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Changing Body

par Jacques Leenhardt


Directeur d’Etudes à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.

En substituant à l’idée de création (divine) celle d’évolution, le darwinisme et la

biologie ont mis fin à l’idée de l’immuabilité d’un modèle intemporel pour le corps

humain. Désormais celui-ci ne pourra être saisi que dans un mouvement qui le dépasse

et le transforme. Derrière sa forme actuelle pointent d’autres formes, passées et à venir,

derrière LA FORME se dresse le spectre de la multiplicité infinie des formes, derrière

l’unité, la diversité. Un continuum s’ébauche de la forme à l’informe, et inversément.

(Iconographie)

Ces transformations ont eu des répercussions considérables sur les modalités de

représentation du corps dans la peinture. Là où la tradition voyait une unité humaine

constituée de deux entités qu’elle appelait l’âme et le corps, séparant le spirituel et le

physique pour mieux les réunir dans le mythe de Dieu-Homme, de l’ Esprit incarné

qu’est le Christ, la science rationaliste moderne qui s’organisera lentement autour de la

pensée de Descartes sépara les organes et les fonctions . Elle espère mieux connaître et

analyser le fonctionnement du corps si elle le traite comme une machine répondant aux

lois de la mécanique.

On peut donc dire que la publication en 1543 du De Humani Corporis Fabrica de

Vesale, traité illustré d’anatomie, marque l’origine moderne de l’autonomisation du

corps et de ses organes par rapport au sujet humain, à l’Homme. Ce corps, objet de la

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science et de ses expérimentations (aujourd’hui les manipulations génétiques)

s’autonomise comme machine. (Iconographie) Or la machine corporelle obéit à une

logique de perfection fonctionnelle qui n’a plus de rapport immédiat avec le corps-

sujet : l’Homme. Une dissociation entre le sujet humain et son corps s’établit, qui

accorde de plus en plus d’autonomie technique à un corps que traitent, soignent et

transforment des techniques médicales de plus en plus sophistiquées. Celles-ci, à

travers leur spécialisation technique dissolvent le corps total en un archipel d’organes,

chacun faisant l’objet d’une technologie propre. La techno-science contemporaine a

poussé cette logique des organes à ses extrêmes conséquence avec la création de

banques d’organes. Le corps se met à ressembler à une automobile, un ensemble de

pièces détachées organisées selon les lois de la fonctionnalité. De là la tentation à

laquelle plus personne ne résiste, de corriger les défauts des organes (chirurgie

esthétique), de les perfectionner (sport), de gommer leur précarité (biologie génétique).

En construisant des images idéales sur lesquelles elles modèlent leur pratique, ces

disciplines contribuent à forger des icônes, images sociales du corps parfait, que

diffusent ensuite les industries culturelles à travers la presse spécialisée et le cinéma.

C’est ici que la problématique de la techno-science rejoint, ou se heurte, à celle

des artistes. Leur contribution essentielle à la culture consiste à maintenir l’opposition

entre le corps publicitaire, icône publique fabriquée, et le corps propre, menacé par la

puissance des médias. Pour que cette opposition demeure vivante, source de formes

inattendues, il faut que l’emprise de l’aliénation propre à la sphère publique ou

publicitaire, avec ses normes fonctionnelles ou esthétiques, n’ait pas aboli la possibilité

du différent, du divers. De même que la bio-génétique tend à abolir la bio-diversité, la

socio-génétique des images du corps tend à l’uniformisation.

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Cette lente évolution à travers cinq siècles de philosophie, de science et d’art

reçoit au XIX ème siècle une impulsion brutale avec l’apparition de la photographie.

Celle-ci intervient en effet de façon spécifique dans le champ de la représentation du

corps qui en devient l’objet privilégié du fait de sa capacité sans équivalent à produire

de la ressemblance. Il en est de même dans l’ordre de la connaissance scientifique, où

elle permettra l’analyse de la morphologie et des mouvements du corps, et enfin dans le

domaine de l’esthétique.

Comme la médecine mécaniste, la photographie est analytique, ce qui veut dire

qu’elle sépare les uns des autres les éléments qu’elle enregistre. Mais contrairement à la

médecine des organes, elle n’effectue pas ce découpage selon l’espace, elle les sépare

selon le temps. L’instantané saisit la totalité du corps, mais dans une fraction infime de

sa durée. La question de la continuité du corps dans le temps s’en trouve posée.

L’avant/après, autrement dit la diachronie, le passage du temps, devient une quantité

manipulable.

Le premier à avoir utilisé ces possibilités nouvelles est peut-être Hippolyte

Bayard, lequel dès 1840 réalise son autoportrait en cadavre. Peu importe que cette

manipulation de la temporalité ait eu pour lui la fonction de protester contre sa

pitoyable situation économique. Ce qui est déterminant c’est que le pouvoir

d’identification de son corps lui ait permis de falsifier l’état apparent de celui-ci,

présenté comme mort. Or ce qui caractérise en principe la photographie, c’est qu’elle ne

ment pas, qu’elle ne peut pas mentir. Bayard inaugurait ainsi la série infinie des

manipulations de l’image, dont les artistes photographes du XX ème siècle feront, sous

le nom de collage puis de manipulation sur ordinateur, le principe d’une nouvelle

recherche esthétique. Magritte, dont l’art joue consciemment avec tous les paradoxes du

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visuel, tirera dès les années vingt, prétexte de cette réversibilité du temps, produisent

des images systématiquement paradoxales. Par exemple l’enfant portant l’adulte dans

ses bras, comme dans L’esprit de géométrie . (Iconographie Magritte L’esprit de

géométrie)

La manipulation d’images photographiques accorde une importance essentielle

au portrait. Le visage, pierre de touche de la dualité esprit/chair, âme/corps, cristallisera

bon nombre de recherches et d’inventions. Elles prennent la suite des tentatives de

Lavater et de Praetorius sur la physiognomonie, que ce dernier définissait comme « une

représentation brève et claire de comment reconnaître du visage, des gestes et de la

figure de quelqu’un ses penchants, bons ou mauvais pour se diriger dans l’action et le

commerce avec lui » (J.H. Praetorius : Breviarium physiognomicum, 1715, page de

titre). Cette science, assez incertaine parce que sans règles, comme le remarquait Kant,

tentait de faire correspondre des images à des types de comportement, partant de

l’hypothèse que les caractéristique physiques du corps constituent une sémiotique des

caractères. L’absence de règles fit qu’elle n’obtint jamais une véritable place dans la

science ou la philosophie, mais en revanche son pouvoir imageant servit de trésor à la

carricature et aux arts visuels en général (Iconographie)

C’est sans doute l’anthropométrie, discipline justement située à la frontière entre

image et règles classificatoires, qui utilisa le plus largement les dispositifs de cette

sémiotique. (Iconographie) Il s’agit pour elle de déceler, sous les traits physiques, les

signes d’une maladie de l’âme ou de la socialité. (Iconographie). Les signes discrets de

la physionomie sont donc interprétés comme des symptômes dans le cadre d’une

anthropologie normative. Ce sera le cas chez Lombroso et Bertillon. (Iconographie) Ce

dernier poussera très loin l’analyse des conditions techniques et esthétiques d’une

pratique destinée à permettre le contrôle social absolu : « Chaque sujet doit être

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photographié de face et de profil dans les conditions suivantes d’éclairage, de

réduction, de pose, de tenue et de format » Alphonse Bertillon La Photographie

Judiciaire, Paris Gauthier-Villars 1890 p. 85. Suivent les instructions précises. Mais

Bertillon explicite également les raisons pour lesquelles il recommande le double

portrait : le profil, c’est la structure physique du sujet, sa morphologie qui permet

l’identification, tandis que la figuration frontale présente l’ensemble des émotions et des

rituels expressifs du sujet. Dans le visage de face, c’est tout le « drame psychologique »

et « sociologique » qui se joue, et la photographie judiciaire s’appuyant sur la

morphologie pour résoudre des problèmes sociaux, doit apprendre à relier les deux

paramètres.

Ressembler à son portrait social

Du fait de sa position au carrefour de la science, de l’art et du social, la

photographie est riche de quelques oeuvres qui vont l’engager dans une voie moins

policière. Prenons l’exemple de deux oeuvres, qu’on peut à la rigueur qualifier d’

« auto-portraits » de Marcel Duchamp : « La Belle Haleine, Eau de Violette » (1921)

(Iconographie) et « Wanted... Rrose Sélavy » (1922) (Iconographie). A un premier

niveau, l’artiste joue sur l’ambivalence : son portrait apparaît où on attendrait celui

d’une femme ou encore à une place qu’on croirait réservée à un criminel. Duchamp

brouille les identités sexuelle et sociale. Le personnage fictif Rrose Sélavy à qui l’artiste

a donné ses propres traits, est chargé d’en manifester l’ambivalence. Il y a sans doute

plusieurs manières d’interpréter ce jeu avec l’identité : celle-ci dépend du contexte,

thèse maintes fois développées par Duchamp à propos de l’oeuvre d’art elle-même :

dans les ready made, c’est l’espace consacré du musée qui fait l’oeuvre. Le même principe

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sémiotique fait que le contexte du flacon de parfum induit la femme et celui de l’affiche

marquée par le « wanted » induit le criminel. Mieux encore, et ici nous franchissons un

pas de plus, ce principe sémiotique transforme en criminel qui se trouve dans la

position de valoir la récompense promise. De ce fait, l’artiste qui se livre à ces jeux fait

plus que signaler le fonctionnement contextuel de la perception visuelle, il connote son

propre portrait avec les valeurs « femme » et « criminel ». Ce faisant, il fait glisser son

auto-portrait vers une complexité que son statut de photographie exclut a priori. Rrose

Sélavy, Dr. Jekill ou Mister Hide?

Or ce qui caractérise ces deux images est qu’elle appartiennent, par leur genre, à

l’espace public. Affiche et publicité ne relèvent pas d’abord de la sphère privée mais du

domaine public des images. En proposant son auto-portrait dans un tel cadre, Duchamp

pointe l’importance du regard de l’Autre dans la constitution de l’image de soi. C’est

dans l’espace public que la question de l’identité sexuelle ou sociale trouve sa

cohérence. Là où l’image idéale de l’homme se référait traditionnellement à celle du

Christ ou, à partir de la Renaissance à celle des modèles gréco-latins, l’art contemporain

installe une médiation nouvelle, propre au régine que Habermas a désigné comme la

« sphère publique ».

La stratégie de perversion mise en oeuvre par Duchamp tente de briser la loi de

la « sphère publique » dominée par l’ordre de la publicité et l’ordre public policier dont

il reprend les deux icônes. En introduisant de l’incertitude quant à l’identité de la

personne photographiée, il fait basculer à nouveau la photographie dans le domaine de

l’art et confirme l’irréductibilité du sujet aux catégories que le social tente de lui

imposer. Andy Warhol est sans doute un des artistes qui mettra en oeuvre de la

manière la plus conséquente la socialisation du portrait. Marilyn (1964), Mao Tse Dong,

autant de figures que leur portrait esthétisé arrache à leur singularité érotique ou

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politique pour les faire rentrer dans l’ordre de la consommation esthétique, dans l’ordre

de l’image. (Iconographie) Quelle est dès lors la portée critique de ces oeuvres? Pour

Warhol, comme pour tous les artistes du pop’art, la question se pose et la réponse reste

incertaine. L’esthétisation d’essence publicitaire menace là plus qu’ailleurs d’affaiblir le

potentiel critique de la dénonciation, si tant est que celle-ci ait été à l’origine de la

conception de ces oeuvres, ce qui n’est pas certain.

Urs Lüthi a bien montré ces ambivalences. En produisant une série d’auto-

portraits « dans le genre » de six artistes répertoriés de l’art moderne et contemporain, il

contribue à dénoncer les pièges du « style » comme catégorie artistique. En construisant

un modèle esthétique, le style se substitue à la singulartité d’une émergence. Il bloque

l’inattendu, le divers, et produit au contraire de la redondance. Tous les visages de Roy

Lichtenstein sont d’abord des Lichtenstein, reconnaissables, comme ceux de Picasso,

Larry Rivers ou Giacometti. Le sujet « Urs Lüthi », pourtant présent dans ces six auto-

portraits, disparaît. Ce qui l’absorbe et le dissout, c’est le style. C’est lui qui menace le

corps qui vient, dans sa singularité, au-devant du spectateur.

L’abandon par un très grand nombre d’artistes contemporains de l’idée même

qu’un artiste doit produire un style reconnaissable, idée si essentielle au bon

fonctionnement du marché de l’art, est sans doute le symptôme de leur tentative, peut-

être tragique, d’échapper à la standardisation esthétique produite par la logique

artistique elle-même.

Urs Lüthi proposera donc une galerie d’auto-portraits dans lesquels le corps

photographié est lui-même changeant bien que toujours reconnaissable à travers ses

métamorphoses. Le style n’est peut-être pas totalement absent, mais il tend à s’effacer

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devant les avatars du sujet représenté. C’est lui qui doit captiver le regard, c’est lui qui

constitue le drame qui se déroule et dont la photographie n’immortalise qu’un instant.

Rien ne permettra que se recompose une totalité, la suite des clichés est en droit infinie,

aussi longtemps que le souffle de la vie animera ce corps. Cette infinité des

métamorphoses a, en soi, quelque chose de monstrueux, comme le résument les deux

images par lesquelles, en une icône, l’ensemble du processus est condensé. La pose, la

posture et le décor ouvrent sur l’infini difforme du sujet, monstre à lui-même saisi par

la photographie.

Iconographie

Marcel Duchamp : La Belle Haleine, Eau de Violette(1921)

Wanted... Rrose Sélavy (1922)

Magritte et al. Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt. Collage paru dans La

Révolution Surréaliste, N° 12 , 1929

Magritte L’esprit de géométrie 1937

La condition humaine 1933

Etienne-Jules Marey Chronophotographie 1886

Eadweard Muybridge Etudes de mouvement 1887

Cesare Lombroso « L’homme criminel » Planche 11

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in Crimes contre les moeurs Paris Alcan 1887

Alphonse Bertillon Auto-portrait signalétique 1912

Francis Galton Portraits composites 1883

Andy Warhol Marilyn (1964),

Présentation des portraits de Mao au Palais Galliéra, Paris 1974

Urs Lüthi The Urs Lüthi’s 1970

The Numbergirl 1973 présentation à la galerie Isy Brachot, Bruxelles

Tell me who stole your smile 1974

Selfportrait in two pieces 1976

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