 [1958]. Id., L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, 11. N. Elias, La Dynamique de l’Occident, p. 258-261.
Grenoble, Millon, 2005. 12. N. Elias, « Trop tard ou trop tôt. Notes sur la classification de la théorie du pro-
22. G. Simondon, L’individuation, p. 301. cessus et de la configuration », dans Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard,
23. Muriel Combes, Simondon. Individu et collectivité, Paris, puf , 1999 1991, p. 173-176.
24. Comité invisible, À nos amis, Paris, La Fabrique, p. 79. 13. Peter Heather, Rome et les barbares. Histoire nouvelle de la chute de l’empire, Paris,
25. D. Bourg, Une nouvelle Terre. Alma, 2017 [2005].
26. Jean-Baptiste Vidalou, Être forêts. Habiter des territoires en luttes, Paris, Zones, 14. Aldo Schiavone, L’Histoire brisée. La Rome antique et l’Occident moderne, Paris,
2017. Belin, 2003 [1996].
27. Christopher Stone, Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? Vers la reconnaissance 15. Max Weber, « Les causes sociales du déclin de la civilisation antique » (1896),
de droits juridiques aux objets naturels, Paris, Le passager clandestin, 2017. dans Économie et société dans l’Antiquité, Paris, La Découverte, 1998, p. 63-83.
28. Michel Serres, Le Contrat naturel, Paris, Flammarion, 2009 [1990]. 16. Martin A. Claussen, The reform of the Frankish church. Chrodegang of Metz and
29. D. Bourg, Pour une 6e République écologique, Paris, Odile Jacob, 2011. the Regula canonicorum in the eighth century, Cambridge University Press, 2005 ;
30. Franck Poupeau, « La Bolivie entre Pachamama et modèle extractiviste », Julia Barrow, « Chrodegang, his rule and its successors », Early Medieval Europe,
Écologie et politique, 46, 2013, p. 109-119. 26, 2006, p. 201–212.
31. Te Awa Tupua (Whanganui River Claims Settlement) Act 2017, Wellington, New 17. Mary E.S. Ober, The Role of Chrodegang of Metz (712-766) in the formation of wes-
Zealand Government, 2017 : « Te Awa Tupua is an indivisible and living whole, tern plainchant, Pittsburgh, 2006.
comprising the Whanganui River from the mountains to the sea, incorporating all 18. Philippe Depreux, « Ambitions et limites des réformes culturelles à l’époque
its physical and metaphysical elements. » carolingienne », Revue historique, 623, 2002, p. 721-753.
32. Paul McHugh, The Maori Magna Carta. New Zealand law and the treaty of 19. Michel Banniard, Viva voce. Communication écrite et communication orale du
Waitangi, Oxford University Press, 1991, p. 29. iv e au ix e siècle en Occident latin, Paris, Institut des études augustiniennes, 1992.
33. Michael Belgrave, Historical Frictions. Maori claims and reinvented histories, 20. Raoul Glaber, Histoires, trad. M. Arnoux, Turnhout, Brepols, 1996, p. 164.
Auckland University Press, 2005. 21. Heinrich August Winkler, Der lange Weg nach Westen, t. 1, Deutsche Geschichte
vom Ende des Alten Reiches bis zum Untergang der Weimarer Republik, Munich,
C. H. Beck, 2000.
notes du chapitre v 22. Alessio Fiore, « L’impero come signore : istituzioni e pratiche di potere nell’Italia
del xii secolo », Storica, 30, 2004, p. 31-58.
1. Robert d’Orbigny, Le Conte de Floire et Blancheflor, ed. Jean-Luc Leclanche, Paris, 23. Isabelle Marchesin, L’Arbre et la colonne. La porte de bronze d’Hildesheim, Paris,
Champion, 2003 : « Il n’en a tant, mon essïent / entre Orïent et Occident ». Picard, 2017
2. Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1980 [1978]. 24. Sébastien Bully et Éliane Vergnolle (éd.), Le « premier art roman » cent ans
3. Pour citer une formulation officielle, on peut se référer à l’article 2 du traité sur après. La construction entre Saône et Pô autour de l’an mil. Études comparatives,
l’Union européenne (Lisbonne, 2009) : « L’Union est fondée sur les valeurs de Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2012.
respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État 25. Voir le numéro de Médiévales, 21, 1991, « L’an Mil. Rythmes et acteurs d’une
de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des croissance »
personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États 26. L’existence d’un modèle méridional a été mis en évidence par Pierre Bonnassie,
membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, « Du Rhône à la Galice : genèse et modalités du régime féodal », dans Structures
la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. » féodales et féodalisme dans l’Occident méditerranéen (x e-xiii e siècle), Rome, EFR,
4. Shmuel Eisenstadt, « Multiple modernities », Daedalus, 129, 2000, p. 1-29. 1980, p. 17-44.
5. Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 ; La Société de 27. Dominique Barthélemy, L’an mil et la paix de Dieu. La France chrétienne et féo-
cour, Paris, Calmann-Lévy, 1974 ; La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann- dale, 980-1060. Paris, Fayard, 1999, dont l’exposé est surchargé d’une polémique
Lévy, 1976. Sur sa carrière et sa réception en France, voir Marc Joly, Devenir inutile contre la « mutation de l’an mil » et qui néglige la continuité entre ces
Norbert Elias, Paris, Fayard, 2012. assemblées et le projet de réforme de l’Église.
6. Stephen Mennell, « Quelques observations en guise de conclusion », Vingtième 28. Chris Wickham, Community and clientele in twelfth-century Tuscany. The origins
Siècle. Revue d’histoire, 106, 2010, p. 209-214 ; M. Joly, Devenir Norbert Elias, p. 252- of the rural commune in the plain of Lucca, 1998.
257. J’utilise par commodité l’édition anglaise, N. Elias, Power and civility. The 29. Nora Berend (éd.), Christianization and the Rise of Christian Monarchy.
civilizing process, vol. 2, Oxford, Blackwell, 1992. Scandinavia, Central Europe and Rus’, c. 900-1200, Cambridge University Press,
7. Damien Boquet, Piroska Nagy, Sensible Moyen Âge, Paris, Seuil, 2015. 2007.
208 209
no tes no tes
30. Jenö Szűcs, Les trois Europes, Paris, L’Harmattan, 1985. notes du chapitre vi
31. En dernier lieu, Étienne François et Thomas Serrier (dir.), Europa. Notre histoire,
Paris, Les Arènes, 2017, adopte une approche fragmentaire. 1. Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, suivi d’autres essais,
32. Joseph Morsel, L’Aristocratie médiévale. La domination sociale en Occident Paris, Gallimard, 2003.
(v e-xv e siècle), Paris, Armand Colin, 2004. 2. Les réactions qui entourent aujourd’hui la réception des travaux de Giacomo
33. F. Mazel, L’Évêque et le territoire. L’invention médiévale de l’espace (v e-xiii e siècles), Todeschini dans les milieux catholiques sont fréquemment imprégnées de
Paris, Seuil, 2016. telles arrière-pensées.
34. Joëlle Burnouf, Archéologie médiévale en France. Le second Moyen Âge (xii e- 3. Pour prendre deux exemples récents déjà cités, J.-P. Dupuy, L’Avenir de l’économie,
xvi e siècle), Paris, La Découverte, 2008. en propose une réinterprétation attentive, tandis que D. McCloskey, Bourgeois
35. Harold J. Berman, Droit et révolution, Aix-en-Provence, Librairie de l’université, Dignity, l’écarte sommairement.
2002 [1983]. 4. Jan De Vries, Ad van der Woude, The First modern economy. Success, failure, and
36. Éléonore Andrieu, « Quand les rhinocéros prennent la parole. Le gab et la perseverance of the Dutch Economy, 1500-1815, Cambridge University Press, 1997,
question de la parole efficace dans Le voyage de Charlemagne à Jérusalem et à p 165-172
Constantinople », dans N. Bériou, J.-P. Boudet, I. Rosier-Catach, Le Pouvoir des 5. Peter Ghosh, Max Weber and the Protestant Ethic. Twin Histories, Oxford
mots au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2014, p. 71-105. University Press, 2014. L’exploration personnelle de Weber est également menée,
37. Jacques Krynen, L’Empire du roi. Idées et croyances politiques en France, xiii e- sous un autre angle, par Michel Lallement, Tensions majeures. Max Weber,
xv e siècles, Paris, Gallimard, 1993. l’économie, l’érotisme, Paris, Gallimard, 2013.
38. Fanny Cosandey, Robert Descimon, L’absolutisme en France. Histoire et historio- 6. Jürgen Deininger, « Einleitung », in M. Weber, Die römische Agrarsgeschichte in
graphie, Paris, Seuil, 2002. ihrer Bedeutung für das Staats- und Privatsrecht, Tübingen, Mohr, 1986, p. 57-58.
39. E. H. Kantorowicz, Les Deux corps du roi. R. E. Lerner, Ernst Kantorowicz. Au sujet 7. Dans sa leçon inaugurale de Fribourg, Weber présente ainsi la science
de l’importance de son œuvre pour M. Gauchet, voir Lorenzo Comensoli, économique. Cf. Wilhelm Hennis, La problématique de Max Weber, puf, 1996
« Gauchet lettore di Kantorowicz. Apporti alla teoria del disincanto », Filosofia [1987], p. 140-149.
Politica, 27, 2013, p. 271-294. 8. Isabelle Kalinowski, « La science, profession et vocation », dans M. Weber,
40. C. Stephen Jaeger, The Envy of angels. Cathedral Schools and Social Ideals in La science, profession et vocation, Marseille, Agone, 2005, p. 117-147.
Medieval Europe, 950–1200, University of Pennsylvania Press, 1994. 9. Ghosh, Weber, p. 35-36.
41. Irène Rosier-Catach (éd.), Arts du langage et théologie aux confins des xie- 10. Ghosh, Weber, p. 44.
xiie siècles. Textes, maîtres, débats, Turnhout, Brepols, 2011. 11. On peut en lire quelques extraits traduits en français, M. Weber, « Roscher
42. Héloïse et Abélard sont à l’épicentre de ces bouleversements culturels, cf. et Knies et les problèmes logiques de l’économie politique historique, 1903-
S. Piron, « L’éducation sentimentale d’Héloïse », Clio. Femmes, genre, histoire, 47, 1906 », Philosophie, 85, 2005, p. 3-18 suivi de Wolf Feuerhahn, « Max Weber et
2018, p. 167-168. l’explication compréhensive », Ibid., p. 19-41. Voir aussi Wilhelm Hennis, La
43. M. Bloch, Les Caractères originaux de l’histoire rurale française. Problématique de Max Weber, p. 141-180 ; Ghosh, Weber, p. 12-30.
44. R. Fossier, « Villages et villageois », dans Villages et villageois au Moyen Âge, 12. Wolf Feuerhahn, « “L’homme tout entier” (der ganze Mensch). Un mot d’ordre
Publications de la Sorbonne, 1982, p. 207-214. philosophique des sciences de l’esprit allemandes », dans J. Carroy, N. Richard,
45. Isabelle Catteddu, Archéologie médiévale en France. Le premier Moyen Âge F. Vatin (éds), L’homme des sciences de l’homme. Une histoire transdisciplinaire,
(v e-xi e siècle), Paris, La Découverte, 2009. Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2013, p. 215-231.
46. Édith Peytremann, « La notion de village en France au premier Moyen Âge. 13. Catherine Colliot-Thélène, Le Désenchantement de l’État. De Hegel à Max Weber,
Retour sur un débat », Archéopages, 40, 2014 [en ligne : http://journals.openedi- Paris, Minuit, 1992, p. 78-82.
tion.org/archeopages/618]. 14. W. Hennis, La Problématique, p. 184-188.
47. Aline Durand, Les Paysages médiévaux du Languedoc. x e-xii e siècles, Toulouse, 15. Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, Paris, Flammarion, 2002 [1887].
Presses universitaires du Mirail, 1998. 16. Weber, L’Éthique protestante, p. 251.
48. Joseph Morsel, « “Communautés d’installés”. Pour une histoire de l’apparte- 17. Ernst Trœltsch, Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen, Aalen,
nance médiévale au village ou à la ville », EspacesTemps.net, 2014 [en ligne : Scientia, 1992 [1912]. Camille Froidevaux-Metterie, Ernst Trœltsch. La religion
https://www.espacestemps.net/articles/communautes-dinstalles]. chrétienne et le monde moderne, Paris, puf , 1999.
18. Ghosh, Max Weber, p. 156-162.
19. Weber, L’Éthique protestante, note 53, p. 54-57.
20. William Petty, Political Arithmetick, dans The Economic Writings of sir William
Petty, ed. Charles Henry Hull, Londres, Kelley, 1899, p. 261-264.
21. Franz Keller, Unternehmung und Mehrwert. Eine sozial-ethische Studie zur
Geschäftsmoral, Cologne, Bachem, 1912. Voir Philip Knäble, « Caritas vs. Askese.
Die scholastische Wirtschaftslehre als Retter des “wahren echten Kapitalismus” »,
Trajectoires, 10, 2016 [en ligne : http://trajectoires.revues.org/2059].
210 211
no tes no tes
22. W. Sombart, Le Bourgeois. Contribution à l’histoire morale et intellectuelle de de son esprit, a donné à sa prédication plus de hauteur et beaucoup plus de
l’homme économique moderne, Paris, Payot, 1926 [1913], p. 232-238 : « Chez Antonin noblesse que les trois autres. »
de Florence et chez Bernardin de Sienne, au contraire, la notion du capital est 42. Daniel Weidner, « Geist, Wort, Liebe. Das Johannesevangelium um 1800 », dans
admirablement développée et précisée, et le mot même “capital” » se trouve Das Buch der Bücher – gelesen. Lesarten der Bibel in den Wissenschaften und
déjà dans leurs écrits. Ils nous apprennent sur le capital des choses que la Künsten. Steffen Martus, Andrea Polaschegg (ed.), Berlin, Peter Lang, 2006,
science de l’économie politique n’a réapprises que grâce à Marx. » p. 435-470.
23. M. Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996, p. 308. Cette référence 43. J. Louis Martyn, History and theology in the fourth Gospel, New York, Harper &
permet de dater la rédaction de la section « L’État et la hiérocratie » après la Row, 1968.
lecture de Franz Keller. W. Feuerhahn remarque que ce passage est l’un des très 44. En dernier lieu, Nanine Charbonnel, Jésus-Christ, sublime figure de papier, Paris,
rares cas où Weber emploie le terme de « Modernität ». Berg, 2017.
24. M. Weber, « Considération intermédiaire : théorie des degrés et des orientations 45. S. Piron, « Les écrits de frère Léon. Introduction », dans Jacques Dalarun (dir.),
du refus du monde religieux », Sociologie des religions, 1996, p. 457. François d’Assise. Écrits, Vies, témoignages, Paris, Le Cerf-Editions franciscaines,
25. M. Weber, La science, profession et vocation, p. 18-19. 2010, t. 1, p. 1165-1184.
26. M. Weber, L’Éthique protestante, p. 106-107, 132, 187, 190. 46. James D. G. Dunn, Jesus remembered, Grand Rapids (Mich.), Eerdmans, 2003,
27. Question posée par Jean Greisch, dans M. Gauchet, Un monde désenchanté ?, semble être l’ouvrage qui a rendu manifeste cette impasse, qui était déjà
Paris, Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 2004, p. 63. dénoncée par Ben F. Meyer, The Aims of Jesus, Londres, scm , 1979.
28. Pour un aperçu de son parcours, voir M. Gauchet, La Condition historique, 47. Jonathan Bernier, Aposynagōgos and the historical Jesus in John. Rethinking the
entretiens avec F. Azouvi et S. Piron, Paris, Stock, 2002 ; Lionel Fouré, Nicolas historicity of the Johannine expulsion passages, Leiden, Brill, 2015.
Poirier, « Entretien avec Marcel Gauchet », Le Philosophoire, 19, 2003, p. 23-37. 48. Jacqueline Genot-Bismuth, Judith Genot, Jérusalem ressuscité. La Bible hébraïque
29. N. Doyle, Marcel Gauchet and the Loss of Common Purpose. Imaginary Islam and et l’Évangile de Jean à l’épreuve de l’archéologie nouvelle, Paris, Œil-Albin Michel,
the Crisis of European Democracy, Lanham, Lexington Books, 2017. 1992, p. 106. Jacqueline Genot-Bismuth Un homme nommé Salut. Genèse d’une
30. P. Clastres, La Société contre l’État. Recherches d’anthropologie politique, Paris, hérésie à Jérusalem, Paris, Œil, 1986.
Minuit, 1974. 49. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, t. 2, Paris, Cerf, 1994, p. 68 (§ v,
31. M. Gauchet, « Politique et société. La leçon des sauvages » (1975) et « La dette 24, 3).
du sens et les racines de l’État. Politique de la religion primitive » (1977), repris 50. On retient habituellement comme terminus post quem l’allusion à la mort
dans La condition politique, Paris, Gallimard, 2005. de Pierre (Jean 21,19), mais ce dernier chapitre, inséré après une première
32. P. Descola, Par-delà nature et culture, p. 148-162 ; La Composition des mondes, conclusion (20,30), pourrait être sensiblement plus tardif que la première
p. 224-235. rédaction.
33. Gauchet, Le Désenchantement, p. xii-xv. 51. Irénée de Lyon, Contre les hérésies, dans Jean-Marie Salamito, Vincent Zanini
34. Gauchet, Le Nouveau monde, p. 722-728 fait à nouveau appel à la démarche (dir.), Premiers écrits chrétiens, Paris, Gallimard (Pléiade), 2016, p. 992-993 ;
criticiste kantienne, non pas afin d’expliciter un arrière-plan de la sienne, Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, p. 61-62 (§ V, 20, 4-6).
mais pour exprimer la nécessité d’une réflexion dans l’espace public sur les 52. John A. T. Robinson, Redating the New Testament, Eugene (Or.), Wipf & Stock,
conditions de possibilité de la société autonome. 1976.
35. Gauchet, Le Désenchantement, p. 95-101. 53. Bertrand Méheust, Jésus thaumaturge, Paris, Dunod, 2015.
36. Pour une introduction à cette tradition, Robert W. Funk, Roy W. Hoover and the 54. Histoire de l’enfance de Jésus, dans Écrits apocryphes chrétiens, François Bovon,
Jesus seminar, The Five Gospels. The search for the authentic words of Jesus, New Pierre Geoltrain (dir.), Paris, Gallimard (Pléiade), 1997, p. 190-204. Méheust,
York, Macmillan, 1993. Jésus thaumaturge, p. 222-237
37. Rudolf Bultmann, Nouveau Testament et mythologie, Genève, Labor et Fides, 2013 55. Simon Claude Mimouni, Le Judaïsme ancien et les origines du christianisme, Paris,
[1941]. Bayard, 2017, p. 367-400.
38. James D.G. Dunn, « Altering the default setting. Re-envisaging the early 56. Sur ce thème, voir Gian Luca Potestà, Le Dernier Messie. Prophétie et souveraineté
transmission of the Jesus tradition », New Testament Studies, 49, 2003, p. 139-175. au Moyen Âge, Paris, Belles-Lettres, 2018 [2014].
39. Adriana Destro, Mauro Pesce, Le Récit et l’écriture. Introduction à la lecture des 57. J. Genot-Bismuth, Un homme nommé Salut, p. 110-112. Simon Claude Mimouni,
évangiles, Genève, Labor et Fides, 2016 [2013]. Le livre de Bart D. Ehrman, Jésus Le Judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère, Paris
avant les évangiles. Comment les premiers chrétiens se sont rappelé, ont transformé PUF, 2012, p. 444.
et inventé leurs histoires du Sauveur, Paris, Bayard, 2017 [2016] est encore plus 58. Voir en ce sens les réflexions de Pierre de Jean Olivi : S. Piron, « L’herméneutique
décevant. évangélique olivienne. Le silence du Christ et la nécessité des récits
40. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, Paris, Cerf, 1952, p. 131-132, (iii , 24, discordants », Oliviana, 4, 2012 [en ligne : http://journals.openedition.org/
11-13) qui se fonde sur Jn 20,30 et 21,25. oliviana/765].
41. Augustin, Homélies de l’Evangile de Saint Jean, xxxiv-xliii , Paris, Études 59. Larry W. Hurtado, Le Seigneur Jésus Christ. La dévotion envers Jésus aux premiers
augustiniennes, (Œuvres de Saint Augustin, 73 a ), 1988, p. 175 (traduction temps du christianisme, Paris, Cerf, 2009 [2003].
modifiée) : « L’apôtre saint Jean, comparé non sans raison à l’aigle pour l’acuité 60. Daniel Boyarin, La Partition du judaïsme et du christianisme, Le Cerf, 2011 [2004].
212 213
no tes no tes
61. S. Cl. Mimouni, « Paul de Tarse. Éléments pour une réévaluation historique et 3. David Nicholas, The Growth of the medieval city. From late antiquity to the early
doctrinale », dans Le Judaïsme ancien et les origines, p. 435-466. fourteenth century, Abingdon, Routledge, 2014 [1997] ; François Menant, L’Italie
62. Françoise Briquel Chatonnet, Muriel Debié, Le Monde syriaque. Sur les routes des communes. 1100-1350, Paris, Belin, 2005.
d’un christianisme ignoré, Paris, Belles-Lettres, 2017. 4. Jacques Le Goff, La Bourse et la vie. Économie et religion au Moyen Âge, Paris, Seuil,
63. Al-Makrizi, « Description topographique et historique de l’Égypte », Mémoires de 1986, s’intéresse principalement à ce moment culturel précis.
la mission archéologique française du Caire, 17, 1895, p. 79-81 5. C’est ce que suggère la perspective de Joel Kaye, Histoire de l’équilibre (1250-1375).
64. Enrico Norelli, Comment tout a commencé. La naissance du christianisme, Paris, L’apparition d’un nouveau modèle d’équilibre et son impact sur la pensée, Paris,
Bayard, 2015 [2014]. Belles-Lettres, 2017 [2014].
65. Peter Brown, La Vie de saint Augustin, Paris, Seuil, 1967 [1971]. 6. W. Decock, Theologians and contract law.
66. Éric Rebillard, Les Chrétiens de l’antiquité tardive et leurs identités multiples. 7. W. Decock, Penser le droit et l’économie avec Leonardus Lessius, à paraître chez
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connection of the early british and irish churches », à paraître dans Sobornost, and Study of Bryson’s Management of the Estate, Cambridge University Press,
40, 2018. Je remercie Constant Mews de m’avoir transmis cet article. 2013.
69. Anne-Marie Helvetius, « Hagiographie et formation des aristocrates dans le 10. René Martin, Recherches sur les agronomes latins et leurs conceptions économiques
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70. Marie-Christine Sepière, L’Image d’un Dieu souffrant (ix e-x e siècle). Aux origines la République », Camenulae, 3, 2009 [en ligne].
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71. Pascal Boulhol, Claude de Turin. Un évêque iconoclaste dans l’Occident carolingien, 14. Aldo Schiavone, Ius. L’invention du droit en Occident, Paris, Belin, 2008 [2005].
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religieuses, Paris, Cerf, 1987, p. 247-262. (dir.), I Beni di questo mondo. Teorie etico-economiche nel laboratorio dell’Europa
72. Anselme de Cantorbéry, Pourquoi un Dieu-homme (Œuvres, t. 2), Paris, Le Cerf, medievale, Porto, fidem , 2010, p. 131-156, qui sera repris et amplifié dans le
1988, p. 302. second volume.
73. M. Gauchet, Le Désenchantement. 17. David Burr, L’Histoire de Pierre Olivi, franciscain persécuté, Fribourg, Presses uni-
74. Dan Ioan Muresan, « Le Constitutum Constantini et l’impérialisation de l’Église versitaires, 1997 [1976]. Voir aussi l’ensemble des travaux publiés dans la revue
romaine. Les récits ecclésiologiques du papa universalis », à paraître dans Oliviana [en ligne : http://journals.openedition.org/oliviana].
I. Bueno et C. Rouxpetel (éds.), Les récits historiques entre Orient et Occident (xi e- 18. S. Piron, « Le métier de théologien selon Olivi. Philosophie, théologie, exégèse
xv e siècle), Rome, efr , 2018. et pauvreté », dans C. König-Pralong, O. Ribordy, T. Suarez-Nani (éds.), Pierre de
75. Jacques Dalarun, Gouverner c’est servir. Essai de démocratie médiévale, Paris, Jean Olivi. Philosophe et théologien, Berlin, De Gruyter, 2010, p. 17-85 ; Id., « Olivi
Alma, 2012. and Bonaventure. Paradoxes of Faithfulness », Franciscan Studies, 73, 2016, p. 1-14.
76. David Burr, The Spiritual Franciscans. From Protest to Persectuion in the Century 19. Giacomo Todeschini, Un trattato di economia politica francescana. Il De emptio-
after Saint Francis, Pennsylvania University Press, 2001. nibus et venditionibus, de usuris, de restitutionibus di Pietro di Giovanni Olivi,
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on Contracts of Sale, Usury and Restitution : Minorite Economics or Minor
notes du chapitre vii Works? », Quaderni Fiorentini, 13, 1984, p. 233-284.
20. Traité des contrats, i , 55, p. 129.
1. Odd Langholm, Economics in the medieval schools. Wealth, exchange, value, money 21. S. Piron, « Marchands et confesseurs. Le Traité des contrats d’Olivi dans son
and usury according to the Paris theological tradition, 1200-1350, Leiden, Brill, contexte (Narbonne, fin xiii e-début xiv e siècle) », dans L’Argent au Moyen Age.
1992, fournit le panorama le plus complet. xxviii e Congrès de la SHMESP, Paris, 1998, p. 289-308
2. G. Todeschini, Les Marchands et le Temple. La société chrétienne et le cercle vertueux 22. Je reprends, dans les pages qui suivent, certains passages de mon introduction
de la richesse du Moyen Âge à l’époque moderne, Paris, Albin Michel, 2017 [2002]. à Pierre de Jean Olivi, Traité des contrats, Paris, Belles-Lettres, 2012.
214 215
no tes no tes
23. André Gouron, « Diffusion des consulats méridionaux et expansion du droit Le Consulat et l’administration municipale de Narbonne. Des origines à la fin du
romain aux xii e et xiii e siècle », Bibliothèque de l’École des Chartes, 121, 1963, xiv e siècle, Toulouse, 1970.
p. 26-76. 47. Claude Denjean, « Veaux, vaches, cochons, couvées … et chevaux. Types de prix
24. Ennio Cortese, Il rinascimento giuridico medievale, Rome, 19962, p. 7-14. du bétail en Catalogne (fin xiii e-début xiv e siècles) » dans Ead. (dir.), Sources
25. E. M. Meijers, « Le conflit entre l’équité et la loi chez les premiers glossateurs » sérielles et prix au Moyen Âge, Travaux offerts à Maurice Berthe, Toulouse, cnrs-
(1941), repris dans Id., Études d’histoire du droit, Leyde, 1966, t. 3, p. 142-156. Université de Toulouse-Le Miral, 2009, p. 352. Toutes les observations que l’on
26. E. Cortese, La norma giuridica. Spunti teorici nel diritto comune classico, Milan, peut faire sur les pratiques marchandes catalanes de cette époque sont remar-
1958, p. 287-323 ; P. Grossi, L’ordine giuridico medievale, Rome-Bari, Laterza, 1995. quablement congruentes avec les analyses d’Olivi.
27. Gabriel Le Bras, « La concorde des droits savants dans le domaine des contrats », 48. Jean Dunbabin, « Robert Grosseteste as Translator, Transmitter and
Annales de la Faculté de Droit d’Aix-en-Provence, 1950, p. 5-16. Commentator : The Nicomachean Ethics », Traditio, 28, 1972, p. 460-472.
28. François Spies, De l’observation des simples conventions en droit canonique, Paris, 49. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, ii a ii ae, q. 77, art.1.
1928, J. Roussier, Les fondements de l’obligation contractuelle dans le droit clas- 50. Olivi, Traité, p. 99-103.
sique de l’Église, Paris, 1933. 51. Odon Lottin, « La connexion des vertus chez saint Thomas d’Aquin et ses prédé-
29. Traité, iv , 16, p. 259. cesseurs », dans Id., Psychologie et morale aux xii e et xiii e siècle, t. 3/2, Louvain,
30. Sur ce point, Olivi prolonge la réflexion des théologiens des générations précé- 1949, p. 224, pour un exemple chez Eudes Rigaud.
dentes, comme le montre G. Ceccarelli, Il gioco e il peccato. Economia e rischio 52. Thomas d’Aquin, Summa theologiae, iia iiae, q. 77, a. 1, ad 2. Le passage est repris
nel Tardo Medioevo, Bologne, Il Mulino, 2003, p. 181-255 par Richard de Mediavilla, Quodlibeta, Brescia, 1571, Quod. ii, 23, p. 67, qui est
31. P. J. Olivi, Lectura super Genesim, Saint Bonaventure, fip, 2007, p. 536-537. la source immédiate des développements de Duns Scot sur le même thème,
32. Traité, iv , 17, p. 261. Reportata parisiensia (Opera omnia, t. 24), Paris, 1894, iv Sent. 15, q. 3, p. 239.
33. Sylvain Piron, « Les premières leçons d’Olivi sur les restitutions », Oliviana 4, 2012 53. Olivi, Traité, p. 105.
[en ligne : URL : http://journals.openedition.org/oliviana/527]. 54. Thomas d’Aquin, Summa ii a ii ae, q. 77, art. 3 : Utrum venditor teneatur dicere
34. Traité, IV, 18, p. 261 vitium rei venditae.
35. Antonio Montefusco, « Il progetto bilingue di Olivi e la memoria dissidente », 55. Olivi, Traité, p. 143.
dans Pietro di Giovanni Olivi Frate Minore, Spolète, cisam , 2016, p. 185-209. 56. Benjamin J. Nelson, The Idea of usury. From tribal brotherhood to universal othe-
36. Paolo Grossi, « Usus facti. La nozione della proprietà nella inaugurazione rhood, Princeton University Press, 1949 ; Jacques Le Goff, La Bourse et la vie.
dell’età nuova », Quaderni Fiorentini, 1, 1972, p. 287-355. 57. J. W. Baldwin, Masters, princes and merchants. The social views of Peter the
37. P. J. Olivi, Quaestiones de Romano pontifice, éd. M. Bartoli, Grottaferrata, 2002, Chanter and his circle, Princeton University Press, 1970.
p. 145-146. 58. Hugutius, Summa decretorum, ad c . 14, q. 3, Paris, BnF lat. 3892, fol. 271va : « si
38. P. J. Olivi, Quaestio de altissima paupertate, in Johannes Schlageter, Das Heil der ergo pro mutuo aliquid ultra sortem exigatur, quicquid sit, usura est, et in hoc
Armen und das Verderben der Reichen, Werl 1989 ; Ferdinand Delorme, S. Piron, solo casu comictitur usura. » Plus généralement, Terence P. McLaughlin, « The
« La question Quid ponat ius ? », Oliviana, 5, 2016 [en ligne : http://journals.opene- Teaching of the canonists on usury (xii , xiii , xiv Centuries) », Medieval Studies,
dition.org/oliviana/840]. 1, 1939, p. 81-147 ; 2, 1940, p. 1-22.
39. P. J. Olivi, Quaestio de altissima paupertate, p. 180. 59. Traité, p. 405-411.
40. P. J. Olivi, Quaestiones, éd. B. Jansen, t. 2, p. 317-323. 60. Thomas d’Aquin, Summa theologiae, ii a ii ae, q. 78, arg. 4. La réponse à l’argu-
41. D. Burr, Olivi and Franciscan Poverty. The Origins of the Usus Pauper Controversy, ment attribue à la formule une double valeur de conseil et de précepte.
University of Pennsylvania Press, 1989 ; Roberto Lambertini, Apologia e crescità 61. Jean Calvin, Lettre à Claude de Sachins, in Opera omnia, Brunswick, 1871, t. 10,
dell’identità francescana (1224-1279), Rome, isime, 1989. c. 245-246. Voir aussi Charles Du Moulin, Tractatus commerciorum et usurarum,
42. P. J. Olivi, Quaestiones de virtutibus, éd. E. Stadter, Grottaferrata, 1981, p. 240, 265 ; redituumque pecunia consistutorum et monetarum, Paris, 1555 [1547] p. 9, n° 10.
Id., De usu paupere, éd. D. Burr, p. 36-37, 46, 144. Cf. Jean-Louis Thireau, Charles Du Moulin (1500-1566). Étude sur les sources,
43. S. Piron, « Censures et condamnation de Pierre de Jean Olivi : enquête dans les la méthode, les idées politiques et économiques d’un juriste de la Renaissance,
marges du Vatican », Mélanges de l’Ecole française de Rome. Moyen Age, 118, 2006, Genève, Droz, 1980, p. 355-364 ; Rodolfo Savelli, « Diritto romano e teologia rifor-
p. 313-373. mata : Du Moulin di fronte al problema dell’interesse del denaro », Materiali per
44. Le terme communitas apparaît 24 fois dans le traité (dont 14 fois dans la pre- una storia della cultura giuridica, 23, 1993, p. 291-324. La même interprétation se
mière partie), l’adverbe communiter est employé 28 fois et l’adjectif communis retrouve aussi bien dans la seconde scolastique espagnole que chez des juristes
75 fois. À titre de comparaison, l’adjectif proprius n’apparaît que 35 fois, dont 4 catholiques, par exemple chez Domingo de Soto, De la justicia y del derecho,
seulement dans la première partie Madrid, 1968, p. 508-509.
45. Jean Duns Scot, Quaestiones in IV Sent. (Opera Omnia, t. 18), Paris, 1894 d. 15, q. 2, 62. J. Le Goff, La Bourse et la vie.
p. 318 réclame leur exclusion et leur exil de la cité. 63. Traité, p. 173-177.
46. Paris, BnF, ms Doat 50, f. 439-40 (19 mai 1287) ; Narbonne, Archives municipales, 64. Par exemple, Gilles de Rome, Quodlibet, v , 24, Louvain, 1624, p. 338.
cc 279 (21 mars 1291), réagissant à une manque de monnaie ou à une cherté du 65. Traité, p. 225-229.
vin en ville. À défaut d’une étude précise sur ce point, voir Robert Amouroux, 66. Traité, p. 209-213.
216 217
no tes no tes
67. John H. Pryor, Business contracts of medieval Provence. Selected notulae from the notes du chapitre viii
cartulary of Giraud Amalric of Marseilles, 1248, Toronto, pims, 1981.
68. Traité, p. 213-225. Cette forme de contrat s’apparente au contrat trine du 1. Philip Mirowski, Never let a good crisis go to waste. How neoliberalism survived the
xvi e siècle. On y reviendra dans le second volume. financial meltdown, Londres, Verso, 2014.
69. Traité, p. 229-233. 2. Marion Fourcade, Étienne Ollion, Yann Algan, « The Superiority of economists »,
70. Ibid. Journal of Economic Perspectives, 29, 2015, p. 89-114.
71. Ruedi Imbach, F.-X. Putallaz, « Olivi et le temps » dans A. Boureau, S. Piron (dir.), 3. Vivianne Forrester, L’horreur économique, Paris, Fayard, 1996.
Pierre de Jean Olivi. Pensée scolastique, dissidence spirituelle et société, Paris, Vrin, 4. Manifeste d’économistes atterrés, Paris, Les liens qui libèrent, 2010. En dernier
1999, p. 27-40. lieu, Thomas Porcher, Traité d’économie hérétique. En finir avec le discours domi-
72. D. Burr, Olivi’s peaceable kingdom. A reading of the Apocalypse commentary, nant, Paris, Fayard, 2018, simple exercice de journalisme qui galvaude le mot de
University of Pennsylvania Press, 1993. traité.
73. Quentin Van Doosselaere, Commercial agreements and social dynamics in medie- 5. Avec tout le respect qu’on leur doit, on peut caractériser ainsi l’usage que Michel
val Genoa, Columbia University Press, 2009. Aglietta et André Orléan ont fait de René Girard.
74. Joseph A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique. L’âge des fondateurs (Des 6. Alain Guéry (dir.), Montchrestien et Cantillon : Le commerce et l’émergence d’une
origines à 1790), Paris, Gallimard, 1983 [1954], t. 1, p. 114-168. pensée économique, Lyon, ens Éditions, 2011.
75. J. A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, t. 1, p. 144. 7. Steven L. Kaplan, Raisonner sur les blés. Essai sur les lumières économiques, Paris,
76. Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique. xvie-xviiie Fayard, 2017.
siècle, Paris, Éditions de l’ehess , 1992. 8. Céline Spector, Rousseau et la critique de l’économie politique, Presses universi-
77. Pour une mise au point historiographique, voir Céline Spector, « Le concept de taires de Bordeaux, 2017.
mercantilisme », Revue de métaphysique et de morale, 39, 2003, p. 289-309. 9. Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits Grundrisse, Paris, La Dispute / Éditions
78. Giovanni Ceccarelli, S. Piron, « Gerald Odonis’ economics treatise », Vivarium, 47, Sociales, 2011.
2009, p. 164-204 ; S. Piron, « Contexte, situation, conjoncture », dans F. Brayard (dir.), 10. Barry Commoner, L’Encerclement.
Des contextes en histoire, Paris, Centre de recherches historiques, 2013, p. 27-65. 11. Béatrice Cherrier, « Gunnar Myrdal and the scientific way to social democracy,
79. Guiral Ot, Traité des contrats, dans G. Ceccarelli, S. Piron, « Gerald Odonis », 1914-1968 », Journal of the History of Economic Thought, 31, 2009, p. 33-55.
p. 200 : « Ad quartum dico quod non vendo tibi industriam tuam, sed vendo tibi ces- 12. Cyrille Ferraton, « Les valeurs guident et accompagnent notre recherche ».
sationem industrie mee que mihi est dampnosa, et tibi utilis. Non enim ex eadem L’institutionnalisme de Myrdal, Lyon, ens Éditions, 2008.
pecunia possumus ambo uti simul. » 13. O. Langholm, « Olivi to Hutcheson : tracing an early tradition in value theory »,
80. O. Langholm, Economics, p. 514-532. Journal of the History of Economic Thought, 31, 2009, p. 131-141.
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particulier, p. 228-231. Marc Bompaire, « La question monétaire. Avis et consulta- p. 265.
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remerciements
Je ne suis l’auteur de ce livre que dans un sens très relatif. Il me semble
plutôt qu’il s’est écrit à travers moi, à l’occasion de multiples lectures, dis-
cussions, séances de séminaires, voyages en train et promenades en forêt.
Faute de pouvoir nommer tous mes amis, je tiens à remercier ceux qui
ont pris une part active dans la rédaction finale : Étienne Anheim, Gyöngyi
Biro, Grégory Delaplace, Moses Dobruška, Morton Feldman, Delphine
Galloy, Alice Ingold, Catherine König-Pralong, Armelle Jacquinot, Sophie
Lagües, Bernard Laumonier, Antoine Lilti, Fabien Locher, Giuliano Milani,
Jean Pichette, Noémie et Juliette Piron, Antonin Pottier, Maxime Royoux et
Jacob Schmutz.
Alexandre Laumonier a pris le risque d’accepter ce livre, Éléonore
Devevey l’a mené à bon port.
Ce livre est aussi pour mes amis qui ne pourront pas le lire : Laurent
Niguès, Christophe Louvier et François Sivignon.
Tēnā koutou katoa.
231
index personarum et animalium
abeilles, 53, 188 Bodin, Jean, 124
Adorno, Theodor, 59, 112 Blumenberg, Hans 45
Alaric, 114 Bodin, Jean, 124
Aliénor d’Aquitaine, 56 Boisguilbert, Pierre de, 179
alouette des champs, 188 Bonneuil, Christophe, 32
Anders, Günther, 31 Bourg, Dominique, 27, 105, 106
animaux, 62, 100, 102 Boyarin, Daniel, 147
Anselme du Bec, 63, 78 Boyer, Robert, 183
Antoine, saint, 77 Brand, Stewart, 60, 64
Antonin de Florence, 67, 88, 89, 93 Brejnev, Leonid, 54
Aristote, 46, 47, 90, 95, 160, 166, 168, Buckminster Fuller, Richard, 64
169 Bultmann, Rudolf, 140-142
Augustin d’Hippone, 70, 151-152,
164 Caillois, Roger, 98, 99
Calvin, Jean, 43, 172
Bacon, Francis, 41, 42, 79 canard, 190
baleines, 107 Carson, Rachel, 53
Barnabé, 148 castor, 190
Bartole de Sassoferrato, 124 Castoriadis, Cornelius, 20, 135, 189
Bartolomeo da San Concordio, 44 Cayley, David, 87, 99
Basile de Césarée, 152 Chaban-Delmas, Jacques, 65
Bateson, Gregory, 54-60, 62, 63, 73, Charbonneau, Bernard, 50, 62
98, 99, 101, 103-105, 183 Charlemagne, 115-116
Bateson, Mary Catherine, 56, 63 Charles Martel, 37
Beckerman, Wilfred, 67, 70 chiens, 101
Benjamin, Walter, 79, 113, 134 Chrodegang de Metz, 116
Benoît de Nursie, 116, 152 Clastres, Pierre, 136
Benz, Ernst, 37 Claude de Turin, 153
Berman, Harold, 122 Clovis, 115
Bernardin de Sienne, 133, 161, 175, coléoptères, 55
184 Colomban, saint, 153
Bernward d’Hildesheim, 119 Columelle, 159
Berque, Augustin, 103 Commoner, Barry, 62-63, 183
Bloch, Marc, 7, 34, 36, 126 Comte, Auguste, 182
233
ind e x ind e x
Constantin, 114, 150-152, 154 Gauchet, Marcel, 13, 20, 35-36, 74- Jean Duns Scot, 46 Maritain, Jacques, 86
Cook, James, 187 80, 84, 94, 128, 134-139, 189 Jean Scot, 153 Marsile de Padoue, 176
Crosby, Alfred, 44 Georgescu-Roegen, Nicolae, 184 Jésus, 83, 139-150 Martin, Nastassja, 101
Crutzen, Paul, 26, 29 Gero de Cologne, 153 Jonas, Hans, 93 Marx, Karl, 10, 79, 174, 182
Ghosh, Amitav, 30 Jouvenel, Bertrand de, 62 Mauss, Marcel, 97, 105, 183
Dalarun, Jacques, 155 Ghosh, Peter, 129-130, 133 Judas, apôtre, 146 Mazel, Florian, 122
Dante Alighieri, 43 Ginsberg, Allen, 60, 63 McLuhan, Marshall
dauphins, 83 Giordano da Pisa, 44 Kalinowski, Isabelle, 130 Mead, Margaret, 77
de Roover, Raymond, 167 Giotto di Bondone, 43 Kant, Immanuel, 137-138 Meadows, Donella, 65-68
De Vries, Jan, 129 Gorz, André, 62, 69 Kantorowicz, Ernst, 35, 49, 125 Méheust, Bertrand, 71
Decock, Wim, 11 Graeber, David, 52 Keller, Franz, 133 Merton, Robert, 41
Descartes, René, 43 Grégoire de Nysse, 152 Kennedy, John F., 88 moa, 13
Descola, Philippe, 35-36, 100, 102, Grégoire vii, 123, 154 Kesey, Ken, 59 Mokyr, Joel, 40-42
137-139 Grevsmühl, Sebastian, 64 Kissinger, Henry, 66 Luis de Molina, 176, 184
Diderot, Denis, 43, 182 Grotius, Hugo, 184 Kohn, Eduardo, 101 Mommsen, Theodor, 130
Dorst, Jean, 62 Guillaume d’Ockham, 46, 176 Kohr, Leopold, 60 Montebello, Pierre, 17
Doyle, Natalie 135 Guiral Ot, 177-178 Kopenawa, Davi, 10 Morsel, Joseph, 122
Duby, Georges, 117 Koyré, Alexandre, 45 moutons, 48
Duhem, Pierre, 45-46 Hadrien, 115 Mozart, Wolfgang A., 134
Dumont, Louis 6, 97 Hardin, Garret, 61-62 Ladner, Gerhart, 86-87 Myrdal, Gunnar, 11, 21, 184
Durkheim, Émile, 112, 182 Hayek, Friedrich, 185 Laing, R. D., 63
Heidegger, Martin, 103, 140 Landauer, Karl, 112 Naess, Arne, 62
Édouard ii, roi d’Angleterre, 44 Hennis, Wilhelm, 131 Langholm, Odd, 184 Needham, Joseph 45
éléphants, 14 Henri ier l’oiseleur, duc de Saxe, Lasch, Christopher, 8 Nicole Oresme, 47, 178-179
Elias, Norbert, 111-114, 123, 125 116 Le Goff, Jacques, 18, 50 Nietzsche, Friedrich, 131-132, 188
Ellul, Jacques, 51, 92 hirondelles, 188 Lefebvre des Noëttes, Richard, 34 oiseaux, 50, 53
Étienne ii, pape, 116 Horkheimer, Max, 112 Lefort, Claude, 136 ornithorynque, 190
Étienne, apôtre, 148 Houellebecq, Michel, 81-86, 94-95 Léon, frère, 141, 125
Eusèbe de Césarée, 141 Hugues de Saint-Victor, 37, 79, 90 Lerner, Robert, 125 Otton ier, empereur, 116, 118, 119
Hutcheson, Francis, 184 Léry, Jean de, 10 Otton ii, 119
faune marine, 73 Hutchinson, Evelyn, 59 Lessius, Leonardus, 158, 176
Febvre, Lucien, 112 Louis ix, roi de France, 124 Pacôme, saint, 152
Feuerbach, Ludwig, 32 Illich, Ivan, 21, 52, 54, 68, 74, 76, Louis le Pieux, 115 Paul de Tarse, 148-149
Forrester, Vivianne, 182 80, 86-95, 99, 103, 112 Lovecraft, H. P., 81 Peccei, Aurelio, 65
Fossier, Robert, 126 Ingold, Tim, 103 Lovelock, James , 64 pécaris, 101
fourmis, 98, 188 Innocent iii, pape, 155 Lugo, Juan de, 176, 185 Pélage, 70, 151
François d’Assise, 34, 36, 43, 141, 155 insectes, 53 Luhmann, Niklas, 56, 105 Pépin le Bref, 115
Frédéric Barberousse, 119 Irénée de Lyon,143, 150 Lukacs, György, 112 Pères du désert, 113
Freud, Sigmund, 112 Isaac Newton, 41, 45 Luther, Martin, 43, 132,133 Perrot, Jean-Claude, 17
Friedman, Milton, 68, 183 Lyotard, Jean-François, 8 Pestre, Dominique, 67
Fromm, Erich, 112 jaguar, 102 Petty, William 133, 180
Funkenstein Amos, 45, 159 Jean, évangéliste, 141-146, 149 Mahomet, 149-150 Philippe le Bel, 117, 178
Jean-Baptiste, 146 Malthus, Thomas, 61 Physiocrates, 182, 184, 186
Gaillard, Jean-Paul, 85 Jean le Bon, roi de France, 168 Mani, 149 Pierre Damien, 46
Galbraith, John Kenneth, 78 Jean xxii, pape, 156 Mannheim, Karl, 112 Pierre de Jean Olivi, 127, 133, 155,
Galiani, Ferdinando, 186 Jean-Paul ii, 34 Mao, 57 156, 160-178, 184-186
Galilei, Galileo, 45 Jean Cassien, 152 Margulis, Lynn, 64 Pierre le Chantre, 170
Gandhi, 30 Jean des Murs, 44 Maris, Bernard, 81 Pierre, apôtre, 146
234 235
ind e x
Polanyi, Karl, 10, 105, 183 Stolze Lima, Tânia, 100
Polycarpe, presbytre, 143 Stone, Christopher, 106
Polycrate d’Éphèse, 142 Strauss, David Friedrich, 104 table des matières
Pomeranz, Kenneth, 40 Summenhart, Conrad, 185
Pompidou, Georges, 54, 65 Szűcs, Jenö, 121
Portugal, 43, 118
Pottier, Antonin, 27, 67, 77 Thatcher, Margaret, 78
Poujade, Robert, 65 Théodose, 14, 114
poulets, 26 Theophano, 119
pseudo-Chrystostome, 170 Théophile (Roger de Helmarshau-
Pufendorf, Samuel von, 184 sen), 37
Puig i Cadafalch, Josep, 119 Thomas Bradwardine, 44
puma, 101 Thomas d’Aquin, 86, 91, 125, 157,
161, 168, 169, 171, 172, 178, 179
Quin, Edward, 187 Thomas, Yan, 159
Todeschini, Giacomo, 158
Randi, Eugenio, 46 Tordjman, Hélène, 13
Raoul Glaber, 117 Toynbee, Arnold, 86 Introduction 5
rat d’eau, 190 Trœltsch, Ernst, 133 i Les conséquences historiques
rats polynésiens, 13 Turner, Fred, 57-58, 60
de l’Anthropocène 25
Rebillard, Éric, 153
iiLa grande asphixie 51
Reimer, Alva, 184 Urbain iii, pape, 171-172
iii L’âge du plastique 73
Ricardo, David, 182
vaches, 86
iv Habiter le monde 97
Richard de Saint-Victor, 79
Robert Grosseteste, 33, 168 van der Woude, Ad, 129 v La dynamique occidentale 109
Robinson, John A. T., 143 Varron, 159 vi Les bifurcations de l’histoire chrétienne 127
Roger Bacon, 33 Vernant, Jean-Pierre, 38 vii L’économie des scolastiques 157
Roszack, Theodore, 57 Villard de Honnecourt, 42 viii Critiques de l’économie politique 181
Rousseau, Jean-Jacques, 182 Viveiros de Castro, Eduardo, 100 Conclusion 187
Vladimir ier, 121 Notes 191
Sachs, Ignacy, 66 Bibliographie sélective 221
Sahlins, Marshall, 10, 183 Walras, Léon, 185
Remerciements 231
Salas, Juan de, 185 Weber, Marianne, 130-&31
Index 233
sangliers, 23 Weber, Max, 79, 112, 113, 115, 128-
Schiavone, Aldo, 159 135, 139, 156, 176, 183
Schiller, Friedrich von, 134 Weisse, Christian Hermann, 140
Schumacher, Ernst, 60, 67 White, Lynn Jr, 33-39, 49, 51, 54, 55,
Schumpeter, Joseph, 157, 176, 177, 61, 62, 89, 90, 129, 152
183, 184 Whitehead, Alfred, 45
Sénèque, 15 Wiener, Norbert, 59
Serres, Michel, 106 Wilke, Christian Gottlob, 140
Simmel, Georg, 112 Winkler, Heinrich August, 118
Simon le zélote, apôtre, 146 Wrigley, E. A., 40
Simondon, Gilbert, 103-104
Singer, Peter, 62 Xénophon, 159
Sombart, Werner, 133, 176
Spellman, Francis, cardinal, 86
Stoermer, Eugene F., 26
Occupation Empr. au lat. occupatio ; angl. business
|| Subst. fem. Action d’occuper (un lieu, un espace, une
surface, une position stratégique) : occupation mili-
taire d’un territoire. || Dr. civil Titre juridique accordé
au premier occupant d’une terre. || Occupation du
sol : utilisation de l’espace d’un point de vue produc-
tif (agriculture, industrie). || Psych. État mental de
celui qui n’est pas libre de ses pensées (« un homme
trop occupé ne peut rien faire de bien », Sénèque).
|| Être occupé : avoir toujours quelque chose à faire
(« occupations professionnelles »). || Action d’occuper
(un lieu, un espace) sans autorisation ou par la force :
occuper un lieu de pouvoir.

isbn 9782930601335 • 19 €

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