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5- L’absurde

Un jour ou l’autre, dit CAMUS, l’homme découvre le sentiment de l’absurdité de la


vie. Un jour il lui arrive de répondre « rien » à la nature de ses pensées, de réaliser
que l’avenir vers lequel il se projette par le travail n’est que sa finitude – que le temps
n’est pas un ami ; qu’il mange la vie – ; un jour le monde qu’il habite (sa maison, son
quartier, sa ville, l’univers, son corps…) cesse d’être familier, la mort d’un proche lui
rappelle sa propre finitude ; un jour il prend compte de la nullité de n’importe quelle
action, que toutes les explications aussi rationnelles qu’elles soient ne sont pas
suffisantes pour déchiffrer l’univers… Dans toutes ces expériences, il se produit une
rupture dans le quotidien de l’homme, dans « la chaîne des gestes quotidiens »,
Albert CAMUS, Le Mythe de Sisyphe, 1942, p. 28. Il se produit une rupture entre
l’homme et le monde, entre la volonté de raison chez l’homme (vouloir tout
comprendre, tout amener à la clarté unifiante) et l’irrationnel dans le monde, l’absence
d’une réponse. L’homme prend alors alors conscience de sa condition dans le monde
qui est l’absurde, du « désert » sans réponse à son appel : « L’absurde naît de cette
confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde. » Ibid., p.
44. Deux sentiments l’envahissent alors : le désespoir et l’angoisse.
Mais plus important que la conscience de l’absurde est la réponse à l’absurde.
CAMUS évoque les trois évasions ou fuites possibles par lesquels l’homme
découvrant l’absurde tentera d’échapper à cette conscience : le suicide, le retour au
quotidien (« insouciance », ibid., p. 48) et la religion. Mais c’est en Sisyphe qu’il voit
la condition de l’homme moderne ; il le compare à l’ouvrier, condamné à répéter « le
travail inutile et sans espoir », ibid., p. 162. « Sisyphe, prolétaire des dieux », ibid., p.
164, dit CAMUS. Il en fait le « héros absurde », ibid., p. 162 ; celui qui incarne la
« victoire absurde » ibid., p. 165. Si en effet l’absurde est lié à l’existence, si l’évasion
par le renoncement (suicide, divertissement, religion) enlève à l’homme toute dignité
car celui-ci ne peut exister que par le cri de la lutte, de la révolte, il reste à ce dernier
une issue, celle d’assumer sa condition tragique, mais sans renoncer au bonheur.
Dans le geste de Sisyphe remontant infiniment la pierre, CAMUS voit à la fois
« douleur » de sa condamnation à répéter sans fin le même effort et « joie » de tenir
tête aux dieux, de dire NON, d’être au milieu de ce monde (visage, respiration, pas…).
« Joie » que Sisyphe tire de ce moment de « pause » au milieu de son calvaire. C’est
cette pause qui lui permet de se rendre compte de sa condition. C’est pendant cette
pause que s’éveille la conscience. Car pour qu’il y ait tragédie il faut qu’il y ait
conscience. Sans prendre conscience de sa condition, l’ouvrier (l’homme moderne) ne
peut être comparé au personnage de la tragédie, le seul, par sa lutte heureuse, qui
donne la réponse juste à l’absurde. La « victoire absurde » dont parle CAMUS se
résume dans cette formule d’Œdipe, malgré sa condition tragique : « tout est bien. » Et
encore une fois, la joie ou la satisfaction vient de la seule sensation de présence au
monde : « le seul lien qui le (Œdipe) rattache au monde, c’est la main fraîche d’une
jeune fille » ibid., p. 164. Ainsi renonçant à un quelconque espoir, à une possible
réconciliation avec les dieux (qui peuvent être aussi des hommes), Sisyphe dit « Oui »
à son destin, il en fait aussi un bonheur. Le bonheur de sa révolte qui lui permet
d’éprouver la sensation d’être de ce monde : « Dans l’univers soudain rendu à son
silence, les mille petites voix émerveillées de la terre s’élèvent. Appels inconscients et
secrets, invitations de tous les visages, ils sont l’envers nécessaire et le prix de la
victoire », ibid., p. 165.
Portée par le désenchantement du monde, en l’occurrence au XXe siècle que
CAMUS appelle le « siècle de la peur », Actuelles. Écrits politiques, Éditions
Gallimard, Idées, 1950, p. 117, un siècle où le progrès technique a causé beaucoup
de destruction et menace désormais la terre entière, où la raison a montré ses limites,
où la vie humaine n’a plus de valeur, la philosophie de l’absurde a un point de vue
pessimiste sur l’existence. Mais ce pessimisme n’est pas négation de la vie ; il est la
juste conscience du monde, la lucidité, qui voit le monde et l’existence tels qu’ils sont ;
il veut rendre l’homme maître de son destin qui ne doit plus espérer rien des religions
et des idoles. L’absurde, bien au contraire, appelle à la célébration de la vie, de la
beauté du monde et à la rencontre des hommes. Face donc à la question que
CAMUS qualifie de vrai et sérieux problème philosophique : « la vie vaut ou ne vaut
pas d’être vécue », ibid., p. 15, il répond par oui. Voire, il faut répondre à l’absurde
par un surplus de vie, mélange de tragique (la condition de l’homme) et de révolte
(désir de l’homme).

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