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C.S. LEWIS . ..

IEU
-
AUBANCDES
/

CCUSES
i@füljii
li n homme ne peut pas davantage
[I diminuer la gloire de Dieu en refu­
sant de l'adorer qu'il ne peut éliminer le
soleil en gribouillant le mot obscurité �r
le mur de sa cellule.

je crois au christianisme tout comme je


crois que le soleil s'est levé ce matin. Non
pas parce que je le vois, mais parce que,
grâce à lui, je vois tout le reste.
DIEU AU BANC
DES ACCUSÉS
C.S. Lewis

DIEU AU BANC
DES ACCUSÉS

Éditions Raphaël
Case postale 1
1801 Le Mont-Pèlerin
Suisse
Préface

C.S. Lewis est ! 'écrivai n contemporarn auquel


semble parfaitement s'appliquer cet épigraphe grec à
propos de Platon : « Quelle que soit la direction que
nous prenions, lorsque nous le rencontrons, il est
déjà sur le chemin du retour. » Il était i ncomparable
dans sa façon de débattre de la vérité et de suivre un
argument j usqu'à sa conclusion logique. C'est proba­
blement cette qualité, unie à une très grande clarté,
qui fait qu'il ait su mieux comprendre le propos de la
foi chrétienne que d'autres qui n'ont pourtant fait
que se vouer à cette cause.
Point n'est besoin d'aller plus loin que l'essai Le
"!)'the devenu fait, où il enjambe tous les pièges dans
lesquels se débattent tant d'auteurs contemporains, y
compris les incroyants qui pensaient nous surprendre
récemment encore par leur Mythe du Dieu incarné*. De
nos j ours, le mot mythe est trop souvent employé

*John Hick, 'f"he /\fyth of Cod /11rnmr1/e, Westminster Press,


Philadelphia, 1 977.

7
PRÉFACE

comme synonyme de mensonge ou, au mieux, défini


comme un genre de langage imagé pour sauvages.
Comme nos contemporains sont devenus ennuyeux !
Même dans l'athéisme farouche de sa jeunesse, Lewis
était allé aussi loin qu'eux, comme cela ressort d'une
lettre datée du 12 octobre 1916 et adressée à l'un de ses
plus vieux amis, Arthur Greeves:

Toutes les religions OH J1J)'thologies - poHr leHr do11ner leur


vrai 110J11 - ne sont que pures inventions h111J1aines . . .
Ainsi se sont-elles développées. S011vent aussi, de grands
hommes Jurent considérés comme des dieux après leur 111011
- Hermle OH Odin, par exemple. Ce fut égale1J1enl le cas
du philosophe hébre11 Yeshua (110111 que nous avo11s altéré,
en le lransforma11/ en Jésus). Après sa mo1t, il com1J1C11ça
par être tenu pour 11n die11; un culte se créa, que l'on
rattacha d'ailleurs plus lard à celui, plus ancien, du Yahvé
des Hébreux. Et ainsi, le christia11isme prit naissance -
une 11rythologie parmi tant d'autres.

Les savants de notre époque auraient pu trouver


en l u i u n a l l i é , s ' i l s ' é t a i t ar rêté l à . M a i s Lew i s
continua d'argumenter contre lui-même, approfondjs­
sant ses réflexions sur la notion de 11()'1he. li désignait
par ce terme tous les cas du même type d'événement
revenant clans plusieurs religions différentes Oa mort
d'un dieu suivie d'une résurrection, par exemple). li
trouva la réponse qu'il cherchait durant la soirée du

8
PRÉFACE

1 9 septembre 1931. li avait invité J.R.R. Tolkien et


Hugo Dyson à dîner au Magdalen CoUege. La discus­
sion se prolongea tard dans la nuit ; d'abord dans
l'appartement de Lewis, puis sous les arbres de la
Promenade d' Addison agités par u n vent violent.
Violentes aussi les pensées qui s'agitaient dans l'esprit
de Lewis ! Cette même nuit, il définit le mythe comme
« un mensonge murmuré à travers l'argent ». Avant le

matin, la lumière s'était faite en lui. É crivant à Greeves


peu de temps après, il dit :

Ce q11e D)'son et Tolkien me montrèrentfut ceci: lorsque


je rencontrais l'idée de sacrifice dans une histoire païenne,
cela ne 111e dérangeaitjamais; et lorsqu'il s'agissait d'un
die11 se sacrifiant l11i-méme . . . cela me plaisait 111é111e
beaucoup, et j'en étais lJ()'Stàieusement é111t1; de même,
l'idée d'un dieu qui meurt puis revient à la vie (Balder,
Adonis, Bacchus), ne t11anquait pas de t11'émouvoù; à
condition de la trouver ailleurs que dans les Évangiles . . .
à présent /'histoire du Christ est devenue pour 111oi un
l!()llhe vrai: 11n vrythe Cl)'ant les mêmes effets sur nous que
les a11tres, 111ais avec cette différence essentielle qu'il a
vraiment eu Lieu.

Lewis était convaincu qu'on aurait pu se passer de


lui, si les hommes de métier, les théologiens, au lieu de
chercher à ménager la chèvre et le chou, avaient
clairement présenté la foi chrétienne à leurs gens. Mais

9
PRÉFACE

vu la situation, il se semait obligé de faire tout en son


pouvoir pour parer au plus pressant des besoins : car il
lui semblait évident que même si « rien dans la nature
de la jeune génération ne l'empêche d'adopter la foi
chrétienne », il est toutefois certain que nulle généra­
tion ne peut léguer à celle qui suit ce qu'elle-même ne
possède pas.
Sa tâche lui aurait été facilitée si les théologiens
libéraux n'avaient jamais rien écrit. Cependant, même
si c'était eux et leurs propos incrédules qui l'incitaient
souvent à écrire, sa vraie motivation était toujours
l'amour inaltérable qu'il éprouvait pour Dieu et pour
ceux que le Bon Berger était venu sauver. Ce fut à ce
service qu'il consacra librement temps et argent. Où
trouva-t-il le temps ? Tout le long de son remarquable
apostolat en tant que défenseur d'un christianisme
authentique et surnaturel, il n'a jamais manqué à son
devoir. « Cette partie du front, disait-il, où je pensais
pouvoir servir le mieux, me semblait aussi le point le
plus vulnérable. Et tout naturellement, ce fut là que je
montai en première ligne. »
Aujourd'hui, il s'avère que le regard prophétique
de Lewis fut même plus pénétrant que ne le reconnut
sa propre génération. Un autre essai très actuel dans ce
livre, Des prêtresses dans l'Égjise ?, jette l'anathème sur les
évêques libéraux et sur tous ceux qui se sont alignés
sur le monde et qui oublient que ce qu'ils prennent
pour des directives peut provenir d'ailleurs que du ciel.

lO
PRÉFACE

En fait, tous les essais de ce livre ont pour but de


défendre l 'orthodoxie c h rétienne - en particulier
l'élément miraculeux qui est la clé de voûte de sa foi.
Ils sont extraits de l'ouvrage de Lewis Désill11sio11s: essais
s11r la théologie el l'éthique (1971) dont ils constituen t
environ la moitié d u texte :

1 ) Miracles, sermon prêché à l'église Saint Jude on


the Hill à Londres et paru dans Saint Jude's Gazette,
no 73 (octobre 1942), p ages 4- 7 . U n c o n d e n s é
légèrement modifié d e ce sermon a été publié dans The
G11ardia11 (2 octobre 1 942), p. 316.

2) Dog1J1e et univers a été publié en deux parties


dans The Cuardian ( 1 9 et 26 mars 1943) , pages 96,
104, 107.

3) Le 1J()1the deven11.fait fut d'abord publié dans lf:'"on'd


Do111 inio 11, vol. XXII ( s e p te m b re - oc to b re 1944) ,
pages 267-270.

4) Religion el science est la reprise d'un article de The


Covenll)' Telegraph (3 janvier 1945), p. 4.

5) Le chapitre sur Les lois de la 11at11re a également


été publié à l'origine dans The Cove11!1J1 Telegraph
(3 janvier 1 945), p. 4.

11
PRÉFACE

6) Le grand miracle est un sermon que Lewis a


prêché à l'église Saint Jude on the HiJI à Londres et qui
a ensuite été publié dans The Guardian (27 avril 1945),
pages 161, 165.

7) Ho1J1me 011 lapin ? fut, à l'origine, distribué sous


forme de tract par le Student Christian l\llove111e11t i11
Schools. I l n'est pas daté mais a probablement été publié
en 1946.

8) Le problème avec X. . . a été publié tout d'abord


d a n s The B ristol Diocesan Gazette, v o l . XXVII
(août 1948), pages 3-6.

9) Q11e Jaire de Jésus-Ch1ist ? est tiré de Asking the/JI


Questions, 3e série, édité par Ronald Selby Wright
(Oxford U niversity Press, 1950), pages 95-104.

1 0) Des prêtresses dans l 'église ? a été publié, a


l'origine, sous le titre Carnets rie route dans Time and
Tide, vol. XXJX (14 août 1948), pages 8 30-831.

11) Dieu a11 banc des accusés est le titre que j'ai donné
à un essai que Lewis avait intitulé auparavant Difficultés
dans la présentation de la foi aux incrqJ1ants de notre époque.
Cet article avait été publié dans L1111e11 Vitae, vol. 111
(septembre 1948), pages 421-426.

12
PRÉFACE

12) Nous 11 'avo11s a11ct1n droit 011 bonheur est le dernier


a r t i c l e q u e Lew i s écrivit ava n t sa m o r t e n
novembre 1963 ; i l parut peu après dans le Saturdqy
Evming Post, vol. CCXXXVI (21 décembre 1963) ,
pages 10, 12.

Pour ceux qui ne s'intéressent qu'aux lectures à la


mode, voici un livre dont ils ne se délecteront pas.
J\fais ce n'est pas la faute du livre. Comme le disait
Lewis : «Tout ce qui n'est pas éternel est éternellement
démodé. » Le succès éphémère des livres à sensation
et au goût du jour devrait constituer un avertissement
suffisant et nous montrer qu'à moins de prendre à
cœur ces paroles sensées, il est facile de passer à côté
de la chose même que l'on espérait trouver.

1-Palter Hooper
Oxford, août 1978

13
Miracles

� e route ma vie, je n'ai rencontré qu'une


� seule personne qui ait prétendu avoir
vu un fantôme. C'était une femme. La chose intéres­
sante est qu'elle ne croyait pas à l'immortalité de l'âme
avant d'avoir vu le fantôme et qu'elle n'y croit toujours
pas après l'avoir vu. Elle pense avoir eu une hallucina­
tion. En d'autres termes : voir, ce n'est pas croire.
Tel est le premier point à souligner lorsqu'on parle
de miracles. Nous pouvons faire les expériences les
plus extraordinaires - jamais nous n'admettrons qu'il
s'agit de miracles, si nous avons adopté un point de
vue philosophique qui nie le surnaturel. Un homme
peut prétendre avoir été témoin d'un miracle; mais il
s'agit, en dernier ressort, d'un événement perçu par les
s e n s. Er nos sens ne sont pas i n faillibles. Nous
pouvons toujours dire que nous avons été victimes

15
OJEU AU BANC DES ACCUSÉS

d'une illusion. Nous ne manquerons pas de le faire, si


a priori nous ne croyons pas au surnaturel.

Que des miracles se produisent encore de nos


jours ou non, là n'est pas la question. L'Europe occi­
d e n tale a été si p ro fo n d é m e n t m a r q u é e p a r le
matériafüme en ce vingtième siècle qu'on a du moins
l'impression qu'il ne s'en produit plus. En effet, ne
nous méprenons pas. Si la fin du monde nous surpre­
n a i t l i ttéralement telle q u ' e l l e e s t d é c r i te d a n s
!'Apocalypse - s i l e matérialiste moderne voyait d e ses
propres yeux le ciel s'ouvrir ' et le grand trône blanc
apparaître 2, s'il se sentait précipité dans l'étang de feu,
il ne cesserait durant toute l'éternité, au fond de cet
étang de feu 3, de considérer son expérience comme
une halluci nation et d'y voir le symptô m e d'une
maladie mentale ou d'une lésion cérébrale.
N on, l'expérience en soi ne prouve rien. Quand
quelqu'un se demande s'il est éveillé ou en train de
rêver, aucun vécu ne saurait dissiper ses doutes,
puisque ce vécu peut faire partie intégrante de son
rêve. L'expérience p rouve ceci ou cela, ou elle ne
prouve rien du tout, selon les préjugés qui sont les
nôtres.

' Apocalypse 6.14


' Apocalypse 20.1 1
' Apocalvpscl9.20 ; 20. 1 0

16
MIRACLES

Le fai t que l ' i n te rprétation d'une expenence


dépend de nos préj ugés est souvent utilisé comme
argument contre les miracles. On prétend que nos
ancêtres, tenant le s urnaturel pour certain et étant
avides de prodiges, voyaient des miracles là où il n'y
en avait pas. Et, en un sens j 'en conviens. En effet,
tout comme nos idées préconçues nous empêche­
raient de reconnaître des miracles s'ils avaient réelle­
ment Lieu sous nos yeux, les idées préconçues de nos
ancêtres les amenaient parfois à imaginer le miracu­
leux là où il ne se produisait pas. Un peu comme le
mari crédule qui croit sa femme fidèle alors gu'elle ne
l'est pas, et le mari soupçonneux qui ne la croit pas
fidèle alors qu'elle l'est - la guestion de la fidélité, si
el.le se pose réel.lement, devant être réglée sur une tout
autre base.
M a i s il e s t u n e c h o s e , s o uvent d i te de n o s
ancêtres, gue nous n'avons pas le droit d e répéter, à
savoir gu'ils croyaient aux miracles parce gu'ils igno­
raient les lois de la nature. C'est u n e absurd i té.
Lorsgue Joseph découvrit la grossesse de sa fiancée, il
«résolut de la répudier » '. li s'y connaissait donc assez
en biologie pour savoir gu'il pouvait considérer cette
grossesse comme une preuve d'infidélité. Et lorsqu'il
accepta l'explication de l'ange, il l'envisagea comme un
miracle précisément parce gu'il avait une connaissance

'1\latthicu 1.19

17
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

suffisante des lois de la nature pour savoir que, dans


ce cas précis, eUes avaient été suspendues.
Quand les djsciples virent Jésus marcher sur les
eaux, ils furent terrifiés 5. Ils ne l'auraient pas été s'ils
n'avaient pas connu les lois de Ja nature et su que ce
fai t constituai t u n e excepti o n . L'ho m m e qui n'a
aucune notion de l'ordre à l'œuvre dans la nature n'en
remarque pas les écarts; tout comme un illettré qui ne
comprend pas la métrique d'un poème ne se rend pas
compte du moment où le poète s'en écarte. Rien n'est
merveilleux si ce n'est l'anormal et rien n'est anormal
tant que nous n'avons pas saisi la norme. U ne igno­
rance totale des lois de la nature empêche la percep­
tion du miraculeux tout autant, sinon plus, qu'un
manque total de foi au surnaturel. Car, tandis que le
matérialiste se doit au moins d'expliquer son rejet du
miraculeux, l'homme quj ignore tout de la nature ne
remarque même pas les mjracles.
L'expérience d'un miracle requiert en fai t deux
conrucions. Premjèrement il faut croire en une sorte
de stabilité normale de la nature, ce quj signjfie que
nous devons reconnaître que les données fournjes par
n o s s e n s revi e n n e n t en s c h é m a s régu l i e rs .
Deuxièmement i l faut croire à une réalité au-delà de
la nature. Lorsque ces deux conditions sont rempljes
- et pas avant -, nous pouvons nous pencher objecti-

1 J\ilatthieu 14.26; i\hrc 6.49; Jean 6.19.

18
-- MIRACLES

vement sur les différents rapports attestant que telle


ou telle réalité surnaturelle ou extranaturelle a parfois
envahi et perturbé les structures sensibles de l'espace
et du temps qui constituent notre monde « naturel ».
La foi en une telle réalité surnaturelle ne peut elle­
même être ni prouvée ni réfutée par l'expérience. Les
arguments en faveur de son existence sont d'ordre
m é t a p h y s i q ue et me p a ra i s s e n t c o n c l u a n ts . I l s
s'appuient sur le fait que nous ne pouvons n i penser
ni agi r dans notre monde naturel sans présumer
l 'existence de quelque chose au-delà de ce monde et
même sans présumer notre propre appartenance à ce
quelque chose. Afin de penser, il nous faut assumer
pour notre raisonnement une validité qui n'est pas
crédible si la pensée n'est qu'une fonction du cerveau,
et le cerveau un sous-produit d'une série de processus
physiques irrationnels. Afin d'agir, et cela en dépas­
sant le niveau de la s imple impulsion, il nous faut
soutenir une validité semblable pour ce qui est de
notre jugement du bien et du mal. Dans les deux cas,
nous obtenons le même résultat déconcertant. Le
concept de nature lui-même est de ceux que nous
avons atteints seulement tacitement en nous accor­
dant à nous-mêmes une sorte de statut .rumaturel.
Si nous acceptons franchement ce statut et nous
tou r n o n s vers l 'évidence, nous nous retrouvons
confrontés de tous côtés à des écrits de faits surnatu­
rels. L'histoire en regorge - souvent dans les mêmes

19
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

documents que nous avons acceptés là où ils ne font


pas état de miracles. Il n'est pas rare que de respecta­
bles missionnaires en rapportent le récit. L' Église de
Rome tout entière soutient d'ailleurs qu'ils n'o n t
j a m a i s c e s s é d e s e p ro d u i r e . A u c o u rs d e
conversations intimes, chacun d'entre nous aime à
raconter au moins un épisode de sa vie qu'il qualifie­
rait d'« étrange » ou de « bizarre ». Sans doute ne faut­
il pas prendre au sérieux la plupart des histoires de
miracles ; mais, comme chacun peut le constater en
lisant les journaux, il en va de même pour la majorité
des comptes rendus d'événements qu'on y trouve.
Chaque récit doit être pris pour ce qu'il vaut : mais i l
n e faut en aucun cas écarter d'emblée le s urnaturel
comme seule explication i mpossible. Il se peut, par
exemple, que vous ne c royi e z p a s a u x a nges d e
Mons 6 parce que vous n'avez pas trouvé u n nombre
suffisant de personnes sensées affirmant les avoir vus.
Mais si vous en trouviez suffisamment, il me semble
qu'il serait déraisonnable de n'y voir qu'un phéno­
mène d'hallucination collective. Nos connaissances en

" Lewi s se réfère i c i à u n é p i sode d e l a Première Guerre


mondiale: on rapporte que des anges seraient apparus et auraient
protégé les troupes britanniques lors de leur retraite de Mons
(B elgique) le 26 août 1914. Un récent résumé de l 'é v é n e m ent par
J ill Kitson a été publié sous le titre:« Des anges sont-ils apparus
»
ou non aux troupes britannic1 ues) dans 1-/islory Makers No 3
( 1 969), pages 1 32- 1 33.

20
MIRACLES �- -

psychologie sont assez grandes pour nous permettre


de savoir qu'une unanimité spontanée en matière
d'hallucination est tout à fai t i mprobable, et nos
connaissances en ce qui concerne le surnaturel sont
trop limitées pour que nous osions affirmer qu'une
m a ni fe s tation d'anges e s t tout aussi i mprobable.
L'hypothèse d'une i ntervention surnaturelle est la
moins i nvraisemblable des deux. Quand l'Ancien
Testament rapporte que l'invasion de Sanchérib fut
arrêtée par des anges ', et qu'Hérodote affirme qu'elle
le fut par des hordes de souris qui dévorèrent les
cordes de tous les arcs de s o n armée 8 , un esprit
ouvert penchera plutôt pour les anges. À moins d'être
hostile à l'idée par principe, il n'y a rien d'intrinsèque­
ment invraisemblable dans l'existence d'anges ou dans
l'action qui leur est attribuée. En revanche, les souris
ne font tout simplement pas ce genre de choses.
Le scepticisme en vogue à propos des miracles de
notre Seigneur n'est toutefois pas fondé sur le refus
de croire en une réalité au-delà de la nature. Il est
plutôt la résultante de deux idées qui, bien qu'étant
estimables, me paraissent erronées. En premier lieu,
l'homme moderne a une aversion presque esthétique
pour les miracles. Admettant que Dieu puisse les
faire, l'homme doute qu'il les fasse. Que Dieu viole

11 Rois 19.35
'Hérodote, Livre Il, paragraphe 141.

21
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

ams1 les lois qu'il a lui-même imposées à sa création


semble arbitraire, maladroit, un effet théâtral j uste
bon pour impressionner les sauvages - un solécisme
contre la grammaire de l'univers. En second lieu, bien
des gens confondent lois de la nature et lois de la
pensée en s'imaginant que leur renversement ou leur
suspension serait une contradiction i n trinsèque -
comme si la résurrection des morts était une chose du
même ordre que deux et deux font cinq.
Ce n ' e s t q u e réce m m e n t q u e j 'a i trouvé l a
rép o n s e à l a premi ère o b j e c t i o n . D a n s G eorge
M a c D o n al d d ' a b o r d , p u i s p l u s tard d a n s s a i n t
Athanase. Voici c e que d i t c e dernier dans son petit
livre Sur l'Incarnation du Verbe: « N o tre Seigneur prit
forme humaine et vécut comme un homme, afin que
ceux qui s'étaient refusé à le reconnaître en sa qualité
de maître et de gardien de l'univers soient amenés à
reconnaître au travers de ses œuvres accomplies ici­
bas dans un corps d'homme que ce qui habitait ce
corps était la parole de Dieu. » Ceci correspond
parfaitement à la remarque que J ésus fit au sujet de
ses miracles : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même,
il ne fait que ce qu'il voit faire au Père >t La doctrine,
telle que je la comprends, peut se résumer en des
termes que je vais exposer comme suit .

., J ean 5. 1 9.

22
-- MIRACLES -- -----

Il y a une activité de Dieu, qui se déploie dans


toute la création, une activité globale, pour ainsi dire,
que l e s h o m m e s se r e fu s e n t à rec o n n a ître. L e s
miracles fai ts par l e Dieu i ncarné, à l'époque où il
vivait en tant qu'homme en Palestine, ont produit
exactement la même chose que cette activité globale,
mais à une vitesse réduite et à une échelle plus petite.
Leur but était surtout d'amener l'homme, après qu'il
eut vu la chose faite à petite échelle par le pouvoir
d'une personne, à reconnaître, en la voyant faite à
grande échelle, que le pouvoir qui en est la source est
également celui d'une personne, en fait de la même
personne gui vécut parmi nous il y a deux mille ans.
En réalité, les miracles sont la répétition en lettres
minuscules de la même histoire écrite à travers le
monde entier en lettres majuscules, trop grandes pour
être déchiffrées par certains d'entre nous. De cette
grande écriture, une partie est déjà visible et une partie
e s t encore cachée. E n d 'a u tres termes, certai n s
miracles produisent sur le plan local ce que Dieu a
déjà fait sur le plan universel et d'autres ce qu'il n'a pas
encore fait, mais fera un jour. En ce sens, de notre
point de vue humain, les uns sont des rappels, les
autres des prophéties.

23
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

Dieu crée la vigne et lui apprend à cirer l'eau à


l'aide de ses racines et, par l'action conjuguée du soleil,
à transformer cette eau en jus qui, en fermentant,
acquerra certaines propriétés. C haque année, de
l'époque de Noé à nos jours, Dieu change ainsi l'eau
en vin '0. Ceci, les hommes ne le voient pas. Soit qu'ils
mettent, comme les païens d'autrefois, le processus
sur le compte de quelque esprit fini - un Bacchus ou
Dionysos -, soit qu'ils en attribuent la causalité réelle
et finale à des phénomènes chimiques ou autres, tous
matériels et perceptibles à nos sens. Mais lorsqu'à
Cana Jésus change l'eau en vin, le masque est levé. Si
ce miracle nous convainc uniquement que Jésus est
Dieu, il n'aura fait que la moitié de son effet. Il n'aura
produit son plein effet que si, chaque fois que nous
passons près d'un vignoble ou que nous buvons du
vin, nous nous souvenons que c'est l'œuvre de Celui
qui participa au festin des noces de Cana. Chaque
année, d'un peu de blé, Dieu fait beaucoup de blé ; la
semence est jetée et se multiplie, et l 'homme dira,
selon la mentalité de son époque : « C'est Cérès », ou
« c'est Adonis », ou « c'est le roi froment », ou encore

« c'est la loi de la nature ». La vision en gros plan, la

traduction de ce prodige annuel est la mulciplicacion


des pains '' . Là le pain n'est pas fait à partir de rien. li

'°Jean 2. 1 - 1 1
"Matthieu 1 4. 1 5- 2 1 ; /\lare 6.34-44; Luc 9. 1 2- 1 7 ; Jean 6. 1 - 1 1 .

24
- MIRACLES

n'est pas non plus fait de pierres, comme le diable l'a


vainement suggéré un jour à notre Seigneur12• Un peu
de pain devient beaucoup de pain. Le Fils ne fait que
ce qu'il voit faire au Père. Il existe, en quelque sorte,
un style propre à la famille. Les miracles de guérison
se produi sent suivant le même principe. Ceci est
parfois obscurci par notre tendance à entourer la
médecine ordinaire d'une aura magique. Les médecins,
quant à eux, voient les choses autrement. Ils savent
que le magique n'est pas dans le médicament, mais
dans Je corps du malade. Leur rôle est de stimuler les
fonctions naturelles du corps ou de supprimer les
obstacles. En un sens, bien que nous parlions, pour
plus de commodité, de guérir une coupure, chaque
coupure se guérit d'elle-même ; aucune pommade ne
fera repousser la peau sur la coupure d'un cadavre. La
même énergie mystérieuse que nous appelons gravita­
tionnelle, lorsqu'elle maintient les planètes dans leur
orbite, et biochimique, lorsqu'elle guérit le corps, est la
cause efficace de tout rétablissement. Et si Dieu existe,
cette énergie, directement ou indirectement, est la
sienne. Tous ceux qui sont guéris le sont par lui, le
médecin de l'intérieur. Mais à un moment donné de
l 'h i s toi re, il le fit de façon v i s ible, H o m m e à l a
rencontre d e l'homme. Et l'organisme meurt l à où

"l'vlatthicu 4.3; Luc 4.3

25
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

Dieu n'agit pas ainsi de l'intérieu r. C'est pourquoi


l'unique miracle destructi f de Jésus est lui aussi en
harmonie avec l'activité globale de Dieu. Sa main de
chair tendue en une symbolique colère ne flétrit qu'un
seul figuier13, mais aucun arbre ne périt cette année-là
en Palestine - ni plus tard, quel que soit le temps ou le
lieu -, sans qu'il ait agi en conséquence ou (plutôt)
suspendu son action.
Lorsqu'il nourrit la foule il multiplia les poissons
tout comme le pain. Observez les baies et les rivières.
Cette fécondité grouillante et palpitante montre qu'il
est toujours à l'œuvre. Les anciens avaient un dieu
surnommé Genius - le dieu de la fertilité animale et
h um a i ne, l 'e s p r i t p a t r o n n a n t la gynécologie et
l 'embryologie, et protégeant le lit conjugal - le !fr
11
« génial » • , surnommé ainsi d'après lui. Tout comme

les miracles du vin, du pain, des guérisons révèlent qui


était réellement Bacchus, qui Cérès et qui Apollon - et
le fait que tous ne faisaient qu'un -, la multiplication
miraculeuse des poissons révèle l'identité véritable de
Genius. Et nous voici au seuil de cet autre miracle qui,
pour une raison ou pour une autre, offense le plus la
sensibilité moderne. Je peux comprendre l'homme qui

" 1\ l atthieu 2 1 . 1 9 ; 1\ l arc 1 1 . 1 3-20.


" Dans ses J111rlirs i11 1\lerlie1-ird a11rl /{maissa11re /_i/fm/11re l .c\\·is
traite le sujet de façon plus détaillée d ans un chapi tre imitulé
« Genius and Genius » (edité par \'C Hooper, Cambridge, 1 966).

26
MIRACLES

rejette en bloc tout le miraculeux, mais que faire des


gens quj admettent certains mù:acles tout en niant la
naissance virginale ? Malgré leur profession de foi dans
les lois de la nature, ne croient-ils vraiment qu'en une
seule d'entre elles ? Ou bien voient-ils dans ce mjracle
un affront fait à l'acte sexuel, lequel est en voie de
devenir la seule chose sacrée dans un monde profane ?
Pourtant aucun miracle n'est plus sigruficatif que celw­
ci. Que se passe-t-iJ normalement dans la procréation ?
Quel est le rôle du père lors de la conception ? Une
particule mjcroscopique d'une substance de son corps
vient féconder la mère ; et avec cette particule micro­
scopique il transmet éventuellement la couleur de ses
cheveux ou la lèvre pendante de son arrière-grand­
père, ainsi que la forme humaine dans sa complexe
unité d'os, de foie, de sinus, de cœur, de membres et
de forme préhumaine que l'embryon va récapituler
sans le sein maternel. Dans chaque spermatozoïde se
concen tre toute l'histoi re de l ' u nivers, en l u i est
renfermé une bonne partie de l'avenir du monde.
Telle est la façon normale dont Dieu fait u n
h o m m e - un processus q u i p r e n d d e s s i è cle s :
déclenché par la création de la matière, il se resserre
en une seconde et en une particule au moment de la
procréation. Et là, à nouveau, les hommes confon­
dent les sensations que suscite cet acte créateur avec
l'acte lui-même ou alors ils l'attribuent à quelque être
fini tel que Genius. Or voilà qu'une fo is Dieu le fit

27
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

directement, instantanément, sans spermatozoïde,


sans les millénaires d'histoire o rganique qui son t
derrière chaque spermatozoïde. l i y avait à cela, bien
sûr, une autre raison. Cette fois-ci il ne créait pas
s i m p l e m e n t un h o m m e , m a i s l ' H o m m e q u i se
trouvait être Lui-même : le seu l vrai H omme. Le
processus qui aboutit au spermatozoïde a charrié au
cours des siècles bien des dépôts indésirables ; et la
vie qui nous parvient par cette voie normale en est
immanquablement souillée. Pour éviter cette corrup­
tion, pour donner à l'humanité un nouveau départ,
Dieu a court-circuité en quelque sorte le processus
habituel.
Un donateur anonyme m'envoie chaque semaine
un j ournal de vulgarisati o n antichrétien. J 'y ai l u
récemment u n article sarcastique selon lequel nous les
chrétiens croyons en un Dieu qui commit un adultère
avec la femme d'un charpentier juif. La réponse à cela
est simple: si, en fécondant Marie, Dieu avait commis
un adultère, il l'aurait commis alors avec toutes les
autres femmes qui ont eu un enfant. Car ce qu'il a fait
dans un cas sans père humain il le fait dans tous les
autres, même lorsq u ' i l se sert d'un père humain
comme S o n instrument. C a r l e père h u m a i n d e
chaque conception ordinaire n'est que l e véhicule -
parfois bien involontaire, et toujours le dernier d'une
longue lignée - d'une vie qui vient de la Vie suprême.
Ainsi la boue dont nos pauvres ennemis embrouillés,

28
MIRACLES

sincères et vindicatifs cherchent à couvrir le Très-Saint


ne prend pas ou, si elle prenait, tournerait à sa gloire.
Voilà pour ce qui est des miracles qui opèrent, à
petite échelle et en accéléré, ce que nous avons déjà
vu à grande échelle de l 'activité globale de D ieu.
Avant d'aborder la seconde catégorie - ceux qui préfi­
gurent certains aspects de son activité globale que
nous n'avons pas encore vus -, il me faut prévenir un
malentendu. N'allez pas croire que j'essaie de rendre
les miracles moins miraculeux qu'ils ne le sont. Je ne
cherche pas à prouver qu'ils sont plus plausibles parce
qu'ils présentent moins de d issemblance avec les
événements naturels. Non, je m'efforce de répondre à
ceux qui prétendent que ce sont des interruptions
absurdes de l'ordre universel, arbitraires, théâtrales et
indignes de Dieu. De mon point de vue ils demeurent
totalement miraculeux. Faire instantanément, avec du
blé mort et cuit, ce qui ordinairement ne se produit
que lentement, à partir de grains de blé vivants, est un
miracle aussi grand que de changer des pierres en
pains. Aussi grand, mais d'un genre différent. Voilà le
point capital. Lorsque j'ouvre Ovide '5 ou Grimm, j'y
trouve le genre de miracle que l'on peut qualifier de
vraiment arbitraire. Des arbres se mettent à parler ;
d e s maisons se métamorphosent en arbres ; des

" Lewis fait référence ici aux Méta11101phoses d'Ovide.

29
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

anneaux magiques font surgir des tables couvertes de


mets succulents en plein désert ; des navires devien­
nent des déesses ; et des hommes sont changés en
serpents, en oiseaux ou en ours. Tout ceci est amusant
à Lire ; mais au moindre soupçon que parei!Je chose
aurait pu avoir lieu, le plaisir tournerait au cauchemar.
Aucun miracle de cette sorte n'est rapporté dans les
Évangiles. De tels faits, s'ils pouvaient se produire,
prouveraient que des forces étrangères sont en train
d'envahir la nature. En aucune façon ne faudrait-il y
voir une intervention de la puissance qui l'a créée et la
dirige de jour en jour. Les véritables miracles, en
revanche, sont l'émanation, non simplement d'un
dieu, mais de Dieu - extérieur à la nature, non en
étranger, mais en souverain. I ls annoncent la visite en
notre ville non d'un roi, mais du Roi, de notre Roi.
La deuxième catégorie de miracles, dans cette
perspective, prédit ce que Dieu n'a pas encore fait
mais fera - de façon universe!Je. I l a ressuscité un
homme des morts (l'homme qui était Lui-même) ,
parce qu'un j our i l ressuscitera tous les hommes. Et
sans doute pas uniquement les hommes car, d'après
certains indices donnés dans le Nouveau Testament,
la création tout entière sera délivrée de la corruption
et servira, une fois restaurée, à la gloire de la nouve!Je
humanité '". La Transfiguration " et la marche de J ésus
sur les eaux '" donnent un aperçu de la beauté des
hommes que Dieu a ramenés à la vie et de la facilité

30
MIRA CLES ---------·

avec laquelle ils triompheront de la matière. La résur­


rection implique certainement un renversement de
certains processus naturels, en ce sens qu'elle entraîne
une série de changements, à l'opposé de ceux qui se
produisent sous nos yeux. Une fois mort, le corps -
matière organique - retombe graduellement dans
l'inorganique pour être finalement éparpillé et éven­
tuellement assimilé par d'autres organismes. La résur­
rection serait le processus inverse. Ce qui ne signifie
certes pas que chaque personnalité retrouvera exacte­
m e n t l e s m êm e s atom e s - e t le m ê m e n o m b re
d'atomes - qui constituaient son corps premier, ou
naturel. D'une part il n'y en aurait pas suffisamment ;
et de l'autre, l'unité du corps, même dans cette vie,
allait de pair avec un changement lent et complexe
des éléments qui le composaient concrètement. Mais
une chose est certaine : lors de la résurrection, une
sorte de m atière se constituera irrésistiblement en
organisme de la même manière que nous voyons celle
d'à présent se décomposer. C'est un peu comme si
l'on faisait tourner à l'envers un film que l'on a vu
joué à l'endroit. Et, en ce sens, il s'agit bel et bien
d'un renversement des lois naturelles. Mais nous voici

16 V. Roma i n s 8.22 : « Nous s a v o n s q u e , j u squ'à ce j o u r, l a


création tout entière soupire e t souffre les douleurs de l'enfante­
n1ent »

,- fllarthieu 1 7. 1 -9 ; Marc 9. 2- 1 0
" 1\ latthieu 1 4.26 ; J\larc 6.49 ; Jean 6. 1 9

31
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

confrontés à une nouvelle question : un tel renverse­


ment est-il nécessairement incompatible avec elles ?
Sait-on que le film ne peut pas être joué à l'envers ?
En un sens, il est vrai que la physique moderne
enseigne que le film ne peut jamais être projeté à
rebours. D'après elle, comme vous le savez sans
doute, l'univers est sur son déclin. Le désordre et les
accidents se multiplient. Viendra un temps, pas infini­
ment éloigné, où le mécanisme de l'horloge s'arrêtera
ou se disloquera sans que la science puisse faire quoi
que ce soit pour renverser la vapeur. I l dut y avoir un
temps, pas infiniment éloigné, où le mécanisme fut
r e m o n té , m ê m e s i l a s c i e n ce ne connaît aucun
procédé de remontage. Il ne faut pas oublier que pour
nos ancêtres l'univers était une image ; tandis que
pour la physique moderne c'e st u n e histoire. Si
l'univers est une image, soit ces choses y apparaissent,
soit elles n'y apparaissent pas ; dans ce cas-là, puisqu'il
s'agit d'une image infinie, on peut les suspecter d'être
contraires à la nature des choses. Mais s'il est question
d'une histoire, les choses se présentent différemment,
surtout si celle-ci est inachevée. Or, l'histoire racontée
par la physique moderne peut se résumer a i n s i :
« Humpt:y Dumpty par terre s'est écrasé. » L'histoire

est incomplète, cela va de soi. li dut y avoir un temps,


antérieur à sa chute, où il était assis sur le mur. Et il
devra y avoir un temps après qu'il eut atteint le sol.
C'est un fai t que la science ne connaît ni hommes ni

32
MIRACLES --

chevaux pour recoUer les morceaux une fois qu'il se


sera écrasé terre et se sera brisé. Mais elle ignore tout
autant le moyen par lequel il a pu être placé sur le
m u r. Et personne n'attend cela d 'elle. Car toute
science repose sur l'observation : en effet, toutes nos
observations ont été faites durant la chute d'Humpty
Dumpty, parce que nous sommes nés après qu'il a
quitté sa place sur le muret et nous aurons disparu
bien avant qu'il n'atteigne le sol. Mais conclure,
d'après les observations faites pendant que l'horloge
est en train de s'arrêter, que l'inimaginable remontage
qui a dû précéder ce processus ne peut plus se répéter
une fois celui-ci terminé relève du dogmatisme pur et
simple. La base du problème est que les lois de dégra­
dation et de désorganisation que nous voyon s à
l'œuvre présentement dans la matière ne peuvent pas
faire partie de l'état ultime et éternel des choses. Si
c'était le cas, il n'y aurait rien à dégrader ou à désorga­
niser. Humpty Dumpty ne peut tomber d'un mur qui
. . . , 19
n'a 1ama1s existe .

'" Hump ry Dumpry est un personnage éponyme d'une comptine


anglaise, le plus souvent représenté comme un œuf.
Traduction littérale:
/-/11111p1J• D11pty s11r 1111 1111m/ perché,
/-/11111pl)• D11111p1J• p(}r len-e s 'est écm.ré.
Ni les s11jets r/11 mi, si ses cheV(}//X
Ne p111rntjamais !ffoller les 11101rer111x.

33
DIEU t\U BANC DES ACCUSÉS

De toute évidence, un événement extérieur au


processus de chute ou de désintégration que nous
considérons comme naturel n'est pas concevable. Si
quelque chose ressort clairement des récits des diffé­
rentes apparitions de notre Seigneur après sa résur­
rection, c'est bien que son corps ressuscité était tota­
lement clifférent de celui qui était mort, et qu'il a vécu
en étant soumis à des conditions ne correspondant
absolument pas à celles qui nous semblent naturelles.
Très souvent, il ne fut pas reconnu par ceux qui le
voyaient20 ; et il n'était pas lié à l'espace de la même
façon que notre corps. Ses apparitions et disparitions
soudaines21 font penser au fantôme de la tradition
populaire ; il insiste toutefois très fortement sur le fait
qu'il n'est pas simplement un esprit et procède à la
démonstration que son corps ressuscité peut remplir
des fonctions physiques telles que le manger et le
boire22• Le plus déconcertant dans cette affaire est
l'idée que nous avons que passer au-delà de ce que
nous appelons la nature - au-delà de nos trois dimen­
sions et de nos cinq sens hautement spécialisés (et
fort limités) -, c'est nous retrouver tout d'un coup
dans un monde spirituel purement négatif, un monde

"' Luc 24. 1 3-3 1 ; 36-37 ; J ean 20. 1 4- 1 6.


" 1\ farc 1 6. 1 4 ; Luc 34. 3 1 ,36 ; J ean 20. 1 9,26.
" Luc 24. 42-43 ; J ean 2 1 , 1 3.

34
- - MIRACLES

où il n'y a ni espace ni sens d'aucune sorte. Je ne vois


pas de rai son de penser ain s i . Pour expliquer n e
serait-ce qu'un atome, Schrodinger exige sept dimen­
sions ; et si l'on nous donnait de nouveaux sens, nous
découvririons une nouvelle nature. Il existe peut-être
toute une série de n atures superposées, chacune
d'entre elles étant surnaturelle par rapport à celle d'en
dessous, avant d'arriver à l'abîme du pur espri t ; et
être dans cet abîme, à la droite du Père, ne signifie pas
forcément l'exclusion de toutes ces natures - mais
peut-être une p résence plus dynamique à tous les
niveaux. C'est pourquoi je pense qu'il est téméraire
d'affirmer que le récit de !'Ascension n'est qu'une
simple allégorie. Je sais qu'il donne l'impression d'être
l'ceuvre de gens qui s'imaginaient un En-Haut et un
En-Bas absolus, ainsi qu'un Ciel locaLisable quelque
part dans les nuages ! Mais cela revient à dire, après
tout : « En supposant que l'histoire est inventée, nous
pourrions donc expliquer comment elle est née. »
Sans cette hypothèse, nous nous retrouvons « allant et
venant dans des mondes dont on ne peut se faire
aucune idée >> 2 3, sans la moindre p ro babilité - ou
improbabilité - pour nous guider. Car si cette histoire
est vraie, un être ayant une forme corporelle - même

'' I l s 'a g i t s a n s d o u t e d ' u n e citation i n e x a c t e de \Xl i l li a m


\'(lordswort h : « i\loving about in worlds n o t rcalized » (Inti111atio11s
ofl111111011r1fil)•, I X, 1 49).

35
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

si ce n'est pas la nôtre - s'est retiré, de par sa propre


volonté, de la nature, du monde de nos trois dimen­
sions et de nos cinq sens - pour pénétrer, non pas
nécessairement dans un monde où il n'y a plus ni sens
ni dimensions, mais plutôt sans le ou les mondes du
suprasensible et du supradimensionnel. Et il a pu
choisir de le faire graduellement. Personne ne peut,
en tout cas, dire avec certitude ce que les spectateurs
ont vu - ou n'ont pas vu. S'ils témoignent avoir vu un
mouvement vers le haut, puis une masse indistincte,
puis plus rien, qui sommes-nous pour j uger cela
improbable ?
Je me vois contraint par le temps de conclure ; je
m e c on te n te r a i d o n c d 'évoq u e r b r i èvem e n t la
seconde catégorie de personnes dont j'ai promis de
parler : ceux qui confondent lois de la nature et lois de
la pensée et pensent par conséquent que chaque écart
serait une contradiction dans les termes, un peu
comme un cercle carré ou e ncore deux et deux
faisant cinq. Ce genre de raisonnement sous-entend
que les processus normaux de la nature sont transpa­
rents pour l'intelligence humaine et que nous sommes
en mesure d'expliquer pourquoi elle se comporte
comme elle le fait. Car, bien sûr, si nous ne pouvons
pas reconnaître pourquoi une chose est ce qu'elle est,
nous ne pouvons pas non plus savoir pourquoi elle ne
peut pas être autrement. Et, en fait, le véritable cours
de la nature est totalement inexplicable. Je ne dis pas

36
M I RA CLES

par là que la science ne l'a pas encore expliqué, mais


qu'elle le fera peut-être un jour. Je veux dire que la
nature même de l'explication rend i mpossible que
nous devions même expliquer pourquoi la matière
possède les propriétés qu'on lui connaît. Car l'explica­
tion, de par sa nature, est basée sur une foule de « si »
et de « et ». Chaque explication est formulée ainsi :
« Puisque A, par conséquent B », ou encore : « Si C,

alors D ». Pour expliquer n'importe quel phénomène,


il nous faut admettre que l'univers est une affaire qui
marche, une machine qui fonctionne - mais de façon
particulière. Puisque cette façon particulière de fonc­
tionner est la base de toute explication, elle ne peut
jamais être expliquée elle-même. Nous ne voyons
aucune raison pourquoi la machine n'aurait pas pu
fonctionner autrement.
Affirmer cela, ce n'est pas seulement éloigner le
soupçon selon lequel le miracle serait une contradic­
tion en soi, mais aussi confi r mer l'exactitude de
l'observation de Saint Athanase, lorsqu'il trouva une
ressemblance essentielle entre les miracles de notre
Seigneur et l'ordre général de la nature. Tous deux
mettent le point final aux tentatives d'explication par
l'intelligence humaine. Si par « naturel » on entend ce
qui peut être rangé dans une catégorie, soumis à une
norme, mis en parallèle ou expliqué par référence à
d'autres faits, alors la nature dans son ensemble n'est
pas natureLle. Si par « miracle » on entend ce qu'il faut

37
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

s implement accepter, la réalité irré futable qui ne


décline jamais ses titres et ses qualités, mais se borne
à être, alors l'univers n'est qu'un grand miracle. Attirer
notre attention sur ce grand miracle est l'un des
objectifs des œuvres terrestres du Christ : elles sont,
comme i l le d i t l u i -même, des signes 2". Ceux-ci
servent à nous rappeler que les explications de faits
particuliers que nous tirons du caractère arrêté, inex­
pliqué, presque opiniâtre de l'univers tel qu'il est ne
sont pas des explications de ce caractère lui-même.
Ces signes ne nous détournent donc pas de la réalité :
i l s nous y rapp e l l e n t - nous ramena n t de notre
monde de rêves fait de « si » et de « et » à l'actualité -

bouleversante de tout ce qui est réel. Ce sont des


phares où plus de réalité devient visible que nous n'en
percevons d'ordinaire en une fois. J 'ai fai t mention du
miracle du pain et du vin. J 'ai expliqué comment,
lorsque la Vierge conçut, le Christ s e manifesta
comme le vrai Genius que les hommes, dans leur
ignorance, avaient adoré longtemps auparavant. Mais
cela va bien plus l o i n . Le pain et le v i n allaient
prendre un sens plus profond, plus sacré pour les
chrétiens et l'acte de la conception allait devenir le
symbole choisi par tous les mystiques pour désigner
l'union de l'âme avec Dieu. Ce n'était pas un accident.

" M a r t h i e u 1 2 . 3 9 ; 1 6. 4 ; 24.24,3 0 ; M a rc 1 3 . 2 2 ; 1 6 . 1 7,20 ;


Luc 2 1 . 1 1 , 25.

38
MIRACLES

Car avec Dieu il n'y a jamais d'accident. Lorsqu'il créa


le monde végétal, il savait déjà quels rêves la mort et
la résurrection du blé allaient évoquer chaque année
dans l'esprit d'un païen pieux. Il savait déjà que lui­
même devrait périr ainsi et revenir à la vie et dans
q u e l s e n s, engl o b a n t et tra n s c e n d a n t la v i e i l l e
croyance a u roi froment, i l clirait un jour : « Ceci est
mon corps >>25• Pain ordinaire, pain miraculeux, pain
sacramentel qui, tout en étant distincts, ne sont pas
inséparables.
La réalité clivine est comme une fugue. Tous ses
actes sont clifférents, mais tous riment les uns avec les
autres ou se répondent comme le cri et l'écho. C'est
pour cette raison qu'il est si clifficile de parler du chris­
tianisme. Dès que l'on se concentre sur l'une de ses
histoires ou de ses doctrines, elle devient soudain
comme un aimant: vérité et gloire viennent de tous les
niveaux de l'existence et s'y précipitent. Nos ternes
conceptions d'unité panthéiste et nos habiles clistinc­
tions rationalistes pâlissent toutes devant la texture
sans couture et pourtant si variée de la réalité, devant
la vitalité, l'intangibilité et les harmonies entrelacées de
la féconclité multidimensionnelle de Dieu.
Mais si c'est là que réside la difficulté, c'est aussi
là que nous trouvons l'un des fondements les plus

" 1\ l atchieu 26.26 ; i\ larc 1 4.22 ; Luc 22. 1 9 ; 1 Corinthiens 1 1 .24.

39
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

fermes de notre foi . Considérer cela comme une


fable, comme un p roduit de notre cerveau de l a
même manière q u e notre cerveau en e s t un de la
matière reviendrait à croire que cette splendeur illi­
mitée et harmonieuse est issue de quelque chose de
bien plus petit et de bien plus vide qu'elle-même. Il
ne peut en être ainsi. Nous sommes plus proches de
la vérité avec la vision de J ulian de Norwich : Le
Christ lui apparut, tenant un objet de la taille d'une
noisette et disant : « Voici toute la création. »26 Et cela
luit sembla si petit, si fragile qu'elle se demanda
comment cela pouvait bien tenir ensemble.

''' Sixtee11 Renlatio11s of Divine / _,011e, ch.5, p. 9, (édité par Robert


H udlcston, Londres, 1 927).

40
Dogme et u nivers

� un lieu commun que de œpmche<


� au christianisme l'immuabilité de ses
w

dogmes alors que le savoir humain est en continueUe


évolution. Aux yeux de l'incroyant, nous semblons
toujours engagés dans la tâche désespérée de forcer
le savoir nouveau dans un moule devenu trop petit.
Et je pense que cette impression nous aliène bien
plus sa sympathie que les incompatibiLités de teUe ou
telle doctrine avec les hypothèses scientifiques. Nous
avons beau lever nombre de difficultés, cela n'altère
en rien son sentiment que dans son ensemble notre
tentative est vouée à l'échec et est foncièrement
erronée - d'autant plus erronée que nos trouvaiUes
paraissent ingénjeuses.
Car pour l'incroyant il va de soi que le christia­
nisme n'aurait j a mais vu le j o u r si nos ancêtres

41
DIEU f\U BANC DES ACCUSÉS

ava i e n t su ce que n o u s savons a u j o u r d ' h u i s u r


l'univers ; e t que malgré tous nos rapiéçages e t nos
raccommodages, aucun système de pen sée qut se
prétend immuable ne peut à la longue s'ajuster à
l'évolution de notre savoir.
C'est cette thèse que je vais tenter de réfuter.
Mais avant d 'avancer une réponse q u i me paraît
fondamentale, je voudrais éclaircir quelques points
au sujet des relations qui existent aujourd'hui entre la
doctrine chrétienne et les connaissances scientifiques
déjà acquises - à ne pas confondre avec le progrès
continu de nos connaissances que nous envisageons,
à tort ou à raison, pour demain, et qui selon certains,
ne peut manquer de nous asséner en fin de compte
le coup de grâce.
Sur un point au moins, comme nombre de chré­
tiens s'en sont rendu compte, la science moderne s'est
récemment alignée sur la doctrine chrétienne, se déta­
chant ainsi du matérialisme classique. S'il y a quelque
chose qui ressort clairement de la physique moderne,
c'est bien que la nature n'est pas éterne!Je. L'univers
eut un commencement et il aura une fin. Quant aux
grands systèmes matérialistes du passé, ils croyaient
tous en l'éternité et par conséquent en l'autonomie de
la matière. Comme le disait le professeur \Xlhitracker
au cours des lvdde// LJ'c/11res de 1 942 : « On n'a jamais
pu sérieusement remettre en question le dogme de la
création si ce n'est en maintenant que le monde a

42
DOGME ET UNI VERS

existé de toute éternité plus ou moins sous sa forme


actuelle » r . Or, ce principe de base du matérialisme a
désormais été abandonné. Mais il ne faudrait pas
attacher trop d'importance à cela, car les théories
s c i e n t i fiques changent sans cesse. Cependant, i l
semble que, pour l e moment e n tout cas, ce n'est pas à
nous qu'incombe la nécessité d'avancer des preuves,
mais à ceux qui nient que la nature existe grâce à une
cause extérieure à elle-même.
Dans la pensée populaire, cependant, l'origine de
l'univers compte bien moins - me semble-t-il - que
son « caractère » : sa dimension colossale et son appa­
rente indifférence, voire hosti lité à l'égard de la vie
humaine. Et très souvent, cet aspect-là impressionne
d'autant plus qu'il est censé être l'une de nos décou­
vertes modernes - un excellent échantillon de ces
choses que nos ancêtres ignoraient et qui, si elles
avaient été connues, auraient entravé les débuts du
christianisme. Mais c'est un cas de mensonge histo­
rique, ni plus ni moins. Ptolémée savait aussi bien
qu'Eddingron28 que par comparaison à l'ensemble de
l'espace cosmique la terre était infiniment petite29 • I l

r Sir Edmund Taylor \Xl hittaker, The Begi1111ing and End of the
IJ:i'odd,Riddell 1\ lemorial Lectures, Fourtcenth Series (Oxford
1 942), p. 40
" Sir A rthur Stanley Eddington ( 1 882- 1 944), célèbre astronome
anglais.
" Claude Ptolémée vécut à Alexandrie au deuxième siècle après
J .-C. Référence est faite à son Almagesle (Livre 1, ch.5).

43
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

n'est pas question ici d'un savoir ayant évolué j usqu'à


ce que le cadre de la pensée antique ne soit plus
capable de le contenir. Il faudrait plutôt se demander
pourquoi !'insignifiance spatiale de la terre, connue
depuis des siècles, devint soudain au siècle dernier un
argument contre le christianisme. Je n'en sais rien ;
mais ce n'est certainement pas le signe d'un progrès
dans la clarification de la pensée, car, à mon avis, un
tel argument ne pèse pas lourd.
Quand un médecin légiste, lors d'une autopsie,
diagnostique un empoisonnement d'après l'état des
organes du cadavre, son raisonnement est logique
parce qu'il sait exactement dans quel état se trouve­
raient ces organes s'il n'y avait pas eu de poison. De la
même façon, si nous utilisons l'immensité de l'espace
et la petitesse de la terre pour prouver que Dieu
n'existe pas, il faut que nous ayons une idée claire du
genre d'univers auquel nous devrions nous attendre si
Dieu existait. Mais le pouvons-nou s ? Quelle que soit
la nature de l'espace - et, bien sûr, certains savants
modernes pensent qu'il est fini - nous ne pouvons pas
le percevoir autrement qu'en trois dimensions. Or,
nous ne pouvons concevoir aucune limite à un tel
espace tridimensionnel. De par les formes mêmes de
nos perceptions, nous avons donc l'impression de
vivre quelque part dans un espace infini. Si, dans cet
espace infini, nous ne découvrions aucun autre corps
céleste que ceux qui sont utiles à l'homme (notre soleil

44
DOGME ET UNIVERS

et notre lune) ce vide infini servirait certainement


d'argument contre l'existence de Dieu. En fait, on sait
qu'il y a d'autres astres. Mais on se demande s'ils sont
habités ou non. Et, chose étrange, on invoque soit
l'une, soit l'autre de ces hypothèses pour justifier le
rej e t d u christianisme. Selon les uns, s i l 'u n ivers
regorge de vie, cela prouve l'absurdité de l'idée chré­
tienne - ou de ce que l 'on p rend pour elle - que
l'homme est un être unique, ainsi que de la doctrine
chrétienne, selon laquelle Dieu n'est descendu que sur
cette seule planète et s'y est incarné pour nous les
hommes, afin de nous sauver. Selon les autres, si la
terre est vraiment unique, cela prouve que la vie n'est
qu'un sous-produi t accidentel de l'univers - et par
conséquent que notre religion est fausse. Mais nous
sommes vraiment difficiles à contenter. Nous traitons
D i e u c o m m e l a p o l i ce u n s u spect q u ' e l l e v i e n t
d'arrêter: quoi qu'il fasse, tout est interprété e n mal et
invoqué contre lui. Je ne pense pas que nous fassions
cela par méchanceté. Cela provient plutôt de notre
tour n u re d'esprit : i névitablement, nous sommes
déroutés lorsque nous nous trouvons face à la réalité
de l'existence, quel que soit d'ailleurs l'aspect qu'elle
revêt. Les créatures limitées et contingentes que nous
sommes - qui auraient fort bien pu ne pas exister -
auront sans doute toujours de la peine à s 'i ncliner
devant le simple fait qu'elles sont liées, dans notre ici et
maintenant, à un ordre des choses bien réel.

45
DIEU J\U BJ\NC DES ACCUSÉS

Q u o i q u ' i l en s o i t, u n e chose e s t c e r t a i n e :
l'argument tiré de la dimension de l'univers est fondé
s u r l 'hypothèse q u ' à d e s gra nde urs d i ffé rentes
correspondent des valeurs différentes ; sinon, i l n'y
aurait aucune raison à ce que notre minuscule planète
et les créatures encore plus petites qui la peuplent ne
soient pas les éléments les plus importants dans un
univers contenant les nébuleuses spirales. Mais cette
hypothèse est-elle i n spirée par la raison ou par le
sentiment ? Autant que n'importe q u i , je ressens
l 'absurdité de l 'idée selon laquelle n o tre galaxie
pourrait avoir moins d'importance aux yeux de Dieu
qu'un atome tel que l'être humain. Mais je m'aperçois
que cela ne me semble pas absurde qu'un homme
d'un mètre cinquante puisse compter plus qu'un autre
d'un mètre soixante-neuf - ni qu'un homme puisse
avoir plus d'importance qu'un arbre ou un cerveau
qu'une j ambe. En d 'autres termes, le sentiment de
l'absurde n'apparaît que lorsque la différence de taille
est très grande.
Mais là où la relation est perçue par la raison, elle
tient universellement. S'il y avait le moindre rapport
entre la dimension et la valeur d'une chose, il s'ensui­
vrait que de petites différences de taille s'accompagne­
raient de petites différences de valeur aussi sûrement
que de grandes différences de taille s'accompagnent
de grandes différences de valeur. Mais aucun homme
sain d'esprit n'oserait défendre une telle théorie. Je ne

46
DOGME ET UNI VERS

considère pas que l'homme de haute taille a légère­


ment plus de valeur que l'homme de taille moyenne. Je
n'admets pas une légère supériorité des arbres sur les
hommes pour la négliger ensuite parce qu'elle est trop
petite pour que je m'en soucie. Je constate qu'aussi
longtemps que je traite des petites di fférences de
dimension, elles n'ont absolument aucun lien avec la
,·aleur des choses. J 'en conclus, par conséquent, que
l'i mportance donnée aux grandes d i fférences de
dimension est affaire de sentiment et non de raison -
de cette émotion particulière que suscitent en nous les
supériorités de dimension après qu'un certain seuil
d'absolu dimensionnel ait été atteint.
N o u s s o m m e s d e s p o è te s i n c o rr i gi b l e s .
Lorsqu'une quantité est vraiment considérable, nous
cessons de la considérer comme une simple quantité.
Notre imagination s'éveille. À la place d'une simple
quantité, n o u s avo n s à présent u n e qualité - l e
sublime. Sans quoi, l a grandeur purement arithmé­
tique de la galaxie ne nous impressionnerait pas
davantage que les chiffres du Bottin. Ainsi, c'est, en
un sens, de nous-mêmes que l'univers tire le pouvoir
par lequel il nous en impose. Un être dépourvu de
sentiments et d'imagination tiendrait l'argument de la
dimension pour totalement dénué de sens.
Les hommes, en contemplant un ciel étoilé,
éprouvent un respect quasi religieux - mais pas les
s i nges. Le s i l e nce des espaces éternels terri fiait

47
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

Pascal 30, mais c'était la grandeur de Pascal qui leur


donnait le pouvoir de le faire. Lorsque l'immensité
d e l ' u n ivers n o u s e ffrai e , c'est q u e n o u s avon s
(presque littéralement) peur de notre propre ombre ;
car, ces années-lumière, ces mill i ards de siècles sont
de l 'arithmétique p ure et s i mp l e j usqu'à ce que
l'ombre de l'homme, du poète, du faiseur de mythe
se projette sur eux. Je ne dis pas que nous avons tort
de trembler devant cette ombre, car c'est l'ombre de
l'image de Dieu. Mais chaque fois que l'immensité du
monde matériel menace de subjuguer notre esprit,
rappelons-nous que c'est le fait d'une matière que
nous avons spiritualisée. En un sens, c'est à l'homme
- cet être insign i fiant - que la grande nébuleuse
d'Andromède doit sa grandeur.
Cela me conduit à répéter que nous sommes diffi­
ciles à contenter. Si le monde dans lequel nous vivons
n'était pas assez vaste et étrange pour nous i nspirer de
la terreur comme à Pascal, nous seri o n s de bien
pauvres créatures ! É tant ce que nous sommes, des
êtres doués d'une raison mais aussi d'une âme, des
amphibiens sortant du monde des sens et pénétrant à
travers mythes et métapho re s dans le monde de
l'esprit, je ne vois pas comment nous aurions pu en
venir à connaître la grandeur de Dieu sans les indices
que fournit la grandeur de l'univers matériel.

" Blaise Pascal, Pensées, No 206.

48
DOGME ET UNIVERS

E ncore une fois, quel e s t l'u nivers que nous


désirons ? S'il était assez petit pour être douilJet, il ne
serait pas assez grand pour être sublime. S'il doit être
assez vaste pour que notre esprit puisse y prendre ses
ai ses, il faut qu'il le soit s u ffisamment pour nous
dérouter. Serrés ou terrifiés - telle est l'alternative dans
laquelle nous mette n t l e s conceptions que nous
pouvons nous faire du monde. Pour ma part, je préfère
la terreur. J 'étoufferais dans un univers dont je pourrais
voir la fin. Marchant dans un bois, n'avez-vous jamais
fait délibérément demi-tour, craignant d'en atteindre
l'orée et de l'assimiler ensuite définitivement dans votre
imagination à un minable alignement d'arbres ?
Je ne veux pas dire par là que Dieu a créé les
nébuleuses spirales uniquement et primordialement
pour me faire expérimenter ce sentiment de crainte
et de confusion. J 'ignore totalement pourquoi il les a
faites. Après tout, il serait plutôt surprenant que je le
sache. D 'après ma compréhension des choses, le
christianisme dans son ensemble n'est pas obstiné­
ment attaché à une conception anthropocentrique de
l'univers. Les premiers chapitres de la Genèse rela­
tent, il est vrai, l'histoire de la création sous forme de
légende populaire - un fait déjà reconnu du temps de
saint J érôme -, et si vous les sortez de leur contexte,
vous aurez peut-être l 'impression que l'homme est le
centre du monde. Mais ce ne sera pas le cas si vous
considérez la Bible dans son ensemble.

49
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

Peu d'écrits dans toute la Littérature nous mettent


aussi sévèrement en garde contre le danger de faire
de l'homme la mesure de toute chose que le Livre de
Job : « Prendras-tu le léviathan à l'hameçon ? Saisiras­
tu sa langue avec une corde ? Fera-t-il une alliance
avec toi, pour devenir à toujours ton esclave ? A son
seul aspect n'est-on pas terrassé ? »31 Dans les lettres
de s a i n t Paul, l e s p u i s s a n c e s du c i e l s e m bl e n t
généralement hostiles à l'homme. Bien sûr, l'essence
même du christianisme est que Dieu, par amour
pour l'homme, se fit homme et mourut. Mais cela ne
prouve nullement que l'homme est, à lui seul, le
terme et le but de la nature. Dans la parabole32, une
des brebis s'égara et le berger alla à sa recherche ; ce
n'était pas la seule brebis du troupeau, et il n'est pas
dit que c'était ce!Je qui avait le plus de valeur - sauf
dans la mesure où, étant désespérément dans le
besoin, e!Je avait, tant que ce besoin se faisait sentir,
un prix sans pareil aux yeux de l'Amour.

La doctrine de l'incarnation ne serait incompatible


avec ce que nous connaissons de ce vaste univers que
si nous savions aussi qu'il y existe d'autres espèces
d'êtres pensants qui, comme nous, ont chuté et ont
besoin du même mode de rédemption que nous, sans

" Job 4 1 . l ,4,9.


" Matthieu 1 8. 1 2 ; Luc 1 5.4

50
DOGME ET UNI VERS

que celui-ci leur ait toutefois été accordé. Mais nous


ne savons rien de tout cela. Qui sait si l'univers n'est
pas plein de vies qui n'ont pas besoin de salut ou qui
ont déjà obtenu le salut. Qui sait s'il n'est pas plein de
choses tout autres que ce que nous entendons par
vies, mais qui sati s font à la sagesse divine d'une
manière que nous ne pouvons pas concevoir.
Nous ne sommes pas en mesure d'établir sché­
matiquement la psychologie de Dieu ni de fixer des
limites à son activité. Nous n'oserions pas même le
faire s'il s'agissait d'un de nos semblables que nous
estimons p o u r sa s upériorité. La doctrine selon
laquelle Dieu e s t amour et celle selon laquelle il
trouve son plaisir en l'homme sont des doctrines
positives et non limitatives. I l n'est pas moins que
cela. Ce qu'il peut être en plus, nous l'ignorons ; nous
savons seulement qu'il dépasse toutes nos concep­
tions. De ce fait, on peut s'attendre à ce que sa créa­
tion dans son ensemble nous soit inintelligible.
Les chrétiens eux-mêmes sont pour beaucoup
dans le fait qu'il y ait tant de malentendus sur ces
ques tions. I l s ont la mauvaise habitude de parler
comme si la révélation n'existait que pour satisfaire la
curiosité des hommes en éclairant totalement tout ce
qui se rapporte à la création, si bien que l'on finit par
tout s'expliquer et par avoir réponse à tout.
Mais à mon avis la révélation a un but purement
pratique. Elle s'adresse à cet animal particulier qu'est

51
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

l'homme déchu, pour subvenir à ses besoins les plus


immédiats - et non à l'espri t d 'i nvestigation e n
l'homme p o u r sati s faire s o n insatiable curiosité .
Nous savons que Dieu a visité e t racheté son peuple,
et cela nous en dit autant sur les caractéristiques de
sa création qu'une potion administrée à une poule
malade dans une grande ferme nous apprend les
particularités de l'agriculture anglaise. Ce qu'il faut
faire, quel chemin prendre pour aUer à la source de la
vie - cela nous le savons. Et personne ne s'est jamais
plaint d'avoir été déçu en suivant sérieusement les
directives données.
Mais qu'il existe d'autres créatures comme nous et
comment, le cas échéant, elles sont traitées ; que la
matière inanimée ne soit là que pour servir les ètres
vivants ou qu'elle ait encore une autre raison d'être ;
que l'immensité de l'espace soit un moyen pour une
fin ou une illusion, ou simplement la façon naturelle
dont se manifeste l'énergie infinie quand elle se met à
créer - et nous voilà laissés à nos propres spéculations.
N o n , ce n ' e s t p a s le chri s t i a n i sme q u i d o i t
redouter le géan t U nivers, m a i s b i e n plutôt ces
systèmes qui font dépendre tout le sens de l'existence
de l'évolution biologique ou sociale sur notre planète.
C'est le partisan de l'évolution créatrice - le disciple de
Bergson ou de Shaw - ou le communiste qui devrait
trembler en contemplant le ciel nocturne. Car, en
réalité, il s'est engagé dans un navire en perdition. 1 1

52
DOGME ET UNJ VE JU'

s'évertue, en fait, à fermer les yeux sur la nature des


choses, teUe qu'on l'a découverte, comme si le fait de
se concentrer sur le mouvement ascendant qu'il croit
apercevoir sur l'une des planètes pouvait lui fai re
oublier l'inéluctable mouvement descendant dans
l'ensemble de l'univers, la tendance à la baisse de
t e m p é ra ture et à l'irréversible dégradati o n . Car
l'entropie est la véritable vague cosmique, tandis que
l ' é v o l u t i o n n'est q u ' u n e o n d u l a t i o n telluri e n n e
momentanée a u sein d e celle-ci.
Pour cette raison, je prétends que nous les chré­
tiens, nous avons aussi peu à craindre des progrès de
la science que qui que ce soit. Mais, comme je le
disais au début, ce n'est pas là la réponse fondamen­
tale. Les fluctuations sans fin des théories scien­
t i fi ques qui semblent aujourd'hui tellement plus
proches de nous qu'au siècle dernier peuvent se
retourner contre nous demain. C'est d'ailleurs là que
se trouve la véritable réponse.
Laissez-moi vous rappeler la question à laquelle
nous tentons de répondre. La voici : Comment un
s y s t è m e i m m u a b l e p e u t - i l s u r vivre au progrès
constant du savoir? Eh bien, dans certains cas, nous
savons très bien que cela est possible. Un fin lettré
qui lit un texte célèbre de Platon, saisissant du même
regard sa pensée métaphysique et sa beauté littéraire,
ainsi que l'influence qu'elles ont exe rcée l'une et
l'autre sur l'histoire de l'Europe, se trouve dans une

53
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

position très différente de celle d'un jeune garçon en


train d'apprendre l 'alphabet grec. Pourtant, c'est
grâce au système i m muable de l'alphabet que sa
prodigieuse activité mentale et émotionnelle a pu se
déployer. Ce système n'a pas été aboli par l'acquisi­
tion de connaissances nouvelles. Il n'est pas tombé
en désuétude. S'il changeait, cela p rovoquerait u n
chaos épouvantable.
U n homme d ' É tat chrétien qui réfléchit à l a
moralité d'une mesure affectant des millions d e vies e t
impliquant des considérations d'ordre économique,
géographique et politique d'une effroyable complexité
se trouve dans une position très différente de celle
d'un jeune garçon en tram d'apprendre qu'il ne faut ni
tricher, ni mentir, ni faire de tort à un innocent. Mais
c'est seulement dans la mesure où cette connaissance
première des lieux communs de la morale demeure
i n tacte d a n s l 'esprit de l'homme d ' É t a t que s e s
réflexions auront une valeur morale. S i elle se perd, on
ne peut plus parler de progrès, mais seulement de
changement. Car un changement n'est un progrès que
si le fond reste inchangé. En grandissant un jeune
chêne devient un chêne majestueux. S'il devenait un
hêtre, on ne parlerait plus de croissance, mais de
mutation.
Pour prendre un troisième exemple, il y a une
énorme différence entre compter des pommes et
arriver aux formules mathématiques de la physique

54 �
DOGME ET UNI VERS

moderne. Mais dans les deux cas on utilise la table de


multiplication gui, elJe non plus, ne tombe pas en
désuétude. En d'autres termes, partout où il y a réel
progrès en matière de connaissance, il y a une part de
savoir gu'il n'éclipse pas. En fait, il n'y a pas de possi­
bilité de progrès sans cet élément i mmuable. De
nouvelles outres pour le vin nouveau, bien sûr ; mais
pas de nouveaux palais, œsophages ou estomacs -
sinon ce ne serait plus du « vin » pour nous. Je pense
g u e n o u s s o m m e s tous d'accord g u e les règle s
éléme ntaires des mathématigues sont de tels
éléments immuables. Il e n va d e même, m e semble+
i l , p o u r l e s p r i n c i p e s de b a s e de la m o rale. E t
j'ajouterai à ces exemples les doctrines fondamen­
tales du christianisme. Pour exprimer cela dans un
langage plus technigue, je dirai gue les a ffirmations
historigues faites par le christianisme ont la faculté,
g u i ailleurs e s t s u rtout le propre· d e s principes
formels, de prendre sans changement intrinsègue la
complexité croissante de sens gue leur donne u n
savoir croissant.
Ainsi, il se pourrait (bien gue pour ma part je ne
l'aie jamais cru) gue, lorsgue le symbole de N icée
déclare : «. . est descendu des ciem� », ses auteurs aient
.

pensé à un mouvement localisé d'un ciel localisable à


la surface de la terre - comme un saut en parachute.
D'autres, depuis, ont pu rejeter l'idée même d'un ciel
localisable. Mais ni la signification, ni la crédibilité de

55
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

l'affirmation en question ne semblent être affectées

le moins du monde par un tel changement d'opinion.

Quel que soit le point de vue qu'on adopte, il s'agit

bel et bien d'un m i racle. Et dans les deux cas, les

images mentales qui accompagnent l'acte de foi sont

tout à fait accessoires.


Lorsqu'un Noir d'Afrique centrale et un médecin

l o n d o n i e n d é c l a r e n t t o u s d e u x que le C h ri s t e s t

ressuscité des morts, leur façon d'envisager l a chose

est sans doute fort différente. Pour l'un, cela évoque

l'image d'un mort se relevant - et c'est tout. L'autre,

par contre, ne peut s'empêcher d'imaginer toute une

série de processus biochimiques, voire physiques, se

produisant à rebours. Le médecin sait, de par son

expérience, que ces phénomènes sont irréversibles. Et

le Noir sait qu'un mort ne se relève pas. Tous deux

sont confrontés au miracle - et ils le savent. Si les

deux croient le miracle impossible, la seule différence

entre eux sera que le médecin fournira bien plus de

détails pour expliquer cette impossibilité et épiloguera


sans fin sur le simple fait qu'un mort ne se relève pas.

Si les deux croient au miracle, tout ce que le médecin

pourra dire de plus ne sera qu'une analyse, une expli­

cation des paroles : « Il s'est relevé ».

Lorsque l'auteur de la Genèse dit que Dieu créa

l'homme à son image, il se peut qu'il ait imaginé un

Dieu vaguement corporel formant l'homme comme

u n e n fa n t fa ç o n n e de l a p â t e à m o d e l e r. Un

56
DOGME ET UNI VE IU

philosophe ch rétien de notre époque pensera plutôt à


un long processus, s'étalant sur une période allant de la

création de la matière à l'apparition sur notre planète

d'un organisme conçu pour recevoir non seulement la


vie biologique, mais aussi la vie spirituelle. Mais les

deux d i sent essentiellement la même chose. E t les

deux nient aussi la même chose - la doctrine selon

laquelle la matière, grâce à une force inhérente aveugle,

aurait produit l'esprit.

Cela veut-il dire que des chrétiens de différents

niveaux culturels cachent des croyances radicalement


o p p o s é e s s o u s d e s fo r m u l a t i o n s i d e n t i q u e s ?

Certainement pas. Car ils s'accordent sur la réalité et

ne di ffèrent que sur l'ombre. Quand l'un i m agine son

Dieu assis sur un trône dans un ciel localisable au­

dessus d'une terre plate et que l'autre conçoit Dieu et

l a c r é a t i o n s e l o n la p h i l o s o p h i e du p ro fe s s e u r

W h i te h e ad 3 3, i l s d i ve rg e n t p ré c i s é m e n t s u r d e s

choses sans importance.


Pe u t-être cela vous s e m b l e - t - i l exagéré. M a i s

l ' e s t - c e v ra i m e n t ? E n ce q u i c o n c e r n e l a réal i t é

matérielle, n o u s s o m m e s o b l igés d 'a d m e ttre q u e

nous n'en savons rien, si ce n'est s e s données mathé­

matiques. La plage tangible dont les galets ont été


comptés par nos premiers calculateurs, les atomes

'3 Al fred North Whitehead ( 1 86 1 - 1 947), philosophe et mathéma­


ticien anglais.

57
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

que Démocrite a m i s à la portée de l 'i magi nation


h u m a i n e , l ' i m ag e q u e l ' h o m m e m o y e n s e fa i t

a u j o u r d ' h u i d e l ' e s p ac e , t o u t c e l a n ' e s t q u e

l'apparence. Les chi ffres sont l a substance d e notre

c o n n a i s s ance, l ' u n i q u e l i e n e ntre la pensée et les


c h o s e s . C e q u ' e s t l a n a t u re e n e l l e - m ê m e n o u s

échappe. C e q u i semble l e plus évident à une percep­

tion naïve s'avère le plus fantastique.


I l en va à peu près de même pour notre connais­

sance de la réalité spirituelle. Ce qu'est Dieu en lui­

m ê m e , c o m m e n t l e s p h i l o s o p h e s d ev r a i e n t l e

concevoir - cela échappe sans cesse à notre savoir.

Les cosmologies, soigneusement élaborées par la reli­

gion et qui ont l'air si solides tant qu'elles durent, se

trouvent être de simples ombres.


C'est la religion elle-même - la prière et les sacre­

ments, la repentance et l'adoration - qui est, en fin

de compte, l'unique voie qui nous conduit à la réalité.


Comme les mathématiques, la religion grandit de

l'intérieur ou elle décline. Le juif en sait plus que le

p aï e n , le c h ré t i e n p l u s q u e le j u i f, et l ' h o m m e

moderne vaguement religie u x m o i n s que tous l e s

trois. M a i s comme les mathém a t i ques, la religion

reste simplement elle-même. On peut l'appliquer à


chaque nouvelle théorie scienti fique, mais aucune

n'arrive à la faire passer de mode.

Si un homme vient en l a présence de Dieu, i l

verra tomber, qu'il le veuille ou n o n , tout ce q u i

58
DOGME ET UNI VERS

s e m b l a i t le d i s t i ngu e r d e s h o m m e s d ' u n e autre


époque ou de son moi antérieur. li se retrouvera là
où il a toujours été, où chaque homme a toujours été.
Eade111 sunt 011111ia seJJ1per 34 • Ne nous abusons pas.
L'image la plus complexe que nous pouvons nous
faire de l'univers ne peut nous cacher devant Dieu.
Aucun taiLLis, aucune forêt, aucune jungle n'est assez
dense pour nous servir de cachette.
Dans !'Apocalypse il est dit de celui qui est assis
sur le trône : « La terre et le ciel s'enfuirent devant sa
face » ;5 . Cela peut arriver à n'importe qui d'entre
nous, n'importe quand. En un clin d'œil, en l'espace
d'un moment - trop court pour être mesuré - et en
quelque lieu que ce s o i t, tout ce qui m a i n tenant
s e m b l e n o u s s é p a r e r d e D i e u p e u t s 'e n fu i r,
s'évanouir, nous laissant à nu devant lui, comme le
premier homme, comme le seul homme - comme
s'il n'exi sta i t plus que l u i et m o i . Et p u isque ce
contact ne peut être évité longtemps, et qu'il signifie
pour moi soit félicité soit infamie, il n'y a rien de plus
important dans la vie que d'apprendre à l'aimer. C'est
le premier commandement - et le plus grand.

w « Tout est toujours pareil. »

" Apocalypse 20. 1 1

59
Le m.sithe devenu tait
(19++)

� on 'mi Cmineu' ' wutenu �u''u

� fon d , a u c u n d e n o u s n ' e s t v ra i ­

ment chrétien. D'après lui, l e christiarusme h istorique

e s t marqué de tant de barbarie q u ' a u c u n h o m m e

moderne n e peut honnêtement y souscrire ; et ceux

d ' e n tre nous qui se réc l a m e n t d e l u i s o n t en fa i t

partisans d ' u n système moderne d e pensée q u i n e

reti e n t d u c h r i s ti a n i s m e q u e s o n v o c a b u l a i re e t

l'héri tage émotionnel qu'il lui a légué, laissant tran­

q u i l l e m e n t de c ô t é s e s d o c t r i n e s e s s e n ti e l l e s .
Corineus a comparé l e christiarusme à l a monarchie

a c t u e l l e du Royau m e - U n i ; l e s a p p a r e n c e s d e la
royauté o n t été m a i n te n u e s , m a i s l a réalité de ce

pouvoir a été abandonnée.

Je considère tout cela comme faux. La descrip­


t i o n n ' e s t e x a c t e q u e de q u e l q u e s t h é o l ogi e n s

« modernistes » q u i , grâce à D i e u , d i m i n u e n t en

61
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

n o m b re d e j o u r e n j o u r . M a i s , p o u r l ' i n s t a n t ,

supposons que Corineus ait rai son. Admettons, par


exemple, que tous ceux qui se disent chrétiens aient
abandonné les doctrines originelles et que, dans son

système, le christianisme « moderne » ait retenu une

série de noms, de rites, de fo r m u l e s et d e

métaphores, bien que les idées qu'ils expriment aient

changé du tout a u tout. Cori n e u s d e vrai t être e n

mesure d'expliquer cette persistance.

P o u rq u o i , to u j o u rs s ui v a n t s o n o p t i q ue, c e s
pseudo-chréti e n s cultivés et éclairés s 'obs ti nent-i l s

donc à exprimer leurs pensées les plus profondes dans

les termes d'une mythologie archaïque qui doit les

embarrasser et les déconcerter sans cesse ? Pourquoi

refusent-ils de couper le cordon ombilical qui relie

l ' e n fa n t v i v a n t et en b o n n e s a n t é à sa m è re

moribonde ? Car, si Corineus dit vrai, cela devrait être

u n v é r i t a b l e s o u l ag e m e n t p o u r e u x de le fa i re .

Cependant, l a chose étrange e s t que même ceux qui

semblent être les plus embarrassés par les sédiments


de ce christianisme « barbare » dans leur façon de

pens er, s ' o p p o s e n t faro uchement à l ' i d ée de s ' e n


débarrasser. Ils tireront s u r l e cordon presque jusqu'à

son point de ruptu re, mais refuseront de le couper.

Parfois, ils feront toutes les démarches sauf la dernière.

Si tou s ceux q u i p r o fe s s e n t la foi c h réti e n n e

étaient d e s ecclésiastiques, i l sera i t facile (bien que

peu charitable) de répondre qu'ils ne font pas le pas

62
LE M Y T J--/ E DE VENU FA IT

parce qu'iJ y v a d e leur gagne-pain. Toutefois, même

si telle était la motivation de leur comportement,

même si tous les hommes d' É gLise se prostituaient

i n t e l l e c t u e l l e m e n t en p r ê c h a n t p o u r la p a i e -
généralement un salaire de misère - ce qu'au fond ils

ne c ro i e n t pas e u x - m ê m e s , c e r t a i n e m e n t q u ' u n

o b s c u rci s s e m e n t a u s s i unive rsel d e l a c o n s ci e n c e


c h e z d e s m illiers d'hommes p a s p l u s criminels que

d'autres exigerait en soi quelque expLication. Et, bien

entendu, le clergé n'est pas seul à professer l a foi

c h r é t i e n n e . E l l e l ' e s t p a r d e s m i l l i e rs de laïq u e s,

hommes et femmes, qui s'attirent de ce fait le mépris,

l ' i m p o p u l a r i té , l a m é fi a n c e e t l ' h o s ti l i té d e l e u r

propre famille. Comment cela s'est-il produit ?

C e ge nre d'obstination m é ri te notre attention.

« P o u rq u o i n e p a s c o u p e r le c o rd o n ? » dirait

C o r i n e u s . « To u t s e rai t b i e n p l u s fa c i l e s i v o u s

libériez votre esprit des v e s t ig e s de c e tte

mythologi e. » P l u s facile, certes. La v i e serait bien


plus facile pour la mère d'un enfant handicapé si elle

le mettait dans une institution et adoptait à sa place

le bébé sain de quelqu'un d'autre. La vie serait bien

plus facile pour plus d'un homme s'il abandonnait la

femme dont il est tombé amoureux et en épousait


une autre qui s'accorderait avec lui. L'ennui, c'est que
l e b é b é s a i n et l a fe m m e a s s o r t i e e n l èv e n t à l a

personne concernée s a seule raison d e s'embarrasser

d'un enfant ou d'une femme. « Ne serait-il pas plus

63
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

raisonnable de se parler p l utôt que de danser ? »

demande Miss Bingley dans le l ivre de Jane Austen ;6•


« Bien plus raisonnable, certes, répond M. B ingley,

mais cela ressemblerait beaucoup moins à un bal. »

De même, il serait bien plus rationnel d'abolir la

monarc h i e b ri t an n i q u e . Et s i , en fai s a n t cela, o n

é l i m i nait d e notre É tat l e s e u l é l é m e n t vrai ment

indispensable ? Et s i l a monarchie était e ffectivement

le canal à travers lequel tous les éléments vitaux du

civisme - loyauté, consécration de l a vie séculière,

principe hiérarchique, splendeur, cérémonie, conti­


nuité - se répandent encore pour i r riguer les terres

arides de la politique économique moderne ?

La véritable réponse du christianisme même le

plus moderniste aux objections de Corineus est du


même ordre. Même en admettant (ce que je ne cesse

de c o n t e s ter) que l e s d o c t r i n e s du c h ri s ti a n i s m e

historique soient purement mythiques, c ' e s t précisé­


ment le mythe qui est l'élément vital, la terre nourri­

cière de tout l'ensemble. Corineus voudrait que nous

évoluions avec notre temps, Or, nous savons où il


va : il passe. Mais dans la religion, il y a quelque chose

q u i ne p a s s e p a s , ce q u i d e m e u re , c ' e s t ce q u e

Corineus quali fie de mythe. Tandis q u e c e q u i passe,


c'est ce qu'il appelle la pensée vivante et moderne.

"' Orgueil et préjugés, ch. 1 1 , œuvre de la romancière anglaise J ane


Austen ( 1 775- 1 8 1 7).

64
LE MYT/-JE DE VENU FAIT

Non seulement la pensée des théologiens, mais aussi

c e l l e de l e u rs a d v e r s a i r e s . Q u ' e s t - i l a d v e n u d e s

prédécesseurs d e Corineus ? O ù e s t l'épicuri sme d e

Lucrèce .n , l a recrudescence d u paganisme sous J ulien

I ' A p o s ta t ? 3" Où s o n t l e s g n o s t i q u e s , o ù e s t l e

m o n i s m e d ' Averro è s J<', le d é i s m e d e Vol t a i re , l e

matériali sme dogmatique de l 'époque victori enne ?

lis ont passé avec leur temps. Mais la chose qu'ils ont

tous combattue demeure : eUe est toujours là. Sinon,

Corineus ne pourrait pas l 'attaquer à son tour. Le

mythe (pour reprendre son expression) a s urvécu


aux pensées de tous ses défenseurs comme de tous

s e s a d v e r s a i re s . C ' e s t l u i q u i d o n n e la v i e . L e s

élémen ts, même dans le christianisme moderni ste,

que Corineus considère comme des vestiges se trou­

vent être la substance : ce qu'il prend pour <<la vraie

foi moderne» n'est que l'apparence.

Pour expliquer cela, il nous faut examiner d'un peu

plus près le mythe en général et celui-ci en particulier.

L'intelligence humaine est incurablemement abstraite.


Les mathématiques pures sont le type d'opération qui

,. Tirus Lucrecius Ca rus, poète latin (99-55 av. J .C.).


" Empereur romain (36 1 -363 apr. J .C.).
'" J\ verroès de Cordoue, philosophe arabe ( 1 1 26- 1 1 98), croyait

qu'il n'existait qu'une seule intelligence pour toute l'humanité et


que chaque individu en possédait une part ; ce qui excluait toute
immortalité personnelle.

65
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

convient parfaitement à notre esprit. Pourtant, les

seules réalités que nous expérimentons sont concrètes


- cette doule ur, ce p l a i s i r, ce c h i e n , c e t h o m me.

Pendant que nous aimons l'homme, supportons la


douleur ou jouissons du plaisir, notre intelligence ne

les appréhende pas en tant que Plaisir, Douleur ou


Personnalité. Par ailleurs, dès que nous commençons à

les concevoir comme tels, les réalités concrètes devien­

n e n t de s i m p l e s c a s ou e x e m p l e s : n o u s ne n o u s

occupons plus d'elles, mais de c e qu'elles illustrent.

Tel est notre dilemme : goûter et ne pas savoir, ou


savoir et ne pas goûter - ou encore, plus précisément,

manquer d'une approche intellectuelle parce que nous

sommes en train de vivre une expérience ou manquer

d'une approche empirique parce que nous la jugeons

de l'extérieur. Lorsque nous pensons, nous sommes

coupés de l 'o b j e t de n otre pensée ; l or squ e n o u s

goûtons, touchons, voulons, aimons, haïssons, nous ne

sommes pas en mesure de comprendre clairement.

P l u s n o u s p e n s o n s l u c i d e m e n t , p l u s n e tt e m e n t
s o m me s - n o u s c o u p é s d e l a réa l i té ; p l u s n o u s la

pénétrons pro fondément, e t moins n o u s sommes

capables de penser. On ne peut érudjer la notion de

plaisir au moment de l'étreinte nuptiale, ni appro­

fondir la question de la repentance à l ' i n s tant du

repentir, ni analyser la nature de l'humour en plein

éclat de rire. Mais à quel autre moment peut-on vérita­

blement avoir connaissance de ces choses ? « Si seule-

66
LE M Y TF-JE DE VENU FAIT

m e n t mon mal de dents voulait cesser, je pourrais


écrire un autre chapitre sur la douleur. » Mais une fois

apaisée, que sais-je de la douleur?

À ce tragique dilemme, le mythe o ffre une solu­

tion partielle. Au travers du plaisir que nous procure

un grand mythe, nous sommes au plus près d'expéri­

menter concrètement ce qui autrement ne peut être

appréhendé qu'en tant qu'abstraction. En ce moment,

par exemple, j 'essaie de comprendre quelque chose de

vraiment très abstrait - l'atténuation, l'évanouissement

de la réalité que nous venons de goûter, dès que nous


essayons de la saisir par l'inteljjgence discursive. Sans

cloute ai-je toutes les peines du monde à le faire. Mais

si, au lieu de cela, je vous rappelle Orphée et Eurydice,

comme on lui permit de la conduire par la main, et

comme elle d i sparut au moment où il se retourna

pour la contempler - ce qui n'était qu'un principe

d e v i e n t c o n c evable. Vous p o u r re z répon d re que


ju squ'à présent vous n'avez j amais attaché une telle

« signification » à ce mythe. Bien sûr que non. Vous ne

lui cherchez absolument aucune signification abstraite.


Sinon, le mythe ne serait plus un vrai mythe pour

vous, m a i s une s i mple allégorie. Vou s n'avez pas

essayé de savoir - vous avez goûté ; mais ce que vous

avez g o û té se tro uve être un p r i n c i pe général . À


l'instant où nous énonçons ce principe, nous sommes

d e t o u t e é v i d e n c e ret o m b é s cl a n s le m o n d e d e
l'abstraction. On expérimente ce principe de façon

67
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

concrète seulement aussi longtemps que le mythe est

accueilli comme une histoire.


Lo rs q ue n o u s tradu i s o n s , n o u s o b t e n o n s d e

l'abstrait - ou plutôt d e s dizaines d'abstractions. C e

q u i pénètre a u moyen du mythe, c e n'est p a s la vérité,

m a i s l a réali t é (la v é r i t é e s t t o u j o u rs à propos de


quelque chose, mais la réalité est c e quelque chose à

propos duquel la vérité est), et par conséquent, chaque

mythe engendre un nombre incalculable de vérités

sur le plan abstrait. Le mythe est la montagne d'où

coulent les différents torrents qui deviendront vérité

en bas dans la vallée ; in hac va/le abstractionis •0• Ou, si

l'on préfère, le mythe est l'isthme qui relie le monde

péninsulaire de la pensée à ce vaste continent auquel

nous appartenons réellement. II n'est pas abstrait

comme la vérité ; et il n'est pas non plus Lié, comme

l'expérience immédiate, au particulier.

O r, c o m m e le m y t h e t r a n s c e n d e l a p e n s é e ,

l'incarnation transcende l e mythe. Le cœur même d u

christianisme est u n mythe qui est en même temps

u n fai t . L'anci e n m y t h e du dieu q u i meu rt, s a n s

cesser d'être u n mythe, descend du ciel d e l a légende

et de l'i magi nation sur la terre de l ' h i s toire. li se

prod uit - à une date et e n u n lieu pré c i s -, e t il

s'ensuit des conséquences historiques définissables.

N ous passons d'un Balder ou d'un Osiris, mourant

"'
« Dans cette vallée de séparation ».

68
LE M Y THE DE VENU FAIT

on ne sait quand ni où, à un personnage historique

crucifié (en règle) sous Ponce Pilate.


En devenant fait, il ne cesse pour autant d'être
myth e : c ' e s t là le m i ra c l e . J e m e d e m a n d e s i l e s

h o m m es n'ont p a s parfo i s ti ré p l u s de nourriture

spi rituelle des mythes auxquels ils ne croyaient pas

que de la religion qu'ils professaient. Pour être vérita­

blement chrétiens, nous devons à la fois reconnaître

le fait historique et accepter le mythe (bien qu'il soit


devenu fait historique) avec le même élan imaginatif

que nous avons à l'égard des autres mythes. L'un est

à peine plus nécessaire que l'autre.

L ' h o m m e q u i met en d o u t e l ' h i s to r i c i té d e s

récits chrétiens, m a i s qui s ' e n nourri t continuelle­


ment en tant que mythes, sera sans doute spirituelle­

ment plus éveillé que celui qui y croit sans trop y


penser. Le moderniste - extrémiste in fidèle en tout

sauf de nom - n'a pas besoin d'être taxé de fou ou

d 'hypocrite parce q u ' i l conserve o b s t i n é ment, en

même temps que sa pensée athée, le langage, les


rites, les sacrements et les histoires des chrétiens. Le

pauvre homme se cramponne peut- être (avec une


sagesse à laquelle lui-même ne comprend rien) à ce

qui e s t sa vie. li eût été préférable que Loisy'1 fût

resté chrétien ; cela n'aurait pas été forcément mieux

" t\l fred l .ois1· ( 1 857- 1 940), théolog ien français à l'origine du
libéralisme théologique.

69
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

s'il avait chassé de son esprit les derniers vestiges du

christianj sme .

Ceux quj ne savent pas que ce grand mythe est

devenu fait, lorsque la Vierge a conçu, sont bien à

plaindre. Mais les chrétiens ont autant besoin qu'on

leur rappelle - remercions Corineus de l'avoir fait -

q u e c e q u i e s t d e v e n u fai t é t a i t m y t h e e t q u ' i l

emporte dans l e monde des faits toutes les propriétés

du mythe. Dieu est plus qu'un dieu, non pas moins ;

le Chri s t est plus que Balder, non pas moins. N ou s


n e devons p a s avoir honte de l'auréole mythique qw

entoure notre théologie. N ous ne devons pas être

troublés par les « parallèles » et les « christs païens »:

i l les faut - leur absence constituerait une véritable

pierre d'achoppement. Nous ne devons pas, au nom

d ' u n e fau s s e s p i r i tu a l i té, l e u r r e fu s e r l'accueil de

n o tre i magi na t i o n . S'il a p l u à Dieu de créer des

m y t h e s - le ciel l u i - m ê m e n'en e s t - i l p a s un ? - ,

devons-nous refuser d'y être sensibles ? Car voici le

mari age du ciel et de la terre : mythe parfait, fait

parfa i t . Il réclame non seulement notre amour e t

notre soumission, mais a u s s i notre étonnement et


notre émerveiilement et s'adresse en chacun de nous

au s auvage, à l ' e n fant, au poète pas m o i n s q u 'au

moraliste, au savant et au phjJosophe.

70
Religion et science
(19+5)

� es m i racles ! s 'exclama mon a m i .

� A l lons, voyons ! La science a fai t

saurer l e fond d e tour cela. N ous savons à présent

que la nature est gouvernée par des lois arrêtées.


- Mais les gens ne le savaient-ils pas de tout temps ?

demandai-je.

- Ç a non ! répondi t - i l . Prends, par exemple, u n e

h istoire telle que la naissance virginale. N ous savons

maintenant qu'une teLle chose ne peut se produire.

N ous savons qu'il doit y avoir un spermatozoïde.

- Mais regarde un peu, répliquai-je. Saint Joseph.


- Qui est-il ? demanda mon ami.

- l i était l 'é p o u x de la V i e rge M a r i e . Si tu l i s a i s


l'histoire dans la Bible, tu trouverais q u e lorsqu'il vit

q u e sa fi a n c é e a l l a i t avo i r un e n fa n t , il d é c i d a

d'annuler son mariage. Pourquoi a-t-il agi d e l a sorte ?

- N ' e s t - c e p a s ce q u e fe r a i e n t la p l u p a r t d e s

hommes ?

71
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

- N 'importe quel homme le ferait, dis-je, à condition

qu'il connaisse les l o i s de la nature - en d 'a u tres


mots, à condition qu'il sache qu'une femme ne peut

avoir d'enfant sans avo i r couché avec un h o m me.

Mais d'après ta théorie, les gens des temps anciens


ignoraient que la nature était régie par des lois fi xes.
Je s o ul igne que c e t t e h i s to i re m o ntre que s a i n t

Joseph connaissait cette loi aussi bien que nous.

- Mais il fut amené à croire en la naissance virginale


par la suite, n'est-ce pas ?

- Bien sûr. Mais pas parce qu'il ne savait pas exacte­

ment d'où viennent les bébés lorsque les choses se


p a s s e n t n a t u rel l e m e n t. Il c ro y a i t à la n a i s s a n c e

virginale comme à quelque chose de s urnaturel. I I

sava i t q u e la n a t u re p ro c è d e de faç o n arrêtée e t

régulière ; mais i l croyait aussi qu'il exis te quelque

chose au-delà de la nature qui peut court-circuiter

son fonctionnement - de l'extérieur, si l 'on veut.

- M a i s la s c i e n c e m o d e r n e a d é m o n tré q u ' i l n e

pouvait y avoir pareille chose.

- Vraiment ? dis-je. Laquelle des sciences ?


- Enfin, quoi ! C'est un détail ! répondit mon ami. Tu
ne vas p a s me d e m ander de c i ter de m é m o i re le

chapitre et le verset !

- Mais ne vois-tu pas que la science ne sera jamai s en

mesure de démontrer quoi que ce soit de ce genre ?

dis-je.

- Et pourquoi pas, j e te prie ?

72
RELIGION ET SCIENCE -

- Parce que la science étudie la nature. Et la question

est de savoir si oui ou non il existe quelque chose en


dehors de la nature - quelque chose d'extérieur à elle.

Comment p e u x - tu trouver la réponse en étudiant

simplement la nature ?
- Mais n'a-t-on pas trouvé que la nature doit fonc­

tionner de façon absolument fixe ? Je veux dire que

les l o i s de l a n a t u re n o u s d i se n t non s e u l e m e n t

comment les choses se produisent, m a i s a u s s i

comment elles doive n t s e p ro d u i re. Aucune p u i s ­

sance n e peut l e s altérer.


- Que veux-tu dire par là ? demandai-je.

- É coute-moi, dit-il. Est-ce que ce « quelque chose

d'extérieur » dont tu parles peut fai re que deux et


deux font cinq ?

- Non.

- Bien, dit-il. Je pense que les lois de la nature sont

comme « deux et deux font quatre ». L'idée qu'elles

puissent être modifiées est aussi absurde que celle affir­

mant qu'on peut modifier les lois de l'arithmétique.

- U n e seconde, répliquai-je. Suppose que je mette

a u j o u r d ' h u i u n e p r e m i è r e p i è c e de c i n q u a n t e

centimes dans un tiroir et demain une deuxième dans


le même tiroir. Est-ce que les lois de l'arithmétique

me garanti s s e n t qu'après-demain j 'y retrouverai la


somme d'un franc ?

- Bien sùr, d i t - i l . A condition que personne n'a it

fouillé clans ton tiroir.

73
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

- Là e s t la q u e s t i o n ! m 'e x c l a m a i - j e. Les l o i s d e

l'arithmétique peuvent me dire c e q u e j 'y trouverai,


avec une certitude totale, à cond i ti o n qu'il n'y ait

aucune interférence. S i un voleur a fouillé le tiroir, il


e s t évident que le r é s u l tat s e ra d i fférent. Mais le

voleur n'aura pas tran sgressé les lois de l'arithmé­

tique - uniquement celles du Code civil. N e penses­

tu pas qu'il en va de m ê me pour les lois de la nature ?


Ne nous disent-elles pas ce qui se produira à condi­

tion qu'il n'y ait pas d'interférence ?

- Explique-toi.
- Eh bien, ces lois te diront quelle sera la trajectoire

d'une balle de billard sur une surface plane si tu la

fra p p e s d 'u n e c e r ta i n e faç o n - à c o n d i t i o n q u e

personne n'y touche. S i , a l o r s qu ' e l l e e s t d é j à e n

mouvement, quelqu'un s a i s i t u n e queue et l'envoie


d a n s une autre d i rec t i o n , tu n ' o b t i e n d ra s p a s l e

résultat prédit par l e scienti fique.

- Cela va de soi. Il ne peut tenir compte de telles


espiègleries.

- Très juste ! Et de même, s'il existait quelque chose

d'extérieur à la nature qui se mettait à provoquer des

interférences, les événements attendus par les scien­


tifiques ne se dérouleraient pas comme prévu. Ce

serait ce que nous appelons un miracle. En un sens,

cela n'enfreindrait pas les lois de la nature. Les lois

nous disent ce qui va arriver si rien ne s'interpose.

Mais elles ne peuvent pas dire s'il y aura interférence.

74
REUCION ET SCIENCE -- -

J 'entends par là que ce n'est pas l'expert en arithmé­

t i q u e q u i t e d i ra q u e l l e s s o n t l e s c h a n c e s q u e
quelqu'un i n tervienne e t s u b t i l i s e l e s s o u s placés

dans mon tiroi r ; un détective te serait plus utile. Ce

n'est pas non plus le physicien quj te ill ra quelles sont

les probabilités que j 'attrape une queue de billard et

gâche son expérimentatio n sur la balle ; i l vaudrait

mieux t'adresser à un psychologue. Et ce n'est pas le

scienti fique qui te dira s'il est vraisemblable que la

nature soit perturbée de l'extérieur. I l faut s'adresser

au métaphysicien.

- Tu t'attardes à des vétilles, dit mon ami. Vois-tu ,

l 'o b j ection réelle va b i e n p l u s l o i n . L'i m age t o u t

enti ère de l ' u n i vers que nous a donnée l a science

tourne en dérision le fai t de croire que le Pouvoi r

par-derrière puisse s'intéresser à nous, m i nuscules

créatures rampant sur une planète sans importance !


To ut cela a été de toute évidence i nventé par des

gens croyant que l a terre était plate e t l e s étoiles

éloignées d 'elle de deux ou trois kilomè tres seule­


ment.

-A quelle époque les gens croyaient-ils cela ?

- Voyons, to u s c e s bons vieux ch réti ens dont tu


parles tout le temps y croyaient. Je pense à Boèce, à

Augustin, à Thomas d'Acquin, à Dante.


- Je regrette, répliquai-je, mais tu viens de toucher à
un d e s ra res s u j e t s d o n t je s a i s un p e u q u e l q u e

chose. »

75
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

Je levai la main vers une étagère de Livres.


- Voici L'Almageste de Ptolémée. Tu sais ce que c'est ?

- Oui, répondit-il. I l s'agit du manuel d'astronomie

qui a fai t autorité durant tout le moyen âge.

- Exact. Veux-tu lire simplement ce passage, dis-je,


montrant du doigt une phrase du cinquième chapitre

du premier livre.

- La terre, lut mon ami, hésitant un peu en traduisant

du latin . . . la terre, en comparaison avec la distance

des étoiles fixes, a une dimension i nfime et doit être

considérée comme un point mathématique ! »

Un court silence s'ensuivit.


- Savaient-ils déjà cela en ce temps-là ? dit mon ami.

Mais . . . mais aucune h istoire de la science, aucune

encyclopédie moderne ne mentionne ce fait.


- Exactement, dis-je. À toi d'en trouver la raison.

C'est un peu comme si quelqu'un avait peur que cela

soit révélé, n'est-ce pas ? Je me demande pourquoi.

Autre silence.

- De toute faç o n , d i s - j e , nous pouvons cerner à

présent le problème avec précision. Les gens s'imagi­

nent habituellement qu'il s'agit de concilier ce que

nous savons de la dimension de l'univers avec nos

idées rebgieuses traditionnelles. Or, il s'avère que ce


n'est pas du tout là le problème. Je vais te dire où i l
est : l'énorme dimension d e l'univers e t !'insignifiance

de l a terre étaient connu e s d e p u i s des s i è c l e s, et

personne n'a jamais songé qu'ils avaient un rapport

76
RELIGION ET SCIENCE

quelconque avec la question religieuse. Mais voilà que


soudain, depuis moins d'un siècle, on se met à les
exhiber comme arguments contre le christianisme. Et
les gens qui le font ont soin d'étouffer le fait qu'ils
étai e n t connus d e p u i s fo rt l o ngte m p s d é j à . N e
penses-tu p a s que vous les athées ê t e s d e s gens
étrangement crédules ?

77
Les lois de la nature
(1945 )

� auvre femme, s'exclama mon ami.

� On sait à peine que d i re lorsque

quelqu'un parle ainsi. Elle s'imagine que son fils a

su rvécu à la bataille d'Arnhem parce qu'elle a prié

pour l u i . Ce serait cruel de lui expliquer que s'il a

survécu c'est parce qu'il s'est trouvé un peu trop à

droite ou un peu trop à gauche pour ètre tué par

l'une des balles. La balle suivait une trajectoire établie

par les lois de la nature. Elle ne p o u va i t donc le

toucher, car il se tenait fortuitement hors de sa Ligne

d'atteinte . . . et cela le jour durant, à chaque balle et à


chaque éclat d'obus. Sa survie e s t simplement due

aux lois de la nature. »

À ce moment-là, mon p re m i e r élève en tra, et

l'entretien fut interro m pu ; m a i s plus tard dans la


journée j'eus à traverser le parc pour me rendre à une

79
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

réunion de comité, ce qui me donna le temp s de

repenser au p ro b l è m e . I l p a ra i s s a i t a s s e z évident

qu'une fois la baUe tirée d'un point A en direction de


B, le vent étant C, et ainsi de suite, elle suivrait une

certaine trajectoire. Mais notre jeune ami n'aurait-il


pas pu se tenir ailleurs ? Et I'Allemand n'aurait-il pas

pu tirer à un moment différent ou dans une direction

di fférente ? Si l'homme est un être libre, il semble

bien qu'il aurait pu en être ainsi. E n examinant les

choses sous cet angle-là, nous obtenons une image

bien p l u s complexe de la bataille d 'Arnhem. Pris

dans son ensemble, le cours des événements serait

alors une sorte d'amalgame dérivé de deux sources -

d ' u n e p a r t , d ' a c t e s d e la v o l o n t é h u m a i n e ( q u i

auraient probablement pu se dérouler autrement) et,


de l'autre, de lois de la physique. Et ainsi, il y aurait

suffisamment d'éléments en faveur de la conviction


de la mère selon laquelle ses prières n'étaient pas

étrangères à la préservation de son fùs. Car Dieu était


fort bien en mesure d'influer sur la volonté de tous
les combattants, de sorte qu'il leur échût la mort, les

b l e s s u re s ou la s u r v i e , s e l o n ce q u ' i l j ugeai t le

meilleur, tout en laissant chaque projectile suivre sa

trajectoire normale.
Mais je n'étais toujours pas très au clair en ce qui

concerne l'aspect physique de l'image. J 'avais pensé

(assez vaguement) que la trajectoire de la balle était


causée par les lois de la nature. Mais l'était-eLle vrai-

80
LES LOIS DE LA NA TURE

ment ? Admettant que la balle s o i t tirée, et tenant

c o m p te du v e n t , d e l a p e s a n t e u r e t des a u t r e s

facteurs q u i entrent e n ligne de compte, alors le fait

que la balle ait à prendre la trajectoire qu'elle a prise

constitue une (( loi ». Mais la détente de la gâchette, la

direction du vent et la terre elle-même ne sont pas

exactement d e s lois. Ce sont des fai ts, d e s événe­

ments. Ce ne sont pas des lois mais des choses régies

par des lois. De toute évidence, réfléchir à la détente

de la gâchette ne ferait que nous ramener à l'aspect

de l i b r e a rb i t re de l ' i m ag e . N o u s a vo n s , p a r

conséquent, à choisir u n exemple plus simple.

Les l o i s de l a p h y s i q u e , si j 'a i b i e n c o m p r i s ,

décrètent que lorsqu'une boule d e billard (A) m e t en

mouvement une autre boule de billard (B) , la force

d ' i mpulsion perdue par A e s t exactement égale à

celle acquise par B. Ceci est une loi. Ce qui revient à

dire qu'il s'agit là du schéma sur lequel le mouvement

de deux boules doit se modeler. À condition, bien

sûr, que quelque chose mette en mouvement la boule

A. M a i s v o i l à le h i c. La l o i ne la m e ttra p a s e n
mouvement. C'est habituellement u n homme qui le
fait avec une queue de billard . Mais l'homme avec

une queue de billard nous reporterait au domaine du

Li bre arbitre ; aussi, prenons l'hypothèse qu'elle soit

posée sur une table dans un paquebot et que ce qui a

mis la boule en mouvement soit une embardée du

navire. Dans ce cas, ce n'est pas la loi qui a produit le

81
DIEU AU BANC DES r\CCUSÉS

mouvement , mais u ne vague. Et cette vague, bien


q u ' e l l e se d é p l a c e en a c c o rd avec l e s l o i s d e l a

physique, n'a pas été mise en mouvement par elles.

Elle a été poussée par d'autres vagues, par le vent, et


a i n s i de s u i te. Et c e p e n d a n t , a u s s i l o i n q u e l ' o n

retrace l'histoire, on ne peut jamais trouver de lois de

la nature déclenchant quoi que ce soit.

À p r é s e n t , l a c o n c l u s i o n é v i d e n t e , é c l a tante

s'imposait à mon e s p ri t : d a n s to u te l 'h is t o i re de

l'univers, les lois de la nature n'ont jamais produit le

moindre événement. Elles sont le schéma auquel doit


se conformer chaque événement, à la seule condition

que ce dernier ait l'occasion de se produire. Mais que


faire pour le déclencher ? Comment obtenir l 'impul­

sion initiale ? Les lois de la nature ne nous sont là

d'aucun secours. Tous les événements leur obéissent,

de la manière dont les opérations monétaires obéis­

sent aux règles de l'arithmétique. Additionnez deux


p i è c e s d e c i n q u a n te c e n t i m e s , e t le r é s u l t a t s e ra

i ncontestablement un franc. Mais l 'arithmétique en

soi ne mettra pas un centime dans votre poche.

J usqu'alors, j 'avais eu la vague idée que les lois de

la nature pouvaient faire agir les choses. À présent, je


voyais bien que cela revenait au même que de penser

pouvoir augmenter ses revenus en faisant des calculs.


Les l o i s s o n t le s c h é m a a u q u e l l e s évé n e m e n t s

doivent s e conformer ; l a source des événements doit

être cherchée ailleurs.

82
u:s LOIS DE LA NA TURE

O u , pour dire cela di fféremment, les lois de la

nature expliquent tout sauf l'origine des événements.


M a i s il s ' agi t là d ' u n e e x c e p t i o n p o u r le m o i n s

c o n s idérable. L e s l o i s, en u n s e n s, reco u v r e n t l a

to t a l i té d e l a r é a l i té s a u f - s a u f c e t t e c a t a r a c t e

perpétue!Je d'événements réels q u i constitue l'univers

proprement d i t . Elles expliquent tout s a u f ce que

nous devri o n s n o r m a l e m e n t appeler « t o u t ». La


s e u l e chose q u 'elles omettent e s t ... l ' u n ivers tout

entier. Je ne veux pas dire par là que la connaissance

de ces lois soit inutile. En e ffet, à condition d'avoir

pu p rendre en c h a rge l 'u n ivers m ê m e comme on

reprend une affaire qui marche, un tel savoir est utile

et même indispensable pour une bonne manœuvre,

tout comme l'arithmétique est nécessaire pour gérer

votre argent, lorsque vous en avez. Mais les événe­

ments eux-mêmes, l'argent lui-même, c'est tout à fait

différent.

Où les événements prennent-ils leur source, dans

ce cas :i E n un sens, la réponse est fac ile. C haque


événement provient de l'événement qui le précède.

Mais que se passe-t-il si l'on retrace le processus tout

entier ? Poser cette question n'est pas exactement la


même chose que de d e m a n d e r d ' o ù v i e n n e n t les

choses - quelle est l'origine de l'espace, d u temps et

de la matière. Notre problème présent n'a pas trait


aux choses mais aux événements ; pas aux particules

de matière, par exemple, mais à la façon dont te!Je

83
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

particule heurte telle autre. L'esprit humain peut à la

rigueur accepter l ' i d é e que l e s « a c c e s s o i re s » du

drame universel « se s oient trouvés là comme par

hasard », mais d'où vient l a pièce elle-même et son


scénario ?
Soit le cours des événements a eu un commence­

ment soit il n'en a pas eu. S'il en a eu un, nous voici


placés devant une espèce de création. S'il n'en a pas

eu un (supposition que certains physiciens trouvent

d ' a i l l e u r s fo r t d i ffi c i l e à a d m e tt r e ) , a l o r s n o u s

s o m m e s c o n fr o n t é s à u n e s u c c e s s i o n é t e r n e l l e

d ' i m p u l s i o n s q u i , d a n s s a n ature p ro fo n d e , reste

incompréhensible à l'esprit scientifique. La science,

lorsqu'elle atteindra l a perfection, aura expliqué le

lien entre chaque maillon de l a chaîne et le maillon

qui le précédait. Mais l'existence même de la chaîne

re s tera totalement i n e x p l i c a b l e . N ou s en s a v o n s

toujours davantage s u r le schéma. N o u s ne savons

rien sur la source qui I'« alimente » en événements. Si


ce n'est Dieu, nous devons tout au moins l'appeler le

Destin - la poussée i mmatérielle, unique et ultime

qui maintient l'univers en mouvement.

À ce moment-là, l'événement le plus i n signifiant,


s i n o u s envi s age o n s s i m p l e m e n t le fai t q u ' i l s e
produit (au lieu d e concentrer notre attention sur l e

schéma auquel i l doit correspondre, s'il veut bien se

produire), nous ramène à un mystère qui n'est plus


d u d o m a i ne de l a science. Et l a s u p p o s i t i o n q u e

84
LES LOIS DE LA NA T URE

derrière ce mystère quelque puissante Vie et Volonté

est à l'œuvre s 'avère sans doute plus que plausible.

S'il en est ainsi, tout contraste entre ses actes et les

l o i s de la nature est h o rs d e q u e s ti o n . C 'e s t s o n

a c t i o n s e u le q u i fou r n i t a u x l o i s l e s é v é n e m e n ts

auxquels ils s'appliquent. Les lois sont des structures

vicies ; c'est lui qui remplit ces structures - pas seule­

m e n t d e t e m p s en t e m p s , à de r a r e s o c c a s i o n s

« providentielles », mais à tout moment. Et lui, d e sa

position avantageuse au-delà d u Temps, peut, s'il le

veut, tenir compte de toutes les prières en modelant

cet événement vaste et complexe qu'est l'histoire de

l'univers. Car les prières que nous appelon s prières


« futures » ont toujours été présentes pour lui.

Dans Ham/et, une branche se brise, et Ophélie se

noie. Est-elle morte parce que la branche s'est brisée,

ou parce que Shakespeare voulait qu'elle meure à ce

point de la pièce ? Vous pouvez opter soit pour l'une,

soit pour l'une et l'autre de ces hypothèses. L'alterna­

t i v e s uggé rée p a r la q u e s t i o n n ' e n e s t p l u s u n e


lorsque vous avez saisi que Shakespeare e s t l'auteur

de toute la pièce.

85
Le grand m iracle

� a question quj très souvent se pose

� actueUement est celle de savoir s'il


n e pourrai t y avoi r un christianisme dépouillé ou,

comme disent ceux quj posent la question, « libéré »

de ses éléments müaculeux, un christiarusme qui les

aurait tous éliminés. li me semble que précisément

l 'unique religion dans le monde - o u du moins la


seule que je connrusse - qui ne pujsse s'en passer est

bien le christianisme. Dans une religion comme le

b o u d d h i s m e , s i v o u s s u p p r i m i e z l e s m i ra c l e s

at tri b u é s s elon d e s sources tardives au B o u d d h a

Gautama, il n'y auraü rien de perdu ; a u contraire, la

religion s 'en porterait beaucoup m ieux parce que,

dans ce cas précis, les miracles contredisent fréquem­

m e n t l 'ens eignement. Et même d a n s une religion

87
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

comme l'islam, rien d'essentiel ne manquerait si l'on


supprimait les miracles. On pourrait fort bien avrnr

un g r a n d p ro p h è te p r ê ch a n t s e s d o g m e s s a n s
l 'appoint d e m iracl e s ; car ceux-ci n e sont q u ' u n e

espèce de digression ou d'enjolivement.

Mais il ne peut e n être ainsi avec le christianjsme,

p a r c e q u e l ' h i s to i re c h r é ti e n n e e s t p r éc i s é m e n t

l'histoire d'un grand miracle ; elle affi r me que ce qui

est au-delà de l'espace et du temps - le non-créé,

l 'é t e r n e l - e s t v e n u h a b i t e r la n a t u re , la n a t u re

humaine, et est descendu dans sa propre création,

pour en remonter en élevant la nature avec lui. C'est

là un grand miracle. Si on le supprime, rien de spéci­

fiquement chrétien ne subsiste. I l restera sans doute

c e r ta i n e s v a l e u r s h u m a i n e s que le c h r i s ti a n i s me

partage avec d'autres systèmes dans le monde, mais il

n'y aura plus rien de spécifi q u e m e n t chréti e n . En


r e v a n c h e , une fo i s c e grand m i r a c l e a d m i s , o n

c o n s tatera q u e t o u s l e s autres m i ra c l e s c h r é t i e n s

reco n n u s - car, b i e n s û r, il y a d e s m i racles non


reconnus -, il y a tout autant de légendes chrétiennes

que de légendes païennes ou de légendes journa[js­

tiques modernes -, on constatera disai s - j e, que tous

l e s m i racles c h réti e n s reco n n u s f o n t partie de ce


g r a n d m i ra c l e , s o i t q u ' i l s p ré p a r e n t, s o i t q u ' i l s

expliquent, soit qu'ils con firment l'i ncarnation. De

même que chaque événement naturel dévoile, à un

endroit et à un moment précis, les traits caractéris-

88
LE GRAND MIRACLE.

tiques de la nature, de meme chaque miracle révèle

ceux de l'incarnation.

C e c i d i t, o n ne peut faire appel a u calcul des


p ro ba b i l i té s établi par H ume
42 pour véri fier si ce

grand miracle a pu se produire ou non. Car il a basé

s o n calcul s u r les statistique s : d 'après l u i , c 'e s t la

fréquence de l 'apparition d'un phénomène qui rend

sa réapparition plus ou moins probable. Ainsi, plus

j 'a u rai e u d ' i n d igestions en mangeant d'un certain

aliment, plus il sera probable que j 'aie à nouveau une

indigestion en en mangeant. En ce sens, bien sûr, il


n'est pas probable que l'incarnation ait eu lieu. Car,

par sa nature même, elle n'a pu se produire qu'une

seule fois. Mais l'histoire de ce monde, par sa nature

même, n'a pu se pro duire, elle a u s s i , qu'une seule


foi s ; et si l'incarnation s'est effectivement produite,

elle constitue le point culminant de cette histoire.

Elle est improbable, de l a même manière dont la

nature tout entière est improbable, parce que tout ne


s'y trouve et ne s'y passe qu'une seule fois. Aussi cst­

ce à u n rout autre critère qu'il nous faut faire appel.

Je pense que nous sommes plutôt dans la situa­

tion s uivante. Supposons que vous ayez devant vous

le manuscrit d'une grande œuvre - d'une symphonie

'' D a v i d H u m e ( 1 7 1 1 - 1 7 7 6 ) , h i s to ri e n et p h i l o s o p h e
écossais. Voir en particulier son essai sur l e s miracles dans les
Essais philosophiques sur l'e11lende111e11/ h11111ai11 ( 1 748).

89
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

ou d ' u n rom a n . V i e n t e n s u i te vers vou s u n e


personne disant : « J 'ai trouvé un nouveau fragment
du manuscrit ; il s'agit du mouvement principal de
telle symphonie, ou du chapitre central de tel roman.
Le texte est incomplet sans lui. J 'ai là le passage
manquant qui est véritablement la clé de voûte de
l'œuvre tout entière. » En l'occurrence, la seule chose
qui vous reste à fai re est d'intercaler ce fragment
nouveau du manuscrit en position centrale et de voir
quel effet cela fai t sur le reste de l'œuvre. S'il l'enri­
chit d'une multiplicité de significations nouvelles, s'il
vous y fait découvrir des éléments que vous n'aviez
jamais aperçus auparavant, je pense que vous lui
trouverez un accent d'indéniable authenticité. Dans
le cas contraire, aussi intéressant qu'il puisse être en
lui-même, vous le rejetterez.
O r, quel est, dans le cas présent, le chapitre
m a n q u a n t , c e l u i q u e p r o p o s e n t les c h r é t i e n s ?
L'histoire de l'incarnation est le récit d'une descente
et d'une résurrection. Lorsque je parle ici de « résur­
rection » , je ne fai s pas simplement allusion aux
premières heures ou aux premières semaines de la
résurrection. Je pense plutôt à tout ce schéma gigan­
tesque de la descente - toujours plus bas - et de la
remontée qui s'ensuivit, ce que nous appelons « la
résurrection » n'étant pour ainsi dire que le point
décisif où celle-ci s'amorça.

90
LE CRAI\!D MIRACLE

Pensez un instant à ce que fut cette descente : eUe


consistait non seulement à revêtir notre humanité,
mais à vivre ces neuf mois qui précèdent la naissance
humaine, durant lesquels on prétend que nous réca­
pitulons tous étrangement des formes de vies préhu­
maines ou subhumaines ; puis à aUer encore plus bas
et à devenir un cadavre, une chose qui, si le mouve­
ment ascendant n'avait été amorcé, n'aurait tardé de
s o rtir tout à fait de l'organique pour retourner à
l'inorganique, comme c'est le cas de tous les cadavres.
Imaginez quelqu'un se jetant à l'eau pour fouiller
les fonds marins. Ou b i e n s o ngez à un h o m m e
essayant d e soulever un pesant fardeau. Il s e penche
en avant et se place s o u s le fa r d e a u j u s q u ' à y
disparaître complètement ; puis, il se redresse et se
met en marche, le tout oscillant sur ses épaules. Ou
bien pensez à un plongeur qui, ayant enlevé un vête­
ment après l'autre jusqu'à être complètement nu,
bondit un i nstant dans les airs, s'enfonce dans l'eau
v e r t e , t i è d e et l u m i n e u s e , d i s p a r a î t d a n s s e s
pro fondeurs noires e t glacées d e vase e t d e boue,
pour remonter à nouveau, ses poumons sur le point
d'éclater vers les eaux tièdes et lumineuses, et finale­
ment sortir dans la clarté, tenant en main la chose
ruisselante qu'il avait cherchée au fond. Cette chose
est la nature humaine : mais à elle est associée la
nature tout entière, le nouvel univers. Je touche là un
sujet que je n'aborderai pas ce soir parce qu'il me

91
DlEU AU BANC DES ACCUSÉS

faudrait tout un sermon pour le traiter : le lien entre


la nature humaine et la nature en général. Ce que je
viens d'avancer vous étonne peut-être, mais je crois
pouvoir pleinement le j ustifier.
En y réfléchissant un peu, on constatera de suite
que ce schéma - celui de l'immense plongeon jusqu'au
fond, jusqu'au tréfonds même de l'univers et de sa
remontée vers la lumière - se retrouve dans la nature :
la tombée de la graine dans le sol, par exemple, et sa
levée en une plante. li y a aussi dans notre propre vie
spirituelle des choses qui doivent passer par la mort
ou le brisement pour devenir l u m i neuses, fortes,
splendides. L'analogie est évidente. I ndéniablement,
cette doctrine s'accorde parfaitement avec le reste ;
tellement bien d'ailleurs qu'on s 'en méfie presque :
l'accord n'est-il pas trop parfait? En d'autres termes,
l'histoire chrétienne ne présente-t-elle pas ce schéma
de descente et de remontée simplement parce qu'il
apparaît dans les religions naturelles du monde entier?
C'est en tout cas ce qu'avance Le Romea11 d'Or'1. Nous
avon s tous entendu parler d ' A d o n i s e t d 'autres
personnages du même genre ; le récit chrétien n'est-il
pas une simple variante de ces histoires d'un « dieu qui
meurt » ? Oui, il l'est. Et c'est ce qui rend la question si
subtile. Ce que dit la critique anth ropologique du

" Œuvrc d e S i r George Frazer ( 1 854- 1 94 1 ), ethnologue écossais.

92
LE GRAND MIRACLE

christianisme est parfaitement vrai. Le Christ est un


personnage de ce genre.
Mais voici une chose très curieuse. Lorsque pour
la p re m i è re fo i s , j e u n e a d o l e s c e n t , j e l u s l e s
É vangiles, j 'avais l'esprit encombré d e lectures sur
« le dieu qui meurt » , Le Rameau d 'Or, etc. Or, à
l 'é p o q u e , j e trouvai s c e s i d é e s fo rt p o é t i q u e s ,
mystérieuses e t stimulantes ; et jamais je n'oublierai
m a d é c e p ti o n et m a rép u l s i o n en ne trouvant
pratiquement rien de tout cela dans les É vangiles.
L'analogie de la graine tombée dans la terre revient,
m e s e m b l e - t - i l , d e u x fo i s d a n s le N o uveau
Testament •• , mais il n'y a pratiquement aucune trace
du reste. Ceci me paraissait extraordinaire.
Là se trouvait « un Dieu qui meurt » de tout -

temps, il représentait le froment - tenant le froment,


sous forme de pain, dans la main et disant : « Ceci est
mon corps »4 \ et dans mon optique d'alors il ne
semblait pas se rendre compte de ce qu'il disait.
Sûrement, c'était maintenant ou jamais que le lien
entre l'histoire chrétienne et le froment allait appa­
raître ; car tout le contexte le réclamait à cor et à cri.
Mais tout se déroula comme si le principal acteur et,

" J ean 1 2.24 ; 1 Corinthiens 1 5.36.


" Mathieu 26.26 ; Marc 1 4.22 ; Luc 22. 1 9 ; 1 Corinthiens 1 1 .24.

93
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

plus encore, ceux qui l'entouraient étaient totalement


i nconscients de ce qu'ils fai saient. C'est un peu
comme si l'on vous fou r n i s s a i t d e très b o n n e s
preuves d e l'existence du serpent de mer, mais que
ceux qui vous apportaien t ces preuves semblaient
n'avoir jamais entendu parler de serpents de mer.
O u , p o u r d i re l e s c h o s e s d i ffé r e m m e n t,
pourquoi fallait-il que le seul cas d'un « Dieu qui
meurt » historiquement concevable se produisît au
sein d ' u n peuple (et le s e ul dans tout le b a s s i n
m é d i te r r a n é e n) chez q u i l ' o n n e t ro uve p a s l a
moindre trace d e religion naturelle et q u i semblait
même n'en rien connaître ? Pourquoi était-ce juste­
ment parmi eux que la chose dût se produire ?
Le principal acteur, humainement parlant, semble
à peine avoir eu conscience des répercussions que ses
paroles (et ses souffrances) auraient dans n'importe
quel esprit païen. Ceci est quasiment explicable, à une
hypothèse près. Si le roi froment n'est pas mentionné
dans ce Livre, n'est-ce pas parce que celui-ci n'était
que l'image de celui qui est venu. Si la représentation
en est absente, n'est-ce pas parce qu'ici, enfi n , la
chose représentée est elle-même présente ? Si l'ombre
en est absente, n'est-cc pas parce que la réalité qu'elle
annonçait se trouve ici même ?
Le fro m e n t l u i - m ê m e e s t u n e i m i ta t i o n ,
quoiqu'éloignée, de l a réalité surnaturelle - l a chose
q u i meurt et revient à la vie, q u i descend p u i s

94
LE GRAND MIRA CLE

remonte par-delà toute nature. Le pri ncipe est là,


dans la nature, parce qu'il se trouvait avant tout en
Dieu lui-même. Ainsi atteint-on, par-delà les religions
naturelles et par-delà la nature elle-même, celui qui
n'est pas expliqué par eUes, mais qui explique indi­
rectement les religi o n s naturelles en éclai rant le
comportement caractéristique de la nature sur lequel
eUes sont basées.
C 'e s t la p r e m i è re c h o s e q u i me s u rp r i t .
L'hi stoire chrétienne semblait s'intégrer d e façon
très particulière, me montrant la nature de façon
plus complète que je ne l'avais j amais vu auparavant,
tout en restant nettement en dehors et au-dessus
des religions naturelles.
Mais il y a plus. À une époque comme la nôtre,
avec ses présuppositions démocratiques et arithmé­
tiques, nous aspirons et nous nous attendons à ce
que tous les hommes aient les mêmes chances dans
leur recherche de Dieu. L'on i magine volontiers de
grandes routes convergentes, venant de toutes les
directions et où affluent des gens bien disposés qui
pensent tous la même chose et se rapprochent de
plus en plus les uns des autres.
C o m m e l ' h i s to i re c h ré t i e n n e c o n tr a s te
désagréablement avec cette façon de voi r ! U n peuple
élu parmi toutes les nations de la terre ; un peuple
sans cesse éprouvé et épuré. Certains périssent dans
le désert avant d'avoir atteint la Palestine ; d'autres

95
DIEU AU BANC DES .ACCUSÉS

restent à Babylone ; d'autres encore deviennent indi f­


férents. Toute la chose se réd u i t de plus en plus
j usqu'à n'être plus, à la fin, qu'un petit point, aussi
petit que la pointe d'une lance : une jeune fille juive
en train de prier. Voilà à quoi a été réduite la nature
humaine avant que n'intervienne l'incarnation. Très
différent certes de ce que nous attendions, mais pas
le moins du monde de ce que la nature nous apprend
de la façon d 'agir de D i e u . L ' u n i vers l u i - m ê m e
s'avère étonnamment sélectif et n o n démocratique :
de cet espace apparemment infini, seule une infime
partie est occupée par la matière sous une forme o u
sous une autre ; parmi les étoiles, il n'y en a peut-être
qu'une qui ait des planètes ; et parmi les planètes, i l
n'y en a qu'une, semble-t-il, q u i soit animée d e vie
organique ; de tous les êtres vivants, seule une espèce
est douée de raison. Cette sélection dans la nature, et
l'effroyable gaspillage qu'elle i mplique, apparaissent,
selon les critères humains, comme un état de chose
horrible et injuste.
Mais la sélection dans l'histoire chrétienne n'est
pas exactement pareille. Les gens sélectionnés sont,
en u n sens, i n j ustem e n t élevés à de très gra n d s
honneurs ; mais ils sont aussi chargés d e très grands
fardeaux. Le peuple d ' I s raël fi n i t par se rend re
compte que ce sont ses souffrances qui sauvent le
monde. li est vrai que, même dans notre société
humaine, on peut constater que cette inégalité est la

96
LE G'RA.1\JD MIRACLE

porte ouverte à toutes les formes de tyrannie et de


servilité . Cependant, d'un autre côté, on remarque
aussi qu'elle peut servir de tremplin au meilleur de
nous-mêmes - à l'humilité, à la tendresse, aux plaisirs
p r o f o n d s que p ro c u re l ' a d m irati o n . Ue ne p u i s
concevoir comment l'on pourrait supporter l'ennui
d'un monde où l'on ne rencontrerait personne de
plus intelligent, de plus beau, de plus fort que soi.
Les foules qui se passionnent pour les stars du foot­
ball ou du cinéma se garderaient bien de souhaiter
une telle égalité !)
Ce que semble faire l'his toire de l'incarnation,
c'est présenter le principe de l'inégalité dans la nature
sous un jour nouveau, montrant pour la première fois
qu'il n'est en soi ni bon ni mauvais. Il est la trame qui
traverse le bon et le mauvais côté de la nature, et je
commence à entrevoir comment il survivra pour être
la suprême beauté d'un univers racheté.
Et ainsi, sans le vouloir, me voici arrivé à mon
troisième point. J 'ai dit que la sélection n'était pas
injuste dans le sens où nous l'entendions au départ,
parce que ceux qui sont appelés aux grands honneurs
sont aussi appelés aux grandes souffrances, et leurs
souffrances en guérissent d'autres. Dans l'incarnation,
nous avons, bien sùr, cette idée de substitution - une
personne pro fi tant des gai ns d'une autre. Celle-ci
constitue, sous sa forme la plus élevée, le cœur même
du christianisme. N ous pouvons aussi con stater

97
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

qu'elle se trouve être une des caractéristiques ou,


comme dirait un musicien, un des leitmotive de la
nature. C'est une loi de l'univers naturel qu'aucun être
vivant ne peut vivre de ses propres ressources. Tout le
monde, toute chose, est désespérément dépendant de
tout le monde, de toute chose.
D a n s l ' u n i ve r s , tel q u ' i l n o u s a p p a ra î t
aujourd'hui, ceci e s t l a source des pires horreurs :
toutes celles commises par les carnivores et celles,
plus terribles encore, imputables aux parasites, ces
horribles créatures qui vivent logées sous la peau
d 'autres animaux ; et j 'en passe. Et pourta n t, à la
lumière de l'histoire chrétienne, on saisit soudain que
la substitution n'est pas mauvaise en soi ; que tous
ces animaux, insectes, et horreurs sont simplement
dus à une distorsion du principe de substitution. En
effet, lorsque l'on y réfléchit, presque tout ce qui est
bon dans la nature est aussi issu de ce principe.
Après tout, l'enfant, avant comme après sa naissance,
vit de sa mère comme un parasite de son hôte, l'un
étant une horreur et l'autre, la source de presque tout
le bien naturel dans ce monde. Tout dépend de ce
que l'on fait de ce principe. Si bien que je découvre
aussi dans ce tro i s ième point que ce qu'implique
l'incarnation correspond exactement à ce que je vois
dans la nature et (c'est là l'essentiel) lui fait prendre, à
chaque fois, une nouvelle tournure. Si j 'accepte ce
c h a p i tre s u p p o s é m a n q u a n t, l ' i n c a r n a t i o n , j e

98
LE GRAND MIRACLE

m'aperçois qu'il commence à illuminer tout le reste


du manuscrit. l i éclaire le schéma de mort et de nais­
sance qui apparaît dans la nature, puis le principe de
sélection et enfin celui de substitution.
Ceci dit, je remarque une chose très étrange.
Toutes les autres religions de ce monde, pour autant
que je sache, sont soit des religions naturelles, soit
des religions antinaturelles. Les religions naturelles
sont, comme vous le savez, issues d'un paganisme
très ancien et simple. On se soûlait réellement dans
le temple de Bacchus. On forniquait vraiment dans
celui d'Aphrodite. Sous sa forme plus moderne, la
religion naturelle serait celle fo ndée par Bergson •6
(mais i l se repentit et mourut chrétien) et professée,
sous une forme plus populaire, par Bernard Shaw.
Les religions antinaturelles sont celles où - comme
dans l'hindouisme et le stoïcisme - l'homme dit : « Je
vais mortifier ma chair. Peu m'importe de vivre ou
de mourir. » Tous les désirs naturels doivent être
refrénés : le but est le nirvana, l'apathie, la spiritualüé
négative. Les religions naturelles ne font qu'aviver
mes désirs naturels. Les religions antinaturelles ne
font que les réprimer. Les religions naturelles ne font
que cautionner ce que j'ai toujours pensé de 1'univers

.
"· H rnri Bergson ( 1 859- 1 94 1 ) Sa religion nature l l e apparaî t
surtout dans Matihf el 111é1110Ùf ( 1 896) et L'évo/11tio11 crrfalrice ( 1 907).

�-- 99
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

dans mes moments de santé rob u s te et d'allègre


brutalité. Les religions anti naturelles ne fon t que
répéter ce que j'en ai toujours dit dans mes moments
de lassitude, de faiblesse ou de compassion.
Mais voici quelque chose d'absolument différent
- quelque chose qui me dit de ne jamais affirmer,
comme les stoïciens, que la mort me laisse indif­
férent. Rien n'est moins chrétien que cela. La mort,
qui fit pleurer la Vie personnifiée sur la tombe de
Lazare 47 et l u i fi t verser des l a r m e s de s a ng à
Gethsémané '8 - une horreur, une honte (Rappelez­
vous ce mot admirable de Thomas Browne : « je n'ai
pas tant peur de la mort - que honte d'elle. » ') , et
cependant, à certains égards, infiniment bonne.
Le christianisme ne se contente pas d'affirmer ou
de nier simplement l'horreur de la mort : il m 'en
révèle un aspect absolument nouveau. Il ne se borne
pas non plus, comme N ietzsche, à me confirmer
dans mon désir d'être plus fort ou plus intelligent
que les autres. Mais il ne me permet pas davantage de
dire : « 0 Dieu, n'y aura-t-il j amais un jour où les
hommes seront aussi bons les uns que les autres ? »
Et il en va de même pour la substitution. Le chris-

.- .Jean 1 1 . 35.
" Luc 22.44.
''' Religio 1\ledici, première partie, paragraphe 40.

-- - 100
LE GRAJ\JD MIRA CLE

tianisme ne me permettra, en aucun cas, d'être un


exploiteur, de vivre en parasite aux dépens d'autrui ;
mais il ne tolérera pas davantage que je vive pour
moi tout seul. Il m'apprendra à accepter avec une
joyeuse humilité les sacrifices énormes que d'autres
font pour moi et à consentir à en faire à mon tour
pour eux.
Voilà pourquoi ie pense que ce grand m i racle
constitue le chapitre manquant de notre roman, le
chapitre autour duquel tourne toute l'intrigue ; voilà
p o u rq u o i je crois que D ieu a réellement plongé
j us q u ' a u tré fo n d s de la création et q u ' i l en est
remo n té , portan t s u r ses épaules la nature tout
entière rachetée. Les miracles qui o nt déjà eu lieu
s ont, comme les É critures le disent souvent, les
prémices de l'été cosmique qui approche 5(). Le Christ
est ressuscité, et nous ressusciterons aussi.
Saint Pierre marcha sur les eaux durant quelques
secondes ; i ; et le jour viendra où il y aura un univers
nouveau, pleinement soumis à la volonté de l'homme
glorifié et obéissant, où tout nous sera possible, où
nous serons ces dieux que les É critures a ffirment
que nous sommes. Il est vrai qu'on se croirait encore

" Romains 8.23 ; 1 1 . 1 6 ; 1 6. 5 ; 1 Corinthiens 1 5.20 ; J acques l . 1 8 ;


r\pocalypsc 1 4.4.
" J\latthieu 1 4.29.

-- 101
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

en hiver: mais c'est souvent le cas tout au début du


printemps. Deux mille ans sont comme un j our ou
deux, à cette échelle. L'homme devrait dire : « La
résurrection se passa il y a deux mille ans » de la
même manière qu'il dirai t : « Hier, j 'ai vu un crocus. »
Parce que nous savons ce qu'annonce le crocus. Le
printemps est à la porte et fera bientôt son entrée.
Le principal e s t de savoir q u e le p l u s gros e s t
derrière nous.
Bien sûr, Il y a une différence entre nous et le
crocus. Au printemps, le crocus ne peut choisir s'il
fleurira ou non. Nous, nous le pouvons. Nous avons
la possibilité de nous fermer au printemps et de
retomber sous la griffe de l'hiver cosmique ou alors
de poursuivre notre marche vers « l'éclat grandiose
du plein été » où demeure déjà notre chef, le Fils de
l'homme, et où il nous convie à le rejoindre. C'est à
nous de le suivre ou non, de périr dans les rigueurs
de l'hiver ou de continuer vers les beaux jours du
printemps et de l'été.

� 1 02 -
Homme ou la p in ?
(1946)

� t ptut-on P-' fai<r Ir bitn "°'

� chrétien ?
êtrt
» Telle est la question à

laquelle on m'a demandé de répondre, et d'emblée,


avant même de l ' a b o rd e r, je voudrai s fai r e u n e
remarque. L a question a été posée par quelqu'un qui
a dû se dire : « Je ne me soucie guère de savoir si le
christianisme est vrai ou faux. À quoi bon me creuser
la tête à déterminer s'iJ est plus proche de la réalité
que l'idéologie matérialiste ? Tout ce qui m'intéresse
est de faire le bien. Mes croyances, je les choisirai
non pour leur vérité mais leur utilité. »
En toute franchise, il m'est di fficile de sympa­
thiser avec un tel état d'esprit. Car une des particu­
larités qui distingue l'homme des autres animaux est
j u stement sa soi f de c o n n aître, de déco uvri r la

1 03
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

réalité, pour le seul plaisir de savoir. Lorsque ce désir


est complètement étouffé en l'homme, il a perdu ce
qui, à mon sens, fait sa dignité.
D'ailleurs, je ne pense pas que l'un de vous ait
cessé d'éprouver ce désir. Il me semble plutôt que
q uelque prédicateur i ns e n s é , à force de répéter
combien la foi chrétienne peut vous aider et combien
bénéfique elle est pour la société, vous ait fait oublier
que le christianisme n'est pas une panacée.
Mais le c h r i s t i a n i s m e p rétend rapporter u n
certain nombre d e faits - vous présenter l e monde
tel qu'il est. Que sa description de l'univers soit vraie
ou pas, u n e foi s la question posée, votre espri t
naturellement c u r i e u x v o u s p o u s s e ra à v o u l o i r
connaître la réponse. Si l e christianisme n'est pas
vrai, aucun homme sincère ne consentira à y croire,
même s'il est censé lui être très utile ; par contre, s'il
est vrai, tout homme sincère voudra y croire, même
s'il lui semble dépourvu de toute utilité.
Dès que nous avons saisi cela, une autre conclu­
s i o n s' im pose. S u p p o s o n s q u e le c h ri s t i a n i s m e
s'avère vrai : i l est absolument impossible que ceux
qui connaissent cette vérité et ceux qui l'ignorent
soient également bien équipés pour faire le bien. Car
la connaissance des faits nous pousse nécessairement
à agi r di fféremment. I maginez, par exemple, que
vous trouviez un homme mourant d'inanition et que
vous vouliez lui apporter les soins adéquats. Si vous

1 04 -
HOMME OU LA PIN ?

n'avez aucune notion de médecine, vous lui servirez


probablement un repas substantiel, et votre homme
en mourra. Voilà ce qui arrive lorsqu'on agit en étant
dans le noir.
Un chrétien et un non-chrétien peuvent tous deux
vouloir faire du bien à leur prochain. L'un a la convic­
tion que l'homme vivra éternellement, qu'il a été créé
par Dieu et conçu de telle manière qu'il ne trouve son
bonheur de façon véritable et durable qu'en étant uni
à Dieu, mais qu'iJ a quitté la bonne voie et que seuJe la
foi obéissante en Jésus-Christ peut le remettre sur le
droit chemin. L'autre croit que l'homme est le résultat
accidentel de forces aveugles opérant dans la matière,
qu'il a commencé en tant que simple animal mais a
suivi une évolution plus ou moins régulière, qu'iJ peut
vivre environ soixante-dix ans et accéder pleinement
au bonheur à condition qu'il existe de bons services
sociaux et des organisations politiques efficaces, et que
tout le reste aa vivisection, le contrôle des naissances,
le système juridique ou l'éducation) doit être tenu pour
« bon » ou pour « mauvais » selon qu'il favorise ou

entrave ce prétendu bonheur.


Il fau t d i re qu'il y a de nombreux poi nts s u r
lesquels ces deux hommes seraient e n accord pour ce
qui est de leur action en faveur du prochain. Tous
deux approuveraient l'installation du tout-à-l'égout,
la création d'hôpitaux et une alimentation équilibrée.
Mais tôt ou tard les différences de leurs convictions

1 05
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

se projetteraient sur leurs proposJtJons pratiques.


Tous deux, par exemple, attacheraient beaucoup
d'importance à l'éducation - mais le type d'éducation
envisagé par l'un serait sans doute très différent de
celui précon i s é par l 'autre. Par a i lleurs, l à où le
matérialiste se bornerait à demander au sujet d 'une
action proposée : « Accroîtra-t-elle le bonheur de la
majorité ? », il se pourrait fo rt bien que le chrétien
objecte : « Même si elle accroît le bonheur de la
m ajorité, nous ne pouvons pas y participer, é tant
d o n n é qu'elle est i n j u ste. » Et en tout cas, une
d i fférence fondamentale s e ferait jour dans leur
programme. Aux yeux du matérialiste, une collec­
tivité - une nation, une classe sociale ou une civilisa­
tion - a nécessairement plus d'importance qu'un
i ndividu. Car l'individu ne vit guère plus de soixante­
d i x ans, tandis que la collectivité peut durer des
s iècles. Mais pour le chrétien, c'est l'individu qui
prime, car celui-là vivra éternellement ; tandis que les
races, les civilisations et toutes les autres collectivités
ne sont, en comparaison, que des créations d'un jour.
Ayant des idéologies diamétralement opposées,
le chrétien et le matérialiste ne peuvent avoir raison
tous les deux. Et celui q u i est dans l'erreur agira
d'une façon qui ne correspondra pas du tout à la
ré a l i té de l 'e x i s te n c e . Par co n s é q u e n t , avec l e s
meilleures intentions du monde, i l coopérera à la
destruction de son prochain.

-- 1 06 -
I-JOMJ\1E OU LAPIN ?

Avec les meilleures intentions du monde . . . ce ne


serait clone pas de sa faute ? Certainement que Dieu
(s'il existe) ne punira pas un homme pour des erreurs
commises par ignorance. Mais est-ce là votre unique
préoccupati o n ? Sommes-nous prêts à courir le
risque d 'être clans le noir notre vie durant et d e
causer de ce fait d'irréparables préjudices à autrui, à
condition d'être certains de sauver notre peau et de
n'encourir ni reproche ni châtimen t ? Je ne pense pas
qu'un seul de mes lecteurs en soit là. Et quand bien
même il y en aurait un, j'aurais encore quelque chose
à lui dire.
La question qui se pose à chacun d'entre nous
n'est pas : « Q11elq11 '1111 peut-il faire le bien sans être
chrétien ? » mais : « Le puis-je, moi ? » Nous savon s
tous qu'il y e u t des hommes intègres parmi les non­
c h ré t i e n s ; d e s h o m m e s c o m m e S o c ra t e o u
Confucius qui n'ont jamais entendu parler du chris­
tianisme, ou des hommes comme J.S. Mill qui, en
toute sincérité, ne pouvaient y croire. Supposant le
c h r i s t i a n i s m e vrai, c 'était d e b o n n e foi que c e s
h o m m e s é t a i e n t soit clans l 'ignorance, soit cla n s
l'erreur. S i leurs intentions étaient bonnes, comme je
le présume (car, bien sûr, il m'est impossible de lire
clans le secret de leur cœur), j'espère et je crois que
l 'i ngé n i o s i té et la m i s é r i c o rd e d i v i n e s s a u ro n t
remédier a u mal que leur ignorance, livrée à elle­
même, aura causé à la fois à eux-mêmes et à ceux

1 07
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

qu'ils influencèrent. Mais l'homme qui me demande :


« Ne puis-je faire le bien sans devenir chrétien ? »

n'est, de toute évidence, pas dans la même position.


S'il n'avait pas entendu parler du christianisme, jamais
il n'aurait posé cette question. Et si, après en avoir
entendu parler et l'avoir examiné avec sérieux il était
arrivé à la conclusion que cette doctrine est fausse il
n'aurait pas non plus formulé une telle questi o n .
Celui qui l a pose a entendu parler d u christianisme et
n'est pas du tout certain que celui-ci soit erroné. Sa
véritable question est celle-ci : « Ai-je besoin de m'en
soucier ? N'est-il pas préférable de trouver une échap­
patoire pour ne pas réveiller le chat q u i dort e t
continuer à faire l e bien ? Les bonnes i ntentions ne
sont-elles pas suffisantes pour avoir la vie sauve et
rester irréprochable, sans avoir pour autant à frapper
à cette sinistre porte et à m'assurer s'il y a, ou non,
quelqu'un à l'intérieur ? »
li serait peut-être suffisant de répondre à un tel
homme q u e ce q u ' i l demande, c'est d e pouvoir
conti nuer à « faire Je bien » avant même d'avo i r
cherché à découvrir q uel est ce « bien » ? Mais c e
n'est pas tout. Nous n'avons p a s besoin d e nous
enquérir si Dieu le punira de sa lâcheté et de sa
paresse ; il sera puni par où il a péché. L'homme
cherche à s'esquiver. l i essaie déLibérément de ne pas
savoir si le christianisme est vrai ou faux, parce qu'il
prévoit des difficultés sans fin si celui-ci se révélait

1 08
F -/OA1/\ll E OU LA PIN ?

être vrai. Il est semblable à celui qui, délibérément,


« oublie » de consulter le tableau d'affichage de peur
d'y trouver son nom inscrit pour quelque tâche peu
plaisante. Ou encore à celui qui ne contrôle pas son
compte en banque par crainte de ce qu'il y trouvera.
Ou encore à celui qui n'ira pas consulter son docteur,
lorsqu'il sent pour la premiêre fois une mystérieuse
douleur, par peur du verdict du médecin.
L'homme qui demeure incroyant pour de telles
raisons n'est pas sincère dans son erreur. C'est de
mauvaise foi qu'il l'a laissée s'ancrer en lui, et ce
manque de sincérité finira par marquer toutes ses
pensées e t actio n s : il en r é s u l tera une certa i n e
sournoiserie, une vague anxiété a u fo nd d e lui-même
et un affaiblissement de sa perspicacité. Il a perdu sa
virginité intellectuelle. Un rejet honnête du Christ,
bien que fautif, sera pardonné et guéri ... «Quiconque
p a rlera c o n tre le F i l s de l ' h o m m e , il l u i s e ra
pardonné » 52 • Mais se dérober au Fils de l'homme,
regarder de l'autre côté, prétendre ne pas l'avoir vu
parce que trop absorbé par quelque chose de l'autre
côté de la rue, débrancher le téléphone de peur que
ce soit lui qui appelle, ne pas ouvrir certaines lettres
dont l'écriture est inconnue parce qu'elles pourraient
être de lui ... ceci est un tout autre problème. Vous
pouvez hésiter face à la décision d'être ou non un

" Luc 1 2. 1 0.

- 1 09
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

jour chrétien ; mais vous devriez savoir que vous êtes


un homme - non une autruche qui cache sa tête
dans le sable.
Sans cesse - l'honneur intellectuel étant tombé
très bas de nos jours - j 'entends des gens gémir en
disant: « Cela m'aidera+il et me rendra-t-il heureux ?
Pen sez-vous v ra i m e n t q u e j e serai m e i l l e u r e n
devenant chrétien ? » S i vraiment vous i nsistez, ma
réponse e s t « o u i » . Mais j e n'aime pas du tout
donner de réponse à ce s tade. Voi c i u n e porte
derrière laquelle, selon certains, le secret de l'univers
vous attend. Ceci peut ou non être vrai. Et si cela ne
l'est pas, ce que dissimule la porte est simplement la
fraude la plus grande, la « fumisterie » la plus colos­
sale qui soit. N'est-il pas de toute évidence du devoir
de chaque homme (s'il est un homme et non un
lapin) de chercher à savoir la vérité, et de m e ttre
ensuite toute s o n é nergie soit à servir ce s e cret
merveilleux, soit à dévoiler et détruire cette gigan­
tesque mystification ? Face à un tel défi, allez-vous
vous l a i s s e r c o m p l è t e m e n t absorber p a r votre
« développement moral » béni ?

Entendu ! Le christianisme vous fera grand bien -


beaucoup p l u s de b i e n q u e vous ne vo uliez ou
espériez. Le premier bien qu'il vous fera sera de vous
faire rentrer dans la tête (vous n'apprécierez pas cela !)
le fait que ce qu'auparavant vous appeliez « bien » -
tout ce q u ' i m p l i q u e le fai t d e « m e n e r u n e v i e

----- 1 10
HOMME OU LAPIN ?

honnête » et d'« être bon » - n'est guère l'affai re


g r a n d i o s e e t capitale g u e vous croyi e z . I l vous
apprendra gu'en fait vous ne pouvez être « bon » (pas
même pour vingt-guatre heures) en ne comptant gue
sur vos propres forces morales. Puis il vous montrera
gue même si vous l'étiez, vous ne seriez pas pour
autant parvenu aux fins pour lesguelles vous avez été
créé. La simple moralité n'est pas le but de la vie. Vous
avez été créé pour autre chose. J.-S. Mill et Confucius
(Socrate étant bien plus proche de la réalité) igno­
raient tout simplement le sens de la vie. Les gens gui
ne cessent de demander s'ils ne peuvent mener une
vie honnête sans le Christ ne savent pas pourguoi ils
sont sur terre ; s'ils le savaient, ils sauraient gu'une
« v i e h o n n ê te » n ' e s t g u ' u n p i è tre e r s a t z p a r

comparaison à l a vraie raison d'être de l'homme.


Soit, la morale est indispensable : mais la Vie Divine
gui se donne à nous et gui nous appelle à être des
dieux nous destine à guelgue chose dans laguelle la
morale sera incluse. Nous avons à être recréés. Tout
ce gu'il y a du lapin en nous doit disparaître - le lapin
i nquiet, consciencieux et éthigue, aussi bien que le
lapin lâche et sensuel. Nous saignerons et gémirons,
alors que la fourrure nous sera arrachée ; puis, chose
étonnante, nous trouverons sous tout cela ce que
jamais encore nous n'avions imagi né : un homme vrai,
un dieu toujours jeune, un fils de Dieu fort radieux
sage, beau et abreuvé de joie.

111
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

« Mais quand ce qui est parfait sera venu, ce qui est


partiel disparaîtra » 53• L'idée d'atteindre le « bien » sans
le C h rist est basée s u r u n e double erreur. Tout
d'abord, nous ne pouvons le faire ; et ensuite, en ayant
pour but final de « faire le bien », nous passons à côté
de l'essentiel de notre existence. La morale est une
montagne que nous ne pouvons escalader de nos
propres forces ; et si nous le pouvions, nous ne ferions
que périr dans la glace et l'air irrespirable du sommet,
n'ayan t ces ailes sans lesquelles il est i mpossible
d ' a c c o m p l i r l a fi n d u voyage. Car c ' e s t là que
commence l'ascension proprement dite. Les cordes et
piolets disparaissent, et il ne nous reste plus qu'à voler.

" 1 Cori nthiens 1 3 . 1 0.

-- 1 12
Le p roblème avec « X » est 9 ue . . .

(1948)

�' pcé,um' l• m•jocité d' œux


�"'
� qui lisent ces lignes sont, d'une
façon ou d'une autre, en difficulté avec autrui. Que
ce soit à la maison ou au travail, les gens qui vous
emploient ou ceux que vous employez, ceux qui
partagent votre maison ou ceux dont vous partagez
la maison, vos beaux-parents ou enfants, votre mari
ou fem me, vous rendent la vie plus di fficile que
nécessaire, même de nos jours. I l est à espérer que
nous ne mentionnions pas trop souvent ces di ffi ­
cultés (particulièrement celles d'ordre domestique) à
ceux du dehors. Mais parfois il nous arrive de le faire.
Un ami de l'extérieur nous demande la raison de
notre mine sombre - et la vérité sort.

1 13
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

Dans de tels cas, il y a de fo rtes chances que cet


ami nous réponde : « Mais pourquoi ne le lui dis-tu
pas ? Pourquoi ne vas-tu pas t'expliquer avec ta
femme (ou ton mari, ton père, ta fille, ton patron,
ton propriétaire, ton locataire) ? Généralement les
gens sont raisonnables. Tout ce que tu as donc à faire
est de lui fai re voir les choses sous leur vrai j our.
Expose-lui les faits de façon calme, raisonnable et
amicale. » Et quelle que soit la réponse que nous
donnons à cet ami, nous pensons tristement : « I l ne
connaît pas <X>.» Nous si. I mpossible de lui faire
entendre raison ! Soit que nous ayons essayé maintes
et maintes fois, j usqu'à en être malade d'essayer. Soit
que nous n'ayons tenté aucune démarche, sachant
d'avance que cela serait parfaitement inutile. Si nous
nous mettons à tout « déballer », sans doute y aura-t­
i1 une « scène ». Ou alors « X » nous fixera d'un air
ébahi et dira : « Mais de quoi parles-tu donc ? » Ou
encore (ce qui est peut-être le pire de tout), « X »
a d m e ttra q u e n o s r e p r o c h e s s o n t j u s t i fi é s et
promettra de changer, de prendre un nouveau départ
- et, vingt-quatre heures plus tard, sera exactement
celui qu'il a toujours été.
Vous avez parfaitement conscience du fait que
toute tentative pour régler les choses avec « X »
échouera à cause d'un incorrigible défaut de carac­
tère chez lui. Et vous constatez, en regardant en
arrière, que tous les plans que vous avez faits ont

1 14 -
-- LE PROBLÈME A VEC << X ,, -----

toujours échoué à cause de ce funeste défaut - une


j al o u s i e i n c u ra b l e , un t e m p é r a m e n t paresse u x ,
susceptible, brouillon, autoritaire, hargneux o u versa­
tile. Jusqu'à un certain âge, vous aviez peut-être
caressé l'illusion que quelque coup de pouce de
l'extérieur, de la bonne fo rtune - une amélioration de
santé, une augmentation de salaire, la fin de la guerre
- résoudrait votre d i fficulté. Mais vous en êtes
revenu à présent. La guerre est terminée, et vous
vous rendez compte qu'en dépit de toutes les issues
heureuses « X » est et sera toujours « X », et vous
serez toujours confronté au même problème. Vous
avez beau deve n i r m i l l i o n na i re, votre mari sera
toujours un tyran, votre femme une chipie, votre fùs
un buveur ou votre belle-mère une enquiquineuse.
C'est un grand pas en avant que d'en conveni r ;
d'admettre que même si les choses extérieures allaient
pour le mieux, votre bonheur n'en dépendrait pas
moins du caractère de ceux avec qui vous vivez - et
que vous ne pouvez rien y changer. Or, nous voici au
cœur de la question. Lorsque vous avez saisi cela, vous
avez eu, pour la première fois, un aperçu de ce que
cela doit être pour Dieu. Car, bien sûr, c'est (en un
sens) l'obstacle auquel Dieu lui-même se heurte. II a
fourni à l'homme un monde beau et riche où vivre. li
lui a donné l'intelligence pour lui montrer comment il
peut l'utiliser et la conscience pour l u i montrer
comment il doit l'utiliser. Il a conçu les choses néces-

1 15
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

saires à la vie biologique (nourriture, boisson, repos,


sommeil, exercice) de façon telle qu'elles soient une
source de plaisir pour lui. Et après avoir fait tout cela,
il vit tous ses plans contrecarrés - comme nous, nos
petits plans à nous - par la perversité de l'homme.
Toutes les choses qu'il lui avait données pour être
heureux devin re n t occasi o n s de q uerelles et de
jalousies, d'excès, de thésaurisations et de niaiseries.
Vous direz peut-être que le cas de Dieu est très
d i fférent du n ô tre, parce qu'il peut, s ' i l le veut,
changer le caractère des gens, ce qui nous est impos­
sible, à nous. Mais cette différence n'est pas aussi
sensible que l'on pourrait penser de prime abord.
Dieu s'est fait une loi de ne pas changer de fo rce le
caractère de l'homme. Il peut opérer un tel change­
ment et l 'opère e ffectivement, mais seulement si
l'homme le laisse agir. En réalité, il a lui-même limité
son pouvoir de cette façon-là. Parfois, nous nous
demandons pourquoi i l l 'a fait, e t allons j usqu'à
souhaiter qu'il ne l'eût pas fait. Mais apparemment, il
pense que cela en vaut la peine. Il préfère avoir un
monde d'êtres libres, avec tous les risques que cela
i m plique, qu'un monde d'êtres semblables à des
robots. Plus nous réussissons à imaginer ce que serait
un monde de parfaits automates, plus nous appré­
cions, me semble-t-il, la sagesse de Dieu.
J 'ai donc dit que lorsque nous voyons combien
échouent tous nos plans à cause du caractère des

- 116
- -- LE PROBLli::ME A VEC << X ,,--- --

gens gue nous fréguentons, nous percevons « en un


sens » ce gue cela doit être pour Dieu. Mais seule­
ment en un sens. Sous deux rapports, la perspective
de Dieu diffère totalement de la nôtre. Tout d'abord
il voit (comme vous) combien maladroits ou pénibles
sont, à des degrés d i fférents, les gens gue vous
côtoye z , à la maison ou au travail, mais lorsgu'il
observe votre maison, usine ou bureau, i l voit une
personne de plus et du même acabit - celle gue vous
ne voyez jamais -, je veux dire, évidemment, vous­
même. Et le fait de recon naître cela constitue u n
deuxième grand pas vers l a sagesse. Vous avez, vous
aussi, votre défaut de caractère. Tous les plans et
espoirs des autres ont échoué maintes et maintes fois
à cause de votre caractère, tout comme les vôtres ont
échoué à cause du leur.
I l n'est p a s bon de passer là-dessus, en s ' e n
tenant à guelgue vague aveu d u genre : « Bien sûr, je
sais gue j'ai mes torts. » Il est important de prendre
conscience gu'il y a vraiment en vous guelgue fatal
défaut : guelgue chose gui donne aux autres ce même
sentiment de désespérance gue leurs défauts vous
donnent à vous. Et il s 'agit très certainement de
guelgue chose dont vous n'avez pas conscience - un
peu comme la mauvaise haleine gue tout le monde
remargue à l'exception de la personne concernée.
« Mais pourguoi, demanderez-vous, les autres ne

m'en parlent-ils pas ? » Croyez-moi, ils ont essayé de

117
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

vous le dire à maintes reprises, mais vous ne pouviez


simplement pas le saisir. Peut-être qu'une bonne
p a r t i e d e ce q u e vous a p p e l e z l e u r « e s p r i t d e
c h i c a n e », « l e u r m a u v a i s e h u m e u r » o u l e u r
« bizarrerie » n e sont d e leur part que des tentatives

pour vous faire voir la vérité. Même les défauts que


vous vous connaissez ne vous sont pas totalement
connus. Vous dites : « je reconnais n'avoir pas su me
maitriser hier soi r », mais les autres savent qu'il en est
toujours amsi - que vous avez mauvais caractère.
Vous d i tes : « je reconnais avoi r trop bu samedi
dernier », mais tout le monde sait pertinemment que
vous avez l'habitude de boire.
Sous ce rapport, la perspective de Dieu diffère
donc de la mienne. Lui voit le caractère de chacun -
m o i , j e l e s v o i s tous s a u f l e m i e n . La seco nde
différence est celle-ci : I l aime les hommes en dépit
de leurs défauts. Il continue de les aimer. Il ne les
laisse pas tomber. Ne dites pas : « D'accord, je veux
bien. Mais ce n'est pas lui qui doit vivre avec eux ! »
Si, il le doit - à l'intérieur aussi bien qu'à l'extérieur.
Il est avec eux de façon bien plus intime, bien plus
proche, bien plus constante que nous ne le serons
jamais. Toute pensée vile dans leur esprit (e t le
nôtre) , chaque moment de dépit, d'envie, d'arro­
gance, de cupidité, d'amour-propre vient directement
heurter son amour patient et ardent et attriste son
Esprit bien plus que le nôtre.

--- 1 18 -
- LE PROBLÈME A VEC << X ,, ----

Plus nous prendrons exemple sur Dieu sous ces


deux rapports, plus nous ferons de progrès. Nous
devons aimer « X » davantage et apprendre à recon­
naître que nous sommes des gens de même nature.
Certains disent qu'il est morbide de toujours penser
à ses propres défauts. Ce serait parfait si la plupart
d 'entre nous pouvions nous empêcher de penser
aux nôtres sans aussitôt commencer à penser à ceux
des autres. Car malheureusement nous prenons plaisir
à penser aux défauts des autres, et, au sens propre
du terme « morbide », il s'agit là du plaisir le plus
morbide qui soit.
N o u s n ' a i m o n s p a s n o u s voir i m p o s e r d e s
contraintes, mais j e suggère une forme d e contrainte
que n o u s devrions nous imposer à nous-même.
Abstenons-nous de penser aux défauts d'autrui, à
moins que notre devoir de parent ou d'enseignant ne
l'exige. Toutes les fois où ce genre de pensées surgit
sans nécessité dans notre esprit, pourquoi ne pas
simpl e m e n t les rejete r ? Et p e n s e r plutôt à n o s
propres défauts ? Car là, avec l'aide de Dieu, il y a
q uelque chose à faire. De toutes les personnes
pénibles dans votre maison ou à votre travail, il n'y
en a qu'une seule que vous puissiez modifier en
profo ndeur. Voici le bout par lequel prendre la
chose. Dès lors, il s'agit de s'y mettre. Ce doit être
entrepris un jour : plus nous remettons cela au lende­
main, plus il sera difficile de commencer.

1 19
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

Quelle est, somme toute, l'alternative ? Vous


voyez assez clairement que rien, pas même Dieu avec
tout son pouvoir, ne peut rendre « X » véritablement
heureux aussi longtemps que celui-ci reste envieux,
égocentrique et plein de dépit. Soyez sûr qu'il y a
aussi en vous quelque chose qui, si aucun change­
ment ne survient, ne permettra pas même à la puis­
sance de Dieu d'empêcher que vous soyez éternelle­
ment malheureux. Tant que subsiste ce quelque
chose, il ne peut y avoir de paradis pour vous, tout
comme il ne peut y avoir de douces odeurs pour un
homme enrhumé ou de musique pour un homme
sourd. C e n'est pas une questi o n de Dieu n o u s
« envoyant » e n enfer. En chacun d'entre nous, il y a

quelque chose qui croît et qui deviendra de lui-même


u n enfer s'il n'est pas étouffé dans l'œuf. Le problème

est sérieux ; mettons-nous entre ses mains une fois


pour toutes - aujourd'hui même, à cet instant précis.

- 1 20
Oue faire de Jésus-Christ ?
0 950)

�"' fme de l ''"'-Chci" ? c,_"'.


� question a , en u n sens, u n cote
»

franchement comique. Car le vrai problème, ce n'est


pas ce que nous devrons faire du Christ, mais ce que
lui doit faire de nous. La scène de la mouche qui
s ' a s s i e d et se d e m a n d e ce q u 'e l l e va fai re d e
l'éléphant a quelque chose d e hautement comique.
Mais peut-être devrait-on comprendre la question
de la façon suivante : « Comment résoudre le problême
de l'historicité du rapport écrit des paroles et des actes
de cet homme ? » Le problème ainsi posé doit concilier
deux aspects. D'une part, il y a la profondeur et la
sobriété généralement admises de sa doctrine morale.
CeUe-ci n'a jamais été sérieusement mise en cause, pas
même par les opposants du christianisme. Souvent,

--- 121 -
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

lorsgue je discute avec de vrais athées, je constate


gu'ils se font un devoir de me dire : « je suis tout à fait
favorable à l'éthigue du christianisme. » Et il semble y
a v o i r u n a s s e n t i m e n t général a u fai t g u e d a n s
l'enseignement de c e t homme et de ses d i sciples
immédiats, la vérité morale se montre à son degré le
plus pur et le meilleur. N ulle trace d'un idéalisme
chimérigue ; au contraire, un chef-d'œuvre de sagesse
et de clairvoyance, réaliste, de la plus grande fraîcheur,
le produit même d'un esprit sain ! Ceci est l'un des
phénomènes.
D 'autre part, il y a l'énormité des affirmations
théologigues de cet homme. Vous savez tous ce gue
je veux dire par là, mais je voudrais insister sur le fait
gue ces déclarations stupéfiantes ne se situent pas
seulement à un moment de sa vie. Il y eut, bien sûr,
le m o m e n t crucial g u i aboutit à son exécution,
lorsgue le grand prêtre lui demanda : « Qui es-tu ? » et
où il répondit : « Je suis !'Oint, le Fils du Dieu non­
créé et vous me verrez apparaître à la fin des temps
comme le Juge de l'univers »54 . Mais cette affirmation
n'est pas liée exclusivement à ce point dramatigue de
son existence. Si vous considérez attentivement ses
conversations, vous en retrouverez des exemples tout
le long de sa vie.

" Par exemple Jean 5.20-30 ; Matthieu 26.64.

1 22
---- QUE FAIRE DE JÉSUS-CHRIST ? ---

Ainsi, il vint vers les gens et leur dit : « Je vous


pardonne vos péchés. » Certes, il est assez naturel
pour un homme de vous pardonner ce que vous lui
avez fait à lui. Si quelqu'un me vole cinquante francs, il
est possible et raisonnable pour moi de dire : « Bon, je
lui pardonne, n'en parlons plus. » Mais que diriez-vous
si quelqu'un vous avait volé cinquante francs, et que
moi je dise : « C'est bon, je lui pardonne » ? U n autre
fait encore, tout aussi curieux : assis au sommet d'une
colline, alors qu'il contemple J érusalem, cet homme
fait cette remarque ahurissante : « Je continuerai à vous
envoyer des prophètes et des sages »55• Personne ne
relève la chose. Et pourtant, le voilà qui, à brûle-pour­
point, affirme être l'autorité qui, au travers des siècles, a
envoyé dans le monde des sages et des chefs spirituels !
Et voici une autre remarque du même ordre. Dans
presque toutes les religions il y a des prescriptions
déplaisantes comme par exemple le jeûne. Or, cet
homme soudainement affirme un jour : « Personne
n'a besoin de jeûner tant que je suis là »56• Quel est cet
h o m m e p o u r p r é t e n d re q u e sa s e u l e p r é s e n c e
suspend les règles établies ? Qui est-il pour dire tout
d'un coup aux élèves de l'école qu'ils peuvent prendre
une demi-journée de congé ?

'5 1\ latthieu 23.37.


"'· Luc 5.34.

1 23
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

Parfois, dans ses déclarations, il sous-entend que


lui, l'orateur, est sans faute ni péché. L'attitude est
toujours la même : « Vous, à qui je m'adresse, êtes
57
tous p é ch e u r s » ; m a i s r i e n d a n s s o n a t t i t u d e
n'indique que c e reproche pourrait aussi s'appliquer à
lui ! En outre il dit : « Je suis le Fils du Dieu unique ;
58
avant qu'Abraham fût, je suis » ; et souvenez-vous
de la signification de « Je suis » en hébreu. C'était le
nom de Dieu, qui ne devait être prononcé par aucun
humain, sous peine de mort.
Voici donc l'autre côté. D'une part, une doctrine
morale claire et définie. De l'autre, des affirmations
qui, si elles étaient erronées, ne pourraient être que
celles d'un mégalomane, en comparaison duquel
Hitler serait l'homme le plus saint et le plus humble
du monde. Avec lui il n'y a pas de demi-mesure, ni
aucun parallèle avec les autres religions. Si vous étiez
allé vers Bouddha lui demander : « Es-tu le fils de
Brahmâ ? », il vous aurait répondu : « Mon fils, tu es
enco re dans la vallée de l'illusion. » Si vous aviez
posé à Socrate la question : « Es-tu Zeus ? », il se
serait ri de vous. Si vous vous étiez adressé à
Mahomet pour savoi r s'il était Allah, il aurait tout
d 'abord déch i ré ses vêtements, puis vous au rai t
coupé la tête. Si vous aviez demandé à Confucius :

,. Par exemple Jean 8.


" J ean 8.58.

1 24
QUE FAIRE DE JÉSUS-CH/UST ? - --

« Es-tu le Paradjs ? », je pense qu'il aurait répondu :


« Les réflexions qui ne sont pas en accord avec la

nature sont de mauvais goût. »


Il n'est pas question pour un moraliste de faire
des a ffi rm a t i o n s semblables à celles d u C h r i s t .
D'après moi, i l n'y a que deux personnes susceptibles
de d i re ce gen re de choses : Dieu ou un malade
mental atteint de cette for m e de délire q u i m i ne
totalement l'esprit de l'homme. Si vous vous figurez
être un œuf poché, aussi longtemps que vous n'allez
pas à la recherche du morceau de toast qui vous
convienne, on peut encore penser que vous êtes sain
d'esprit ; mais si vous vous prenez pour Dieu, il n'y a
plus d'espoir pour vous.
Remarquons, en passant, que le Christ n'a jamais
été considéré comme un simple moraliste. Il n'a
p r o d u i t cet e ffe t s u r a u c u n d e c e u x q u i l ' o n t
rencontré d e son vivant. L'effet qu'il produisait se
résume en tro i s mots : haine, terreur, adoration .
Aucune trace de gens exprimant tièdeme n t leur
approbation.
C o m m e n t c o n c i l i e r ces d e u x p h é n o m è ne s
contradictoires ? U n e d e s tentatives consiste à dire
que le Christ lui-même n'a jamais dit ces choses, mais
que ses djsciples ont exagéré en relatant son hjstoire,
et qu'ainsi s'est formée la légende quj lui attribue ces
paroles. Cette hypothèse n'est guère plausible, parce
que ses disciples étaient tous juifs ; ce qui s ignifie

125
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

qu'ils appartenaient précisément à la nation la plus


convaincue du monde qu'il n'y avait qu'un seul Dieu
- rendant de ce fait inconcevable qu'un autre dieu
p û t exister. Il serait vrai m e n t étrange que cette
terrible invention au sujet de leur chef religieux ait pu
surgir au sein du peuple qui était le moins sujet à une
telle erreur. Au contraire, nous avons l'i mpression
qu'aucun de ses disciples et qu'aucun des auteurs du
N ouveau Testament n'embrassa facilement cette
doctrine.
Par ailleurs, d'après cette conception des choses,
vous auriez à considérer les propos de cet homme
comme des légendes. En tant qu'historien littéraire, je
suis absolument convaincu que quoi qu'on en dise,
les Évangiles ne sont pas des légendes. J 'ai lu nombre
de légendes, et il est clair pour moi que les Évangiles
n'appartiennent pas à ce genre-là. L'arrangement des
pensées, des phrases, des mots n'est pas assez artis­
tique pour des légendes. Du point de vue imaginatif,
ils sont mal construits, et leurs récits ne sont pas
correctement élaborés. La plus grande partie de la vie
de J ésus nous reste totalement inconnue, un peu
comme celle de n'importe lequel de ses contempo­
rains -- ce q u 'aucun peuple ne permettrait dans
l'élaboration de sa légende. Par ailleurs, à part les
quelques fragments des dialogues de Platon, il n'y a
pas, que je sache, dans la li ttérature ancienne de
conversations comparables à celles du quatrième

1 26 - �
Q UE FAIRE DE .JÉSUS-CHRJST ? ·----

É vangile. Rien de tel, pas même dans la Littérature


moderne, j usqu'à une centaine d 'années lorsque
apparut le roman réaliste.
Dans l'histoire de la femme adultère, il est dit
que J ésus se courba et gribouilla quelque chose dans
le sable avec son doigt. Rien n'est sorti de cela.
Personne n'a jamais basé une doctrine là-dessus. Et
l'art d'inventer des petits détails hors de propos pour
rendre la scène imaginaire plus convaincante tient
purement de l'art moderne. Dans ce cas, la seule
explication de ce passage n'est-elle pas que la chose
s'est réel l e m e n t p r o d u i te ? L'auteur la rapporte
simplement parce qu'il l'a vue.
Il est nécessaire à présent d'éclaircir l'histoire la
plus étrange de toutes, celle de la résurrection. J 'ai
entendu dire : « L'importance de la résurrection est
qu'elle fournit la preuve qu'il y a une vie après la
mort, que la personnalité humaine lui survit. » Dans
cette optique, ce qui arriva au Christ serait cela même
q u i est t o u j o urs arrivé à tous les hommes, à la
différence que, dans le cas du Christ, nous aurions eu
le privilège de le voir se produire.
Ce n'est certainement pas ce que pensaient les
premiers auteurs chrétiens. Pour eux, quelque chose
de parfaitement nouveau dans l'histoire de l'univers
venait de s'accomplir : le Christ avait vaincu la mort.
La porte fermée depuis toujours avait pour la toute
première fois été forcée et ouverte. li s'agit là de

1 27
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

quelque chose de tout à fait différent de la simple


survivance de l'esprit. Je ne dis pas qu'ils ne croyaient
pas à cette survivance. Au contraire. Ils en étaient
tellement convaincus q u 'à plus d'une occasion le
Christ a dû leur assurer qu'il n'était pas un esprit.
C'était plutôt que, tout en croyant à cette survivance,
i l s considéraient la résurrection comme quelque
chose de totalement différent et de neuf. Les récits
de la résurrection ne sont pas de simples images de la
vie après la mort ; ils rapportent comment une forme
d'existence totalement nouvelle a surgi dans l'univers.
Quelque chose de nouveau y est apparu - d'aussi
n o u v e a u q u e la p re m i è re a p p a r i t i o n de la v i e
organique. Cet homme, après sa mort, ne s'est pas
décomposé en « fantôme » et en « cadavre » . U n
mode d e vie nouveau est survenu. Voilà l'histoire.
Qu'allons-nous en faire ?
La question est, je suppose, de savoir si une autre
hypothèse recoupe les faits aussi bien que celle du
christianisme. Celle-ci affirme que Dieu est descendu
d a n s le m o n d e q u ' i l a c ré é , s ' i d e n t i fi a n t avec
l'humanité, et qu'il en est remonté, entraînant celle-ci
avec lui. La contre-hypothèse n'est pas qu'il s'agit de
l égendes, d 'exagérati o n s ou de l'apparition d'un
fantôme, mais qu'on se trouve en présence de diva­
gations ou de mensonges. À moins d'accepter cette
dernière explication (ce que je ne puis), c'est vers la
théorie chrétienne qu'il faut se tourner.

-- 1 28
QUE FAIRE DE JÉSUS-CHRIST ? - - -

« Que faire du Christ ? » La question gui se pose


n'est pas ce gue nous pouvons faire de lui, mais ce
g u e l u i p e n s e fai re de n o u s . Vo u s avez s o i t à
accepter, soit à rejeter le récit des Évangiles.
Ses affirmations sont très différentes de celles
des autres docteurs. Ils vous disent : « Voici la vérité
sur l'univers. Voici le chemin à suivre » , mais lui
affirme : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. » I l
dit : « N ul n e peut atteindre l a réalité absolue, si ce
n'est par moi. Cherchez à conserver votre propre
vie, et v o u s courrez i né v i tab l e m e n t à la r u i n e .
Lâchez-la et vous serez sauvé. » I l dit encore : « Si
vo u s avez h o n te d e moi e t g u e , l o r s q u e v o u s
entendez c e t appel, vous vous tournez de l 'autre
côté, j e regarderai aussi d e ce côté-là lorsque j e
reviendrai sans plus voiler ma gloire divine. S'il y a
guoi gue ce soit gui vous retienne loin de Dieu et de
moi, peu importe ce gue c'est, jetez-le. Si c'est votre
œil, arrachez-le ; si c'est votre main, coupez-la. Si
vous vous mettez en avant, vous serez le dernier.
Venez à moi, vous tous gui êtes chargés d'un lourd
fardeau. Je m'en occuperai. Tous vos péchés seront
lavés. Je peux faire cela. Je suis la résurrection. Je
suis la vie. Buvez-moi, mangez-moi, je suis votre
nourriture. Et, finalement, n'ayez aucune crainte, j 'ai
vaincu l'univers tout entier. » Voilà de guoi il en
retourne !

1 29
Des p rêtresses dans l ' �gl ise ?
(1948)

� rummi< infini mont mioux bru., b


� dit Caro l i n e Bingley, s'ils étaient
organisés différemment. . . Ne serait-il pas beaucoup
plus raisonnable d'y donner la première place à la
conversation, plutôt qu'à la danse? »
« Ce serait beaucoup m i eux, sans nul doute,

répondit son frère, mais ce ne serait plus un bal »;9 •


Dans la suite du récit nous lisons que la dame
garda le silence. Mais on pourrait soutenir que Jane
Austen n'a pas laissé M. Bingley présenter tous les
arguments sur lesquels il aurait pu appuyer son affir­
mation. l i aurait dû faire un distinguo. En un sens, il
est plus raisonnable de se parler, car la conversation

,., Orgllfil el pdpigés, ch. 1 1 .

-- -- -- 1 31
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

fait fonctionner avant tout la raison, ce qui n'est pas le


cas de la danse. Il n'est cependant pas déraisonnable
d'exercer d'autres facultés que la raison. Au contraire,
en certaines circonstances on peut qualifier d'irra­
tionnel le refus de le faire. L'homme qui essayerait de
dompter un cheval, de rédiger un poème ou d'engen­
drer un enfant en se contentant de raisonner par syUo­
gismes agirait de façon déraisonnable, bien que le
raisonnement par syllogismes soit une activité plus
rationneUe que les activités qu'exigent ces différentes
tâches. Car il est raisonnable de ne pas raisonner - ou
de ne pas se Limiter à cela - lorsque le moment est
inopportun. Plus un homme est raisonnable, plus il en
est conscient.
C e s remarques n ' o n t p a s été fai te s p o u r
contribuer à la critique d e Orgueil et préjugés. EUes me
sont venues à l'esprit, lorsque j'ai appris que certains
conseillaient à l'Église anglicane d'autoriser l'ordina­
tion de femmes. Je tiens, il est vrai, de bonne source
qu'il est peu probable qu'une telle proposition soit
examinée avec sérieux par nos autorités. Prendre
actuellement des mesures aussi révolutionnaires,
rompant ainsi avec le passé et élargissant le fossé
entre nous et les autres confessions par l'ordination
de prêtresses au sein de notre Église, serait d'une
imprudence extrême. L' Église anglicane elle-même
volerait en éclat si elle se lançait dans une te!Je inno­
vati o n . Ma préoccupation m a j e ur e est to ute f o i s

1 32
DES PRÊTRESSES D.Al\!S L 'ÉGLISE ?

plut6t une guestion de principe. Car une telle propo­


sition impligue des modifications plus profondes
gu'un simple changement de structures.
j ' ai le p l u s grand r e s p e c t p o u r c e u x g u i
souhaitent gue l a femme puisse accéder à l a prêtrise.
Je ne doute ni de leur sincérité, ni de leur piété, ni de
leur bon sens. Sans doute sont-ils, à certains égards,
même trop sensés ; et c'est justement sur ce point
gue mon désaccord avec eux ressemble à celui entre
M. Bingley et sa sœur. Je serais presque tenté de dire
gue le changement proposé ferait certes de nous des
g e n s « bien p l u s rai so n n a b l e s » , m a i s g u e cela
ressemblerait beaucoup moins à une Église.
Car, à première vue, la raison (comme l'entend
Caroline Bingley) semble du coté des innovateurs.
Nous manguons de prêtres. Dans une profession
après l'autre, on a d écouvert que la femme e s t
capable d e faire nombre d e choses que l'on croyait
du seul ressort de l'homme. Aucun des opposants à
la p roposition n'oserait a ffirmer que la femme ait
m o i n s de piété, de zèle, d e con n a i s s a nces g u e
l'homme o u qu'il lui mangue certaines autres gualifi­
cations pour le ministère pastoral. Qu'est-ce gui nous
empêche alors, sinon les préjugés engendrés par nos
traditions, de mobiliser ces importantes réserves qui
viendraient gro s s i r les rangs de nos prêtres si la
fe mme était, comme dans d 'autre s p r o fessions,
mise sur le même plan gue l'homme ? Et à l'encontre

�- 1 33
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

de ce déferlement de bon sens, les adversaires (dont


nombre de femmes) n'ont de prime abord rien à
présenter, si ce n'est une répugnance instinctive, un
malaise indéfinissable.
Qu'une telle réaction n'a pas sa source dans le
mépris de la femme, cela ressort, à mon avis, claire­
m e n t de ! ' H i s toire. Le Moyen  ge a p o u s s é l a
vénération d 'une Femme à u n t e l extrême gu'on
pourrait presgue lui faire le reproche d'avoir élevé la
Sainte Vierge au rang de « la guatrième personne de
La Trinité ». Mais, autant gue je sache, jamais on ne
lui a attribué à l'épogue médiévale guelgue chose gui
aurait pu avoir une ressemblance, même lointaine,
avec le sacerdoce. Le salut tout entier dépendait de la
décision gu'elle avait prise en disan t : « Ecce ancilla. » "0
Neuf mois durant, elle fut unie à la Parole éternelle
dans une inconcevable intimité. Plus tard, elle se tint
au pied de la croix 61• Mais elle n'a été présente ni lors
de l'institution de la Cène "2, ni lors de l'effusion du
Saint-Esprit le j o u r de la Pentecôte "3 . Tel est le
témoignage de !' Écriture. Et vous ne pouvez pas le

"' !\près que l'ange Gabriel lui eut annoncé qu'elle avait trouvé
grâce aux yeux de D ieu et qu'elle allait enfanter le C hrist, la
Vierge s'est écrié : « Je suis la servante du Seigneur » (Luc l .38).
Le Magnificat suit dans les versets 46 à 55.
'1 Jean 1 9.25
1" i\latthieu 26.26 ; Marc l 4.2 2 ; Luc 22. 1 9.
1" r\ctes 2. 1 -2 1 .

- 1 34
DES PRÊTRESSES DANS L 'ÉGLISE ?

recuser en alléguant que les mœurs du pays ou de


l'époque condamnaient la femme au silence et à
l'effacement. li y avait des femmes prêcheuses. U n
homme avait quatre filles qui prophétisaient, c'est-à­
dire prêchaient 64 • li y avait des prophétesses même à
l'époque de l'Ancien Testament - des prophétesses
et non des prêtresses.
L à - d e s s u s, la p l u p a r t de n o s ré fo r m a te u r s
posero n t sans doute cette question pleine de bon
sens : « Si une femme peut prêcher, pourquoi ne ferait­
elle pas le reste du travail pastoral ? » La gêne de mon
côté augmente. Nous commençons à sentir que ce qui
nous sépare des innovateurs, c'est la façon d'inter­
préter le mot « prêtre ». Plus ils parlent (avec raison)
des aptitudes de la femme aux tâches administratives,
de son tact et de sa sensibilité en tant que conseillère,
de son don naturel pour les visites, plus nous avons
l'impression que l'on oublie l'essentiel. Pour nous, un
prêtre est avant tout un représentant dont la mission
est double : celle de nous représenter auprès de Dieu
et celle de représenter Dieu auprès de son peuple.
Pour s'en rendre compte, il suffit de voi r ce qui se
passe à l'église. Tantôt le prêtre nous montre le dos
parce qu'il est tourné vers l'est - il parle à Dieu de
notre part. Tantôt il est tourné vers nous et nous
parle de la part de Dieu. Nous n'avons aucune objec-

'·' t\crcs 2 l . 9.

-- - --
1 35
DIEU J\U BJ\NC DES ACCUSÉS

tion que la femme fasse la première chose. La diffi­


culté réside dans la seconde. Mais pourquoi donc ?
Pourquoi une femme ne représenterait-elle pas, elle
aussi, Dieu de cette façon-là ? Certainement pas parce
qu'elle serait nécessairement moins sainte ou moins
charitable ou plus stupide que l'homme. E n ce sens,
elle peut être tout aussi « semblable à D ieu » que
l'homme ; et dans certains cas même davantage. Peut­
être comprendra-t-on mieux dans quel sens eUe ne
peut pas représenter Dieu si l'on aborde la question
par l'autre bout.
Supposons qu'un de nos réformateurs cesse de
dire qu'une femme peut être semblable à Dieu e t
qu'il se mette à dire que Dieu est semblable à une
femme de bien. Ou qu'il prétende que l'on peut tout
aussi bien prier « Notre Mère qui es aux cieux » que
« Notre Père ». Ou encore qu'il suggère que lors de

l'incarnation, Dieu aurait tout aussi bien pu prendre


la fo rme d'une femme que ceUe d'un homme, que la
deuxième personne de La Trinité aurait tout aussi
bien pu être appelée la Fille que le Fils de D ieu et
que les rôles pourraient fort bien être inversés dans
l'union mystique entre lui et l' Église, celle-ci étant
!' Époux et le Christ !'É pouse. À mon sens, prétendre
que la femme peut représenter Dieu au même titre
qu'un prêtre implique nécessairement tout ceci.
li n'y a pas l'ombre d'un doute que si ces idées

étaient acceptées, nous nous embarquerions dans une

-- � 1 36 -
DES PR/�TRESSES DANS L 'ÉGLISE ?

nouvelle religion. On a, bien sûr, déjà adoré des


déesses, et nombre de religions ont eu leurs prêtresses.
Mais dans leur essence, ces reLigions sont tout à fait
différentes du christianisme. Le bon sens, sans tenir
compte du malaise - pour ne pas dire de l'horreur -
qu'éprouveront la plupart des chrétiens à l'idée de
mettre au féminin tous nos termes théologiques, dira :
« Pourquoi pas ? Dieu n'étant pas un être biologique et

n'ayant pas de sexe, peu importe qu'on l'appelle il ou


elle, Père ou Mère, Ftls ou fille. »
Mais nous les chrétiens, nous croyons que c'est
Dieu qui nous a appris comment parler de lui. Dire
que cela n'a pas d'importance signifie ou bien que la
terminologie masculine de la Bible n'est pas inspirée
mais est d'origine purement humaine, ou bien que,
tout en étant inspirée, elle est parfaitement arbitraire
et tout à fait accessoire. Ceci est sûrement inadmis­
sible ; ou, si on l'admettait, ce serait un argument,
non en faveur du ministère pastoral féminin, mais
contre le christianisme lui-même.
De plus, ceci est fondé sur une vue superficielle
du langage figu ré. Sans entrer d a n s le domaine
religieux, nous savons par notre expérience de la
poésie à quel point l'image et la réalité sont indisso­
ciables - bien plus que notre bon sens est disposé à
l 'a d m e ttre. D e ce fa i t, un e n fa n t a u q u e l o n
apprendrait à prier une « Mère dans les cieux » aurait
une vie religieuse radicalement di fférente de celle

1 37
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

d'un enfant chrétien. Et comme l'image et la réalité


forment une unité organique, le corps et l'âme le
fo nt aussi pour le chrétien.
Mais par le changement qu 'ils proposent, les
innovateurs se rangent en fait à l'opinion que le sexe
est quelque chose de purement extérieur qui n'a rien
à voir avec la vie spiritue!Je. Dire que l'homme et la
femme sont également quali fiés pour une certaine
profession, c'est sous-entendre que leur sexe n'a rien
à voir avec l'exercice de ce!Je-ci. Dans ce contexte, on
les considère comme des ètres asexués. Au fur et à
mesure que l' É tat grandit et ressemble de plus en
plus à une ruche ou à une fourmilière, il a besoin de
plus en plus de fonctionnaires qu'on peut traiter
c o m m e si, à l'exemple de certaine s a b e i l l e s o u
fo u r m is, i l s é t a i e n t neutres. C eci e s t p e u t - è tre
inévitable dans la vie séculière. Mais dans la vie chré­
tienne, il nous faut revenir à la réalité. Car là, nous ne
s o m m e s pas des éléments h o m ogè n e s et i n ter­
changeables, mais les organes différents et complé­
mentaires du corps mystique du Christ.
Lady Nunburnholme 6; a prétendu que l'égalité
de l'homme et de la femme était un principe chré­
tien. Je ne me souviens pas d'un texte des Écritures,

'' 1 L .adv N u n bu rn holmc, « U n e peririon à la C o n férence d e


Lambeth », ÏÏ111e and ï ïde, Vol. X X I X , n o 2 8 ( I O juillet 1 948),
p. 720.

1 38
DES PRÊTRESSES DAJ'JS L 'ÉGUSE ?

ou des Pères de l' É gli se, ou de Hooker 66, ou du


Pnyer Book qui établit ce principe. Mais je n'insisterai
pas là-dessus. Je mettrai plutôt l'accent sur le fait qu'à
moins qu'ega/ signifie i11tercha11geable, l'égalité ne milite
pas du tout en faveur du ministère pastoral féminin.
D'ailleurs, le type d'égalité impliquant qu'égal veuille
dire interchangeable (comme pour des compteurs ou
des appareils du même genre) est, lorsqu'il s'agit
d 'êtres humains, une fiction légale. Celle-ci peut
s'avérer utile, mais dans l'Église nous ne voulons pas
de fiction. Une des raisons pour lesquelles le sexe a
été créé était de nous faire comprendre les choses
cachées de Dieu. U ne des fonctions du mariage est de
symboliser l'union du Christ avec son Église. Nous
n'avons aucun droit de jongler avec les signes vivants
et séminaux que Dieu a peints sur la toile de notre vie
comme s'il s'agissait de simples figures géométriques.
Le bon sens objectera qu'il s'agit là d'une façon
« mystique » de voir les choses. C'est vrai. L' É glise

affirme avoir reçu une révélation. Si cette assertion est


fausse, plutôt que d'instaurer des prêtresses, il s'agit de
supprimer les prêtres ! Si elle est vraie, il faut s'attendre
à trouver dans l' Église un élément que les incroyants

"' Richard 1-lookcr ( 1 554- 1 600), théologien anglais et auteur d'un


des classi<1ues de la théologie anglicane : The /__,1111s ef Ecclesiastiral
Polùy.

- -
1 39
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

qualifieront d'irrationnel et les chrétiens de suprara­


tionnel. Quelque chose en elle doit, en fait, être inac­
cessible à la raison, sans pour autant lui être contraire
- un peu comme le sexe et les sens sur le plan naturel.
Et nous touchons là au cœur du problème. L'Église
anglicane ne restera une Église qu'à condition de
retenir cet élément qui échappe à la raison. Si nous
l'abandonnons et ne retenons que ce qui peut se
justifier au nom de la prudence ou de la commodité
devant le tribunal du bon sens, nous tournons le dos
à la révélation et revenons au vieux spectre de la reli­
gion naturelle.
Il m'est pénible, en tant qu'homme, d 'avoir à
insister sur le privilège - ou la charge - que la fo i
chrétienne confie aux gens de mon sexe. Je me sens
tout confus à la pensée de l'insuffisance de la plupart
d 'entre nous - actuellement et de tout temps -,
lorsqu'il s 'agit de nous acquitter des fo nctions de
cette charge. Mais comme le dit un vieux dicton mili­
taire : « On salue l'uni forme et non celui q u i le
porte. » Seul le porteur de la tenue masculine peut (à
titre provisoire, j usqu'à la parousie 67) représenter le
Seigneur auprès de l' Église : car, individuellement et
collectivement, n o u s s o m m e s tous, en un sens,
« féminins » par rapport à Lui.

" L e futur retour en gloire d e Jésus-Christ.

1 40
DES PRÊTRESSES DANS L 'ÉGLISE ?

Nous les hommes, nous sommes souve n t de


mauvais prêtres. Ceci provient du fait que nous ne
sommes pas suffisamment « masculins ». Mais le
remède à ce mal n'est pas de faire appel à d'autres
qui ne le sont pas du tout. Un homme peut être un
très mauva i s mari ; mais les choses ne vont pas
s'arranger en i nversant les rôles. I l peut ê tre u n
m a u v a i s d a n s eu r. Le r e m è d e e s t d e l u i d o n n e r
régulièrement des leçons d e danse et n o n d'abolir,
lors du bal, toute distinction de sexe en traitant tous
les danseurs comme « neutres ». Cette dernière solu­
tion serait bien sûr éminemment sensée, progressiste,
éclairée, mais là encore « cela ressemblerait beaucoup
moins à un bal »
En outre, ce parallèle entre l'Église et le bal n'est
pas au aussi fantais iste que certains pourraient le
cro i re. L' Église devrait ressembler plutôt à un bal
qu'à une usine ou qu'à un parti politique.
A proprement parler, ces derniers sont sur la
circonférence, tandis que l'Église est au centre et le
bal quelque part entre les deux. L'usine et le parti
politique sont des fo rmations artificielles - il suffit
d'un coup de vent pour les renverser. La, on n'a pas
a ffa i re à d e s êtres h u m a i n s d a n s l e u r t o ta l i té
concrète, mais seulement à de la « main-d'œuvre » ou
à des « Voix ».
Bien sùr, je ne donne pas ici au mot « artificiel »
un sens péjoratif. De tels « artifices » sont nécessaires.

1 41
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

Mais parce qu'ils sont le produit de notre ingéniosité,


nous avons toute latitude de tergiverser, de mettre au
rebut ou de tenter n'importe quelle expérience.
Toutefois le bal a pour but de styliser quelque chose
qui est naturel à l'homme et qui le touche dans sa
totalité, à savoir de courtiser une femme. Là nous ne
pouvons tergiverser ni trafiquer de la même manière.
À plus forte raison cela est-il vrai de l' Église. Car là
nous avons a ffai re à l'homme et à la femme, non
seulement en tant qu'entités naturelles, mais en tant
qu'ombres vivantes et imposantes de réalités qui
nous dépassent, parce qu'elles sont au-delà de nos
possibilités et, en grande partie, de notre appréhen­
sion directe. En fait, ce n'est pas nous qui en ferons
notre affaire, mais (comme nous l'apprendrons à nos
dépens si nous nous en mêlons) ce sont elles qui s'en
prendront à nous.

1 42
Dieu a u banc des accusés
(1948)

� n m'a ptie d'frtire un actide !'" '"'

� di fficultés que l'on rencontre de


nos jours, lorsqu'on veut présenter la foi chrétienne à
un public de non-croyants. Le sujet est bien trop
vaste pour mes compétences, et il est impossible de le
traiter à fond dans les quelques pages de cet article.
Car ces difficultés varient selon l'auditoire auquel on
s'adresse. Elles diffèrent suivant que l'on parle à des
A nglais ou à des Français, à des enfants ou à des
adultes, à des lettrés ou à des gens peu cultivés.
M a p ro p re expérience se l i mite à un public
anglais, composé presque exclusivement d'adultes. Le
plus souvent, je me suis adressé à des hommes (et
des femmes) servant dans la R.A.F. (Royal Air Force),

1 43
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

c'est-à-dire à des gens qui, sans être des lettrés dans le


sens académique du terme - pour la plupart du
moins -, possédaient cependant quelques notions
scienti fiques et techniques élémentaires du fait de
leur fo rmation de mécanicien, électricien ou opéra­
teur de T.S.F., et faisaient ainsi partie de ce qu'on
pouvait appeler « l'intelligentsia du prolétariat ». j'ai
aussi parlé aux étudiants de nos universités.
Le lecteur devra se souvenir des limites de mon
expérience dans ce domaine. J 'ai pu constater moi­
même la seule fo is où j 'ai parlé à des soldats combien
il est imprudent de généraliser. Très rapidement, je
me suis rendu compte que le niveau intellectuel de
l'armée était bien plus bas que celui de la R.A.F. et
qu'il fallait aborder différemment le sujet avec eux.
La première leçon que j'ai retirée de mes entre­
tiens avec les gens de la R.A.F. était que j'avais eu tort
de penser que le matérialisme était le seul adversaire
considérable auquel nous sommes confrontés. Au
sein de « l'intelligentsia du prolétariat anglais », le
matérialisme n'était qu'une des nombreuses croyances
non chrétiennes représentées. Il y avait aussi des
adeptes de la théosophie, du spiritisme, du British
lsraelitism 68, etc. Il est vrai que l'Angleterre a toujours

" Mouvement répandu dans les pays anglo-saxons qui identifie


les « tribus perdues d'I sraël » avec les Britanniques et prétend
que la dynastie de David se serait perpétuée d'abord en 1 rlande,
puis en Écosse, puis en t\ ngleterre.

1 44
DIEU A U BAl\JC DES ACCUSÉS

été une pépinière d 'excentriques ; et je n'ai encore


décelé aucun signe de baisse dans leur nombre. Quant
aux marxistes, je n'en ai rencontré que très rarement.
N 'y en avait-il que très peu, ou bien n'osaient-ils pas le
montrer en présence de leurs officiers, ou encore les
vrais marxistes ne venaient-ils pas aux réunions où je
parlais - je n'ai jamais pu le savoir. La foi chrétienne
elle-même, p ro fessée p a r certains, était souvent
t e i n tée d e p a n t h é i s m e . L e s a ffi r m at i o n s qui
témoignaient d'une connaissance exacte et profonde
du christianisme - chose plutôt rare -, venaient soit
de catholiques, soit de mem bres d'un groupement
évangélique. Mes auditoires estudiantins manifestaient
- à un degré moindre, il est vrai - le même flou
théologique que ceux de la R.A.F. Mais les déclara­
tions claires et précises provenaient généralement
d'anglicans ou de catholiques ; rarement, pour ne pas
dire jamais, d'évangéliques. Les différentes tendances
non chrétiennes mentionnées plus haut n'étaient
pratiquement pas représentées.
La deuxième chose que la R.A.F. m'apprit était
que le prolétariat anglais manifestait à l'égard de
!'Histoire un scepticisme d i fficilement imaginable
pour un lettré. Ceci me semble être le fossé le plus
profond qui sépare l'homme cultivé de celui qui ne
l 'e s t pas. En géné ral, p r e s q u e s a n s s 'e n re n d re
compte, une personne instruite considère le présent
comme l'aboutissement de ce qui s'est passé au cours

- --
1 45
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

des siècles. Dans l'esprit de mes auditeurs de la


R.A.F., une telle perspective était totalement absente.
J 'ai eu l'impression qu'ils ne croyaient pas que nous
avions le moindre renseignement digne de foi sur
l'homme histo1ique. Mais, chose curieuse, ceci s'albait
souvent à une conviction profonde que nous savions
énormément de choses sur l'homme préhistorique ; sans
doute parce qu'on a accolé sur l'homme préhist01iq11e
l'étiquette de « science » (ce qui est fiable), tandis que
N apoléon ou J ules César sont catalogués sous la
rubrique « histoire » (qui ne l'est pas) . Ainsi, l'image
pseudo-scientifique de « l'homme des cavernes » et
celle du « présent » constituaient la quasi-totalité de
ce qui meublait leur imagination ; entre les deux, il y
avait une zone d'ombre de peu d 'importance, où se
mouvaient comme dans un b ro uillard les formes
fantomatiques de soldats romains, de diligences, de
pirates, de chevaliers armés j u s q u 'aux d e nts, de
voleurs de grands chemins, etc. J ' avais supposé que
mes auditeurs ne croyaient pas aux É vangiles à cause
des miracles qui y étaient relatés. Mais à présent je
pense plutôt qu'ils ne s 'y fiaient pas uniquement
parce que ceux-ci traitaient d'événements qui se sont
passés il y a fort longtemps ; la bataille d' Actium les
laissait aussi incrédules que la résurrection de J ésus -
exactement pour la même raison. Parfois, ils invo­
quaient à l'appui de leur scepticisme l'argument du
manque de fiabilité de tous les manuscri ts : avant

1 46
DIE U A U BAI\!C DES A CCUSÉS

l'i nvention d e l'i mprimerie, en les copiant et les


recopiant, on les avait changés au point de les rendre
méconnaissables. Et là, j 'eus une autre s u rprise.
Lorsque leur scepticisme historique prenait cette
forme rationnelle, ils le tempéraient parfois en affir­
mant qu'il existait « une science appelée la critique
textuelle » qui nous fournissait d'excellentes raisons
de croire que certains textes anciens étaient dignes de
foi. Cette adhésion tacite à l'autorité des spécialistes
est des plus significatives : non seulement par son
ingénuité, mais aussi parce qu'elle confirme un fait
corroboré par l'ensemble de mes expériences, à
savoir que très rarement l'opposition à laquelle nous
nous heurtons est due a de la malice ou de la suspi­
cion. En général, elle provient d'un cloute sincère,
découlant souvent de façon tout à fait logique du
« savoir » du sceptique.

Ma troisième découverte fut celle d'une difficulté


qui me s e m b l e être p l u s grande en A ngl e t e r re
qu'ailleurs, à savoir le problème de la langue. Dans
toutes les sociétés h umaines, la langue parlée des
milieux populaires diffère de celle employée dans un
milieu social plus élevé. La langue anglaise avec son
double vocabulaire Qatin et vernaculaire), les usages
des Anglais (avec leur surprenante tolérance à l'égard
de l'argot, même dans la haute société) et la cuJture
anglaise où il serait impensable de trouver l'équivaJent
de l'Académie française, élargissent considérablement

1 47
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

ce fo ssé. On parle pratiquement deux langues en


Angleterre. Quiconque désire parler anglais aux gens
peu cultivés doit d'abord apprendre leur langue. Il ne
suffit pas qu'il s'abstienne d'utili ser certains mots qu'il
considère comme difficiles. Il faut qu'il découvre par
des procédés purement empiriques quels sont les
mots qui font partie du vocabulaire de son auditoire
et quel est le sens qui leur est donné.
Ainsi potentiel ne signifie pas « possible » mais
« puissance »; créature ne veut pas dire créature mais

« animal » ; primitif est synonyme de « grossier », de

« maladroit », grossier signifie (souvent) « scabreux »,

« obscène » ; l 'Immaculée Conception (sau f dans la

bouche des catholiques) désigne « la conception


v i rgi n a l e d e J é s u s » . U n être s i gn i fi e un « être
personnel » ; un homme qui me disait un jour : « je
crois au Saint-Esprit, mais je ne pense pas qu'il soit
un être », voulait dire en fai t : « je crois qu'un tel être
existe, mais ce n'est pas un être personnel ». Par
ailleurs, personnel a par fo is le sens de « corporel » .
Quand un Anglais peu cultivé affirme qu'il « croit en
Dieu, mais non en un Dieu personnel », il se peut
qu'il veuille tout simplement dire qu'il n'est pas
anthropomorphiste au sens étymologique du terme.
Abstrait semble avoir deux sens : (a) « immatériel »,
(b) « vague », « obscur », « peu pratique ». Dans le
langage populaire, l'arithmétique n'est donc pas une
s c i e n ce « a b s trai te ». Pratique s i gn i fi e souve n t

1 48 -
DIEU A U BANC DES A CCUSÉS

« économique », « utilitaire ». Le terme moralité est


généralement synonyme de « chasteté » ; lorsque
quelc1 u'un du peuple dit : « Je ne prétends pas que
cette femme soit immorale, mais je maintiens qu'elle
est une voleuse », il ne dit pas une absurdité, mais
veut simplement dire : « Elle est chaste, mais malhon­
nête ». Chrétien est un terme élogieux plutôt qu'un
simple qualificatif; ainsi des « valeurs chrétiennes »
sont-elles « de hautes valeurs morales ». Lorsqu'on dit
de quelqu'un : « Monsieur X n'est pas chrétien », c'est
u n e critique de s o n c o m p o r t e m e n t et n o n u n e
opinion émise sur s a foi. Il faut également savoir que
de deux mots, celui qui paraît le plus compliqué au
lettré peut très bien sembler le plus simple à l'homme
cultivé. On a ainsi suggéré récemment de modifier le
texte d'une prière récitée dans l'Église anglicane. La
requête que les magistrats « exercent vraiment et indif­
Jére111me11t la j ustice » devait être changée en « exercent
vraiment et impartialement la justice ». Un prêtre de
campagne m'a raconté que son sacristain comprenait
e t pouvait donner le sens exact du terme « indif­

féremment », mais n'avait pas la moindre idée de ce


que signifiait « impartialement ».
Celui qui veut p rêcher aux Anglais doit donc
apprendre l'anglais populaire, comme un mission­
naire doit apprendre le bantou avan t d'annoncer
l' É vangile aux Bantous. Ceci est d'autant plus néces­
saire qu'au cours d'une causerie ou d'une discussion

--- 1 49
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

des digressions sur le sens exact d'un mot lassent très


v i te u n a u d i to i re p o p u la i re e t r i s q u e n t m ê m e
d'éveiller s a méfiance. Aucun sujet n e les intéresse
moins que la philologie.
Notre problème n'est donc le plus souvent qu'un
problème de traduction. Aussi faudrait-il qu'à chaque
ordination on demande au candidat de traduire un
passage d'un manuel de théologie dans la langue
ve r n a c u l a i r e . Ce g e n re d ' e ffo r t p e u t s e m b l e r
laborieux, mais i l est payant. E n essayant d e rendre la
doctrine dans la langue du peuple, nous découvrons
à quel point nous l'avon s nous-mêmes comprise.
Notre i ncapacité de l a traduire peut provenir de
notre ignorance du langage populaire ; mais bien plus
souvent elle met au grand jour le fait que nous ne
savons pas exactement de quoi nous parlons.
À part ce problème linguistique, la plus grande
barrière à laquelle je me suis heurté est l'absence quasi
totale de conviction de péché chez mes auditeurs. Ceci
me frappe davantage lors de mes conférences devant
les membres de la R.A.F. que lors de mes causeries
avec mes étudiants ; que ce soit (comme je le pense)
parce que le prolétariat est plus prompt à s'autojusti­
fier que les autres classes sociales, ou parce que les
gens cultivés arrivent à mieux cacher leur orgueil, ce
fait nous met dans une situation toute nouvelle.
Les prédicateurs de l' Église primitive pouvaient
s'attendre à tro uver chez leurs auditeurs - qu'ils

1 50
DIEU A U BANC DES ACCUSÉS

fussent juifs, prosélytes ou païens - un certain senti­


ment de culpabilité. (Si tel cela était le cas chez les
païens c'était parce que les épicuriens, ainsi que les
religions à mystères prétendaient - bien que par des
moyens différents - apaiser les consciences.) Aussi le
message chrétien é tait-il accueilli un peu partout
comme l'É vangile, la Bonne Nouvelle. Il annonçait la
guérison à ceux qui se savaient malades. N ous, en
revanche, nous devons convaincre nos auditeurs du
diagnostic qu'ils refusent d'accepter avant de pouvoir
nous attendre à ce qu'ils réagissent à l'offre du remède.
Dans !'Antiquité, l'homme s'approchait de Dieu
(ou même des dieux) comme un accusé se présente
devant son juge. À notre époque, les rôles sont inter­
vertis. C'est l'homme qui juge et Dieu qui est au banc
d e s a cc u s é s. L ' h o m m e e s t s a n s d o u te u n j uge
clément. S i D i e u a quelque chose à dire pour sa
d é fense lorsqu'on lui fait gri e f d'être le dieu qui
permet la guerre, la pauvreté et la maladie, l'homme
est prêt à l'écouter. Le procès peut même se terminer
par l'acquittement de Dieu. La chose significative est
que l'homme occupe le siège du j uge et Dieu le banc
des accusés.
En général cela ne sert à rien de combattre cette
attitude en insistant, comme le faisaient les prédica­
teurs d'autrefois, sur des péchés tels que l'ivrognerie
ou la luxure. Le prolétariat d'aujourd'hui ne se soûle
plus. Pour ce qui est de la luxure, la contraception a

151
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

entraîné un changement radical. Aussi longtemps que


ce péché risquait de causer la ruine sociale de la jeune
fille, en faisant d'elle la mère d'un bâtard, la plupart
d e s h o m m e s rec o n n ai s s a i e n t le p é c h é et s e s
retombées sociales, e t l e u r c o n s ci e nce e n é tait
souvent troublée. Puisqu'on n'a plus, à présent, à se
soucier des conséquences, on ne considère générale­
ment plus qu'il s'agit d'un péché.
D'après mon expérience il me semble donc que
si nous voulons éveiller la conscience de nos audi­
teurs, il faut le faire différemment. Il faudrait plutôt
leur parler d'orgueil, de dépit, de jalousie, de lâcheté,
de bassesse, etc. Mais je suis loin de prétendre avoir
trouvé la solution miracle à ce problème.
Finalement, je dois avouer que mon travail a
grandement souffert de l'intellectualisme incurable
de mon approche. L'appel simple et cordial (« Viens
à J és u s ») est souvent p l u s e fficace. Mais il est
préférable que ceux qui, comme moi, n'ont pas reçu
le don de le faire, s'en abstiennent.

1 52
Nous n 'avons aucun droit
a u bonheur
(196))

� ptè' tout, dit CJ,;œ, ils avaient


� droit au bonheur.
N ous discutions ensemble d'une fâcheuse affaire
qui avait ému tout le voisinage. M. A avait quitté
Mme A et obtenu le divorce pour pouvoir épouser
Mme B qui avait, elle aussi, clivorcé pour se marier
avec M. A. Il n'y avait pas l'ombre d'un doute que
M. A et Mme B étaient très épris l'un de l'autre. S'ils
continuaient à s'aimer ainsi, et si rien ne venait altérer
l'état de leur santé ou de leurs finances, ils pouvaient
logiquement s'attendre à être très heureux.
Il était tout aussi évident qu'ils n'avaient pas été
heureux avec leur premier conjoint. Mme B adorait
son mari au début, mais il était revenu de la guerre en
piteux état. On pensait qu'il avait perdu sa virilité et

1 53
DlEU AU BANC DES ACCUSÉS

on savait qu'il avait perdu son emploi. La vie conju­


gale n'était plus ce qu'eUe avait espéré. Et la pauvre
Mme A ! ELie n'avait plus son charme, ni sa vitalité
d 'au trefois. I l était for t possible que, comme le
chuchotaient certains, elle ait usé toutes ses forces à
l u i mettre des e n fants au monde et à le soigner
d urant l a l o ngue maladie qui avait assombri l e s
premières années de l e u r mariage. l i ne faudrait
cependant pas - cela soit dit en passant - imaginer
que M. A était le genre d'homme à se débarrasser de
sa femme comme on jette l'écorce après avoir pressé
le fruit. Le suicide de celle-ci fut pour lui un terrible
choix. Nous le savions tous, car il nous le confia lui­
même. « Mais que pouvais-je y faire ? A-t-il ajouté.
U n h o m m e a droit au b o n h eu r. I l fal l a i t que j e
saisisse ma chance lorsqu'elle s'est présentée. »
E n partant, j'ai réfléchi à ce concept du « droit au
bonheur ». Tou t d 'abord, cela m ' a semblé aussi
étrange que si l'on avait parlé d'un droit à la chance.
Car je crois - quoi qu'en dise une certaine école de
moralistes - que notre bonheur ou notre malheur
dépend en grande partie de circonstances qui échap­
pent à tout contrôle humain. Un droit au bonheur
n'a, à mes yeux, pas beaucoup plus de sens qu'un
droit à une stature de deux mètres, à un père mi!Jiar­
daire ou à un temps favorable chaque fois que l 'on
projette d'aUer pique-niquer.

1 54
NOUS N 'A VONS A UCUN DROIT A U B ONHE UR

J 'entends par droit une liberté qui m'est garantie


par les lois de la société dans laquelle je vis. Ainsi, j 'ai
le droit d'emprunter toutes les routes du pays, parce
que la société m'octroie cette liberté ; c'est bien pour
cela que nous parlons de routes « publiques ».
Je comprends aussi par droit une créance qui m'est
garantie par la loi et qui est liée à une obligation de la
part d'autrui. Si j'ai le droit de recevoir cent livres ster­
ling de vous, ceci revient à dire que vous avez le devoir
de me les payer. Si la loi autorise M. A à quitter sa
femme et à séduire la femme de son voisin, alors, par
définition, M. A a légalement le droit de le faire, et il
est inutile de chercher à j ustifier son comportement en
invoquant son « droit au bonheur ».
Bien sûr, ce n'est pas ce que Claire voulait dire. À
son avis, M. A avait non seulement légalement, mais
aussi moralement le droit d'agir comme il l'a fait. En
d'autres termes, Claire est - ou serait, si elle allait
j usqu'au bout de ses idées - une moraliste dans la
ligne classique de Thomas d'Aquin, Grotius, Hooker
et Locke. Elle croit que derrière les lois du pays, il y a
la loi naturelle.
Je s u i s d'accord avec elle. À mon avis, cette
notion est à la base de toute civilisation. Sans elle, les
lois d'un É tat ont une valeur absolue comme chez
Hegel. On ne peut les critiquer parce qu'il n'existe
aucune norme qui permette de porter sur elles un
jugement de valeur.

1 55
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

La maxime de Claire : « Ils ont droit au bonheur »


a une ascendance vénérable. Dans des termes qui
sont chers à tous les hommes civilisés, et particulière­
ment aux Américains, il a été établi qu'un des droits
de l'homme est celui de « la poursuite du bonheur ».
Et ceci nous amène au cœur du débat.
Que voulaient dire les auteurs de cette auguste
déclaration ?
Sans aucun doute n'entendaient-ils pas là que
l'homme avait le droit de rechercher le bonheur par
n'importe quel moyen - y compris le meurtre, le viol,
le vol, la trahison ou la fraude. On ne pourrait bâtir
aucune société sur un tel fondement.
I l s v o u l a i e n t d i re : « être à la p o u r s u i t e d u
bonheur par n'importe quel moyen légitime » , c'est-à­
dire par tous les moyens sanctionnés de tout temps
par la loi naturelle et à présent par les lois du pays.
Il est vrai que ceci semble à première vue réduire
leur principe à une tautologie : l'homme, dans sa
poursuite du bonheur, a le droit de faire tout ce qu'il
a le droit de faire. Mais une tautologie, considérée à
la lumière de son contexte h istorique, n'est pas
toujours stérile. La déclaration en question est avant
tout un désaveu des principes politiques qui, des
siècles durant, ont gouverné l'Europe : un défi lancé
aux empires austro-hongrois et russe, à l'Angleterre
d 'ava n t l 'acte de ré fo r m e et à la F r a n c e d e s
Bourbons. Elle exige u n même droit pour tous : ce

1 56
NOUS N 'A VONS A UCUN DROIT A U B ONHE UR

qui est permis à l'un dans sa poursuite du bonheur


doit l'être à tous ; chaque homme - et pas seulement
les hommes d'une certaine caste, classe, position ou
religion - devrait être libre d'en user. À une époque
où ceci e s t remis en question par un pays après
l'autre, un parti après l'autre, ne l'appelons pas une
tautologie stérile.
Ceci dit, nous voilà toujours au même point en
ce qui concerne la légitimité des moyens employés ;
dans la poursuite du bonheur, quelles méthodes sont
moralement approuvées par la loi naturelle ou légale­
ment sanctionnées par la législation de tel ou tel
pays ? Sur ce p o int, je ne suis pas d 'accord avec
Claire. Je ne pense pas qu'il soit tellement évident
que l e s gen s a i e n t ce droit au b o n h e u r i l l i m i té
préconisé par elle.
Tout d'abord, il me semble que lorsque Claire
parle d e « b o n h e u r », elle pense u n iquement au
« bonheur sexuel » . Cela en partie parce que les

femmes comme Claire ne se servent jamais du mot


« bonheur » dans un sens autre que celui-ci. Et en

partie parce que je n'ai pas souvenir d'avoir jamais


entendu Claire plaider pour un autre droit que celui-là.
Politiquement e!Je est plutôt de gauche et aurait été
scandalisée si quelqu'un avait osé défendre les agisse­
ments d'un homme d'affaires sans scrupule - un vrai
requin - en alléguant que son bonheur consistait à
faire de l'argent et qu'il avait le droit de poursuivre son

1 57
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

bonheur. Elle est aussi une fanatique de l'abstinence :


je ne l'ai jamais entendue excuser un alcoolique parce
que, une fois ivre, il semblait heureux.
Un bon nombre de ses amis - et surtout de ses
amies - ont souvent suggéré Ge les ai entendues le
dire) que le fait de gifler Claire accroîtrait sensible­
ment leur bonheur. Je doute fort que cela mettrait en
œuvre sa théorie du droit au bonheur.
En fait, Claire ne fait que ce que le monde occi­
denta l ne cesse de faire depuis u n e quara ntai ne
d'années. Quand j'étais jeune, tous les partisans des
idées progressistes s'exclamaient : « Pourquoi tant de
pruderie ? Traitons l'instinct sexuel comme tous nos
autres instincts. » J'étais assez naïf pour croire qu'ils
pensaient ce qu'ils disaient. J 'ai découvert depuis
qu'ils pensaient tout j uste le contraire : il fal l a i t
accorder u n e place privilégiée au sexe, u n e place
qu'aucun autre de nos i nstincts n'avait jamai s eue
dans aucun de nos pays dit civilisés. De l'aveu de
tous, ceux-ci sans exception doivent être maîtrisés.
Céder aveuglément à son instinct de conservation est
ce que nous appelons de la lâcheté, et à son instinct
de thésaurisation de l'avarice. Il faut même résister au
sommeil si, à l'armée, il s'agit de monter la garde.
Mais quand il s'agit de « deux paires de jambes nues
clans un lit », il semblerait qu'on soit prêt à fermer
l'œil sur toutes les vilenies et toutes les in fidélités.

1 58
NO US N 'A VONS A UCUN DROIT A U BONI-I E UR

C ' e s t c o m m e s i l 'o n ava i t u n e m o rale q u i


rép rouve l e vol de tous l e s fru i ts s a u f celui des
nectarines.
Mais si vous protestez contre cette façon de voir,
on vous opposera les éternels arguments s u r la
légi timité , la beauté, le caractère sacro - s a i n t d e
l'instinct sexuel e t on vous soupçonnera d'avoir à son
égard quelque préjugé puritain qui fait que vous le
considérez comme quelque chose de déshonorant ou
de honteux. Je récuse cette accusation. Ô Vénus née
de l'écume, rayonnante Aphrodite, Notre Dame de
Chypre - j amais je n'ai dit un traître mot contre toi !
Si je m'oppose à ce que les garçons volent mes
nectarines, faut-il en conclure que j 'ai quelque chose
contre les nectarines ? Ou contre les garçons ? Ne
serait-ce pas plutôt contre le vol ?
La vérité des faits est adroitement camouflée par
l'assertion que la question de savoi r si M. A a le
« droit » de quitter sa femme relève de « la morale

sexueUe ». PiUer un verger n'est pas un délit contre


u n e morale p a r t i c u l i è re q u e n o u s a p p e l l e r i o n s
« m o ra l e arb o r i c o l e » . C ' e s t u n e a t te i n t e à
l'honnêteté. De même, le comportement de M. A est
une atteinte à la fidélité (aux engagements solennels
qu'il avait pris), à la gratitude (envers ceUe à laquelle il
était redevable d'avoir tant fait pour lui), et au genre
humain en général.

- 1 59
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

On attribue donc à l'instinct sexuel une position


p r i v i l ég i é e q u i e s t c o n t ra i re au bon s e n s . O n
l'invoque pour j ustifier u n comportement qui, s 'il
avait une autre motivation, serait taxé d'impitoyable,
de déloyal et d'injuste.
B i e n q u e j e ne voie a u c u n e rai son légi t i m e
d'accorder a u sexe c e genre d e prérogative, je crois
savoir pourquoi on le fait malgré tout.
li est dans la nature de toute passion érotique -
contrairement au tenaillement passager du désir - de
vous promettre monts et merveilles. Aucun autre
sentiment ne vous fait tant espérer. Quels que soient
les avantages que vos autres désirs vous fo nt miroiter,
aucun ne vou s impressionne autant que le désir
érotique. É tant amoureux, on croit indubitablement
qu'on le restera jusqu'à sa mort et que la possession
de l'être aimé nous procurera, non seulement de
fréquents moments d'extase, mais un bonheur stable,
fécond, p ro fond, d u rable. À ce moment-là, tout
semble être en jeu. Si nous laissons passer une telle
chance, nous aurons vécu en vain. À la seule pensée
d'un pareil destin, nous sombrons dans les
profondeurs abyssales d e l'apitoiement sur soi.
H é l a s , c e s p r o m e s s e s s 'avèrent s o uve n t
trompeuses. Chaque adulte tant soit peu expérimenté
sait que ceci est vrai de toute passion érotique (à
l'exception de celle qu'il ressent lui-même en ce
moment précis) . N ous fai sons assez facilement la

1 60
NOUS N 'A VONS A UCUN DROIT A U B ONHEUR

part de l 'exagération lorsque nos amis parlent de


leurs amours éternels. Nous savons qu'ils peuvent
durer - ou ne pas durer. Mais une union durable
n'est pas forcément due à des débuts prometteurs.
Lorsqu'un couple se construit un bonheur stable, ce
n'est pas uniquement parce que les deux partenaires
sont éperdument amoureux l 'un de l'autre, mais
parce qu'ils sont aussi, disons-le franchement, des
gens de bien - un couple discipliné, loyal, impartial
et souple.
S i n o u s r é c l a m o n s u n « d r o i t au b o n h e u r
(sexuel) » qui détrône toutes les règles d e conduite
communément admises, ce n'est pas en vertu de ce
que l'expérience nous a appri s à propos de notre
passion, mais en vertu de ce que celle-ci nous souffle
à l'oreille alors qu'elle exerce encore son emprise sur
nous. De ce fait, tandis que le mauvais comporte­
ment est réel et engendre misère et avilissement, le
b o n h e u r q u ' i l v i s a i t s 'avère i l l u s o i re m a intes et
maintes fois. Tout le monde (sauf M. A et Mme B)
sait que, dans un ou deux ans, M. A risque d'avoir les
mêmes raisons de quitter sa deuxième femme que
celles qu'il avait eues de divorcer d'avec la première.
li aura alors de nouveau l'impression que tout est en

jeu. Se croyant éperdument amoureux, sa pitié envers


lui-même étouffera toute pitié envers l'autre.

- -- 161
DIEU AU BANC DES ACCUSÉS

Deux remarques encore avant de terminer.


Voi c i l a p r e m i è re . U n e s o c i été q u i tolère
l'infidélité conjugale s'avère hostile à la femme à plus
ou moins longue échéance. La femme, quoi qu'en
disent certaines chansons ou satires d'origine mascu­
line, est par nature davantage portée à la monogamie
q u e l ' h o m m e . C ' e s t p o u r e l l e u n e néce s s i té
biologique. Là où il y a promiscuité entre les deux
sexes, elle s e ra donc p l u s souvent victime q u e
coupable. Elle a aussi davantage besoin de l a sécurité
du foyer. En outre, son principal atout pour tenir son
homme - sa beauté - diminue d'année en année une
fois qu'elle a atteint l'âge mûr, ce qui n'est pas le cas
des traits de caractère - la femme se souciant moins
de notre aspect physique - par lesquels nous tenons
notre femme. Ainsi dans le rude combat entre les
deux sexes, la femme est doublement désavantagée.
Pour elle l'enjeu e s t plus élevé, et elle a plus de
chances de perdre la partie. Je n'ai aucune sympathie
pour le genre de moralistes qui lui jettent la pierre
parce qu'elle prend des airs de plus en plus provo­
cants. Ces indices d'une compétition de plus en plus
âpre éveillent en moi plutôt de la pitié.
En second lieu, bien qu'on réclame le droit au
bonheur surtout au profil de l'instinct sexuel, il me
semble peu probable qu'on s'en tienne là. Une fois
admis dans un domaine, ce principe funeste s'infiltrera
peu à peu dans notre vie tout entière. Ceci conduira à

1 62
NOUS N 'A VONS A UCUN D R OIT A U BONH E U R

un type de société o ù non seulement chaque homme,


mais chaque instinct dans chaque homme voudra
qu'on lui donne cmte blanc/Je. À ce moment-là, même si
nous pouvons penser que nos connaissances tech­
niques nous permettront de survivre plus longtemps,
l'âme de notre civilisation sera morte et, sans même
que qui que ce soit ose ajouter « malheureusement »,
ceUe-ci ne tardera pas à disparaître.

- 1 63
Table des matières

Préface ........................................ .... ...................................... 7

Miracles ...... . ..... . .......... . ............................. . ....... . ........ . .


.. .. 15

Dogme et univers .......................................... . ................. 41

Le mythe devenu fai t . . . . . ...................................... . .... .. .... 61

Religion e t science ..................... . ..... .......... . ..


. ................. 71

Les lois de l a nature ..... . . .


.. . ... . ................ . .
.. ... . ... . .
. ....... . . . 79
.

Le grand miracle ......... ................ ..................................... 87

Homme ou lapin ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 03

Le problème avec « X » est que . . . .............................. 1 13

Que faire de J ésus-Christ ? .......................................... 1 2 1

Des prêtresses dans l' Église ? ... .. . .. ... . ......... ... ....... . ...... 131

Dieu au banc des accusés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 43

Nous n'avons aucun droit au bonheur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 53

-- 1 65
Aux Éditions Ra p h aël

C.S. Lewis LI". G R AND D I VORCE


enire le Ciel et la Terre

SURPRIS l'/IR L4 JOIE


l .e profil de mes jeunes annees

RÉFU'.XIONS SUR LES l'SA Utl/ES

L > IFJOL/T /OF\1 DE L l-IOM1\ IE


'

Réflex.ions sur l'éducation

LETTRES /i i\IALCOLJ\ I
Principalement s u r la prière

LE l'ROBLSllE DE UI SOUFFRANCE

LES QL'.rmu: AMOU1U

Leanne Payne l 'R É.\E NCE /U� ELLE


La ,·ision chrétienne du monde dans
la pensée et l'imaginaire de C.S. l .ewis

Mark E. S m i th ïOLKIE.N
ou l'amour des venus ordinaires

Col in Duriez ..Lf U CŒUR DE N.4 R1\·u1

J osef Pieper DE L 'E lPl� RA NCE

. - 1 /31..jJ DE i_, \NCACE., .·1 13US DE l'OUl /OfR

l'EïTrl� / INTl-I OLOCIE DEI 1 'ERTUS


DU CŒUR HUMAIN

Dl-'. L '/M..- !CE C/-1/(/iï JENNE J ) f : L 'l -/ OJ\11\ f/-�·

QU 'E\T-CF'. QUE l'l- llLO.IOPl-/U( ?

1 67
Achevé d' imprimer par Corlet, Imprimeur, S.A. - 141 1 0 Condé-sur-Noireau
N° d ' imprimeur : 1 34030 - Dépôt légal : octobre 201 0 - Imprimé en France
à Belfast en 1898, Clive Staple
Lewis fut professeur de littéra­
ture du Moyen-Âge et de la Renaissance au
Magdalen College d'Oxford et à Cambridge.
Il est mort à Oxford en novembre 1963.
Élevé dans une ambiance anglo-catholique,
il s'est émancipé en se cultivant. À Oxford,
il est teinté de romantisme et tenté par
l'occultisme. Mais il réagit et se veut réal­
iste. En France, pendant la guerre de 19 14,
il .�e croit encore athée. Mais il ne perd
jamais le sens des valeurs les plus pures et
il sait rester critique à l'égard de lui-même.
Peu à peu, par des chemins imprévus, il
redécouvre la foi en Dieu et finalement la
foi au Christ. Sa vie privée a été traversée
de dures épreuves et de joies profondes,
dont il a peu parlé, mais dont il suffira de
dire qu'il a accueilli les unes et les autres
en conformité avec ses convictions.

C.S. Lewis nous a laissé des ouvrages de


critique littéraire ainsi qu'une très riche
œuvre narrative. Mais c'est surtout à
travers la publication des Chroniques de
Narnia qu'il s'est fait connaître du public
francophone.
'

. ,
on argument contre Dieu était que l'univ,ers me- semblait
_ :Ji! terriblement cruel et injuste. Mais d'où me venait le concept du
juste et de l'injuste ? On ne dit pas qu'une ligne est tordue tant qu'on n'a
pas une certaine idée de ce qu'est une ligne droite. À quoi donc est-ce que
je comparais l'univers quand je le qualifiais d'injuste ?
C.S. Lewis

ieu au banc des accusés est un recueil d'essais et


de discours sur des sujets très variés, touchant à
quelques grandes questi9ns que l'homme se pose
face à Dieu. Ouvrir un livre de Lewis, c'est toujours
comme ouvrir une fenêtre dans une pièce qui sent le
renfermé. C 'est particulièrement vrai des brefs arti­
cles de ce recueil qu'il avait l'habitude de rédiger pour
certains périodiques .
. ...
Qu'il s'agisse du « mythe devenu fait », de la réalité
des miracles, des rapports entre science et religion ou
de la tendance de l'homme moderne à rendre Dieu
responsable de tous les maux de l'univers, Lewis nous
interpelle et nous entraîne dans des réflexions
_ � lumineuses, celles qui lui ont fait dire : L'athéisme
s'avère être trop simpliste. Si l'univers dans son
- ensemble n'a aucune signification, nous n'aurions
- . .
- jamais dû découvrir qu'il n'a aucune signification.

ISBN 2-88417-048-0

1 1 11
9 782884 1 70482

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