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Anne Gotman
DOI : 10.4000/books.editionsmsh.10533
Éditeur : Éditions de la Maison des sciences de l’homme
Année d'édition : 2013
Date de mise en ligne : 19 décembre 2017
Collection : 54
ISBN électronique : 9782735122820
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782735115327
Nombre de pages : 292
Référence électronique
GOTMAN, Anne. Ce que la religion fait aux gens : Sociologie des croyances intimes. Nouvelle édition [en
ligne]. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2013 (généré le 19 février 2019).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/editionsmsh/10533>. ISBN : 9782735122820.
DOI : 10.4000/books.editionsmsh.10533.
Illustration de couverture
Azadeh Yavari
Suivi d’édition
Nathalie Fourrier
Relecture
Évelyne Séguy et Nathalie Fourrier
Préface 7
Chapitre 1
La religion. Déinition ou méthode ? 21
Chapitre 2
Constance. Piété iliale et foi en la religion 37
Chapitre 3
Zacharie l'activiste. Un il à la chemise 53
Chapitre 4
Laudan. En rendez-vous avec Dieu 79
Chapitre 5
Élias, Raphaëlle et Myriam. La religion du foyer 99
Chapitre 6
Demiane et Delhia. L’impossible mariage des dieux 133
Chapitre 7
Games. L’imperium contrariant de la vocation 181
Chapitre 8
Soma, ou la vie philosophe 211
Chapitre 9
Loyautés religieuses et intermittences de la foi 239
Conclusion 263
Références bibliographiques 281
Préface
1. Le seder est la cérémonie familiale du premier soir de la fête de la Pâque juive. Les termes
de la tradition juive sont orthographiés d’après l’Encyclopédie des religions (Jean-
Christophe Attias et Esther Benbassa dir., Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2010) et, à
défaut, d’après le Dictionnaire encyclopédique du judaïsme (Geofrey Wigoder dir., Paris,
Cerf/Robert Lafont, coll. « Bouquins », 1997).
préface 9
2. La bar mitsva donne accès au statut d’adulte responsable, du point de vue de la religion,
pour un garçon qui atteint l’âge de treize ans.
10 ce que la religion fait aux gens
rien de joli ni de souriant dans nos livres, nous étions seuls face à Lui.
S’agissait-il de convictions ? Non, plutôt d’intuitions dont la solidité toute
relative pouvait tout aussi bien céder devant l’attrait d’une médaille ornée
d’une vierge que je n’hésitai pas à échanger contre le petit carrosse en or
qui m’en tenait lieu.
Le quartier lui aussi regorgeait de bâtiments puissants dédiés à la reli-
gion catholique dont la familiarité était incomparablement plus forte
que celle de la lointaine synagogue. Dès l’enfance, nous jouions dans les
parcs de deux grands séminaires dont les murs épais dominaient l’ho-
rizon et qui laissaient régulièrement échapper de longues silhouettes
aussi noires que silencieuses. Les pentes buissonnantes de leurs vastes
jardins n’avaient aucun secret pour nous, mais ce qui se passait à l’inté-
rieur des murs restait obscur. Leur quiétude me laissait cependant penser
que le seul fait d’y séjourner rendait sage et dépourvu de contrariété. Ici,
les hommes ne commettaient point de bêtises, point de mensonges, et
n’enduraient pas de réprimande. La vie s’y déroulait sans heurts, on y
était parfait, il suisait de suivre les consignes, dures certes, mais cette
austérité du moins épargnait toutes les fautes qu’inexplicablement je ne
pouvais m’empêcher de commettre. J’y voyais une lointaine mais possible
solution aux embêtements de l’existence enfantine. Plus tard, contre la
souillure de règles précoces, je caressai l’idée d’aller au couvent : les bonnes
sœurs, pensais-je, ne devaient pas avoir de règles. Elles étaient également
protégées des tentations qui commençaient à semer le désordre dans ma
vie de jeune ille. Allées droites, bordures de buis, cellules immaculées
n’auraient-elles pas raison de tourments que je pressentais intarissables ?
Le monde catholique, visible de toutes parts, m’ofrait un refuge naturel
qui éclipsait une judéité sans cérémonie, dépourvue de majesté, enta-
chée de trous et de corps dénudés. Qui avait également marqué de façon
indélébile mon apparence physique.
Jeune ille, je bataillais en efet contre une chevelure frisée qui venait
de « là », dont l’origine était juive – mes parents, mes frères, les gens de
là-bas étaient frisés eux aussi. Tandis que les Français avaient les cheveux
lisses et que la mode ne les tolérait pas autrement, la chose à cacher impé-
rieusement risquait de me trahir à tout moment, et m’empêchait d’être
libre. Je maudis ma famille qui compromettait mes chances. Nous avions
continuellement quelque chose à cacher. Nous étions sans doute aisés,
mais non pas à l’aise. Toujours, le souvenir des mauvais jours alimentait
la crainte de l’avenir, et l’économie à laquelle notre père nous soumettait
préface 11
3. Jacques Bouveresse, Que peut-on faire de la religion ? Suivi de deux fragments inédits de
Wittgenstein présentés par Ilse Somavilla, Marseille, Agone, coll. « Banc d’essais », 2011, p. 137.
4. Charles Taylor, A Secular Age, Cambridge Mass. et Londres, he Belknap Press of Harvard
University Press, 2007, p. 12. Sauf autre indication, toutes les traductions sont les miennes.
5. Jacques Bouveresse, Que peut-on faire de la religion ?…, op. cit., p. 138.
16 ce que la religion fait aux gens
6. Yves Lambert, « Religion, modernité, ultra modernité : une analyse en terme de “tournant
axial’’ », Archives de sciences sociales des religions, no 109, janvier-mars 2000, p. 87-116.
7. Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion. Les déis de la démocratie, Paris, Gallimard,
coll. « NRF Essais », 2008 pour la traduction française.
préface 17
8. J’ai ici repris les critères énoncés à la fois par homas Luckmann (he Invisible Religion.
he Problem of Religion in Modern Society, New York et Londres, MacMillan, 1967) et
par Robert Wuthnow (Growing up Religious. Christians and Jews and their Journeys of
Faith, Boston, Beacon Press, 1999).
9. Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en
Australie, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2003 [1912], p. 595. Sauf indication contraire,
les italiques, dans toutes les citations, appartiennent au texte original.
10. Voir Patrick Watier, « G. Simmel : religion, sociologie et sociologie de la religion »,
Archives des sciences sociales des religions, no 93, janvier-mars 1996, p. 23-50.
18 ce que la religion fait aux gens
11. Voir Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique,
Paris, La Découverte, 1997, p. 93 sqq.
12. John Polkinghorne, Belief in God in an Age of Science, New Haven et Londres, Yale
University Press, 1998, p. 120.
préface 19
13. John Dewey, A Common Faith, New Haven et Londres, Yale University Press, 1934, p. 10.
14. Voir Bruno Latour, Changer la société, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2007
pour la traduction française, p. 341.
Chapitre 1
La religion – Déinition ou méthode ?
Au reste ce n’est pas un des moindres embarras que j’ai rencontrez que de mar-
quer précisément la diverse signiication des mêmes mots. Elle est quelques fois
si delicate, & si ine, qu’on la sent mieux qu’on ne la peut exprimer. C’est en ce
cas que j’ai souvent éprouvé ce que St Augustin a dit de la conscience, Je sçai bien
ce que c’est quand on ne me le demande pas, & je ne sçai plus quand on me le
demande. En raisonnant trop avec soi-même sur les mots, & en cherchant à en
ixer la signiication avec trop de justesse, l’esprit se fatigue, le goût s’émousse,
& la diiculté s’évanouït. C’est pourquoi l’on ne doit pas exiger là-dessus une
dernière precision. Dictionnaire universel 1
est, mais qu’en réalité ils ne le savent pas vraiment et qu’il convient de le
leur dire », note l’auteur du très pédagogique Understanding Religion 2.
De fait, les études de sociologie religieuse ayant toutes commencé par
se donner une déinition de l’objet qu’elles poursuivent, leur nombre
s’est multiplié au point de constituer désormais un sujet d’étude en soi.
Certaines de ces déinitions ont un but descriptif ; ce sont pour la plu-
part des hypothèses de travail (working deinitions) destinées à faciliter
l’identiication, le découpage et l’étude des phénomènes repérés. Mais
d’autres – et ce sont les plus communes – servent un but diférent. Elles
visent avant tout à rompre avec le sens courant, et n’ont pas d’autre raison
d’être. Selon Eric Sharpe, ces déinitions « tactiques » produites dans le
feu de la controverse en disent davantage sur la personne qui les produit
que sur le sens réel d’un terme. Et, servant des objectifs polémiques,
elles ne font bien souvent que personniier l’objet posé et déposé, pour-
rait-on dire, comme une marque de fabrique. Qu’elles s’adressent à un
cercle restreint de pairs ou à un public élargi de lecteurs, ces déinitions
tactiques procèdent en efet le plus souvent en prenant à contre-pied
les assomptions supposées du public. Lorsqu’en 1902, William James
publiait Les formes multiples de l’expérience religieuse, il partait du prin-
cipe que la plupart de ses lecteurs avaient une idée préconçue de la reli-
gion et qu’ils avaient en tête le fait d’« aller à l’église », soit une conception
institutionnelle pétrie d’idées d’hypocrisie, de tyrannie, et de ténacité
superstitieuse plus ou moins associées dans un tout indiscernable qu’il
s’agissait précisément de déloger. James estimait en efet que la religion
était tout autre chose, qu’elle vivait d’elle-même dans la sphère privée
sous des formes individuelles que les églises, précisément, jugent le plus
souvent hérétiques. Il en donna donc une tout autre déinition, à la
fois individuelle, personnelle et solitaire, centrée sur les sentiments, les
actes et les expériences de sujets ayant de la relation avec le divin leur
propre conception 3. Cette acception de la religion que nous faisons en
partie nôtre n’est pourtant pas le tout de la religion et l’auteur des Formes
multiples de l’expérience religieuse savait fort bien que ce terme pouvait
embrasser davantage que cela. Mais résolu à privilégier l’expérience reli-
gieuse individuelle et décidé à en déclarer haut et fort l’intention, il en
donna une déinition « arbitraire » (selon ses dires mêmes), dépourvue
de visée réellement compréhensive. De même, la déinition, ou plutôt
l’aphorisme de Whitehead selon lequel « la religion est ce que fait l’in-
dividu avec sa propre condition solitaire » 4 ne vise-t-elle qu’à isoler un
aspect particulier de la religion et à l’ériger en norme. Et, lorsque aux
antipodes de ces acceptions individualistes, Durkheim plaidait pour
une acception sociale et collective éminemment intégrée d’une religion
« inséparable de l’idée d’Église », il laissait lui aussi hors champ toute une
dimension (cette fois individuelle) de l’adhésion religieuse 5.
Les déinitions ad hoc sont donc partielles et partiales. Pour autant,
poursuit Sharpe, on ne peut, comme Humpty Dumpty, décider arbitrai-
rement de la signiication des mots, ni airmer qu’ils ne signiient rien
de particulier, ni non plus les réitérer sans savoir ni se souvenir exacte-
ment ce qu’ils ont pu originellement signiier 6. Retenons simplement
qu’en la matière, s’asservir à des déinitions posées d’avance expose à un
double risque : tomber dans une extensivité qui init par dissoudre l’objet
(comme par exemple la déinition qu’en donne Cliford Geertz, d’un sys-
tème culturel de symboles agissant de façon persistant sur les conceptions
de l’existence et dotés d’une aura puissante de factualité 7), ou à l’inverse
Victor W. Turner, Essais d’anthropologie religieuse, Paris, Gallimard, coll. « Les Essais »,
1972 pour la traduction française, p. 19-60).
8. Tylor plaidait pour une déinition minimale de la religion (a minimum deinition of reli-
gion) en tant que croyance en des Êtres spirituels (a belief in Spiritual Beings) ; Edward
B. Tylor, Primitive Culture: Researches into the Development of Mythology, Philosophy,
Religion, Language, Art and Custom, Londres, John Murray, 1873 [1871], t. I, p. 424.
9. Danièle Hervieu-Léger, « La religion, mode de croire », Revue du MAUSS, no 22, 2003/2,
p. 144-158.
10. Régis Debray, qui assume lui aussi cette position, lui substitue néanmoins le joli nom
de « feu sacré » ; voir Régis Debray, Le feu sacré. Fonctions de religieux, Paris, Gallimard,
coll. « Folio essais », 2007.
26 ce que la religion fait aux gens
11. Sur ces diférents points, voir notamment : Russell T. McCutcheon, « he category “Religion”
in recent publications: A critical survey », Numen, vol. 42, no 3, 1995, p. 284-309 ; Michael
Stausberg, « he study of religion(s) in Western Europe (I): Prehistory and history until
World War II », Religion, vol. 37, no 4, 2007, p. 294-318 et « he study of religion(s)
in Western Europe (III): Further developments ater World War II », Religion, vol. 39,
no 3, 2009, p. 261-282 ; Benson Saler, « Conceptualizing religion: Some recent relections »,
Religion, vol. 38, no 3, 2008, p. 219-225.
12. L’étude des religions, écrit également Eric J. Sharpe, est tout d’abord « l’étude des êtres
humains sentant, pensant et se comportant d’une certaine manière ou de certaines manières,
en tant qu’individus ou en tant que groupes » (Understanding Religion, op. cit., p. xi-xii).
la religion – définition ou méthode ? 27
13. Benson Saler, « Conceptualizing religion : Some recent relections », art. cité.
14. Jacques Bouveresse, Que peut-on faire de la religion ?…, op. cit., p. 136.
15. René Gothόni, « Religions form a family », Temenos, vol. 32, 1996, p. 65-79.
28 ce que la religion fait aux gens
23. Søren Kierkegaard, Crainte et tremblement, traduit du danois par Charles Le Blanc,
Paris, Payot et Rivages, 2000 [1843], p. 96.
24. Voir Ilse Somavilla, « Lumière et ombre », in Jacques Bouveresse, Que peut-on faire de
la religion ?…, op. cit., p. 157-182.
25. Henri Bergson, « L’intuition philosophique » [1911], in La pensée et le mouvant, Paris,
PUF, coll. « Quadrige », 2003, p. 117-142.
26. Jacques Dewitte, « Croire ce que l’on croit. Réflexions sur la religion et les sciences
sociales », Revue du MAUSS, no 22, 2003/2, p. 62-89.
la religion – définition ou méthode ? 33
27. Pascal Boyer, « Explaining religious ideas: Elements of a cognitive approach », Numen,
vol. 39, fasc. 1, juin 1992, p. 27-57.
28. Cliford Geertz, Observer l’islam. Changements religieux au Maroc et en Indonésie, Paris,
La Découverte, coll. « Textes à l’appui/Islam et société », 1992 pour la traduction fran-
çaise, p. 124-125.
29. Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2002 pour la
traduction française, p. 132.
34 ce que la religion fait aux gens
pour une fable en nous abritant derrière les guillemets, histoire d’indi-
quer que nous sommes bien immunisés. Il nous appartient, nous l’avons
dit, de comprendre et de rendre compte d’énoncés qui ne se situent pas
dans la sphère du vrai mais de la vraisemblance ; de ne pas nous laisser
enchanter mais de ne pas non plus systématiquement nous désenchan-
ter ; de conserver une attitude critique sans mettre à plat la tonalité dans
laquelle ces choses-là sont dites. De même, ne nous laisserons-nous
pas contaminer par des raisons théologiques, sans pour autant imputer
les pratiques et les engagements adoptés en leur nom à des détermina-
tions idéologiques ou à des rationalisations diverses, psychologiques,
sociales, identitaires, quelle qu’en soit la nature. L’athéisme méthodo-
logique n’est donc pas de mise ici 32. Se cantonner à un compte rendu
purement externe en chargeant les descriptions de théories explicatives,
souligne Ninian Smart, conduit à aplatir la pratique religieuse, « son état
d’esprit ou son engagement », et a pour efet de « détruire tout sens de son
impact […] donc faire perdre un aspect majeur de sa signiication » 33.
Il n’existe pas à nos yeux, en cette matière comme dans la plupart des
sujets dont s’occupent les sciences sociales d’ailleurs, de true state of
afairs, d’une vérité dont nous aurions à discerner les critères et que nous
aurions pour vocation de révéler. Le croyant ne se trompe pas comme le
ferait celui qui prend un serpent pour une corde. Et s’il se raconte une
histoire, s’il assure même que cette histoire est indiscutable et indiscu-
tée (autoréférencée), c’est que cette histoire tient – plus ou moins bien,
plus ou moins étroitement – avec le tout de sa vie, afective, familiale,
professionnelle, sociale et intellectuelle.
Pour autant, nous n’allons pas adopter non plus une position de
ventriloque et dire avec le idèle que Dieu en Christ est présent dans
l’Eucharistie – ce parti ne produirait aucun effet de connaissance.
Chacune de ces deux positions a donc ses pièges et le problème n’est pas
tant de consentir ou pas au système religieux étudié que de mettre en
32. L’athéisme méthodologique veut que, face à une description de l’Eucharistie, pour
reprendre cet exemple, l’observateur entendant « Dieu » ou « Dieu en Christ » ne prenne
pas l’énoncé pour argent comptant, mais s’eforce de déceler les critères clairs de ce qui
est là et de ce qui n’est pas là. Face à ce qui est donc pour lui une projection, il mobi-
lise ipso facto une explication. Selon Ninian Smart, l’athéisme méthodologique serait
« réellement indistinct de l’athéisme tout court » (voir Ninian Smart, he Phenomenon
of Religion, Londres et Basingstoke, Macmillan Press, 1973, p. 59-61).
33. Ninian Smart, he Phenomenon of Religion, op. cit., p. 59-61.
36 ce que la religion fait aux gens
débat des questions qui sont sujettes à débat. Et, pour ce faire, prendre
en compte dans les énoncés proposés par les fidèles l’ensemble des
dimensions qu’ils avancent, y compris ce qu’ils ressentent, l’impact que
peuvent avoir sur eux des évocations religieuses, ou encore la nature
performative et expressive du langage de l’adoration. C’est en fait en
essayant de faire litière des nombreuses préconceptions scientiiques
et des non moins nombreux préjugés profanes sur la religion que nous
nous sommes eforcée de discerner quelle place la religion occupe dans
la vie quotidienne des idèles, à quel genre d’activités elle donne forme
et dans quelle tonalité ; les idées qu’ils développent au sein et à propos
de cet univers de références et la façon dont ils les cultivent ; comment
et en quoi les idèles y tiennent et à quel prix ; la manière dont ces acti-
vités interviennent dans les diférents moments de leur vie et en quelles
occasions ; enin, à quel degré elles les engagent.
Dans Les problèmes de la philosophie de l’histoire, Simmel airme
que « toute connaissance est la traduction de données immédiates de
l’expérience en une langue nouvelle, langue qui a ses formes propres,
ses catégories et ses règles » 34. Le problème de la sociologie n’est pas
diférent. Il est, comme le résume Philippe Watier, de « constituer une
langue, des catégories à travers lesquelles la réalité, les faits mais aussi
l’expérience sociale acquièrent un statut de connaissance. En ce sens, la
connaissance est toujours une construction seconde, elle n’est pas une
copie ou un décalque du réel, ce que le réalisme a, à tort, prétendu qu’elle
était » 35. Cette construction seconde, nous avons tenté de l’élaborer en
présupposant une analogie entre nos interlocuteurs et nous-même, en
nous mettant imaginativement à leur place et en les voyant comme nous.
Cette méthode de raisonnement par analogie reposant sur l’adéquation
de notre propre auto-compréhension, le premier travail, comme le dit
Nozick, devait donc commencer chez soi, « à la maison » 36.
34. Georg Simmel, Les problèmes de la philosophie de l’histoire, Paris, PUF, coll. « Sociologies »,
1984 pour la traduction française [1907], p. 99.
35. Patrick Watier, « G. Simmel : religion, sociologie et sociologie de la religion », art. cité.
36. Robert Nozick, Philosophical Explanations, op. cit., p. 637.
Chapitre 2
Constance
Piété iliale et foi en la religion
1. William James, he Will to Believe and Other Essays in Popular Philosophy, Cambridge
Mass., Harvard University Press, 1979 [1897], p. 19.
2. Georg Simmel, La religion, Paris, Circé, 1998 pour la traduction française [1906], p. 39.
3. Georg Simmel, « Problèmes de la sociologie des religions » [1905], Archives de Sociologie
des Religions, no 17, janvier-juin 1964, p. 12-44.
38 ce que la religion fait aux gens
que chacun dans la famille pratique de son côté. Petits déjà, les enfants
allaient à la messe avec leurs amis, elle-même y va le dimanche matin
et son mari le dimanche soir. Individuel et même intime, le rapport à
la religion commune n’appelle guère de manifestations et de réunions
collectives, l’important étant que tous partagent « ça ». Que ses enfants
épousent eux aussi des conjoints catholiques est donc heureux et de bon
augure. Ce socle commun facilite la compréhension mutuelle et l’entente
d’une vie commune qui nécessite un accord sur le fond, a fortiori lorsque
le mariage est supposé engager les époux à vie. « Épouser quelqu’un qui
ne soit pas catholique, je pense que ça aurait été diicile, j’aurais eu peur
de ne pas se comprendre sur autre chose, si on ne partage pas ça qui
pour moi est central ça veut dire qu’il y aura d’autres diicultés et que
la vie de tous les jours sera compliquée et que d’élever les enfants sera
diicile. J’ai un ils qui se marie avec une ille pratiquante, je me dis que
c’est bien. » Religion ou culture, l’amour réclame des bases communes,
a fortiori lorsqu’il inspire un engagement à vie. « Je pense que pour les
mêmes raisons ça aurait été diicile aussi d’épouser quelqu’un de culture
diférente, c’est pas propre à la religion, c’est propre au fait que ça sera
plus facile. En plus quand on est catholique on s’engage, on croit que le
mariage c’est pour toujours et que quand c’est pour toujours il faut mettre
toutes les chances de son côté au départ. Je pense que ça fait partie des
choses importantes », déclare Constance.
que les enseignants, de discipline. Donc ça m’a soûlée, j’en avais marre,
je me suis dit : ini, je fais plus de catéchisme. » Libérée de ce fardeau et
décidée à se « mettre en vacances », elle est alors approchée par un groupe
d’évangélisation qui lui propose le « parcours alpha » destiné aux per-
sonnes baptisées qui, après avoir laissé tomber la religion, sont désireuses
de réintégrer le catholicisme. Observatrice intéressée, elle est curieuse de
« voir comment l’Église vend son afaire aujourd’hui » et s’inscrit pour
voir. Hélas, le proil de cette idèle correspond bien davantage à celui
d’une animatrice qu’à celui d’une âme égarée, et elle est aussitôt enrôlée
pour animer des sessions. « Le piège grossier, je suis tombée dedans à
pieds joints, reconnaît-elle, la ille était redoutablement habile. » Mais
l’expérience s’avère « hyper intéressante », elle la poursuivra plusieurs
années. Quoique rétive à toute tentative de conversion brutale, elle sait
avoir permis à des gens de « faire un petit bout de chemin ». Surtout, elle
sait leur avoir rendu un « premier service » pour les avoir aidés à sortir
de la solitude. « C’est clair, les gens qui viennent là sont des gens très
seuls, des jeunes, des gens qui sont fonctionnaires, qui ont eu un poste
à Paris, qui sont déracinés et qui viennent là parce qu’il y a un dîner
par semaine gratos, parce que ce sont des gens très très seuls. Alors ça
pourrait être fait par des mairies, c’est pas religieux mais on s’adresse à
ce genre de gens et donner l’occasion à des gens une fois par semaine
d’avoir un sas, c’est pas du tout inutile. »
De même, le lieu d’accueil où elle est aujourd’hui bénévole est censé
faciliter la lecture de livres religieux, mais, ajoute-t-elle, « il y a beaucoup
de solitude » et les gens « rentrent pour parler avec quelqu’un. Donc on
écoute, c’est ça que je fais maintenant, c’est pas un engagement de nature
très diférente que de faire le caté… ». Toutefois, que le partage et la
convivialité parviennent in ine à décrire un engagement qui s’apparente
en maints points à une action sociale et dont tout un chacun, catho-
lique ou pas, est capable, ne saurait en oblitérer le fondement religieux.
Consciente de la décrépitude des institutions catholiques, de leur faible
attractivité et de la dévalorisation générale dans laquelle celles-ci sont
tombées, mais pas moins convaincue du bien-fondé d’un catholicisme
dépouillé de ses oripeaux autoritaires et misérabilistes, cette activiste
est bel et bien engagée dans la propagation d’une foi qui a léchi – nul
ne peut le contester – mais dont la valeur est intacte. Le catholicisme
n’est pas « une religion fausse », déclare Constance, ce n’est pas non plus
« une religion ennuyeuse », ni « dépassée » : tel est le message à faire
Constance – piété filiale et foi en la religion 45
passer auprès de ceux qui l’ont connu à un moment, qui le jugent mal
et en ont une opinion plutôt défavorable, qu’il est donc possible de faire
revenir à l’église en leur montrant qu’ils « avaient des idées qui ne sont
pas justes » ne serait-ce qu’en leur proposant des détours plus attrayants.
C’est le sens de l’action catholique telle que Constance la conçoit et s’y
dépense. « Au lieu de faire des trucs d’église, des locaux sales, mal éclai-
rés, merdiques, l’idée est déjà pour commencer d’avoir un accueil très
chiadé. Donc on invite les gens, ça commence par un repas. C’est cuisiné
par les gens de la paroisse, il y a un décor, une jolie nappe, c’est pas foi-
reux, c’est pas la macédoine qui sort de la boîte… non… on essaie de faire
quelque chose de simple mais cuisiné pour que les gens puissent passer
un moment convivial, de détente. Ensuite il y a un enseignement… »
Donc ça me dérange pas… oui je sais qu’il existe, qu’il est quelque part,
qu’il aime et que pour le moment on s’est pas rencontrés. »
« Je ne sais pas si je crois, et, pour tout dire ma raison ne croit pas »,
écrivait Catherine Pozzi 10. Que l’objet d’un savoir puisse se concrétiser
en expérience et l’idée se transformer en présence, c’est une hypothèse,
une possibilité, éventuellement un espoir, réservés à ceux qui ont de
l’imagination ou qui se trouvent dans des moments de diiculté. Mais à
un Dieu absent qui ne lui parle pas, cette idèle n’a rien à dire non plus.
Ne reste donc que la prière, apprise et récitée. « Dans les moments de
diiculté c’est quand même un réconfort de penser qu’on n’est pas seul
avec cette soufrance et qu’il y a un Dieu qui comprend, qui aide, qui
peut faire des choses, c’est un réconfort formidable, déclare Constance.
Il y a une manière de relire ce qui arrive, alors après c’est de l’imagina-
tion quand on y croit vraiment, il y a une façon d’interpréter les événe-
ments en relation avec la vie spirituelle. Mais dans le train-train ça l’est
pas du tout, c’est plutôt réciter une prière même si l’on y met du cœur,
même si on y met tout ça. » La prière vaut donc pour pallier l’absence de
rencontre avec Dieu alors que ceux à qui Dieu se manifeste n’en éprou-
vent pas le même besoin. « Moi j’ai des frères qui ont une vie spirituelle
très diférente de la mienne, airme Constance, ils voient pas tellement
pourquoi ils diraient une prière quand ils ont d’autres choses à dire et
ça leur vient naturellement, pas moi. Moi j’ai recours à la prière parce
que c’est diicile de faire autrement. » Au quotidien, la piété ne fait donc
pas l’afaire. Comme le disait plus haut cette pratiquante assidue, aller à
la messe tous les dimanches, « ça m’ennuie pas trop, enin ça dépend ».
Aurait-elle davantage éprouvé la présence de Dieu dans les moments
diiciles ? De fait, le deuil d’une sœur morte encore jeune semblerait avoir
suscité une grâce interprétable en termes religieux. La chance en efet a
voulu qu’un tout jeune neveu réussisse à sortir chacun de son isolement
et propose de prier ensemble, ofrant à tous un apaisement inespéré. « J’ai
un neveu très très croyant qui a proposé de faire une prière chaque soir
chez eux avec eux », se souvient-elle. L’invitation à prier ensemble sort
totalement des habitudes familiales qui veulent, on l’a dit, que chacun
prie pour soi et à part soi. « Mes parents sont très croyants, très prati-
quants, mais ils ont jamais dû prier ensemble les deux, c’est chacun dans
sa prière. En plus on priait à genoux au pied de son lit ou à l’église, mais
10. Catherine Pozzi, Journal 1913-1934, Paris, Phébus, coll. « Libretto », 2005, p. 276-277.
Constance – piété filiale et foi en la religion 47
cette histoire de prier dans le salon avec ses enfants et ses petits-enfants,
c’est un truc ! » Les circonstances exceptionnelles et dramatiques ébran-
lent l’édiice et, contre toute attente, la mère léchit. « Maman a dit : ton
neveu nous a proposé ça, dans la situation dans laquelle on est on a
besoin de tout le monde. Donc déjà elle a accepté quelque chose qu’elle
n’aurait jamais accepté et ce temps de prière dans son salon… c’est la
première fois qu’elle priait comme ça… est devenu un temps d’apaise-
ment pour tout le monde. Et moi j’interprète ça comme une aide qu’on
a eue tous, qui a été accordée pour que la pilule soit moins dure. Donc
c’est des moments comme ça où on sent qu’on ne va pas y arriver avec
ses propres forces et que peut-être là il peut y avoir de l’aide. » L’aide
accordée fut réelle, sa provenance n’est pas nommée, ce n’est qu’une
hypothèse. Car, s’empresse d’ajouter Constance, « on peut le vivre exac-
tement de la même manière si on n’est pas religieux parce que c’est
simplement des valeurs universelles de solidarité familiale ». Aux yeux
mêmes de cette idèle, la grâce obtenue par l’entremise d’un vrai croyant
peut recevoir plusieurs interprétations, religieuse ou sociologique. Et s’il
est possible de faire crédit à Dieu de cette aide exceptionnelle, c’est une
question d’envie, nullement de certitude. De même, s’interroge-t-elle,
Dieu serait-il intervenu pour retarder le trépas d’une mère que tous les
médecins avaient condamnée sans appel ? La chose n’est pas avérée, mais
elle n’est pas impossible non plus. « Les médecins ont dit qu’ils avaient
jamais vu ça. Ils n’ont pas dit non plus qu’ils étaient sûrs hein ! On peut
pas dire qu’il y avait forcément le Seigneur, ce qui est certain c’est que
voilà, ça s’est passé comme ça. » Allons plus loin : s’il est possible que le
Seigneur intervienne et sauve un mourant, donne-t-il accès à une vie
éternelle ? Là non plus, rien n’est moins sûr et le doute inévitable. « Ça
donne un espoir parce qu’on imagine que les choses ne s’arrêtent pas,
déclare Constance. Et encore cet espoir, moi je me dis souvent : mais t’es
sûre qu’on va la [la mère décédée] retrouver ? Ah non, on n’est pas sûr,
on a envie de le croire, c’est ça qu’on nous enseigne. Comment ça va se
passer ? Comment c’est possible ? Bien sûr que dès qu’on a deux sous de
jugeote, on doute, on doute. Mais inalement si c’était une mystiication
tout ça ? Oui peut-être, peut-être. C’est diicile d’être complètement sûr. »
Autre question : les morts nous quittent-ils vraiment ? Est-il vrai qu’ils
viennent en aide aux vivants, comme le croient « normalement » les
catholiques pratiquants, est-il certain qu’on peut leur parler ou les faire
parler ? Il faut pour y croire une imagination que déie la réalité et dont
48 ce que la religion fait aux gens
à l’église c’est que oui on croit que ce lien-là est indissoluble et avec
l’allongement de la vie c’est quand même compliqué d’être sûr de ça, ça
suppose qu’on le veut, que je décide de tout faire pour que ça dure, ce
qui est diférent de se dire : on verra bien. Non on ne verra pas bien. En
principe quand on est catholique on est censé mettre toutes les forces
dans la balance, c’est-à-dire pas se dire : on n’a qu’une vie, c’est infernal
avec lui donc je change. » Même la séparation d’ailleurs implique un cer-
tain degré de volonté et, qu’il s’agisse de rompre ou de rester ensemble,
la idélité religieuse n’a pas le monopole du mérite. « J’imagine que ça
n’amuse personne de se séparer, et que les gens qui ne seraient pas reli-
gieux sont aussi capables de faire tout ce qu’il faut pour que ça marche. »
Ce qui, en revanche, distingue le mariage catholique, c’est que les époux
ne sont plus seuls en cause. Là, dit-elle, « on est trois. On n’est pas seu-
lement Monsieur, Madame. On est Monsieur, Madame et Dieu parce
qu’on croit à Lui et qu’on imagine qu’il va peut-être nous aider pour que
ce truc-là qu’on a voulu ensemble fonctionne. »
Pour rendre compte du nuancier de l’adhésion religieuse en ses dif-
férents degrés, Paul Veyne, reprenant les termes de Max Weber, dis-
tinguait les « virtuoses » (une poignée) dont la piété est intense, de la
majorité des croyants pour qui le respect de la religion est celui dû à la
coutume – « avec laquelle ils sont mariés, ajoute-t-il, mais dont ils ne
sont pas nécessairement amoureux » 11. Mariée au catholicisme, sans
en être amoureuse : la formule résume bien le portrait de Constance,
respectueuse d’une coutume familiale à laquelle elle reste idèle en dépit
du fait que cette idélité est aujourd’hui devenue « démodée » – constat
dont elle ponctue volontiers son discours sans que cela remette en cause
en quelque façon sa ligne de conduite. à quoi ressemble ce mariage et
de quoi est-il fait ? « C’est avant tout le sentiment de dépendance qui est
décisif », écrit Simmel à propos du sentiment religieux. L’individu se sent
« lié à une généralité, à une supériorité, d’où il découle et dans quoi il
débouche, à laquelle il se dévoue mais de laquelle il attend aussi l’éléva-
tion et la rédemption, dont il est diférent tout en lui étant identique » 12.
Trois éléments nous semblent devoir être soulignés dans le portrait de
cette idèle : premièrement, le dévouement à une généralité, à une supé-
11. Paul Veyne, « Religion et politique dans l’Antiquité », in Religion et politique. Les rendez-
vous de l’histoire, Blois 2005, Nantes, Pleins Feux, 2006, p. 44-60.
12. Georg Simmel, La religion, op. cit., p. 33.
Constance – piété filiale et foi en la religion 51
sa pratique. Ce qui nous semble donc le mieux qualiier cette idèle est
la foi en la religion, ici le catholicisme. Une foi suisamment intime
pour chercher des modalités nouvelles, plus chaudes et plus senties où
s’actualiser ; une foi suisamment ferme pour que l’individualité fasse
valoir ses droits dans le mouvement de la vie, et non hors de celui-ci,
comme le voudrait un catholicisme désuet. Derrière un conformisme
revendiqué, se proile ainsi la part de l’individualité « toujours pour soi »,
« en lutte avec la société et la part sociale d’elle-même » 15 que Simmel
propose à l’analyse d’une modernité qui, du moins pour ce que nous
connaissons de ce qui la précède, nous semble telle.
Le cas de Constance indique donc les limites des généralisations
conceptuelles tentées a priori, telle la critique à première vue pertinente
du concept de « religion » avancée par Wilfred C. Smith 16. Selon cet
auteur, en efet, le concept de religion serait doublement inadéquat, à
la fois du point de vue du croyant et de celui de l’observateur. Le concept
de religion est inadéquat pour le croyant parce qu’il se concentre sur
le mondain plutôt que sur le surnaturel. Il l’est aussi pour l’observateur
parce que, par déinition, la religion est constituée par ce qui peut être
observé – alors que tout le cours et la substance de la vie religieuse rési-
dent dans sa relation avec ce qui ne peut être observé. Or la concentra-
tion sur le mondain est parfaitement adéquate à la relation de Constance
qui ne se déinit pas comme croyante mais bien comme catholique.
Par ailleurs, rien ne permet de postuler l’impossibilité d’observer la vie
religieuse, non seulement parce qu’elle peut n’être que « mondaine »,
mais aussi parce que ses éléments extra mondains – objets de la foi
chrétienne –, sont incorporés dans une pensée rationnelle verbalisée.
15. Patrick Watier, « G. Simmel : religion, sociologie et sociologie de la religion », art. cité.
16. Voir notamment : Wilfred C. Smith, Belief and History, Charlottesville, University
Press of Virginia, 1977, et he Meaning and End of Religion, Basingtoke, Macmillan ;
ainsi que Donald Wiebe, « he role of “Belief ” in the study of religion. A response to
W. C. Smith », Numen, vol. 26, fasc. 2, décembre 1979, p. 234-249.
Chapitre 3
Zacharie l’activiste
Un il à la chemise
L’histoire devient ce que jamais auparavant elle n’avait été – la foi de Juifs perdus.
Josef H. Yerushalmi 1
nir engagés dans une sorte de judaïsme qui a été perdu plus ou moins
dernièrement. Donc suis-je pratiquant ? Oui je pense l’être pas mal. »
Lorsque Zacharie airme « ce n’est pas la pratique comme la plupart
des gens le font », il fait allusion au judaïsme consistorial contre lequel
le mouvement massorti dans lequel il est engagé ferraille pour rallier
des juifs perdus à cause d’un judaïsme « trop diicile pour les gens ».
Le mouvement massorti, terme qui vient du mot hébreu masorah signi-
iant « transmission d’une tradition » 5, est un courant progressiste ayant
pour devise : « Tradition et changement » 6. Ce mouvement qui, comme
le mouvement libéral, ordonne des femmes rabbins, entend inscrire
le judaïsme dans la modernité, et ainsi enrayer l’hémorragie de l’assi-
milation dans un monde lui-même dépris de valeurs religieuses en
s’appuyant sur la pratique de la Torah dont l’importance est jugée capi-
tale en ce que les convictions religieuses se réalisent par les actes, plus
précisément les mitsvot (devoirs religieux commandés par la Torah) ;
en ce que la pratique de la communauté tout au long de l’histoire est
ainsi le vecteur de la révélation – et non l’inverse. En associant étroite-
ment la pratique religieuse et la pratique communautaire, Zacharie est
donc tout à fait dans la ligne d’un mouvement inspiré de l’école positive
historique qui se préoccupe autant des origines de la Torah (sont-elles
révélées par Dieu ?) que de ses efets sur la vie et l’histoire juives, un
mouvement qui est anthropo-centré donc autant que théo-centré 7. Si
le judaïsme est donc pour Zacharie un mode de vie et même un « code de
vie » 8, c’est autant au regard du respect des prescriptions religieuses que
5. Du vie au xe siècle, les massorètes entreprirent d’établir l’exactitude des textes bibliques,
écrits à l’origine sous une forme continue de lettres sans interruption entre les mots, en
comptant toutes les lettres de chaque livre pour s’assurer qu’aucune n’avait été ajoutée
ou omise.
6. Ce mouvement, appelé Conservative Judaïsm aux États-Unis, a pris son essor en réponse
à l’assimilation des juifs américains. La première communauté massorti est fondée en
Israël en 1936, mais le mouvement ne se structure au niveau international qu’en 1979 –
et la première communauté française verra le jour dix ans après. Ce sont donc « avant
tout des raisons sociologiques, plus que théologiques », qui en ont fait le succès jusque
vers les années 1980, écrit Geneviève Comeau (Catholicisme et judaïsme dans la moder-
nité. Une comparaison, Paris, Cerf, coll. « Cogitatio Fidei », 1998).
7. « On ne peut séparer la perfection de la Torah, de l’efet que la Torah a eu sur la vie
juive et sur l’histoire juive », airme Louis Jacobs, rabbin fondateur d’une communauté
Conservative (Principles of Jewish Faith, Londres, Mitchell, 1964, p. 300).
8. Laurence Podselver, « La techouva. Nouvelle orthodoxie juive et conversion interne »,
Annales HSC, 57e année, no 2, 2002, p. 275-296.
56 ce que la religion fait aux gens
9. Voir Peter Novick, L’Holocauste dans la vie américaine, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
des histoires », 2001 pour la traduction française.
Zacharie l’activiste – un fil à la chemise 57
pas qu’on en ait parlé consciemment, certains n’en parlent pas, je ne sau-
rais expliquer pourquoi. Peut-être simplement qu’on préfère se souvenir
des bonnes choses ! C’est pourquoi mon job, notre job, c’est de ne pas
l’oublier. On ne doit pas oublier qu’ils sont morts en croyants, ils étaient
tous juifs et ils sont morts parce qu’ils appartenaient à la synagogue,
au milieu de la Pologne ou au milieu de la France. J’ai une mezuza 10
à la porte, vous appartenez à la synagogue, vous êtes dénombrés, vous
êtes listés. On est marqués quand on a une mezuza. » Marqué comme
on l’est par un nom de famille, ici le judaïsme, auquel Zacharie se sent
appartenir à travers les histoires de tous ceux qui ont payé de leur per-
sonne, à qui il doit, en quelque sorte, de pouvoir encore en être membre.
Le caractère « inefable » de l’hérédité juive qui superpose l’histoire
intime à celle d’un peuple s’avère, selon Laurence Podselver, « résistant à
toute analyse » et « met le chercheur mal à l’aise. » Pourtant, écrit-elle, c’est
bien à partir de « cette impossible expression que se construit le senti-
ment d’appartenance […] » 11. Zacharie n’en dira pas plus sur ses parents,
l’histoire des juifs qui ont traversé les fameux événements le concerne
davantage. Il se montre beaucoup plus disert sur le voisin électricien
dont le père, parti cacher sa famille « sur les collines à l’extérieur », a
vu « la police française battre ses parents » pour inalement les raler
dans un camp ; sur un ouvrier d’Afrique du Nord qui a mis trente ans
à remonter un ancien camp de regroupement pour en faire un musée ;
sur une petite-ille de rabbin rejetée par sa communauté qui chante
maintenant des chansons judéo-espagnoles « remontant à six cents ans » :
tous le captivent, tous sont ses héros, sa véritable famille. C’est pour
eux, et plus encore pour ceux que l’Histoire a laissés sur le bord du
chemin, qu’il mobilise une compétence acquise en Angleterre où, d’après
lui, il est beaucoup plus facile d’être impliqué dans une communauté.
De ses parents qui faisaient déjà partie d’une communauté juive mais
« juste comme visiteurs ou usagers », Zacharie a tiré des connexions avec
la communauté massorti britannique. Mais fort de cette expérience, il
devra, pour la faire valoir, apprendre comment il faut s’y prendre avec
une France bonapartiste, rétive à ce genre d’activisme. « à Londres c’est
bien plus facile de faire partie… d’être impliqué dans une communauté,
il y a beaucoup plus d’activités communautaires qu’ici. Ici j’ai vu qu’il
y avait une sorte de schisme dans le judaïsme et j’ai en quelque sorte
senti que venant d’Angleterre et d’après ma propre expérience, je savais
qu’il y avait une alternative et que peut-être mon expérience anglaise
pourrait être utile à intégrer ce qui fait totalement défaut ici. » Ici, en
efet, rien ne va de soi et la partie se gagne par étapes : « quand les gens
me racontent leur histoire je leur dis : Faites un petit quelque chose, que
voulez-vous faire ? – Rien – Ne vous engagez pas, OK ! Ça c’est deux
cents ans de Napoléon, ne vous impliquez pas, ne faites rien, ne soyez
pas diférents, ne montrez rien, fermez les rideaux. Ça c’est juste la pre-
mière partie. Après quelque chose sort, on sert deux verres de vin et ils
commencent à chanter des chansons d’il y a six cents ans. C’est comme
ça que ça prend ! »
Rassembler une famille dispersée par les persécutions et par un rabbinat
obtus qui réduit comme à plaisir les lieux possibles de réunion, contri-
buer à redonner à ces « parents » le goût de le redevenir et de passer le
témoin aux jeunes générations, cette invitation au retour de la vie juive
puise son inspiration dans un mouvement hétérogène plus général. Dans
le retour à la vie juive, écrit aussi Laurence Podselver, toutes les variations
sont possibles. Mais depuis vingt ans « se fait sentir un regain d’intérêt
de la jeunesse pour le judaïsme en général, et la religion en particulier ».
En France, cette génération gagnée par un sentiment religieux « sur
lequel elle fonde désormais sa conduite, a permis la formation […] de
communautés néo-orthodoxes ou hassidiques reconnues, en décalage
avec le judaïsme consistorial discret et respectueux de la privatisation
du champ religieux qui prévalait jusqu’alors » 12. Ces mouvements qui,
dans leur diversité, puisent tous plus ou moins leur inspiration dans le
désir de « remédier à la in, à l’annihilation du peuple juif », trouvent dans
la religion et le judaïsme, poursuit-elle, « ces repères ixes qui ont sur-
monté l’épreuve du temps ». Mémoire collective et iliation constituent
alors pour eux « un code de vie ». Il s’agit, on le voit, d’une conjoncture
historique où s’articulent la crainte rémanente de l’assimilation avec le
coninement d’un rabbinat campé sur des positions doctrinales restric-
tives. Une conjoncture insulaire qui, pour être familière au judaïsme,
n’est pas très éloignée non plus de la situation vécue par les catholiques
pratiquants, isolés au milieu d’une majorité catholique, certes, mais non
pratiquante. Pour autant, le judaïsme entretient avec la mémoire des
rapports particulièrement étroits. Le terme hébreu Zakhor, « souviens-
toi ! », ne revient pas moins de cent soixante-neuf fois dans la Bible, écrit
l’historien Josef Yerushalmi dans son ouvrage sur l’histoire et la mémoire
juives, cette injonction ne soufre aucune exception, et « même lorsqu’elle
n’est pas requise, la mémoire demeure toujours ce dont tout dépend ».
« Loin de chercher à s’afranchir de l’histoire, poursuit-il, la religion
biblique s’y ouvre jusqu’à en être saturée. Elle ne peut se concevoir sans
l’histoire. » De leur côté, rites et fêtes n’évoquent pas un passé primordial
mais historique, qui « vit s’accomplir les grandes heures et les grandes
épreuves de l’histoire d’Israël ». La mémoire est ainsi « essentielle à la
foi d’Israël, à son existence même ». Or, l’époque contemporaine étant
témoin d’une rupture brutale dans la continuité de la vie juive, elle voit
« s’accélérer chez les Juifs la perte de la mémoire du groupe ». L’histoire
la remplacera, conclut Yerushalmi, jusqu’à devenir « ce que jamais aupa-
ravant elle n’avait été – la foi de Juifs perdus » 13.
non plus à être efrayés d’être vus en train de faire quelque chose de pas
kasher. C’est dommage si quelqu’un a un fort sentiment de judaïsme de
ne pas trouver un endroit où on peut faire ça, où être confortable avec
les autres qui sont exactement les mêmes, avec leurs contraintes, leurs
autres contraintes. Parfois c’est bon d’être ensemble. Et je pense que j’aide
les gens qui ne se conforment pas au moule. »
Par l’efet d’une inversion historique entre la ville et la campagne,
le moule de l’orthopraxie est en efet désormais réservé à une élite urbaine,
tandis que les « juifs des villages » comme Zacharie les appelle (en écho
aux juifs des shtetl 15 ?), restent à l’écart des synagogues de centre-ville
dont ils se sentent rejetés religieusement, géographiquement et socia-
lement. La conversation de Zacharie avec le rabbin de la grande syna-
gogue de la ville où il s’est installé fut sur ce point édiiante : « Quand j’ai
demandé à ce rabbin : « Qu’est-ce vous attendez des juifs qui vivent dans
les villages ? », il m’a dit : « Ils sont morts pour moi ». La chose la plus
terrible de toutes évidemment, ajoute-t-il, c’est l’intolérance des juifs. »
Contre laquelle, en chien de berger, il a monté une petite synagogue où
peut se réunir le « troupeau » délaissé par les docteurs de la foi. Nous
retrouverons tout au long de notre enquête cette référence à une autre
inversion des rapports entre idèles et autorités religieuses qui dresse
les lux ascendants bottom-up des uns contre les décisions top-down des
autres. Où l’on voit également que le lieu de culte, en soi, n’est pas le tout
de l’afaire, encore faut-il qu’il soit un lieu de proximité – ce dont maints
quartiers, surtout périphériques, sont désormais dépourvus.
Égarés, les juifs le sont également en tant que modernes, au même
titre que tout un chacun, par une absence de compétence pour une vie
que Zacharie baptise « vie à trois temps », qui intègrerait au présent
le passé et le futur et exigerait de chacun de se mesurer autrement que
par rapport à ses semblables. Que la mémoire d’une génération soit
efacée, et le lien avec le passé est perdu, explique-t-il. « Je pense que ces
longs liens vont très profond en nous, mais après trente ans c’est dii-
cile de revenir, de savoir comment revenir parce qu’on n’a pas appris
ça. » D’autant que la vie aujourd’hui hisse le présent (et la mode) au
pinacle et se désintéresse du passé. « On apprend diférentes compé-
tences dans la vie mais on n’a pas la compétence pour ça. On apprend
à vivre à la mode, pas dans le passé ni dans le futur, on apprend à vivre
16. C’est aux États-Unis que fut fondé le mouvement massorti et que se trouve le plus grand
nombre de membres du Conservative Judaïsm.
17. Gaston Piétri, « Le doute et la foi », Études, no 4106, 2009, p. 787-796.
Zacharie l’activiste – un fil à la chemise 63
18. Cité par Régis Debray, Le feu sacré…, op. cit., p. 112.
Zacharie l’activiste – un fil à la chemise 65
19. Georges Friedmann, Fin du peuple juif ? Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1965.
66 ce que la religion fait aux gens
20. Littéralement, « bouclier de David ». Hexagone en forme d’étoile à six branches qui init
par devenir le symbole du peuple juif.
Zacharie l’activiste – un fil à la chemise 67
21. « Pourquoi nous restons juifs ? » Conférence prononcée par Leo Strauss à la Hillel
House, université de Chicago, 4 février 1962. Voir Leo Strauss, Pourquoi nous restons
juifs. Révélation biblique et philosophie, Paris, La Table ronde, 2001 pour la traduction
française, p. 21-30.
68 ce que la religion fait aux gens
n’est guère prononçable hors de l’enceinte qui lui est consacrée, tant il
demeure à l’état de question : « Moi j’essaie d’une certaine façon de sortir
du concept… Dieu est ceci, Dieu est cela, je ne le sais pas encore, je ne
sais pas vraiment », explique Zacharie, désarmé, contrairement à son
petit garçon qui, lui, sait : « Il est convaincu que Dieu est le monsieur qui
a posé la mezuza à la porte de la maison. » Entre le concept et la igura-
tion, la porte du judaïsme est étroite, et nous trouverons peu, dans notre
enquête, de juifs plus bavards que Zacharie sur Dieu. « Certains penseurs
juifs font explicitement le lien entre foi, coniance en Dieu et pratique,
explique Geneviève Comeau. Mais traditionnellement le judaïsme est
caractérisé par une grande pudeur quant à l’expression de sa relation à
Dieu » 24. Dieu étant privé d’image, sa représentation demeure abstraite,
et l’expression d’une relation à Dieu peu communicable. Ici, en tout cas,
l’expérience sacrée n’est pas versée au crédit de la vie profane, elle n’a
pas de traduction dans ce registre dont elle demeure rigoureusement
séparée. Le pilier de cette coniance et de la forme de vie qu’elle inspire
tient beaucoup plus fermement sur l’horizon élargi auquel peut s’amarrer
et se référer l’existence au quotidien.
24. Geneviève Comeau, Catholicisme et judaïsme dans la modernité…, op. cit., p. 182.
25. Jean-Paul Aron, Les modernes, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1986 [1984],
p. 252.
70 ce que la religion fait aux gens
26. Gabriel Tarde, Les lois de l’imitation, Paris, Kimé, 1993 [1890] (chapitre vii sur la
Coutume et la mode).
Zacharie l’activiste – un fil à la chemise 71
27. Grace Davie, « New approaches in the sociology of religion: A western perspective »,
Social Compass, vol. 51, no 1, 2004, p. 73-84.
28. Le terme « culte » étant employé pour « la religion d’un autre que l’on aime pas », le terme
« mouvement religieux » est plus neutre. Voir Douglas E. Cowan, David G. Brombley,
Cults and New Religions: A Brief History, Oxford, Blackwell Publishing, 2008.
72 ce que la religion fait aux gens
comme tels sous-entend que comme phénomènes de mode, ils sont voués
à plus ou moins long terme à disparaître. Or, si l’on admet avec Tarde
que la mode est à égalité avec la coutume, et non un principe mineur
ni péjoré, que l’une et l’autre ont une emprise et une durée variables,
on s’apercevra aisément que les nouvelles religions ne sont « pas si
nouvelles » 29. Certes, des nouveaux mouvements religieux nés dans
les siècles passés, seuls quelques-uns ont survécu, mais les mormons,
les témoins de Jéhovah, les adventistes du Septième Jour, les scientistes
chrétiens, les bahaïs, ou encore les adeptes japonais du shin shūkyō,
pour ne citer que les mouvements ayant émergé au xixe siècle et au
début du xxe siècle, sont toujours là. Aucune religion n’est statique ni ne
l’a jamais été, souligne Wouter J. Hannegraf 30. Les mouvements issus
des religions les plus anciennement instituées auxquels appartiennent
Constance comme Zacharie sont là pour en témoigner. Et aux époques
lointaines, les églises n’ont pas été moins épargnées par les manifesta-
tions incontrôlées d’appétences divines de toute nature, aux fétichismes
en tout genre (médailles, images de papier ou de cire, oraisons jacula-
toires, incantations) et aux mille formes de ligatures païennes. « “L’appétit
du divin”, lit-on à propos du climat religieux du xve siècle par exemple,
se rassasiait au gré des rencontres d’aliments frelatés ou vénéneux et du
sentiment religieux mal contrôlé pouvait naître le pire aussi bien que
le meilleur » 31.
Toutefois, au regard de nos contemporains, l’incertitude quant à l’ave-
nir de ces mouvements religieux s’accompagne d’un scepticisme vis-à-vis
de la nature religieuse de « croyances solo » bricolées, luides, malléables,
dispersées, faites d’emprunts et de réemplois, tous « braconnages » et
« collages » censées dessiner « le paysage croyant de la modernité » 32.
On peut pourtant là encore se demander s’il s’agit d’un phénomène typi-
29. R. J. Zwi Werblowsky, « Religions new and not so new », Numen, vol. 27, fasc. 1, juin 1980,
p. 155-166.
30. Wouter J. Hanegraaf, « New age religion and secularization », Numen, vol. 47, no 3, 2000,
p. 288-312.
31. Gabriel Le Bras et Jean Gaudemet (dir.), Histoire du droit et des institutions de l’Église en
Occident, t. XIV, L’époque de la Réforme et du concile de Trente, Paris, Éditions Cujas, 1990,
p. 77.
32. Danièle Hervieu-Léger, « La religion, mode de croire », art. cité, p. 144-158. Voir aussi :
Jean-Paul Willaime, « La sécularisation contemporaine du croire », in Leïla Babès (dir.),
Les nouvelles manières de croire. Judaïsme, christianisme, islam et nouvelles religiosités,
Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 1996, p. 47-62.
Zacharie l’activiste – un fil à la chemise 73
quement moderne. Une brève incursion dans l’histoire des saints qui,
selon la peinture qu’en a brossée Aviad Kleinberg, ont ni plus ni moins
« remodelé le proil psychologique de Dieu ainsi que le cours de sa bio-
graphie », nous convaincra de la permanence de pratiques hétérodoxes
sans lesquelles, airme-t-il, le christianisme serait « une religion tota-
lement diférente » 33. Prenons par exemple les tout débuts du christia-
nisme. Dès le iie siècle, des îlots de tombes commencent à se former
autour des tombeaux de martyrs. Les cérémonies du jour anniversaire
des martyrs sont alors relativement simples et spontanées, guidées par
le même besoin : « Chacun veut bénéicier de la proximité des servi-
teurs de Dieu. » Mais en l’absence de « reste » de quelque nature, la céré-
monie, dépourvue de texte et de support concret de transmission, se
transformait elle-même en « mémoire ». L’efacement de la mémoire
authentique (« historique ») au proit d’une mémoire cérémonielle est,
selon Aviad Kleinberg, « d’une importance primordiale dans le culte
des saints » car elle constitue « l’autorisation d’oublier ». L’histoire du
saint est ainsi « graduellement débarrassée de ses nuances hétérogènes
pour être traduite en formules sacrées » qui facilitent la mémoire, par
répétition. Le martyr concret devient plus idéel, plus conventionnel, plus
supericiel, mais alors il ouvre « la voie à la créativité dans la restructura-
tion de son image, conformément aux nécessités du moment ». De ces
observations, l’auteur conclut que la sainteté ne serait pas une essence,
mais « une sorte de dynamique sociale ». Il ne s’agit pas, explique-t-il,
« d’une liste déterminée de qualités, mais de la disposition de tel ou tel
groupe à attribuer à l’un de ses membres des qualités exceptionnelles, en
général une relation avec Dieu ». Tolérés par une Église plus gênée que
menacée par leur dimension superstitieuse, ces cultes modiient le chris-
tianisme en profondeur. Ce sont en efet dans ces « zones grises d’une
pratique religieuse jugée inofensive que peuvent s’opérer des renverse-
ments structurels dont la hiérarchie n’est pas consciente » et dont l’efet ne
peut être saisi qu’après coup. Lorsque ultérieurement l’Église va ratiier
le culte des saints, l’encadrer et en canoniser certains, « le christianisme
ne ressemblera plus à celui qui l’avait précédé ». L’important, souligne
Aviad Kleinberg, est qu’entre-temps, ces pratiques hétérodoxes nouées
sur le culte antique des morts auront laissé le champ libre à des divinités
33. Aviad Kleinberg, Histoires des saints. Leur rôle dans la formation de l’Occident, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2005 pour la traduction française.
74 ce que la religion fait aux gens
34. Wouter J. Hanegraaf, « New age religion and secularization », art. cité.
Zacharie l’activiste – un fil à la chemise 75
Les saints du iie siècle de notre ère sont-ils trop lointains pour nous
parler et nous faire sentir leur proximité avec les pratiques religieuses
contemporaines, qu’il s’agisse des religions instituées, de mouvances
internes développées en leur sein ou de mouvements autonomes ? Prenons
un exemple plus proche, évoqué par William James au tout début du
xxe siècle, à savoir les sectes de ce qui se nommait alors New hought
(Nouvelle Pensée), dont l’auteur se voit contraint de reconnaître l’« authen-
tique pouvoir religieux » 35. « C’est, dit-il, un schéma de vie délibérément
optimiste, avec un côté à la fois spéculatif et pratique. » Les sources de ce
mouvement de mind-cure (guérison de l’esprit) sont multiples : Évangiles,
emersonianisme 36, transcendantalisme de Nouvelle-Angleterre, idéa-
lisme berkeleysien, spiritisme (avec son triple message « loi, progrès et
développement »), évolutionnisme, et hindouisme. Toutefois, le trait le
plus caractéristique de ce mouvement est l’inspiration beaucoup plus
directe d’une croyance intuitive au pouvoir salvateur d’attitudes mentales
saines – eicacité conquérante du courage, de l’espoir et de la coniance –
et, corrélativement, le mépris pour le doute, la crainte, le souci et tous les
états d’âmes nerveusement précautionneux. Les efets toniques des mes-
sages envoyés par les oicines « Évangile de Relaxation » ou « mouvement
Ne vous en faites pas », conjugués au martèlement de motos quotidiens
« Jeunesse, Santé, Vigueur » sont indéniables, constate James. Car à la difé-
rence du Dieu chrétien, le dieu vénéré par les adeptes de ces mouvements
n’est pas craint. La crainte, loin d’être une posture recommandable, subit
en efet un déclassement radical. Considérée comme une absurdité de
la vie civilisée (bien qu’ayant son utilité dans le schéma évolutionniste),
la crainte de Dieu ainsi que toutes les dispositions à l’humilité, à la misère
et au martyre qui l’accompagnent sont ici jugées délétères, non nécessaires
et non respectables. Imperméable à tout pessimisme, ce système vivant
d’hygiène mentale présenterait d’ailleurs, selon James, des similitudes frap-
pantes avec les mouvements luthériens qui, à l’interrogation de l’homme
sur la voie du salut, répondent : « Vous êtes dès à présent sauvé, il suirait
que vous y croyiez. » Ce principe divin parle donc aux gens pour qui la
conception du salut a perdu son sens théologique ancien, mais qui néan-
moins « bataillent avec la même éternelle diiculté ». Aux perpétuelles
inquiétudes et aux sentiments persistants de faute, au « pourquoi quelque
chose ne va pas », il est instamment répondu : « Vous êtes bien, sain et net,
déjà, mais vous ne le savez pas. » Et aussi : « Dieu est bien, et vous aussi. »
Quantité de gens sont incapables de prier, encore moins de se laisser
inluencer par de semblables invitations, mais on ne peut ignorer que
quantité de gens y adhèrent activement. « Ils forment un type psychique,
airme James, qui doit être étudié avec respect. » James, on l’a vu, aborde
les religions dans une acception expérientielle et individuelle qui embrasse
les sentiments, les actions et les expériences solitaires d’individus se perce-
vant eux-mêmes en relation stable avec tout ce qu’ils considèrent comme
divin 37. Ces messages, aussi absurdes puissent-ils paraître supericielle-
ment, remportent des triomphes thérapeutiques tels qu’on est en droit de
se demander, toujours selon James, « s’ils ne jouent pas une part presque
aussi grande dans l’évolution de la religion populaire du futur que celle
que jouèrent les mouvements précédents en leur temps ». Or là encore,
leur succès tient à une « méthode anti-morale » qui commande de rendre
les armes, qui préconise la passivité et non l’activité, la relaxation et non
la responsabilité, de se laisser tenir, de laisser le soin de sa destinée à des
pouvoirs plus élevés, de se montrer authentiquement indiférent à tout ce
qu’il en advient : quelque chose doit céder – le fameux « lâcher prise » de nos
thérapeutes contemporains –, une dureté native doit se briser et se liquéier.
On pourrait citer cent exemples d’accommodements religieux plus ou
moins aboutis ou élaborés, ayant, à toute époque, tiré les idèles vers des
formes de soulagement ou plutôt d’espoir de soulagement, et leur ayant
procuré des bénéices directs et tangibles dans la vie de tous les jours. Au
demeurant, que cherchaient d’autre ces femmes que l’on voyait encore il
y a peu, dans les pays méditerranéens, sortir tôt le matin de chez elles, se
rendre d’un pas pressé à l’Église, s’agenouiller quelques minutes devant
leur madone favorite, et partir en toute hâte au travail ? Sinon trouver
quelque réconfort à la vie peu gratiiante d’une maisonnée dont elles
avaient l’entière charge, d’un époux qui ne les considérait guère, et des
maigres gains après lesquels il fallait courir pour tenir, se maintenir, et
37. he Varieties of Religious Experience…, op. cit. Voir supra, le chapitre « La religion – déi-
nition ou méthode ? ».
Zacharie l’activiste – un fil à la chemise 77
qui sait, sortir au moins les plus jeunes de cet éternel recommencement.
Les déclarer dévotes ne dit pas grand-chose de l’efort consenti pour
trouver entre un travail et l’autre le temps, aussi maigre soit-il, de faire
un détour par l’Église, ni de l’aspiration à conier à une madone une
vie trop étroite pour être jour après jour débitée par morceaux. Car cet
espoir d’une vie plus vaste, que certains placent au cœur du phénomène
religieux, suppose, en tout premier lieu, une extension des attentes per-
sonnelles, un travail donc d’agrandissement de l’univers personnel et de
fusion avec un univers englobant. C’est dans la création de cet espace
agrandi d’attentes que prend place l’action religieuse, pieuse ou profane
– prières, exercices personnels ou action communautaire parareligieuse
– que Régis Debray nomme si heureusement « dépense religieuse » 38.
Même la relaxation, la méditation, la concentration chères aux adeptes
des mouvements religieux hétérodoxes impliquent une dépense, ne
serait-ce que de connexion. La solitude dans laquelle William James lui-
même cherchait à décrypter la variété de l’expérience religieuse n’est telle
que pour autant qu’elle est relation stable avec le divin, quelle que soit
la conception de ce dernier. Raison pour laquelle l’expression « croyance
solo » nous paraît contradictoire dans les termes.
Enin, le second élément de l’expérience religieuse qui ressort de
ce tableau hétéroclite est son caractère profondément étranger à une
morale avec laquelle les religions ont pourtant si souvent été confon-
dues, et qui ne concerne somme toute que quelques virtuoses. La seule
allusion de Zacharie aux prescriptions de la « loi » juive concernait, on
l’a vu, le respect du shabat, le fait de se rendre à « sa petite synagogue »
et le souci qui était le sien que ses coreligionnaires ne craignent pas
d’enfreindre la kashrout 39. D’autant, ajoutait-il avec ironie, que si le plus
souvent ils pensent l’enfreindre, la plupart du temps ils se trompent !
La complexité de ces prescriptions et les innombrables interprétations
qui en ont été faites indiquent en efet, non pas qu’on puisse se jouer
d’elles – le mouvement massorti tient la tradition pour un pilier du
judaïsme –, mais qu’elles sont faites pour les humains, et pour les hausser
le plus possible à leur condition d’humain. Le but n’est pas la perfection
mais le recours à une médiation qui tire les ils du quotidien hors de son
périmètre, et l’allonge au-delà de ses frontières.
1. Léon Tolstoï, Ma confession, traduit du russe par Zoria, Paris, La Bibliothèque russe et
slave, Albert Savine, 1887 [1882], p. 91.
80 ce que la religion fait aux gens
De ses parents pratiquants « mais non pas bigots », Laudan garde l’agréable
souvenir de messes dominicales où l’on se rendait en famille, de fêtes
religieuses passées sur les lieux de vacances et plutôt dans cet esprit, de
jeûnes dûment tempérés par des grands-parents attentifs à l’appétit de
leurs chers petits, d’une pratique religieuse sans contrainte – « on n’était
pas dans l’obligation », dit-il –, mais au contraire plaisamment accom-
modée à l’enfance et à la vie de famille. Dans cette famille aujourd’hui
éteinte, se trouvaient aussi des parents peu pratiquants, et d’autres drôle-
ment superstitieux, cible toute trouvée de moqueries enfantines. L’on y
discutait également de manière ouvertement « autocritique » d’une Église
catholique qui n’avait rien d’irréprochable et dont le pape Pie XII – il
venait de mourir – ne serait pas regretté. De fait, son éducation reli-
gieuse, Laudan la tient tout autant sinon davantage de l’enseignement
public (dont il s’estime un « pur produit »), en particulier des aumôniers
de lycée « assez brillants, ouverts, dans l’échange » avec lesquels pou-
3. Parlant des idèles qui cherchent à trouver une église qui leur convienne, Robert Wuthnow
par exemple reprend l’expression to shop around (Growing up Religious…, op. cit., p. 139).
82 ce que la religion fait aux gens
oui, bon ben voilà, c’est triste, on peut se désoler ensemble de la situation,
faire des scénarios et autres… tiens comment on pourrait faire, qu’est-ce
qui peut se passer. Bon ça on peut, on peut en parler mais pas trop. »
Se retenir de trop juger, ainsi ne pas se laisser gagner par une morosité
contraire à l’enseignement du Christ, contribue à la discipline d’un ego
qui ne demande qu’à étendre ses prétentions pour laisser davantage de
place à la joie et à la beauté émanant de Dieu.
Dans le cheminement de sa foi, Laudan estime avoir en efet changé
de braquet. Contrairement aux années de jeunesse qui le conduisaient à
transformer les bienfaits divins à son proit, la pratique de l’homme mûr
se tourne maintenant vers une réception active et désintéressée : louer
Dieu plutôt que de se louer soi-même. Mettre sa personne en sourdine
et porter l’attention au-delà, vers la bonté et la beauté de Ses bienfaits.
« J’ai voulu être maître de cette part de mon bien, confesse Augustin
encore aux prises avec sa période manichéenne, au lieu de remettre
entre vos mains ces richesses que j’ai reçues de votre bonté » 4. Laudan,
qui voulait lui aussi toujours s’améliorer, découvre un horizon plus vaste
que celui de sa propre personne : « C’est la louange, c’est ça qui est impor-
tant, la louange de Dieu, remercier Dieu. On peut faire de l’intercession
et de la demande, on peut demander des choses à Dieu par rapport à
soi-même, par rapport aux autres. Mais cette prière de louange c’est ça
qui est important pour moi, d’avoir trouvé cette notion parce que pen-
dant longtemps j’ai été un peu nombriliste, alors pour moi c’était que je
devienne meilleur et tout, bien sûr comme je suis un mec génial et tout
donc il fallait que je m’améliore encore plus. Donc ça, c’est un peu passé,
c’était un peu prétentieux, en tout cas je suis allé vers autre chose, pas
totalement, j’ai encore des relents d’orgueil important et d’égocentrisme,
mais enin voilà c’est d’aller dans la louange, c’est génial, c’est super, on a
entendu ça, machin a dit tel truc, c’est beau, la vie est belle, soyons dans
la joie, soyons dans la joie ! Aujourd’hui mes valeurs fondamentales
c’est la joie, oui, c’est la joie, pourtant je ne suis pas tout le temps joyeux
mais enin c’est fondamental. » Ces exercices de joie – mais n’est-ce pas
un oxymore ? – laisseront sceptiques ceux pour qui la foi est une grâce
qui, tels les rayons gamma, irradie celui qui y est exposé et ne saurait se
réduire à la volonté de bien faire – ou de faire le bien. D’autant que le
4. Saint Augustin, Confessions, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1993, livre IV, chap. xvi,
p. 145.
Laudan – en rendez-vous avec Dieu 85
10. La méthode ignacienne comporte des exercices organisés de méditation qui sont
accompagnés par un guide et au cours desquels les idèles approfondissent leur compré-
hension de soi ainsi que celle des mystères de la vie du Christ.
Laudan – en rendez-vous avec Dieu 89
saut mystique des scientiiques les plus accomplis, ainsi que le besoin
croissant de thérapies individuelles (et de mind cures pour reprendre
l’observation de William James) en un monde bombardé en tout sens
par les connaissances les plus diverses.
Dans le cas qui nous occupe, on a vu que Laudan n’aime pas l’idée
d’une foi qui serve de béquille – pour assumer les diicultés de la vie,
la modernité et le changement programmé. « Je n’aime pas du tout
le genre de discours “ça m’aide pour être gentil, ça m’aide pour…” Non,
c’est autre chose », airme-t-il avec véhémence. Pas plus qu’un père,
Dieu n’est disponible pour être meilleur, meilleur père, meilleur époux,
meilleur au travail, ni pour négocier les responsabilités de chacun.
Dieu n’est pas une assurance, et il n’est pas révocable, non plus qu’un
père. « Aujourd’hui tout va bien et si j’ai une merde demain, j’ai un ils qui
meurt, salut Jésus, t’es un connard ? Ah non. C’est parce que c’est Dieu,
c’est mon papa et mon papa il m’a fait chier, bien sûr il y a des moments
où mon père m’a fait chier quand j’étais jeune, c’est mon père. » Fixer le
moi – logé ici dans le père –, le mettre en lieu sûr de sorte qu’il puisse
traverser les épreuves de la vie sans se perdre, tel est le sens du voyage
entrepris par Laudan au sein du catholicisme. Port d’attache ou il à la
patte, chacun jugera. Il reste que cette identité posée entre le père et
Dieu possède, comme le souligne Simmel, une « portée pratique » dont
elle est la condition. Interrogé sur le fait de savoir si cette foi en Dieu
le père fait une diférence, Laudan répond sans hésiter que sa vie en
dépend. Elle lui a donné « la force de vivre », pour reprendre les termes
de Tolstoï cités en exergue, sans elle il se serait peut-être « détruit lui-
même ». « Oui, ça change ma vie. Oui oui, moi je me serais peut-être
suicidé avant si… oui je me serais peut-être déjà suicidé, peut-être. Enin
j’ai deux enfants et cætera donc je ne veux pas leur faire ça non plus…
mais pas dans un sens de bouée de sauvetage, je suis marié j’ai deux
enfants, je peux pas me tirer comme un con à la sauvette pour des ques-
tions existentielles. Ça, ça peut être une diférence. » Au dernier chapitre
du livre X des Confessions, saint Augustin plaçait lui aussi en l’homme
Jésus-Christ le même espoir de guérison : « C’est en lui que j’établis avec
raison la ferme espérance que j’ai conçue, que vous guérirez toutes mes
langueurs […] car sans cela je me laisserais emporter au désespoir » 12.
Pour autant, insiste Laudan exactement comme le faisait Constance,
13. Louis Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéo-
logie moderne, Paris, Seuil, coll. « Points », 1983, p. 267.
92 ce que la religion fait aux gens
14. Marc Augé, Le dieu objet, Paris, Flammarion, coll. « Nouvelle bibliothèque scienti-
ique », 1988, p. 145.
Laudan – en rendez-vous avec Dieu 93
Que la foi en Dieu ait par ailleurs une fonction de cure ne saurait
nous étonner, la guérison est au centre des pratiques religieuses, même
si celle de « l’âme » peut paraître quelque peu abstraite et diicile à saisir.
Implique-t-elle pour autant qu’on puisse l’assimiler aux cures profanes
et aux thérapies de soutien individuel de toute nature ? Nous pourrions
souhaiter à ce idèle de réduire la béance entre l’être et le devoir-être
par d’autres moyens, lui proposer une cure psychanalytique capable
de dénouer le foyer incandescent de culpabilité qui, peut-être, brûle au
cœur de cet homme épris de père sévère. L’important ici est de souligner
que la voie choisie difère fondamentalement d’une cure de ce type,
ne serait-ce que parce que la foi en Dieu implique un tête-à-tête (ou
un cœur à cœur comme le dit Laudan) avec une entité supérieure à
laquelle le idèle rend grâce – louer Dieu est le plus important, répète-
t-il. Autrement dit le destinataire inal de la dépense religieuse n’est pas
logé dans la personne du idèle, mais en dehors d’elle. Et c’est à cette
sortie de soi-même (Laudan parle de sevrage) que peut contribuer une
liturgie adéquate. Re-poser en Dieu ce qui vient de lui, s’attacher à lui et
s’appuyer sur lui, ainsi mettre in aux mouvements délétères du moi : les
invocations de saint Augustin ne suggéraient pas autre chose. « Remets
entre ses mains ce que tu as reçu de ses mains. Tu conserveras tout
en la [la vérité] rendant dépositaire de tout. » Les douleurs dès lors ne
porteront pas « en bas vers le néant où elles tendent, mais elles seront
immobiles avec toi, étant appuyées sur celui qui est toujours le même, et
incapable de changer jamais », poursuit Augustin. Les âmes « errantes et
muables en elles-mêmes » seront « ixes et immobiles en lui ». Attachez-
vous à Dieu « et vous deviendrez inébranlables ; reposez-vous en lui,
et rien ne viendra troubler votre repos » 15. Repos chèrement acquis et
jamais gagné, faut-il rappeler.
15. Saint Augustin, Confessions, op. cit., livre IV, chap. xiv, p. 133.
94 ce que la religion fait aux gens
16. Saint Augustin, encore, invoquait lui aussi un Dieu du cœur : « Dieu de mon cœur, qui
êtes mon unique louange et ma véritable vie » (Confessions, op. cit., livre X, chap. XIII,
p. 328).
17. Wouter J. Hanegraaf, « New age religion and secularization », art. cité.
Laudan – en rendez-vous avec Dieu 95
bon c’est pas grave, c’est dommage, je suis triste, j’ai un peu honte de lui
mais enin je fais avec. » La bourde papale à laquelle il est fait allusion
concerne en l’occurrence l’usage du préservatif évoqué par Benoît XVI
lors de son premier déplacement en Afrique 18. Mais ce n’est là qu’un
exemple de l’orientation périmée d’une Église « obsédée par le sexe »,
c’est la théorie de Laudan, et en complet décalage avec son temps. Si en
efet, aux siècles passés, la réglementation des mariages et des rapports
sexuels était une afaire de première importance, socialement et éco-
nomiquement 19, dans la législation de laquelle l’Église a pu se tailler
la part du lion, il n’en va plus de même dans une société où la famille
est une agence de second ordre dans la distribution des richesses et des
pouvoirs. Qui plus est, ajoute Laudan, cet anachronisme est d’autant
plus criant que la prêtrise est elle-même aux prises avec des accusations
publiques sur le terrain même de la sexualité. Aussi, paradoxalement,
sur le devenir de l’institution et l’avenir des idèles, cette conjoncture
porte Laudan à l’optimisme, tout au moins l’optimisme des désespérés.
Maintenant, explique-t-il, « on va pouvoir aller au fond de la piscine,
on va toucher le fond ». « Comme il y a plein de scandales qui vont
continuer à sortir et comme ça touche le sexe, peut-être que du coup
le directeur de la com. du Vatican va se dire : on n’est plus crédibles. On
n’était déjà pas beaucoup crédibles, mais on est encore moins crédibles
sur le sexe. Donc peut-être si on s’occupait d’autre chose que du sexe,
si au lieu de faire des règlements sur le préservatif… j’ai couché j’ai pas
couché avant après le mariage et cætera… d’être obsédés par le sexe… à
mon avis ils peuvent plus rien dire, enin c’est la rigolade si on ose parler
de ça donc peut-être qu’ils vont passer un peu de temps à réléchir à
autre chose que sur le sexe. Ça c’est mon espoir, ils ont l’herbe un peu
coupée sous les pieds. »
La charge est rude, et à la mesure de l’attitude de l’Église envers l’« ini-
dèle » qu’est devenu Laudan. Mais si l’on n’est jamais aussi sévère qu’avec
18. Le 17 mars 2009, lors de son déplacement au Cameroun, Benoît XVI déclarait que
le fléau du sida ne pouvait être résolu par la distribution de préservatifs, que celle-ci
risquait même d’aggraver le problème. Le souverain pontife proposait de combattre
l’épidémie par une humanisation de la sexualité et une véritable amitié pour ceux qui
soufrent. Cette déclaration suscita de vives réactions de la part de personnalités poli-
tiques et associatives.
19. Sur ce dernier point, voir notamment le livre de Jack Goody, he Development of the
Family and Marriage in Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
Laudan – en rendez-vous avec Dieu 97
ceux que l’on chérit, il est tout aussi notable que cet inidèle aux yeux de
l’Église lui soit resté personnellement idèle. C’est à cette forme de idélité
sociale – idélité à son dieu, et non idélité au dieu – que sera consa-
cré le chapitre suivant. Néanmoins ce qui diférencie Laudan d’avec les
exemples décrits au chapitre suivant où prévaut l’attachement à un dieu
familial, c’est le caractère profondément individuel, et même existentiel 20
d’une foi qui, on l’a signalé au tout début, n’admet aucune interroga-
tion. L’acceptation inquestionnée de la réalité de l’ordre trinitaire auquel
sont coniés, remis, déposés amour et foi dans l’amour, la conviction
que cette entité afecte la vie et que l’on peut entrer en contact avec elle
expliquent non seulement l’assiduité d’un individu authentiié dans son
être par ce contact, mais la idélité à un Dieu que les errements de ses
administrateurs ne sauraient détrôner.
20. Nous empruntons ce terme à Eric J. Sharpe, Understanding Religion, op. cit.
Chapitre 5
Élias, Raphaëlle et Myriam
La religion du foyer
L’homme aimait alors sa maison comme il aime aujourd’hui son église.
Fustel de Coulanges 1
1. Numa Denis Fustel de Coulanges, La cité antique. Étude sur le culte, le droit, les institu-
tions de la Grèce et de Rome, Paris, Librairie Hachette, 1866, p. 120.
100 ce que la religion fait aux gens
3. Grace Davie, « Believing without belonging: Is this the future of religion in Britain? »
Social Compass, vol. 37, no 4, 1990, p. 455-469.
4. Régis Debray, Le feu sacré…, op. cit., p. 324-325.
102 ce que la religion fait aux gens
5. Le septième jour de la semaine, jour de repos, de joie et de recueillement, est l’un des
fondements du judaïsme. Nombre de familles juives respectent l’obligation d’allumer les
bougies avant la venue du shabat et de réciter le kidush (prière sur le vin) avant les repas.
6. Purim (du mot hébreu signiiant « sorts ») est une fête mineure de nature joyeuse qui
commémore le salut des juifs de l’Empire perse ayant échappé aux intentions destruc-
trices du grand vizir d’Assuérus. Adultes et enfants se déguisent dans une atmosphère de
carnaval et procèdent à des échanges de nourritures entre amis et voisins.
Élias, Raphaëlle et Myriam – la religion du foyer 103
7. Sukot, ou fête des Tabernacles, est associée à l’errance des Israélites dans le désert
sur le chemin de la Terre promise pendant quarante ans durant lesquels ils vécurent
exclusivement dans des « tentes » ou cabanes. La célébration de cette fête inclut donc
l’obligation d’habiter dans une tente (suka) qui aujourd’hui prend des formes diverses
improvisées selon l’espace dont on dispose.
8. Hanuka : fête commémorant des événements post-bibliques ; la coutume veut que l’on
allume une lumière le premier soir, deux le deuxième et ainsi de suite jusqu’au huitième
jour.
9. Robert Wuthnow, Growing up Religious…, op. cit.
10. WASP : acronyme de White Anglo-Saxon Protestant qui désigne les Blancs d’origine
européenne protestante ayant émigré aux États-Unis dès les premières colonies fonda-
trices, auxquelles a été attribuée une suprématie dans la pensée et le mode de vie de cette
nation.
11. Robert Wuthnow, Growing up Religious…, op. cit., p. 37.
12. Voir « Mixed marriage, Intermarriage », Encyclopædia Judaïca, nouvelle 2e édition,
Détroit, homson Gale, 2009.
104 ce que la religion fait aux gens
s’en abstraire ou s’en extraire, ses bienfaits attendus devant libérer des
rigueurs de la semaine et rendre le idèle aux siens.
De cette liaison intime entre maison, famille et religion, vient enin
que ces observants soient attachés à leur dieu plus qu’à Dieu. Le dieu
de ces idèles, quand il existe, est moins, on l’a dit, celui des théologiens
qu’un dieu familier à qui l’on doit respect plus que foi, à qui il est loisible
aussi de parler et demander protection – ce sont là ses deux principaux
modes d’existence. Autant le dieu de la synagogue formel et distant peut
inspirer crainte, peur, puissance et émerveillement, en particulier chez les
jeunes âmes, autant le dieu domestique est intime : on l’approche en pyjama,
notait Robert Wuthnow 13. Et parce que ce dieu lare avec qui l’on partage ses
repas et dont on sert le culte fait ainsi partie des « siens », il dessine autour
de lui un cercle d’exclusivité airmé comme tel. Cette frontière tracée et
défendue autour de l’appartenance religieuse apparaît ici avec une netteté
particulière et sera l’objet du questionnement inal du chapitre.
14. Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, t. II, Pouvoir, droit,
religion, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 267-279.
15. Teilin (phylactères, de teillah, « prière ») : deux petites boîtes de cuir contenant quatre
passages bibliques que les hommes portent au bras gauche et sur la tête pendant l’oice
du matin.
106 ce que la religion fait aux gens
16. Désigne aujourd’hui les cours d’enseignement religieux dispensés les mercredis et
dimanches pour assurer un minimum de connaissances du judaïsme aux enfants scola-
risés dans les écoles publiques qui le désirent (équivalent du catéchisme dans la religion
catholique).
17. Cérémonie rituelle féminine équivalant à la bar mitsva.
Élias, Raphaëlle et Myriam – la religion du foyer 107
Être juive ou être du côté juif ne représente pas la même chose. Être
considérée comme juive ou être juive non plus. Juive selon la déinition
qu’en donne le judaïsme qui se transmet par la mère, Myriam le devint
encore d’une autre façon. C’est en efet par sa naissance ainsi que celle de
son frère que leur mère, après avoir été mise au ban de sa famille pour
avoir épousé un catholique, fut ré-admise dans le giron du judaïsme
auquel les enfants furent donc apportés en ofrande. « Elle s’est mariée
comme une orpheline », rapporte Myriam de l’expérience maternelle et
du rôle que ce triste mariage a joué sur son propre mariage – un « beau
mariage juif », conclu sous des auspices favorables et promis à un avenir
radieux, mais dont l’échec inal serait aussi imputable à une demande qui
ne venait pas d’elle : « La pression maternelle a joué, c’est sûr, même si je
ne voulais pas l’admettre », constate-t-elle aujourd’hui. Au reste, moins
observant qu’elle, son époux l’a « inluencée » et a contribué à relâcher
ses propres exigences. Ainsi, de son passé familial juif, Myriam a gardé
certaines choses, tout en ayant opéré certaines coupes. Elle continue à
respecter les règles de la kashrout pourtant compliquées à suivre pour
une adulte immergée dans un milieu non juif, mais ne fait pas le shabat.
« J’ai jamais respecté le shabat sauf quand j’étais chez mes grands-parents
où j’étais petite, donc on peut dire que ça ne compte pas. » Cependant,
aujourd’hui divorcée, seule, loin de ses parents et orpheline d’un grand-
père qu’elle se reproche d’avoir négligé, Myriam se prend quelquefois
à déjouer la solitude du vendredi soir en allumant les bougies – et en
rallumant la lamme familiale. « Je n’oublie pas ce soir de shabat. Des fois
j’allume des bougies mais c’est rare, mais ça apporte un petit côté… je
suis seule et je vis en célibataire, quelque part de retrouver un semblant
de famille, ça peut faire du bien. » On notera la diférence de tonalité
entre ce geste bénéique, tout entier tourné vers le réconfort familial,
et la quête obstinée de Laudan dont la dépense religieuse ne saurait
être consentie à seule in de se « faire du bien ». Quant au respect de
l’alimentation kasher, il s’inscrit dans une prescription collective face à
laquelle l’individu n’a tout simplement pas sa place ni son mot à dire. Il
fait autorité à travers la ile active d’ancêtres millénaires incorporée par
la répétition des mêmes règles d’ingestion de nourriture. « Je veux garder
ma tradition, explique Myriam, parce que c’est quand même ce qui a fait
notre peuple pendant des milliers d’années et je ne voudrais pas que ça
disparaisse dans la nature […]. Si je ne mange pas de porc aujourd’hui
c’est vraiment en me disant… je ne peux pas faire quelque chose que
108 ce que la religion fait aux gens
mes ancêtres n’ont jamais fait pendant des millénaires. Qui suis-je moi
pour décider que tout ça c’est de la bêtise et que je vais arrêter ? »
Dans la ville où son travail l’a logée, Myriam cherche aussi synagogue
à son pied. La synagogue consistoriale a beau évoluer depuis la venue
d’un nouveau rabbin, elle est encore trop éloignée de la synagogue libé-
rale de sa jeunesse. De tempérament entreprenant, cette ingénieure en
informatique multiplie aussi les contacts avec les organisations cultu-
relles, sportives et associatives où déployer son énergie : centres culturels
juifs, mais également théâtres, club de sports et organisme catholique
de soutien scolaire. Son réseau social demeure ainsi majoritairement
non juif, comme jadis celui de ses amies de lycée. Le judaïsme vieillit,
constate-t-elle avec regret, et semble échouer à ofrir aux membres de sa
génération les cadres d’accueil et de socialisation adéquats. Aussi, lorsque
sa mère lui suggère, pour ses vacances, de rejoindre une croisière de
jeunes gens juifs, elle se rebife à l’idée de se placer si explicitement sur
le marché de la rencontre amoureuse, mais, grâce à l’excuse du judaïsme,
n’exclut pas un jour de s’y résoudre.
Raphaëlle, bien que de cinquante ans l’aînée de Myriam, conserve
elle aussi d’un grand-père idolâtré un vibrant souvenir. à l’inverse de
Myriam, et malgré l’exode algérien, Raphaëlle peut se féliciter d’avoir
traversé les tempêtes de l’existence avec succès, et célébrer avec une foi
intacte les saints d’un panthéon familial à qui elle n’a jamais manqué et
qui ne lui ont jamais fait défaut. Sa mère, conie-t-elle à mi-voix, était
une « sainte femme » qui, aux dires de celle qui jadis it sa toilette funé-
raire, « avait l’auréole ». Quant à son grand-père, elle conirme, en dépit
du scepticisme de sa mère, avoir eu bébé la « vision » du saint homme :
« Je devais avoir un an, je vois son visage, je le vois debout, ça m’a mar-
quée », dit-elle. Ce rabbin lui aussi auréolé de gloire divine ne travaillait
pas mais vivait de dons, écrivait les rouleaux de prières pour les grandes
synagogues, faisait des miracles et, pour couronner le tout, il est mort à
l’antique : « Il est allé au mikvé 18, il est revenu, il a mis son costume noir,
il a embrassé sa femme, il est allé s’allonger dans le lit et il est mort. Voilà
comment est mort mon grand-père », déclare-t-elle ièrement. à quatre-
vingts ans, les souvenirs heureux des fêtes religieuses de l’enfance sont
intacts – enfants vêtus de neuf et gâteries de toutes sortes – comme l’est
restée sa propension à fêter, précisément, toutes les occasions religieuses
19. Numa Denis Fustel de Coulanges, La cité antique…, op. cit., p. 119.
110 ce que la religion fait aux gens
réunit tous les samedis comme on faisait avec Maman, tous les samedis
après-midi chacune apporte quelque chose. Quand c’était Maman c’était
la fête, elle nous préparait le café, elle faisait des gâteaux la veille, c’était la
fête et maintenant on continue, chacune son tour. » « C’est la religion qui
le veut », dit Raphaëlle pour expliquer le respect d’usages éminemment
domestiques dédiés à l’entretien de relations familiales placées sous
le regard des anciens. Que ceux-ci aient disparu, leurs habitudes sont
maintenues à l’identique pour perpétuer leur souvenir et maintenir leur
puissance tutélaire, comme dans la domus romaine qui logeait la religion
non pas dans « les temps », mais dans une maison où l’ancêtre restait
au milieu des siens, « invisible, mais toujours présent », et « continuait à
faire partie de la famille » ; où divinisé, il appartenait en propre à l’unité
de la domus 20. « La religion » est ainsi personniiée par la famille et,
réciproquement, la famille est une association religieuse. La famille
antique « forme un corps dans cette vie et dans l’autre », explique Fustel
de Coulanges, elle est « une association religieuse plus encore qu’une
association de nature » où la communauté de culte est plus forte que le
lien de sang. « Une famille, poursuit-il, était un groupe de personnes
auxquelles la religion permettait d’invoquer le même foyer et d’ofrir
le repas funèbre aux mêmes ancêtres » 21. Lorsque Raphaëlle apprend
qu’elle aura pour la première fois un gendre juif, elle songe immédiate-
ment au repas du shabat et aux auspices sous lesquels celui-ci sera enin
placé : « En voilà un à table qui va pouvoir aider papa », s’écrit-elle en
saluant cet événement « tout à fait nouveau ». Sans réunion familiale en
efet, le shabat perd de son sens et un dîner de shabat en couple n’a plus
l’aura des réunions d’autrefois. « C’est minime, dit-elle, parce qu’on est
deux. Les enfants sont dans leurs familles, mais il est fait quand même,
petit ou grand, il est fait quand même. »
De fait, Élias et Raphaëlle ont assemblé les pièces de leur culture reli-
gieuse respective. Juifs « laïcs » – ils insistent beaucoup sur ce terme –,
Élias et Raphaëlle respectent leur religion tout en respectant les règles
françaises d’une laïcité pratiquée de longue date y compris en Algérie, à
tout le moins d’une discrétion dont Tocqueville airmait qu’en matière
22. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. II, 1re partie, chap. v, Gallimard,
coll. « Folio histoire », 1961 et 1986 pour la préface [1840], p. 40.
112 ce que la religion fait aux gens
23. Leo Strauss, « Freud sur Moïse et le monothéisme », in Pourquoi nous restons juifs…,
op. cit., p. 265-293.
24. Roger Caillois, L’homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1950, p. 177.
114 ce que la religion fait aux gens
se faisant cas de conscience des rites », et de religio est qui signiie « avoir
scrupule », terme dérivé de religere, comme l’airmait Cicéron, et non
de religare, selon une interprétation chrétienne ultérieure. La religio, dit
Benveniste, est « une hésitation qui retient, un scrupule qui empêche,
et non un sentiment qui dirige vers une action, ou incite à pratiquer
le culte » 25. Autrement dit, c’est l’interdit plus que l’autorisé qui signe
la religion et son observance, interdit qui comme chaque parent le sait,
ne souffre pas d’explication, du moins jadis. Intéressant à cet égard
est le fait que les règles alimentaires de la kashrout qui déinissent les
nourritures autorisées et prohibées, tirées de la Bible puis élargies par
les rabbins, sont cataloguées comme « règle sans explication ». D’où
les spéculations sans in sur leur sens caché 26, d’où également les dis-
putes interminables sur leur validité. Leur observance, marque indubi-
table de l’identité juive, a ainsi été à diverses reprises contestée par les
mouvements réformistes du xixe siècle aux yeux desquels ces règles ne
réussissaient pas à « empreindre le Juif moderne d’un esprit de sainteté
sacerdotale » 27. Aujourd’hui négligée par la plupart des juifs, la kashrout
est pour d’autres l’objet de modulations et d’accommodements ininis.
Autant de juifs, autant de « sauces », explique Myriam, qui s’est taillé un
régime kasher ad hoc – deux poids deux mesures selon qu’elle est chez
elle ou à l’extérieur. « Moi j’ai toujours respecté la kashrout chez moi et
je ne respecte pas la kashrout à l’extérieur, je mange de la viande non
kasher par contre je ne mange pas de porc mais je mange des fruits de
mer, donc c’est un peu… on fait sa sauce et je pense qu’il y a autant de
sauces que de juifs dans le monde. »
« Comme tout juif d’aujourd’hui », explique Myriam, il faut essayer
de respecter les règles, c’est-à-dire se les ixer soi-même. « Au quotidien
être une juive pratiquante ne me paraît pas possible […]. C’est pas très
facile au niveau de la kashrout et de respecter le shabat. Les fruits de mer
25. Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, t. II, op. cit.
26. Dont, parmi nos collègues, la brillante interprétation donnée par Mary Douglas sur
« Les abominations du Lévitique », dont nous pourrions dire : Se non è vero, è ben trovato
(Si ce n’est pas vrai, c’est bien trouvé) ; voir Mary Douglas, De la souillure. Études sur la
notion de pollution et de tabou, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 1992 pour
la traduction française, p. 61-77.
27. Selon les termes employés par le mouvement juif américain réformé lors la conférence
de Pittsburgh en 1885. Voir Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Cerf/Robert
Lafont, coll. « Bouquins », 1997, article « Lois de l’alimentation ».
Élias, Raphaëlle et Myriam – la religion du foyer 115
fait une toute petite version express mais qui garde le côté tradition et
culture du judaïsme. » De fait, Myriam, qui manifestement ne se range
pas parmi les craignant-Dieu 28, s’interroge sur le sens que cela peut
avoir d’aller à la synagogue et de continuer « avec tout ça ». S’il ne s’agit
pas de Dieu, du moins respecterait-elle le vœu du grand-père. « Est-ce
que je crois en Dieu, s’interroge-t-elle, je suis pas si sûre mais comme
j’ai pas la réponse je fais ça en espérant qu’il existe et puis sinon tant pis,
j’aurais pas fait ça pour rien, j’aurais continué ce que mon grand-père
nous avait inculqué. » Obligation envers un dieu hypothétique, espéré
et, à défaut, envers un aïeul vénéré, la religio de Myriam prend ici le sens
de lien de piété et de lien à Dieu ou à ce qui en fait oice, que Lactance
et, à sa suite, tous les auteurs chrétiens donnèrent à ce mot en le fai-
sant dériver de religare (et non plus de religere, sa véritable racine). Ce
qui caractérise la foi chrétienne, airme en efet Benveniste, c’est « cette
dépendance idèle vis-à-vis de Dieu, cette obligation au sens propre du
mot » 29. Obligation contractée vis-à-vis d’un Grand Autre, dieu ou
grand-père, qui arrime Myriam à un collectif en dehors duquel guette
un destin d’orpheline auquel, néanmoins, elle se déclare prête. « S’il est
juif ou pas, maintenant ça devient secondaire, dit-elle en songeant à un
nouvel époux. Alors qu’avant ça avait une beaucoup plus grosse priorité
même si je ne voulais pas me l’avouer quelque part, il était grand, il était
juif, il était beau, il était intelligent, c’était celui qu’il me fallait, je me suis
calquée ce rêve alors que maintenant je serais peut-être beaucoup plus
terre à terre. » Encore attirée par les juifs qu’elle trouve « toujours plus
beaux » et dont elle se sent plus proche, Myriam sait aujourd’hui qu’elle
ne sacriiera plus le rêve à la réalité, son destin de femme à une idélité
religieuse et familiale dont elle s’estime bien mal récompensée. Décidée
à rester en contact avec une communauté juive qui constitue l’un de ses
points de ralliement, elle sait ne plus devoir compter avec le judaïsme
pour horizon. C’est également à ce dilemme entre l’allégeance familiale
et l’allégeance à soi-même que se réfère l’airmation de l’incompatibilité
entre judaïsme et vie moderne.
Élias et Raphaëlle pratiquent eux aussi le régime dédoublé, kasher en
famille, non kasher à l’extérieur. Aucun ne mange de porc, au restaurant
ils choisissent autant que faire se peut des mets autorisés, ne font men-
tion de rien lorsqu’ils sont invités, mais font chez eux une cuisine kasher.
De même, Élias, en bon laïc, ne coife-t-il sa kippa qu’une fois rendu dans
la synagogue, et a-t-il pris soin de ixer la mezuza sur le dormant inté-
rieur de la porte de l’appartement, et non à l’extérieur. Que ce soit donc
par volonté de discrétion (chez Élias et Raphaëlle) ou par commodité
(chez Myriam), l’espace intérieur domestique forme en quelque sorte
le sanctuaire de l’observance des règles de la vie juive, dont le shabat est
le temps cardinal. Toutefois, en faisant shabat ensemble, Raphaëlle et
Élias ne font pas et ne respectent pas la même chose. Lorsque Raphaëlle
airme « faire comme le veut la religion », sa religion est à la fois concrète
et peuplée de igurants. Pour elle, en efet, seule véritable croyante du
groupe, Dieu est l’ami de la famille. Elle Lui parle, et Il répond. Elle lui
parle à voix basse certes, « doucement » et quand elle est seule pour qu’on
ne le la croie pas folle, mais elle lui demande beaucoup de choses et les
obtient. « Je sais que Dieu est là, dit-elle, et c’est lui qui nous protège et
chaque fois que j’ai besoin de lui… pas seulement mais je lui demande
beaucoup de choses… il me répond, il me répond pas, enin je vois la
chose. Quelquefois je suis prise là et je ne sais plus où me mettre et je
vois tout se réaliser, tout se faire. Ah oui, ah oui ! Je lui parle. Vous savez
on a toujours un petit coin, ma chambre, j’ai un petit coin entre les mon-
tagnes et je parle avec lui. »
De même, lorsqu’elle donne un baiser à la photographie de sa mère
et lui demande pardon pour tout ce qu’elle n’a pas fait, celle-ci est « là,
près d’elle » tant et si bien que son inquiétude s’apaise aussitôt. Ce fai-
sant, Raphaëlle éprouve ce que Bergson appelait le « sentiment d’une
présence eicace » dont la nature importe moins que l’eicacité. « Du
moment qu’on s’occupe de nous, l’intention peut n’être pas toujours
bonne, nous comptons du moins dans l’univers » 30, écrit le philosophe
qui se souvient avoir lui-même fait l’expérience, quand éclata la guerre
le 4 août 1914, de « la sensation soudaine d’une invisible présence que
tout le passé aurait préparée et annoncée, à la manière d’une ombre
précédant le corps qui la projette ». « Ce fut, poursuit-il, comme si un
personnage de légende, évadé du livre où l’on raconte l’histoire, s’ins-
tallait tranquillement dans la chambre. » « La facilité avec laquelle s’était
efectué le passage de l’abstrait au concret », cette entrée dans le réel
30. Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, coll. « Quadrige »,
2005 [1932], p. 185.
118 ce que la religion fait aux gens
« avec si peu d’embarras », cette « camaraderie qui nous met à notre aise,
nous détend, et nous dispose tout bonnement à faire notre devoir » ne
sont-elles pas, s’interroge-t-il, la manifestation contemporaine – uni-
verselle ? – de ces forces religieuses, de ces élaborations fabulatrices qui
continuent de courir sous une intelligence qui reste « surveillée par l’ins-
tinct » 31 ? De même, remarque encore Bergson, nous cédons tous à la
superstition, il suit pour cela de « se laisser aller ». Une promenade
faite un dimanche, recommandée le dimanche suivant, s’impose bien
vite tous les dimanches de l’année et « si par malheur on y manquait une
fois, on ne sait pas ce qui pourrait arriver. Pour répéter, imiter, pour se
ier, il suit de se laisser aller » 32. La religion pour Raphaëlle est chose
éminemment concrète et utile. Elle nourrit le quotidien aussi sûrement
que l’entretien scrupuleux de la propreté ou la préparation de la nourri-
ture dont elle prolonge l’eicacité dans un registre mental mobilisé pour
« forcer la complaisance des choses ». « Refoulée par la science, l’inclina-
tion à la magie attend son heure », observe Bergson, on s’y exerce non
pour philosopher, mais pour espérer, vivre et agir 33.
Religio juive, à la romaine, chrétienne ou superstition ? Que respecte
exactement Raphaëlle lorsqu’elle accomplit ses dévotions singulières ?
Assurément pas la lettre du judaïsme, diront les docteurs de la tra-
dition, si tant est qu’ils puissent se mettre d’accord. Dieu paraît ici si
familier et si pragmatique que la nature du culte rendu semble à peine
scrupuleuse et n’hésiter à se prononcer à voix haute que par crainte de l’opi-
nion des proches. Ni crainte de Dieu ni mystère, mais la sensation intime
d’une présence surgie d’entre les montagnes comme de l’enclos d’une cha-
pelle, lieu favori des orants venus prier leur saint. Pour Raphaëlle, et
comme pour Asaph, l’auteur présumé des Psaumes, la fréquentation
de Dieu n’est pas recherche de bonheur mais le bonheur même. « Pour
moi, approcher de Dieu est mon bien », disait le chantre et prophète 34.
Peut-être aussi l’homme est-il totalement incapable de servir Dieu,
risque Yeshayahou Leibowitz. Raison pour laquelle Josef Caro aurait
commandé, au lever, non pas directement de servir Dieu mais d’abord
35. Le Choulkhane Aroukh de Josef Caro de Safed est une codiication de la loi juive rédigée au
xvie siècle en Galilée où aluaient un certain nombre d’exilés d’Espagne. Voir Yeshayahou
Leibowitz, Science et valeurs, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Midrash », 1997 pour
la traduction française, p. 112-113.
120 ce que la religion fait aux gens
36. Edmond Fleg, Pourquoi je suis juif, Paris, Les Belles Lettres, 2008, p. 54.
37. Soma Morgenstern, Le Testament du ils prodigue, Paris, Liana Levi, 2001 pour la tra-
duction française, p. 93.
Élias, Raphaëlle et Myriam – la religion du foyer 121
« Notre appartenance
ne nous appartient jamais totalement. »
Religion, entre-soi et tolérance
« Hors de sa demeure, l’homme ne se sentait plus de dieu ; le dieu du
voisin était un dieu hostile » écrivait Fustel de Coulanges 39. Naître dans
une religion comme on naît de sa famille, et leur rendre hommage en un
seul et même mouvement rend-il pour autant hostile aux autres familles
et à leurs dieux ? Tel était le cas de la gens romaine dont la domus formait
société à elle seule. Mais naître et vivre dans une famille religieuse ne
convie-t-il pas une identité où nom et religion ne font qu’un ? « Nous
ne choisissons pas notre lieu de naissance, notre couleur de cheveux ni
nos maladies, écrit Régis Debray, pas plus que la religion ou l’absence
de religion dans laquelle nous fûmes élevés. Et l’adulte qui s’en éman-
cipera gardera encore l’accent de son enfance… […] Notre apparte-
nance ne nous appartient jamais totalement. Cela s’appelle l’horreur des
Entre-temps les bougies ont fondu dans les caisses, les gens ôtent leurs châles de
prière et un étonnement silencieux brille dans leurs yeux, comme s’ils avaient
compris quelque chose qui leur était inaccessible auparavant 42.
Que ce soit ensuite pour s’en détourner ou pour pénétrer plus avant dans
les arcanes fantastiques de la religion, l’enfant, puis l’adulte commencent
leur apprentissage par celui d’une identité qui au départ mêle confusé-
ment les représentations sexuées, générationnelles, sociales et religieuses.
« On ne va pas au groupe par le texte, écrit encore Régis Debray, on va au
texte par le groupe. Je ne deviens pas juif parce que je commente la Torah,
je commente la Torah parce que je me suis découvert juif » 43. Si désor-
mais, nombre de personnes préfèrent se déclarer d’origine catholique ou
juive, plutôt que catholiques ou juifs, c’est sous l’efet d’une désintrication
active et délibérée de l’être et du faire. Inversement, certaines personnes
se déclarent catholiques ou juives après de longues années d’incertitude,
d’indécision, voire d’indiférence à l’égard de leur religion de naissance.
Revenu tardivement à la religion de son enfance, Élias, on l’a vu, persévère
à se dire « juif laïc » pour bien marquer le caractère privé, et non pas poli-
tique, de sa dépense religieuse. Pourtant, l’identité juive prend peu à peu
le dessus pour dessiner les contours d’une diférenciation qui s’appuie sur
l’opposition avec un « eux » susceptible se révéler menaçant. Naître et vivre
dans une famille religieuse, écrit Robert Wuthnow, donne le « sentiment
d’être à part », en tout cas d’un lieu pourvu de frontières, d’une distinc-
tion forte entre l’intérieur et l’extérieur. Tandis que l’expérience enfantine
accuse les frontières entre un intérieur protégé et familier et le dehors
peuplé d’étranges habitudes, aussi enviables que diaboliques, « grandir
dans la religion place les gens dans une subculture distincte et – pour le
meilleur ou pour le pire – les met à part des autres » 44. L’identiication
nominale à une confession religieuse particulière, ici à la religion d’ori-
gine et de naissance, se borne-t-elle pour autant, chez les interlocuteurs
concernés dans ce chapitre, au domaine privé et familial dont cette reli-
gion forme le ciment, ou sort-elle de ses frontières ? Et quelles en sont les
conséquences sur la tolérance envers les autres religions ?
42. Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie, Paris, Éditions de l’Olivier, 2004 pour la traduction
française, p. 20-21.
43. Régis Debray, Le feu sacré…, op. cit., p. 324-325.
44. Robert Wuthnow, Growing up Religious…, op. cit., p. 17.
124 ce que la religion fait aux gens
complètement, je n’ai aucune retenue, mais avec mes gendres, les autres,
j’ai quand même une petite retenue parce qu’on n’a pas du tout la même
vision de la vie, des choses. Ils ont toujours un esprit contradictoire, on a
toujours une contradiction contre… une plaisanterie mal placée malgré
qu’ils soient très bien. »
Le champ de la religion est « le champ des relations personnelles,
et les données dont part la rélexion religieuse sont leur réciprocité ou
mutualité. Son problème est le problème de la communion ou de la com-
munauté », écrivait John Macmurray, c’est le partage d’une expérience
commune, l’élargissement et l’universalisation de la notion de fraternité,
et l’airmation du sens relationnel des activités humaines ordinaires.
« L’attitude religieuse est cette attitude de l’esprit pour laquelle nos rela-
tions aux autres sont centrales, poursuit-il. La vie religieuse est la vie
dominée par la croyance en la centralité des relations personnelles » 45.
Comme pour Durkheim, religion et société se confondent. C’est la fonc-
tion de la religion de créer, soutenir et exprimer les relations émotion-
nelles qui unissent les membres de la tribu primitive. Témoins parmi
d’autres, airme Macmurray, « l’étroite connexion de la religion primitive
avec le culte des ancêtres, la tendance des communautés religieuses à
faire remonter leur descendance à un ancêtre commun, les cérémonies
religieuses qui étendent la relation de fraternité à des personnes qui ne
sont pas des frères naturels […] ». Ainsi la fonction de la religion serait-
elle « d’accroître le champ et la complexité de la coopération humaine en
créant, soutenant et exprimant l’union des personnes dans une famille
spirituelle ou une fraternité spirituelle », spirituel signiiant ici « non
lié par le sang » et non pas « non matériel ». Sans l’extension de ce sens
d’unité émotionnelle par-delà le champ naturel de son expression ins-
tinctive, le développement de la société humaine aurait été impossible,
poursuit Macmurray. Si « la tâche de la religion est le maintien et l’ex-
tension de la communauté humaine », la religion est « le seul moyen par
lequel ils peuvent s’accomplir » 46. Lorsque Raphaëlle airme se sentir
bien avec les juifs, et mieux avec eux qu’avec des non-juifs, elle réalise
l’extension de la fraternité à des autrui apparentés par une marque de
fabrique, un sceau proprement religieux. C’est là le fruit de la grandeur
45. John Macmurray, he Structure of Religious Experience, New Haven, Yale University
Press, 1936, p. 23-25.
46. Ibid., p. 38.
Élias, Raphaëlle et Myriam – la religion du foyer 127
50. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris Gallimard, coll. « Folio histoire »,
1961 et 1986 pour la préface [1835], vol. I, 2e partie, chap. ix, p. 433.
51. Ibid., vol. II, 1re partie, chap. v, p. 38.
130 ce que la religion fait aux gens
Qui d’autre qu’un Français peut imaginer comme possible d’être lui-même
et autre chose que français tout à la fois ?
Louis Dumont 1
4. Voir notamment : Alexandra Filhon, Gabrielle Varro, « Les couples mixtes, une caté-
gorie hétérogène », in Cécile Lefèvre et Alexandra Filhon, Histoires de familles et histoires
familiales. Les résultats de l’enquête Famille de 1999, Paris, INED, coll. « Les Cahiers de
l’INED », no 156, 2005, p. 483-501.
Demiane et Delhia – l’impossible mariage des dieux 135
5. Aux croyants de son époque, Pascal recommandait : « Il faut savoir douter où il faut,
assurer où il faut, en se soumettant où il faut » (cité par Gaston Piétri, « Le doute et la
foi », art. cité).
6. Gaston Piétri, « Le doute et la foi », art. cité.
Demiane et Delhia – l’impossible mariage des dieux 137
jusques et y compris aux côtés d’un époux trop épris de rationalité pour se
poser des questions a priori sans réponse. « En fait ça ne m’a pas quittée,
dit-elle de sa pratique et de sa croyance religieuses, ça m’est venu quand
j’étais petite parce que c’était mon éducation, donc ça faisait partie de
ma vie, il n’y avait pas de raison de rejeter. » Catholique par éducation,
Demiane le fut en efet précocement et plus intimement que par idélité
inconditionnelle à la parole parentale. Réalité englobante et déployée à
de multiples niveaux, la religion donna forme matérielle, intellectuelle
et sensorielle à sa vie, elle en dessina les reliefs et en rythma les saisons.
« Petite ille, la vie était très rythmée par les rythmes religieux, se souvient-
elle, il y avait l’année civile c’était une chose, il y avait l’année scolaire c’était
une autre chose, déjà deux calendriers, et puis il y avait l’année liturgique
qui commençait à l’avent, Pâques, toute l’année était rythmée par ça chez
moi et à l’école aussi puisque j’étais dans l’enseignement catholique, donc
il y avait la préparation de Noël, ensuite il y avait plein de fêtes, il y avait
le carême donc on vivait vraiment ces moments, les eforts de carême on
prenait ça au sérieux, on se privait de trucs enin toute la vie était orientée
beaucoup plus que maintenant, il y avait un rythme, les couleurs chan-
geaient… » L’activité religieuse y it aussi entrer des bonheurs souverains,
esthétiques et divins, de nature à laisser une empreinte durable. « De l’en-
fance je n’ai que des bons souvenirs, poursuit-elle avec délices, j’aimais
énormément les cérémonies, par exemple j’ai passé un petit moment aux
Ursulines et tous les vendredis il y avait le salut du saint sacrement et les
petites… on était au jardin d’enfants, on n’était même pas dans la chapelle,
ça ne tenait pas donc on était à l’extérieur mais le Tantum Ergo dont je ne
comprenais pas un mot, c’était en latin mais c’était magniique, on chan-
tait ça, il y avait l’encens, un grand silence, c’était magniique, c’est comme
la beauté qu’on ressent à un concert magniique mais en plus avec un sens
parce que tu fais ça pour Dieu, donc ça rajoute… c’est au carré en fait ! »
Weber, l’homme moderne serait si avide. Sans faire nôtres les raisons qui
poussent les docteurs de la foi à protester contre ce qui revient à leurs
yeux à en trahir la vérité, nous tenons, avec eux et avec Weber, que ni
le mystère ni l’expérience ne sont des catégories propres à nous aider à
défricher le champ de la religion telle que les gens la font. Le mystère
parce qu’il est trop grand et qu’à prétendre l’embrasser nous somme
sûrs de ne pas comprendre ; et l’expérience parce qu’elle est trop petite
pour rendre intelligible autre chose que des moments, des émotions,
des éclats de foi, éventuellement.
La religion telle que la conçoit Demiane ne saurait donc se réduire à
une expérience esthétique, aussi élévatrice, voire révélatrice soit-elle. Ce
qu’elle exige en revanche de ses idèles comme de ses autorités, aujourd’hui
plus que jamais, aujourd’hui ou jamais si elle veut (sur)vivre à l’âge de
la science et reprendre son élan, c’est le maintien inlexible de sa vocation
pour l’intelligible de l’humain et, partant, le renouvellement de ses vœux
de mariage avec la raison. C’est ce que pense Demiane du devenir du
catholicisme, c’est ainsi qu’elle devient elle-même catholique, en tant que
sujet pensant. Son parcours ou son « voyage » de idèle, pour paraphraser
Wuthnow, est de la même eau que l’histoire de la idélité catholique, leur
destin est commun, à l’échelle individuelle et historique, la religiosité n’a
rien de naturel, elle se bâtit, se construit, se conquiert, s’arrache. Peut-
être existait-il une religiosité primordiale, comme le disait Weber, mais
cette religiosité n’est plus de ce monde, et le croyant contemporain en est
déinitivement exilé. « On ne reviendra jamais à l’homme naturellement
religieux » à « l’homme biblique », airme Demiane, car un tel homme
n’existe plus. S’il veut continuer à croire, le croyant est donc condamné à
trouver le présent de son inspiration mystique dans les plis de la raison,
et pour ce faire à user de son entendement.
De fait, c’est en donnant son assentiment formel aux déclarations de
foi que Demiane a toujours procédé. Certes, petite ille, la pompe et
le sérieux des cérémonies religieuses rythmant les années de lycée it
forte impression sur sa jeune personne en contribuant à lui inculquer un
certain sentiment d’importance. « Jusqu’en quatrième on devait avoir une
messe chaque semaine et chaque semaine on apprenait un nouveau kyrie
ou un nouveau sanctus qui était très beau chaque fois, ça rythmait… on
avait chaque année une retraite de trois jours où un jeune père jésuite
venait et se mettait à notre disposition, nous petites illes de sixième,
de cinquième, de quatrième pendant trois jours, et il nous prêchait sur
Demiane et Delhia – l’impossible mariage des dieux 141
13. Titre de l’ouvrage de William James, he Will to Believe ; Eric J. Sharpe, Understanding
Religion, op. cit., p. xiii.
14. Saint Augustin, Sermon XLIII. Sur la foi, 9, en ligne, [URL : http://www.abbaye-saint-
benoit.ch/saints/augustin/sermons/index.htm], consulté le 4 décembre 2012.
Demiane et Delhia – l’impossible mariage des dieux 145
que l’homme meurt… non c’est parce que l’homme est vivant qu’il meurt
hein !… on ne pourra pas insuler ça aux gens, aux jeunes… ce n’est pas
sérieux », airme-t-elle. L’homme sensé ne peut y trouver son compte.
De même l’infantilisme de certains prêches et la foi naïve de jeunes
prêtres certes « admirables » mais qui, ne serait-ce qu’inconsciemment,
rejettent la science sont-ils rédhibitoires pour une croyante respectueuse
« des gens plus simples », mais inapte à penser comme eux. Activement
intégrée à un groupe de rélexion qui s’attache à comprendre des dogmes
« très abstraits pour les reconstruire de façon plus moderne », cette idèle
croyante et pratiquante tient en efet que la science a trop progressé pour
que foi et science fassent chambre à part et que, comme la science, la
foi est un objet d’éducation, de recherche et de conquête intellectuelle.
Certes, esprit de inesse, de géométrie et croyance religieuse relèvent
de domaines séparés, mais cette dernière n’est pas « irrationnelle » pour
autant. Quoi qu’en dise Pascal, la foi s’explique et, s’insurge Demiane,
« ce n’est pas parce que tu crois qu’il faut devenir stupide ».
Toutefois, si ces travaux de fouille nourris par une curiosité toute
scientiique sont de nature à afermir ses convictions, ils ne suisent pas
à décrire le tout de sa idélité religieuse. S’y ajoute, s’y mêle intimement
l’expérience d’une foi pariée, risquée, tout à la fois aboutissement et pré-
misse des convictions évoquées, les unes et les autres formant credo
– un credo non pas conquis sur l’absurdité ou l’incroyable (le fameux
credo quia absurdum 15, je crois parce que c’est absurde) mais sur la véra-
cité même des événements révélés par les Évangiles. La parole d’Évan-
gile ici ne vaut pas comme absolu, elle tire sa puissance de ce qu’elle est
vériiable et vériiée, de ce qu’elle produit des efets de connaissance
et, partant, de coniance et de foi en Dieu. Car c’est bien de Dieu qu’il
s’agit, non de philosophie ou de pensée sur, Dieu, ce foyer cardinal de
la foi que la philosophie même la plus passionnée échoue à saisir, « ce
vrai problème » qu’elle s’interdit de penser. Au vrai, les philosophes veu-
lent-ils seulement trouver Dieu, s’interroge-t-elle ? « Il y a ce paradoxe,
c’est que les gens n’en parlent pas, en France surtout, et j’ai très souvent
l’impression que les gens se censurent énormément en particulier toute
la philosophie. Les philosophes… j’ai l’impression que c’est des phrases
alambiquées pour essayer de ne pas parler du vrai problème qui est :
qui est Dieu ? Qu’est-ce qu’il veut et quel sens ça a pour nous ? Alors ils
tournent autour du pot, un mec comme Derrida c’est frappant c’est très
très… bon Jankélévitch il va presque au bout mais de temps en temps
on a l’impression qu’ils font tout leur efort pour ne pas… mais ils y
arrivent forcément hein ! » Si les philosophes pensent pouvoir chercher
Dieu dans les mots, ils ne peuvent pas ne pas le trouver. Mais Dieu n’est
pas qu’un mot. Encore faut-il lui donner vie. « Il y a une espèce de truc
qui les retient parce que ça devient très personnel après, je pense, on ne
peut plus… ce n’est plus que des mots, il faut que ce soit… il faut que ça
vienne de la vie, c’est un peu comme de parler d’un amour, on en parle
diicilement, c’est quelque chose qui se vit. » Demiane, on l’a compris, ne
se contente pas de parler de Dieu ni de le mettre en mots. Son adhésion
religieuse totalise l’expérience intime de Dieu, l’étude critique de son
histoire, la idélité à le servir et à l’aimer. Elle étudie, raisonne et réléchit.
Elle croit, plus à certains moments qu’à d’autres, et doute. Surtout elle
pense à Lui, Lui réserve des moments particuliers, des moments forts
qu’elle veut dévoués à un colloque singulier, exclusif. Elle « pratique »,
prie régulièrement, souvent seule, mais aussi à l’église le dimanche à
la messe. La prière est une « espèce de discipline », dit-elle, c’est « une
heure que tu donnes aussi, où tu te poses, tu réléchis, la prière c’est un
moment de non-divertissement, d’intériorité, de silence, ne pas avoir
la radio tout le temps ». Discipline solitaire, elle est aussi un rendez-
vous communautaire qui viviie le sentiment de communion humaine,
élargit l’individu et l’assimile à l’univers de ses semblables. « La prière
c’est un rendez-vous communautaire aussi, déclare-t-elle, on rencontre
des gens. L’aspect… rencontrer des gens, l’aspect être ensemble compte
quand même beaucoup même si on ne connaît pas vraiment les gens, on
se connaît mutuellement quand même. Et puis il y a l’aspect universel si
on va à la messe à l’étranger c’est quand même très extraordinaire aussi
dans toutes les langues, on sent une espèce de communion… »
à ces formes de prière programmée, s’ajoutent des prières incidentes
inspirées par la vie courante, lorsque celle-ci précisément ne coule plus
de source et se met en travers de la routine. Quand elle a quelque chose
de particulier à faire ou qu’elle a afaire à un problème, quand elle doit
faire ou ne peut faire, quand elle voudrait faire ou faire mieux, Demiane
prie l’Esprit saint de se porter fort – Faites que… – pour des vœux de
périmètre variable, vœu d’être meilleure, de rendre la vie meilleure. « Je
prie, oui, avant ce soir [avant l’entretien] je me dis je vais prier l’Esprit
saint pour que je ne dise pas de bêtises, que je sois à la hauteur de mon
Demiane et Delhia – l’impossible mariage des dieux 147
sujet, c’est une prière modeste mais bon spontanément dans les coups
durs tu pries, ça vient naturellement, explique-t-elle. Je ne prie pas tous
les jours mais c’est quand même présent. Surtout moi je prie pas mal
dans la rue, quand je vois des gens… tu peux rien faire, tu as des gens
qui ont l’air totalement désespérés de temps en temps, tu te dis je ne
peux rien faire pour eux. » Faites que… L’incantation est dialogue avec
l’Esprit dont la vertu serait de surpasser le cap et le pouvoir de l’intelli-
gence, qualité « merveilleuse » certes, mais non pas ultime. « Je suis pas
tellement chaîne de prières où quand quelqu’un est malade on dit : priez
pour lui, ça c’est pas tellement mon truc, airme Demiane. C’est plutôt
un dialogue. Et puis l’Esprit saint, je me dis, l’intelligence humaine est
merveilleuse mais de temps en temps il faut franchir une espèce de cap,
passer à une autre dimension et là c’est l’Esprit saint qui nous ouvre sans
doute donc je ne me dis : que l’Esprit saint inspire cette personne, elle a
l’air complètement à bout. »
Passer à une autre dimension : la métaphore est devenue si courante
notamment dans le vocabulaire de la science-iction qu’elle pourrait prêter
à confusion. La dimension dont il s’agit ici est non seulement réelle mais
« la » réalité, celle du Christ ressuscité et réincarné, absorbé dans l’eucha-
ristie, vivant en chacun de ses idèles, à commencer par les clochards et les
pauvres, ses hôtes de prédilection. Le moment de la messe est un rendez-
vous en bonne et due forme, une activité décidément sociale dont Dieu, ici
le Christ, n’est pas une igure, mais un maître de maison qui parle, nourrit
ses hôtes et leur fait prendre corps. D’où ils ressortiront changés. Écoutons
son homélie : « La prière c’est aussi un signe, vécu au plus profond, c’est
l’eucharistie parce que le Christ est ressuscité mais on ne le voit pas et
alors qu’est-ce qu’il nous a dit ? Il nous a dit qu’on était son corps, que nous
sommes le corps du Christ donc que c’est dans les autres qu’on doit le voir,
c’est une première chose. Et puis ensuite il a pris du pain et il a dit : c’est
mon corps aussi et il a dit : mangez, donc on fait ça et c’est une façon de se
rappeler qu’il est là et sous une forme aussi alors là super-triviale d’un truc
qui te nourrit, c’est signe de nourriture, donc si tu le vis ça te rappelle ça,
c’est important. Et je pense que les gens qui vont à la messe tous les jours…
je comprends que ça devienne pour eux presque indispensable parce que ça
te remet en face de la réalité. Il y a le pain, très important, le pain spirituel,
comment on nourrit cette relation, et puis il y a ce chant « Nous sommes
le corps du Christ », on chante ça à tue-tête et si on pense un seul instant
à ce que ça veut dire et bien ça veut dire qu’on est tous des clochards dans
148 ce que la religion fait aux gens
la rue et Il l’est aussi et je dois voir aussi le Christ en lui ! Donc voilà, dans les
meilleurs des cas ça te remet face à cette réalité et j’essaie de me comporter
un peu mieux vis-à-vis des autres. C’est une relation avec quelqu’un, c’est
une espèce de rendez-vous hebdomadaire. »
« Ou bien Dieu aime réellement tous les êtres et il est relié à eux
par une union sympathique surpassant toute sympathie humaine, ou
bien il faut croire que la religion est une vaste fraude », écrit Charles
Hartshorne, apôtre et théoricien de la nature sociale de Dieu, soucieux
comme Demiane de contribuer à la vision d’un christianisme religieu-
sement adéquat. Pour ce philosophe trempé de logique scholastique
en efet, Dieu est social (réceptif, relatif), qualité qui déie l’idée de sa
suprématie (dieu impassible, absolu) 16. Impassible et réceptif. Dieu est
suprêmement social, dirons-nous provisoirement, et c’est grâce à ce tem-
pérament que les idèles réunis auprès de lui forment plus que la somme
de leurs individualités, un « ça » qui chante à tue-tête. Or, parce qu’il
est suprêmement social, Dieu n’est guère doué pour l’aide sociale. On
pense à lui et on s’adresse à lui dans les moments diiciles, dit Demiane,
c’est un rélexe, c’est « naturel », mais dans les circonstances véritable-
ment dramatiques, il n’est pas d’un grand secours, et si la prière sourd
d’une demande d’aide, elle en apporte peu. « Je ne pourrais pas dire à tel
moment… ça m’a aidée de prier. Ce qui peut aider c’est des cérémonies
collectives, parce que l’Église est assez douée pour des moments, des
obsèques par exemple, ça peut être des moments absolument magni-
iques. » Le souvenir de l’extrême-onction d’une jeune amie pieuse illustre
en quoi réside le pouvoir de telles cérémonies : « Je me souviens d’une
jeune ille qui avait demandé à recevoir l’extrême-onction parce qu’elle
allait avoir une transplantation cardiaque qui a raté et elle est morte,
à Saint-Eustache là en plus c’était beau, je pense que la beauté compte
aussi, c’était une cérémonie très simple où on dit : le corps il est là… On
fait une onction d’huile pour essayer de l’adoucir, qu’il ait moins mal,
c’est des choses super-simples un rite comme ça et là on s’en sort et on
se dit mais c’est extraordinaire, d’une part parce que cette jeune ille
était quelqu’un d’extraordinaire, de foi, mais de la foi vraiment vivante
et puis il y a des rites qui accompagnent ça et il n’y a pas d’équivalent,
c’est pas les soins palliatifs, c’est quelque chose qui te dit : ton corps a
16. Charles Hartshorne, he Divine Relativity. A Social Conception of God, New Haven et
Londres, Yale University Press, 1964, p. 25 sqq.
Demiane et Delhia – l’impossible mariage des dieux 149
18. Bruno Latour, Changer la société, refaire de la sociologie, op. cit., p. 311 sqq.
Demiane et Delhia – l’impossible mariage des dieux 151
19. Flannery O’Connor, Lettre à Louise Abbot [1959], in Œuvres Complètes. Romans, nou-
velles, essais, correspondance, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2009 pour la traduction
française, p. 1108.
152 ce que la religion fait aux gens
n’est pas croyable ! Mais j’y crois. Parce que vraiment je ne peux pas dire
que j’y crois pas, c’est plutôt ça, il n’y a pas de preuve ni dans un sens ni
dans l’autre mais quand même je penche sûrement de ce côté-là. » Ici
intervient tout l’enjeu de la croyance, sous son double aspect : croyance en
et croyance que. Si, pour Demiane, il est en efet désormais avéré que Jésus
fut une personne bien vivante et si penser à lui – croire qu’il a existé – est
chose facile, voire même attirante, reste l’abîme et donc le pont à jeter entre
une histoire aussi brève et sa persistance dans l’histoire, sa portée signi-
iante, en laquelle il s’agit de croire et qu’il faut faire sienne. Si la réalité de
Jésus ne fait plus de doute, la persistance humaine et la portée historique de
son bref passage sur terre sont moins aisées à ixer. « Ce n’est pas complète-
ment rationnel », avoue Demiane, à ce stade il faut faire coniance, franchir
le pas, plonger et se dire : « j’y crois ». « Jésus est aussi terriblement séduisant
en tant qu’être historique de chair et d’os, surtout qu’il a vraiment existé
parce que dans mon enfance on n’était pas vraiment sûr mais maintenant
toutes les recherches montrent qu’il a vraiment existé. Alors évidemment ça
ouvre des abîmes parce que si toute l’histoire du monde, enin tout le sens
repose sur… c’est un risque fantastique… ça repose sur trois ans, il a parlé
pendant trois ans maximum, il n’a rien écrit, c’est extraordinaire quand on
y pense. Mais bon c’était préparé, il n’est pas de n’importe où, il était juif, il
y avait une préparation fantastique. »
Si en efet la résurrection des morts n’est pas chose banale, du moins
le christianisme propose-t-il à ses idèles une exception, un événement
unique auquel les juifs, par exemple, ne peuvent pas se raccrocher. Qui plus
est, parce qu’il a existé en chair et en os, Jésus est quelqu’un avec qui on peut
discuter, à qui l’on peut faire coniance, dont l’exemplarité est crédible. C’est
ce qui pousse à faire le plongeon. « Si une personne vraiment humaine a été
mise dans un tombeau et qu’ensuite elle n’y était plus, qu’elle est apparue,
elle a parlé, elle a mangé, et puis elle a redisparu sans mourir, c’est arrivé
une fois, une seule fois, on a une sorte de preuve par rapport à quelqu’un
qui est juif et qui a seulement une espèce de coniance en Dieu, on discute
avec lui on lui fait coniance mais on n’a jamais vu personne revenir de chez
les morts hein ! Et puis il montre un exemple, soit cet exemple est un faux,
bon on n’en parle plus, soit il est vrai et pour moi il a toute chance d’être vrai
et du coup tout en découle et ça fait sauter dans la piscine. » Préparation,
antécédents historiques, cohérence, tout ici vient assurer le pas des idèles
dans leur voyage de croyant. Reste l’extraordinaire de la résurrection, à
croire donc, à admettre, sur lequel il est précisément permis de miser dans
Demiane et Delhia – l’impossible mariage des dieux 153
ceux dont l’historien est juge » ; cité par Geneviève Comeau, Catholicisme et judaïsme
dans la modernité. Une comparaison, op. cit., p. 70-71.
22. Claude Lévi-Strauss, « La structure des mythes », in Anthropologie structurale, Paris,
Plon, 1958, p. 227-255.
23. « Il a fallu apprendre l’historicité du savoir, cet étrange mouvement par lequel la pensée
abandonne et sauve ses formules anciennes en les intégrant comme cas particuliers et
privilégiés à une pensée plus compréhensive et plus générale, qui ne peut se décréter
exhaustive. Cet air d’improvisation et de provisoire, cette allure un peu hagarde des
recherches modernes, que ce soit en science ou en philosophie, ou en littérature ou
dans les arts, c’est le prix qu’il faut payer pour acquérir une conscience plus mûre de nos
rapports avec l’Être. » (Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 245).
Or, les « faits historiques à la base de la foi catholique » dont parle Blondel ne se sont
installés de façon déinitive dans l’univers chrétien que depuis le xixe siècle, depuis que
la perspective ouverte par l’histoire, l’examen critique des documents et par ce que l’on
sait du monde antique oblige non seulement à un examen critique des dogmes, mais à
« se faire une idée de l’homme de Nazareth, du Galiléen » – voir Alain Besançon, Cinq
personnages en quête d’amour. Amour et religion, Paris, Éditions de Fallois, 2010, p. 178.
24. Eric J. Sharpe, Understanding Religion, op. cit., p. 102.
25. Georg Simmel, La religion, op. cit., p. 52-53.
Demiane et Delhia – l’impossible mariage des dieux 155
Incomparable christianisme
Catholique éprouvée autant qu’experte, Demiane évoque à maintes
reprises le judaïsme, compare souvent les deux religions, salue le statut
matriciel de la première, pèse les avantages de la seconde, distingue
la foi des juifs et celle des catholiques. Catholique nourrie d’histoire
juive, elle s’estime au reste « cent fois plus juive » qu’un époux étranger
à la religion de ses parents comme à toute religion – plus juive que son
mari donc, et ressemblant d’ailleurs fort aux juifs épris de textes plus
que d’un Dieu désincarné et lointain. Demiane se serait-elle chargée des
deux religions pour n’en voir disparaître aucune et tenir malgré lui son
époux dans un univers de signiications qu’elle ne se résout pas à ne pas
penser universel ? Un époux que « ça n’intéresse pas du tout » mais, ne
peut-elle s’empêcher d’ajouter, que « ça m’intéresse pas du tout pour le
moment ». Mariée à un agnostique, Demiane, on l’a compris, a eu toute
latitude pour donner libre cours à son engagement catholique, à le faire
vivre, à le transmettre à ses enfants, mais elle aura été d’autant plus portée
à nouer les deux religions parentes que le judaïsme s’est invité, quoique
silencieusement, au foyer familial.
Catholique croyante et seule à l’être, Demiane put sans diiculté ni
opposition donner à ses enfants la chance dont elle avait elle-même
bénéicié en recevant le précieux héritage de son éducation catholique.
« Il n’y avait pas de concurrence », dit-elle, leur père ne voulait pas les
élever dans une autre religion, « il n’allait pas non plus faire semblant de
croire » et leur donner une éducation juive – sous-entendu : par symétrie
ou pour faire pièce au catholicisme maternel. Issu d’une famille idèle au
judaïsme mais « pas du tout religieuse », « conforté dans son idée par ce
qu’il a dû apprendre en classe en philo », l’époux de Demiane n’entend
pas transmettre ce qui n’est pour lui qu’une coquille vide. Le champ fut
donc libre pour faire baptiser les enfants, moins par indiférence cepen-
dant que par égard pour la foi de la mère : « Il a dû sentir que c’était abso-
lument indispensable pour moi », explique Demiane. Aux yeux de cette
jeune mère, il apparaissait en efet essentiel que « les enfants reçoivent
ça », qu’ils aient la même chance qu’elle d’avoir « tout reçu » de son milieu,
de ne pas être moins bonne éducatrice en somme que ne l’avaient été ses
propres éducateurs, de donner autant sinon plus que ce qu’elle avait elle-
même reçu, qui l’avait fait grandir et contribuait encore à la faire grandir,
a fortiori puisqu’elle était seule à pouvoir le faire. Il fallait autrement dit
156 ce que la religion fait aux gens
travailler pour deux : « Moi j’avais tout reçu, ce que je savais il me semble
que je l’avais entièrement reçu de mon milieu, de mes professeurs, de
mes parents, des jésuites que j’avais rencontrés et je continue à recevoir
beaucoup et alors je me disais comment ça va se passer, surtout que là
il va y avoir qu’un seul parent, un couple mixte, et il faut aussi qu’ils
aient cette même chance de recevoir parce que je pensais un peu à la foi
comme une espèce d’héritage, un trésor à passer, une chose, donc on
s’était mis d’accord avec Sinclair [son époux] pour qu’ils soient baptisés,
pour qu’ils aient une éducation religieuse. »
Les enfants feront donc leurs études dans des établissements jésuites
choisis, sans surprise, pour la qualité de leur enseignement général –
« Je me suis dit c’est sans doute là que c’est le plus intelligent, qu’ils auront
le truc le meilleur. » Contents de leur sort, quoique ayant « réagi contre
classiquement », les enfants élevés comme leur mère dans la religion
catholique et dans les meilleurs établissements sont-ils devenus chré-
tiens ? « Aucune n’est vraiment dans la ligne », constate Demiane. Certes
la première se dit chrétienne et va à la messe de temps en temps, mais
la deuxième n’a aucune foi ni en Dieu ni même en l’homme, et la troi-
sième encore jeune se montre plutôt attirée par l’Orient. Pas dans la ligne
mais toutes les trois « heureuses », ajoute-t-elle, en phase avec une société
« très areligieuse » une société de divertissement « où il y a plein d’autres
choses à faire que de s’occuper de Dieu », munies enin d’une provision
de « curiosité et d’ouverture » par l’efet voulu des choix éducatifs paren-
taux autant que par l’efet involontaire de leurs désaccords – « Tu te poses
plus de questions quand tes deux parents ne sont pas d’accord, se félicite
Demiane, c’est dur mais c’est peut-être aussi positif. » Contemplant avec
recul le vœu qui fut le sien de transmettre à ses enfants le trésor dont elle
avait été dépositaire et la certitude qui fut la sienne d’y réussir, Demiane
mesure a posteriori la naïveté (et l’utopie) de sa démarche, la distance
parcourue entre le fait de penser la religion comme un héritage et la foi
comme une amitié. Car, réalise-t-elle après coup, pas plus que l’amitié,
la foi ne peut se transmettre. « Je me dis que j’avais peut-être une position
un petit peu primaire, avoue-t-elle, cette idée que la foi était un trésor à
transmettre, inalement c’est pas ça. Maintenant que je suis un peu plus
mûre je me dis en fait ce qu’on transmet c’est autre chose, la foi c’est tout à
fait autre chose. La meilleure comparaison c’est avec l’amitié, avec l’amitié
d’une personne, inalement dans le christianisme c’est une personne que
tu rencontres et donc l’amitié ça ne se transmet pas. Tu peux pas dire ça
Demiane et Delhia – l’impossible mariage des dieux 157
où j’ai des rélexes juifs ou des rélexes musulmans. C’est pas très crédible,
c’est pas crédible, c’est lourd à porter mais c’est gratiiant si on y croit ! »
airme un interviewé élevé dans le catholicisme, ayant perdu la foi, mais
plein d’indulgence pour les croyants qui, contrairement à lui, « ont réussi
à trouver un sens ».Mais pour Demiane, la tangibilité de l’existence de
Jésus prouvée année après année par les historiens et, réciproquement,
l’apport des sources religieuses pour l’histoire scientiique des hommes
donnent foi au caractère « insurpassable de l’Évangile ». « Les historiens
travaillent plus et on sait que ça a vraiment eu lieu, déclare Demiane. Par
rapport aux années 1950 il y a eu énormément de changements, moi je
me souviens j’avais des professeurs ils disaient Jésus on n’est pas absolu-
ment sûr qu’il ait existé, alors que maintenant tous ces travaux… même
sur saint Paul on s’aperçoit que ce qu’il y a dans saint Paul, ses épîtres,
les descriptions ou les actes des apôtres, ça intéresse des historiens du
transport maritime. Il y a une multitude de petits détails qui confortent
le fait que ça ait existé. ». Surtout « ce tout petit livre » dont on ne se lasse
jamais, et dans lequel se découvrent toujours des choses nouvelles, recèle
un souci d’union et d’universalité unique dont sont issus d’ailleurs les
droits de l’homme – une origine impossible à ignorer, n’en déplaise aux
tenants du partage laïc. « Le catholicisme, airme-t-elle, il y a plus le souci
de l’unicité, de l’union, de l’universalité. En quelque sorte les droits de
l’homme c’est le fruit du catholicisme, enin le fruit de l’universalité, il
y a des choses universelles et il faut les partager donc il y a eu cette idée
de chrétienté, bon maintenant on est obligé d’abandonner ça, de séparer,
alors on sépare un peu, on élimine d’un côté et ça rentre de l’autre côté. »
Unique mais trop austère – limite qui vient s’ajouter à l’immobilisme
doctrinal évoqué plus haut –, le catholicisme n’a cependant pas toujours
su retenir ses idèles. Il a en particulier échoué à retenir ceux d’entre eux
qui, plus désireux de fraternité, sont allés rejoindre les rangs du protes-
tantisme évangélique. « Souvent les catholiques ont été trop austères »,
admet Demiane pour expliquer le succès de cet avatar d’une religion au
demeurant « très variée » qu’elle ne connaît pas trop bien. Nombreux à
l’avoir rejoint, les Rroms étaient « catholiques au départ », dit-elle, mais
« ils voulaient des trucs plus fraternels, du coup ils sont devenus pro-
testants, évangéliques, pas protestants au sens de la HSP 26 mais ils sont
devenus évangéliques parce qu’ils ont trouvé de la fraternité, voilà ».
27. Rabbin, philosophe et écrivain, Marc-Alain Ouaknin fait dialoguer les textes de la pensée
juive, notamment de la Kabbale et du Hassidisme, avec les rélexions philosophiques,
artistiques et psychanalytiques.
160 ce que la religion fait aux gens
vrai, car descendu dans l’arène, il s’est mêlé aux hommes et les a changés.
La loyauté qui lui est due est impartageable. Nous allons avoir avec Delhia
que, symétriquement, le dieu juif ne se partage pas non plus.
29. Voir Danièle Hervieu-Léger, La religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993.
30. Rappelons qu’ici seul le point de vue de Delhia est pris en compte.
31. Doris Bensimon et Françoise Lautman, « Quelques aspects théoriques des recherches
concernant les mariages mixtes », Les mariages mixtes, vol. 4 de Ethnies, 1974, p. 17-39.
32. Voir « Mixed marriage, Intermarriage », Encyclopædia Judaica, op. cit.
Demiane et Delhia – l’impossible mariage des dieux 163
Car se déinir pour Delhia n’est pas chose facile. « Ça dépend avec
qui on parle » dit-elle. Sur le plan religieux, elle ne « sait pas » mais elle
sait ce qu’elle n’est pas : « Je ne me déinis pas religieuse mais pas athée
non plus. » Elle n’a pas de « bonne déinition » sinon par la négative et
encore celle-ci dépend du contexte. En Israël, par exemple, elle n’était
« pas du tout du côté religieux », mais pas non plus de plain-pied avec
ses amis, nombreux, qui « n’étaient pas du tout religieux », qui faisaient
le repas de Pâques en famille mais pour qui « le contenu de tout ça n’était
presque plus là ». « Moi j’étais pas là, mais par contre j’étais pas du tout
du côté des gens religieux, alors c’était entre les deux. » Et en France,
pays visiblement plus accueillant aux nuanciers identitaires, la chose
est « plus facile » – « ici il y a plus de gens qui jonglent avec plusieurs
déinitions » –, elle ne saurait pas dire non plus. à l’évidence, le fait d’être
mariée à un non-juif (et d’être accusée par certains coreligionnaires
« d’exterminer le peuple juif ») ne lui facilite pas la tâche, ce qui non
seulement ne l’empêche pas de se sentir juive mais la porte d’autant plus
à s’expliquer là-dessus, à se demander en quoi elle est juive, ce qu’elle
veut garder du judaïsme. Tout mariage mixte implique un double pro-
cessus de déculturation et d’acculturation, écrivaient Doris Bensimon et
Françoise Lautman dans leurs tout premiers travaux sur la question 33.
« Ça m’a stimulée d’essayer de comprendre quelles sont les choses qui
sont importantes dans le judaïsme et qu’est-ce que je veux garder du
judaïsme, explique Delhia, parce que s’il avait été juif il y a pas besoin d’y
penser, ça vient tout seul, on fait les fêtes parce qu’on les fait, on se pose
pas de questions. Là c’est sûr que j’ai dû me poser la question, des ques-
tions que je m’étais pas forcément posées avant […]. Et bien sûr quand
les enfants sont nés c’était encore se reposer encore plus les questions
pas seulement parce qu’il y avait des choses à transmettre mais parce
qu’il y a les deux. Lui Jérémie de son côté il y a des choses qu’il veut
transmettre, et comment intégrer des traditions qui sont diférentes…
vous dire que j’ai des réponses à tout, non ! C’est plutôt beaucoup de
questions. » Fort heureusement, dans cette diicile tâche, l’époux qu’elle
s’est choisi est d’une aide appréciable. « C’est vrai qu’il est très proche du
judaïsme, admet-elle, avec ses études d’un point de vue intellectuel ça
a beaucoup aidé bien sûr. » Dans ces conditions, intégrer les traditions
33. Doris Bensimon et Françoise Lautman, « Quelques aspects théoriques des recherches
concernant les mariages mixtes », art. cité.
164 ce que la religion fait aux gens
devient chose aisée – « ici toutes les fêtes on les fait » –, c’est même aux
dires de son époux plus simple que pour un couple de même religion
qui doit pour les fêtes se partager entre les familles de chacun. Là, les
fêtes juives sont fêtées avec et dans la famille de l’épouse, et les fêtes
chrétiennes avec et dans celle de l’époux. « Pessah 34 on le fait dans ma
famille parce qu’il n’y en a pas d’autre, explique Delhia, et Noël on part
toujours chez la mère de Jérémie. Il n’y a pas de conlit, tout le monde
est content. » Au-delà de cette symétrie, se glissent pourtant d’autres
subtilités. Des soustractions tout d’abord, comme l’absence de sapin de
Noël, ce dernier qualiié de « païen » par le docte Jérémie, opportuné-
ment externalisé chez la belle-mère et avantageusement remplacé par
la musique sacrée dont la maison est inondée du 1er décembre jusqu’à
Noël ; soustraction également de la messe de minuit à laquelle Jérémie
se rend seul avec ses parents – « à la messe de minuit, dit Delhia, moi et
les enfants on reste dormir, et c’est eux qui partent » ; soustraction enin
des messes en général dont le mari n’est guère friand, tout au moins
jusqu’à maintenant : « Quand ils seront plus grands je ne sais pas, je ne
crois pas qu’il ait pris vraiment Léa à la messe. De toute manière il ne
va pas trop à la messe, il y allait en Israël parce qu’il aimait beaucoup
la liturgie arménienne, il y allait pour les chants. » Soustractions d’un
côté, addition ensuite de l’autre, celle des fêtes juives qui se tiennent à
la maison et y retiennent la maisonnée : le soir de shabat, les bougies
sont allumées et « on » récite le kidush, tandis que le temps du shabat est
dédié à la famille, aux amis et aux activités communes, y compris celles
qu’organise le groupe massorti pour les enfants, et, sauf exception, au
repos : « Moi personnellement je ne travaille pas, déclare Delhia, le shabat
ma thèse dort, je la laisse de côté, c’est plutôt une journée pour la famille,
pour rester avec eux, pour faire autre chose ». S’il arrive que Jérémie ait
des obligations professionnelles à l’extérieur, « des conférences et des
machins », Delhia compose : « J’insiste pas », dit-elle, mais les grandes
fêtes en revanche ne soufrent aucune dispense. « Les fêtes c’est les fêtes,
explique Delhia, il n’y a pas question qu’il parte à un colloque si c’est
le soir de Pessah, là il n’y a aucun souci, ajoute-t-elle, toutes les fêtes
on les fait et il fait partie… il explique aux enfants, parfois il explique
mille fois mieux que moi, il s’investit, il connaît… » Pour ce docteur en
théologie devenu la référence familiale en matière de judaïsme, toutes
d’enfants juif qu’à condition que l’endroit admette la dualité (même asy-
métrique) de leur double iliation et ne les enferme pas dans le « noir
ou blanc ». « C’est pas facile, c’est compliqué, c’est pas noir ou blanc, il
y a plein de choses au milieu mais il faut qu’il y ait ce plein de choses
au milieu dans leur éducation sinon je ne suis absolument pas d’accord
qu’ils remettent en question leur papa. Même si on a fait notre choix
qu’ils seront juifs, qu’on les élève comme juifs, ça n’a rien à voir, c’est leur
père, leur père il reste ce qu’il reste avec ses convictions, avec sa famille,
avec sa culture, avec ses traditions et tout et c’est présent. C’est pour ça
que je ne tenais pas qu’ils aillent dans un jardin d’enfants juif. » De fait,
le père réussira à trouver un jardin d’enfants juif idoine.
Enin, les petits vont également aux activités de la communauté mas-
sorti à laquelle les parents se sont ailiés « aussi pour eux ». Sur ce point,
Delhia qui n’est pas « forcément croyante » a un objectif précis. Elle tient
à ce que le judaïsme soit pour eux à la fois une réalité socialement tan-
gible qui ne les isole pas, qui s’inscrive donc dans la vie quotidienne et
ne demeure pas coniné à la sphère privée. « Je pense qu’en leur donnant
en exemple mon activité pour la communauté, ça leur donne une façon
de ne pas garder la religion comme quelque chose d’abstrait, c’est pas
juste quelque chose qu’on croit et c’est ini mais c’est des choses qu’on fait.
Comme ils sont jeunes c’est plus facile, il y a des activités, des petites
histoires, des dessins, des machins, il y a plein de choses qu’on peut faire,
c’est sympa. Le fait qu’ils rencontrent aussi d’autres enfants c’est impor-
tant qu’ils se sentent pas isolés. Léa cette année a commencé le talmud
torah de Massorti, ils sont quelques enfants à avoir un peu plus d’édu-
cation sur les fêtes, bon on le fait aussi à la maison mais je pense aussi
que c’est important que ce ne soit pas que à la maison, que la religion
ne soit pas un truc privé. »
Enin, ultime lien au judaïsme, la famille parle hébreu, langue dans
laquelle se sont rencontrés les parents, dans laquelle ils continuent de se
parler et de parler à leurs enfants – l’hébreu, qui n’est donc la langue mater-
nelle de personne, mais que Delhia a choisi de donner à ses enfants ain,
là encore, d’élargir le monde juif au-delà du cercle familial, à l’État hébreu
précisément. « Moi j’ai choisi de leur parler hébreu, explique-t-elle, pas
seulement parce que mon mari et moi on parle hébreu entre nous mais
parce que c’est important pour moi […]. Léa est arrivée ici elle avait deux
ans et demi, elle parlait couramment l’hébreu il y avait aucun souci mais
j’ai changé, un moment je leur parlais en italien et puis j’ai changé, j’ai dit
Demiane et Delhia – l’impossible mariage des dieux 167
non, je veux leur parler en hébreu et c’est pas toujours facile parce que
ce n’est pas ma langue maternelle et surtout avec les enfants il y a des
mots qu’il faut chercher dans le dictionnaire, mais pour leur donner
une possibilité d’avoir un lien d’une autre façon à Israël qui pour moi
est un peu plus direct, un peu moins complexé peut-être. » Liés à Israël,
les enfants le sont aussi grâce aux nombreux amis que les parents y ont
conservés, ce qui du reste n’est pas sans semer une certaine confusion
dans la tête de la illette. Pour avoir déjà « repéré qu’en Israël il y a beau-
coup de juifs et que c’est plutôt le pays où sont les juifs », celle-ci aurait
en efet tendance à confondre les deux – « c’est pas toujours évident
pour elle la diférence entre Israël et le judaïsme, c’est un peu compliqué
là ! », sourit la mère dont la religion, on le verra, est justement Israël.
Comment, forts de cette injonction, les enfants se déinissent-ils ? Un
brin admirative la mère explique : « Si vous demandez à la grande, elle a
cinq ans, elle dit : moi je suis juive, Papa n’est pas juif, mais Maman oui, et
ma grand-mère paternelle elle l’est pas et il y a diférentes choses comme
ça. » « Donc ils sont juifs » – à leurs propres yeux –, conclut Delhia. Sans
surprise, le petit dernier a été circoncis, mais la venue d’une ille ne fut
pas moins saluée par le père comme une chance supplémentaire pour
la perpétuation du judaïsme. Delhia ne comprit pas tout d’abord l’en-
thousiasme de son époux. à la nouvelle que ce serait une ille, Jérémie
déclara en efet : « Ah une ille c’est bien ! » « Mais pourquoi, s’étonne
Delhia, il n’y a jamais eu de préférence que je sache ! » « Une ille c’est plus
simple ! » rétorqua-t-il. « Mais pourquoi ? », s’étonne une nouvelle fois
Delhia. « Parce que ses enfants seront juifs ! Il n’y a pas de souci, et puis
c’est plus facile, il n’y a pas de circoncision, il y a pas ça, il y a pas ça… »
Mission réussie pour les parents donc. Mais de quelle mission s’agit-il ?
Qu’est-ce qu’être juive pour Delhia, et qu’a-t-elle voulu transmettre à
ses enfants ? Que signiie pour le père de vouloir faire en sorte que ses
enfants soient intégralement juifs ? Que signiie enin pour les époux
de s’être mariés, l’un à une femme juive, l’autre à un mari protestant ?
On dit volontiers du judaïsme qu’il n’est pas seulement une religion mais
aussi une culture, ce qui est vrai de toute religion, quoique davantage
des religions minoritaires et encore plus des diasporas. On dit aussi
qu’il est plus une culture qu’une religion, paresse de langage sans lende-
mains qui se fonde, comme le souligne Leo Strauss, « sur une incroyance
tacite » et ne saurait par conséquent « remplacer la croyance qu’elle a aban-
donnée » 35. Pas religieuse mais pas athée, pas religieuse mais pas non
religieuse, Delhia ne sait pas et ne sait pas dire ce qu’elle est – elle sait
seulement ce qu’elle fait. « Si j’étais vraiment religieuse, dit-elle à propos
de sa tentative infructueuse de départ, j’aurais continué à fréquenter la
synagogue, j’aurais trouvé une façon pour avoir des liens, mais ne l’étant
pas j’ai dit tant pis, je laisse tomber. » C’est ainsi qu’elle se classe et se sait
classée, sur un terrain pratico-social d’évidence plus repérable que celui
de la croyance, et plus encore que celui de la foi, concept, on l’a dit et
répété, étranger au vocabulaire du judaïsme. Au reste, ce qui la relie à la
synagogue est moins « l’aspect religieux » que « la tradition, les fêtes, les
gens, la communauté ». Ce que signiie « pas religieuse » se réfère donc
moins à la croyance ou à la foi qu’à un type de pratique religieuse : Delhia
n’est pas ultra-orthodoxe, elle n’a pas été élevée dans cette communauté
et fut tôt et durablement avertie de cette non-appartenance. Chez ses
parents, les fêtes se faisaient à la maison, on judaïsait entre soi et plutôt
gaiement. « On faisait beaucoup de choses ensemble, se souvient-elle,
c’était toujours lié aux fêtes et aux grands événements », « c’était toujours
très gai, il y a avait toujours du monde », « des vieilles dames avec le
numéro sur le bras » 36 (à l’évidence très vieilles pour les enfants d’alors),
des jeunes aussi : « il y avait de tout et ça c’était sympa ». Ce qui l’était
moins, car ce judaïsme de maisonnée ouverte avait son revers, tenait à
l’extérieur. Ses parents n’étant pas des « ultra-orthodoxes » (ici l’ortho-
doxie est toujours déjà « ultra »), ni membres de la communauté ayant
pignon sur rue, le judaïsme demeurait en quelque sorte une pratique
sous seing privé. Dehors, surgissaient le domaine de la diférence, de celle
qu’exècrent les enfants et les jeunes, et des tracas qui s’en suivent : passer
en pantalon devant la synagogue et se faire mal voir, honte d’être vue
le samedi dans une voiture, etc. Pas juive parmi les juifs, donc. C’est la
même chose en Israël où, faisant « plutôt des fêtes familiales avec des amis,
35. Leo Strauss, Pourquoi nous restons juifs…, op. cit., p. 55.
36. Allusion au tatouage de numéros appliqué sur le bras des déportés.
Demiane et Delhia – l’impossible mariage des dieux 169
pas dans un sens près de la loi juive », Delhia n’est pas considérée comme
« religieuse ». N’ayant pas non plus reçu d’éducation religieuse – dans sa
ville natale, il n’y a pas d’école juive – Delhia n’est décidément pas juive
pour les juifs, du moins pour les juifs religieux détenteurs de légitimité.
Pas juive pour les juifs ultra-orthodoxes (ses juifs de référence), elle
l’est en revanche pour les autres, à l’école notamment, espace de référence
majeur où elle se découvre à nouveau diférente. Ses dessins, lui a-t-on
dit une fois, ne peuvent être que ceux d’un enfant juif. « Au collège il y
avait un professeur de dessin, cette anecdote m’est restée dans la tête,
et un jour elle me dit : dans tes dessins on voit que tu es juive et moi je
suis restée sidérée, j’ai dit : quoi ? Et elle m’a dit : ça se voit et elle a rien
dit, comme ça ! J’ai dit : mais c’est pas possible, en tant qu’enfant déjà
j’avais du mal à comprendre et c’est pas que je dessinais des trucs… il
n’y avait pas de thème ni rien du tout. » Mise au jour, dénudée, Delhia
comprend en fait qu’aux yeux des autres, une judéité serait inscrite dans
sa chair, la dépasserait, dont elle n’aurait pas le contrôle puisque même
sans « thème » sa judéité se voit – qu’elle serait juive pour les autres sans
l’être pour elle-même. Et, mais ce sera plus tard, juive pas forcément au
bon sens du terme, lorsque au lycée l’engouement pour la cause pales-
tinienne la range ipso facto dans le mauvais camp, ou lorsqu’on la pense
membre d’une secte – « D’autres copains pensaient aussi que le judaïsme
était une secte », se souvient-elle. « C’était pas très facile » en somme
d’être juive aux yeux des autres, et ça l’est d’autant moins qu’elle-même
se sent isolée, séparée, exclue de « la » communauté – communauté par
laquelle passe tout individu se voulant entier, intégré, une communauté
qu’elle partira trouver en Israël.
Pas juive parce que désignée ainsi, pas juive non plus parce que née ou
faite ainsi, Delhia ne peut se contenter d’être juive à la maison, parce qu’à
la maison on est juifs. « Est-ce qu’on se déinit juif seulement parce qu’on
est juif ? C’est possible, mais pour moi c’est pas seulement par naissance, il
y a une certaine volonté de faire partie d’un collectif, il y a une certaine
volonté d’apprendre, il y a une certaine volonté de matérialiser, faire
quelque chose. Une personne qui ne fait rien de rien je me demande…
est-ce que ça fait vraiment partie de la façon de voir, d’agir, je ne sais
pas… » Être juif c’est faire et faire partie, c’est à condition de faire et faire
partie que l’on voit, que l’on pense et que l’on agit comme juif. La religion
est une action et fait agir. Ce peut être « la pratique », dans ce cas c’est
Israël. Elle y part dès la majorité, à dix-huit ans, lorsqu’elle n’a plus besoin
170 ce que la religion fait aux gens
juif – « il faut garder le peuple juif, c’est important », avait insisté la mère
auprès de Jérémie –, Israël sera donc le pays du judaïsme heureux, posi-
tif, normalisé, adulte. Un judaïsme plus en accord d’ailleurs avec celui
d’un père « pas religieux », et même « très critique envers la religion » qui
aurait peut-être « eu plus de mal » à la voir épouser un orthodoxe qu’un
non-juif. Un judaïsme dont elle n’a jamais jugé opportun de sonder la
profondeur – « je n’ai jamais demandé à mon père s’il croit en Dieu », dit-
elle –, mais dont la traduction est éminemment concrète : « Par contre
il y a des choses qu’il fait et des choses qu’il fait pas, très très claires…
c’est peut-être pratique, c’est plutôt ce que moi j’ai reçu. »
Israël sera donc le pays où l’on peut être juif sans y penser, où la reli-
gion n’en est plus une, du moins dans ce qu’elle peut avoir de problé-
matique – de « complexé » dit-elle –, où sa tradition n’est plus à protéger
mais où, intégrée à la vie normale, elle peut se déployer sur tous les plans,
afectif, social et intellectuel. Sans éducation religieuse, Delhia avait,
comme Élias, le texte mais pas la traduction. « Je n’ai pas vraiment reçu
une éducation religieuse, dit-elle, alors là-bas j’ai fait deux années, j’ai
essayé d’approcher les textes dans un enseignement qui était ouvert à
tout le monde, mais pas plus que ça. » Il s’agissait non de se lancer dans
l’étude du judaïsme (Delhia n’a pas l’animus intellectuel de Demiane),
mais de « comprendre un petit peu plus, de savoir ce que c’est le Talmud,
qu’est-ce que c’est la Mishna 37 », d’en avoir une « petite idée ». « J’aimais
beaucoup la façon d’étudier à deux ou trois en petit groupe 38, dit-elle en
évoquant ses années d’apprentissage en Israël, je trouvais ça très stimu-
lant, les diférentes approches, les enseignants qui avaient une ouverture
d’esprit exceptionnelle, qui pouvaient amener sur le même texte difé-
rentes interprétations, des interprétations critiques… avoir une idée un
peu… qu’est-ce que c’est le texte. Je pense que le judaïsme est beaucoup
basé sur les textes et comme j’en savais rien ça me faisait un trou, bon
c’est pas que maintenant il est comblé mais j’ai au moins une petite idée. »
à la diférence aussi de Demiane, l’étude de ces textes n’engage pas non
plus une « connaissance religieuse ». Le texte, aussi fondamental soit-il
dans la religion juive, reste aux yeux de Delhia une production intellec-
tuelle. « La notion de texte sacré ne me parle pas beaucoup, précise-t-elle,
par contre la notion d’un texte qui a été écrit, qui évolue, il y a beaucoup
d’aspects là-dedans, ça oui, plutôt dans ce sens. » Ce qui la relie à la syna-
gogue ce n’est « pas forcément la croyance religieuse », dit-elle selon une
expression décidément favorite : s’y engoufrent toutes sortes de choses,
intellectuelles comme on vient de le voir, culturelles aussi : « Les lettres,
la culture, le son, tout ce qui va avec, les chansons, les fêtes tout ça… »
Prenons garde toutefois à ne pas l’y réduire trop vite, de parler à la place
des locuteurs par excès de nominalisme. La culture est ici médiation de
quelque chose qui n’a pas pour nom « la croyance » : c’est tout ce que nous
pouvons dire pour l’instant. S’y engage surtout le vœu de socialiser cette
part d’elle-même jadis enserrée et coninée dans la famille, de l’objecti-
ver, la concrétiser, la projeter et la prolonger à l’extérieur et, la rendant
commune, de ne plus être enclavée dans sa diférence. « D’un côté ça
faisait un peu exclusion, mes parents le vendredi soir on fait pas ça, on
fait pas ça, on reste à la maison, mais d’un autre côté c’était être seule,
c’était un peu un conlit et je l’ai pas très bien vécu. C’est peut-être pour
ça que je suis partie en Israël, pour voir où c’est, comment c’est. Une des
choses que j’avais pensées c’est que par la langue entre autres si on a un
lien à Israël ça redonne une certaine normalité au fait d’être juif, et c’est
ça que je voulais absolument aussi. » Ce qu’elle veut pour ses enfants et ce
qu’elle a voulu absolument pour elle-même ne font qu’un : un milieu où
chacun puisse évoluer sans avoir à se sentir en décalage avec la société,
où le judaïsme soit en harmonie avec la vie en société, où il puisse se
conjuguer avec la normalité. Sa manière à elle de garder le judaïsme,
c’est en parler la langue et en ouvrir toutes les portes, s’y sentir au pays.
C’est donner aux enfants « un certain rattachement à quelque chose qui
a aussi des aspects positifs, et pas seulement exclusion des autres, pas
seulement diférence ». C’est aussi épouser un non-juif.
39. Pour le lecteur peu familier de cette terminologie, rappelons que selon la théorie du
linguiste Kenneth L. Pike, le terme etic désigne un phénomène perçu du point de vue
de l’observateur (ou d’un instrument de mesure), sans préjuger de sa signiication. Au
contraire, le terme emic caractérise le point de vue des sujets parlant ou agissant au sein
d’une culture déterminée. Etic et emic sont en déinitive les deux faces d’une même réa-
lité. Voir Kenneth L. Pike, Linguistic Concepts: An Introduction to Tagmemics, Lincoln,
University of Nebraska Press, 1982.
174 ce que la religion fait aux gens
cités 40. C’est à ce dernier type de problèmes que s’est attaquée d’entrée
de jeu Delhia. Face à celui qui risque de devenir le compagnon de sa
vie, elle s’interroge. Il étudie la théologie, il est protestant, il veut même
devenir pasteur. Même pour une adepte de la « pluralité », c’est beau-
coup, trop même. « Alors là je me suis dit… ah ! d’accord, d’accord la
pluralité, mais je pense que là c’est un peu ma limite. Parce que bon
me marier avec un pasteur je pense que ça c’est un peu trop. » Fort
heureusement, l’attirant personnage élu de son cœur prend un autre
chemin, celui de l’histoire des religions et de l’esprit critique : « Il a pris
le chemin de l’histoire des religions parce qu’il a ce sens critique, cette
approche très intellectuelle et bon ça m’a parfaitement… alors là j’ai dit
d’accord pas de problème au moins ça déjà c’est bon. » Un sens critique
envers quoi ? De quoi cet époux sera-t-il critique ?
« Il est une chose que les historiens antiques comprenaient mieux que
les historiens modernes », déclare Ramsay Macmullen pour expliquer la
ferveur avec laquelle les idèles de tout poil se pressaient aux réunions
conciliaires pour disputer des questions théologiques les plus ardues.
« En fait, les gens font des choses de la plus haute importance ou de
la plus inime importance, historiquement parlant, motivés par leurs
sentiments, pas par calcul. L’action est le résultat de l’afect ou des cou-
leurs émotionnelles dans lesquels une idée est enveloppée, pas de son
contenu intellectuel » 41. Autre antiquisant, Paul Veyne invite la socio-
logie contemporaine des religions à admettre deux principes « presque
opposés » : la coutume respectée comme telle parce qu’elle donne une
identité, et le pressentiment de valeurs auxquelles on ne reste pas insen-
sible même si on ne les met pas en pratique sérieusement 42. Dans le cas
qui nous occupe, ces deux éléments sont en efet bien présents, quoique
le dernier membre de phrase soit inutile – ici, les valeurs pressenties sont
dûment, impérieusement mises en pratique. Les enfants de Delhia sont
juifs, certes à la suite d’un accord conjugal, mais aussi parce que pour
elle il ne pouvait en être autrement. Au fur et à mesure qu’elle sent son
destin se lier à Jérémie, les questions et les prises de conscience aluent.
Elle découvre en particulier avoir toujours pensé à ses futurs enfants
40. Doris Bensimon et Françoise Lautman, « Aspects religieux et culturels des mariages entre
juifs et chrétiens en France », Les mariages mixtes, vol. 4 de Ethnies, 1974, p. 91-116.
41. Ramsay Macmullen, Voter pour déinir Dieu…, op. cit., p. 64.
42. Paul Veyne, « Religion et politique dans l’antiquité », art. cité.
Demiane et Delhia – l’impossible mariage des dieux 177
comme juifs. « J’avais toujours dans ma tête que mes enfants seront
juifs, dit-elle. Et c’est une chose que j’ai discutée avec Jérémie et après je
me suis posé la question : mais pourquoi ? Pourquoi c’est important ? Et
qu’est-ce que je veux là-dedans, et qu’est-ce que ça veut dire du point de
vue religieux ? » De même, avait-elle toujours pensé se marier avec un
juif. « Mais bon ! On se dit plein de choses ! » ajoute-t-elle, philosophe.
Ayant sauvé l’essentiel et obtenu que ses enfants soient juifs, elle pousse
alors le questionnement plus loin. « Et si un jour je deviens religieuse,
qu’est-ce que je fais ? Est-ce qu’il y a une tolérance, est-ce qu’on peut
trouver une entente, un accord ? Ou non. » Pour ne rien laisser au hasard,
Delhia met les questions sur la table et demande plus précisément à son
époux : « Par exemple, dans le christianisme quelles sont les bases que
tu veux passer aux enfants ? Bien sûr, ajoute-t-elle pour prévenir toute
possibilité de fuite, tes enfants vont savoir que tu es chrétien, que tu
crois à autre chose, que ta famille est comme ça et comme ça, c’est des
choses qui sont présentes, c’est important qu’elles soient là, je ne veux
pas que ça soit caché… mais pour voir si c’était des choses que je pou-
vais faire avec. » Delhia pressent l’existence de « valeurs » incompatibles,
pour reprendre le terme de Paul Veyne, des limites à l’harmonisation de
leurs univers de référence respectifs. Pour avoir afaire à un intellectuel
critique, elle sait, certes, ne pas s’exposer à des risques inconsidérés –
« C’est vrai que Jérémie ayant ce sens critique envers la religion, pour
moi c’était facile », admet-elle. Et à la question de savoir ce qu’il veut
passer aux enfants, elle obtient la réponse espérée : « Il m’a pas dit des
dogmes, il m’a même pas amené : moi je veux que mes enfants croient
par exemple en Jésus le ils de Dieu. S’il me disait des choses comme
ça, ajoute-t-elle, là je pouvais plus… j’aurais pas pu. Mais s’il me dit : je
veux que mes enfants sachent qu’il y a une autre religion, qu’ils y a des
gens qui pensent comme ça et connaître un peu les fêtes et tout ça, alors
là je dis d’accord, c’est autre chose. »
Que des gens pensent comme ça, oui, le dogme non, et la croyance en
ce dogme (le credo) encore moins. La force agissante qui porte Delhia
vers « Israël », la mène à vouloir évoluer en son sein et l’arrête au pied
de la religion protestante n’est donc pas la croyance, mais avant cela ce
qu’elle nomme « dogme », réalité infrangible marquant la limite de la tolé-
rance. Jésus, ils de Dieu, ce dogme ne passe pas. Pas plus que La Trinité
« ou des choses comme ça », précise-t-elle. Pour autant, le dogme n’est
pas chez l’autre, il est aussi bien chez elle, il en est jusqu’à un certain
178 ce que la religion fait aux gens
quelques lignes. « Je n’en voulus pas lire davantage ; et aussi n’en était-il
pas besoin, puisque je n’eus pas plutôt achevé de lire ce peu de lignes,
qu’il se répandit dans mon cœur comme une lumière qui le mit en
plein repos, et dissipa toutes les ténèbres de mes doutes » 2. Et parce
que cette fois est la bonne, Augustin annonce aussitôt la nouvelle à ses
proches, Alipe son ami et sa mère qui mourra peu après. Mais, deuxième
déconvenue, passé le livre IX consacré à la félicité de la foi trouvée, au
sentiment de délivrance des soucis cuisants qui occupaient son esprit, à
la douceur du commerce avec Dieu, à l’abandon de ses charges, au deuil
de la mort « consolée » de sa mère, le lecteur retrouve un Augustin plus
« philosophateur » que jamais, résolu à s’expliquer sur la foi et à jeter
un pont entre l’avant et l’après. Décevantes pour le profane avide de
« révélation », ces confessions l’éclairent en revanche, s’il fallait encore
s’en convaincre, sur le combat auquel se livrent la foi et l’entendement
y compris chez les plus acharnés d’entre les idèles, et sur les sinuosités de
la volonté de croire à l’œuvre dans leur cheminement commun. « Dans
la plupart des Chrétiens, écrivait un abbé cité par Furetière, l’envie de
croire tient lieu de croyance, la volonté leur fait une espèce de foi par les
désirs, que l’entendement leur refuse par les lumières » 3. L’on ne saurait
toutefois douter qu’Augustin soit passé de la volonté de croire à autre
chose, à l’animus d’une foi qui non seulement n’arrête pas son raison-
nement mais en démultiplie l’élan.
Avec Games, nous abordons le cas d’une personne dont le parcours à
éclipses fut émaillé de reconversions diverses (profanes et religieuses) et
dont la foi, à l’origine de bifurcations signiicatives, est désormais « la chose
la plus importante » de son existence. Une foi continue, inconstante mais
persistante donc, qui ne se décline pas en « sauts » comme chez Demiane
mais répond à une vocation qui oriente son mode de vie et colore ses
jours d’une tonalité radieuse ; vocation qui s’exprime ici dans le monde
profane – Games n’est pas entré dans les ordres, et tout en lui s’oppose à
ce mode d’existence –, mais dont la teneur en maints points comparable
avec celle d’un pasteur lui donne enthousiasme et allant. Aux côtés de
Games et à l’appui de l’étude de son cas, sera ainsi invité un pasteur « pro-
fessionnel » – c’est ainsi qu’il se déinit – dont le ministère, quoique tenant
le tout de sa vie, permet d’éclairer les options choisies par ce type de idèle.
2. Saint Augustin, Confessions, op. cit., livre VIII, chap. XII, p. 290.
3. Furetière, Dictionnaire universel, op. cit., article « Croyance ».
Games – l’imperium contrariant de la vocation 183
gagne de l’argent, mène une vie confortable, s’avise qu’il peut améliorer
sa situation, monter en grade ou se lancer dans une nouvelle afaire et se
« consumer ainsi jusqu’au point où, dit-il, il n’y a plus de niveau de succès
là-dedans ». Il est marié, heureux en ménage, son entreprise tourne bien,
ils ont leur maison, « tout va bien et même très bien », mais quelque
chose manque à la faveur de quoi le désir jadis abandonné de devenir
pasteur refait surface. Au fait, ce désir ancien s’invite nuitamment avec
violence – « I had a dream » –, jusqu’à faire efraction dans sa vie. « Une
nuit, j’ai fait un rêve et le rêve était que je mourais, et c’était réel, je me
noyais dans l’eau et je sentais que n’avais jamais répondu à cet appel, à ce
sentiment de vocation. Je me souviens que je me suis levé en pleine nuit
et inalement j’ai réalisé que c’était un rêve. Je me suis levé et je savais
qu’il fallait que je fasse quelque chose parce que ça pourrait arriver ! »
Mourir ou y aller, inis les atermoiements : il décide cette fois de sauter le
pas. Le matin, il en parle à sa femme, elle est jusqu’à un certain point au
courant – « elle savait que j’avais ce problème, cette diiculté » –, s’avise
avec elle du parcours d’obstacles qui s’ouvre devant eux, des incertitudes
à afronter : « Je lui ai dit je ne sais pas si ça va marcher, je ne sais pas si
je peux faire cette formation, je ne sais rien de tout ça, tout ce que je sais
c’est qu’il faut que j’essaie. » Une fois donné le feu vert de leur évêque, ils
vendent l’afaire, la maison, tout ce qu’ils ont pour permettre au dormeur
de se mettre à l’étude.
L’existence de Games ne prendra pas un tour aussi radical, mais l’épi-
sode de la conversion s’impose avec la même violence. De façon fortuite,
ici aussi, et tout aussi impérieuse. « J’ai été converti ou reconverti, enin
converti c’est le vrai sens du terme, je suis revenu dans mon chemin par
le plus grand des hasards d’une façon très violente, brutale, très forte »,
dit-il. Un jour, en efet, une belle-sœur « débarque », « une vraie lamme,
une espèce de folle de Dieu, très sympathique » venue assister à une
réunion du Renouveau charismatique encore à ses débuts en France.
Il l’accompagne, « fait le chaufeur » et parce qu’il pleut des cordes, décide
de rester pour pouvoir la raccompagner. Le local est « sordide, enin
minable », il s’installe au fond de la pièce, avise des « exaltés qui chantent
les louanges de Dieu d’une voix discordante », il est « loin de tout ça »,
lorsqu’une dame âgée dit quelque chose de particulier – « quelque chose
qui était fait pour moi ». « De ce jour-là, poursuit-il, ma vie a basculé,
j’ai pas changé de vêtement ni de cravate mais le côté relation à Dieu
est devenu, est redevenu puisque j’avais été élevé dans cette culture,
186 ce que la religion fait aux gens
8. De baal techouvah qui désigne en hébreu un pénitent qui revient à la religion ; ce mou-
vement de retour au judaïsme orthodoxe auquel adhèrent en grand nombre de jeunes
juifs non pratiquants attirés par l’idéologie et le mode de vie ultra-orthodoxe est apparu
dans les années 1960.
9. Laurence Podselver, « La techouva. Nouvelle orthodoxie juive et conversion interne »,
art. cité.
188 ce que la religion fait aux gens
Dieu voulait que je fasse et alors il s’est mis à me dire tout ce qu’il fallait
que j’accomplisse pour y arriver. D’abord inir l’école bien sûr, le collège
parce que l’Église voulait à cette époque des gens qui consacrent tout
leur temps à la carrière et qui aient une expérience de la vie, il faudra
ensuite demander la permission pour étudier pour l’ordination et alors la
réponse serait peut-être oui peut-être non, après il faudra aller au sémi-
naire, trois ans de séminaire, et puis demander la permission pour être
ordonné pour le diaconat, ensuite si vous être ordonné diacre vous servez
comme diacre et de nouveau vous demandez la permission pour être
ordonné prêtre et peut-être la réponse sera oui peut-être non et après
vous faites ça… Et quand mon prêtre m’a dit ça, je me suis dit Seigneur !
à ce moment-là j’aurai quarante ans si jamais ça arrive. Alors je me suis
mis à réléchir, la montagne était trop grosse, trop haute, à douze ans ça
paraissait vraiment inquiétant alors j’ai pris une autre route, je me suis
engagé dans autre chose, j’ai fait mon service et puis mon apprentissage
d’électricien. » Ce qui pour l’enfant de douze ans paraissait infranchis-
sable ne l’était plus pour l’homme mûr qui, de fait, parcourut exacte-
ment le périple annoncé mais avec la certitude cette fois qu’il n’y avait
pas d’autre voie possible. Games attendra plus longtemps encore pour
opérer la conversion qui le mettra en accord avec une vie chrétienne à
laquelle il n’a pu jusque-là laisser qu’un peu d’air.
j’ai grandi dans les crèches provençales de Noël et dans les santons de
Provence le personnage qui me touchait le plus c’était le Ravi, Lou Ravi,
le simplet, c’est un charismatique avant l’heure. Le santon est représenté
avec les bras comme ça levés au ciel, il est niaiseux, bécasson, heureux…
J’ai été très… enin jusqu’à ce jour en tout cas, ajoute-t-il avec la prudence
du superstitieux, j’ai été très privilégié. » Point d’inquiétude donc à voir
le monde « tourner comme il faut » et à s’en sentir responsable, mais une
joie entière à vivre choyé par une mère dont l’amour et la foi « violente,
vigoureuse, excessive même » ont pris un seul et même chemin et grandi
de concert, intérieurement sans doute mais suisamment pour se jeter
à l’extérieur d’eux-mêmes – une mère qui a élevé ses enfants « dans une
vraie foi » et les a fait « tomber dedans comme Obélix ». Si à seize ans,
l’adolescent a « tout envoyé balader » et préférait retrouver ses potes
au café plutôt que d’aller à la messe, ce ne fut là qu’un « épisode » car,
dit-il, « c’était là », « j’ai toujours connu ça ». Fait chrétien par une mère
admirée pour s’être « tout fait elle-même » (d’origine juive, elle s’était
convertie au catholicisme pour ensuite y convertir ses parents), Games,
comme le santon de terre cuite, ne revendique rien d’autre qu’une dispo-
sition naturellement transmise et héritée : « Moi j’ai été pétri de ça, j’ai pas
beaucoup de mérite ! » Point d’obstacles donc, ni de contorsions pour
fréquenter un monde et un milieu ne faisant qu’un. « Moi je suis rentré
dans un système dans lequel j’ai été un peu fasciné. J’ai épousé une ille
qui était catholique, on s’est rencontrés dans un mouvement religieux,
mais qui elle est conventionnelle. Et je l’ai tirée chez les jésuites. »
à l’éclipse près de l’adolescence rebelle, Games a donc repris le chemin
de l’église à pas tranquilles et, après quelques années chez les charis-
matiques, découvre les jésuites chez qui il élit domicile. En bon soldat
de la discipline d’Ignace, Games accomplit strictement ses préceptes –
prières quotidiennes, séances chez l’accompagnateur, séjours en jésui-
tière – dont il apprécie la rigueur toute militaire. « La prière dessinée
par un militaire espagnol au xvie siècle, il y a pas beaucoup de liberté,
c’est premièrement, deuxièmement, troisièmement. Moi ça m’a convenu.
Donc je prends trois quarts d’heure le matin, je fais une prière qui n’est
pas la mienne, enin si… mais il y a une espèce de canevas, de squelette
fait par Ignace lui-même que j’habille à ma façon. Après je prends un
texte de l’Écriture que m’a conseillé mon accompagnateur ou que je lui
soumets, le mien il est très cool, je lui dis que j’ai envie de lire l’Épître
aux Corinthiens, il me dit : oui très bien allez-y mais c’est une lecture
Games – l’imperium contrariant de la vocation 193
lectio divina, c’est-à-dire que je dois en lire huit lignes et puis après on
les mâche. Dans la Bible il y a des notes alors on va voir, on essaie d’ha-
biter ce texte, de voir ce qu’il me dit pour ma vie aujourd’hui. Et le soir
il y a une espèce d’examen de conscience mais alors mon accompagna-
teur me disait : l’examen de conscience c’est pas de regarder toutes les
conneries que vous avez faites tout ce que vous avez fait comme bêtises,
tout ça n’a aucune importance. Dieu s’en fout mais alors comme de l’an
quarante. Regardez les grâces que vous avez reçues aujourd’hui et les
moments auxquels vous étiez avec le Seigneur, où vous avez senti que
vous étiez dans le chemin. Et donc je relis ma journée mais unique-
ment de façon positive. » Il s’agit ici non pas de craindre Dieu mais de
l’adorer. La prière « sauce ignacienne » se fait donc en relation étroite
avec l’accompagnateur avec qui sont partagés, une fois par trimestre, les
questions, les diicultés et les plaisirs rencontrés dans l’intervalle. « Il
me redresse un peu, il me reboussole », dit Games, « c’est très profond,
il me conduit, c’est vraiment mon maître, en fait c’est mon patron, c’est
mon guide ». « Je suis accompagné », dit-il encore. Viennent ensuite les
exercices, moment fort de l’expérience qui là encore doivent tout au génie
du vénérable Espagnol, séjours d’une semaine en jésuitière où la liberté
est pour ainsi dire la seule contrainte imposée et dont l’eicacité est à
elle seule digne d’admiration. « Le type nous reçoit… on était une quin-
zaine… et on nous dit : Voilà vous allez passer une semaine en silence et
voilà l’emploi du temps. Donc nous nous verrons chaque jour de onze
heures à onze heures vingt. Le déjeuner est à midi, le petit-déjeuner
à… et cætera. Si vous voulez il y a une messe à dix-huit heures, vous
n’êtes pas obligés, mais il y a cette réunion à onze heures à laquelle je
tiens que vous soyez et puis vous aurez chacun un accompagnateur et
vous le verrez comme vous l’entendrez, vous choisirez un moment avec
lui chaque jour. Pour le reste vous êtes libres mais en silence. Merci de
votre présence. Vous repartez avec un agenda, onze heures onze heures
vingt ! C’est tout. Ah c’est top ! » L’encadrement, l’organisation, l’accom-
pagnement d’un côté, le silence et la liberté de l’autre : le mélange est
étonnant, la recette excellente et le format au goût de Games qui se plie à
cette discipline fortement personnalisée « avec énormément de plaisir »
et avec ininiment plus de ferveur qu’à la fréquentation des sacrements
auxquels il défère par respect pour le patron (« Ignace pense que c’est très
important », dit-il), mais avec un enthousiasme nettement plus modéré.
« La fréquentation des sacrements je le fais avec modération c’est-à-dire
194 ce que la religion fait aux gens
13. Georg Simmel, La religion, op. cit., « La religion et les contrastes de la vie », p. 123-133.
196 ce que la religion fait aux gens
14. Mot à mot, d’après la Bible de Jérusalem, le texte est : « Je suis ton serviteur ils de ta ser-
vante/tu as défait mes liens » (Psaumes 116, 16).
15. Ernest J. Gaines, Dites-leur que je suis un homme, Paris, Liana Levi, 1994 pour la traduc-
tion française.
Games – l’imperium contrariant de la vocation 197
Simmel, puisque d’après les si belles paroles de Jésus il y a place pour tous
dans la maison de Dieu » 18. Jamais Games ne prononce le mot « charité ».
Il n’est pas question ici de hiérarchie de grandeur, de consentement à la
petitesse, mais seulement de cosmos, de croissance indéinie et, comme
l’écrit Simmel, de la dépense à plein.
Games fait également de l’accompagnement en soins palliatifs, toujours
dans une association aconfessionnelle et, prend-il soin de préciser, toujours
au niveau le plus bas. « Moi je suis vraiment le niveau le plus bas, dans
une unité comme ça il y a un médecin chef de service, des inirmières,
des aides-soignantes, des cuisiniers et des bénévoles parce que dans le
cadre de ce bénévolat j’ai signé un accord de non-prosélytisme et je ne
suis pas aumônier, je n’ai pas la croix là ! » Ici donc, aucune compétence
d’aucune sorte à faire valoir, mais une idée, la même que dans l’association
de micro-crédit, qui consiste à « bâtir une relation extrêmement fugace
évidemment sans parler de spiritualité ni de Dieu » et à monter sa « petite
pierre toute modeste mais irremplaçable ». La pierre est petite, mais son
assise est vaste, qui consiste à « participer à l’achèvement… enin à l’abou-
tissement d’une personne ». Certes, deux fois sur trois, explique-t-il, ses
visites sont sans efet, « il ne se passe rien », mais « une fois sur cinq il se
passe quelque chose ». La discipline des hommes de l’art, « l’afection, les
soins personnalisés uniques, propres, one-to-one » prodigués aux malades
par le personnel soignant méritent une admiration sans réserve et, pour
Games, témoignent de la « façon dont Dieu manifeste sa tendresse ». Mais,
au niveau le plus bas qui est le sien, il peut tout prendre et tout entendre.
Qu’un malade taise ses craintes de peur qu’on cesse de le soigner ou pour
ne pas afecter ses proches, « la personne, explique-t-il, me dit quelque
chose qu’elle peut pas dire à quelqu’un d’autre ». Sans compétence ni
accointance, ce « nul » peut alors écouter un chaufeur routier lui débiter
un cours sur les moteurs Volvo et, la semaine d’après, lui conier : « Je
savais pas quand je vous ai raconté tout ça, mais ce que je vais vous dire
aujourd’hui c’est que ce camion je ne le conduirai plus jamais parce que
je ne sortirai pas d’ici debout. » « he right man at the right place, il y avait
un type qui pouvait recueillir une conidence », explique Games. « Ce que
vous comprenez c’est que c’est pas moi, c’est pas mes qualités, c’est tout
simplement : vous êtes là, ça suit mais c’est formidable. » L’expérience est
connue du profane et ses ressorts parfaitement décrits par Simmel : c’est
Ce qui en revanche s’avère très palpable dans cette visée spirituelle c’est
la présence d’un destinataire et l’assurance du bon – bon pour Dieu,
bon pour le cosmos, bon pour soi et bon en soi. Non pas l’espoir d’un
meilleur à venir, futur, mais la présence du bien ici et maintenant. En
laquelle il a foi, qu’il sent vivre et s’emploie à épanouir.
à ceux, nombreux, qui demandent à notre pasteur épiscopalien ce
qu’est la foi, comment il la ressent et en quels termes elle s’exprime,
sa réponse est simple : cela ressemble à une relation et plus précisé-
ment à celle qui le lie à son épouse. Ce n’est donc pas quelque chose que
l’on trouve à l’église, mais quelque chose que l’on a déjà trouvé en soi,
dans sa vie, auquel les constructions intellectuelles bâties sur le sujet
s’ajoutent simplement « comme un oignon ». Aux inquiets qui ont en
tête le corps de traditions, de positions doctrinales et de choses à croire
fourni par l’Église et qui bataillent avec cette ichue question de la foi,
il peut donc expliquer de quoi est faite la sienne de la façon suivante :
« J’aime la comparer à une relation comme celle que j’ai avec mon épouse.
Il y a quelque chose en elle… quand je l’ai rencontrée, il y avait quelque
chose qui me disait que c’est une personne en qui je peux avoir coniance,
c’est une personne dont je peux dépendre avec laquelle je peux m’ouvrir
et qui m’aimera et me respectera en retour. OK. Et plus le temps passe,
en vivant ensemble, ce sentiment initial s’est renforcé parce qu’à chaque
fois mes suppositions et mes sensations se sont révélées vraies si bien
que ma foi en elle grandit avec le temps. C’est de ça que les gens parlent
quand ils parlent de leur foi, de leur foi religieuse, c’est une relation sur
laquelle on a commencé par parier mais qui au il du temps se révèle
pour eux de plus en plus vraie. »
Il y va de la relation avec Dieu comme de toute relation, poursuit-il,
pour peu qu’on veuille s’y engager, alors il faut « procéder » : « décider de
passer du temps ensemble, décider de s’ouvrir, accepter de devenir vulné-
rable et alors la relation grandit se développe et s’étend. » Ce pourrait être
une relation d’amour, ce mot dont l’Église en mal de reconquête a fait
son lambeau, qui leurit dans l’expression aujourd’hui si usitée « Dieu
est amour », et qui serait sans doute fort éclairant s’il n’avait pas pris
simultanément dans le siècle une dimension profane encore plus pro-
téiforme. Mieux vaut donc en rester aux termes employés et à ce qui est
distinctement allégué, soit une relation de coniance avec une personne
dont, c’est là son implication la plus forte, il est possible de dépendre.
Games – l’imperium contrariant de la vocation 203
Certes, nous dira-t-on, tout cela est bien compréhensible, mais Dieu
n’est pas une personne, et l’on n’est guère plus avancé. Pas plus en tout
cas que ce vieux juif qui demandait qu’on lui explique ce qu’était la
télégraphie sans il et qui s’entendit répondre, avec la même simpli-
cité, que la télégraphie avec il était comme un immense chien dont
la queue serait à Varsovie et la gueule à Paris – si on lui marche sur la
queue à Varsovie, il aboie à Paris –, et que la télégraphie sans il c’était
la même chose mais sans le chien. Pour le profane, Dieu ou l’électricité,
c’est le même mystère. Et il ne manque pas de métaphores de la même
eau pour qualiier ce mystère – la « ligne directe avec Dieu », et d’autres
encore. Mais est-ce là un mystère ? Pouvoir dépendre d’autrui, d’un être
aimé, de Dieu, d’une entité invisible est une expérience banale et même
constante, ne serait-ce que par le truchement de la représentation et de
la pensée – penser à quelqu’un est la forme la plus assidue de l’amour,
de l’amitié, de l’hostilité aussi, qui se prolonge y compris dans le contact
physique, la fréquentation intime et le commerce le plus personnel. Or
ce travail de la représentation qui prête un don d’ubiquité aux absents
comme à Dieu s’ofre sous un double aspect : il rend présent et dépayse 20.
Il s’afranchit également de tout ordonnancement temporel. Et c’est de
telles représentations que se nourrit toute relation, que se bâtit le dialo-
gue vivant et muet avec nos semblables sans lequel nous ne pourrions
tout simplement pas respirer ni assumer une condition d’humain – c’est
de telles représentations dont nous dépendons pour exister. Lorsque
Games dit voir dans les soins prodigués au mourant la tendresse de Dieu
et penser qu’« Il le cajole, Il le poupouille », il ne fait rien d’autre que se
re-présenter Dieu, le rendre à nouveau présent au chevet du malade et,
à travers lui, s’évader, se dépayser. Il peut donc dire très normalement :
« Moi je pense que Dieu me considère comme quelqu’un de vivant, et
moi je le considère comme une personne vivante. » « Alors, ajoute-t-il
aussitôt, c’est pas une personne évidemment, je ne peux pas imaginer
comment elle est parce qu’elle est pas comme moi, elle est au-dessus.
Mais c’est vivant, c’est pas un concept, c’est incarné. » La relation entre
20. Dans son étude sur Dionysos et la religion dionysiaque, Louis Gernet soulignait l’anti-
thèse complémentaire à l’œuvre dans le caractère grec et sa représentation religieuse :
une sérénité fondée sur le besoin et le sens des formes, mais simultanément une mania
de l’évasion, thème auquel correspond « celui d’une “présence” divine qui, au sens
propre, dépayse » ; voir Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, François
Maspero, coll. « Textes à l’appui », 1968, p. 87.
204 ce que la religion fait aux gens
ces deux « personnes » n’a d’ailleurs rien de vague ni de général, elle est
au contraire unique, « personnalisée », elle ne demande aucun efacement
ni abstraction de soi, tout à l’inverse, elle tire le idèle vers son originalité
même, aspiration ultime à laquelle il doit répondre pour parvenir à la in
des ins. En lecteur de Teilhard de Chardin, Games se rallie à une vision
eschatologique selon laquelle la personnalisation est la « in de tout », c’est
même la condition pour la récapitulation inale. « Je pense que la in de
tout c’est la personnalisation, c’est-à-dire qu’on sera récapitulés tous en
étant complètement nous, que chacun est complètement original, com-
plètement unique et jamais fondu dans une masse. » Restent, dira-t-on,
les guillemets. Dieu est comme une personne mais il n’en est pas une. Et
qu’est-ce que cette personnalisation inale sinon un jeu supplémentaire de
langage ? S’il l’est, alors nous dirons que ce jeu de langage sert à exprimer
ce qui est diférent et analogue à la fois – soit une igure de la pensée là
encore aussi commune que nécessaire. Avoir la foi ou ne pas l’avoir fait
une diférence et n’en fait pas. Celui qui a la foi peut avoir le sentiment
d’agir d’une certaine manière en raison même de sa foi tout en consta-
tant que ceux qui en sont dépourvus peuvent agir de même. Y a-t-il une
diférence quand on a la foi ? à cette question, Games répond d’abord
par l’airmative : « Oui notre existence a un sens, elle a une signiication,
c’est surtout qu’elle a une direction. On va vers quelque chose, après votre
comportement fait que vous poussez dans cette direction ou au contraire
vous freinez. » Mais, se reprend-il aussitôt après, « il y a beaucoup de gens
qui n’ont aucune foi et qui vont dans le bon sens. L’Évangéliste a dit ça
joliment : quand vous aimez, vous accomplissez la loi… »
« Quand vous aimez… » Parce qu’il suit d’aimer ? Non pas. Ce qui fait
la diférence entre un idèle comme Games, d’autres idèles et a fortiori les
inidèles, c’est qu’intervient ici clairement la notion de salut. Games, en
serviteur enamouré d’un être qui l’aime, en lequel il peut avoir coniance
et dont il peut dépendre, se sait sauvé. Et il le sait par le truchement d’un
sentiment nommé « amour » dont les efets sont parfaitement distincts.
Ce Dieu qu’il veut servir, qui l’aime et le qualiie comme serviteur – « Je
pense être serviteur en tout ce que je fais », dit-il – lui a en efet rendu un
ier service. Il l’a une fois pour toutes afranchi de ses peurs et délivré de
ses chaînes. « Je suis ton serviteur, moi que tu as libéré de ces chaînes »
est, on l’a dit, le credo de Games, et ces chaînes ont un poids parfaitement
identiié, celui de la faiblesse, terme de toute évidence préféré à celui de
péché. La confession, on l’a vu, n’est pas le sport favori de ce idèle qui
Games – l’imperium contrariant de la vocation 205
21. Quoique interprétant diféremment le sens des aveux, la psychanalyse ne procède pas
autrement.
22. Nos italiques.
206 ce que la religion fait aux gens
exercent une fonction curatrice dont peuvent s’acquitter aussi bien les
juristes que les analystes dès lors qu’ils agissent non pas simplement en
leur nom, mais par rapport à une instance tierce à laquelle ils se réfèrent
parce qu’étant en dehors d’eux, elle peut en faire ses agents.
« L’amour que Dieu me porte me rend libre », dit Games. Missionné
grâce à cette libération, il est également libéré de tout surplomb jugeant
et moralisateur. Il ne connaît plus d’autre loi que celle de son cœur, de
son amour, un amour qui répond à une proposition d’amour. La relation
d’amour en jeu ici est en efet à taille humaine, elle est à la fois raisonnable et
apaisée : c’est une proposition, non une injonction, dont l’ambition demeure
à portée des idèles. Elle se diférencie en cela d’une loi mosaïque sur-
plombante, écrasante, qui exigerait de ses idèles qu’ils se fassent juges
d’eux-mêmes et se hissent à la hauteur de Dieu, dont elle brise la déme-
sure. Sur ce point, le idèle de Jésus a un net avantage sur son homologue
juif : « L’amour que Dieu me porte me rend libre par rapport à beaucoup
de choses, explique Games. Il me rend libre par rapport à la loi, la loi
de Moïse, la loi morale elle a pour but de me faire moi Dieu, c’est-à-
dire si tu fais bien tu seras sauvé, tu seras heureux, riche et épanoui, pas
cocu, tout ça bon. Si tu fais mal, tu vas morler. Dans le fond c’est toi qui
juges. L’amour de Dieu… il y a plus de loi, la seule loi qui reste c’est la
loi qui est dans mon cœur c’est-à-dire un amour, le mien, qui répond à
un amour qui lui est proposé. » Le cœur, plus exactement son « place-
ment sur quelque chose » serait, d’après les philologues, à la racine du
terme indo-euroépen que l’Anglais traduit par faith 23. Quoi qu’il en soit,
la relation demeure à l’échelle de l’homme, échelle dont Games, on l’a dit,
afectionne tout particulièrement la base, non par l’efet d’une modestie
irrépressible, mais au contraire parce c’est de là et à cette place qu’il peut
faire son « boulot », c’est-à-dire œuvrer au royaume céleste. « Je suis d’une
nature plutôt besogneuse, glèbeuse comme dit la Bible, l’homme de la
23. Yoshitsugu Sawai, « The nature of faith in the Śankaran Vedānta tradition », Numen,
vol. 34, fasc. 1, 1987, p. 18-44. Le mot anglais faith est généralement employé pour
traduire le mot sanskrit śraddhā, dont l’étymologie vient peut-être de śrat (cœur)-dhā
(placer), c’est-à-dire le placement du cœur (sur quelque chose) : tout au moins est-ce
ainsi que son étymologie a été comprise par les Indiens. Les implications de faith et
śraddhā ne sont toutefois pas identiques, explique l’auteur en se référant aux travaux de
Wilfred C. Smith pour qui la foi n’est pas un système mais est une qualité de la personne,
une orientation de la personnalité qui se traduit par l’assentiment, le ralliement dyna-
mique et personnel à une vérité en tant que telle, avec enchantement et engagement.
Games – l’imperium contrariant de la vocation 207
libre si on ne peut aller dans le mal, dit Games, il faut que le mal existe
parce qu’il faut que je puisse y aller sinon ma vie n’aurait aucun inté-
rêt. » Le mal serait-il donc fait pour rendre la vie intéressante ? Non
pas. Il n’est qu’à penser aux victimes du séisme d’Haïti. Si on était à
Port-au-Prince enfouis sous les décombres, admet-il, « je ne sais pas si je
parlerais comme ça mais je ne suis pas à Port-au-Prince ». Le mal existe,
il fait partie de la vie, il en est la face sombre, inévitable – le progressiste
s’arrêterait là –, pour Games, il est éventuellement nécessaire, le revers
de la liberté laissée par Dieu. Mais, plus radicalement, le progressiste
serait arrêté tout net par l’interprétation chrétienne d’une « évolution »
qui, malgré ses accents darwiniens, humanistes, comme on voudra, doit
tout à un Christ, incarnation de Dieu et, in ine, grand récapitulateur ; un
Dieu qui n’intervient jamais « directement » dans l’histoire de l’huma-
nité, mais qui après y avoir fait une incursion remarquée et avoir ouvert
« une brèche entre la terre et le ciel », « est monté » et a « permis à tous
les hommes de monter ». Games dit croire en la vie éternelle et voit pour
les idèles un temps (ou un lieu, mais sont-ils diférentiables ?) où tous
seront « récapitulés ». Du moins tous ceux qui « en ont envie », car cette
promesse de salut individualisé, adressée non pas à la masse indiféren-
ciée des idèles mais à chaque « chef » ou à chaque « tête », concerne ceux
d’entre eux qui se sont donné la peine d’aller vers lui et de le rencontrer.
Point de salut récompense donc, pour des idèles obéissants, mais un
immense rassemblement de bonnes volontés initié par l’envoyé de Dieu
qui, après avoir visité sa création et en être ressorti en « fabriquant » une
brèche par laquelle Jésus est monté, a inauguré l’ascension et ouvert
la voie à tous ses idèles. « C’était l’ascension et dans cette brèche, dans
l’amour divin qui nous dépasse par tous les bouts et tout Il a autorisé,
Il a permis à tous les hommes de monter à condition seulement non
pas qu’ils soient vertueux, méritants ou qu’ils s’eforcent… ou propres
ou purs ou je ne sais quoi, simplement s’ils en ont envie. Donc moi je
pense qu’on est sauvé grâce au Christ, grâce à ce trou, cette brèche qu’il
a faite entre le ciel et la terre. Je pense que tout le monde peut y aller à
condition simplement d’être de bonne volonté, de le vouloir, c’est pas
la peine d’avoir fait les exercices de saint Ignace ou de faire le carême
ou de jeûner ou d’aller à la messe le dimanche, c’est complètement délié.
Si simplement vous voulez rencontrer Dieu ben voilà il est là et vous
le rencontrerez. C’est comme ça que je vois ça moi. Donc le Christ a
Games – l’imperium contrariant de la vocation 209
27. William James, he Varieties of Religious Experience…, op. cit., p. 509. Le terme « énergie »
employé par James fait partie des véhicules langagiers de la foi, un terme dont le succès
est aujourd’hui considérable. Avec l’amour chrétien, l’ancestralité (et la mémoire) juive, ce
terme est, selon Marc Augé, l’un des trois véhicules du langage de la foi ; voir Marc Augé,
Le dieu objet, op. cit.
28. Geneviève Comeau, Catholicisme et judaïsme dans la modernité. Une comparaison, op. cit.,
p. 188-189.
29. Wilfred Cantwell Smith, Faith and Belief, op. cit., p. 167-168.
Chapitre 8
Soma, ou la vie philosophe
1. José Ortega y Gasset, La révolte des masses, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Bibliothèque
classique de la liberté », 2010 pour la traduction française [1930], p. 178-179.
2. Voir supra le portrait de Zacharie.
212 ce que la religion fait aux gens
3. Voir Louis Dumont, Essais sur l’individualisme…, op. cit., p. 245 sqq.
Soma, ou la vie philosophe 213
4. Ibid., p. 271.
214 ce que la religion fait aux gens
(ou existentiels) et normatifs ; à ce titre, elles sont en lien étroit avec les
idées et les croyances. Enin, elles sont « organisées hiérarchiquement » 5.
La valeur d’une entité, explique en efet Dumont, « est dans une relation
étroite de dépendance vis-à-vis d’une hiérarchie de niveaux d’expérience
où cette entité est située ». La valeur d’une chose, autrement dit, ne se
pose pas en soi, mais dépend du niveau d’expérience où elle prend corps.
Prenons la main droite et la main gauche. On peut les dire opposées,
symétriques et équivalentes, les tenir pour deux pôles de même statut.
Et, que l’on prête à la main droite un statut supérieur n’empêche pas de le
considérer comme « surajouté » ou « arbitraire ». La perspective change
toutefois si l’on pense la main droite et la main gauche dans la situation
sensible et concrète de l’entité corps. Si on les met en relation avec « le
niveau supérieur » (c’est-à-dire celui du corps), alors leur diférence sau-
tera aux yeux, de même que la supériorité de la main droite sur la main
gauche. Mains droite et gauche ne sont plus symétriquement opposées :
« comme parties diférentes d’un tout, droite et gauche difèrent en valeur
aussi bien qu’en nature ». Encore faut-il, pour admettre cette hiérarchie,
tenir le corps pour une entité signiiante, ne pas le mettre à plat ni le dis-
perser entre ses parties. Un exemple plus proche de notre sujet illustrera
autrement l’idée de hiérarchie des valeurs, à savoir les rapports entre le
bien et le mal. On admet volontiers qu’ils sont interdépendants, qu’ils ne
peuvent exister l’un sans l’autre mais pour autant, explique Dumont, ils
ne sont pas plus égaux que ne le sont la droite et la gauche, et ne peuvent
se déinir par une relation d’opposition symétrique. Que l’on adopte en
revanche le schéma de « l’opposition hiérarchique », et l’on pourra sous-
crire à une proposition comme celle-ci : « le bien doit contenir le mal
tout en étant son contraire » ; et comme celle-là : « la vraie perfection
n’est pas l’absence du mal, mais sa parfaite subordination ». « Bien sûr,
ajoute Dumont, nous sommes libres d’appeler cela un univers de la foi,
à l’opposé d’un univers de sens commun, de sens commun moderne » 6.
L’idée majeure à retenir ici est celle d’un tout à partir duquel il est
possible de se situer et de trouver (voire donner) au monde où l’on vit
une certaine cohérence, totalité que les religions ou la notion d’Au-delà
ont pu assumer en proposant un angle de vue transcendant. Le tout
appelle en efet un autre tout, éventuellement un grand Tout où placer
5. Ibid., p. 263-264.
6. Ibid., p. 276-277.
Soma, ou la vie philosophe 215
Le meilleur métier
pour vivre sa passion au quotidien
Le rabbin oicie, il prononce des sermons, mais avant d’être au service
de Dieu, il est au service de sa communauté à la vie de laquelle il contri-
bue, sur laquelle il est questionné, interpellé, appelé, qu’il accompagne
et dont il organise toutes sortes d’activités, sociales, culturelles, intellec-
tuelles. Du moins est-ce ainsi que s’entend l’exercice du rabbinat libéral
dans lequel s’inscrit Soma et au sein duquel elle a elle-même fondé
une « communauté » – terme préféré à ceux de temple ou de synagogue.
De fait, le bureau où Soma reçoit, une kippa accrochée à sa chevelure
souple, ressemble à s’y méprendre à celui d’un responsable associatif,
n’étaient de gros volumes en hébreu noyés dans une bibliothèque encom-
brée de documentation, rapports, plaquettes, prospectus de tous ordres
également proposés au visiteur dans les couloirs du centre qui abrite
les activités communautaires. Encore celui-ci se signale moins à l’arri-
vant par des lettres hébreu inscrites en haut-relief dans le mur que par
les rangées de barrières métalliques qui désormais protègent tous les
lieux oiciels dédiés au judaïsme. De la religion s’y devine mais non
la présence du sacré. « Dans la pensée juive, rappelle Soma, il n’y a pas
de séparation entre le religieux et le laïc », raison pour laquelle le mot
« religion » ne convient pas lui non plus – le mot d’ailleurs n’existe pas
en hébreu. D’entrée de jeu, l’hébreu apparaît en efet dans le discours de
Soma comme la référence, c’est son orient bien plus que Dieu auquel il
n’est fait que très rarement allusion. « On peut être juif en étant athée »,
précise-t-elle très vite, la déinition courante de la religion est donc trop
étroite pour embrasser l’engagement dans le judaïsme qu’elle préfère
appeler, on l’a dit, « philosophie de vie ». De même, le mot « rabbin »
demande-t-il à être ramené à sa juste mesure, ne serait-ce que lorsqu’on
l’associe à celui de « prêtre », car là encore la « vocation » y joue un rôle
bien plus luctuant que dans la religion chrétienne à laquelle, peu ou
prou, on compare le judaïsme. « Lorsqu’un prêtre déinit sa position,
raconte Soma, il dit : voilà, j’ai une vocation, je suis au service de Dieu »
alors que les rabbins généralement « ne parlent pas de vocation, ils ne
disent pas qu’ils sont au service de Dieu, ils disent qu’ils sont au service
de la communauté ». Entre rabbins, la vocation est plutôt une « histoire »,
un sujet classique de plaisanteries ; c’est une vision attendue mais erronée
de la réalité. « On plaisante toujours entre rabbins, on pose la question de
savoir comment nous est venue cette vocation, donc on raconte des tas
d’histoires spectaculaires que les gens attendent… « le ciel s’est ouvert,
un doigt a dit c’est toi… » pour dire : ben non, c’est pas comme ça ! » Pas
de rivière ni de poissons pour indiquer un appel de Dieu, pour se sentir
partie prenante d’une création dont nous serions appelés à répondre.
« Comment nous est venue cette vocation », ou plutôt ce qui n’en
est pas une ? à cette question, Soma substitue donc une formulation
plus neutre – « Comment je suis arrivée au rabbinat » – dans laquelle
la composante religieuse du trajet, qualiiée certes d’« essentielle », n’en
est qu’une parmi d’autres. Ce trajet, dit-elle, « on peut le qualiier de reli-
gieux si on veut, mais ça dépend de ce que vous entendez par religion ».
Nous avons déjà évoqué la place de l’étude dans les voies qui conduisent à
la idélité juive. Les « œuvres » permettant d’acquérir le salut-délivrance,
écrivait Max Weber, sont les sacrements, la confession, une conduite
rituelle active et, pour ce qui est de la Loi juive, l’étude. La Loi juive ayant
un caractère d’érudition scripturaire implique, poursuit-il, une formation
et « un entraînement intellectuel continu systématique et casuistique,
à la manière de notre école primaire » 8. Serions-nous dans ce registre ?
Est-ce ainsi que Soma s’est acheminée vers le rabbinat, est-ce la voie par
laquelle elle a contracté l’entraînement et le goût de son métier ? Oui et
non. Oui, si l’on considère le support privilégié sur lequel s’est étayé son
parcours, à savoir l’étude, l’entraînement systématique et casuistique
d’un enseignement « primaire » (pris ici au sens de formation première).
Non, quant à l’objet de cette formation érudite, à savoir une « Loi » écrite
avec une majuscule afectée d’une vision surplombante, voire absolue,
dont le idèle se ferait le scrupuleux serviteur. De fait, Soma s’est assez
précocement engagée dans la voie qui devait la conduire au rabbinat par
les études, plus que par l’étude. De ce point de vue, la description de son
parcours scolaire puis universitaire ne se diférencie guère de celui d’un
enseignant, si ce n’est que la discipline choisie fut le cours d’instruction
religieuse et non les matières enseignées dans le cursus scolaire propre-
ment dit. Ici, en efet, il n’y eut pas de transmission familiale directe,
mais une transmission déléguée, via un établissement d’enseignement
religieux expressément choisi pour ses qualités égalitaires et ration-
nelles. « J’ai été amenée par mes parents dans un talmud torah [libéral],
explique-t-elle, parce que mes parents n’ont pas pu me transmettre le
contenu de l’identité juive alors qu’ils se sentaient très juifs, à cause de
la guerre. Et donc ils ont cherché un lieu qui soit à la fois égalitaire et
rationnel où je puisse découvrir le judaïsme. » De là, s’en est suivi un
goût, puis une passion pour ce qui allait devenir son métier. « J’ai donc
commencé à étudier là-bas et j’ai été très vite passionnée par ce que
j’étudiais donc j’ai continué, je me suis investie et j’ai enseigné et voilà
et j’ai voulu devenir rabbin en me disant que c’était le meilleur métier
pour vivre cette passion au quotidien. » Si Soma se prête une vocation,
c’est donc uniquement dans la mesure où « une vocation, dit-elle, c’est
avoir pour métier sa passion ».
Comme les plus chanceux de nos témoins, c’est à la qualité des ensei-
gnants que Soma attribue la source de cette passion pour l’étude des
textes et pour la discussion, « pour le judaïsme et la philosophie, les deux
sans contradiction », précise-t-elle. « J’ai eu de très bons professeurs, et
c’était les textes en fait, c’était l’étude des textes, j’aimais discuter. » Aux
études proprement dites, s’adjoint donc assez tôt l’enseignement. « J’ai
enseigné très vite, j’avais déjà des cours à quatorze ans et puis après j’ai
suivi mon chemin. » C’est de cette période, entre quatorze et seize ans,
que date sa décision de devenir rabbin. Soma accomplit alors un cursus
universitaire classique tout en se préparant à l’examen d’entrée pour un
218 ce que la religion fait aux gens
9. Minyan, qui signiie « nombre » en hébreu, désigne l’assemblée de prière de dix hommes
au moins ayant atteint leur majorité religieuse, obligatoire pour toute prière commu-
nautaire. Si dix hommes prient ensemble, disent les sages, la présence divine plane
au-dessus d’eux. La synagogue n’ayant pas de valeur sacrée, le minyan peut oicier n’im-
porte où (voir Dictionnaire encyclopédique du judaïsme).
10. Extrait de sermon.
220 ce que la religion fait aux gens
sociétés individualistes […] ce ne peut être fait qu’à des niveaux subor-
donnés clairement articulés, de manière à empêcher tout conlit majeur
avec la valeur prédominante ou primaire ». « La solution, poursuit Dumont,
consiste à donner à l’un et à l’autre des deux principes opposés son champ
légitime de suprématie du point de vue moderne, l’individualisme régnant,
mais consentant à se subordonner dans des domaines subordonnés » 11.
On essaiera donc de cerner quel champ légitime de suprématie un rabbin
comme Soma veut attribuer à sa communauté.
Invitée à expliciter le sens du mot « rabbin », Soma se réfère au terme
hébreu rav qui signiie « beaucoup » – « parce que, dit-elle, le rabbin est
censé en savoir un peu plus que les autres ». Dans la réalité, ajoute-t-elle,
ce n’est pas toujours le cas, mais du moins ce titre honoriique marque
« cette connaissance-là ». Puisque telle est la qualité distinctive du rabbin,
et non la foi, en quoi consiste donc cette fameuse connaissance, et quel est
son objet ? Dans une vision très « orthodoxe » du judaïsme, Max Weber,
on l’a vu, insiste sur l’importance de la connaissance de la Loi qui selon
lui distingue le judaïsme, comme le puritanisme d’ailleurs, du catho-
licisme. « Le catholique peut se passer d’une connaissance approfon-
die des dogmes et des écritures saintes, écrit-il, puisque l’institution de
salut intervient à sa place ; il suit qu’il accepte, en faisant coniance à
l’autorité de cette institution, de croire en bloc ce qu’elle prescrit (ides
implicita) : la foi est ici une forme d’obéissance à l’égard de l’Église ; ce
n’est pas l’Église qui appuie son autorité sur des écrits sacrés, c’est elle
à l’inverse qui garantit au idèle le caractère sacré de ces écrits, qu’il est
tout à fait incapable de vériier par lui-même. Pour le juif, en revanche,
comme pour le puritain, l’Écriture Sainte est une Loi qui lie l’individu :
il doit la connaître et l’interpréter correctement » 12. La loi ou les lois
juives, conirme Soma, sont la structure même du judaïsme – « si on
les enlève, si on enlève la notion de devoir, de mitsva, il n’y a plus de
judaïsme ». Mais à ces lois, elle substitue volontiers le vocable « gram-
maire ». « Je pense que dans le judaïsme, il y a une vraie grammaire avec
des outils pour véhiculer les idées » car, dit-elle, ces lois « concernent
tous les aspects de la vie ». La grammaire, dit le dictionnaire Larousse,
est la science des règles du langage, et le sens du mot grec γραμματικός
11. Louis Dumont, Essais sur l’individualisme…, op. cit., p. 229 ; p. 269-270.
12. Max Weber, « L’État et la hiérocratie », in Économie et société [1910-1913], repris in
Sociologie des religions, op. cit., p. 241-328.
Soma, ou la vie philosophe 221
se rapporte à l’art de lire ou d’écrire. Ces lois n’édictent pas, mais parlent.
Ce sont des idées, non pas seulement des prédicats, qui prennent sens
dans l’interlocution. Par ailleurs, la loi juive est pareille à toutes les lois :
« c’est une structure », explique Soma, qui n’est donc ni ixe – « des lois…
ça ne veut pas dire qu’elles sont ixes et ne doivent pas évoluer » –, ni
transcendante, dans la mesure où elle n’existe que par les prescriptions,
les rites et les mitsvot dont elle est à la fois la matrice et l’expression (nous
y reviendrons). La connaissance attendue du rabbin telle que la conçoit
Soma n’est donc pas la compréhension ni l’interprétation correcte des
lois et des prescriptions, mais la capacité à retrouver et donner sens à
des prescriptions dont les conditions d’énonciation sont suisamment
anciennes pour avoir une portée actuelle, voire future.
Que sont ces lois et d’où leur vient une portée à l’aune de laquelle peut
s’ordonner et s’orienter la vie contemporaine au point de former une
communauté sociale de vues et d’intérêts ? Nous avons déjà évoqué l’im-
portance paradigmatique de la mémoire dans le judaïsme, sans surprise
réitérée par Soma, quoique de façon plus précise. En tant qu’« êtres de
mémoire », dit-elle, les juifs doivent rester attachés à une histoire qui leur
donne une égalité de dignité mais non de similitude, mais qui surtout
leur permet de vivre, croître et grandir. « L’humain est appelé zakhar en
hébreu, l’être qui se rappelle, l’être de mémoire […]. Un être humain sans
mémoire quelle qu’elle soit est comme un arbre sans racine. Il se meurt. »
Comme l’arbre, l’homme a besoin de racines, mais à la diférence du
tigre qui naît tigre aujourd’hui dans le même état qu’il y a six mille ans,
l’homme doué de mémoire n’est jamais un premier homme. « Le tigre
d’aujourd’hui est identique à celui d’il y a six mille ans, écrivait Ortega
y Gasset, parce que chaque tigre doit recommencer à être tigre comme
s’il n’y en avait jamais eu avant lui. Mais l’homme, grâce au pouvoir qu’il
a de se souvenir, accumule le passé, le sien et celui de ses ancêtres, il le
possède et en proite. L’homme n’est jamais un premier homme ; il ne
peut commencer à vivre qu’à un certain niveau de passé accumulé. Voilà
son seul trésor, son privilège, son signe. » Signe plus distinctif, selon
Ortega y Gasset, que l’intelligence 13. Pourtant, l’homme moderne ne
prise rien tant que son époque et ne souhaiterait vivre à aucune autre.
« Tout passé, sans en omettre un seul, lui donnerait l’impression d’un
13. José Ortega y Gasset, « Préface pour le lecteur français » [1937], La révolte des masses,
op. cit., p. 47-81.
222 ce que la religion fait aux gens
réduit sans air », constate Ortega y Gasset, car nous sentons que « notre
vie a plus d’envergure que les précédentes ». Or ce tropisme a son revers
car, du même coup, « nous sentons que nous sommes demeurés seuls sur
la Terre ; que les morts ne sont pas morts pour rire ; qu’ils ne peuvent
déjà plus nous aider ». Soustrait à la « hauteur du temps », « l’Européen
est seul, sans morts vivants à son côté ; […] il a perdu son ombre » et vit
éternellement à midi. Une civilisation avancée a pour elle « beaucoup
d’histoire », dont l’idéologie moderne, déplore Ortega y Gasset, veut
pouvoir se passer, à laquelle elle ne réserve qu’une portion congrue 14.
Avant lui, Durkheim suggérait une explication non pas idéologique
mais naturaliste de cette érosion de l’histoire. Face à la somme toujours
plus grande des nouveautés, écrivait-il dans La division du travail social,
ouvrage sur l’évolution des sociétés, son poids est naturellement appelé
à s’efacer. Plus la civilisation se développe, plus l’hérédité et la tradi-
tion perdent de leur empire. L’hérédité, dit-il encore, est « de plus en
plus incapable d’en assurer la continuité » alors qu’à l’inverse, la part des
acquêts individuels devient « plus considérable » 15. Les juifs, attachés à le
rester et à convoquer leurs ancêtres pour éclairer la lanterne du présent,
ne seraient-ils donc pas des modernes, et seraient-ils enclins à « tomber
au-dessous du niveau historique » 16 ?
à quoi sert en efet aux juifs de rester attachés à leurs patriarches et
de se remettre dans leurs pas, sinon précisément à tomber au-dessous du
niveau historique ? La civilisation « avancée » dans laquelle nous vivons,
explique Ortega y Gasset, « n’est pas autre chose qu’un ensemble de
problèmes ardus ». « La vie s’améliore, chaque jour, mais bien entendu,
chaque jour elle se complique » 17. Si l’époque moderne doit afronter des
problèmes deux cents fois plus subtils que les siècles qui l’ont précédée
et doit s’emparer des « moyens avancés » dont elle dispose, elle ne peut
faire i des conditions mêmes de son avancement. Parce que le passé
ne se révoque pas mais s’absorbe, il convient d’en assimiler les raisons
et les erreurs, ne pas lui prêter toute la raison, mais en distinguer les
bonnes et les moins bonnes. De cette façon, loin de l’encombrer et de
lui porter ombrage, l’histoire éclaire le présent. Tout montre en efet que
14. José Ortega y Gasset, La révolte des masses, op. cit., p. 107.
15. Emile Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, 1967 [1893], p. 308.
16. José Ortega y Gasset, La révolte des masses, op. cit., p. 104-107.
17. Ibid., p. 166.
Soma, ou la vie philosophe 223
18. Midrach : « commentaire rabbinique de la Bible ayant pour but d’expliciter divers points
juridiques ou de prodiguer un enseignement moral en recourant à divers genres litté-
raires : récits, paraboles et légendes » (Dictionnaire encyclopédique du judaïsme).
224 ce que la religion fait aux gens
avec l’adhésion chrétienne d’un Games), celui-ci mesuré non pas à l’aune
de temps immédiats se succédant et se substituant les uns aux autres,
mais « des temps » saisis comme totalité. Le judaïsme, professe Soma,
est « adhésion à ce qui dure et non à une vérité qui se substitue à une
autre ». L’option suggérée ici veut que face au poids du temps présent,
à l’importance sans cesse croissante qu’il semble vouloir prendre et à
la place sans cesse plus expansive qu’il veut pouvoir occuper, il faille un
contrepoids de taille considérable pour, sinon lui faire pièce, assumer
une légitimité qui lui soit à la fois contraire et subordonnée.
Pour expliquer de quelle vérité les lois juives se veulent porteuses,
Soma recourt une fois de plus à la grammaire hébraïque, et invoque
le rapport particulier de la langue hébraïque aux temps, passé, présent,
futur 20, dont la composition du mot hébreu emeth, qui signiie « vérité »
et qui a souvent été employé pour traduire le mot « foi », serait une
autre forme d’illustration. Aux dires des rabbins, en efet, le mot emeth
serait composé de la première lettre de l’alphabet, de celle du milieu et
de la dernière. La coniguration alphabétique étant, pour les exégètes,
dotée de sens, ils en tirent l’interprétation selon laquelle « la vérité est ce
qui était, est et sera ». Le message de l’exercice d’interprétation est clair :
la vérité dont parlent les rabbins et qu’ils s’eforcent de faire partager
à la communauté des idèles ne se dissèque pas par séquences histo-
riques, elle est résistante au temps. Elle s’oppose en cela directement à
la vérité scientiique qui peut être « démentie à tout moment par une
autre vérité scientiique plus récente ». « Il s’agit d’une vérité morale qui
dure, ajoute Soma, dans le temps comme la pierre » – la pierre, autre
racine du même mot, emeth. Ce rapport au temps et l’adhésion à ce qui
lui résiste constitue donc, pour Soma, la pierre angulaire de ce qui lie la
communauté juive à ses patriarches et matriarches. En leur indiquant
que ce qui a été, est et sera, que le présent et l’avenir peuvent en quelque
20. Là où beaucoup d’autres langues distinguent présent, passé et futur, les langues sémi-
tiques anciennes ont une opposition de type : accompli et inaccompli ou « parfait » et
« imparfait », c’est-à-dire : ini (ponctuel) et « en train de se faire » (duratif). En hébreu
ancien, l’accompli était un ponctuel (du passé comme du futur) et l’inaccompli était un
duratif (du passé comme du futur). « Ainsi, le temps d’une action était moins exprimé
que la manière dont l’action était accomplie. » Voir Jacques Chopineau, « L’expression du
temps en hébreu biblique. Un regard biblique sur le temps », Esprit d’avant, no 2, (Temps),
mis en ligne en juin 2008, [URL : http://www.espritdavant.com/DetailElement.aspx?nu
mStructure=79255&numElement=47580].
226 ce que la religion fait aux gens
21. Max Weber, « Introduction », in L’éthique économique des religions mondiales [1915],
repris in Sociologie des religions, op. cit., p. 330-378.
Soma, ou la vie philosophe 227
au mystère, au fait « que l’on sait très peu de choses », au fait d’être dépassé,
de n’être pas à l’origine de tout. Mais simultanément, il importe de donner
du sens au fait que nous ne sommes pas tout, que le monde tel qu’il est
dessiné par les humains n’est pas le tout de l’existence et qu’il convient de
faire une place à un monde dont l’humain n’est ni le centre, ni la seule
mesure. Mesurée à l’aune des réalisations humaines, la prière d’ailleurs est
une dépense en pure perte. « à quoi sert la prière ? » demande-t-elle à ses
idèles. « à rien. » Rien, du moins, en termes de productivité. De même que
le shabat commande aux juifs de ne pas être esclaves du travail, la prière
est « une espèce de déi, une alternative à penser le monde uniquement en
termes de productivité avec l’idée que la prière centrale de la tradition, c’est
le shema, c’est-à-dire une invitation à l’écoute. » Par où se discerne l’invita-
tion à assumer une valeur supérieure (l’au-delà de soi) capable d’englober
des normes contraires et de les subordonner – tout en tenant cette valeur
supérieure dans une sphère elle-même subordonnée à la hiérarchie des
valeurs dominantes ordonnées sur l’utilitarisme. Patriarches et matriarches
ne vivaient pas dans l’abnégation, soulignait Soma. Pour autant que nous
ayons pu en juger, tel ne semble pas non plus être son cas. Et il y a tout à
parier que tel n’est pas non plus le signe sous lequel elle aspirerait à voir vivre
la communauté de ses idèles. Qui peut aujourd’hui espérer voir aluer du
monde sous un étendard aussi rébarbatif et aussi déprimant ? Tout dans le
caractère avenant de notre interlocutrice indique une existence épanouie et
par maints aspects enviable – qualité à laquelle n’est sans doute pas étran-
ger le fait d’avoir réussi à exercer un métier directement inspiré par une
passion. Or, chacun sait ce qu’il en coûte d’embrasser une passion et d’en
faire son métier. La prière est un déi, dit-elle, qui invite à ne pas succom-
ber aux lois de la gravitation productiviste, mais plutôt à écouter « cette
petite voix ine et douce, cette petite voix intérieure », à essayer de ne pas
se « boucher les oreilles ». Tel serait donc le socle du sacriice consenti à la
idélité envers un Dieu bien lointain, dont les propos d’Ortega y Gasset sur
ce que lui nomme « destin » permettent de préciser la nature. « Le destin,
dit-il, ne consiste pas en ce que nous avons envie de faire ; il se reconnaît et
montre son proil évident et rigoureux dans la conscience d’avoir à faire ce
que nous n’avons pas envie de faire » 27. Non pas de l’abnégation, mais un
« avoir à faire » vers lequel nous allons désormais nous tourner.
27. José Ortega y Gasset, La révolte des masses, op. cit., p. 178-179.
230 ce que la religion fait aux gens
38. Ibid.
39. Frits Staal, « he sound of religion », Numen, vol. 33, fasc. 1, 1986, p. 33-64 et vol. 33,
fasc. 2, 1986, p. 185-224.
234 ce que la religion fait aux gens
l’assurer comme homme agissant, non pas visant le succès d’une entre-
prise déinie, mais précisément en dehors de tout but utile et délivré
de ses aléas. C’est à l’homme agent qu’elle est dédiée, c’est lui qu’elle
vient soutenir en s’ofrant comme un moyen de faire la paix avec l’acti-
vité dont il est le parangon, à laquelle est lié son destin. « L’homme est
essentiellement devenu conscient de lui-même en tant qu’agent. Il a
découvert qu’il afectait le monde extérieur en engageant une activité
– une poursuite forgée de risque et de danger. Il créa donc un monde
d’une activité rituelle ou idéale, intrinsèquement vouée au succès libre
de telles contingences. » Autrement dit, la fonction originelle du rituel
est d’être une activité parfaite 40.
Le judaïsme a toujours préféré les actes au discours, airme Soma.
Edmond Fleg, auquel encore une fois Soma se réfère souvent, évoque
ainsi le monde de ses pères : « Il s’agissait, pour ces Juifs, d’associer Dieu
à tous les actes de la vie, du plus haut jusqu’au plus humble, de faire
de chacun de ces actes un hommage à Dieu, et, spirituellement ainsi
le manger et même le boire, de transposer l’existence quotidienne sur
le plan spirituel […]. Il s’agissait, par le rite, par la charité, par la péni-
tence, par la fête, par la joie, de créer, comme dit la Bible, un peuple de
prêtres ; non pas de prêtres retranchés de la vie dans la prière, mais de
prêtres acceptant et vivant toutes les formes de la vie, dans l’étude, le tra-
vail, la famille et la société, et sanctiiant chacun des actes de cette vie
par la prière et la contemplation » 41. En associant Dieu à chacun de ses
actes, la vie quotidienne ainsi ritualisée Lui rend hommage. Le rituel et,
par extension, le processus de ritualisation seraient cette tension et élé-
vation du quotidien à la qualité d’hommage, une voie particulière pour
afecter le monde extérieur dont le sens, la transitivité secondairement
donnée par les idèles a pour nom « Dieu », un mot, un élément de lan-
gage, un moyen d’appeler le monde, de le faire sonner. Le rituel religieux,
selon Staal, répondrait à une nécessité biologique au même titre que les
chants d’oiseaux auxquels les mantras proférés par les humains peuvent
être comparés. Le règne animal produit des ritualisations, ce domaine
d’action n’est pas propre à l’homme, dit-il, mais traduit le rétrécissement
de l’abîme jeté par nos prédécesseurs entre nature et culture.
42. Johann Wolfgang von Goethe, Maximes et rélexions (Maximen und Relexionen) tra-
duites par Sigismond Sklower, Paris, Brockhaus et Avenarius, 1842 [149].
43. Cité par Yeshayahou Leibowitz, Les fondements du judaïsme. Causerie sur les Pirqé Avot
(Aphorismes des Pères) et sur Maïmonide, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines. Judaïsme »,
2007 pour la traduction française, p. 161.
44. Termes dans lesquels Leibowitz traduit le commentaire que it le Gaon de Vilna (grand
érudit et chef spirituel de l’Europe orientale, 1720-1797) d’un énoncé fameux du Traité
des Pères donné par Hillel l’Ancien, qui disait exactement ceci : « Si je ne (suis) pour moi,
qui (est) pour moi ? Et quand je (suis) par moi-même, que suis-je ? Et si ce n’est main-
tenant, quand ? » Question que Leibowitz traduit de la manière suivante : « S’il n’agit
pas pour lui-même, personne n’agira pour lui à sa place. » Voir Yeshayahou Leibowitz,
Les fondements du judaïsme…, op. cit., p. 149 sqq.
236 ce que la religion fait aux gens
47. Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2003 [1938],
p. 185-186. Ce recueil réunit une série d’essais et de conférences donnés entre 1903
et 1923 « sur la méthode que nous croyons devoir recommander au philosophe » (avant-
propos de l’auteur).
Chapitre 9
Loyautés religieuses
et intermittences de la foi
sur un autel baroque convenu et sans grâce, il avisa les bas-côtés dont les
médaillons et les chapelles promettaient d’intéressantes découvertes. Puis
s’immobilisa, it demi-tour, vint se placer au centre de la nef, s’agenouilla
lentement, et se signa d’un ample geste recueilli, du front à l’extrémité des
épaules. Il se releva, toujours avec lenteur, et revint alors à l’inscription
de la nef gauche, objet de sa curiosité première 1.
Le catholique, aurait dit Léon Poliakov, est celui qui ne va plus à
l’église, tandis que le juif est celui qui ne va plus à la synagogue 2. « Je ne
suis pas chrétienne en ce sens que je ne crois pas en Dieu, écrivait Mary
McCarthy à Philip Roth, et pourtant je ne peux pas m’empêcher de l’être
(comme un “gentil petit juif ” ne peut pas s’empêcher d’être juif) et je
renâcle devant votre tableau du christianisme. » Que signiie être juif ou
chrétien indépendamment de toute activité religieuse, de toute forme
de croyance ? Comment rendre compte de l’attachement à des étiquettes
qui, même jaunies, collent durablement à la peau ? Les religions sont-
elles par nature exclusives et vouées à creuser entre leurs idèles des
tranchées entre un « eux » et un « nous » irréductibles ? à en juger par
la réponse de Philip Roth à la protestation de Mary McCarthy contre son
fastidieux tableau de l’antisémitisme chrétien brossé dans La Contrevie,
les braises des conlits fratricides entre judaïsme et christianisme, encore
fumantes, ne demandent qu’à être rallumées. Devant le « folklore » des
fêtes de Noël, déclare en efet Roth, il se sent « vaguement agressé » et
éprouve, à y assister, « les émotions d’un espion dans le camp adverse »
car, à ses yeux ainsi qu’à ceux de bien des juifs, dit-il, ces rites expriment
une « idéologie » ni plus ni moins « responsable de la persécution et
des mauvais traitements des Juifs » 3. Les guerres de religion passées
et présentes contribuent indéniablement à la persistance des apparte-
nances religieuses au-delà de toute pratique et de toute croyance, et ce
aussi bien entre les grandes religions qu’entre congrégations voisines.
Elles expliquent aussi a contrario les sympathies pour des religions
1. Sans l’avoir développée ailleurs dans cette étude, nous relatons ici une expérience qui
nous paraît exemplaire pour notre propos.
2. Cité par Patrick Michel, « Le croire entre décomposition et recomposition », in Françoise
Champion, Sophie Nizard et Paul Zawadziki (dir.), Le sacré hors religion, Paris, L’Harmattan,
p. 93-108.
3. Philip Roth, « Échange avec Mary McCarthy », in Parlons travail, Paris, Gallimard,
2004 pour la traduction française, p. 167-176 (chapitre dans lequel l’auteur répond au
commentaire de Mary McCarthy sur son livre La Contrevie).
loyautés religieuses et intermittences de la foi 241
lointaines vierges de tout conlit avec la religion dans laquelle on est né.
Aussi regrettable puisse être cet état de fait, les appartenances religieuses
plongent leurs racines dans l’histoire et celle-ci, comme le rappelle Régis
Debray, n’est pas un dîner de gala. Pourtant, ajoute-t-il, « [si] chaque
collectif pouvait s’auto-constituer au lieu de “s’allo-déinir”, l’histoire des
hommes ressemblerait à un Muséum d’histoire naturelle » 4. Certes, les
identités se façonnent, se feuillettent, se forment et se déforment, elles se
révèlent labiles, mais même la fraternisation universelle n’est concevable
qu’en postulant un « eux » et un « nous ». Mais de quels « eux » et de quels
« nous » s’agit-il, de quelles frontières et entre quoi et quoi passent-elles
pour être tantôt poreuses, tantôt infranchissables – ou, plus exactement,
poreuses à un certain niveau, infranchissables à d’autres ?
Qu’un homme dans la cinquantaine durablement éduqué aux rites
catholiques s’agenouille devant l’autel d’une église montre tout au plus
qu’à l’église il est catholique et s’y comporte comme tel. On peut y voir
la rémanence d’inculcations incorporées et la déférence (sinon la piété)
envers des habitudes abandonnées mais non pas répudiées. Un rélexe
conservé, une sorte d’automatisme, le reste non soldé d’apprentissages
anciens à s’incliner devant des formes d’autorité abstraite dont en grandis-
sant on s’est afranchi et dont l’innocuité permet désormais qu’on y défère
sans pour autant s’y soumettre. On peut y voir encore, et l’un n’est pas
exclusif de l’autre, la main du tabou qui interdit, quasi contre la volonté,
de faire quelque chose – poser des chaussures sur un lit, pour reprendre
l’exemple de Mary Douglas dans son ouvrage sur la souillure 5 –, ou de
ne pas faire quelque chose – s’agenouiller devant l’autel ou bien, ainsi
que Mary McCarty l’écrivait à Philip Roth, « ne pas pouvoir s’empêcher »
d’être catholique, de la même façon que Roth ne peut pas s’empêcher
d’être juif lorsque, face aux dévotions chrétiennes, il airme être devant
« un goufre infranchissable » et déclare une « incompatibilité naturelle et
totale ». On pressent derrière l’insurrection historique une insurrection
actuelle et entièrement incorporée, comme si l’histoire engoufrée dans
le présent lui interdisait ne serait-ce que d’y être physiquement présent.
Les frontières sont à la fois nécessaires et arbitraires, airme Eileen
Barker, et il faut bien tracer la ligne quelque part. Mais les frontières qui
déinissent les lieux de l’identité religieuse sont variables et multiples, de
même que les enjeux qui incitent à les protéger ou à les franchir 6. Elles
sont elles-mêmes sujettes à des subdivisions, elles sont plus ou moins
précises et distinctives, airmées et saillantes, plus ou moins perméables
aussi, négociables, manipulables, sans omettre leurs superpositions et
leurs croisements respectifs. Les juifs le sont en vrac pour les non-juifs,
tandis qu’entre eux, les juifs se distinguent aussitôt entre ashkénazes et
sépharades. Face à eux, les catholiques peuvent se déinir comme tels,
mais se distinguer face à leurs coreligionnaires comme pratiquants ou
non pratiquants, les uns et les autres oublier ces appartenances au proit
d’identités plus vivantes et de collectifs plus signiicatifs, travail, amitié,
activités associatives, ou les réactiver à la faveur de conlits politiques.
Les critères d’appartenance religieuse sont multiples et mouvants, et
chacun dispose pour localiser son identité religieuse d’une palette de
possibilités. Eileen Barker distingue onze localisations distinctes de
l’identité religieuse, auxquelles correspondent des types de frontières et
des modes d’accès diférents. Les deux premières, dites « cosmiques » et
« globales », n’appellent ni frontières ni ticket d’entrée : tout un chacun
peut être déiste, panthéiste ou faire partie de nouveaux mouvements
religieux sans qu’il soit nécessaire de tracer une frontière entre le sacré
et le profane puisque tout – et chaque existence – est imprégné de sacré.
De même, ne devrait-il y avoir, théoriquement, aucune frontière entre
les adeptes des religions universalistes pour peu que l’on accepte leur
Vérité – entendre simplement leur Verbe comme, par exemple, « prendre
Jésus dans son cœur ». Lorsqu’en revanche la religion est localisée dans
une entité nationale, locale ou « biologique » (terme employé pour dési-
gner les modes de transmission matrilinéaire comme celui qui prévaut
dans le judaïsme, ou patrilinéaire comme le veut la règle de la religion
zoroastrienne), il faut pour y être éligible arguer de sa naissance – être
né dans un pays ou naturalisé, être né là, être né même si l’on ne croit
pas. De même, lorsqu’une religion comme l’Église d’Angleterre est cir-
conscrite à une aire culturelle et déinie comme une communauté de
croyants, on y accède en principe par la naissance, avec toutefois des rites
additionnels d’adhésion. Que la religion soit déinie ethniquement, et
le ticket d’entrée est là aussi négociable, selon que l’on considère l’ethnie
6. Eileen Barker, « We’ve got to draw the line somewhere. An exploration of bounda-
ries that define locations of religious identity », Social Compass, vol. 53, no 2, 2006,
p. 201-213.
loyautés religieuses et intermittences de la foi 243
déjà tout autre chose. Qu’y a-t-il donc dans ce « dans » ? N’est-ce pas là
que naissent, se logent et trouvent à se développer la idélité à sa religion,
son élection, sa loyauté envers elle ou, à l’inverse, son incompatibilité, sa
faillibilité et son manque de consistance ? Où naît la idélité religieuse
qui fait que l’on s’arrête devant l’autel, en dépit du peu d’égard pour les
choses de la religion dans laquelle on est né, on a pu être élevé et éduqué ?
11. La peur étant par ailleurs mère de la cruauté, Russell plaide non pour la religion, mais
pour l’usage de l’intelligence et de la science ; voir Paul E. Edwards et Bertrand Russell,
248 ce que la religion fait aux gens
liée avec la peur, une afection humaine de premier ordre. Mais son
destin n’est pas univoque pour autant et elle n’ofre contre la plus grande
de toutes, la peur de la mort, qu’un piètre remède 12. Disons ici sim-
plement qu’elle donne aux peurs des formes plus ou moins digestes et
acceptables, et aux peurs enfantines des expressions fantastiques, plus ou
moins faciles à apprivoiser et qui, avec les ans, parviendront à se déliter,
à se réélaborer ou à tomber dans l’oubli.
La religion donne aussi forme aux désirs, et l’on sait la force des désirs
enfantins. Contrairement à la illette au miroir, le petit Nika du Docteur
Jivago de Pasternak savait prendre Dieu du bon côté et même s’en faire
un supplétif eicace. Attristé de constater que cela fait toujours si mal
d’être sur terre, il s’avise que Dieu existe et que s’il existe, il est lui-même
Dieu. « Dieu existe évidemment. Mais s’il existe c’est moi. » Il n’y a donc
qu’à lui commander de faire venir la paix. « “Tiens, je vais lui comman-
der, pensa-t-il, en jetant son regard sur un tremble qui frémissait de la
tête au pied […] tiens je vais lui ordonner…” – et, dans un dépassement
insensé de ses forces, il chuchota, non, il désira, il pensa de tout son
être, de toute sa chair et de tout son sang : “Paix !” Et l’arbre aussitôt,
docilement s’immobilisa. » La joie rendue à l’arbre, la voix est libre, car
Nika aime bien la terre aussi et trouve qu’il fait bon y être : « Nika eut
un rire de joie et courut à toutes jambes se baigner dans la rivière » 13.
De Dieu, du temps, notions ô combien abstraites, les enfants s’emparent
avec la naïveté, ou plutôt la faculté de raisonnement fulgurante qui est
la leur, qui sera inéluctablement appelée à s’émousser au il des ans et
que les théologiens et métaphysiciens de tout poil pourraient à bon droit
leur envier. Un peu plus grands, lorsque les questions de « permis » et
d’« interdit » viennent troubler la première liberté de penser, les repré-
sentations se font plus iguratives. Dieu alors se présente sous un jour
afectif plus tranché. Il fut pour Edmond Fleg un être amical et aimant
qui, à l’aube inquiète du sommeil, calmait (comme le ferait une mère) les
soucis d’un petit aspirant à une sagesse fâcheusement inaccessible. à cet
âge, raconte-il, il sentait Dieu très loin mais aussi tout près, lui coniait
« Why I am not a Christian », in Why I am not a Christian and Other Essays on Religion
and Related Subjects, New York, Simon and Schuster, 1957, p. 3-24.
12. Voir infra, dans la conclusion : « Ce que la religion fait aux gens : les croyances à l’épreuve
de la vie ».
13. Boris Pasternak, Écrits autobiographiques. Le Docteur Jivago, Paris, Gallimard,
coll. « Quarto », 2005, p. 248.
loyautés religieuses et intermittences de la foi 249
ses soucis et s’endormait dans ses bras : « Dieu était là, je le savais, très
loin et tout près, partout et dans mon cœur. Je lui racontais mes fautes et
je cherchais son pardon. Je voulais être meilleur, je ne pouvais l’être sans
lui. Je lui promettais de mieux faire, je le suppliais de m’aider. Et il m’ai-
dait, j’en étais sûr. Je montais jusqu’à lui. Il m’entourait, il me prenait ; je
m’endormais dans ses bras » 14. Dieu était là, je le savais, précise Edmond
Fleg, très loin et tout près, indiquant par cette insistance même que Dieu a
maintenant fait son entrée dans le registre du savoir et, inéluctablement,
du doute, et qu’appréhendé dans ses contradictions, il est en train de faire
les frais du combat entre le vrai et le vraisemblable. Dieu enin est pris
à partie dans ce qui deviendra l’apprentissage de la morale et du devoir.
Faire bien, mal faire, sont les premiers tourments auxquels est confronté
l’enfant et ce qui le confronte directement et répétitivement à ses parents,
diicultés auxquelles Dieu peut prêter main-forte, mais qu’il peut aussi
bien contribuer à rendre plus ombrageuses et plus décourageantes, pour
peu que les images de son envers diabolique dûment entretenues se vivi-
ient dans des « imaginations graphiques » rébarbatives, voire répulsives 15.
Mais l’idée que l’enfant se fait de Dieu et de la religion n’est pas unique-
ment une fantaisie personnelle mobilisant de puissantes facultés d’abs-
traction et de iguration – le fruit, en somme, de son imagination. Elle
est faite, pour lui comme pour l’adulte, de « la matière solide (hard stuf)
de l’expérience physique et sociale du monde », note Dewey 16. Au fur et
à mesure que l’enfant grandit, cette idée s’alimente de plus en plus de ce
qu’il voit et perçoit du commerce de ses parents avec tout ce qui tourne
autour de Lui, la ferveur ou la distance avec lesquelles ils s’occupent de
lui, s’adressent à lui et agissent à sa faveur, et des occasions sociales qui
en célèbrent la présence. La socialisation religieuse des enfants doit au
moins autant à l’instruction religieuse proprement dite qu’à l’imprégna-
tion matérielle dont la religion fait l’objet. Les enfants, dit Wuthnow,
assimilent la religion « plus par osmose que par instruction ». Pour eux,
l’acte de prier est plus important que le contenu de leurs pétitions. « Aller
à l’école du dimanche était plus mémorable que tout ce qui avait pu
leur être enseigné. Le poulet frit, les seder ou les statues de Marie leur
23. Peter Beyer, « he religious system of global society: A sociological look at contem-
porary religion and religious », Numen, vol. 45, n° 1, 1998, p. 1-29.
24. Jean-Paul Willaime, « La sécularisation contemporaine du croire », art. cité, p. 47-62.
254 ce que la religion fait aux gens
pèche par une violence guerrière par trop contradictoire. « La foi telle
que je la vis, déplore-t-il, est en contradiction avec beaucoup d’éléments
de l’Ancien Testament… étripez les enfants, brisez-leur le crâne sur
les pierres, toutes ces violence de l’Ancien Testament à l’encontre des
ennemis… » Et le Nouveau Testament n’est pas en reste : « Il y a des
éléments de violence que je n’aime pas dans le Nouveau Testament,
celui qui n’est pas avec moi est contre moi, quitter son père et sa mère,
Judas, tout le relent anti-Judas et antisémite de l’Évangile des Rameaux
m’est très pénible. » Même le Christ est « ramenard », « vantard » parfois,
sans parler du christianisme « complètement dévoyé de la conversion
par le fer et par le feu ». Au nombre des diicultés éprouvées pour faire
vivre sa foi (qui prouvent, dit-il, qu’il n’est pas « un être de foi »), s’ajoute
enin le sentiment de montages verbaux et de préconisations triviales
devant lesquelles, là encore, la foi renâcle. « J’ai le sentiment que les gens
s’égarent ou bien dans des gloses ou bien dans des formulations auto-
matiques […] j’ai le sentiment qu’il y a une sorte de machinerie mais
en même temps je ne suis pas ignorant ou contestataire de la vieille
formule des jésuites ou d’autres éducateurs en christianisme, en catho-
licisme, consistant à dire : agenouillez-vous et ça viendra. Mais je suis
comme un fétu de paille et je suis porté à des formes de désespérance
qui me font dire peut-être que le bon dieu est de trop, mon Dieu ! Quel
est le sens de tout cela ? » D’autres dieux plus propices seraient-ils alors
disponibles ? Pour trouver une religion à sa convenance, l’orphelin d’une
foi perdue ne ménage pas sa peine et se met en quête d’accrochages plus
favorables. Il pratique, insuisamment pour s’en imprégner, admet-il,
diverses sagesses orientales qui, décidément, s’avèrent « assez réfrigé-
rantes ». « J’ai beaucoup de mal à me borner à considérer qu’il faut en
inir avec le désir, je ne peux pas avoir comme représentation du monde
et de l’aventure humaine que ce qu’il faut c’est abolir la soufrance en
abolissant le désir. » Il ne peut pas non plus se résoudre, comme le vou-
drait la sagesse hindoue, à passer le mal par pertes et proits ni accepter
le mal « comme un revers nécessaire et permanent du bien ». « Les dif-
férents visages du dieu ou de la déesse dans la mythologie hindoue, j’ai
beau les avoir cultivés sous toutes leurs formes, Docteur Jekyll et Mister
Hyde, je n’arrive pas. » Aussi développé soit son amour de la diversité,
« les visages de tendresse et les visages grimaçants » ne font pas l’afaire
– « quelque chose m’arrête », déclare-t-il comme à regret, pour revenir
au « poids du christianisme » qui malgré tout reste en lui, trésor charnel
loyautés religieuses et intermittences de la foi 255
25. Liliane Voyé et Karel Dobbeleare, « Le religieux : d’une religion instituée à une religio-
sité recomposée », in Liliane Voyé, Bernadette Bawin-Legros, Jan Kerkhof (dir.), Belges
heureux et satisfaits. Les valeurs des Belges dans les années 1990, Bruxelles, De Boek,
1992, p. 159-237, cité par Jean-Paul Willaime, « Les métamorphoses contemporaines
du croire à la lumière d’enquêtes récentes », Archives des sciences sociales des religions,
no 82, 1993, p. 239-245.
loyautés religieuses et intermittences de la foi 257
Delhia ait toujours eu « dans sa tête » que ses enfants seraient juifs ne l’a
pas empêchée de tomber amoureuse d’un protestant et de le leur donner
pour père, ni Games, immergé dès le berceau dans la foi catholique, à
seize ans, de « tout envoyer balader ». Même le pasteur tôt averti d’une
impérieuse vocation s’est assis dessus des années durant. Il apparaît donc
que le idèle circule entre des formes de vie religieuse et non religieuse,
souvent avec des scrupules mais parfois aussi avec une tranquille insou-
ciance. Le phénomène doit certainement au mode de vie contemporain
et à sa fameuse sécularisation. Dewey oppose ainsi l’homme de jadis,
né et élevé dans une continuité dont l’unité sociale, l’organisation et les
traditions étaient symbolisées par les rites, les cultes et la croyance d’une
religion collective, et l’homme contemporain qui rejoint une église par
décision personnelle et volontaire. La constance religieuse pouvait jadis
alors être toute sociale, et l’on pouvait embrasser des carrières religieuses
au sens propre du terme cette fois, indépendamment de tout penchant
ou inclination personnels pour la religion que l’on s’engageait à servir.
La circulation entre vie laïque et religieuse voyait des guerriers acharnés
devenir hommes d’Église, des illes non mariables entrer dans les ordres,
des hommes et des femmes se retirer au couvent pour couler une in de
vie paisible. Assurément, nul n’irait aujourd’hui rejoindre l’Église pour
des raisons de ce type. Quant à savoir si la foi habitait uniment tous les
idèles, nous savons qu’il n’en est rien, même si la socialisation des pra-
tiques religieuses s’exerçait avec une rigueur en rien comparable avec
celle qui prévaut dans les pays afranchis de la tutelle des églises. Cicéron,
pour ne citer que lui, ne faisait pas mystère du total désaccord des phi-
losophes de son époque sur la nature des dieux, en particulier sur le fait
de savoir « si les dieux ne font rien, ne s’occupent de rien, sont exempts
de toute charge dans le gouvernement du monde, ou si au contraire, ce
sont eux qui, dès l’origine, ont fait et établi toutes choses et qui les diri-
gent et les font mouvoir pour une durée illimitée ». Il tenait pourtant
que faute d’être tranché, ce grand désaccord plongerait l’humanité « dans
l’incertitude la plus complète » et dans la totale ignorance des sujets
les plus importants. Certes, la piété ne devait pas non plus être feinte
ni maintenue comme un « vain simulacre » (nous dirions aujourd’hui :
en dehors de toute croyance sincère), mais sa disparition, craignait-il,
n’entraînerait-elle pas « dans notre vie des bouleversements et un grand
désordre » ? Car, et c’est là l’unique sujet qui préoccupe le rhéteur, à ne
plus honorer les dieux qui ne font rien et ne se préoccupent aucunement
258 ce que la religion fait aux gens
26. Cicéron, La nature des dieux, Paris, Les Belles Lettres, 2004, livre i, I, 2, p. 2 et II, 3,
p. 2-3.
27. William James, he Varieties of Religious Experience…, op. cit., p. 63-64.
loyautés religieuses et intermittences de la foi 259
bien souvent par donner le coup de grâce aux credo familiaux de toute
nature. La religion s’estompe devant des préoccupations autrement plus
prenantes. Jeune homme, Élias doit se faire un métier et soutenir sa
famille, il n’a plus de temps pour des considérations aussi éloignées des
soucis matériels qui le pressent et l’inquiètent. Ceux qui ont l’heur de
poursuivre leurs études y consacrent l’essentiel de leur rélexion, et sont
plus prompts à défricher de nouveaux terrains d’aventure qu’à labourer
les anciens. Delhia, qui part en Israël pour conquérir une judéité qui
lui appartienne en propre, veut en savoir plus non pas sur les préceptes
religieux mais sur l’herméneutique des textes anciens, ainsi accéder à une
culture linguistique et historique personnelle. Seuls les mieux formés
aux études religieuses, comme Laudan, Demiane ou Soma, poursuivent
leurs enquêtes en essayant toutefois de leur donner un tour plus adapté
aux exigences qui sont les leurs. Laudan arpente les églises de Paris
dans l’espoir d’en trouver une à son goût quoique, de plus en plus, la
messe l’ennuie, et s’il rejoint un groupe chrétien de rélexion, il est déjà
sérieusement en retrait par rapport à l’institution. Et Demiane comme
Soma trouvent dans leurs maîtres l’ouverture d’esprit suisante pour
satisfaire l’appétit et la curiosité d’étudiantes en quête de connaissances,
prêtes à mettre en chantier les savoirs établis et à pousser les feux vers
des questions plus ardues. Parce qu’il s’agit de renégocier son identité,
d’ouvrir de nouvelles portes et de cultiver sa diférence, chacun veut
désormais voir les choses à sa manière. « J’accepte Dieu et le Christ, oui,
mais à ma façon » déclarait à Robert Wuthnow un jeune homme revenu
à la religion après s’en être éloigné 32. Ces nouveaux départs sont donc
le fruit de réengagements personnels à travers lesquels il ne s’agit plus
seulement de suivre les consignes familiales mais d’être l’initiateur de
sa vie religieuse et de lui donner une forme qui corresponde à ce que
l’on est devenu ou ce que l’on cherche à devenir. « Je voulais me connec-
ter avec quelque chose. Je ne savais pas quoi […]. Dans ma famille, je
devais le faire, alors que maintenant je voulais le faire de moi-même »
déclare encore à Wuthnow un jeune juif qui s’est inscrit dans une classe
d’hébreu. Pour d’autres, comme Games, Laudan, Delhia ou Élias, c’est le
mariage qui procure les sources du renouveau religieux et ce, de manière
plus nette encore lorsqu’il s’agit d’intermariages, tandis que la naissance
des enfants et des petits-enfants scelle l’ultime pacte de loyauté avec
les gens font la religion et ce qu’elle leur fait, j’explorerai les traits saillants
et les surprises suscités par la fréquentation des idèles que j’ai interviewés
– en d’autres termes, ce que leur religion m’a fait et suggéré. Je présumais
dans la préface que les idèles étaient à la fois semblables et diférents de
ceux qui n’ont pas de commerce avec la religion, ce qui, au terme de mon
enquête, se conirme, et je tenterai de dire en quoi. J’essaierai également
d’identiier les représentations, voire les préjugés qui, au contact des idèles
interrogés, ont, à mes yeux, volé en éclat.
6. Des enquêtes d’opinion portant sur l’adhésion subjective aux traditions et aux diférents
mouvements religieux apparaissent néanmoins. Voir Duane F. Alwin, Jacob L. Felson,
Edward T. Walker et Paula A. Tuiş, « Measuring religious identity in surveys », Public
Opinion Quaterly, vol. 70, no 4, 2006, p. 530-564.
7. Anne Coubray, « Le Dieu neuronal : religion et sciences cognitives », séminaire Enjeux
philosophiques des approches empiriques de la religion (EPAER), ENS-Lyon, 17 mars 2009,
en ligne, [URL : http://epaer.ens-lyon.fr/spip.php?article53], consulté le 20 novembre
2012.
Conclusion 269
8. James, au contraire, diférenciait la morale et la religion ainsi : « la morale dit que cer-
taines choses sont meilleurs que d’autres », quand la religion dit deux choses, que « les
Conclusion 271
meilleures choses sont éternelles », et que « nous allons mieux, même maintenant,
quand nous croyons que cette airmation est vraie » ; voir William James, he Will to
Believe…, op. cit., p. 29-30.
9. John Macmurray, he Structure of Religious Experience, op. cit., p. 2.
10. Ibid., p. 40.
11. Régis Debray, Le feu sacré…, op. cit., p. 337.
272 ce que la religion fait aux gens
12. Anne Coubray, « Le Dieu neuronal : religion et sciences cognitives », art. cité.
13. Charles Hartshorne, he Divine Relativity…, op. cit., p. xvii.
14. Jean Bottéro, Naissance de Dieu. La Bible et l’historien, Paris, Gallimard, coll. « Folio
histoire », 1992, p. 176.
Conclusion 273
15. Cicéron, La nature des Dieux, op. cit., livre II, XLVI, 119, p. 110.
274 ce que la religion fait aux gens
16. Michel de Montaigne, « Apologie de Raymond Sebon », in Essais, Paris, Arlea, 2002
[1580], livre II, chap. 12, p. 401.
17. William James, he Varieties of Religious Experience…, op. cit., p. 103.
Conclusion 275
18. Paul Helm, Belief Policies, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 58 sqq.
19. Léon Chestov, Athènes et Jérusalem, [1930-1937], cité par Paul Helm, Belief Policies,
op. cit., p. 192.
276 ce que la religion fait aux gens
y ait une preuve de l’existence de Dieu, ni non plus parce qu’une telle
croyance sui generis serait la « vraie » croyance, la vraie foi, une grâce
étrangère à l’idée de volonté, étrangère à l’idée de découverte, dépour-
vue de visée explicative, étayée sur le simple fait que « quelque chose est
arrivé », quelque chose que l’on a vu et qu’ensuite on raconte pour l’avoir
vu « de ses propres yeux ». Même le pasteur, dont on peut dire qu’il fut
touché par la grâce, ne traite pas de l’impossibilité logique de prouver
l’existence de Dieu. Cette question ne fait pas partie de son viatique. Les
politiques de croyance envisagées ne relèvent donc pas de ce que certains
théologiens considèrent comme une croyance « pure » mais plutôt, selon
les termes de Paul Helm, d’une « attitude propositionnelle » qui explique,
in ine, que les idèles soient attachés à un Dieu particulier, à ce Dieu, et
non pas à des dieux conciliables, interchangeables, ou révocables, non
plus qu’à un Dieu général.
Consommateurs ou idèles ?
Un dernier mot enin de la viabilité des formes de idélité étudiées.
Sont-elles promises à une extinction prochaine, doit-on les considérer
comme des usages curieux, voire folkloriques, voués à disparaître, comme
les témoins d’une sécularisation inéluctable que la chute des vocations
illustre avec éclat – alors que symétriquement, la thèse de la séculari-
sation, quoique non exempte de retournements, en a suscité de nom-
breuses ? Ou bien ce type de idélité est le témoin d’un renouvellement,
condition de l’eicacité de la religion comme le démontra en son temps
l’émergence de la Réforme. En France et dans maints pays, le christia-
nisme n’a plus ou très peu de pouvoir ni même d’inluence politiques, en
raison d’un processus de diférenciation des sphères séculières et d’éman-
cipation à l’égard des institutions et des normes religieuses. Le processus
de sécularisation étant dûment renseigné, je n’en développerai ici ni les
analyses ni les thèses. Et ce n’est pas non plus à partir de ce seul corpus
que je pourrais prédire l’avenir du catholicisme et du judaïsme. Si ce
n’est pour conirmer que le fait d’œuvrer à la perpétuation de la reli-
gion auprès des jeunes générations comme auprès des communautés
religieuses n’en est pas une garantie. Il apparaît toutefois que l’angle
sous lequel est généralement abordée la thèse de la sécularisation et
du recul avéré de la idélité religieuse est celui de la modernité (et de la
raison), sorte de méta-narration universalisante qui, par efet miroir,
278 ce que la religion fait aux gens
20. Voir sur ce point : David Martin, On Secularization. Towards a Revised General heory,
Aldershot, Ashgate Publishing Limited, 2005.
21. Bryan S. Turner, « Sociological founders and precursors: The theories of religion of
Emile Durkheim, Fustel de Coulanges and Ibn Khaldûn », Religion, 1, 1971, p. 32-48.
22. Voir le portrait de Delhia.
23. Ramsay MacMullen, Voter pour déinir Dieu…, op. cit., p. 64.
Conclusion 279
Isbn : 978-2-7351-1532-7
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