Vous êtes sur la page 1sur 13

Claudie Fougeyrollas

Défense et illustration de l'art-thérapie


In: Quaderni. N. 37, Hiver 1998/99. McLuhan, trente ans après. pp. 63-74.

Citer ce document / Cite this document :

Fougeyrollas Claudie. Défense et illustration de l'art-thérapie. In: Quaderni. N. 37, Hiver 1998/99. McLuhan, trente ans après.
pp. 63-74.

doi : 10.3406/quad.1998.1375

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/quad_0987-1381_1998_num_37_1_1375
Théorie

DÉFENSE ET ILLUSTRATION
DE L' ART-THÉRAPIE

CLAUDE FOUGEYROLLAS

n entend
tentative
divers domaines
d'utilisation
aujourd'hui
artistiques
par
de laart-thérapie
à créativité
des fins d'amél
dans
une

O
ioration de l'état de santé psychique des
malades mentaux. C'est aussi une tentative
de restructuration de la personnalité. Elle
est issue du mouvement expressionniste qui
est né au début de notre siècle en Allemag
ne. Ce mouvement a été particulièrement
illustré par le groupe de peintres appelé die
Brucke (le Pont). Ces artistes réagissaient
contre le conformisme de la société de leur
époque tout en exprimant leur angoisse exis
tentielle et celle de la société elle-même. À la
différence des courants artistiques anté
rieurs, l'expressionnisme comporte une sorte
de déstructuration de la forme qui s'oppose
violemment à tout académisme et qui a heurté
une grande partie du public convaincu de
se trouver devant des productions de
"fous".

Vers la fin de la Première Guerre mondiale et


dans les années qui l'ont suivie, le mouve
ment Dada et le mouvement de la Révolut
ion surréaliste ont radicalise l'opposition
des créateurs non seulement à l'académisme,
mais aussi à la conception des beaux-arts
Art-thérapeute, comme formes d'imitation de la nature ou
docteur en sociologie d'expression de l'âme humaine.
(Paris Vil-Denis Diderot)
et diplômée d'art-thérapie C'est pourquoi certains esprits avancés se
(Paris V-René Descartes) sont demandés si les malades mentaux eux-

QUADERNI N°37 - HIVER 1999 L'ART-THERAPIE» 63


mêmes n'étaient pas porteurs de messages malades mentaux. ". Et il concluait "l'ar
et de valeurs esthétiques, et se sont interro tistefou crée pour lui-même, en dehors de
gés sur d'éventuelles affinités entre Yart toute culture ". Indépendamment des réser
moderne et ce qu'ils ont appelé Yart vesque l'usage ici du mot culture et celui
psychopathologique. Dans les deux cas, ne du mot fou peuvent susciter, nous retien
trouve-t-on pas des tendances à l'évasion drons la reconnaissance par Dubuffet de la
et à la régression, indépendamment de toute créativité des malades mentaux, du moins
préoccupation artistique ? de certains d'entre eux.

Hans Prinzhorn (1886-1933), historien et À l'hôpital Sainte-Anne de Paris, a été fondé,


philosophe de l'art devenu assistant à la cl en 1954, le Centre d'étude de l'expression.
inique psychiatrique universitaire de Heidel C'est dans ce cadre que s'est tenue la pre
berg,a constitué une collection de product mière exposition des uvres de malades
ions plastiques provenant de divers hôpi mentaux et que se prépare maintenant le d
taux psychiatriques d'Allemagne. Il a accordé iplôme d'art-thérapie décerné par l'Université
à ces productions une attention nouvelle et Paris V-René Descartes. Le terme d'art-thé
a porté un regard neuf sur la relation entre la rapie, d'origine anglo-saxonne, a remplacé
maladie mentale et la créativité. Son princi l'appellation d'atelier d'expression plastique.
pal ouvrage Expressions de la folie. Dess Il s'agit aussi d'éviter toute confusion entre,
ins, peintures, sculptures d'asile (1922, tr d'une part, les séances d'art-thérapie et,
aduction française, Gallimard, 1984), a été d'autre part, les ateliers d'ergothérapie, fon
salué, à la fois par des artistes, comme Ernst, dés sur l'idée de la "régénération" par le tra-
Klee et d'autres, et par des psychiatres vail, et les ateliers de thérapie
d'avant-garde. occupationnelle, légitimés par les bienfaits
que peuvent apporter aux patients des acti
Plus tard, Jean Dubuffet, initiateur de Yart vités à dominante ludique.
brut, a fondé en 1949 une "compagnie" por
tant ce titre et a appelé l'attention du public Une expérience personnelle
sur les productions artistiques des créateurs
non-professionnels se servant de toutes Tout en pratiquant l'ergothérapie, dans un
sortes de matériaux pour s'exprimer. Il se service de Sainte- Anne, j'ai tenté de favori
demandait "pourquoi, parmi les non-artist ser chez les patients qui m'étaient confiés,
es, ceux qui produisent le plus sont des les manifestations de leur créativité. En

64» L'ART-THERAPIE QUADERNI N"37 - HIVER 1999


somme, j'ai eu recours à l'art-thérapie avant participante qui dure depuis une dizaine
même d'en connaître la spécificité. d'années.

Il me semble, en effet, que la "réhabilitation" \J atelier de peinture fonctionne au cours


des malades mentaux a eu son temps, au de séances de deux heures. Ce sont les pa
lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, tients eux-mêmes qui décident librement d'y
et qu'elle est devenue de nos jours passa participer ; c'est aussi le cas pour les autres
blement inopérante, compte-tenu du con ateliers. Les séances de peinture ont lieu
texte social global marqué par une dévalori dans une salle adaptée à cette fin. Les pa
sation du travail comme valeur individuelle tients peignent ce qu'ils désirent peindre,
et collective. Par ailleurs, l'utilisation à des de préférence debout, sur de grandes
fins thérapeutiques des activités ludiques feuilles accrochées aux murs. De cette man
m'a paru finalement trop vague et trop floue ière, leurs corps peuvent se mouvoir plus
pour que l'on puisse se contenter de rem librement, chacun choisissant ce qui lui par
placer l'ergothérapie par la thérapie dite (non aît le bon emplacement et la bonne distance.
sans quelque mépris) "occupationnelle". Pas de consignes, pas de modèles. Il s'agit
de permettre à la créativité de chacun ou de
À l'intérêt que j'éprouve depuis longtemps chacune de se donner un champ tout en
pour les productions artistiques ou suppo maintenant un cadre qui soit souple.
séestelles des malades mentaux est venu
s'ajouter un constat d'insuffisance touchant La séance de peinture se déroule en pré
l'ergothérapie et la thérapie occupationnelle. sence de l'art-thérapeute et d'un étudiant ou
Tout me conduisait alors à explorer la voie d'une étudiante en art-thérapie effectuant
ou les voies de l'art-thérapie. un stage pratique. À la fin de chaque séance,
chaque participant présente sa production,
C'est ainsi que j'ai organisé et animé dans le la commente et, si possible, lui donne un
service auquel j'appartiens, quatre ateliers titre. Un rapport écrit est établi après cha
d'art-thérapie qui ont servi et continuent à que séance par l'étudiant ou l'étudiante sta
servir de cadre à mon expérience person giaire.
nelle: un atelier de peinture, un atelier de
modelage, un atelier de découpage-collage Il s'agit pour moi d'assister les patients sans
et un atelier d'écriture. C'est d'eux que je vais les gêner, sans leur imposer une direction
maintenant parler à partir d'une observation ou des directives et sans les infantiliser. À

QUADERNI N*37 - HIVER 1999 L'ART-THERAPIE» 65


partir du désir de peindre, j'essaie de favori gination n'en est pas moins dépendante de
serdans un cadre bienveillant une conditions culturelles, à la fois, collectives
désocialisation libératrice de l'imaginaire qui et individuelles. C'est une fonction psychi
a pour but final la re-socialisation de la per que parmi d'autres. La participation active à
sonne. J'entends ici par désocialisation le un atelier de peinture peut contribuer à la
mouvement par lequel l'imagination s'affran libération de cette fonction et à faire en quel
chit des contraintes pesant sur elle dans la que sorte que le patient devienne moins
vie quotidienne, en tant que vie pleinement patient .
socialisée. De fait, les patients qui peignent
le font d'une manière purement ludique sans Par ailleurs, les malades mentaux souffrent
rechercher d'autre but que le plaisir lié à un inévitablement d'une désocialisation si l'on
jeu. entend par là non le résultat d'un mouve
ment ludique et créateur, mais des difficul
Pour comprendre le terme de désociali tés, voire une impuissance des individus à
sation, il est permis d'évoquer la pratique vivre en société. Toute thérapie doit obliga
des associations libres dans la première toirement tendre à les re-socialiser. Ainsi, à
phase du traitement psychanalytique. Dans la phase initiale de désocialisation de l'ima
les deux cas, en effet, il s'agit d'émanciper la ginaire des participants de l'atelier de pein
vie mentale du conditionnement social, c'est- ture succède une phase de re-socialisation
à-dire de sa subordination à des buts déter de leur personnalité, du moins dans les cas
minés de l'action ou de la connaissance ou les plus heureux. Des dizaines de ces part
des deux. Cependant, le caractère ludique icipants m'ont fait part du plaisir qu'ils
des activités de l'atelier de peinture ne pré avaient éprouvé durant et après les séan
tend pas dévoiler les contenus de l'incons ces, et de leur surprise grâce à ces séances
cient.L'art-thérapie n'appartient pas au d'une découverte, au moins partielle, d'eux-
champ psychanalytique et aurait beaucoup mêmes. Par là la créativité semble concourir
à perdre à être confondu avec un aspect de à la restauration de la personnalité patholo
la psychanalyse. La désocialisation dont gique et souffrante.
nous parlons concerne essentiellement l'ima
gination et ses manifestations, autrement dit V atelier de modelage rassemble une dizaine
l'imaginaire. de patients volontaires autour d'une grande
table, sauf ceux qui désirent se mettre à
Toute ludique et créatrice qu'elle soit, l'écart pour réaliser leur modelage. Souvent,

66» L'ART-THERAPIE QUADERNI N"37 - HIVER 1999


des stagiaires en psychologie et des él La confrontation avec la matière plonge des
èves-infirmiers participent activement aux participants de l'atelier de modelage dans la
séances En ce qui me concerne, il m'arrive perplexité. Ce qui leur paraissait au début
de modeler, mais le plus souvent je me con facile, se révèle porteur de difficultés insoup
tente d'observer les comportements des uns çonnables : dureté de l'argile provenant de
et des autres par rapport à la terre. la perte de l'humidité après des manipulat
ions maladroites, friabilité de la matière en
L'absence de modèle plonge fréquemment voie de dessèchement. Effectivement, la
les participants dans un certain désarroi. Ils terre oppose une résistance au plaisir de la
se retrouvent sans repères avec une matière création. Ce qui était initialement un plaisir
malléable qui se transforme sous le toucher peut se changer en une confrontation plus
et les désoriente par sa densité. Les patients ou moins douloureuse. La terre n'est plus
de sexe masculin semblent éprouver plus cet élément sur lequel on peut s'appuyer ;
de répulsion que les patientes à modeler la elle est devenue quelque chose qui se dé
terre. En roulant la terre dans la paume de robe et auquel on ne peut plus se fier. C'est
leur main ou entre la paume et la table, des alors que j'interviens pour aider le patient
patients engendrent une forme allongée que ou la patiente à surmonter les difficultés en
les hommes et aussi des femmes désignent choisissant de modeler d'autres objets ou,
comme un phallus, un cigare ou un "shitt". dans les cas les plus pénibles, en renonçant
Ces productions s'accompagnent de rires au modelage.
et de moqueries. Quelques-uns transfo
rment la forme allongée en un tas circulaire La finalité du modelage en milieu psychia
où ils voient un serpent enroulé ou, plus triquene se réduit pas à la production
simplement, un étron. Mais, il ne s'agit là d'"objets libres", c'est-à-dire répondant aux
que d'un premier moment dans la pratique désirs des patients, bien que pour nombre
du modelage. Vient ensuite, pour certains d'entre eux une telle activité se soit révélée
patients, le moment de la production de cen gratifiante. Cette finalité réside aussi dans
driers, de porte-savons et d'autres objets la réflexivité du modelage. Ce qui veut dire
de structure assez simple. Viennent enfin les qu'en modelant l'argile le patient se modèle
productions ou les tentatives de product quelque peu lui-même. Rauh et Sartre n'ont-
ions plus compliquées comme les représen ils pas dit : "faire et en faisant se faire " ?
tationsd'animaux ou les bustes ou statues
de personnages humains. Invités à modeler un personnage fantasti-

QUADERNI N°37 - HIVER 1999 L'ART-THERAPIE» 67


que de leur invention, les malades ont laissé cité les participants à commenter leurs pro
s'exprimer un certain nombre de leurs fan ductions et à en discuter entre eux.
tasmes. Dans la création littéraire et artist
ique,la puissance de l'imagination, source Après avoir tenté de créer un personnage
des fantasmes, est, au moins en partie, maît fantastique, emprunté le plus souvent à des
risée et plus ou moins contrôlée. Dans les contes traditionnels ou à la littérature, des
troubles mentaux, cette même puissance patients ont évoqué des cultes anciens ou
n'est ni maîtrisée ni contrôlée ou l'est très exotiques dont les sacrifices humains, pens
faiblement et très insuffisamment. Le délire, ent-ils, ne sont pas exclus. Ils ont parlé de
les hallucinations sont des états dans le pratiques vaudou, de messes noires, de
squels les produits de l'imagination sont vé messes blanches et de disparitions- fantas
cus comme des réalités objectives. mes de dévoration qu'alimentent les médias.
L'angoisse, après avoir été roulée et model
Dans le modelage, comme dans les autres ée, est alors parlée en relation avec les ar
formes de la créativité, le sujet s'exprime. Une chétypes dont la terre, selon bien des myt
partie de ses fantasmes sert à réaliser l'objet hes et des légendes, serait la matrice.
modelé. En se saisissant de l'argile, l'imagi
nation se libère et acquiert une certaine maît Finalement, on le sait, nos sociétés indust
rise sinon d'elle même, du moins de son rielles se sont éloignées de la nature et ont
expression. Même si le modeleur croit qu'il en grande partie perdu le contact que les
crée n'importe quel objet, cet objet n'en est sociétés traditionnelles avaient établi avec
pas moins littéralement une objectivation de les forces cosmiques. La pratique du model
sa personnalité, depuis le ça jusqu'au sur- agene peut-elle pas être considérée comme
moi en passant par le moi, pour employer l'une des tentatives de combler ce manque ?
les termes freudiens classiques. Pétrir la terre, c'est se souvenir - à la manière
d'une anamnèse -, c'est se ressourcer, c'est
Donner forme à un personnage fantastique, retourner aux origines. Cette démarche né
c'est émettre un désir, c'est le traduire par le cessite une expérience personnelle fondée
truchement de l'objet, c'est s'avancer avec sur une communion avec la terre. Ma prati
un masque, c'est une projection de soi qui queprofessionnelle consiste précisément à
permet à la verbalisation de lui reconnaître favoriser l'instauration et le développement
un sens. C'est pourquoi, après les séances d'une telle expérience chez les participants
de modelage, nous avons régulièrement de l'atelier de modelage.

68» L'ART-THERAPIE QUADERNI N"37 - HIVER 1999


Uatelier de découpage-collage se tient ment aux collages pratiqués par certains
dans la même salle que le précédent, autour surréalistes, à commencer par André Bre
de cette table sur laquelle se trouvent pla ton lui-même, avec pourtant une finalité très
cés, sans ordre délibéré, divers périodiques différente de celle l'atelier dont nous par
de parution récente. Chacun des dix ou lons.
douze participants choisit des images et des
mots contenus dans ces publications afin Pendant un temps, en effet, la Révolution
de les combiner selon sa fantaisie. Ainsi, surréaliste a prétendu faire cause commune
les mots et les images sont détournés du avec la psychanalyse dans l'exploration de
sens qu'ils avaient dans les articles des pé l'inconscient. Freud a finalement dissipé ce
riodiques dont ils faisaient partie. Ils devien qui lui est apparu comme un malentendu ou
nent les matériaux des messages conçus par un contresens. Quoi qu'il en soit, la prati
les patients et acquièrent par là une nou quedu découpage-collage en milieu psy
velle ou des nouvelles significations. En ce chiatrique ne prétend pas dévoiler ou faire
qui concerne les patients qui ont du mal à se dévoiler l'inconscient des patients. Sur
s'adonner à la peinture, l'utilisation des pho ce point aussi il ne faut pas l'intégrer abusi
tos des périodiques offre, pour ainsi dire, vement à la psychanalyse.
des possibilités de substitution.
En réalité, la participation à l'atelier de dé
Pour tous, le fait d'extraire des images et des coupage-col age a pour but essentiel de
mots de leur contexte originel et le fait de les favoriser une libération de l'imaginaire des
transposer dans un nouveau contexte const patients de telle sorte que leur souffrance
ruit par tel ou tel participant de l'atelier en s'atténue et qu'ils cohabitent désormais sans
gendrent un montage original à travers l tension excessive avec leurs fantasmes.
equel la personnalité dit ses désirs et se dit
elle-même. Cette projection est d'autant plus Par ailleurs, nous avons observé, à travers
aisée qu'elle ne se heurte pas aux obstacles les séances de cet atelier, la formation d'une
et difficultés que nous ont montrés les acti dynamique collective, comme si le fait
vités de l'atelier de peinture et celles de l'ate d'aboutir avec les mêmes matériaux à des
lier de modelage. Certes, nous n'ignorons combinaisons différentes permettait la dé
pas que le découpage et le collage ont existé couverte mutuelle des personnalités et la
bien avant l'apparition de l'art-thérapie et il reconnaissance collective de leurs éléments
est inévitable que nous pensions communs.

QUADERNI N*37 - HIVER 1 999 L'ART-THERAPIE» 69


Vatelier d'écriture est sans doute celui qui du Livre : le judaïsme, le christianisme et
m'a procuré les plus grandes et les plus nomb l'islam ? Cela, certains patients le savent et
reuses satisfactions. Ses séances ont lieu les autres le sentent ; d'où leur sentiment,
dans la salle du découpage-collage. Instal dans les séances de l'atelier d'écriture, de
lés autour de la table, huit à dix patients pro participer à une activité supérieure qui leur
cèdent à l'établissement d'un texte sous la confère une sorte de dignité supérieure. Et
forme d'une fiction commune ou sous la pour aboutir à la rédaction complète d'une
forme de fictions individuelles. Dans l'él fiction, il faut qu'il y ait une connivence qui
aboration de la fiction commune qui est le s'exprime très spontanément dans le plaisir
cas le plus fréquent, l'un des patients pro d'être ensemble. Il faut, à la fois, que le
pose un thème ou bien le canevas d'un récit groupe soit réceptif et qu'il se coordonne
supposé réel ou imaginaire, et, si les autres aisément.
l'acceptent, l'entreprise de création collec
tive démarre et se développe au gré des sug Les pratiques de l'atelier d'écriture témoi
gestions de tel ou tel participant. Le choix gnent presque toujours d'une émotion col
du thème ou du canevas dépend pour une lective assez forte et assez dense qui per
large part de l'état psychologique dans l met, en usant d'un vocable sociométrique,
equel se trouvent les patients au début de la de parler d'empathie. Ce qui signifie que
séance. Ce qu'il y a de très facilement obser durant les séances d'écriture une sensibilité
vable, c'est le plaisir, je dirais même la vo momentanée commune tend à se substituer
lupté que la plupart des participants éprou aux diverses sensibilités individuelles ou,
vent,une fois le choix proposé et accepté, à pour le moins, à les surdéterminer.
jouer avec les mots, les membres de phra
seset les phrases qui deviennent la trame et Des patients déclarent qu'ils aiment partici
l'étoffe d'un texte nouveau et inattendu. per aux activités d'écriture parce qu'ils ne
savent pas ou pas bien dessiner et qu' "il y
L'écriture est non seulement un moyen de a toujours quelque chose à dire ". Dessi
communication techniquement supérieur à ner,peindre, modeler impliquent pour cer
la communication orale. C'est aussi une tains des savoir-faire qu'ils ne possèdent
puissance créatrice, une force d'invention à pas, alors que tout le monde peut s'exprimer
nulle autre pareille. L'écriture ne possédé-te ou tenter de s'exprimer avec des mots. D'où
lle pas dès ses origines une dimension sa leur préférence, par défaut, pour l'écriture.
crée, comme l'affirment les trois religions Les mots font figure de couleurs qu'ils po-

70» L'ART-THERAPIE QUADERNI N"37 - HIVER 1999


sent sur la toile du récit. La puissance du s'éclate /", montrent que l'élaboration du
verbe permet un envol dans l'imaginaire plus récit imaginaire est une récréation ou peut-
aisément que toutes les autres pratiques être aussi une recréation par la transgres
artistiques ou dites telles, surtout quand il sion des contraintes qui régissent le monde
s'agit de vivre ses fantasmes et, jusqu'à un hospitalier. L'enchaînement des mots per
certain point, ceux des autres. met l'évasion. Ce sont tous les voyages que
l'on ne pourra pas effectuer réellement, mais
Ce qui me paraît important parmi les effets que l'on accomplit dans l'imaginaire.
des activités d'écriture, c'est le sentiment
vécu par les patients d'un étonnement et Posséder des mots et prouver qu'on les pos
d'une satisfaction d'avoir réussi à construire sède en les assemblant entre eux, c'est pos
une fiction, chose complètement inhabi séder les seules richesses qui soient iné
tuellepour la plupart d'entre eux. D'ailleurs, puisables et dans lesquelles l'être humain
lorsque, à la fin de la séance, la lecture du peut s'immerger tout entier. Considérant que
texte collectivement produit se déroule pour le récit à la confection duquel ils participent,
tout le groupe, les participants se congratul est une fiction, les patients n'ont pas le sen
ent, s'applaudissent et se félicitent d'avoir timent, ce faisant, de révéler des aspects
déployé autant d'esprit. Certains en vien authentiques de leur personnalité ni de le
nent à se féliciter eux-mêmes, se rappelant ver un coin du voile protégeant leur inti
leurs modestes origines et l'inachèvement mité. Les héros de leurs récits sont semblab
de leurs études qui les a empêchés d' "aller les aux personnages des contes et des l
plus loin" et de "monter plus haut. Mais, égendes. Ils sont faits d'ombres et de lumiè
malgré tout, le "miracle" s'est produit : ils res et ils agissent selon un système de s
ont pu inventer une histoire comme un écri ignifiants qui n'est pas sans rappeler les co
vain. Ce qui prouve, assurent-ils, qu' "ils ne des de la vie sociale.
sont pas nuls " et qu' "ils ne sont pas si fous ".
Dans l'atelier d'écriture où je joue le rôle du
Manifestement, la production collective d'un scribe qui enregistre ce que les participants
texte écrit est une expérience originale, vé expriment de ce qu'ils ont imaginé et conçu,
cue comme une preuve de maîtrise de l'ima des actions verbales détentrices d'une d
gination et de l'expression hors des contrain imension théâtrale se déroulent. Chaque par
tes de l'institution. Les propos recueillis : ticipant est, d'une certaine manière, un co
"Comme ça fait du bien ! On respire ! On médien créant ou transmettant des signifi-

QUADERNI N°37 - HIVER 1999 L'ART-THERAPIE» 71


cations et des valeurs à travers lesquelles il cela que la construction d'un poème se fait
fait vivre son personnage. si rapidement, les mots étant à fleur de bou
che et à fleur de cur. Dès que l'occasion
Pour les croyants des religions du Livre, la leur est offerte, les mots fusent et se don
Création du monde par Dieu à partir de rien nent à qui veut bien les entendre.
(ex nihilo) constitue un mystère. Par analog
ie, la création des uvres d'art par des êtres Parfois, le poème constitue par son contenu
humains semble comporter quelque chose un véritable règlement de comptes avec l'in
d'énigmatique bien qu'il ne s'agisse pas stitution ; ce que les patients n'auraient pas
d'une création ex nihilo. Plus particulière osé dire en prose, il le font dire par un poème.
ment, le caractère énigmatique de la poésie Parfois, l'expression poétique sert à expri
provient de la rencontre entre des mots por merde la reconnaissance pour ce qui se fait
teurs de sens et des sonorités musicales. La dans les ateliers d'art-thérapie. C'est enfin
plupart des cultures montrent que la poésie une fenêtre ouverte sur le monde du dedans
a commencé par être chantée et, pour ainsi et le monde du dehors. C'est une façon de
dire, dansée avant de devenir un genre litté philosopher sur la condition humaine et une
raire. De cette origine, la poésie a gardé une manière d'accéder à la beauté et de se faire
force incantatoire qui la distingue des autres beau soi-même en se parant de mots.
formes écrites.
Finalement, l'intérêt principal de l'atelier
J'ai constaté que beaucoup de patients fr d'écriture réside dans la fonction catharti-
équentant avec assiduité l'atelier d'écriture que de l'expression écrite associée en l'o
trouvaient plus facile de participer à l'élabo ccurrence à l'expression orale et multipliée
ration de poèmes qu'à celle de fictions en dans ses effets lorsque les textes sont éla
prose. Tout se passe comme si la product borés collectivement. Secondairement, ces
ion de la forme poétique leur offrait une textes constituent des matériaux offerts à
plus grande économie de moyens que celle l'observation clinique et utilisables dans des
de la forme prosaïque en ce qui concerne analyses consécutives à cette observation.
l'expression de leurs affects. Souvent, les
poèmes ont été des moyens dont les pa Les productions de l'art-thérapie sont-el
tients se sont servis pour exprimer leur re lesdes uvres artistiques ?
gard sur le monde et aussi leur "mal vivre"
en milieu hospitalier. C'est peut-être pour Une telle question risque de conduire à un

72» L'ART-THERAPIE QUADERNI N°37 - HIVER 1999


faux débat. Car, les critères permettant de nations lucratives, etc. La réalisation de son
distinguer les uvres d'art d'autres produc uvre est, à la fois, pour lui but et moyen.
tionsde l'esprit réputées non-artistiques Dans le cas des patients vivant en hôpital
sont devenus très incertains depuis Dada psychiatrique, la situation et les finalités sont
et la Révolution surréaliste. Comme nous différentes. L'art-thérapie les incite à des
l'avons précédemment rappelé, l'imitation productions qui soient ludiques, gratuites
classique de la nature et l'expression romant et gratifiantes. Dans le plus grand nombre
iquede l'âme humaine ont cessé dans no des cas, on ne saurait parler du caractère
tre siècle de fournir des normes à la créati artistique de ces production. Plus précisé
vitéjadis constitutive des "beaux arts". ment,le problème ne se pose pas et n'a pas
à être posé. Dans des cas inévitablement
Nous vivons désormais une époque durant beaucoup plus rares, il arrive que ces pro
laquelle la créativité se présente le plus sou ductions puissent rivaliser par leur attrait
vent comme une recherche ou un ensemble avec celles des artistes réputés "normaux".
de recherches ; ce qui signifie que cette créa Alors, on ne voit pas pourquoi ces product
tivité plus ou moins erratique se cherche ionsde l'art-thérapie ne mériteraient pas
elle-même en recherchant son objet et son l'appellation d'uvres d'art. Après tout, l'es
style. Dans ces conditions, il est plus diffi prit souffle où il veut, ou bien, si l'on pré
cile que par le passé de distinguer radical fère, où il peut !
ement des uvres qui seraient artistiques
parce que conformes à des normes esthéti L'art-thérapie a-t-elle une puissance cura
ques,et des uvres de malades mentaux tive?
qui ne seraient pas dignes d'être appelées
artistiques parce que, comme le croyait Dans les productions des patients, nous
Dubuffet, 1' "artiste fou " créerait hors de tout
pouvons distinguer la manifestation de deux
critère esthétique établi et hors de toute fonctions : une fonction libératrice de con
norme. tenus psychiques pathogènes grâce à une
parole dessinée, peinte ou "travestie" à la
En réalité, l'artiste que l'on pourrait, à l'e place d'une parole bloquée ou réduite au
xtrême rigueur, qualifier de normal, déploie silence, et une fonction informative permett
sa créativité à des fins multiples : affirma ant aux thérapeutes de voir dans ces pro
tion de soi, amour du jeu, expression d'une ductions ce qu'ils ne pouvaient pas enten
vision du monde, quête de l'absolu, dredans le discours perturbé des malades.

QUADERNI N°37 - HIVER 1999 L'ART-THERAPIE» 73


N'est-il pas déraisonnable de demander à
l'art-thérapie ce que l'on ne parvient pas à
obtenir des autres disciplines ou techniques
d'intervention du champ psychiatrique et du
champ proprement psychanalytique ? Car,
on le sait bien, ces disciplines et ces théra
peutiques ne parviennent presque jamais à
guérir des malades mentaux comme par
ailleurs on réussit à guérir des malades at
teints d'affections "physiques".

L'art-thérapie n'est en aucun cas un remède-


miracle. Cherchant essentiellement à favori
ser,dans la personnalité des patients, les
éléments de labilité au détriment des fac
teurs de blocage, elle soulage autant qu'elle
le peut ces patients ; elle cherche à les aider
à vivre sans prétendre les guérir ou, du
moins, les guérir complètement. Et, qui sait
si parmi celles et ceux qui participent aux
ateliers d'art-thérapie, il ne s'en trouve pas
qui sont ou qui seront des sources de la
création artistique et du devenir culturel des
sociétés auxquelles ils appartiennent ?

74 L'ART-THERAPIE QUADERNI N°37 - HIVER 1999

Vous aimerez peut-être aussi