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L’absurde

3L'expérience de l'absurde naît d'une rupture radicale avec le quotidien. Ce dernier se définit par
un tissu d’habitudes, liées à un milieu et à des rôles spécifiques (comme celui de professeur,
d'ouvrier ou de père), qui fixe aux hommes des tâches à accomplir en même temps qu'il leur
commande leurs pensées, leurs gestes, leurs comportements. Le quotidien projette ainsi les
hommes dans l'avenir et confère à leur vie un sens au moins pragmatique – il faut se comporter
comme ceci ou comme cela ; il faut faire ceci ou cela. Perpétuellement en avance sur le présent,
l'homme du quotidien ne s'interroge pas sur ce qu'il est ou ce qu'il fait, mais se borne à l'effectuer
de manière irréfléchie ou pragmatique. Dans ce cadre, le monde du quotidien constitue le décor
familier à l'intérieur duquel ces existences se déroulent : les choses sont pour les hommes comme
les prolongements nécessaires de leurs pratiques. Ils se rapportent au monde de manière naïve ou
spontanée, sans jamais chercher à le remettre en question. L'absurde rompt précisément avec « la
chaîne des gestes quotidiens » :

Il arrive que les décors s’écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas,
tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi jeudi vendredi et samedi sur le même
rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement le « pourquoi » s’élève et
tout commence dans cette lassitude teinté d’écœurement. [Camus 1942/2013, p. 29]

 4 Soulignons l'emploi du « où » qui semble marquer la différence entre le corps vivant ou le corps pu (...)

4Camus évoque certains événements qui viennent fissurer puis tirer l'homme de son quotidien,
comme celui d'un jeune homme approchant des trente ans qui, jusque-là tendu vers l’avenir,
occupé à se construire une situation, s’éprouve d’un coup dans le flot du temps, celui-ci
l’emportant, sans résistance possible, vers sa fin. Les lendemains sur lesquels il construisait sa vie
lui apparaissent désormais comme l’horizon de sa propre mort [Camus 1942/2013, p. 30]. Il relate
également l'expérience du promeneur, saisi par l'étrangeté du monde, qui n'est plus là pour lui
comme un décor familier, mais comme une réalité autre, différente, inhumaine [Camus 1942/2013,
p. 30]. Enfin, Camus revient sur l'événement qu'il considère comme l'image la plus parfaite de
l'absurde : la mort d'un proche [Camus 1942/2013, p. 32]. Celle-ci confronte chacun, d'une part, à
la certitude que la vie a une fin et, d'autre part, à l'étrangeté du monde, ici sous la forme du corps
mort – « ce corps inerte où une gifle ne marque plus l'âme du disparu » [Camus 1942/2013,
p. 30]4. Le trait commun de ces différents événements est qu'ils créent chaque fois un écart entre
l'homme, sa vie et le monde, écart qui fait émerger un « pourquoi » : alors que le quotidien
conférait à l’existence un sens pragmatique, ces événements le lui retirent. L'expérience de
l'absurde ne désigne rien d'autre que l'épreuve d'un écart par rapport au monde organisé du
quotidien : étranger à lui-même et au monde, l'homme se demande pourquoi il vit ; il n'a plus
qu'une certitude, celle de sa propre fin.

5On irait trop vite en pensant que l'homme ou le monde sont absurdes en eux-mêmes. Camus
précise immédiatement que ni l'un ni l'autre ne sont absurdes en soi, mais par comparaison l'un
avec l'autre : « Je disais que le monde est absurde et j'allais trop vite. [...] L'absurde dépend
autant de l'homme que du monde. » [Camus 1942/2013, p. 39] À bien y regarder, l'absurde
caractérise en fait la confrontation, sous la forme d'une contradiction, entre l'homme et le monde.
D’un côté, l’homme est doué de raison. Cette raison n'est pas une capacité intellectuelle, comme si
l'homme était un être ou quelque chose de substantiel qui disposait en plus d'une raison lui
permettant de compter ou d'écrire. Elle est au contraire une volonté ou un désir d’unifier,
d'ordonner, de comprendre. L'homme est donc habité par une volonté de raison. Il cherche
inlassablement à donner sens à la vie et au monde :

Quels que soient les jeux de mots et les acrobaties de la logique, comprendre c'est avant tout unifier. Le
désir profond de l'esprit même dans ses démarches les plus évoluées rejoint le sentiment inconscient de
l'homme devant son univers : il est exigence de familiarité, appétit de clarté. [Camus 1942/2013, p. 34]

6De l'autre côté, le monde est étrange et inhumain. L'homme peut décrire ce monde, les objets ou
les corps qui le peuplent, mais il est incapable d'y découvrir une raison d'être :
De qui et de quoi en effet puis-je dire : ''Je connais cela !'' Ce cœur en moi, je puis l'éprouver et je juge
qu'il existe. Ce monde, je puis le toucher et je juge encore qu'il existe. Là s'arrête toute ma science, le
reste est construction. [...] Je comprends que si je puis par la science saisir les phénomènes et les
énumérer, je ne puis pas pour autant appréhender le monde. Quand j'aurais suivi du doigt son relief tout
entier, je n'en saurai pas plus. [Camus 1942/2013, p. 36]

7Le monde est ainsi sans raison : l'homme sait qu'il y a un monde, il le voit, il le touche, il y
circule, mais il ne peut pas savoir pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien. Il y a, dans
l'expérience que l'homme fait du monde, des objets ou des corps qui le peuplent, un « résidu
irrationnel », quelque chose qu'il ne peut pas penser, qui lui échappe, qui est dépourvu de sens. En
somme, l'homme est d'une autre nature que le monde : le premier n'est rien sinon volonté de
raison ; le second est sans raison.

8Tout le problème vient, chez Camus de cette opposition. L'absurde désigne précisément la
confrontation entre « l'appétit de clarté » et le « silence déraisonnable du monde », entre la
volonté de raison humaine et l'irrationnel auquel elle se confronte : « Mais ce qui est absurde, c'est
la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus
profond de l'homme. » [Camus 1942/2013, p. 39] Pour mieux marquer l'opposition, Camus
souligne ailleurs que si l'homme était un animal ou une plante, il ferait partie de ce monde, il ferait
un avec lui de sorte que la question du sens ne se poserait pas ou, inversement, « si l'homme
reconnaissait que l'univers lui aussi peut aimer et souffrir, ils seraient réconciliés »[Camus
1942/2013, p. 34]. Ce n'est pas le cas. L'absurde est le « seul lien » entre l'homme et le monde
[Camus 1942/2013, p. 39]. Mais ce lien a quelque chose de paradoxal : « il les scelle l'un à l'autre
comme la haine seule peut river les êtres » [Camus 1942/2013, p. 39]. Il est comme une lutte ou
un affrontement, sans paix possible, donc sans espoir. L'homme, résume Paolo Flores D'Arcais, fait
l'épreuve de sa finitude [Flores d'Arcais 2013]. En ce sens, l'absurde n'est pas une connaissance,
mais une condition, ici désignée comme condition humaine : « Dans cet univers indéchiffrable et
limité, le destin de l'homme prend désormais son sens. Un peuple d'irrationnels s'est dressé et
l'entoure jusqu'à sa fin dernière. » [Camus 1942/2013, p. 38-39]

Affirmation de l'absurde : le
philosophe
 5 Pour Paolo Flores d'Arcais, tout le projet camusien tient là : demeurer fidèle à l'évidence que l'o (...)

9L'homme confronté à l’absurde s'éprouve tout entier comme un homme. Il n'est plus rien d'autre
qu'un homme. C’est cela même qui fait de l'absurde une expérience en quelque sorte
insupportable : l'homme est là, tout entier tendu vers une raison d’être qu’il sait impossible à
trouver. Il n'a plus qu'une certitude … celle du condamné à mort. L'angoisse et le désespoir le
saisissent. Ces « passions déchirantes » [Camus 1942/2013, p. 42] ne le lâchent plus, constituant
la texture affective de son existence 5. Camus se demande alors s'il est possible de penser et de
vivre sans nier l'absurde, autrement dit, s'il est possible de supporter l'insupportable ou si, au
contraire, l’homme est contraint de chercher le moyen de s’en évader :

Si je tiens pour vraie cette absurdité qui règle mes rapports avec la vie, si je me pénètre de ce sentiment
qui me saisit devant les spectacles du monde, de cette clairvoyance que m'impose la recherche d'une
science, je dois tout sacrifier à ces certitudes et je dois les regarder en face pour pouvoir les maintenir.
Surtout je dois leur régler ma conduite et les poursuivre dans toutes leurs conséquences. Je parle ici
d'honnêteté. Mais je veux savoir auparavant si la pensée peut vivre dans ces déserts. [Camus
1942/2013, p. 39]

10C'est une chose d'éprouver un temps l'absurde, c'en est une autre de savoir s'il est possible de
le maintenir, de le vivre à chaque instant. À suivre Camus, c'est très précisément au moment où
l'homme fait l'épreuve de sa condition comme d'un insupportable, au moment où il est tout entier à
lui-même, donc, pour l’écrire autrement, à l'extrême limite de l'effondrement, que tout se joue :

L'homme ne choisit pas. L'absurde et [on va le voir] le surcroît de vie qu'il comporte ne dépendent pas
de la volonté de l'homme mais de son contraire qui est la mort. En pesant bien les mots, il s'agit
uniquement d'une question de chance. Il faut savoir y consentir. [Camus 1942/2013, p. 89]
11Autrement dit, confronté à l'absurde, l'homme a en quelque sorte deux « solutions » ou, plutôt,
deux voies s'ouvrent à lui : il va consentir à sa condition ou, au contraire, chercher à la nier, à s'en
évader. Le philosophe – Camus pourrait également dire l'artiste – emprunte la première voie ; le
croyant, la seconde.

 6 Dans la même optique, François Bousquet souligne que : « Il ne sera plus possible, à l'intérieur du (...)

12Le plus souvent, les lecteurs de Camus opposent strictement le philosophe au croyant ou plutôt
soulignent, comme Heinz Robert Schlette, l'abîme qui les sépare [Schlette 2012, p. 181]. En
somme, si le philosophe et le croyant ont découvert l'absurde, le premier serait capable de penser
et de vivre en le préservant, contrairement au second qui, incapable de supporter le poids de sa
découverte, la nierait en retrouvant un sens et des raisons d'espérer dans la promesse d'une vie
après la mort. Pour le formuler autrement, le philosophe demeurerait fidèle à sa condition ; le
croyant la perdrait en s'oubliant tout entier dans l'illusion d'une autre vie à venir hors de ce monde,
dans ce que Nietzsche appelait un arrière-monde. Arnaud Corbic souligne ainsi que « Camus fait du
christianisme [...] une doctrine du repos en Dieu, par absence de problématisation de la vie, de la
résignation à l'injustice faite à l'homme et de l'acceptation de la mort » [Corbic 2012, p. 167], de
sorte que celui-ci apparaît comme le repoussoir à partir duquel il élabore sa philosophie 6. Mais
cette première lecture fait à maints égards violence aux thèses de Camus, pour ne pas dire qu'elle
passe complètement à côté : après avoir souligné que le philosophe et le croyant ont une
découverte commune, Camus ajoute immédiatement qu'ils y sont « à jamais liés ». Aucun des
deux ne s'en défait :

Il existe un fait d’évidence qui semble tout à fait moral, c’est qu’un homme est toujours la proie de ses
vérités. Une fois reconnues, il ne saurait s’en détacher. Il faut bien payer un peu. Un homme devenu
conscient de l’absurde lui est lié pour jamais. Un homme sans espoir et conscient de l’être n’appartient
plus à l’avenir. [Camus 1942/2013, p. 52]

 7 Ce passage fait d'ailleurs largement écho à la critique du stoïcisme dans Le gai savoir : « Nous n (...)

13Par conséquent, il paraît difficile d'affirmer, à propos du croyant, qu'il romprait avec l'absurde,
qu'il trouverait le moyen effectif de fuir sa condition. Ici encore, Camus se réfère, en creux, à
Nietzsche, plus précisément à ses analyses de la volonté de puissance (cf. [Massé, 2015 p. 147-
167]). Dans Pour une généalogie de la morale, lorsque Nietzsche développe l'opposition entre
l'aristocrate et le prêtre, il les désigne très précisément comme deux modes de déploiement de
cette volonté de puissance [Nietzsche 1887/2003, Traité I]. De ce point de vue, si l'aristocrate
affirme en même temps que cette volonté, les forces qui le traversent, il faut comprendre la
détestation affichée de la vie par le prêtre comme le moyen paradoxal par lequel sa vie ou
ses forces continuent de s’affirmer7. Si l'on se place dans cette perspective, il est possible,
plutôt que d'opposer strictement le philosophe au croyant, de montrer qu'ils préservent tous deux
l'absurde, mais en empruntant des voies différentes. Dans Le mythe de Sisyphe, Camus analyse
d'abord la figure du croyant puis celle du philosophe. Pour des raisons de clarté, nous procédons ici
de manière inverse.

14Consentir à sa condition, consentir à être homme, cela signifie quelque chose d'un peu
particulier : il faut maintenir la lutte, l'affrontement, la tension qui existe entre la raison et
l'irrationnel, se tenir le plus souvent possible face au monde, faire vivre l'absurde, cette « épine
qu'on a au cœur ». Le philosophe consent à sa condition d'une façon spécifique : il refuse ce qui lui
apparaît comme des portes de sortie ou des formes d'évasion. Camus en évoque trois. La première
est le suicide – problème de départ du Mythe de Sisyphe –, celui-ci supprimant de facto la
confrontation entre l'homme et le monde. La seconde est le retour au quotidien, ordonné pour que
« prenne naissance cette paix empoisonnée », celle de « l'insouciance » ou « du sommeil du
cœur » [Camus 1942/2013, p. 38]. La troisième est celle des prêtres et des
prophètes, avec ou sans Dieu : « À un certain point de son chemin, l'homme absurde est sollicité.
L'histoire ne manque ni de religions, ni de prophètes, même sans dieux. On lui demande de
sauter. » [Camus 1942/2013, p. 77] Si certains critiques font de Camus un apôtre du rationalisme
le plus dur, c'est pourtant ce dernier courant qui apparaît dans Le mythe comme la nouvelle
religion dominante supprimant l'absurde :

Il faut encore le dire, le raisonnement que cet essai poursuit laisse entièrement de côté l'attitude
spirituelle la plus répandue dans notre siècle éclairé : celle qui s'appuie sur le principe que tout est raison
et qui vise à donner une explication au monde. [...] La plus pathétique de ces démarches est d'essence
religieuse ; elle s'illustre dans le thème de l'irrationnel. Mais la plus paradoxale et la plus significative est
bien celle qui donne ses raisons raisonnantes à un monde qu'elle imaginait tout d'abord sans principe
directeur. [Camus 1942/2013, p. 64]

 8 Il écrit également, un peu plus loin : « Je ne peux, écrit Camus, comprendre qu'en termes humains. (...)

 9 Camus et Nietzsche se distinguent cependant radicalement sur un point : le rôle conféré à la consci (...)

15Les rationalistes, par exemple, diront à l'homme confronté à l'absurde, que la Raison progresse,
qu'elle finira bien par éclairer l'obscurité dans laquelle il se débat, qu'il lui suffit d'attendre. En
d'autres termes, ils lui proposent d'avoir foi en la Raison. Si l'homme parvient à refuser la tentation
du quotidien, s'il se révolte contre les prêtres et les prophètes, il peut alors découvrir, dans
l'impuissance de la raison elle-même à conférer un sens à la vie et au monde, en même temps
qu'un nouveau champ à l'intérieur duquel elle est efficace, son nouveau pouvoir. Ce nouveau
champ d'exercice de la raison n'est plus celui de la vérité, de l'objectivité, d'un savoir universel qui
s'imposerait à tous, mais celui de l'expérience humaine : « Il est vain de nier absolument la raison.
Elle a son ordre dans lequel elle est efficace. C'est justement celui de l'expérience humaine. »
[Camus 1942/2013, p. 57]8. L'homme absurde sait qu'il n'a pas accès au sens ou au principe des
choses telles qu'elles sont indépendamment de lui, mais il en fait néanmoins l'expérience et peut
alors en proposer une interprétation. Camus est ici fort proche du perspectivisme de Nietzsche qui
fait de toute vision une perspective singulière sur le monde – à l'aune de la volonté de puissance,
explique ce dernier, « il n'y a plus de faits, il n'y a que des interprétations »9. L'absurde ne signifie
pas que la raison soit absolument inefficace, mais il trace les contours d'un autre champ à
l'intérieur duquel elle peut s'exercer : « L'absurde, c'est la raison lucide qui constate ses limites. »
[Camus 1942/2013, p. 72] Ce champ est celui de l'interprétation, de l'invention ou, en un mot, de
la création. En consentant à l'absurde, en consentant à sa condition d'homme, la raison fait
l'épreuve de son nouveau pouvoir : elle se découvre créatrice. L'homme devient philosophe.

 10 Camus écrit : « La mort et l'absurde sont ici, on le sent bien, les principes de la seule liberté r (...)

16Dans ce déplacement de l'exercice de la raison du champ de l'objectivité à celui de


l'interprétation et de la création, le philosophe trouve le principe d'une libération – libération
analysée avec des formules évoquant Le gai savoir dans lequel Nietzsche définit la vie comme
« une expérimentation de l'homme de connaissance – et non un devoir, une fatalité » [Nietzsche
1882/2003, a 324 ; Camus 1942/2013, p. 85]. Celle-ci consiste essentiellement en deux choses.
Premièrement, parce que plus rien n'a de sens, plus aucun principe ne permet de distinguer les
objets qui peuplent le monde en conférant, par exemple, à certains plus de « sens » qu'à d'autres.
Le philosophe n'a pas plus rien à faire des catégories qui jadis permettaient de classer et de
hiérarchiser ces choses. Il peut dès lors faire de chacune d'entre elles, de la plus infime à la plus
grande, le lieu « d'une attention privilégiée » : « la pétale de rose, la borne kilométrique ou la main
humaine ont autant d'importance que l'amour, le désir ou les lois de la gravitation » [Camus
1942/2013, p. 45] ; les choses du monde sont désormais empreintes d’une « divine équivalence
qui naît de l’anarchie» [Camus 1942/2013, p. 77]. Deuxièmement, parce que ces choses n'ont pas
d'autre sens que celui que l’expérience leur confère, il peut maintenant renaître en chacune
d'elles : « Dans l'univers soudain rendu à son silence, les mille petites voix émerveillées de la terre
s'élèvent. Appels inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils sont l'envers nécessaire
et le prix de la victoire. » [Camus 1942/2013, p. 167] Puisque rien n'a un sens objectif, tout peut
désormais en avoir. Le philosophe découvre ainsi une nouvelle attitude pour connaître. Conscient
de l'absurde, il ne s'abîme plus dans la tentative de donner un sens au monde, mais il cherche
maintenant à le réinventer, à le recréer en chaque chose dont il peut faire l'expérience. En somme,
le monde du quotidien était unifié, cohérent, plein de sens, mais d'une triste pauvreté. Après avoir
fait de ce monde un désert, l’absurde le fait maintenant renaître en le peuplant d'une incroyable
profusion d'objets. Cette renaissance n’a guère supprimé l'absurde. Au contraire, la richesse de ce
monde est telle qu'elle est encore absurde, mais la façon dont l’homme se rapporte au monde s’est
maintenant transformée : l’angoisse et le désespoir qui le saisissaient face à un monde silencieux
laissent maintenant la place au projet joyeux d’explorer et d’épuiser tout ce qui lui est donné de
vivre et de penser. Le philosophe n'a plus qu'une limite à sa raison créatrice : la certitude de la
mort. Mais c'est très précisément de cette certitude qu’émerge ce « nouveau monde »10.

17D'après nous, cette nouvelle attitude pour connaître repose sur une ambivalence fondamentale :
Camus veut rester fidèle à la seule chose qu'il puisse tenir pour vraie – l'absurde, la condition
humaine –, mais cette vérité suspend toutes les autres, puis, par un jeu de mise en abyme, se
défait elle-même. Autrement dit, il s'agit de préserver cette seule et unique vérité – ou, pour être
plus juste, ce qu'il tient pour tel –, de la faire vivre, mais cette vérité lui impose de reconnaître que
tout ce qu'il pourra penser ne sera jamais qu'interprétation, c'est-à-dire aussi bien illusion ou
croyance. En ce sens, Camus défait l'opposition classique entre, d'un côté, la raison objective et, de
l'autre côté, la croyance. À le suivre, l'homme ne peut faire autrement que de croire, mais ces
croyances ne sont jamais dépourvues de consistance, c’est-à-dire vides ou creuses. Au contraire,
tout entières supportées, déterminées, tenues par l'absurde, elles continuent de le faire vivre. Dans
cette perspective, il ne s'agit pas de savoir comment être un « bon » rationaliste ou, inversement,
comment éviter de se perdre dans la croyance : l'absurde force à reconnaître que toute pensée
crée son objet ou se tisse nécessairement dans l'illusion ou la croyance. C'est pourquoi, lorsque
Camus critique la croyance en Dieu ou à la croyance en un sens de la vie, il ne leur oppose pas une
vérité, mais une autre croyance, la croyance en l'absurde : « On peut poser en principe que pour
un homme qui ne triche pas, ce qu'il croit doit régler son action. La croyance dans l'absurdité de
l'existence doit donc commander sa conduite. » [Camus 1942/2013, p. 21] C'est cette formule qui
revient, précisément, dans toutes les pages du Mythe de Sisyphe, en particulier lorsque son auteur
oppose le quotidien et la vie sortie de l'absurde : « La croyance au sens de la vie suppose toujours
une échelle de valeur, un choix nos préférences. La croyance à l'absurde, selon nos définitions,
enseigne exactement le contraire. » [Camus 1942/2013, p. 85] Le philosophe ne refuse donc pas
les formes d'évasion que lui proposent les prêtres au nom de la raison, mais au nom d’une
croyance plus forte. Il n’affirme jamais pouvoir prouver qu'il n'y a rien après la mort ou démontrer
que Dieu n'existe pas, mais vouloir croire qu'il n'y a rien après la mort, parce qu’il sait que cette
croyance lui offre d’être au plus près de chaque chose sur cette terre. En somme, il affirme
la vitalité de ses croyances.

 11 Camus écrit ainsi, à propos de cette morale : « le caractère propre d'une morale commune réside moi (...)

18Si le philosophe trouve dans l’absurde la force de penser autrement, il y découvre également
une nouvelle manière de vivre. Camus l'explicite à travers une longue critique de la morale
prescriptive du quotidien [Camus 1942/2013, p. 83-98]11.Il n'y a pas qu'une morale, mais un
grand nombre : à côté de la morale des prêtres, celles des grands préceptes, comme le Juste ou le
Bien, la morale du quotidien fonctionne dans le registre des prescriptions et des obligations sociales
issues de la norme des vies quotidiennes. Toutes ces morales sont des morales de la qualité : elles
impliquent chaque fois des manières de « bien » vivre, de « bien » penser », de « bien » se
comporter avec soi comme avec les autres par opposition à d’autres jugées mauvaises. Elles
reposent en fait chaque fois sur l'idée que la vie a un sens permettant de juger en bien ou en mal
de la façon dont les vivants se conduisent. La morale du quotidien prescrit ainsi certaines façons
d'être à son rôle d’enseignant ou de père. Être père, cela impose, pour une part au moins,
d’incarner la norme, de se plier à certaines contraintes reconnues comme « bonnes ». Camus en
tire une conséquence : en regard de la morale, tout homme peut être jugé pour ce qu'il est, ce
qu'il fait ou ce qu'il pense. Plus radicalement, la morale fait de l'homme un coupable en
puissance si bien que l’on trouve en chaque homme une puissance de la culpabilité. Chacun s’est
déjà surpris à refuser certains désirs qu’il sent grandir en lui ou quelques pensées en train de
prendre forme jusqu’à les rejeter comme quelque chose d’étranger ou, pour le moins, qui devrait
l’être. C'est cela la puissance de la culpabilité : une vie coupée d’une part d’elle-même, attachée à
enfouir cela même qui naît d’elle.

19Aux yeux du philosophe, ces morales n'ont pas plus de sens que la vie dont elles procèdent :

La croyance au sens de la vie suppose toujours une échelle de valeurs, un choix, nos préférences. La
croyance à l'absurde, selon nos définitions, enseigne le contraire. [...] Si je me persuade que cette vie
n'a d'autre face que celle de l'absurde, si j'éprouve que tout son équilibre tient à cette perpétuelle
opposition entre ma révolte consciente et l'obscurité où elle se débat [...] alors je dois dire que ce qui
compte n'est pas de vivre le mieux, mais de vivre le plus. Une fois pour toute les jugements de valeurs
sont écartés.[Camus 1942/2013, p. 86]

 12 Camus se réfère ici aux prêtres et aux prophètes, déistes ou non, cherchant à imposer, en même
temp (...)

 13 Notons que notre analyse du Mythe de Sisyphe s'oppose à d'autres présentant Camus comme un
moralist (...)
20Parce que la vie est dépourvue de sens, les valeurs et les prescriptions qu’on lui impose sont
elles aussi vidées de leur substance. Contre les morales de la culpabilité, le philosophe affirme
son innocence irréductible : la morale voudrait lui faire reconnaître qu’il est coupable, mais lui se
sent innocent, « à vrai dire, il ne sent que cela, son innocence irréparable » [Camus 1942/2013,
p. 77]12. Mais que signifie cette innocence ? Il faut prendre ce terme dans ce qu'il a de plus
radical. Dans le champ de la morale, le contraire de la culpabilité n'est pas, comme le droit nous y
a pourtant habitué, l'innocence, mais le coupable en puissance, celui qui ne l'est pas encore tout à
fait ou qui ne l'est pas dans les faits. Dans Le Mythe de Sisyphe, l'innocence ne supporte aucune
limite, aucune restriction, elle n'a – à défaut d'une meilleure expression – aucun contre-champ :
elle est absolue ou elle n'est rien. Cette innocence a ainsi quelque chose de redoutable : « elle
permet tout » [Camus 1942/2013, p. 96]. Cependant, il faut éviter de prendre ce « tout est
permis » dans un sens vulgaire. Affirmer que tout est permis « ne signifie pas que rien n'est
défendu » [Camus 1942/2013, p. 96]. Le philosophe ne vit pas hors du monde, quand bien même
il entretient un nouveau rapport avec lui. Aussi aiguisée que soit sa conscience, il ne peut faire
autrement que d’emprunter aux autres certaines valeurs et de les faire siennes. Affirmer que
l'absurde permet tout n'équivaut pas à dire que l'absurde « recommande le crime, ce serait puéril »
[Camus 1942/2013, p. 96]. Par contre, il « rend leur équivalence aux conséquences des actes », il
« restitue au remords son inutilité » [Camus 1942/2013, p. 96]. En libérant l’homme de la
culpabilité, l’absurde lui permet de se tenir au plus près de ce qu'il sent, de ce qu'il désire, de ce
qu'il vit, en un mot, au plus près de cette « matière humaine » qui n’est ni bonne ni mauvaise. Le
philosophe ne cherche donc pas à recréer une morale de la qualité, voire plus simplement une
éthique, mais, s’il va « au bout de son raisonnement », il s’attache maintenant à saisir « le souffle
des vies humaines »[Camus 1942/2013, p. 97]. Il trouve alors une nouvelle attitude pour vivre : il
veut, dans chaque désir ou chaque pensée qu’il sent en lui, éprouver la force de cette vie ; il ne
cherche plus à « bien faire », « bien penser » ou « bien vivre », mais à vivre plus, à épuiser tout ce
qui lui est donné de vivre – « la croyance en l'absurde, écrit Camus, revient à remplacer la qualité
des expériences par la quantité » [Camus 1942/2013, p. 86]. Alors que l'absurde lui avait d'abord
ôté jusqu'au goût de vivre, le philosophe y puise maintenant son vouloir vivre. En somme, tant sur
le plan de la pensée que sur celui de la vie, le philosophe est la figure d'une affirmation de
l'absurde : il parvient à trouver au plus profond de l'angoisse et du désespoir, les moyens, non de
les supprimer, mais de les transmuer en « la plus pure des joies, qui est de sentir et de se sentir
sur cette terre » [Camus 1942/2013, p. 90]13.

Une négation de l'absurde ? Le


croyant
 14 Camus explique : « Par un raisonnement singulier, partis de l'absurde sur les décombres de la raiso (...)

 15 Camus précise concernant l’une des formes de « négation » de l’absurde qu’il dégage chez
Heidegger, (...)

 16 Camus cite par exemple le Journal de Kierkegaard dans lequel ce dernier écrit : « Mais pour le chré (...)

21Si le philosophe emprunte une voie affirmative, le croyant en suit une autre, « négative ». Saisi
par l'angoisse et le désespoir, il ne supporte pas sa découverte : il cherche à s'évader de sa
condition, à la nier. Alors que le philosophe parvient à trouver dans l'impuissance de la raison à
donner un sens ou une cohérence à l'existence et au monde les principes d'une libération, le
croyant n'y arrive pas. Il effectue alors un saut, c'est-à-dire qu'il tire de l'expérience de l'absurde
une « vérité » qui n'y était pas contenue. Face à l'absurde, d'une part, le croyant ne constate pas
« simplement » que la raison est limitée, mais il la pose comme obsolète, absolument inefficace et
trompeuse ; d'autre part, alors que l'irrationnel n'était que le résidu de l'expérience du monde, il le
divinise14. Le croyant rabat ainsi, comme dans la mystique, l'expérience de l'absurde sur
l'expérience indicible et impensable d'une transcendance, l'Être ou Dieu. Pour le croyant, ce que la
raison ne parvient pas à penser, ce n'est pas un monde dont la nature lui échappe dans le principe,
mais un Être ou un dieu qui le dépasse absolument. Toute la différence tient là. Ce saut, précise
Camus, est un « suicide philosophique » [Camus 1942/2013, p. 63]15. L'expérience d'un contact
avec l'Être ou Dieu est d'autant plus intense qu'elle échappe à la raison. Mieux, pour reprendre la
formule chrétienne, elle exige, pour être pleinement éprouvée, « le sacrifice de l'Intellect » [Camus
1942/2013, p. 59]. Le croyant ne va donc pas, comme le faisait le philosophe, s'épuiser à inventer
du sens, mais au contraire, s'acharner à montrer que la raison ne peut rien, qu'elle est obsolète –
en multipliant, par exemple, les exemples de ces mises en échec [Camus 1942/2013, p. 54]. Ce
sacrifice a toutefois quelque chose d'un peu particulier. Il réalise paradoxalement la volonté de
sens et d'unité de la raison en la projetant comme en face d'elle, dans cet Être ou en Dieu : Dieu
est Un, Parfait, Il est à lui-même sa propre Raison. L'idée de Dieu, c'est la volonté de raison
accomplie. Dans cette projection, le croyant trouve le moyen de surmonter l’angoisse et le
désespoir [Camus 1942/2013, p. 59]. Il se donne un nouvel espoir, une consolation dans la
promesse, après la mort, d'une vie éternelle et pleine de soi. La mort, prise ici comme l'un des
déclencheurs les plus « évidents » de l’expérience absurde, devient ainsi une raison d'espérer : elle
est promesse d'un retour à l'Être, d’un évanouissement dans un « corps » plus grand et plus parfait
que le sien, celui de Dieu16. La mort, c'est la promesse d'une unité retrouvée. Confronté à
l'absurde, incapable de le supporter, le croyant invente donc une croyance qui le nie.

 17 Lorsqu'il établit la critique, en apparence très dure, des pensées existentielles, Camus prend la p (...)

22Il serait facile d'affirmer qu'en se tournant vers Dieu, vers une autre vie, hors de ce monde, dans
un arrière-monde, le croyant se détournerait effectivement, une fois pour toutes, de l'absurde, de
sa condition d'homme. Toutefois, il est possible de montrer que, pour Camus, c'est exactement
l'inverse qui se joue dans cette projection 17. Ce Dieu n'a de sens que par opposition à l'homme.
Dieu est tout ce que l'homme n'est pas. Il est Un et Parfait, mais il est, comme tel, inaccessible à
l'homme imparfait : le croyant fait l'épreuve d'un Être qui le dépasse, mais il ne peut pas penser
cet Être, il ne peut lui donner aucune forme, aucune explication, aucune raison. Le croyant affirme
qu'il pourra bientôt rejoindre cet Être, mais pour cela, il lui faudra d'abord mourir tel qu'il est ici et
maintenant sur cette terre. La croyance ou le saut en Dieu ne détruit donc pas l'absurde, mais au
contraire, insiste l'écrivain, « dans la mesure où il croit résoudre ce paradoxe [l'absurde], le saut le
restitue tout entier » : le face-à-face entre l'homme et Dieu creuse leur différence [Camus
1942/2013, p. 92]. L'homme, face à Dieu, se confronte, par contraste, à sa propre condition. En ce
sens, la croyance en Dieu préserve et fait vivre l'absurde. Mieux, elle est, elle aussi, libératrice :

À s'abîmer dans leur Dieu, à consentir à ses règles, ils deviennent secrètement libres à leur tour. C'est
dans l'esclavage spontanément consenti qu'ils retrouvent une indépendance profonde. Mais que signifie
cette liberté ? On peut dire surtout qu'ils se sentent libres vis-à-vis d'eux-mêmes et moins libres que
surtout libérés. De même tout entier tourné vers la mort (prise ici comme l'absurdité la plus évidente),
l'homme absurde se sent dégagé de tout ce qui n'est pas cette attention passionnée qui cristallise en lui.
Ils goûtent une liberté à l’égard des règles communes. [Camus 1942/2013, p. 84]

 18 La conception camusienne du croyant n'est pas sans rappeler la figure de Jésus, strictement opposée (...)

23Parce que « la vraie vie » est ailleurs que sur cette terre, le croyant peut être tout entier à celle-
ci, face à lui-même et au monde ; parce que la vérité, le sens, la raison sont hors de ce monde et,
comme tels, inaccessibles, il n'y a plus, sur cette terre, que des hommes. La croyance en Dieu n'est
donc pas une négation effective de la condition humaine, mais le moyen paradoxal par lequel il
parvient à la vivre : le croyant goûte, comme le philosophe, mais secrètement, à la joie d'être un
homme [Camus 1942/2013, p. 92]18.

24En développant la figure du philosophe, Camus a défait l'opposition entre, d'un côté, la vérité ou
l'objectivité et, de l'autre, l'interprétation, l'illusion ou la croyance. Le philosophe ne préserve pas
sa condition en se maintenant dans un raison dépourvue d’illusions, mais en inventant une
croyance qui fait vivre l'absurde. En analysant la figure du croyant, Camus montre que l'absurde,
pour pouvoir se vivre, peut emprunter, sur le plan de la croyance, des voies détournées. La
croyance religieuse ne nie l'absurde qu’en apparence. Le philosophe et le croyant préservent ainsi
tous deux l'absurde, mais leurs moyens diffèrent : le premier forge une croyance qui affirme
l'absurde en même temps qu'elle l'y confronte alors que le second doit forger une croyance qui nie
l'absurde pour pouvoir le vivre. C'est en ce sens précis que si Camus affirme « ne pas croire en
Dieu », il éprouve la plus grande affinité pour la « figure du Christ » et, plus largement, pour « les
chrétiens qui le sont vraiment » [Camus 1965, p. 1596]. La question de l'existence de Dieu n'a,
comme telle, pour le philosophe de l'absurde, aucun sens : il est impossible de savoir si Dieu existe
ou non. Il renvoie en quelque sorte dos à dos athéisme et déisme : il s'agit bien, dans les deux cas,
d'interprétation ou de croyance ; la première n'est pas plus objective ou plus vraie que la seconde.
Camus ne rejette donc pas la croyance en Dieu : « l'absurde ne mène pas à Dieu », mais, précise-
t-il immédiatement, il ne l'exclut pas [Camus 1942/2013, p. 62]. La philosophie de l'absurde de
Camus déplace le problème de l'existence de Dieu à celui du rapport entre la croyance et
l'absurde : les questions ne sont pas « peut-on prouver que Dieu existe ou non ? » ou « faut-il
vivre avec ou sans Dieu ? », mais « nos croyances préservent-elles l'absurde ? » ou « comment
nous permettent-elles de vivre notre condition d'homme ? »

Les deux faces d'une même


pièce : la vie de Don Juan
 19 Nous nous focalisons ici sur l'une des figures théoriques de l'homme absurde pour une raison pragma (...)

 20 Par contraste, Camus prend l’exemple du grand amour qui rassure autant qu’il assèche la vie : « Ceu (...)

25Les figures du philosophe et du croyant ne sont jamais absolument distinctes l'une de l'autre.
Elles sont en quelque sorte comme les deux faces d'un même rapport à l'existence. Mieux, il n'y a
pas de contradiction à passer de l'une à l'autre. À la fin du Mythe de Sisyphe, Camus propose
plusieurs figures de l'homme absurde : le « don juanisme », la comédie, la conquête et l’art. Nous
en développons une, celle de Don Juan [Camus 1942/2013, p. 99-107]19. Camus réécrit ici, en
filigrane, son histoire. Il parvient, en sept ou huit pages seulement, à partir de références aux
nombreux récits mettant en scène son héros – références qu’il recompose et réarticule – à
proposer une autre histoire, un autre personnage, aussi consistant que les précédents. Don Juan
est d'abord philosophe-séducteur. Être du présent, l’amour, pour lui, n’est qu’une idée qui recouvre
chaque fois des rapports singuliers et incommensurables, mêlant différemment désir, tendresse,
attention réciproque et intelligence. Se refusant à l’amour, Don Juan atteint un regard « sans
illusions » : il perçoit dans chaque personne qui le touche une beauté absolument singulière ; il
perçoit, dans chaque relation qui se noue, une force d’autant plus intense qu’il la sait éphémère et
mortelle. Don Juan ne peut pas comprendre qu’il faille « aimer rarement pour aimer beaucoup »
[Camus 1942/2013, p. 99]20. Sans passé – il ne conserve aucun portrait, aucun souvenir des
femmes qu’il a connues –, sans avenir – il sait qu’il sera mort demain –, il aime celles qu’il
rencontre « avec un égal emportement et chaque fois avec tout lui-même » : « Ainsi découvre-t-il
une nouvelle façon d’être qui le libère au moins autant qu’elle libère ceux qui l’approchent. »
[Camus 1942/2013, p. 104] Don Juan, pour paraphraser Camus, épuise ce qu’il ne peut pas
unifier. Sa vie s’oppose entièrement à la morale de la vie quotidienne avec son lot de prescriptions,
d'obligations et de valeurs : aux yeux de l'homme du quotidien, rien n’est pire qu’une vie qui se
comble du présent, qu'une vie qui n'a pas d'autre raison que la joie de se vivre. Don Juan doit donc
être puni. Chez Molière, il est sans cesse rappelé à un ordre auquel il se refuse. À la fin de la pièce,
il subit la vengeance du ciel : il meurt, assommé par le bras de la statue de pierre du
Commandeur, autrement dit, par le bras divin. Et comme pour souligner qu’il n’a pas seulement
heurté le Ciel, mais la vie tout entière, celui qui devait être son ami, le « fidèle Sganarel » s’en va,
indifférent à la mort de son maître, en comptant ses gages. Il est refusé au « jouisseur » jusqu’à
l’amitié. Dans d’autres écrits, la punition ne vient pas de Dieu, la vie s’en occupe elle-même. Don
Juan apparaît proche de la mort, dans un monastère espagnol, vieux, solitaire, ridicule, torturé par
une fin d’autant plus laide qu’il n'a jamais rien fait de sa vie. Il semble chercher et espérer le
pardon de Dieu. Puisqu'on joue ici dans le registre de la morale, on le lui souhaiterait presque.

26Camus construit une autre fin à son histoire qui relie les deux précédentes – la punition divine et
l’espoir d’un pardon. Don Juan attend la visite annoncée du Commandeur, mais ce dernier ne vient
pas. Il n’est donc pas puni par Dieu. Après avoir éprouvé, « la terrible amertume de ceux qui ont
eu raison », Don Juan s’en va pourtant finir ses jours, reclus, dans un monastère perdu et austère
[Camus 1942/2013, p. 106]. Don Juan a été philosophe, il a conquis la vie à chaque instant, le
voilà maintenant comme le croyant, tourné vers Dieu. Ne faut-il pas voir ici une contradiction,
sinon un reniement ? Camus répond par la négative :

La jouissance s’achève ici en ascèse. Il faut comprendre qu’elles peuvent être comme les deux visages
d’un même dénuement. Quelle image plus effrayante souhaiter : celle d’un homme que son corps trahit
et qui, faute d’être mort à temps, consomme la comédie en attendant la fin, face à face avec ce dieu qu’il
n’adore pas, le servant comme il a servi la vie, agenouillé devant le vide et les bras tendu vers un ciel
sans éloquence qu’il sait aussi sans profondeur. [Camus 1942/2013, p. 107]

27Devant sa mort prochaine, Don Juan se tient face à Dieu, non pas qu’il attende une réponse – il
sait qu’elle ne viendra pas plus que le commandeur n’est venu –, mais parce que, saisi d'angoisse
et de désespoir, il trouve, dans ce face-à-face, le moyen de se confronter encore à sa condition.
Devant la mort, presque mort, à bout de forces, Don Juan se fait croyant pour pouvoir encore être
un homme :

Je vois Don Juan dans une cellule de ces monastères espagnols perdus sur une colline. Et s’il regarde
quelque chose, ce ne sont pas les fantômes des amours enfouies, mais, peut-être, par une meurtrière
brûlante, quelque plaine silencieuse d’Espagne, terre magnifique et sans âme où il se reconnaît. Oui,
c’est sur cette image mélancolique et rayonnante qu’il faut s’arrêter. La fin dernière, attendue mais
jamais souhaitée, la fin dernière est méprisable. [Camus 1942/2013, p. 107]

 21 Rappelons, avec Arnaud Corbic, que le père Bruckberger montrait « combien les titres donnés par
Cam (...)

28Camus nous offre deux images successives de Don Juan, le philosophe et le croyant, chacune
liée à une période de sa vie.21 Elles sont pourtant, à mon sens, entremêlées tout le long de cette
vie. Dissociées dans le récit, elles sont indissociables dans sa vie. Don Juan a pu vivre et aimer
pleinement chacune des femmes qu’il a rencontrées parce que ces amours-là étaient à l’image de
sa condition, sans lendemains, finis, mortels. Il a pu aimer pleinement parce qu’il était déjà, d’une
certaine façon, dans cette cellule, à cette fenêtre, face à ce paysage désolé comme face à lui-
même. Dans Le mythe, Camus dégage ainsi les deux grandes figures de l’homme absurde – le
philosophe et le croyant – et montre que si leurs chemins divergent, ils ne manquent jamais, en
chaque homme, de se croiser.

Conclusion
29Camus est présenté, malgré ses objections, comme un penseur athée opposant la raison et la
croyance en Dieu. Dans cet article, nous avons montré, en replaçant Le mythe de Sisyphe dans
une perspective nietzschéenne, que Camus redéfinit en fait la croyance comme le plan sur lequel
se construit ou s'élabore nécessairement toute pensée : loin d'être sans raison, les croyances sont
vitales au sens où elles sont les moyens par lesquels une vie, confrontée à l'absurde, parvient
encore à se vivre. Tout l'intérêt du Mythe de Sisyphe est de montrer que cette vie, pour pouvoir se
vivre, peut emprunter, sur le plan de la croyance, des voies détournées. C'est le cas du croyant qui
doit, en apparence, nier l'absurde pour vivre comme un homme alors que le philosophe forge des
croyances qui l'affirment. Dans Le mythe de Sisyphe, Camus ne définit donc jamais l’absurde
comme un savoir réservé, mais comme une condition. Ce que sait l’homme absurde, c’est qu’elle
est partagée et éprouvée par tous les hommes. En déplaçant le problème de l'opposition entre la
raison et la foi à celui de la vitalité des croyances, Camus donne en fin de compte à l'homme
absurde du Mythe de Sisyphe l'allure de l'aristocrate nietzschéen : l'homme absurde n’est pas un
être hautain et solitaire qui, fier de sa puissance nouvelle, jugerait et condamnerait les autres à
partir d’une échelle de valeurs posée comme supérieure à celles du quotidien, mais au contraire,
comme tout être plein de sa force, il la dispense et cherche à la ressaisir chez tous ceux qu’il
rencontre.

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