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Eva Cohen

Orlan et ses opérations chirurgicales performance : de la définition d’une nouvelle


catégorie d’art à la promotion d’un nouveau vivre-ensemble ?

ORLAN est une des principales représentantes en France de l’art performance.


Mêlant différents champs disciplinaires, jouant avec le corps, l’espace et la relation
créateur-spectateur, elle s’inscrit dans différents domaines provocateurs qui choquent et
bousculent les ordres pré-établis. Son travail est dense, discuté depuis les années 1960
et marqué par des oeuvres emblématiques telles que Le baiser de l’artiste (1977) ou ses
Self-hybridations (1998-2002).
Entre 1990 et 1993, ORLAN va subir neuf opérations chirurgicales. L’une d’entre
elles en particulier lui greffe sur les tempes deux protubérances réservées habituellement
au rehaussement des pommettes. Les revendications de ces actes ? « Mettre de la figure
sur son visage », et échapper aux formatages individuel et imposé par la société. Nous
pouvons donc nous demander dans quelle mesure en s’affirmant elle-même comme
oeuvre-d’art via l’engagement de son propre corps, ORLAN nous présente une
interprétation originale de catégorisation de l’art et de ses conventions ? C’est ce à quoi
nous allons nous intéresser ici.

Commençons par porter un regard sur ce que la sociologie de l’art peut nous
apporter pour comprendre le mouvement dans lequel ORLAN s’inscrit.

Tout d’abord, ORLAN affirme un renouvellement l’art contemporain par sa pratique.


Selon elle, le public est déçu par ce dernier et les artistes doivent comprendre cela et s’y
adapter. Il s’agit pour elle de repenser la question de l’art par rapport à la société, et cela
passe par l’ouverture des milieux de l’art à d’autres domaines. Dans notre étude de cas,
ce sera à la chirurgie, mais d’autres de ses oeuvres s’appuieront sur la biologie (Le
manteau d’Arlequin) ou la robotique (ORLAN et l’ORLANoïde). ORLAN va s’appuyer sur
ces derniers, qui parlent à un public large, pour créer de nouvelles conventions
esthétiques (la modification de soi à des fins non-esthétiques, la démultiplication de sa
personnalité via la chirurgie…). Elle peut s’apparenter en cela au «  franc-tireur  » décrit
par Howard Becker dans ses Mondes de l’art. En effet, l’utilisation de la chirurgie dans le
but d’une création artistique est aussi audacieuse qu’en avance sur la demande du
moment, bien qu’elle puisse potentiellement représenter une norme esthétique future si
l’on s’intéresse aux retentissements qu’a eu cette pratique. En effet, outre la médiatisation
massive de ce sujet qui lui permet d’obtenir une visibilité dans l’espace public, ORLAN
va inspirer plusieurs grands couturiers avec qui elle collaborera a posteriori pour créer
les costumes de ses mises en scène. Le styliste Walter Von Beirendonck, lui, s’inspire de
ses excroissances et en utilise des postiches sur ses mannequins en shooting et en
défilé. Des colloques sont organisés, notamment un avec son chirurgien autour de la
question «  comment vivre avec une apparence différente que celle innée ?  ». Autant
d’éléments qui peuvent nous donner à croire qu’ORLAN se fait l’instigatrice d’une
nouvelle convention esthétique, sans pour autant se détacher du monde de l’art auquel
elle s’apparentait initialement : l’art contemporain ou performatif. De plus, le fait de faire
appel à des personnels de renfort qui n’appartiennent pas au monde de l’art (comme le
chirurgien qui pratiquera sur elle une opération qui ne vise pas à l’embellir ou la société
de publicité qu’elle contactera afin d’obtenir un nouveau nom, prénom et logo pour acter
son changement d’identité) confirme le décloisonnement de cette vision et donc sa plus
grande acceptation auprès d’un public profane.
De plus, dans cette étude de cas précise, ORLAN se distingue d’un point de vue
esthétique. Elle nous rappelle en cela la figure du dandy qui s’applique à se singulariser
de la foule via ce sens esthétique appliqué à lui-même. Cela peut avoir deux
retentissements dans notre analyse :
D’abord, dans le cadre de l’art performance, l’art n’a pas d’existence hors du
créateur lui-même. Les deux ne peuvent pas être dissociés. La singularisation qui
s’applique donc ici est celle de se considérer soi-même comme oeuvre d’art. C’est ce
que fait ORLAN, qui va même plus loin en se mettant en scène elle-même dans ses
opérations chirurgicales. La septième est particulièrement spectaculaire puisque sa
diffusion est assurée en direct depuis le Centre Pompidou. Les spectateurs peuvent
interagir avec ORLAN qui ne subit pas son opération mais fait partie de sa mise en
scène. Cette scénographie se fait également le cadre d’un processus de fabrication
d’autres objets à portée artistique qui seront présentés par la suite comme des témoins
de cette mise en scène : des dessins qu’elle peint avec son sang ou des reliquaires
constitués de morceaux de son corps par exemple. On a donc une projection de l’artiste
qui s’inscrit dans la postérité au même titre qu’une oeuvre d’art et articule autour de cela
sa singularité. Le corps d’ORLAN est donné à l’art. D’ailleurs, à sa mort, elle le veut placé
dans un musée, momifié.
Par conséquent, ORLAN pourrait donc se situer dans ce que Nathalie Heinich nomme le
« régime vocationnel de l’art », où l’art apparait comme l’antithèse de la règle stricte, où
un souffle transcenderait la volonté humaine permettant de créer et le projetterait dans
l’avenir. Néanmoins, ORLAN dépasse aussi cette définition puisque le souffle créateur qui
la transcende lui fait dépasser la création « extérieure » pour une création d’elle-même.
Son intemporalité semble doublement assurée. Peut-être pourrait-on parler pour cela de
« régime vocationnel de l’art performance ».
Une seconde dimension de cette singularisation peut aussi être comprise. Il peut
sembler qu’ORLAN s’inscrive dans une dimension élitaire, où la modification corporelle
est quelque chose qu’elle, en tant qu’artiste subversive, peut se permettre d’atteindre.
Néanmoins, dans son discours, ORLAN se veut démocratique. Elle veut permettre au
monde et à chacun d’entrevoir la possibilité de disposer de son propre corps, affirmant
même ce dernier comme un «  lieu de débat public  » où les questions de notre temps
peuvent se poser. C’est ce sur quoi nous allons nous pencher dans une seconde partie.

Par ailleurs, cette action possède une portée politique. ORLAN, par ses implants
sur les tempes, veut changer les critères imposés par la société qui imposent aux
femmes de ne pas toucher à leur corps, si ce n’est pour l’embellir via la chirurgie
esthétique. S’opposant à cette «  fabrique du consentement  », l’artiste inscrit son
message et sa dialectique dans son Manifeste de l’art charnel qu’elle publie en 1992
juste avant sa première opération. Cela permet à ses revendications d’acquérir une
première dimension publique, «  légitime  » puisque liée à une justification écrite et
organisée.
De plus, si l’on reprend les notions analysées plus haut, et que l’on considère
ORLAN comme une figure avant-gardiste, on peut comprendre que l’artiste, novatrice
dans sa sphère, lutte contre le conservatisme et l’ordre établi. ORLAN aura ces mots
dans une conférence : «  C’est que l’art doit changer le monde et c’est là sa seule
justification  ». Pour elle, l’innovation artistique contribue bien au progrès social et
politique puisqu’il permet de soulever des paradoxes. En effet, la publicité nous
enveloppe constamment de corps parfaits, retouchés, créant des humanités impossibles
qui sont présentées comme le modèle à atteindre ; et dans le même temps, les
personnes ayant recours aux techniques qui permettraient d’y accéder sont stigmatisées.
ORLAN, elle, se montre indifférente aux pressions qui voudraient lui dicter son propre
désir d’apparence. Sa contestation s’effectue via ses implants sur les tempes, qu’elle
rehausse de paillettes lors de ses apparitions publiques, permettant au monde de
l’apercevoir de cette manière là et de réfléchir à la portée de son acte. En effet,
l’utilisation de la chirurgie esthétique se voit détournée. Non plus utilisée pour créer
quelque chose de beau, ORLAN s’en empare pour représenter extérieurement l’image
interne qu’elle a d’elle-même, proposant de fait une beauté non-imaginée, une beauté
laide. Sa liberté individuelle se dresse contre les diktats de la société et permet au
spectateur de prendre conscience des déterminations qui existent et dont il faut se
débarrasser. ORLAN se présente donc en tant qu’émissaire d’une norme esthétique qui
est vouée à se banaliser, et cela donne à son oeuvre un aspect doublement transgressif
à ce monde de l’art expérimental : d’une part parce qu’elle s’affirme comme une
visionnaire, éclairée par ce souffle auquel la majorité de ses pairs ne peut accéder voire
comprendre ; de l’autre parce qu’elle énonce que c’est le futur vers lequel tout le monde
tend et se dirige, ce qui choque. Personne pour l’instant ne veut effectivement ressembler
à ça. ORLAN demeure incomprise, outrageante.
Pour autant, il est nécessaire de s’interroger sur la façon dont le message
d’ORLAN trouve un retentissement. Heinich parle en effet de paradoxe permissif pour
parler du fait que dans l’art contemporain, il devient banal de choquer. Le coté
transgressif est lui-même reconnu comme norme. Pierre Michel Menger s’interroge, lui
sur la modification de l’ordre social lié à cette posture révolutionnaire, or si novatrices et
dérangeantes que soient les oeuvres d’ORLAN, elles s’adressent avant tout aux classes
les plus favorisées qui y ont accès et y portent un intérêt.

L’art d’ORLAN se veut déterminé par sa personne uniquement, et se fait


déterminant en ce qu’il instaure de nouvelles conditions esthétiques. Il peut de fait
contribuer à modeler la culture. ORLAN peut donc en cela se faire porteuse d’un pouvoir
d’ordonner et de préfigurer des configurations nouvelles. Mais cela pose aussi la
question du génie de l’artiste : peut-on la penser en avance sur son temps ou utilise-t’elle
le registre de l’art contemporain pour justifier sa différence, se créant un personnage
médiatique sans portée plus profonde derrière cela ?

9 954 signes, espaces compris.

ORLAN et ses implants La 7e opération performance d’ORLAN


BIBLIOGRAPHIE

BELET, Henri. « Le monde d'Orlan, des origines à aujourd’hui », Le Monde, section
Culture, 2/08/2007. https://www.lemonde.fr/culture/article/2007/08/02/le-monde-d-orlan-
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8/11/2020)

IDEAT, Olivier Lussac. « La Réincarnation de Sainte Orlan @ Orlan. 1990-93 (action-body
art) », Overblog, section Performances, 19/07/2014. http://www.artperformance.org/
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MARCHAL, Hugues. « Orlan Manifeste de ‘‘L'Art Charnel’’ », La Voix du Regard, n°12,


1999. pp 49-58. https://socphilqc.ca/pdf/12-MarchalOrlan.pdf (consulté le 8/11/2020)

ORLAN OFFICIAL WEBSITE, http://www.orlan.eu/5392-2/ (consulté le 8/11/2020)

LAPORTE, Arnaud. « Orlan : "J’ai toujours fait de l’art, je ne sais pas faire autre chose" »,
Les Masterclasses, France Culture podcast, 13/10/2018. https://www.franceculture.fr/
emissions/les-masterclasses/orlan-jai-toujours-fait-de-lart-je-ne-sais-pas-faire-autre-chose
(consulté le 8/11/2020)

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