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Des
Formes élémentaires de la vie religieuse aux Techniques du corps, du
culte au loisir
[publié in Lionel Jacquot et Jean-Marc Leveratto, Relire Durkheim et Mauss : Emotions : religions, arts,
politiques, PUN-Editions Universitaires de Lorraine, 2014]
Introduction
1. La longue « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » écrite par Lévi-Strauss pour ce volume
a fortement contribué à la redécouverte de Marcel Mauss. Elle a aussi promu une interprétation
du sens scientifique de son œuvre comme préfigurant le point de vue structuraliste de Lévi-
Strauss, une interprétation, à ce titre, très discutable.
L’analyse du lien existant entre les deux œuvres, curieusement, n’a jamais été
faite. Ce qui les unit a été sacrifié à l’affirmation contestable de la
réparation, par le neveu, de l’absence totale, chez l’oncle, d’une pensée
du corps2. Cette vision du rapport entre les deux œuvres est exemplaire de la
confusion, combattue par Marcel Mauss à son époque, entre catégorie de
pensée et catégorie de langage : l’absence de certains mots dans une
langue n’est pas un indicateur de l’absence d’une conduite qu’elle sert à
désigner dans une autre3. Elle témoigne, par ailleurs, de la focalisation
exclusive de nombreux lecteurs du texte de Mauss sur le terme de « corps »
au détriment de celui de « technique », ce qui les conduit à sacrifier la
« technologie » – au sens de science de la technique – promue par Mauss (Cf.
Schlanger, 1998) à l’étude des représentations sociales prônée par la
psychologie sociale française4.
Le corps comme fait social
Laurent Thévenot relève justement, dans son commentaire des
« Techniques du corps », que cette notion a été fréquemment rabattue sur
celle d’image du corps par les sociologues français. Le texte de Mauss sert
alors à identifier et à dénoncer les « contraintes de représentation » –
violence symbolique, stéréotypes de genre, habitus de classe – qui pèsent
sur l’usage que les individus font de leur corps en public et qu’illustre
leur performance (Thévenot, 1994). De ce fait, c’est l’étude de la
représentation du corps de l’individu, au sens de l’image que l’usage de
3. Cf. Marcel Mauss, « Les catégories non exprimées dans la langue », publié dans la Discussion
suivant la Communication d’Antoine Meillet à la Société de Psychologie, séance du 14 juin 1923,
« Le genre féminin dans les langues indo-européennes », Journal de Psychologie, 1923, p. 943
sq. Repris dans A. Meillet, 1952, pp. 24-28.
5. Pierre Bourdieu, 2002, pp. 113-115. Il s’agit de la réédition de Pierre Bourdieu, « Célibat et
condition paysanne », Etudes Rurales, 5-6, avril-septembre 1962, pp. 32-136.
6. C’est ainsi que Marcel Mauss caractérise la danse de société dans « Les techniques du corps »
pour souligner le « sujet d’horreur pour le monde entier, sauf pour nous » que repré- sente cette
invention occidentale qui autorise le contact corporel entre l’homme et la femme qui ne se
connaissent pas. cf. Marcel Mauss, Les techniques du corps (dorénavant Les TC), consultable sur
le site Les classiques des sciences sociales, http ://classiques.uqac.ca, p. 18.
7. Pour le Bourdieu du Bal des célibataires, op. cit., p. 116 : « En effet, l’hexis corporelle est
avant tout signum social ». C’est ce qui justifie, précise-t-il en note, que « plutôt que d’esquisser
une analyse méthodique des techniques corporelles [du paysan], il a paru préférable d’en
rapporter l’image qu’en forme le citadin et que le paysan tend à intérioriser, bon gré mal gré ». Il
tombe ainsi sous le coup de la critique qu’il adressera, vingt ans plus tard, à la psychologie
sociale : « le rapport au corps ne se réduit pas à une « image du corps » [...] c’est-à-dire à une
représentation qu’un agent a de ses effets sociaux (séduction, charme) et qui implique un degré
déterminé d’estime de soi (self-esteem) » (Le sens pratique, op. cit., p. 122).
pratique dévalorise les modes de transmission consciente des techniques
du corps au profit d’une théorie de la « pratique rituelle » en tant que
« gymnastique symbolique dans laquelle le corps pense pour nous », en
tant qu’usage du corps que l’individu n’exerce pas consciemment
puisqu’il s’accomplit « en deçà de la conscience et de l’expression, donc
de la distance réflexive qu’elles supposent » (Bourdieu, 1980, p. 123).
Cette théorie de la pratique fait du corps de l’individu un moteur pré-
réflexif de l’action, un « automaton spirituale »9 façonné par son
adaptation à un milieu social. L’acquisition de techniques du corps par
l’enfant qui imite spontanément les adultes constitue, en effet, un mode
d’inculcation clandestine des « principes fondamentaux de l’arbitraire
culturel, ainsi placés en dehors des prises de la conscience et de
l’explication » (ibid., p. 117). Le sens pratique valorise donc le
« mimétisme pratique » de l’individu, en tant que « faire-semblant
impliquant un rapport global d’identification ». C’est lui qui constitue le
véritable fondement de la pratique, bien avant « l’imitation supposant
l’effort conscient pour reproduire un acte, une parole ou un objet
explicitement constitué en modèle »10.
Cette valorisation par Pierre Bourdieu du « mimétisme pratique » aux
dépens de « l’imitation » s’éclaire si l’on se réfère à la tension interne au
8. « Le monde des objets, cette sorte de livre où toute chose parle métaphoriquement de toutes les
autres, et dans lequel les enfants apprennent à lire le monde, se lit avec tout le corps, dans et par
les mouvements et les déplacements qui font l’espace des objets autant qu’ils sont faits par lui »,
Le sens pratique, op. cit., p. 130. Pierre Bourdieu renvoie en note à l’« hypothèse » du « learning
by doing » en tant que « cas particulier d’une loi plus générale : tout produit fabriqué [...] exerce
par son fonctionnement même, et en particulier par l’utilisation qui en est faite, un effet
éducatif »
10. Parler de « mimétisme » plutôt que d’« imitation » se justifie ainsi car « On ne mime pas des
‘modèles’ mais les actions des autres » (Bourdieu, 1980, p. 124)
concept d’habitus rappelée par François Héran, l’habitus désignant à la
fois un facteur de répétition d’une même conduite et un principe
générateur de pratiques11. L’idée de « mimétisme pratique » permet de
valoriser la « causalité du passé » et, tout en reconnaissant l’activité des
individus, de réduire la liberté que leur procure leur capacité
d’« imitation » consciente. Par le « mimétisme pratique » l’individu
incorpore activement les exigences de son milieu familial et participe à
son propre modelage affectif. Mais l’habitus ainsi acquis reste un facteur
d’inertie de la conduite, d’un point de vue pratique comme d’un point de
vue esthétique. Le mimétisme pratique de l’enfant conditionne
« l’imitation » consciente de l’adulte et limite sa possibilité de changer
radicalement ses habitudes corporelles, puisqu’il reste tributaire, par effet
d’hystérésis, de sa sensibilité esthétique acquise. Á la suite de La
distinction, le Sens pratique valorise ainsi, en la reconfigurant, l’idée
durkheimienne de la causalité du passé, de l’« homme d’hier », qui
emprisonne l’individu dans son « histoire faite corps », dans un goût
prédéterminé12.
Or, c’est ce déterminisme du passé que relativise, dès son ouverture, le
discours de Marcel Mauss sur les techniques du corps, en présentant un
exemple d’innovation résultant d’une imitation consciente, la
reproduction par les jeunes filles parisiennes du type de démarche des
stars américaines qu’elles ont observée à l’écran13. Et sa conférence
11. François Héran, 1987. C’est ainsi que Le sens pratique peut définir l’habitus tout à la fois
comme « système acquis de schèmes générateurs » qui impose « des contraintes et des limites » à
l’invention (p. 92), et comme « spontanéité sans conscience ni volonté » (p. 94).
12. « En chacun d’entre nous, suivant des proportions variables, il y a l’homme d’hier [...]
Seulement, cet homme du passé, nous ne le sentons pas, parce qu’il est invétéré en nous, il forme
la partie inconsciente de nous-mêmes », Emile Durkheim, 1938, p. 16, cité par Pierre Bourdieu,
1980, p. 94, note 6.
13. Pour l’analyse de cette anecdote et de l’enjeu épistémologique qu’elle constitue, cf. Jean-
Marc Leveratto, « Lire Mauss. L’authentification des techniques du corps et ses enjeux
épistémologiques », Le portique, n° 17, 2006, consultable en ligne http ://leportique.revues.
org/778 ; cf également Jean-Marc Leveratto, « Techniques du corps et techniques de soi », sur le
site http ://www.materialifoucaultiani.org/fr
nous invite à reconnaître l’importance de cette « imitation prestigieuse »
dans la vie sociale, le discours de Mauss prenant ainsi explicitement le
contrepied de celui de Durkheim dans le Suicide.
Le propos de Mauss est rendu cependant difficilement compréhensible
par la lecture professionnelle de l’œuvre de Durkheim qui privilégie ses
premiers écrits sociologiques, Les règles de la méthode sociologique et
Le suicide, aux dépens de son dernier ouvrage, Les formes élémentaires
de la vie religieuse. Du même coup, le rejet radical de la notion
d’« imitation » qu’opère Durkheim dans Le suicide et son refus de lui
reconnaître toute valeur explicative du comportement social dissimule
aux yeux du public l’usage positif que ce même Durkheim fait de la
pratique de l’« imitation » dans les Formes élémentaires de la vie
religieuse. Cette lecture académique de Durkheim gêne, à son tour, la
reconnaissance de l’approfondissement et du détournement qu’effectue
Mauss de l’analyse durkheimienne de l’imitation dans « Les techniques
du corps », en l’utilisant comme un moyen de compréhension de
l’industrialisation du loisir et du phénomène de la globalisation
culturelle.
Durkheim et l’« imitation » : de la « singerie » (Le suicide) au « rite
mimétique » (Les formes élémentaires de la vie religieuse)
En minimisant, dans Le sens pratique, l’efficacité de « l’imitation
supposant l’effort conscient pour reproduire un acte », Pierre Bourdieu
s’inscrit dans la continuité du discours de Durkheim, et de son combat, à
l’époque du Suicide, contre l’idée de Tarde que « tout fait social est le
produit de l’imitation »14. Pour Durkheim, en effet, l’acte d’imitation ne peut
être considéré comme l’origine du fait social, le façonnement préalable
du désir par le groupe pouvant seul expliquer le choix de l’individu de
reproduire un acte, d’une parole ou d’un objet déterminé. L’imitation
présuppose l’existence d’une représentation collective de ce qu’il est
désirable d’imiter et de ce qui ne l’est pas, son effectuation requiert une
14. Emile Durkheim, « L’état actuel des études sociologiques en France » (1895), republié in
Emile Durkheim, 2010, pp. 285-233, p. 299.
« disposition préalable de l’imitateur » (ibid., p. 301).
La typologie des actes « confondus » sous le terme d’imitation, dressée
par Durkheim dans le chapitre IV du Suicide, répond en conséquence à
ce souci de mettre l’accent, contre Tarde, sur les conditions sociales de la
reproduction individuelle d’un acte.
Elle distingue trois types de faits : 1) « sentir en commun », 2)
« s’incliner devant l’autorité de l’opinion » et 3) « répéter
automatiquement ce que d’autres ont fait » (Durkheim, 1967, p. 88). Seul
ce dernier type de faits mérite pour Durkheim l’appellation d’imitation :
« il y a imitation quand un acte a pour antécédent immédiat la
représentation d’un acte semblable, antérieurement accompli par autrui
sans que entre cette représentation et cette exécution s’intercale aucune
opération intellectuelle, explicite ou implicite, portant sur les caractères
intrinsèques de l’acte reproduit » (ibid., pp. 85-86).
16. Les formes élémentaires de la religion – désormais FEVR (1968) – Les classiques des
sciences sociales, http ://classiques.uqac.ca, p. 403. Il existe une continuité, sur ce plan du
vocabulaire, entre les FEVR et Le suicide. Durkheim y précise – Le suicide, op. cit., p. 85 – son
refus d’appeler « imitation » le phénomène de communion émotionnelle, soit « la propriété
qu’ont les états de conscience, éprouvés simultanément par un certain nombre de sujets
différents, d’agir les uns sur les autres et de se combiner entre eux de manière à donner naissance
à un état nouveau ». Il appellera donc « contagion », ce que Tarde décrit comme « une imitation
réciproque de chacun par tous et de tous par chacun ». Il est notable que, ce faisant, Durkheim
entend redonner à l’assemblée révolutionnaire sa capacité d’imagination collective d’un ordre
nouveau contre une interprétation qui la réduit à une foule subissant l’influence d’un chef.
acception, Durkheim réduit l’imitation à un comportement réflexe, et la
prive de tout contenu psychologique, alors que l’imitation, pour Tarde,
désigne un phénomène de « communication interpsychique » entre deux
individus15. Durkheim s’interdit, ce faisant, d’analyser les phénomènes
de persuasion interpersonnelle.
C’est ce que Bourdieu reconnaît lorsqu’il se départit, dans Le sens
pratique, du rejet total de l’imitation comme variable explicative prôné par le
Suicide et affirme l’importance, en référant implicitement aux Formes
élémentaires de la religion, des faits de « mimétisme pratique », c’est-à-dire
d’une pratique consciente de l’imitation générant ce que le Suicide
définissait comme le « sentir en commun », et ce que le Durkheim des
Formes élémentaires de la vie religieuse appellera la « contagion ».
Dans son dernier ouvrage, en effet, Durkheim confère une fonction
cruciale à la « contagion » émotionnelle que donnent à voir les
« réunions, assemblées, congrégations où les individus, étroitement
rapprochés les uns des autres, réaffirment en commun leurs communs
sentiments »16. Les interactions et les émotions que génère chez
l’individu l’exécution collective des rites expliquent l’attribution d’un
caractère sacré à la chose qui constitue le foyer de l’attention : « la
contagion n’est donc pas une sorte de procédé secondaire par lequel le
caractère sacré, une fois acquis, se propage ; c’est le procédé même par
lequel il s’acquiert. C’est par contagion qu’il se fixe ; on ne peut
s’étonner qu’il se transmette contagieusement » (Durkheim, 1968, p.
313). C’est ce processus qui constitue le mode de production, pour
Durkheim, de la croyance individuelle au caractère sacré d’un objet à travers
l’expérience sensible de la force du collectif rassemblé.
18. Là encore, cf. supra, cette interprétation de la causalité sociale se rapproche de la conception
par Leibniz d’un Dieu qui laisse aux êtres humains la liberté d’agir ou non conformément à ce
qu’il a programmé de toute éternité, d’une volonté divine, donc, qui « incline sans nécessiter »,
selon la formule des Nouveaux essais sur l’entendement humain.
cependant le problème de l’interprétation que l’on donne de la
« présence agissante » de cet équipement. Cette présence agissante peut
être comprise en effet comme la présence propre de l’individu en tant
qu’être vivant, en tant qu’il est un corps. Elle peut, à l’inverse, être
attribuée à l’équipement qui rappelle son existence à l’individu, par le
biais de la gêne et le malaise qu’il ressent au fait d’avoir un corps.
C’est cet équipement en tant que chose préexistante et dont nous sommes
prisonniers que sert à désigner le terme de « corps » dans la littérature
sociologique contemporain. Elle vise à faire reconnaître la réalité du
modelage affectif et cognitif de notre personnalité que révèle, à chacun
d’entre nous, le traitement purement objectif de notre corps propre. Le
« corps » qu’elle représente désigne ainsi ce qui arrive à la personne
lorsqu’elle devient la matière d’un soin, la cible d’un regard, ou la raison
d’une critique, lorsqu’elle se retrouve traitée comme une chose.
23. La redéfinition des techniques du corps qu’opère André Haudricourt (1986) dans « La
technologie, science humaine » a favorisé cette monopolisation. Posant que « tout acte est un
mouvement musculaire », il définit la technologie comme l’étude « des mouvements musculaires
appris traditionnellement » (p. 50). Il s’inspire ce faisant de Leroi-Gouhran qui affirmait, en
1936, dans son article sur « L’espèce humaine », dans l’Encyclopédie Française, que « la
civilisation matérielle d’un groupe humain déterminé n’est pas tant l’ensemble de ses objets que
l’ensemble de ses mouvements musculaires traditionnels et technologiquement efficaces ». Le
problème est que cette définition de la technologie exclut ce que Mauss appelait, cf. infra, les «
techniques de repos actif ».
La « technologie culturelle » est, en effet, une discipline issue du
discours de Mauss qui, en soulignant l’efficacité technique de certains
usages du corps, permet de reconnaître la technologie comme une
« science humaine » et la préserver d’un enfermement dans l’étude des
caractéristiques matérielles des outils. Le développement de cette
discipline, cependant, en se focalisant sur l’étude des techniques du corps
définies comme des « mouvements musculaires » a favorisé
l’appropriation du texte comme moyen exclusif d’expertise
professionnelle des disciplines sportives23. Elle a ainsi justifié
indirectement la neutralisation de l’usage esthétique du corps, de son
usage pour le plaisir dans le temps du loisir, dont le développement
contemporain et le questionnement qu’il commence à susciter dans
l’espace public constitue pourtant explicitement la source de la réflexion
de Marcel Mauss et de son effort d’objectivation de l’expérience
corporelle.
L’usage esthétique du corps : culte et loisir, rites et plaisirs
En limitant sa présentation du quatrième principe de classification des
techniques du corps, leur mode de transmission, à « l’éducation des
enfants », Marcel Mauss a ouvert la voie tant à une lecture sociologique
du texte indifférente à la nécessité d’« étudier tous les modes de dressage,
d’imitation » observables dans une société, qu’à la lecture de techniciens du
sport s’intéressant exclusivement aux « techniques de mouvement »
énumérées par Mauss. En se désintéressant de la diversité des actes
physiques et des interactions techniques que recouvrent la catégorie de
techniques du corps, ces deux types de lecture, aujourd’hui fréquente,
mettent ainsi le texte au service de la construction du regard sociologique
d’un côté, et de savoir-faire professionnels dans le domaine sportif et
artistique de l’autre.
Valorisant d’un côté le poids de la « tradition » sur l’usage que nous
faisons de notre corps propre, et de l’autre la « science » du corps
entrainé professionnellement, elles rendent difficile la reconnaissance de
l’importance que confère le texte à l’usage de son corps pour le plaisir
qu’il procure et, ce faisant, sa continuité avec la réflexion proposée par
Durkheim dans les Formes élémentaires de la vie religieuse.
Durkheim soulignait, en effet, dans son observation du « culte positif »,
l’importance de « l’élément récréatif et esthétique » dans la religion. Il
notait la parenté entre certaines « représentations religieuses », au sens
matériel du terme de représentation, et les « représentations
dramatiques ». En effet, comme le drame, elles sont « étrangères à toute
fin utilitaire, elles font oublier aux hommes le monde réel pour les
transporter dans un autre où leur imagination est plus à l’aise : elles
distraient » (Durkheim, 1968, p. 362). Cette parenté observable entre
culte religieux et représentation dramatique confirme, pour Durkheim,
« le fait connu que les jeux et les principales formes de l’art semblent
être nés de la religion, et qu’ils ont, pendant longtemps, gardé un
caractère religieux » (ibid., p. 363). Mais elle ne doit pas faire
disparaître, pour autant, la différence cruciale, au plan de l’expérience du
participant, entre le culte et le spectacle dramatique, le « rite
commémoratif » et la « simple réjouissance publique qui n’a plus rien de
religieux et à laquelle tout le monde peut prendre part » (ibid., p. 362).
Rappeler cette différence, c’est valoriser la spécificité du cadre de
l’expérience religieuse, car « quand un rite ne sert plus qu’à distraire, ce
n’est plus un rite » (ibid., p. 364). Même s’il « n’y a peut-être pas de
réjouissance où la vie sérieuse n’est quelque écho », il faut donc bien
« différencier les deux formes de l’activité publique. La simple
réjouissance, le corrobori profane n’a pas d’objet sérieux, tandis que,
dans son ensemble, une cérémonie rituelle a toujours un but grave »
(ibid., p. 365). En même temps, la construction de l’expérience religieuse
doit composer avec le « surplus » d’énergie corporelle « généralement
disponible » chez l’individu et « qui cherche à s’employer en œuvres
superflues et de luxe, c’est-à-dire en œuvres d’art ». C’est ce qui
explique l’utilisation de l’art pour renforcer l’efficacité de l’expérience
religieuse même si « par lui-même, le culte a quelque chose
d’esthétique ».
Les Formes élémentaires de la vie religieuse constitue ainsi une
reconnaissance conjointe du fondement social de la religion et de la
nécessité biologique du loisir. Et le texte de Marcel Mauss vise
explicitement à interroger, comme le rappelle l’anecdote qui ouvre le
texte et qui met en scène l’effet observable de la généralisation du loisir
cinématographique sur la conduite des jeunes filles européennes,
l’efficacité attribuée par Durkheim « aux libres combinaisons de la
pensée et de l’activité, au jeu, à l’art, à tout ce qui recrée l’esprit fatigué
par ce qu’il y a de trop assujettissant dans le labeur quotidien » (pp. 545-
546).
Comme en témoigne le fait que Mauss classe, dans son énumération
biographique des techniques du corps, la danse dans les « techniques de
repos actif », ce n’est pas qu’en tant que « mouvement musculaire » qu’il
aborde les techniques du corps, mais en tant qu’occupation physique
procurant du plaisir à celui qui l’exerce. La « danse enlacée » est un
exemple central de cette rubrique, en tant que produit d’une construction
historique et sociale qui en fait un loisir dont l’exercice procure le plaisir
conjoint de la coordination corporelle et du contact sexuel. Lui succède
l’exemple de loisirs dont le succès a ouvert la porte à des spécialités
sportives, comme le saut, à des métiers touristiques, comme le guide
d’escalade, à l’amélioration de techniques de travail en hauteur, comme
pour l’ouvrier télégraphiste.
C’est de ce point de vue du corps considéré en tant qu’instrument de
loisir que la notion de techniques du corps acquiert, de fait, tout son sens
pour un occidental, comme le rappelait André Haudricourt. Dans son
texte sur « la technologie, science humaine », il démontre, en effet, la
pertinence de la notion en réinvestissant l’exemple du crawl dont Mauss
avait pu observer l’invention – par l’importation et l’adaptation d’un
savoir traditionnel de la nage, emprunté Maoris, dans les compétitions
sportives mondiales –, et la diffusion dans le grand public24.
C’est ce qui explique l’importance que lui confère Mauss dans sa
démonstration. L’exemple du crawl démontre l’efficacité éprouvée d’une
technique « sauvage » et sa supériorité sur la technique occidentale en
même temps que le plaisir de l’observer sur soi-même et sur autrui. De la
même manière que le loisir cinématographique offre l’occasion aux
jeunes parisiennes de vérifier l’efficacité sexuelle de la démarche des
jeunes stars américaines qu’elles observent à l’écran, et de prendre
plaisir à se l’approprier25.
Cette prise en compte de la place que le texte confère au loisir – au sens
de l’action gratuite, du sport, de la danse, du divertissement
cinématographique et du plaisir sexuel – interdit de réduire les
techniques du corps aux actes physiques qui valent, comme le travail
contemporain, pour leur efficacité matérielle – au sens de la fonction
vitale de la chasse, de la guerre, de l’alimentation, de l’hygiène et des
soins du corps.
En se focalisant, dans sa description des « techniques de repos actif » sur
les « jeux du corps », Marcel Mauss s’arrête, il est vrai, et se concentre
sur la pratique directe de « l’art d’utiliser le corps humain ». Il favorise
ainsi une lecture de son texte réduisant les « techniques du corps » à des
« mouvements musculaires », et l’appropriation de la notion pour
valoriser l’activité culturelle véritable que constitue la pratique d’une
activité artistique en amateur par opposition au divertissement passif que
constitue, par exemple, le spectacle cinématographique.
24. André Haudricourt,1986. Il félicite Mauss d’avoir reconnu «qu’il y avait des techniques sans
objets matériels qui en soient l’instrument ou le résultat : il les nomma « techniques du corps ».
Non seulement la façon de marcher dépend de la manière dont est chaussé (de bottes, de sandales
ou de mocassins) mais la façon de nager diffère de peuple à peuple sans que cela soit dû à un
objet quelconque : on sait que les Européens ne connaissaient que la brasse et que ce sont les
nages des Indiens d’Amérique et des Polynésiens qui, empruntées à la fin du XIXe siècle, ont
engendré les nages de compétition et de vitesse des sportifs actuels » (p. 49).
25. Cf. Jean-Marc Leveratto (2010) qui précise la manière dont le développement de l’industrie
culturelle et l’apparition de nouveaux médias éclairent le sens du texte.
Valoriser la dimension sociologique des « jeux du corps » conduit
nécessairement, comme le souligne Norbert Elias, à élargir leur domaine,
dans la continuité de la pensée durkheimienne de la fête, au spectacle
tant sportif qu’artistique, dès lors qu’il consiste en une « activité
mimétique » du spectateur auquel sa participation procure un plaisir par
procuration. Les techniques du corps vise moins, dans cette perspective,
des contraintes de représentation qui déterminent inconsciemment
l’usage par les individus de leur corps, qu’à démontrer la nécessité
d’élargir l’analyse sociologique à l’observation de la conduite esthétique
à l’ère du développement de la consommation culturelle et, notamment
du spectacle cinématographique. Rappelant que cette consommation
culturelle repose sur l’engagement corporel du spectateur tout autant que
sur l’habileté technique des professionnels dont il goûte la performance,
le discours de Mauss nous convie ainsi à observer la manière dont les
consommateurs participent, par le biais de l’auto-contrôle du plaisir que
leur procure une technique artistique. Ils participent ainsi, en même
temps, aux transformations de cette technique ainsi qu’à l’évolution des
interactions entre sexes et générations, comme le montre tant les
changements qui ont affecté les pratiques sexuelles que les pratiques
artistiques en occident. Tant il est vrai que, comme le souligne Marcel
Fournier, s’intéresser aux techniques du corps n’est pas tant s’intéresser
à l’existence d’un inconscient corporel qu’aux ressources traditionnelles
et rationnelles permettant d’augmenter notre contrôle conscient de notre
corps. La capacité de résistance à l’émoi envahissant, comme la capacité
à s’y abandonner dans le jeu, est ce que nous apporte le développement
des techniques du corps. Dans cette perspective pragmatique, « c’est
grâce à la société qu’il y a intervention de la conscience. Ce n’est pas
grâce à l’inconscience qu’il y intervention de la société » (Mauss, 1934,
p. 22). L’usage esthétique du corps pendant son temps libre est donc, en
tant qu’occasion d’explorer l’inconscient corporel et les savoirs
traditionnels du corps, une pratique d’autant plus importante à analyser
sociologiquement que le loisir est détourné et orienté systématiquement,
au moment où Marcel Mauss écrit son texte, par les régimes totalitaires
européens vers la préparation de la guerre (Leveratto, 2010). Elle rend
d’autant plus nécessaire de valoriser « l’art d’utiliser le corps humain »,
au lieu de le détruire, qu’offre les techniques du corps et le vecteur de
développement qu’il constitue du respect de soi et de la personne
d’autrui. Cette promotion des techniques du corps constitue ainsi une
domestication du discours durkheimien et de son insistance sur l’effort
que doit s’imposer l’individu pour discipliner ses pulsions. Durkheim
mettait l’accent, en effet, dans Le dualisme de la nature humaine, sur
l’augmentation progressive et irréversible de l’autocontrôle exigible des
individus en tant que dimension constitutive du processus de civilisation
: « l’attention volontaire est, comme on le sait, une faculté qui ne
s’éveille en nous que sous l’action de la société. Or l’attention suppose
l’effort ; pour être attentifs, il nous faut suspendre le cours spontané de
nos représentations, empêcher la conscience de se laisser aller au
mouvement de dispersion qui l’entraîne naturellement, en un mot, faire
violence à certains de nos penchants les plus impérieux. Et comme la
part de l’être social dans l’être complet que nous sommes devient
toujours plus considérable à mesure qu’on avance dans l’histoire, il est
contraire à toutes les vraisemblances qu’une ère doive jamais s’ouvrir où
l’homme sera moins dispensé de se résister à soi-même et pourra vivre
une vie moins tendue et plus aisée. Tout fait prévoir, au contraire, que la
place de l’effort ira toujours en croissant avec la civilisation »
(Durkheim, 1914, p. 13). En nous invitant à penser le rôle des techniques
du corps, Marcel Mauss ne fait pas, on l’a vu, que prolonger cette pensée
durkheimienne. Il redonne toute son importance à une « culture
esthétique » que Durkheim considérait, dans L’éducation morale, avec
défiance car l’art, jugeait-il « n’est pas un facteur positif de la moralité.
C’est un moyen de préserver contre certaines influences malfaisantes le
tempérament moral une fois constitué ». La réflexion personnelle de
Marcel Mauss aboutit, au contraire, à une valorisation de l’expérience
artistique et sportive qui anticipe sur la pensée foucaldienne de l’usage
des plaisirs et des techniques de soi. Ceci éclaire, sans aucun doute, le
succès contemporain de son texte.
Bibliographie
Bourdieu, P. (1962). « Célibat et condition paysanne », Etudes Rurales, 5-6, avril-
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