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Camus, l'Algérien ou l'étranger ?

A travers son œuvre et ses discours, Camus a toujours souligné son lien fidèle à sa terre natale, l’Algérie. Rejeté dans
un premier temps par les Algériens, lui reprochant de ne pas avoir pris parti pour la libération, il est finalement peu à
peu réintégré par la nouvelle génération. Paroles de Yasmina Khadra, Maïssa Bey et Boualem Sansal.

Je ne pourrai pas vivre en dehors d'Alger. Jamais. Je voyagerai car je veux connaître le monde mais, j'en ai la
conviction, ailleurs, je serais toujours en exil". Cette phrase qu'Albert Camus a écrite à son ami Claude de
Fréminville en octobre 1932 pourrait résumer à elle seule le lien indéfectible qui unit l'auteur de "l'Etranger" à sa
terre natale. Camus est mort en 1960. Deux ans plus tard, l'Algérie déclarait son indépendance. On ne saura jamais
qu'elle aurait été sa réaction à cette issue, mais tous les Algériens s'accordent à dire que Camus a chanté l'Algérie
comme personne ne l'a jamais fait.
Tout au long de son œuvre, la terre, la mer et le ciel algériens sont décrits avec lyrisme et nostalgie. Mais un décor
méditerranéen, aussi chaleureux soit-il, ne peut s’affranchir à ce moment-là du fait colonial et de la guerre d’Algérie.
Et malgré la lucidité de Camus sur le sort du peuple "indigène", il ne se fera pas à l'idée que l’Algérie retrouve son
indépendance. "Il savait ce qu’il avait à perdre si l’Algérie venait à recouvrer son ‘algériannité’. Il s’accrochait à cette
Algérie comme un naufragé à son épave. Il n’avait qu’un seul rivage: que ce pays reste ce qu’il a toujours été pour
lui", considère l’écrivain algérien Yasmina Khadra. Ni totalement Français, ni totalement Algérien, Camus était entre
les deux, impossible à situer, ni même à définir, suscitant méfiance et admiration à la fois. D'un coté, le respect pour
son œuvre et sa fidélité à l'Algérie. De l'autre, une réserve critique à cause de sa discrétion sur la politique française
en Algérie. La position de Camus sur le devenir de son pays était pourtant attendue à double titre: d’abord en tant
qu’intellectuel, ensuite en tant que Français d’Algérie.

Peu écouté

Dans un climat de passions exacerbées, il sera peu écouté et mal compris. Rejeté dans un premier temps par les
intellectuels algériens de l’époque, à l'instar de Kateb Yacine "flamme bourdonnante et presque dévastatrice",
comme le décrit Yasmina Khadra, il sera finalement réintégré par la nouvelle génération issue des années noires du
terrorisme, de Maïssa Bey à Boualem Sansal. Même s'il n'a pas rallié l'idée d'une nation algérienne, il s'est engagé en
faveur de la justice et s'est insurgé contre le fait colonial, mais aussi contre les moyens qu’utilisait le FLN dans sa
lutte pour l’indépendance.
Du "Manifeste des intellectuels algériens en faveur du projet Violette", en 1937, qui prévoit une démocratisation de
l'Algérie fondée sur l'idée d'assimilation, à l'appel à la trêve civile en 1956 pour un "vivre ensemble" qu'il publie dans
l'Express, Camus s'est accroché à une solution difficile à tenir à mesure que la révolte grondait et que la guerre
d'Algérie s'engageait. Un pacifisme qu'on lui a reproché, tant du côté algérien que du côté français.
Son déchirement et son obstination ne seront pas compris. Répondant à un étudiant algérien en 1957 sur son
manque d'engagement aux côtés du FLN, comme l'a été Sartre, Camus répond : "Je partage votre malheur […] J'ai
toujours condamné la terreur, je dois condamner aussi un terrorisme qui frappe aveuglément, dans les rues d'Alger
par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère
avant la justice". Une phrase mal comprise qui lui fera prendre la décision en 1958 d’arrêter de s’exprimer
publiquement, laissant son point de vue dans "Chroniques algériennes" où il rassemble tous ces articles sur le sujet.

Un journaliste conscient

À l’inverse de ses écrits littéraires dans lesquels il écrivait "une Algérie fantasmée", comme l’affirme Yasmina Khadra,
ses écrits journalistiques sont clairs et sans concessions. Dès 1939, alors que peu se souciaient du sort de la
population colonisée, Camus décrit dans une série d'articles de l'Alger Républicain intitulé "Misère de la Kabylie", la
misère économique de cette population principalement des montagnes et dénonce "le mépris général où le colon
tient le malheureux peuple de ce pays". Non seulement il dénonce l’exploitation coloniale, mais il propose des
solutions et condamne la répression contre les pionniers de l'anticolonialisme, comme Messali Hadj. Plus tard, ce
sont les événements de Sétif en 1945 et la torture de l’armée française que le journaliste de Combat dénonce.
Aujourd'hui nombre d'Algériens, le pouvoir politique en premier, gardent rancœur et mépris. D'autres revendiquent
une filiation, un patrimoine qu'ils s'approprient, admirant son écriture d’enfant du pays. Mais au-delà de la
littérature, la politique, liée à la période coloniale, n'est jamais très loin, et avec cela le reproche incessant fait à
Camus sur l'absence des Arabes dans ses romans. Aujourd’hui, il ne laisse pas indifférents ni l’Algérie, ni les
Algériens. Tantôt haï, tantôt aimé, Camus ravive les douleurs, mais le plus souvent rappelle une Algérie chérie.

Trois auteurs algériens témoignent de leur rapport à Camus (Cliquez pour accéder directement aux témoignage ) :

> Yasmina Khadra : "Les Algériens étaient l'excroissance d’une faune locale"

> Maïssa Bey : "Il ne faisait aucune concession au fait colonial"

> Boualem Sansal : "Camus a écrit l'Algérie d'une manière charnelle"

Yasmina Khadra : "Les Algériens étaient l'excroissance d’une faune locale"

"J'avais 14 ans quand j’ai lu "L’Etranger". C'est ce roman qui m’a donné envie d’écrire en français. "L’Etranger" est
une réussite. Chaque fois que je le relis, j’ai le sentiment de découvrir une autre œuvre, toujours plus grandiose.
C'est le plus grand roman du XXeme siècle. Je l’ai toujours dit. Ce n’est pas ce que dit Camus qui m’intéresse, mais la
façon dont il le dit. J’aime ce côté révolutionnaire qu’il a pour aborder les sujets. J'aime sa façon de domestiquer
avec des mots simples l’absurdité des êtres et des choses. Camus écrivait l'Algérie avec un regard d’enfant triste. Il
avait un objet de prédilection qu’il ne voulait partager avec personne. Et cet objet c’était l’Algérie. Il le serrait contre
lui comme un bien précieux et je crois que cela empêcha son regard d’aller plus loin. C’est quelqu’un qui n’a jamais
su dire l’Algérie dans sa pluralité. Il est resté dans un fantasme très personnel et très singulier.
Je me suis approprié les espaces qu'il n'a pas voulu investir, tout cet espace vierge qu'il a abandonné. L’autre Algérie,
le Kabyle, l’Arabe. J'ai essayé de donné un sens et une vie à tous ces territoires qui lui paraissaient dérisoires,
insignifiants. Camus m’a laissé tout ce qu’il n’a pas voulu voir. Il a été comme un maraudeur qui s’aventure dans un
verger. Il a pris les fruits qui lui paraissent les plus beaux. Et il m'a laissé tout le reste.
Tout le reste, c'est cette communauté musulmane qu'il ne voyait pas, qu'il ignorait totalement ! Pour lui, c’était
l’excroissance d’une faune locale. Des figurants, fantomatiques, qu’il préférait garder au loin. Des petites références
géographiques. Je crois que les Algériens d'hier et d'aujourd'hui lui reprochent d’avoir résumé les Algériens en un
seul vocable : l’Arabe. Et il y avait dans cet Arabe quelque chose de péjoratif, d’insupportable que les Algériens ont
perçu comme une sorte de négation. L’Arabe était générique. C’était le sac dans lequel il mettait tous les autres qui
n’étaient pas européens. Dans son fantasme, il assainissait, il élaguait pour ne garder que ce qui comptait à ses yeux.
Et l’Arabe ne comptait pas à ses yeux. Il était dans son rêve algérien.
Cela ne l'a pas empêché, dans son rôle de journaliste, de décrire le quotidien des Algériens avec justesse. Mais pas
dans ses romans. J'ai toujours voulu lui répondre. "Ce que le jour doit à la nuit" (Ed. Julliard, 2008) est ma réponse
algérienne, fraternelle. J’ai tout simplement voulu lui dire que l’Algérie, ce n’est pas ce type qu’on abat sur une plage
parce qu’il fait chaud. J’ai voulu montrer que l’Algérien est une histoire, une épopée, une bravoure, une vaillance,
une intelligence, une générosité. Toutes ces belles choses que Camus n’a pas réussies à déceler. J’ai toujours voulu
lui dire que malgré la magnificence de ton talent, malgré ton immense génie, tu as été injuste avec l’Algérien !
En revanche on a eu tort de lui reprocher la fameuse phrase dans laquelle il déclare préférer défendre sa mère avant
la justice. Camus était un homme loyal, mais il a préféré le cœur à la raison à mon grand regret. Pour les intellectuels
algériens de l'époque, cela a été un coup de poignard dans le cœur. A aucun moment, les Algériens n’ont réussi à
situer Camus. Quand il écrivait dans la presse, il était hésitant. Il s’engageait, puis se rétractait, puis revenait… C’était
quelqu’un qui n’arrivait pas à choisir. Il s’accrochait à cette Algérie comme un naufragé à son épave. Il n’avait qu’un
seul rivage : que ce pays reste ce qu’il a toujours été pour lui. Il aimait atrocement ce pays. Et il était prêt à tous les
sacrifices. Et jusqu’à sacrifier son âme pour son Algérie à lui. J’ai toujours dit qu’on ne devait jamais impliquer un
écrivain ailleurs que dans son texte. Camus quand il écrit c’est une divinité. Ce qu’il écrit peut blesser, comme moi
par exemple, mais je ne peux pas contester son immense génie et son immense talent. On continue de l’aimer. C’est
un immense écrivain du patrimoine algérien. C’est notre seul prix Nobel.

Maïssa Bey : "Il ne faisait aucune concession au fait colonial"

"Camus fait partie des écrivains qui ont le mieux chanter la terre. En tant qu'écrivain, je puise ma sève dans les
mêmes évidences : la lumière, l’ombre, la terre, la mer. Il écrivait l’Algérie comme personne ne l’a jamais écrit. Il a
chanté ce pays qui le nourrissait et qui faisait de lui ce qu’il était. L’influence de la terre, sur lui et sur son écriture
n’est plus à démontrer. On a souvent reproché à Albert Camus l’absence du peuple algérien qu’il côtoyait. Dans ses
textes de fictions et particulièrement dans "L’Etranger" et dans "La Peste", qui se situait l’un à Alger, l’autre à Oran,
on constate que les Arabes sont absents ou alors qu’ils ne sont que de vagues allusions. Cela a été retenu à charge
contre Camus, disant qu'il niait leur existence. Mais si on essaye de comprendre la présence fugitive des Algériens, il
faut se poser la question de la réalité telle qu’elle était vécue à ce moment là. Les Algériens et les Français se
côtoyaient, mais il y avait une frontière réelle. Les textes de Camus correspondent exactement à ce qui se passait à
ce moment-là. Les passerelles entre les deux peuples étaient rares. Elles étaient le fait d’intellectuels seulement. Il y
avait très peu de contacts. Les œuvres des auteurs algériens de l'époque en sont la preuve. Dans "La Grande Maison"
de Mohamed Dib par exemple, dans lequel l’auteur revient sur son enfance à Tlemcen, la seule présence des
Français est visible seulement quand l’enfant Omar va porter des paniers au marché et entre dans une maison
française. C’est la seule fois où il y a un "contact". Ce n’est que le reflet d’une réalité qui était là. Il y avait les
quartiers européens et les quartiers algériens et de fait une séparation géographique quotidienne.
Dans ses "Carnets", véritable mine d'or, on se rend compte que les Algériens étaient beaucoup plus présents qu’on a
bien voulu le dire. On y découvre un Camus révolté par l’indignité de la situation des Algériens, surtout lorsqu'il
décrit la situation en 1945 juste après les événements de Sétif. Et c’est une analyse qui ne fait aucune concession au
fait colonial. Il évoque les tickets de rationnement en période de guerre, en expliquant que la ration de pain octroyé
au Français était supérieure à celle d'un Algérien. Il avait une inconscience aigüe de l’injustice de la situation. Et dans
son engagement d’homme, d’écrivain et de philosophe, je pense qu’il n’était pas insensible à cela. C’était un homme
profondément meurtrie par la violence aveugle de son pays pendant la guerre, et on sait comment Camus
condamnait la violence, au contraire de Sartre. Il était déchiré, écartelé. La fameuse phrase retenue à charge contre
lui, était un cri du cœur, qui ne résumait pas son engagement, mais l’état dans lequel il était. Aujourd’hui, beaucoup
d’Algériens peuvent se reconnaître dans cette phrase. Et ils sont d'ailleurs beaucoup à l’admettre. Mais pendant
longtemps, il y a eu une incompréhension. L’écartèlement de Camus était difficile à accepter. Il a été rejeté par ses
deux communautés d’appartenances. Les Français et les Algériens lui ont reproché son manque d’engagement pour
l’une ou l’autre des deux parties. Et ce qui d’ailleurs l’a conduit à se murer dans le silence, tant il le vivait mal. Et
pourtant, quand on lit ses textes, on devine qu’il adhérait totalement aux revendications des Algériens. Ce qui le
gênait c’était les méthodes et les moyens.
Aujourd'hui la place de Camus en Algérie est ambigüe. Ces dix dernières années de violence a fait revenir Camus
comme objet d’étude. Beaucoup d’intellectuels algériens le revendiquent comme faisant partie du patrimoine,
particulièrement chez les écrivains. Mais j'en doute. Si Camus faisait partie du patrimoine, concrètement cela
voudrait dire qu’il y aurait une rue Camus, un lycée Camus, une place Camus. Il n’y en a pas. Je ne crois pas que
l'Algérie est prête à le reconnaître. Et pourtant, quand on voit le nombre de titres d’ouvrages qui s’intitulent "Camus
l’Algérien", je me dis qu'il y a un désir profond de se réapproprier cette voix, ces mots. Les choses évoluent. Mais
comment définir l’algérianité de Camus et surtout celle de tous les Algériens ? Qu’est-ce qu’est être algérien ? C’est
une question que nous-mêmes, nous nous posons. Pour moi, Camus est algérien parce que c’est quelqu’un de lié à la
terre qui l’a vu naître. C’est une évidence qu’on ne peut pas nier. Camus à été forgé par la lumière de cette terre, par
ses contradictions. Et il le dit lui-même dans tous ses textes. On sent qu’il ne peut pas se situer ailleurs. Il disait, et
j’aime beaucoup cette phrase : ‘Je ne pourrai jamais vivre en dehors d'Alger. Jamais. […] Ailleurs je serais toujours en
exil’ ».

Boualem Sansal

"Ce qui saute aux yeux, c'est qu'il écrivait l'Algérie avec beaucoup d'amour. Il a aimé ce pays d'une manière
charnelle. Avec des mots, des accents, une musique extraordinaire. Il donne envie d'aimer cette terre, même sans la
connaître, même s'il ne parle que de son Algérie à lui. Camus, c'est la nostalgie de l'Algérie, ce qu'elle n'est plus.
Quand on lit Camus, on voit une autre Algérie, belle, qui parle à la chair et au corps, qui parle à l'humain.
On lui a reproché sa discrétion sur le peuple algérien, de ne pas avoir exprimé son empathie d'une manière plus
nette, plus directe. Et je pense qu'il a fait ce choix à cause d'un sentiment de culpabilité. Camus était dans le
déchirement. Il observait une situation de colonisation qu'il dénonçait. A l'époque l'état d'urgence était d'une
complexité incroyable. Tout le monde se posait des questions, même Camus. Et il fallait faire attention à ce qui se
disait. Moi qui vit en Algérie aujourd'hui j'ai les mêmes réticences à prendre la parole en public. Sans doute par peur
de heurter les sensibilités. Aimés par les uns, détestés par les autres, Camus était dans une situation qui l'obligeait à
modérer ses propos. On lui a fait un mauvais procès en lui reprochant sa fameuse phrase sur la mère et la justice.
Aujourd'hui les choses ont changées. Le reproche de son ambivalence est de plus en plus compris. Après quinze ans
de terrorisme, les Algériens se sont mis à la place de Camus qui avait peur que sa mère ne se fasse emporter par une
bombe. La société civile découvre Camus grâce notamment à des écrivains comme Yasmina Khadra et Maïssa Bey
qui en font l'éloge. Camus est un enfant du pays. Il a même été question à un moment de baptiser le lycée français
du nom de Camus. Ca ne s'est pas fait, le discours officiel reste encore méfiant. Cela aurait été un signe de
réconciliation fort entre la France et l'Algérie. Dommage, le traité d'amitié de Bouteflika a pris l'eau. Mais je suis sûr
que bientôt, Camus fera partie du programme scolaire. Les choses bougent. L'Algérien commence à ressentir le
besoin de rejeter les idéologies, de reprendre leur vie en main et de retrouver leur dignité. Comme Camus. S’il était
encore vivant, je lui écrirais tous les jours, en tant que lecteur et lui dirais combien je l'admire et comment il me
fascine. »

Propos recueillis par Sarah Diffalah - nouvelobs.com

Albert Camus face à la question algérienne, par Christiane Chaulet Achour


Une analyse critique par Christiane Chaulet Achour, professeur de Littérature comparée à l’Université de Cergy-
Pontoise, de la position d’Albert Camus dans la guerre d’Algérie/guerre de libération nationale.

Cette intervention dans le cadre de l’Université populaire de Chambéry, le 14 octobre 2011, paraîtra dans les Actes
du colloque « 50 ans après les accords d’Evian ».

Le titre que j’ai adopté signifie clairement qu’en cette veille du cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie, mon
propos se concentre sur la position de Camus durant cette guerre. On conviendra toutefois, qu’étant donné sa
naissance algérienne, son vécu, ses actions et ses écrits antérieurs dans/sur le
pays, on ne puisse entrer dans la période 1954-1960 – puisque Camus meurt deux ans avant la fin de la guerre –,
sans parler de… 1913 à 1954, de sa naissance donc, au déclenchement de la guerre.

Ses lecteurs ne peuvent ignorer sa naissance et ses années d’enfance,


d’adolescence et de jeune adulte dans ce pays qui est alors le fleuron de l’Empire français. La difficulté est plus
grande, par contre, pour que ces mêmes lecteurs fassent « signifier » ce vécu algérien dans l’écriture même,
d’autant que la critique glisse le plus souvent sur cet aspect. Pourtant l’Algérie est bien le cadre de ses expériences,
de ses activités et de ses oeuvres premières ; de manière plus biaisée après son départ du pays : oubliée
apparemment puisque d’autres espaces la supplantent alors, elle reste néanmoins présente, en plein ou en creux,
dans les textes de l’écrivain et du journaliste, jusqu’à ce 4 janvier 1960 qui interrompt brutalement une vie mais
aussi une oeuvre, déjà devenue classique, et pourtant encore en devenir. Le manuscrit que l’écrivain laisse inachevé
était un « retour à l’Algérie », sans voile ni détour, Le Premier homme.
L’Algérie est donc une des « clefs » dont on ne peut se passer pour comprendre l’homme et l’écrivain. Lui-même
précisait dans la préface de la réédition de L’Envers et l’endroit en 1958 : « Chaque artiste garde ainsi, au fond de lui,
une source unique qui alimente pendant sa vie ce qu’il est et ce qu’il dit […] Pour moi, je sais que ma source est
dans L’Envers et l’endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j’ai longtemps vécu. »
Il meurt à une mer de cette terre, sur l’autre rive de la Méditerranée dont il
est un des représentants les plus prestigieux. Il est alors au centre de débats
passionnés par ses positions sur la guerre violente qui oppose colonisés et
colonisateurs : le reproche majeur qui lui est fait est de ne pas être assez clair sur ses choix en ce qui concerne cette
question algérienne qui met en péril plusieurs gouvernements français et qui reste aujourd’hui un des événements
historiques majeurs du XXe siècle pour les deux pays. On demande à l’artiste d’être avant tout citoyen et de peser de
son poids d’un côté ou de l’autre des adversaires en présence : du même coup, la force symbolique de l’écriture est
oubliée et la passion emporte les jugements. Il faut reconnaître que la passion est difficilement soluble au moment
d’un conflit armé et d’une rupture historique comme celle d’une guerre de décolonisation qui bouleversait l’avenir
des communautés en présence dans cette colonie de peuplement. Nous trouvons exprimée, dans les annexes
du Premier homme, une exaspération provoquée peut-être par ce climat dans lequel il vit alors : « J’en ai assez de
vivre, d’agir, de sentir pour donner tort à celui-ci et raison à celui-là. J’en ai assez de vivre selon l’image que d’autres
me donnent de moi. Je décide l’autonomie, je réclame l’indépendance dans l’interdépendance. » Il est
symptomatique de constater qu’il réclame pour lui-même, ce qui est « sa » solution au conflit algérien :
« l’indépendance dans l’interdépendance ». Nous allons y revenir.
L’appartenance algérienne de Camus
Albert Camus est né le 7 novembre 1913 à Mondovi dans l’Est algérien. Il
n’est pas fils de colon possédant mais fils de pauvre et sa naissance en ce lieu est due au hasard du travail que son
père a trouvé. Il devient orphelin de père au début de la guerre de 1914. Le chapitre d’ouverture du Premier homme
recompose cette naissance et ses aléas et le désir du fils, quarante ans plus tard, d’aller à Saint-Brieuc pour rendre
visite à cet inconnu : « 1885-1914 : vingt neuf ans. Soudain une idée le frappa qui l’ébranla jusque dans son corps. Il
avait 40 ans. L’homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui. »
De 1918 à 1932, de Belcourt, adresse de l’appartement familial, à Bab-el-
Oued où il est élève au lycée Bugeaud, le grand lycée d’Alger qui couronne la
sortie du milieu d’origine grâce à la filière scolaire républicaine, les trajets de
l’enfance et de l’adolescence de Camus suivent une courbe qui serpente à
l’horizontale tout au long de la baie d’Alger et qui ne s’égare guère à l’intérieur
du pays, même à proximité de la côte. De 1935 à 1940, la vie s’invente dans
l’Alger d’alors entre ami(e)s, amours, activités militantes, dont son engagement
bref au Parti Communiste où il a été chargé de la « propagande » dans les milieux musulmans, activités
intellectuelles avec ses études de philosophie – dont la consécration avec l’agrégation lui sera refusée pour cause de
tuberculose –, et culturelles avec le théâtre dont on sait l’importance qu’il eut pour lui toute sa vie. Les premières
publications, L’Envers et l’endroit puis Noces diront avec force, sous la plume de ce jeune homme chez qui on a
diagnostiqué la tuberculose en décembre 1930 qui pèsera de son poids toute sa vie, que « Vivre, c’est ne pas se
résigner ». Ce sont aussi les années d’entrée dans le journalisme à Alger-Républicain avec, entre autres, la fameuse
enquête en Kabylie en 1939 : « Une promenade à travers la souffrance et la faim d’un peuple », entre autres
combats pour la liberté et la dignité, dont ses articles contre le maire d’Alger et contre l’injustice. Ce premier
reportage, courageux dans le contexte de l’époque car dénonçant la misère et l’injustice qui frappent une région et
une partie de la population de la Kabylie, est une première venant d’un jeune journaliste natif d’Algérie. Il a été un
des premiers éléments perturbateurs face à la position de Camus pendant la guerre.
En 1940, Camus quitte l’Algérie, y revient pour vivre à Oran quelques mois, en repart et, du fait de la guerre, est
bloqué en France. Il n’y reviendra plus de façon permanente mais y fera de nombreux séjours plus ou moins longs.
1942 est l’année de la publication de L’Etranger et de sa réception exceptionnelle. Puis ce sont les années de
résistance et l’engagement dans Combat et sa défense jamais démentie pour la République espagnole et son
engagement du côté des libertaires, autre pan occulté de son parcours réel avec le pan algérien.
Après la guerre, de 1946 à 1956, s’ouvrent dix années d’intense activité, de
publications de récits, de pièces de théâtre, d’essais et de voyages. 1947 voit la
sortie de La Peste, roman bien accueilli par le public, moins bien par la critique : « A première vue, Oran est, en effet,
une ville ordinaire et rien de plus qu’une préfecture française de la côte algérienne. » A propos de ce roman,
Mouloud Feraoun lui écrit, de Taourirt-Moussa, le 27 mai 1951 :
« J’ai lu La Peste et j’ai eu l’impression d’avoir compris votre livre comme je n’en avais jamais compris d’autres. J’avais regretté que parmi tous ces
personnages, il n’y eût aucun indigène et qu’Oran fût à vos yeux qu’une banale préfecture française. Oh ! Ce n’est pas un reproche. J’ai pensé
simplement que s’il n’y avait pas ce fossé entre nous, vous nous auriez mieux connus. Vous vous seriez senti capable de parler de nous avec la même
générosité dont bénéficiait tous les autres. Je regrette toujours de tout mon coeur que vous ne nous connaissiez pas suffisamment et que nous n’ayons
personne pour nous comprendre, nous faire comprendre et nous aider à nous connaître nous-mêmes. »
Camus ne tarde pas à lui répondre, le 2 juin 1951, de Paris :

« Ne croyez pas que si je n’ai pas parlé des Arabes d’Oran c’est que je me sente séparé d’eux. C’est que pour les mettre en scène, il faut parler du
problème qui empoisonne notre vie à tous, en Algérie ; il aurait donc fallu écrire un autre livre que celui que je voulais faire. Et pour écrire cet autre
livre d’ailleurs, il faut un talent que je ne suis pas sûr d’avoir – vous l’écririez
peut-être parce que vous savez, sans effort, vous placer au-dessus des haines stupides qui déshonorent notre pays. [1] »
Réponse adroite mais qui montre que si le nazisme est bien, pour Camus, la
peste brune, le colonialisme ne peut être traité conjointement, dans une
perspective semblable. Et le « problème » qu’il représente, est placé sur un plan
moral.

A la sortie de L’Homme révolté, c’est aussi la polémique avec Sartre et la


rupture : « Il m’apparaissait au contraire que l’homme devait affirmer la justice
contre l’injustice éternelle, créer du bonheur pour protester contre l’univers du
malheur. »
En 1954, il rassemble de courts essais sous le titre L’Eté dont « Retour à
Tipasa » avec cette magnifique exergue extraite de Médée : « Tu as navigué
d’une âme furieuse loin de la demeure paternelle, franchissant les doubles rochers de la mer, et tu habites une terre
étrangère » ; et dans « La mer au plus près » :
« J’ai grandi dans la mer et la pauvreté m’a été fabuleuse, puis j’ai perdu la mer, tous les luxes alors m’ont paru gris, la misère intolérable. Depuis,
j’attends. J’attends les navires du retour, la maison des eaux, le jour limpide. Je patiente, je suis poli de toutes mes forces. On me voit passer dans de
belles rues savantes, j’admire les paysages, j’applaudis comme tout le monde, je
donne la main, ce n’est pas moi qui parle. On me loue, je rêve un peu, on m’offense, je m’étonne à peine. Puis j’oublie et souris à qui m’outrage, ou je
salue trop courtoisement celui que j’aime. Que faire si je n’ai de mémoire que pour une seule image ? On me somme enfin de dire qui je suis. "Rien
encore, rien encore"… »
1954-1960 – Camus et la guerre d’Algérie
En cette année 1954, son pays est entré dans une guerre pour sa libération
du colonialisme et un discours humaniste [2] qui tente de concilier les contraires
n’est plus de mise ou ne peut plus être entendu. Camus n’a jamais nommé cette guerre, « guerre de libération
nationale ». On sait combien la façon de nommer est indice de la position qu’on adopte plus ou moins
consciemment face à un événement. Cette guerre oppose de plus en plus violemment les membres des deux
communautés, les Européens comme on disait alors et les « Indigènes » que les premiers se refusent à nommer
« Algériens » leur déniant ainsi toute
possibilité d’appellation nationale. Camus n’appellera jamais les Algériens
autrement que « Arabes », qu’ils soient berbères ou arabes d’ailleurs,
n’envisageant jamais un « arabe » comme algérien au sens national du terme [3].
1954
Après la chute de Dien Bien Phu le 7 mai, Camus notait dans ses Carnets :
« Chute de Dien Bien Phu. Comme en 40, sentiment partagé de honte et de
fureur. Au soir du massacre, le bilan est clair. Les politiciens de droite ont placé
des malheureux dans une situation indéfendable et, pendant le même temps, les hommes de la gauche leur tiraient
dans le dos. [4] » L’appréciation de Camus est celle d’un Français indigné par la guerre mais quid des Vietnamiens ?
A la date du 1er novembre rien n’apparaît dans les Carnets. On peut lire,
toutefois, dans les Carnets de Jean Sénac, le 3 novembre : « Le terrorisme en Algérie le préoccupe. Mais il réprouve
les crimes de lâche politique et n’admet que le terrorisme des "Justes" (Kaliaya – Russie – 1905) [5] . »
On sait que son épouse sort d’une grave dépression (de janvier à
septembre), qu’au début octobre il a effectué un voyage en Hollande. Le 24
novembre, R. Treno « alors journaliste à Franc-tireur, et collaborateur du Canard enchaîné », du côté de la gauche
libertaire, lui demande un article sur l’Algérie que Camus ne donnera pas [6].
Du 25 novembre au 14 décembre, il voyage en Italie et prononce de
nombreuses conférences dans différentes villes.
1955
Les deux premiers mois de cette année sont marqués par une controverse
avec Roland Barthes à propos de La Peste.
Du 18 février au 1er mars, il séjourne à Alger et se rend à Tipasa et Orléansville (à la suite du séisme).
Dans les Carnets de Jean Sénac, en date du 28 mars : « 18h-19h : NRF.
Camus (en présence de Suzanne Agnely et Guilloux), après un accrochage et une longue discussion, accepte de
rentrer publiquement et de façon précise dans le combat algérien en manifestant sa solidarité avec Ferhat Abbas.
Joie, la plus noble de ma vie ! Si je n’ai servi qu’à cela, je n’aurais pas vécu pour rien… »
Et dans un autre carnet, même date : « Soirée à la NRF avec Camus
(Suzanne et Guilloux). Discussion et enfin accord de Camus de parler à l’Union
des Etudiants Algériens et de collaborer à La République Algérienne de Ferhat
Abbas. "Vous m’avez convaincu". Joie, pleurs de joie. Camus rentre dans le
combat avec nous. C’est peut-être cela ma mission. Maintenant je peux mourir. Il y a du blé qui va lever. [7] » Cette
promesse n’aura pas de suite et ce n’est pas au journal de F. Abbas que Camus va collaborer mais à L’Express.
En mars 1955, c’est l’adaptation du texte de Buzzati, Un cas intéressant. En
avril et mai, il fait son premier voyage en Grèce.
A partir de la mi-mai, c’est le début de sa collaboration à L’Express (qui
durera jusqu’en février 1956 et comprend 35 articles). L’été (juillet et août), il
voyage à nouveau en Italie. Il reprendra les articles sur l’Algérie dans Chroniques algériennes en 1958.
20-21 août 1955 : massacres dans le Constantinois.
30 septembre : pour la première fois, la question algérienne est inscrite à la
10ème session de l’ONU : Carnet de Sénac, le 4 octobre 1955 : « Camus malade. L’Algérie va tous nous crever. [8] »
14 octobre : Camus rencontre des étudiants algériens à L’Express, de 18h à
20h30 : c’est Sénac qui a été l’intermédiaire. Une délégation de l’UGEMA,
fondée en juillet 1955, comprenant Ahmed Taleb-Ibrahimi, Layachi Yaker,
Redha Malek et Mouloud Belaouane. L’appréciation de Sénac est très laconique
dans ses Carnets ; les deux premiers de la délégation, après la guerre, diront leur déception mais ne s’étendront pas
sur le sujet. Jean de Maisonseul rapportera ce que lui en avait dit Sénac : « [Elle] s’était fort mal passée. Camus
ironique, son instinct de défense et déjà son agoraphobie (il ne s’attendait pas à ce qu’ils soient si nombreux). Camus
disant : On s’assoit par terre comme chez nous. A la sortie, ils sont tous très déçus de la visite au grand écrivain. [9] »
1er décembre 1955, Lettre à un militant algérien (Aziz Kessous), n°1 de
Communauté algérienne, journal.
En décembre 1955, il appelle à voter pour les candidats du Front républicain (pour Pierre Mendès-France) pour les
législatives de début janvier 1956.
1956
A la demande de ses amis, Charles Poncet, Jean de Maisonseul et Emmanuel Roblès, il accepte de venir à Alger et
lance, le 23 janvier 1956, un « Appel à la trêve civile » [10]. Mais le temps des négociations est passé.
Dans son Journal, tenu régulièrement depuis le 1er novembre 1955, Mouloud Feraoun commente les manifestations
européennes contre Guy Mollet, le 2 février 1956, et compare la liberté laissée aux manifestants européens à celle
jamais donnée aux autres. L’intégration – traitement égal – est donc un leurre. Et il commente alors « l’Appel » :
« Je pourrais dire la même chose à Camus et à Roblès. J’ai pour l’un une grande admiration et pour l’autre une affection fraternelle mais ils ont tort de
s’adresser à nous qui attendons tout des coeurs généreux s’il en est. Ils ont tort de parler puisqu’ils ne sauraient aller au fond de leur pensée. Il vaut
cent fois mieux qu’ils se taisent. Car enfin, ce pays s’appelle bien l’Algérie et ses habitants des Algériens. Pourquoi tourner autour de cette évidence ?
Êtes-vous
Algériens, mes amis ? Votre place est à côté de ceux qui luttent.
Dites aux Français que le pays n’est pas à eux, qu’ils s’en sont emparés par la force et entendent y demeurer par la force. Tout le reste est mensonge,
mauvaise foi [11]. »
Ce passage long dont nous ne citons qu’un extrait, et à l’analyse très
fouillée, est vraiment essentiel car il est écrit en même temps que l’événement et parce qu’il vient de cet instituteur-
écrivain qu’on ne peut taxer d’extrémiste du FLN.
A la mi-mars 1956, lorsque l’espoir ténu qu’avait fait naître en eux cet
Appel disparaît, Emmanuel Roblès demande à Albert Camus de participer à un
projet d’un organe de presse à Paris permettant aux Libéraux de s’exprimer.
Roblès a rappelé cet échange :

« Camus répond qu’il est vain de défendre des thèses. [Roblès argumente] Il s’agit de nous en tenir à notre premier projet : conserver des contacts qui
empêchent une rupture totale et définitive. Les Européens sont excités, trompés, affolés par leur presse. De leur côté les Algériens réclament la justice,
ils se battent et souffrent pour la justice. C’est un idéal puissant pour lequel
jeunes et vieux sont prêts à tout subir. "Oui, dit Camus, à tout subir mais aussi à faire subir. Le terrorisme aveugle est à l’origine de cette rupture dont
tu parles. Si un terroriste jette une grenade au marché de Belcourt que fréquente ma mère et s’il la tue, comment accepter cette mort ? J’aime la
justice mais j’aime aussi ma mère. »
Fin de la collaboration à L’Express, le 2 février 1956. Séjour près de
L’Isle-sur-Sorgue. Théâtre (Requiem pour une nonne).
Le 16 mai 1956, parution de La Chute et la mise à l’écart de Clamence,
ironique et désabusé et une de ses répliques peuvent être en partie éclairées par la guerre d’Algérie.
Novembre 1956 : prises de position en faveur des insurgés hongrois :
Sénac, Carnet 1956 : « sa solidarité ne serait-elle qu’européenne ? [12] »
C’est à la suite de sa collaboration à L’Express puis de l’Appel à la trêve
civile que Camus se tait, donc de février 1956 à décembre 1957 à Stockholm.
Avant ce qu’on a appelé le silence de Camus, il a donné clairement sa position
vis-à-vis de l’Algérie dans ses articles :
« "Il faut choisir son camp" crient les repus de la haine. Ah ! Je l’ai choisi ! J’ai choisi mon pays. J’ai choisi l’Algérie de la justice, où Français et Arabes
s’associeront librement ! Et je souhaite que les militants arabes, pour préserver la justice de leur cause, choisissent aussi de condamner les massacres
des civils, comme les Français, pour sauver leurs droits et leur avenir, doivent condamner ouvertement les massacres répressifs [13]. »
Cette position, une grande figure des colonisés – dont Camus a été proche
mais qu’il ne cherche pas à rencontrer –, Ferhat Abbas l’avait espérée pendant
des années mais devant la levée de boucliers des coloniaux, il a rejoint lui-même les rangs de la résistance
algérienne.

1957
10 février 1957, Lettre de Camus à Sénac : « si je peux comprendre et
admirer le combattant d’une libération, je n’ai que dégoût devant le tueur de
femmes et d’enfants. La cause du peuple arabe en Algérie n’a jamais été mieux
desservie que par le terrorisme civil pratiqué désormais systématiquement par les mouvements arabes. Et ce
terrorisme retarde, peut-être irréparablement, la
solution de justice qui finira par intervenir. [14] »
11 février 1957 : exécution de Fernand Iveton, seul « européen » condamné
à mort et exécuté pendant la guerre – Mars 1957, publication de L’Exil et le royaume – Juin : théâtre - Eté à
Cordes [15].
18 février 1957, M. Feraoun note dans son Journal, après une visite faite à
Roblès à Alger :
« Il revient de Paris où il a vu longuement Camus. Camus se refuse à admettre que l’Algérie soit indépendante et qu’il soit obligé d’y rentrer chaque fois
avec un passeport d’étranger, lui qui est Algérien et rien d’autre. Il croit que le FLN est fasciste et que l’avenir de son pays entre les mains du FLN est
proprement impensable [16]. »
A la suite de cela, Mouloud Feraoun développe une argumentation dense
sur ce que les Français attendent de quelqu’un comme lui, Mouloud Feraoun, et
conclut que la justice demande de rétablir une distinction nationale. Il termine
par une affirmation souvent donnée mais tronquée :

« J’aimerais dire à Camus qu’il est aussi Algérien que moi et tous les Algériens sont fiers de lui, mais aussi qu’il fut un temps, pas très lointain, où
l’Algérien musulman, pour aller en France, avait besoin d’un passeport. C’est vrai que l’Algérien musulman, lui, ne s’est jamais considéré comme
Français. Il n’avait pas d’illusions [17]. »
En mars 1957, l’écrivain a publié les nouvelles de L’Exil et le royaume dont
« L’Hôte » et en septembre, il fait paraître Réflexions sur la guillotine (Calmann-Lévy) alors qu’un « Européen »,
engagé dans la lutte de libération algérienne, a été condamné à mort et exécuté, pendant qu’il mettait au point son
manuscrit. Dans son essai, ce fait n’a droit qu’à une simple mention et sans nommer le condamné : « l’ouvrier
communiste qui vient d’être guillotiné en Algérie pour avoir déposé une bombe (découverte avant qu’elle n’explose)
dans le vestiaire d’une usine, a été condamné autant par son acte que par l’air du temps [18]. »
16 octobre 1957 : annonce du prix Nobel - 10 décembre 1957 : discours de
réception. Le 12 décembre, lors d’une rencontre avec des étudiants à Stockholm, un étudiant algérien l’interpelle sur
son silence à propos de l’Algérie et la réponse de Camus va sceller durablement une rupture de fraternité avec les
Algériens en lutte :

« Je me suis tu depuis un an et huit mois, ce qui ne signifie pas que j’ai cessé d’agir. J’ai été et je suis toujours partisan d’une Algérie juste, où les deux
populations doivent vivre en paix et dans l’égalité. J’ai dit et répété qu’il fallait faire justice au peuple algérien et lui accorder un régime pleinement
démocratique, jusqu’à ce que la haine de part et d’autre soit devenue telle qu’il
n’appartenait plus à un intellectuel d’intervenir, ses déclarations risquant d’aggraver la terreur. Il m’a semblé que mieux vaut attendre jusqu’au
moment propice d’unir au lieu de diviser. Je puis vous assurer cependant que vous avez des camarades en vie aujourd’hui grâce à des actions que vous
ne connaissez pas. C’est avec une certaine répugnance que je donne ainsi mes raisons en
public. J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un
jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. »
On sait la « fortune » qu’aura cette dernière phrase, détachée de son contexte, phrase déjà prononcée dans
l’échange avec Emmanuel Roblès et qui au
demeurant a son poids de signification.

1958
Publication chez Gallimard du Discours de Suède.
Février 1958 : formation d’un comité de cinquante intellectuels et
personnalités françaises avec un appel, « Les Guerroudj et Taleb ne doivent pas
mourir [19] », pour que leur condamnation à mort, prononcée le 7 décembre 1957, soit annulée par une décision de
grâce. Le nom de Camus n’y figure pas. Sénac lui écrit, le 29 avril 1958 : « Notre frère Taleb vient d’être guillotiné […]
Taleb était un frère moderne de Kaliayev […] Ne pouviez-vous exiger la grâce de l’étudiant Taleb ? [20] »
Mars 1958 : Réédition de L’Envers et l’endroit (avec nouvelle préface) :
« Si, malgré tant d’efforts pour édifier un langage et faire vivre des mythes, je ne parviens pas à récrire L’Envers et
l’endroit, je ne serai jamais parvenu à rien : voilà ma conviction obscure », y écrit-il.
Le 5 mars 1958, il rencontre le général de Gaulle [21].
Mars-avril 1958 : séjour en Algérie. Le 1er avril 1958, Dans son Journal,
Mouloud Feraoun précise qu’il est à Alger et que Roblès est venu le voir : « Ce
soir, nous avons fait un tour à Alger. Par hasard nous avons rencontré Camus qui a été content de me voir et que
peut-être je reverrai. J’aimerais assez parler avec lui. Je crois que c’est ce qu’il souhaite de son côté [22]. »
Effectivement cette rencontre a lieu et Feraoun en rend compte en date du 11 avril 1958 :
« Camus est venu hier. Nous sommes restés deux heures à bavarder en toute simplicité, en toute franchise. Je me suis senti avec lui, aussi
immédiatement à l’aise qu’avec E. Roblès. Il y a en lui cette même chaleur fraternelle qui se moque éperdument des effets et des formes. Sa position
sur les événements est celle que le supposais : rien de plus humain. Sa pitié est immense pour ceux qui souffrent mais il sait hélas que la pitié ou
l’amour n’ont plus de pouvoir sur le mal qui tue, qui démolit, qui voudrait faire table rase et créer un monde nouveau d’où seraient bannis les timorés,
les sceptiques et tous les lâches ennemis de la Vérité nouvelle ou de l’Ancienne
Vérité rénovée par les mitraillettes, le mépris et la haine [23]. »
13 mai 1958 : retour de De Gaulle au pouvoir avec les émeutes des Pieds-noirs
- Juin 1958 : Publication d’Actuelles III – Chroniques algériennes, (Gallimard).
Juin-Juillet : 2ème voyage en Grèce - 18 octobre : achat de la maison de
Lourmarin.
1959
Théâtre
23-29 mars : séjour en Algérie. Se rend à Ouled-Fayet. Ce sera son dernier
séjour. Il passe une grande partie de l’année à Lourmarin.

La dernière année de vie, Le Premier Homme


En 1959, il travaille au Premier homme. Dans les annexes, cette phrase où
le "ils" désigne sans nul doute, le milieu intellectuel parisien, il se qualifie
d’Algérien : « Ce qu’ils n’aimaient pas en lui, c’était l’Algérien. » Il se désigne
ainsi pour rappeler le droit de sa communauté à rester dans son pays. Le Premier Homme s’écrit donc pendant ces
années (1957-1959) où Camus est sorti de son silence avec le prix Nobel, avec l’arrivée de De Gaulle au pouvoir et sa
décision de rassembler et d’éditer dix neuf années d’écrits journalistiques sur l’Algérie. Tout cela ne peut pas ne pas
être en lien.
Le Premier Homme, sans conteste, d’inspiration autobiographique, est avant tout une oeuvre littéraire : les enjeux
en sont différents et le regard sur le
réel et l’histoire plus symboliques. Cette autobiographie est celle d’un écrivain
célèbre dont on a lu entretiens, articles et oeuvres ; d’un écrivain symbole que l’on a sommé de prendre une position
claire dans le conflit algérien, violent et
déchirant, parce qu’il mettait aux prises, au-delà des idées, les hommes d’une
même terre. Comme toute autobiographie, c’est un livre de mémoire, c’est un
livre qui veut contrer l’oubli. Face à la guerre d’indépendance dont l’issue semble inéluctable, Camus apporte une
réponse : une invitation à un parcours de vie qui reconstruit l’Histoire d’un groupe, d’une communauté au moment
où se joue son éviction du pays. La ligne majeure est constituée d’un triptyque : anonymat, obscurité, oubli et de la
peur constante qui habite les membres de la société dominante. Cette ligne majeure est la palpitation profonde du
texte, sa saveur et son authenticité que nous entendons comme l’expression de l’être qui, confronté aux remises en
cause des hommes de sa terre, ceux de sa communauté et les autres, essaie de construire l’argumentation de sa
vérité. L’inachèvement du manuscrit qui suspend le polissage habituel chez Camus de "trop d’algérianité" pour
s’éloigner de l’écrit partisan et s’inscrire dans l’universel, donne, en conséquence, presqu’en direct, l’expression de
ce qu’il pense en sa qualité d’« Algérien ».
On voit bien lorsqu’on retrace, même succinctement la vie et le parcours
intellectuel d’Albert Camus qu’il est essentiel de situer toute son oeuvre dans son contexte, celui d’une Algérie
coloniale qui vit ses dernières années
douloureusement car sa particularité majeure est d’être une colonie de
peuplement avec une population de « colons » non possédants à laquelle il
appartient. Il est aisé de rappeler la grande force qui habite les passages où il
décrit son pays, de son poids d’observation, européen. Mais l’homme de gauche
appartient, en même temps, à la communauté dominante de la colonie, décidée à y demeurer par tous les moyens.
Si la cohabitation de deux peuples n’a jamais été harmonieuse, elle a pu être vécue de manière moins conflictuelle à
certaines périodes ; avec la guerre, ce n’est plus possible. On sait la prédilection qu’avait Camus pour les mythes :
dans Le Premier homme, il développe à différents endroits du texte, le mythe d’Abel et de Caïn et il aurait
certainement poussé plus loin cette légende symbolique des deux frères ennemis s’il avait eu le temps d’achever son
oeuvre. Caïn est le premier homme, le premier cultivateur, le premier meurtrier : « Caïn est le premier errant à la
recherche d’une terre fertile et le premier constructeur de ville. » Symbole de la responsabilité humaine, il veut être
maître de son destin et rendre la terre au travail de l’homme tout en admettant sa création par Dieu. Dieu lui
préférant Abel, le rejette : Caïn tue Abel. Commencent alors les lignées des élus et des exclus et Eve s’exclame :
« Mes fils n’en finiront plus de se tuer. »
Avec la légende, les pôles de la foi et de la révolte peuvent prendre mille et
une actualisations dans des personnages ou des forces historiques. La légende
permet aussi de contourner, d’éviter l’analyse historique sur le passage de la
colonisation à la décolonisation que la lutte de libération du peuple algérien, en
train de s’accomplir, imposait dans le réel.
La position de Camus face à la guerre de décolonisation
Ce refus d’une Algérie libérée du colonialisme en se libérant de la puissance coloniale qu’est la France, Camus l’a
exprimé clairement et sans détour dans ses écrits journalistiques. Dans sa fiction, il ne refuse pas d’affronter
l’histoire de son pays mais il le fait avec les armes du symbolique, élisant certains
au détriment des autres mais sans déclaration marquée. Par contre l’Avant-Propos des Chroniques algériennes, en
1958 donne sa position sans ambiguïté :
« J’ai essayé de définir clairement ma position. Une Algérie constituée par des peuplements fédérés, et reliée à la France, me paraît préférable, sans
comparaison possible au regard de la simple justice, à une Algérie reliée à un empire d’Islam qui ne réaliserait à l’intention des peuples arabes qu’une
addition de misères et de souffrances et qui arracherait le peuple français à sa patrie naturelle. »
En même temps, les textes de Chroniques Algériennes empêchent de lire
dans Le Premier Homme autre chose qu’une volonté de redéfinir plus de justice sans changer le cadre français du
pays. La position de Camus n’est pas « Tous Algériens [24] » dans le cadre de la délimitation d’une Nation nouvelle
mais tous « Algériens-Français », les Français et les Arabes, dans un nouveau cadre défini par la France. L’utilisation
de l’expression « empire d’Islam » place Camus dans l’idéologie la plus banale de l’époque à propos du monde
arabo-musulman [25] et la notion d’Algérie comme « patrie naturelle du peuple français » invite au débat.
Dès les premiers jours de novembre 1954, Camus a réduit le FLN à une
bande de terroristes en donnant à ce terme tout son poids négatif. Il n’a pas pu
voir dans le soulèvement algérien une aspiration à la liberté et à l’indépendance et n’a pu reconnaître ni accepter le
désir fort de Nation, né, en partie, des échecs de 130 ans de colonisation. Il faut aussi remarquer qu’il vit peu en
Algérie pendant toute cette guerre et même si la situation occupe son esprit et son coeur, il n’est pas au coeur de la
tourmente. On sait combien Frantz Fanon, après son expulsion d’Algérie début 1956, sera ahuri du peu d’intérêt que
les intellectuels français, dans leur majorité, portent à ce conflit. Ceux qui s’engageront, d’une manière ou d’une
autre, auprès des Algériens en lutte le feront tous par une immersion dans le vécu humain, dans des échanges
nombreux et douloureux avec des Algériens. On ne trouve pas non plus dans les Carnets de Camus – ce qui, bien
entendu n’est pas une preuve suffisante qu’il ne les ait pas lus – de mention de lectures qui auraient pu ébranler son
point de vue de Français d’Algérie : ni La Question de Henri Alleg, ni L’An V de la Révolution algérienne de Frantz
Fanon, ni La Révolution algérienne par les textes d’André Mandouze, ni tant d’autres études et témoignages.
Par ailleurs, il relativise l’obligation qui lui est faite de parler de l’Algérie.
Ainsi, dans l’Avant-propos de Chroniques algériennes 1939-1958 qu’il publie en 1958, il écrit :
« Mon opinion, d’ailleurs, est qu’on attend trop d’un écrivain en ces matières. Même, et peut-être surtout, lorsque sa naissance et son coeur le vouent
au destin d’une terre comme l’Algérie, il est vain de le croire détenteur d’une vérité révélée et son histoire personnelle, si elle pouvait être
véridiquement écrite, ne serait que l’histoire de défaillances successives, surmontées et retrouvées. »
Pourtant, c’est parce qu’il sent une certaine « détente psychologique »
« entre Français et Arabes » en 1958 – arrivée de De Gaulle au pouvoir ? –, qu’il pense, en composant ce dossier
avec ses articles sur 19 années, pouvoir faire entendre « un langage de raison [26]. » On a vu précédemment
l’exécution de l’étudiant Taleb, les réserves fortes de Feraoun et tant d’autres faits qu’on
pourrait rappeler : détente ?
Aujourd’hui, il est rare, de ce côté-ci de la Méditerranée, en France, que la
position de Camus dans la guerre d’Algérie/guerre de libération nationale soit
appréciée de façon critique. On le désigne volontiers comme le regard lucide, le
grand humaniste, l’espoir d’une « Algérie plurielle [27] » en nivelant son
positionnement politique qui est pourtant tout à fait clair : droit à la justice pour
les « Arabes », réforme du système colonial mais transformation qui ne peut se
faire que dans un lien étroit avec la France ; il n’y a jamais acceptation d’une
Nation algérienne indépendante où les Français d’Algérie qui voudraient
continuer à vivre dans leur pays le pourraient, en acceptant un statut de
minoritaires.
Lorsqu’on ose contester cette figure d’humaniste parfait face à ce conflit,
on rappelle immédiatement l’enquête en Kabylie, les articles de 45 et, en ultime
argument, « c’était son époque, il ne pouvait faire autrement. » Peut-être alors la meilleure manière de
redimensionner la position de Camus dans la question
algérienne est de la comparer à celle d’autres Français d’Algérie ou d’autres
figures prestigieuses de cette époque, pour ne pas le fixer dans un splendide
isolement et le remettre dans l’histoire des idées et des engagements de son
temps. Et pour nous en tenir aux figures « non-arabes » de cette période, lire les parcours qui n’ont jamais été ni
faciles ni apaisés de Jean Sénac, bien sûr, mais aussi de Jean Scotto, né, comme lui, en 1913 [28], de Pierre
Chaulet [29], de Jean Sprecher [30] et de ses amis dont Charles Géronimi. Et tant d’autres qu’il faut découvrir et
mettre en écho pour situer les positionnements sans caricature ni lissage.
Christiane Chaulet Achour

[1] Lettre de Feraoun dans Lettres à ses amis, Paris, Le Seuil, 1969, p. 54. La lettre de Camus est dans une collection particulière,
citée par Hamid Nacer-Khodja, Albert Camus Jean Sénac ou le fils rebelle, Paris Méditerranée, EDIF 2000, 2004, p. 116, note 7.
[2] Car il y a évidemment plusieurs acceptions de la notion d’humanisme.
[3] Cf. Jacques Duquesne, « On refusa de les appeler Algériens ils se nommèrent musulmans », dans Histoire de l’islam et des
musulmans en France du Moyen Âge à nos jours, Albin Michel, 2006, rééd. Livre de poche, La Pochothèque, 2010, p. 949 : « Et
puisqu’on ne voulait pas les appeler Algériens – ce qui eût été reconnaître l’existence d’une Algérie sans lien avec les Français, et
dont les « Européens » auraient été exclus – on les nommait "musulmans". Tous marqués de leur appartenance confessionnelle
supposée. » Il est dommage que ne soit pas aussi introduite ici la distinction entre Arabes vs musulmans, si courante dans la
colonie algérienne. La première étant la plus couramment discriminante. C’est celle qu’utilise A. Camus.
[4] Carnets III. Cité par Olivier Todd, Albert Camus - Une vie, Gallimard, 1996. Réédition « Folio », 1999, p. 820.
[5] Jean Sénac, Pour une terre possible… Poèmes et autres textes inédits, Paris, Marsa editions, 1999, pp. 245 à 248.
[6] Olivier Todd, op. cit., p. 826. Fonds Catherine et Jean Camus.
[7] Jean Sénac, Pour une terre possible…, op. cit., p. 248.
[8] Hamid Nacer-Khodja, op. cit., p. 68.
[9] Hamid Nacre-Khodja, op. cit., p. 69. Témoignage recueilli par H. N-K. en date du 5 juillet 1997 et lettre du 2 octobre 1997.
[10] Beaucoup a été dit sur cet appel. Le texte lui-même figure dans Chroniques algériennes – 1939-1958 (rééd. Folio, 2002), pp.
167-183. - Cf. Emmanuel Roblès, Albert Camus et la trêve civile, Philadelphia, Celfan Edition Monographics, 1988, 52 p. – Charles
Poncet, « Dans le sillage
d’Albert Camus », manuscrit inédit, cité de nombreuses fois par Olivier Todd. - « Trêve civile » par Guy Pervillé dans Dictionnaire
Albert Camus, Jean-Yves Guérin (dir.), R. Laffont, « Bouquins », 2010, pp. 901-902. A la suite des articles de L’Express, G. Pervillé
laisse entendre que c’est Camus qui a voulu faire quelque chose. Il signale l’arrivée tardive de Ferhat Abbas qui ne parlera pas et
cite comme seul témoignage algérien postérieur celui, peu crédible, de M.
Lebjaoui. Rien de la position de Mouloud Feraoun. Cf. aussi la lettre de Sénac à Camus, du 24 décembre 1957, en particulier,
Hamid Nacer-Khodja, op. cit., p. 163.
[11] Sans le dire, c’est une note d’E. R. (qui s’est chargé de la publication du Journal de son ami, après son assassinat) qui le
précise. Mouloud Feraoun, Journal, rééd. Alger, Bouchène, 1990, pp. 83-84. Toute la fin de cette page est à lire, en date du 3
février 1956. Une analyse remarquable d’un thème cher à Camus : les innocents et les coupables. M. F. développe aussi l’idée de
l’irrémédiable changement.
[12] Jean Sénac, Pour une terre possible…, op. cit., p. 347.
[13] Actuelles III – Chroniques algériennes, rééd. Gallimard, « Folio essais », 2002, pp. 157-158.
[14] Hamid Nacer-Khodja, op. cit., pp. 155-156. Toute la lettre est à lire.
[15] Les éditions Gallimard viennent de publier un essai collectif, Albert Camus contre la peine de mort, Gallimard, coll. « Hors
série littérature », octobre 2011. Walid Mebarek, correspondant d’El Watan à Lyon, en rend compte dans El Watan du 4 octobre
2011, en insistant sur l’action de Camus en faveur des condamnés à mort mais sans faire des recherches par ailleurs pour
nuancer la question : ainsi Camus ne participe ni au comité de soutien des époux Guerroudj et d’Abderrahmane Taleb (malgré la
lettre pressante que lui adresse Jean Sénac), ni au soutien à Fernand Iveton auquel il consacre une allusion dans son essai. Ce qui
ne remet pas en cause, bien évidemment, des interventions plus discrètes. La préface de Robert Badinter apporte une caution
de poids en la matière à la figure du « grand homme » à laquelle le ton du compte-rendu participe également.
[16] M. Feraoun, Journal, op. cit., p. 227.
[17] M. Feraoun, Journal, op. cit., p. 228.
[18] Albert Camus, Essais, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », édition Quilliot, p. 1051. Il faut préciser : explosif réglé à une
heure où il ne pouvait faire de victimes.
[19] Document de 31 pages, édité à Paris.
[20] Hamid Nacer-Khodja, op. cit., pp. 165-166 : toute cette lettre porte sur cette question.
[21] Information donnée dans la chronologie du Dictionnaire Albert Camus, sans précision de source. La position de De Gaulle
telle qu’elle a été éclairée par Benjamin Stora montre que Camus a une convergence avec ses vues. Le Mystère de Gaulle – son
choix pour l’Algérie, Paris, R. Laffont, 2011.
[22] M. Feraoun, Journal, op. cit., p. 297.
[23] M. Feraoun, Journal, op. cit., p. 300.
[24] Titre d’une brochure du GPRA, Tunis.
[25] Cf. Histoire de l’islam et des musulmans en France, op. cit., Henry Laurens, « L’islam dans la pensée française, des Lumières à
la IIIe République », p. 515. Cf., en particulier, pp. 530-531.
[26] Chroniques algériennes, op. cit. rééd. « Folio » de 2002, p. 27.
[27] Formule étonnante pour quelqu’un qui n’avait qu’une connaissance approximative des cultures arabo-musulmane et
berbère de son pays. Où est la pluralité dans la perspective étroitement occidentale de Camus ? Comment faire du pluriel à
partir d’un singulier ? Cf. la lettre de Sénac à Camus (Hamid Nacer-Khodja, op. cit., pp. 157-158) : « Mais je sers mon peuple à ma
façon (ce peuple de neuf millions d’Arabo-Berbères et d’un million d’Européens et de Juifs). »
[28] Cf. Curé pied-noir, Evêque algérien – souvenirs recueillis par C. Erhlinger, Paris, Desclée de Brouwer.
[29] Pierre Chaulet, « Parti pris », Majallat et-tarikh, Centre National d’Etudes Historiques, Alger, 2ème semestre 1984, pp. 81-
107 (Anniversaire du 30ème anniversaire du 1er novembre).
[30] Jean Sprecher, À contre-courant – Etudiants libéraux et progressistes à Alger – 1954-1962, (avec les textes de Alain Accardo,
Antoine Blanca, Jean-Paul Ducos, Claude Oliviéri et Charles Géronimi), Saint-Denis, éditions Bouchène, 2000.

l’Algérie
 L’Algérie et son histoire
 Abd el-Kader
 la conquête (1830-1871)
 l’apogée colonial (1871-1940)
 les « populations » de l’Algérie coloniale
 Les pieds-noirs
 Mouloud Feraoun
 Albert Camus
 Le témoignage de Bachir Hadjadj
 Les prémices de la guerre (1940-1954)
 la guerre
 Philippeville, 20 août 1955
 jours de guerre
 les camps
 torture (Algérie)
 l’affaire Audin
 la guillotine
 face à la guerre
 témoignages
 ils ont su dire NON
 le FLN
 rue d’Isly
 Oran 1962
 l’assassinat de Château-Royal
 massacres en France
 Charonne
 les rapports franco-algériens
 Algérie : les disparus des années 1990
 L’Algérie et les droits de l’homme

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 Kamel Daoud et Albert Camus, par Christiane Chaulet Achour
 Albert Camus et l’indépendance de l’Algérie
 Camus au partage des eaux, par Arezki Metref
 Camus et les nostalgiques de l’Algérie française, par Benjamin Stora
 Camus brûlant, par Benjamin Stora
 Albert Camus face à la question algérienne, par Christiane Chaulet Achour
 Albert Camus aujourd’hui, par Benjamin Stora
 Albert Camus dans les imaginaires, par Benjamin Stora
 Albert Camus et les ambiguïtés

1996 - 2019 Histoire coloniale et postcoloniale


Avant-propos
https://lewebpedagogique.com/clarisseleoromain/
FEATURED
Posted on 14 octobre 2014

Bonjour et bienvenue sur notre site consacré à Albert Camus et créé dans le cadre d’un TPE. Nous avons choisi de mettre en
avant la place de l’Algérie dans les œuvres de Camus. En guise de parties et sous-parties, vous trouverez des catégories dans
lesquelles, de façon claire, sont hiérarchisés les articles. Bonne consultation.

Albert Camus et la question sociale en Algérie – Introduction


Posted on 22 février 2015

Albert Camus a toujours été attaché à l’Algérie. En effet, étant né à Mondovi, près de Bône, il fut très touché par la condition
sociale des Algériens. Lorsque Camus est vivant, l’Algérie est une colonie française avec des départements. Mais comment
dénonce-t-il la misère physique et morale de ce peuple ? Nous verrons tout d’abord la place qu’occupe cette population dans la
société de l’époque, puis nous nous pencherons sur le cas de la Kabylie, une région qui touche particulièrement l’écrivain.

Maison de Kabylie maritime et son verger de figuier en hiver © G.


Camps.
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La situation de l’Algérie à l’époque de Camus


Posted on 21 février 2015

L’Algérie fut conquise en 1830 par les Français. Jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie et depuis 1848, on y trouvait trois
départements et une subdivision du territoire Algérien appelée Territoires du Sud, qui recouvrait tout le Sahara algérien. Ces
trois départements étaient le 91 département d’Alger, le 92 département d’Oran et le 93 département de Constantine. La
présence de départements, comme dénomination administrative montre vraiment un réel attachement affectif et une adoption
de l’Algérie par les français et l’État Français. On trouvait des préfets dans ces départements, les Territoires du Sud étaient,
quand à eux, dirigés par un gouverneur général de l’Algérie. Si des débats pour l’égalité des Algériens et des Français eurent lieu
jusqu’à la guerre civile, 1954-1962, ils n’aboutirent jamais. Les autorités françaises ne prenant pas en compte les doléances des
Algériens. Albert Camus prit d’ailleurs part à nombre de ces débats, qui passaient à la radio. En 1962, à la fin de la guerre,
l’Algérie est un pays indépendant et les colons français, ceux qui ne sont pas déjà partis pendant la guerre alors qu’ils étaient
menacés, sont obligés de quitter le pays.

Drapeau de l’Algérie
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Les pieds noirs
Posted on 18 février 2015

Durant l’occupation française en Algérie, la population était divisée en deux catégories : les français et les « indigènes ». Les
français vivant en Algérie étaient plus communément appelés les « pieds noirs ». Cependant être français ne signifiait pas être
riche, certes il était plus facile pour un colon d’avoir un niveau de vie plus élevé que les autochtones, mais beaucoup d’entre eux
vivaient modestement. En effet, certains pieds noirs étaient très pauvres et n’avaient parfois pas accès à l’éducation, la famille
d’Albert Camus en est la parfaite illustration. Ses ancêtres, qui venaient d’Alsace, furent partie des premiers colons à immigrer
en Algérie. Cependant sa famille était très pauvre et Albert Camus fut l’un des rares à recevoir une éducation. Sa condition
sociale ne la pourtant pas empêché de devenir l’un des plus grand écrivains de son époque. Écoutons d’ailleurs l’intellectuel
kabyle, Mouloud Mammeri parlez de la condition sociale de Camus et des ses répercussions:

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Les indigènes
Posted on 17 février 2015

Par opposition aux colons, ou aux pieds noirs, on trouve les autochtones désignés eux sous le terme d’indigène. Il existait un
ensemble de textes, l’Indigénat, qui définissait les droits des autochtones. Il n’y avait bien sûr pas d’égalité entre colons et
indigènes. La vie était très dure, pauvreté, manque de nourriture, mauvais accès à l’éducation ou encore manque de travail pour
les Algériens.

Pour justifier le code de l’Indigénat, qui réduit les indigènes en esclaves, les colons soutiennent que ce code est censé assimiler,
c’est-à-dire civiliser les indigènes afin qu’ils s’adaptent à la civilisation française. Pourtant, le code de l’indigénat va disparaître en
trois temps. L’ordonnance du 7 mars 1944 supprime le statut pénal de l’indigénat. La loi Lamine Guèye du 7 avril 1946 reconnaît
la nationalité française pleine et entière à tous les Français, indigènes inclus. Enfin, le statut du 20 Septembre 1947 accorde
l’égalité politique et d’accès égal aux emplois de la fonction publique. Les populations autochtones peuvent alors circuler
librement dans tout le pays et pratiquer leur coutumes. Sans tenir compte de la loi, les autorités françaises réussirent à faire
perdurer ce code jusqu’en 1962. A partir de 1962 , l’Algérie devient un pays indépendant .

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Albert Camus dénonçant la pauvreté algérienne


Posted on 16 février 2015

Durant sa vie, Camus fut très touché par la misère du peuple algérien, en particulier par une région : la Kabylie. En effet, il
consacre à cette région rurale et montagneuse une série d’articles dans « Alger républicain » du 5 au 15 juin 1939. Cette misère
est, selon lui, due au surpeuplement de cette région. Les problèmes de la Kabylie viennent aussi de la fertilité du sol. la culture
de la graine de couscous, qui fait partie de la nourriture traditionnelle, est impossible. les seules productions possibles sont
celles de fruits, olives et figues. Les besoins de la population ne sont donc pas satisfait et le minimum vital doit être acheté en
provenance d’autres régions algériennes, ce qui augmente le prix. La misère est également financière. En effet, la crise
économique des années 1930 restreint le marché du travail en France. Les ouvriers kabyles, qui ont beaucoup de mal à trouver
du travail en Algérie, n’ont donc plus la possibilité de partir en France. Elle est due à une discrimination de l’ouvrier algérien. En
effet, dans sa série d’articles consacrée à la Kabylie, Camus écrit : « L’idée si rependue de l’infériorité de la main d’œuvre
indigène ». Par cette citation, Albert Camus montre bien les idées reçues sur les ouvriers originaires d’Algérie, ce qui ne les aide
pas à trouver du travail.
Couverture de Misère de la Kabylie de Albert Camus
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Les solutions proposées par Camus


Posted on 15 février 2015

Albert Camus ne fait pas que dénoncer et critiquer, il apporte également des solutions pour réduire la pauvreté en Algérie. En
effet, une des principales solutions, selon lui, est l’immigration des travailleurs en France. Cependant, la crise de 1930 en France
créa un blocus et les frontières furent fermées. Ce qui empêcha l’immigration de travailleurs algériens. Il propose également
comme solution d’apporter l’enseignement. En effet, dans le cas de la Kabylie, en 1939, seulement un dixième des enfants
kabyles en bénéficient alors que c’est une des bases de la législation de la colonisation française et de la domination coloniale,
que « d’apporter a civilisation ». Une grande partie de la population n’ a donc pas accès au savoir et peut difficilement exercer
un métier leur permettant d’élever leur niveau de vie. Enfin, il propose comme autre solution d’intégrer d’avantage le peuple
algérien au peuple français : « En tout cas, si l’on veut vraiment d’une assimilation, et que ce peuple si digne soit français, il ne
faut pas le séparer des français. » En effet, la séparation des deux peuples a joué un rôle très important sur la condition sociale
des algériens. Les français rejetant les algériens, des discriminations au moment de choisir entre deux travailleurs étaient faites,
les français étant toujours préférés aux algériens.

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Albert Camus et la politique algérienne – Introduction


Posted on 14 février 2015

Durant la Guerre d’Algérie Albert Camus avait des idées politiques bien précises. Mais il était mal compris et souvent critiqué.
Ainsi, pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, il était critiqué par les pieds noirs, les intellectuels de gauche, qui étaient pro-
indépendance, et les indépendantistes du FLN et chacun pour des raisons différentes. Camus se démarquait donc comme un
auteur qui exprimait ses idées ce qui était peu commun et encore aujourd’hui! Nous allons donc voir qu’elle était la pensée
politique algérienne de l’auteur. Il exprimait ses idées le plus possible comme avec le discours de Stockholm qu’il a fait, suite a la
réception du prix Nobel de littérature en 1957.

Albert Camus dans son bureau de rédaction de Combat, 1945 ©


René Saint P
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La guerre d’Algérie
Posted on 12 février 2015

La guerre d’Algérie s’est déroulée de 1954 à 1962 et opposait l’Algérie, plus particulièrement le FLN, le front de libération
nationale, à la France. Ainsi, les différents partis politiques algériens voulaient l’indépendance de cette colonie par rapport à la
France. Cette guerre fut très meurtrière pour l’Algérie, entre 300 000 et 460 000 morts, en grande partie des civils. Du côté de la
France, il y eu environ 23 000 morts dont 5000 civils. Cette guerre a eu pour conséquence, suite à la signature des traités d’Evian
qui mettent un terme à la guerre, l’exode des pieds noirs. La guerre d’Algérie a aussi favorisée la chute de la IVème République
impliquant la mise en place de la Vème République et le retour au pouvoir de Charles de Gaulle. Si cette guerre laisse encore des
traces dans les mémoires c’est sûrement par l’âpreté et la nouveauté des combats. L’armée française ayant fait preuve de
barbarie et de massacres contre des Algériens qui multipliaient les attentats. Cette guerre s’imbrique dans le mouvement de
décolonisation du XXème siècle impliquant d’autres guerres dans le monde, l’Indochine par exemple. Voici d’ailleurs une courte
vidéo qui retrace le déroulement de la guerre d’Algérie:

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Albert Camus et les paysages algériens – Introduction


Posted on 8 février 2015

On peut dire, en quelque sorte, que Camus avait un rapport presque charnel avec l’Algérie. Ainsi, il a toujours été très attaché
aux paysages de sa terre natale. Pour le natif de Mondovi, chaque partie du paysage a une signification qui lui est propre . Elle
évolue aussi en fonction des autres éléments associés. Comment chez Albert Camus le paysage algérien influence le
personnage ? Nous verrons dans un premier temps le côté mélioratif de ce paysage puis comment il peut déconstruire l’identité
d’un personnage.

Ghardaïa noir et blanc © Sonia-Fatima Chaoui, juin 2007


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Mise en bouche sur la symbolique Camusienne


Posted on 5 février 2015

Chez Albert Camus on trouve un réel paradoxe lorsqu’il est question d’interprétation. En effet, chaque objet, animal, paysage a
une signification qui lui est propre mais ce sens donné évolue tout au long de la vie de Camus, dans ses œuvres, et peut prendre
le sens contraire de celui qu’il avait au départ. Ainsi, les interprétations sont totalement éloignées entre Noces à
Tipasa et L’Étranger. Si, dans le premier, écrit dans sa jeunesse, Camus est lyrique on retrouve dans ces œuvres de maturité, une
tendance plus moralisatrice et pessimiste. Enfin, les éléments ( paysages, minéraux, objets, etc… ), lorsqu’ils sont associés, n’ont
pas le même sens que séparés. C’est donc un univers complexe et en perpétuelle évolution que nous allons essayer
d’apprivoiser.
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Camus l’Algérien
Cinquante ans après sa mort, comment l’auteur de «L’Etranger» est-il
perçu en Algérie? Editeurs et écrivains
répondent
https://www.letemps.ch/culture/camus-lalgerien

Pas de rue ni de place ni même de lycée Albert Camus à Alger. Il se raconte cependant – la ville
blanche aime les rumeurs – que jadis le chef des éboueurs du quartier populaire de Belouizdad
(ex-Belcourt) où a grandi l’écrivain était surnommé Mohamed Camus. Il existe pourtant une trace
gravée d’Albert Camus, à 70 km à l’ouest d’Alger. Parmi les ruines romaines bordant la mer, une
pierre comme une page de livre reproduit une phrase de l’auteur des Noces à Tipasa. Voilà à peu
près tout. Cinquante années après sa disparition, l’Algérie a-t-elle répudié Camus l’Algérien? Lui
reproche-t-elle encore «sa position coloniale et son silence approbateur»? De préférer «sa mère à
la justice», fameuse citation extraite d’une déclaration où il dénonçait à sa façon les bombes du
FLN? Lui en veut-elle encore de biffer dans ses livres l’homme algérien et de le tuer «d’un coup de
soleil»? Tandis qu’artistes et intellectuels algériens et français mènent une «caravane Albert
Camus» dans quatorze villes d’Algérie et neuf de France, quatre voix algériennes confient leur
proximité avec l’enfant de Belcourt, «cet étranger familier».

«Une façon sensuelle de dire l’Algérie»

Maïssa Bey, écrivain, vit à Sidi Bel -Abbès. Pierre Sang Papier ou Cendre (Aube, 2008). A
paraître: Puisque mon cœur est mort.

«Enfant, j’étais déjà une lectrice de Camus. Ma porte d’entrée dans son œuvre a été L’Etranger.
Ses mots furent une révélation, la redécouverte de la terre Algérie, la communion entre mer et
soleil. Le lyrisme de Camus fait résonner en moi ce que nous aimons partager, la lumière et
l’ombre, le vent dur venu des lointains, la rumeur du ciel et l’aspiration au bonheur. Je me
souviens d’un instant d’ébullition en 1967, j’étais étudiante et Luchino Visconti tournait dans les
rues d’Alger l’adaptation de L’Etranger. Il y avait là Marcello Mastroianni et l’une de mes amies
faisait la doublure d’Anna Karina dans une scène. J’étais tout à coup si proche d’Albert Camus. J’ai
lu par la suite Noces à Tipasa, une façon sensuelle de dire l’Algérie et les amours. Il a écrit là ce que
l’on ressent au plus profond de nous, entre mer et terre. Bien entendu, il y a la polémique autour
de l’époque coloniale et de son algérianité. Dans son œuvre, l’Algérien n’est pas absent
contrairement à ce que disent certains, mais il n’est qu’ombre, que fantôme, que figurant. La terre
Algérie chantée par Camus exclut de fait ceux que l’on appelait alors les musulmans ou les
indigènes. Elle est comme réservée à ceux qui savaient la voir et la caresser, mais pas avec des
yeux d’Algériens.»

«Il fait partie du patrimoine culturel algérien»

Sofiane Hadjadj, responsable avec Selma Hellal des Editions Barzakh à Alger.

«Si les Mohamed Dib, Kateb Yacine et Assia Djebar sont les pères fondateurs de la littérature
algérienne post-indépendance, Albert Camus fait partie du patrimoine culturel algérien au même
titre que saint Augustin. Camus est pour moi pleinement un écrivain algérien. Il connaissait la
réalité de la société algérienne, son monde ouvrier, sa misère. Il était déchiré et se plaçait dans un
entre-deux. Il nous a enseigné le sens de la nuance, de la complexité du paradoxe. Il s’agit pour
nous éditeurs de donner à lire Camus à un lectorat plus étendu. Les livres venant de l’étranger et
de France ont une diffusion restreinte et sont chers. Ils sont accessibles presque uniquement lors
du Salon du livre d’Alger. Nous avons édité en 2004 un ouvrage de Christiane Chaulet-
Achour, Albert Camus et l’Algérie, tensions et fraternité s, qui s’est très bien vendu. Et nous venons
de coéditer avec Actes Sud Les Derniers Jours de la vie d’Albert Camus de José Lenzini. Il y a en fait
un intérêt constant et renouvelé pour Camus, même dans la nouvelle génération. Les livres les plus
lus restent L’Etranger et La Peste, mais le Camus journaliste avec ses reportages sur la pauvreté en
Kabylie intéresse beaucoup. Il permet de nuancer l’homme et son œuvre et de sortir du
manichéisme réducteur pieds-noirs contre Algériens.»

«Son seul pays, son seul rivage»

Yasmina Khadra, romancier, vient de faire paraître L’Olympe des infortunes chez Julliard. Il est par
ailleurs le directeur du Centre culturel algérien de Paris.

«Je suis né pour écrire, c’était un héritage ancestral. Je suis né dans une tribu de poètes. Je voulais
être poète arabe mais je suis devenu romancier de langue française parce que j’ai lu L’Etranger à
l’âge de 14 ans. Albert Camus a écrit l’Algérie avec un regard d’enfant triste. Il a parlé des choses
qu’on entoure, pas des choses qui nous entourent. Il a parlé de son Algérie à lui, son rêve algérien
qu’il ne pouvait pas partager, comme un jouet d’enfant. Cela l’a empêché de porter son regard
plus loin. Il n’est jamais allé de l’autre côté. Il m’a légué en quelque sorte tout ce qu’il n’a pas voulu
voir, toutes les autres Algérie, la communauté musulmane, l’Arabe. Je lui dis dans mes livres que
l’Algérie est une histoire, un courage, une intelligence, une générosité, des choses qu’il n’a pas
vues. Mais on a eu tort de lui reprocher la fameuse phrase où il dit qu’il préfère défendre sa mère
avant la justice. Camus a milité pour son Algérie à lui, ce qui est légitime. Elle était au fond son seul
pays, son seul rivage. Il y était accroché. Réduire le personnage à cette seule citation est une
hypocrisie. Camus quand il écrit est l’écrivain le plus important au monde, il appartient à notre
patrimoine national et il est notre seul Nobel.»
«Un acteur, un chanteur de rock, un danseur d’opéra?»

Adlène Meddi, jeune romancier algérois, dernier roman paru La Prière du Maure chez Barzakh
(Alger) et aux Editions Jigal (Marseille).

«Je viens de réaliser un reportage dans le quartier de Belcourt à Alger où Albert Camus a grandi.
J’ai interrogé les gens. Personne n’a jamais entendu parler de lui. Au numéro 124 où il a vécu
pauvrement avec sa mère, le propriétaire est la seule personne qui connaît un peu Camus parce
que des étrangers frappent souvent à sa porte. Camus étudiant à la fac ou gardien de but au
Racing d’Alger est un souvenir effacé de la mémoire des anciens. Les jeunes, eux, ne lisent pas… Ils
demandent: Camus, c’est un acteur, un chanteur de rock, un danseur d’opéra? Comment les
blâmer? Notre système éducatif sinistré est la cause de cette ignorance. J’ai découvert Albert
Camus non pas sur les bancs de l’école mais dans les cours de récréation en discutant avec
d’autres élèves. Nous croyions sa lecture réservée à l’élite académique de notre pays mais lorsque
dans les années 2000 la presse a commencé à s’intéresser à lui, à enquêter, à ouvrir le débat, nous
avons mesuré toute sa dimension. Et la polémique sur le Camus pro-Algérie française importe au
fond peu aux jeunes générations. Nous aimons l’écrivain et notre lecture de son œuvre est
dépassionnée. Camus est en train de devenir un auteur comme un autre, c’est ce qui peut lui
arriver de mieux.»

A Alger, "il n'est pas facile de défendre Albert Camus en 2010"

Par Isabelle Mandraud (envoyée spéciale à Alger)  Publié le 20 février 2010 à 14h32 - Mis à jour le 20
février 2010 à 14h32

Célébré en France, le cinquantenaire de la mort d'Albert Camus fait un "flop" en Algérie. Les initiatives
rendant hommage à l'écrivain Prix Nobel de littérature, né sur la côte est algérienne, près d'Annaba, sont
rares et divisent les intellectuels. Un texte, baptisé "Alerte aux consciences anticolonialistes" circule auprès
des éditeurs, universitaires et journalistes pour dénoncer la "fête camusienne", synonyme, aux yeux de ses
auteurs, d'une "réhabilitation du discours de l'Algérie française".

Diffusée par Mustapha Madi, directeur de collection aux éditions Casbah, la pétition dénonce la Caravane
Camus, un projet de Sabah M'Rakach, psychologue et fondatrice de la société Sab Solutions, en association
avec le français Guillaume Luchelli.

Sept villes, dont Alger, Annaba, Tlemcen ou encore Oran, devraient accueillir des manifestations autour de
Camus. Sollicité pour son patronage, le ministère de la culture algérien n'a pas encore donné sa réponse. Et
les centres culturels français d'Algérie font profil bas, avec une discrète programmation de conférences en
avril. " On reste "underground"", concède un diplomate.

L'auteur de L'Homme révolté réveille les passions toujours promptes à s'enflammer sur les questions de
mémoire. Les uns célèbrent un grand auteur humaniste témoignant notamment de la Misère de la Kabylie ;
les autres voient un écrivain colonialiste, pied-noir, silencieux lors de la guerre d'indépendance. "Sartre
aurait posé moins de problèmes", soupire Sabah M'Rakach.

Le débat supplante les clivages arabophones- francophones. "Si vous voulez vraiment lire L'Etranger, Le
Mythe de Sisyphe (...) alors faites preuve de discrétion, allez les lire à l'abri des regards", a ironisé, vendredi
19 février, le quotidien arabophone El Khabar, en condamnant les "objecteurs de conscience et les gardiens
du temple qui font en ce moment la chasse à tous ceux qui lisent Camus". "C'est une bataille de la
génération des plus de 50 ans, les jeunes ne connaissent pas Camus", souligne le sociologue Abdenasser
Djabi. Destinataire de la pétition, cet universitaire a refusé de la signer. "Ce n'est pas facile de défendre
Albert Camus en 2010, du fait de l'arabisation de la culture et des petites guéguerres avec les Français",
ajoute-t-il.

Isabelle Mandraud (envoyée spéciale à Alger)


Camus l'Algérien à part entière ou entièrement à part ?

 5 FÉVR. 2018

 PAR SEMCHEDDINE

 BLOG : LE BLOG DE SEMCHEDDINE


«(...) Car il y a seulement de la malchance à n'être pas aimé : il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous,
aujourd'hui, mourons de ce malheur. C'est le sang, les haines décharnent le cœur lui-même ; la longue revendication
de la justice épuise l'amour qui pourtant lui a donné naissance...»   Albert Camus.

Le 5 février 2018

 On a souvent décrit Albert Camus comme étant contre l'indépendance de l'Algérie et pendant des années il était
tabou d'en parler en Algérie. Les rares intellectuels algériens qui en parlent le font avec des précautions oratoires
pour ne pas s'attirer les foudres du consensus ambiant. Qu'est il exactement ? Personne, d'honnête
scientifiquement, ne peut oublier son combat quand il écrivait dans Alger Républicain et qu'il décrivait la misère en
Kabylie, mais est-ce suffisant pour l'absoudre ? Souvenons-nous de la phrase: «Entre ma mère et la justice, je
choisirais ma mère.» 

 S'il est vrai que la phrase qui fait débat est souvent citée hors de son contexte, s'il est vrai aussi que comme tout
«méditerranéen», Camus aimait beaucoup sa mère, il est possible que Camus, dans le contexte difficile de la guerre,
eut à faire un choix douloureux qui lui fait préférer la France à la justice à rendre à ceux qui la réclament. On
commence à trouver un Camus fréquentable, certains s'en réclament, voire à tort se l'approprient. D'autres
construisent leurs carrières sur un vulgaire plagiat, Camus se sentait-il Algérien au point d'épouser la cause de la
liberté ? 

 Nous allons tracer le parcours atypique d'Albert Camus qui eut deux vies, celle vécue dans sa terre natale, l'Algérie,
et celle en «Métropole» où il sera amené à prendre fait et cause pour la France coloniale. () Albert Camus est mort
en janvier 1960, au moment où l'option de la négociation avec le FLN pour préparer l'indépendance de l'Algérie
commençait à être envisagée par le général De Gaulle. On ne sait pas comment il aurait réagi s'il avait vécu en 1960,
1961 et 1962, à un moment où chacun a eu à choisir entre cette acceptation de l'indépendance et l'option du putsch
et de l'OAS. Voici des extraits de ces textes : «(...) Sur le plan politique, je voudrais rappeler aussi que le peuple arabe
existe. Je veux dire par là qu'il n'est pas cette foule anonyme et misérable où l'Occident ne voit rien à respecter ni à
défendre. Il s'agit au contraire d'un peuple de grandes traditions et dont les vertus, pour peu qu'on veuille
l'approcher sans préjugés, sont parmi les premières. Ce peuple n'est pas inférieur, sinon par la condition de vie où il
se trouve, et nous avons des leçons à prendre chez lui, dans la mesure même où il peut en prendre chez nous. Trop
de Français, en Algérie ou ailleurs, l'imaginent par exemple comme une masse amorphe que rien n'intéresse (...). »
(1) 

Si les écrits de Camus sur la misère sont indéniablement accablants pour le pouvoir colonial, on ne connaît pas, dans
le fond, la position de Camus concernant la tentative de génocide de 1945. Pour Camus les massacres de 1945 sont
un simple ras-le-bol social et économique et il apporte, ce faisant, des remèdes superficiels : «L'Algérie de 1945 est
plongée dans une crise économique et politique qu'elle a toujours connue, mais qui n'avait jamais atteint ce degré
d'acuité. () Des hommes souffrent de faim et demandent la justice. () Au lieu d'y répondre par des condamnations,
essayons plutôt d'en comprendre les raisons. () Un peuple qui ne marchande pas son sang dans les circonstances
actuelles est fondé à penser qu'on ne doit pas lui marchander son pain. () Les massacres de Guelma et de Sétif ont
provoqué chez les Français d'Algérie un ressentiment profond et indigné. La répression qui a suivi a développé dans
les masses arabes un sentiment de crainte et d'hostilité. (...) A tout prix, il faut apaiser ces peuples déchirés et
tourmentés par de trop longues souffrances. Pour nous, du moins, tâchons de ne rien ajouter aux rancœurs
algériennes.» (1) 

 Voilà pour la position de Camus concernant les dizaines de milliers d'Algériens qui sont passés en l'espace de
quelques semaines de vie à trépas. En fait Camus se contenterait de réformettes et nous rappelle la fameuse
formule du neveu Tancrède du marquis de Lampedusa dans le «Guépard», le film admirable de Visconti. «Il faut que
tout change pour que tout redevienne comme avant.» 

Edward Saïd : une analyse lucide 


 L'écrivain américain d’origine palestinienne  Edward Saïd va justement à contresens de la doxa laudative concernant
Camus. Il décèle dans son œuvre un plaidoyer sincère pour la colonisation européenne à l'instar de Joseph Conrad
ou de Rudyard Kipling. Lisons-le : «Albert Camus est le seul auteur de l'Algérie française qui peut, avec quelque
justification, être considéré comme d'envergure mondiale. (...) Camus joue un rôle particulièrement important dans
les sinistres sursauts colonialistes qui accompagnent l'enfantement douloureux de la décolonisation française du XXe
siècle. C'est une figure impérialiste très tardive : non seulement il a survécu à l'apogée de l'empire, mais il survit
comme auteur «universaliste» qui plonge ses racines dans un colonialisme à présent oublié(...)». O'Brien, dans un
livre qui ressemble beaucoup à l'étude de Raymond Williams sur Orwell, écrit : «Il est probable qu'aucun auteur
européen de son temps n'a si profondément marqué. (...) De plus, Joseph Conrad et Camus ne sont pas les
représentants d'une réalité aussi impondérable que la «conscience occidentale», mais bien de la domination
occidentale sur le monde non européen» (2) 

«()C'est une relation laborieusement construite où la France et la Grande-Bretagne s'autoproclamaient l'«Occident»


face aux peuples inférieurs et soumis du «non-Occident», pour l'essentiel inerte et sous-développé. (...) Car, si
regrettable qu'ait été le comportement collectif des colons français en Algérie, il n'y a aucune raison d'en accabler
Camus.(...)». Allant plus loin que la plupart des critiques, O'Brien observe que «le choix n'est pas innocent : bien des
éléments de ces récits (par exemple le procès de Meursault (dans L'Etranger) constituent une justification furtive ou
inconsciente de la domination française, ou une tentative idéologique de l'enjoliver. (...)» (2) 

 «Quand, dans les dernières années de sa vie, Camus s'oppose publiquement, et même violemment, à la
revendication nationaliste d'indépendance algérienne, il le fait dans le droit fil de la représentation qu'il a donnée de
l'Algérie depuis le début de sa carrière littéraire, même si ses propos font alors tristement écho à la rhétorique
officielle anglo-française de Suez. «En ce qui concerne l'Algérie, l'indépendance nationale est une formule purement
passionnelle. Il n'y a jamais eu encore de nation algérienne. Les Juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères
auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle. Actuellement, les Arabes ne forment pas à,
eux seuls, toute l'Algérie. L'importance et l'ancienneté du peuplement français en particulier suffisent à créer un
problème qui ne peut se comparer à rien dans l'histoire. Les Français d'Algérie sont eux aussi, et au sens fort du
terme, des indigènes. Il faut ajouter qu'une Algérie purement arabe ne pourrait accéder à l'indépendance
économique sans laquelle l'indépendance politique n'est qu'un leurre(...)» (2) 

«Quelle différence, conclut Edward Saïd, d'attitude et de ton dans le livre de Pierre Bourdieu, sociologie de l'Algérie,
publié, comme L'Exil et Le Royaume, en 1958 : ses analyses réfutent les formules à l'emporte-pièce de Camus et
présentent franchement la guerre coloniale comme l'effet d'un conflit entre deux sociétés. (...) Camus confirme donc
et raffermit la priorité française, il ne condamne pas la guerre () il ne s'en désolidarise pas.» (2) 

 La cause perdue de Georges-Marc Benhamou 

 Naturellement, d'une façon ou d'une autre, on trouvera toujours des défenseurs d'Albert Camus. Se chercher une
proximité avec un prix Nobel, cela fait distingué et peut être un facteur de visibilité sociale. Ainsi, Georges-Marc
Benhamou, qui écrivit une histoire de l'Algérie, se vit rappeler à l'ordre dans un article magistral des historiens
Gilbert Meynier et Mohammed Harbi : «La dernière étape du révisionnisme médiatique».Voulant à tout prix
défendre Camus, il justifie l'injustifiable comme le montrent les auteurs : «Que dire du panégyrique de Camus qu'il
dresse en tentant laborieusement d'éclaircir sa fameuse formule : «Je préfère ma mère à la justice» (traduisons : je
préfère les Français d'Algérie au FLN, son combat fût-il juste). Mais, s'en étonnera-t-on ? Silence sur le Jules Roy de
La Guerre d'Algérie qui préférait, de son côté, aimer autant la justice que sa mère. Jules Roy, tout autant pied-noir
que Camus, et au surplus colonel de l'armée de l'air et à contre-courant de son milieu militaire d'origine : il déclara
finalement, non sans douleur, ne pouvoir que soutenir le camp des pouilleux violentés. Comme Camus, notre auteur
ne dit jamais «les Algériens», mais «les Arabes», conformément aux vieilles taxinomies coloniales qui furent aussi
celles de Maurice Thorez qui voyaient en les Algériens une mosaïque de communautés : «Les Arabes, les Kabyles et
les Européens» (3) 

L'ambivalence du discours de Camus 


 Dans le même ordre de l'ambivalence du discours de Camus, Raphaël Confiant, interviewé à propos de son ouvrage
sur Fanon, déclare : «Fanon est un géant de la pensée décoloniale, à travers notamment ses deux essais
incandescents, Peau noire, masques blancs et Les Damnés de la terre. () On n'a jamais chassé les pieds-noirs. Ils sont
partis d'eux-mêmes. Personne ne pouvait chasser un million de personnes. C'était impossible. Puis l'OAS a senti le
fait minoritaire pour les pieds-noirs et n'en a pas voulu. Fanon était très sévère envers Camus et sa philosophie de
l'absurde. Mais il a été très ambigu, car il était déchiré. Mais aussi je le soupçonne de n'avoir pas voulu être une
minorité dans l'Algérie indépendante. Car les pieds-noirs étaient un million de personnes et les Algériens arabo-
berbères 8 millions. Camus n'imagine pas un pouvoir algérien où ils seraient minoritaires. Sans doute pensait-il
pouvoir être toujours en position dominante. Pourtant la majorité des pieds-noirs était pauvre. Camus a fui, quelque
part, l'Algérie et le conflit. La philosophie de l'absurde peut alors paraître comme une fuite en avant, une philosophie
un peu gratuite, hors-sol, déconnectée. L'absurde alors qu'une guerre féroce se déroule, avec tortures et horreurs !
Fanon ne pouvait adhérer à cela, à cet homme qui célèbre les noces avec la terre tandis qu'on massacre.» (4) 

Que les messieurs du Nobel aient cru bon de «couronner» le talent littéraire d'Albert Camus ne doit pas nous
interdire de porter un jugement de valeur sur le combat politique de l'homme. Camus n'a pas compris ou a refusé de
comprendre que l'indépendance des colonies était inéluctable ; il avait pourtant l'exemple de l'Inde, du Maroc et de
la Tunisie. Pour lui l'Algérie devait demeurer française, mais que des «aménagements» devraient y être permis aux
indigènes pour que tout reste comme avant. Il est à craindre que les articles de Camus pendant sa période à Alger
Républicain sur la misère noire en Kabylie ne soient, en fait, que des appels à la charité et non pas des appels à la
liberté, à l'égalité et la fraternité... 

Pour nous, Camus a raté le train de la décolonisation en s'accrochant à une vision passéiste du monde colonial.
Notamment en s'accrochant à une troisième voie condamnée par le mouvement de la décolonisation inévitable. Il
était partisan d'une Algérie aseptisée, avec les monuments sans arabe, sans culture autochtone si ce n'est celle de
Meursault...le personnage central de L'Étranger. Pour sa position ambiguë sur l'Algérie, au contraire de celle de Jean-
Paul Sartre qui refusa, lui, le prix Nobel en écrivant au Comité Nobel une lettre magnifique : «(...) Pendant la guerre
d'Algérie, alors que nous avions signé le Manifeste des 121, j'aurais accepté le prix avec reconnaissance, parce qu'il
n'aurait pas honoré que moi mais aussi la liberté pour laquelle nous luttions. Mais cela n'a pas eu lieu et ce n'est qu'à
la fin des combats que l'on me décerne le prix.» 

Il n'est pas sûr que Camus aurait aussi, s'il avait vécu, signé le fameux «Manifeste des 121» dont la conclusion est
sans appel : «() La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause
de tous les hommes libres.» Camus restera encore une énigme controversée et il serait malvenu aux Algériens de
«se l'approprier». Camus était un Algérien à part car il a vécu dans une Algérie à des années-lumière d'une autre
Algérie, celle des damnés de la terre dont parle si justement Frantz Fanon, un Algérien à part entière, un autre géant
qui, lui, s'impliqua à en mourir pour la liberté de l'Algérie. 

Notes : 

1. Albert Camus, «L'Algérie en mai 1945», Revue les deux rives de la Méditerranée, 29/10/2007 

2. Edward Saïd, «Albert Camus, ou l'inconscient colonial», Le Monde Diplomatique 11/ 2000 

3.  http://ldh-toulon.net/la-derniere-frappe-du.html#nb15

4.Raphaël Confiant interview par Hassina Mechaï http://afrique.lepoint.fr/culture/raphael-confiant-l-oeuvre-de-


fanon-renvoie-l-algerie-a-un-echec-13-06-2017-2134944_2256.php

5.Chems Eddine Chitour : http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/pour-en-finir-avec-camus-l-67806

 
Article de référence: http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5256469

Professeur  Chems Eddine Chitour

Ecole Polytechnique Alger

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Guerre d'Algérie et Camus


A) La guerre d'Algérie

Le conflit eut lieu de 1954 à 1962 entre la France et les indépendantistes


algériens .
Elle se déroula durant la décolonisation, l'insurrection débutant juste après
l'indépendance du Vietnam, alors que l'indépendance du Maroc et de la Tunisie
était en cours de négociation.

Pour la France, garder l'Algérie est primordial pour son rang de grande
puissance .D'autant plus qu'elle est son unique colonie de peuplement (1 million
d'Européens pour 9 millions de Musulmans en 1955) et qu'on y exploite du pétrole
et du gaz depuis 1951.
Quant à l'Algérie la lutte démontre que le pays n'a plus confiance en la France. Le
droit de vote ne concerne aucun musulman malgré les promesses françaises.

En 1947, une assemblée algérienne est créée (composée de 2/3 de musulmans


non citoyens et 1/3 de citoyens français) mais son vote est truqué par le
gouverneur général.
Dès 1926, un mouvement nationaliste important, le P.P.A. (Parti Politique
Algérien) , est présent en Algérie.
En 1945-46 , il est interdit et devient le MTLD (Mouvement pour le Triomphe des
Libertés Démocratiques) , toujours dirigé par Messali Hadj.
En 1954 une scission s'opère dans le MTLD : d'une part se rejoignent les
"messalistes", partisans de Messali Hadj fondant le M.N.A. (Mouvement National
Algérien) et d'autre part les "centralistes" majoritaires ainsi que le parti de Ferhat
Abbas qui forment le FLN (Front de Libération National) .

La même année ce dernier se dote d'une armée: l'ALN (Armée de Libération


National) qui provoque l'insurrection du 1er novembre 1954 et commet plusieurs
attentats.
La guerre prend rapidement une tournure internationale malgré les efforts de la
France pour réduire la dimension du conflit à un simple problème de police
intérieure.
L'Algérie obtient l'aide arabe, le Maroc et la Tunisie deviennent son arrière base
militaire.
La France tente de désolidariser ces états mais reçoit les réprobations
internationales. En 1956 et 57, elle doit s'expliquer devant l'ONU.

Cependant des tensions apparaissent au sein du FLN.


Dès 1956 les combats concernent tout le territoire.
A partir de 1957 la France reprend les villes puis les campagnes. Le gouvernement
gagne la guerre (425 000 soldats français contre 25 000 combattants algériens)
sans rétablir l'ordre ; l'opinion métropolitaine lui est désormais opposée.

Les intellectuels français se mobilisent, certains aidant ou devenant "porteurs de


valises" (Sartre et Beauvoir jouèrent le role d'intermédiaire par exemple) pour
subventionner le FLN, quelques journaux dénoncent les "camps de
regroupements"et les tortures perpétrées par l'armée française (France
observateur, Le Monde entre autre).
En 1958, la loi-cadre sur l'Algérie est refusée par le FLN. La véritable lutte se
poursuit. Le FLN provoque des attentats à Paris.
En France une coalition de l'opposition politique profite de cet échec de la IVème
République pour la faire chuter, le Front Populaire étant divisé.

Le 1er juin 1958, De Gaulle est appelé au pouvoir, devenant le premier président
de la Vème République.
Il vient en Algérie pour relancer l'idée de "l'Algérie française" tandis que le GPRA
(Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) est créé sous la
présidence de Ferhat Abbas à l'extérieur du pays.
La proposition de De Gaulle est refusée.

En septembre 1959, l'autodétermination est envisagée à condition que les armes


soient déposées.
Des négociations avec le FLN sont entamées en automne 1960, ce que ne
supportent pas les Français d'Algérie ni certains généraux (Challe, Salan, Zeller,
Jouhaud) qui se rebellent.
Le 22 juin, leur tentative de putsch échoue, ne ralliant personne. Ils rejoignent
l'OAS (Organisation Armée Secrète) qui s'oppose aux négociations d'Evian,
multipliant les attentats en Algérie et en métropole. 900 000 français ont déjà
quitté l'Algérie, ne supportant plus la situation.
Le 8 janvier 1961 l'autodétermination est approuvée à 75% lors du référendum.
Les accords d'Evian signés le 18 mars 1962 donnent sa souveraineté à l'Etat
algérien (des accords financiers y sont aussi décidés mais ne sont pas tous
appliqués).
Le GPRA transfert ses pouvoirs au FLN le 3 juillet 1962 alors qu'est proclamée
l'indépendance de l'Algérie.

B)Camus dans la guerre

L'insurrection de 1954 s'est déroulée après 116 ans de colonisation française.


Aussi le début du conflit n'est pas simplement du a la volonté de quelques
indépendantistes mais à une situation que beaucoup considèrent comme
devenant intolérable.
L'engagement de Camus pour l'Algérie est d'ailleurs antérieur à la guerre.
Il a tenté via son métier de journaliste de retraduire aux lecteurs français le mal-
être dont souffrent les Musulmans par plusieurs enquêtes dans le pays.

Parce qu'il a été l'un des principaux intellectuels français de son temps et parce
qu'il se sent français et algérien, Albert Camus est doublement concerné par cette
guerre.
Aussi est-il naturellement parmi les premiers journalistes à se consacrer au conflit.
Quelle est alors sa position?
La neutralité est-elle possible, lui pour qui la révolte est le seul moyen d'exister,
qu'elle soit historique, philosophique, poétique ou politique ?

Lorsque la guerre éclate Camus s'attaque au colonialisme, au comportement


méprisant de la France et au fait que les pieds noirs (les Français installés en
Afrique du Nord, spécialement en Algérie) dirigent les Algériens dans leur pays.
Cependant il affirme que les immigrations successives de Juifs, Turcs, Arabes,
Français et autres rendent le terme de nation algérienne caduque.
Les réels problèmes de son pays natal sont selon lui l'injustice et la misère.
Les Algériens ne souhaitaient pas vraiment se désunir de la France à laquelle ils
sont liés mais simplement qu'on leur reconnaisse une autonomie propre à tout
peuple, avec leurs caractéristiques.

Suite à son enquête en Algérie, le ministre français de l'intérieur propose à Camus


la préparation de réformes en Algérie.
Se désignant comme journaliste et non politicien, il refuse ce titre.
Pacifiste avant tout, il ne souhaite pas voir se séparer Algériens et Français mais
voir la haine disparaître entre les deux communautés.

Aussi, lorsque la guerre éclata en 1954 était-il impossible pour lui d'avoir à choisir
entre deux camps, tentant de les réunir en les informant les uns sur les autres, de
créer des liens entre les opposants algériens et les Français par le biais de sa
profession.
Il apporte son soutien à Pierre Mendès France qu'il considère comme le seul à
même de pouvoir résoudre la crise algérienne.
Camus fait alors tout son possible pour le ramener au pouvoir par une suite
d'articles (l'Algérie déchirée) en entrant à L'Express, ce qui lui attire d'ailleurs les
foudres de certains de ses confrères en désaccord avec ses prises de position.

Son engagement n'est pas seulement journalistique : il a pris la défense de


plusieurs militants ou simples musulmans (Ouzegane et Lebjaoui, par exemple)
arrêtés voire condamnés.
Lors de la conférence au Cercle du progrès, sa déclaration pour la sécurité des
citoyens algériens lui vaut de devenir la cible de nombreux attentats auxquels il
échappe.
Il comprend alors que le terrorisme et la répression sont plus répandus que sa
solution pacifique et que la poursuite de la guerre est inexorable.

Camus se voit sans grand soutien dans sa révolte : les intellectuels français et une
partie de l'opinion publique le considèrent comme un traître ; Camus, de plus en
plus pessimiste ( ce qui se retrouve aussi par ses oeuvres dans La Chute ou L'Exil et
le Royaume) , perd de sa combativité lorsque les critiques viennent cette fois
d'Algérie, que ce soit par Français ou Algériens.
C'est alors qu'il écrit en 1958 dans Actuelles III le parcours mouvementé sur son
engagement envers l'Algérie par un texte: Algérie 58.
Plus contredit qu'écouté il cesse de s'exprimer sur le sujet la même année.

C) Conclusion

Malgré le fait qu'il soit très concerné par cette guerre (la période 1954-58 fut
probablement la plus productive pour son travail de journaliste) Albert Camus n' y
a pas clairement pris partie pour les camps en présence.
Et ceci tout simplement parce qu'il souhaite que son combat (de même que pour
tout révolté) se fasse pour la justice, sans s'écarter de la vérité.
Il pensait que ces deux éléments pouvaient être les remèdes aux maux frappant
l'Algérie. Voilà pourquoi il voulait atteindre ce but par sa profession, tentant
d'informer le plus "véridiquement" possible, de façon impartiale (tentant de rester
imperméable aux diverses influences) même si sa volonté de bien faire l'amène
parfois à prendre position.

Cependant cette neutralité est en partie illusoire.On ne se révolte pas à moitié.


Pour s'en convaincre il suffit de comparer le Camus "avant la guerre" et celui
"pendant la guerre d'Algérie".
Le premier est entièrement engagé dans chacune des luttes qu'il défend. Quant au
second, parce que pris entre ses deux communautés il n'est pas libre dans son
combat, reste ambiguë pour une partie de l'opinion qu'il tente d'informer et de
convaincre (ou de persuader ?).
Ecartelé entre ses deux pays par le conflit, il reste étranger aux yeux de chacun.

Camus est trop impliqué personnellement pour considérer pleinement les choses
en face.
Là où il parle d'une "dispute entre deux peuples" se déroule une guerre sanglante.
Voilà un exemple bien étrange que celui d'Albert Camus, homme révolté par
définition qui, parce que trop situé au centre de son engagement, s'y perd et
n'arrive pas à son terme.
Aussi son journalisme n'eut pas l'impact escompté au moment où il en avait le plus
besoin.

Doit-on vraiment y chercher une cause ?


sa crédibilité faussée par ses doubles origines, sa volonté de bien faire le rendant
parfois maladroit, deux peuples incapables de s'écouter,les enjeux politico-
économiques trop importants, l'ambiguïté de certaines de ses prises de position ?
Camus n'a été en rien hypocrite durant cette période : il a autant souffert que
quiconque, s'est battu comme il le pouvait.
Mais il n'était pas maître de la situation ; lui qui aurait pu, par sa position pacifique
et sa connaissance du problème, aider à pencher vers un dénouement autre que
celui désormais gravé dans l'histoire.
Vargas
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 Re: Guerre d'Algérie et Camus

 par Chut le Sam 8 Sep 2012 - 10:16

J'ai une question et une remarque.


La question est : quand on a proposé un poste de "pouvoir" à Camus, était-ce d'une certaine façon pour avoir un peu la main
mise sur le journaliste ?
Si tel était le cas on peut comprendre sa réaction, sinon elle me semble incompréhensible.
La remarque est : dans ton court exposé tu présentes deux partenaires pour le conflit, or il me semble que c'est une partie qui
s'est jouée essentiellement à trois (je ne parle pas du "monde extérieur" que tu as évoqué) : le gouvernement, les algériens et
les colons qui par leurs pressions ont fait quelquefois fait capoter des avancées positives possibles.
Guerre d'Algérie et Camus
DIGRESSION :: Littérature et arts :: Plumes mémorables :: Camus
 Guerre d'Algérie et Camus
 par Vargas le Dim 9 Sep 2007 - 15:57
Le blog de Ahmed HANIFI - Littérature, quotidien
etc.
LUNDI, JANVIER 04, 2010

182- ALBERT CAMUS

De nombreuses émissions, de nombreux écrits sont consacrés aujourd'hui au Premier homme,


décédé le 04 janvier 1960 à la suite d'un accident de voiture.
Notamment France culture.
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Albert Camus
l'étranger

Pourquoi l’étranger en titre de ce dossier ? Est-ce parce que L’Etranger vaut à Albert Camus son
premier grand succès ? Mais Camus n’est-il pas un étranger à Paris après avoir quitté son Algérie
natale en 1940 ? A moins que dans la marche du temps qui conduit à l’indépendance algérienne il
ne soit devenu doublement étranger pour une communauté pied-noir qui l’exclue, pour nombre
d’Algériens qui ne le reconnaissent pas. Enfin, Camus c’est l’étranger aux idées admises et aux
chapelles établies.

GC
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Une enfance algérienne

Stèle Albert CAMUS à Tipasa (Algérie)Je comprends ici ce qu’on appelle gloire, le droit d’aimer sans
mesure.

Albert Camus est né le 7 novembre 1913 à Mondovi aujourd’hui Dréan dans le Constantinois près
de Bône, rebaptisée Annaba après l’indépendance algérienne, au sein d’une famille modeste. La
région, agricole, est alors connue pour son tabac et ses vignes. Les Camus sont arrivés assez tôt en
Algérie venant du bordelais, d’Ardèche ou peut-être d’Alsace. Lucien Camus, père d’Albert, caviste
dans un domaine viticole des environs, est d’ailleurs né en Algérie en 1885. Agé de 25 ans, il
épouse en novembre 1910, Catherine Sintès, elle-même née en Algérie en 1882 de souche
espagnole. Ils auront deux fils : Lucien Jean, l’aîné et Albert.

Dans l’année qui suit la naissance d’Albert Camus, son père Lucien est mobilisé en septembre
1914. Très peu de temps après son arrivée au front, il est grièvement blessé durant la bataille de la
Marne (6-12 septembre 1914) et meurt moins d’un mois plus tard. Albert Camus n’aura donc
pratiquement pas connu son père. Avant même la mobilisation de son mari, la mère d’Albert
Camus, Catherine, qui ne sait ni lire, ni écrire, souffre de surdité et s’exprime avec difficulté, avait
quitté la région pour s’installer avec ses deux enfants chez sa mère à Belcourt, un quartier pauvre
d’Alger. Albert Camus y sera élevé à la dure par une grand-mère autoritaire tandis que Catherine
s’épuise à faire des ménages. Il y a là aussi, Etienne, le frère de Catherine, sourd muet qui travaille
comme tonnelier et un autre oncle qui tient une boucherie rue Michelet. Années dures pour Albert
Camus et dont il se souviendra dans L’Envers et l’Endroit.

1923, une année décisive pour le gamin sur les bancs de la communale à Alger. Son instituteur,
Louis Germain, a remarqué la vivacité intellectuelle de l’enfant et décide de s’occuper de lui, de lui
donner un petit coup de pouce, le soir après les cours. Louis Germain va même inciter la famille à
présenter le jeune Albert au concours des bourses contre l’avis de sa grand-mère car pour les
Camus, les études ne servent à rien, il faut gagner sa vie au plus tôt. En 1924, Camus, reçu, entre
comme demi-pensionnaire au lycée Bugeaud, devenu aujourd’hui le lycée Emir Abd-el-Kader et
découvre alors un autre monde dont sont généralement exclus les fils d’ouvrier. Pas facile de
s’adapter, de se faire des copains de classe lorsque l’on est pauvre. Cela aussi marquera son
adolescence. Et puis, heureusement, il y a tout le reste, ces rêves, cet appétit de la vie. Camus est
heureux de vivre et il se dépense sans compter dans cette Algérie qu’il aime tant. Il pratique la
natation mais son sport de prédilection est le football dans lequel il commence même à se faire
une certaine réputation comme gardien de but.

La tuberculose
1930, l’année du Bac pour Albert Camus mais aussi l’année où il faut arrêter le sport à la suite de
crachements de sang. La terrifiante tuberculose dont on peut encore mourir y compris lorsqu’on a
dix-sept ans. Maladie mortelle qui fait peur. Dans les années trente, le remède contre la
Tuberculose, c’est le sanatorium, les antibiotiques viendront plus tard. Le traitement est long. La
maladie va faire un bout de route avec Albert Camus. Il va en souffrir durant plusieurs années
lorsqu’une atteinte imprévisible le contraindra à de nouveaux examens, à de nouvelles cures de
repos. A deux reprises, une simple visite médicale lui interdira l’accès à l’agrégation et au
professorat, ce dont il rêvait. Nous sommes en 1937. Auparavant, il y a eu cette rencontre avec
Jean Grenier dont Camus fut l’élève et plus tard l’ami. L’un de ses premiers textes, L’Envers et
l’Endroit publié à Alger est justement dédié à Jean Grenier.

1936, c’est l’année du Front populaire en France mais pour Camus l’année qui voit l’échec de son
premier mariage. Ce milieu des années trente, c’est pour lui le temps des premiers engagements
contre le fascisme qui submerge l’Europe, en Italie, en Allemagne, en Espagne avec la guerre civile
et Franco. Son engagement au parti communiste puis son départ. Le parti l’accuse de Trotskisme
et les camarades le savent favorable – trop favorable – à la cause musulmane. A l’image de la
plupart des formations politiques de l’époque, les communistes adoptent eux aussi une ligne
coloniale qui sépare deux catégories de Français, les Français de souche dont les ancêtres étaient
les Gaulois et les autres, les autochtones… les indigènes… avec toute la dose de mépris dont on
peut saupoudrer ces deux mots. Or Camus se souvient de son enfance à Belcourt, de la pauvreté
de sa famille, de la dureté de la vie, de cette maladie de la misère et de l’habitat insalubre qu’est la
tuberculose. Comment pourrait-il trahir la condition de tous ceux dont il a partagé le quotidien ?

Alors que la rupture est consommée avec les communistes, Albert Camus entre au journal Alger
Républicain proche du parti communiste algérien, une entité séparée du PCF car elle a ouvert ses
rangs précisément aux autochtones. Pascal Pia, inclassable touche-à-tout, est le directeur de ce
journal qui a du mal à boucler non pas ses éditions mais plutôt ses fins de mois et traverse
d’éternelles difficultés financières ponctuées de saisies au point d’être surnommé par la presse
coloniale le petit mendiant. Le grand reportage Misère de la Kabylie que publie dans ses colonnes
le journal du 5 au 15 juin 1939 sous la plume d’Albert Camus, aura un impact considérable sur
l’opinion mais en octobre 1939, l’aventure s’achève. L’Alger Républicain est frappé d’interdiction
par le régime de Vichy et ne reparaîtra qu’après le débarquement allié de 1942 pour connaître
ensuite d’autres interdictions en 1955 notamment alors que se profile la guerre d’indépendance.

Gérard Conreur
________

Albert Camus
L'absurde, l'amour et la mort

En 1940, Albert Camus quitte sa terre natale. Après l’entrée en guerre de la France, il n’a pas été
mobilisé en raison de ses problèmes de santé, de sa tuberculose. Il ne reviendra en Algérie que de
façon épisodique. Sans se retourner, il laisse derrière lui le souvenir de son premier mariage,
malheureux, en juin 1934, qui n’aura tenu que deux ans, avec Simone Hié. Entre eux, de la
morphine d’un côté, des infidélités de l’autre. Sans doute aura-t-il plus de chance avec Francine
Faure, une jeune oranaise, pianiste et mathématicienne qui saura fermer les yeux sur sa liaison
avec l’actrice Maria Casares. Une liaison, non. Un malentendu sans doute à double titre mais pour
la grande comédienne du futur Festival d’Avignon un premier grand amour. La pièce s’appelle Le
malentendu. Maria Casares à qui on propose le rôle de Martha assiste à une lecture par l’auteur,
un jeune homme qui vit seul à Paris. Sa future épouse étant restée en Algérie. La passion est
immédiate.
Manuscrit du Premier homme. In Le Monde Hors-série M 08392- Déc
2009

En 1944, Maria Casares et Albert Camus apprendront ensemble la nouvelle du Débarquement de


Normandie. Elle saura aussi tout du rôle que son amant a tenu dans la Résistance à partir de 1941
au sein du réseau Combat. La fin de la guerre les séparera de la même façon qu’elle met un terme
à d’autres clandestinités mais ils se retrouveront presque par hasard en 1948. Lui mondialement
connu après avoir publié La Peste en 1947, elle ayant terminé à Rome le tournage de La
Chartreuse de Parme avec Gérard Philipe. Ce dernier, également proche de Camus a créé Caligula
en septembre 1945 au théâtre Herbertot. Une pièce en quatre actes et en prose ébauchée en
1938, publiée en 44 et montée l’année suivante. On dit qu’elle serait la plus belle du théâtre de
Camus et en tout cas celle qui révéla Gérard Philipe.

Seule la mort de Camus sépara en 1960 ce fils de la Méditerranée et l’ardente galicienne. Francine
Faure savait tout cela et il est probable qu’au sein du couple, il y ait eu cette sorte d’arrangement
au nom d’une certaine liberté que l’un sans doute plus que l’autre tenait à préserver, un peu à
l’image de Sartre et de Simone de Beauvoir…

Lors de son arrivée en France en 1940, Albert Camus s’est trouvé une chambre à Paris. Il est entré
à Paris-Soir comme secrétaire de rédaction. Le journalisme lui permettait d’être en phase avec le
monde réel, un monde concret souvent plus complexe que celui des idées qu’affectionnent les
littéraires. Et puis, très vite il a fallu déménager vers la zone libre tant les attaques allemandes
étaient virulentes à l’égard du quotidien parisien de la rue du Louvre et de Jean Prouvost. Deux ans
plus tard, en 1942, publication de deux textes : un roman L’Etranger et un essai dédié à Pascal Pia
Le mythe de Sisyphe. Deux ans après avoir quitté l’Algérie, Albert Camus l’inconnu est désormais
reconnu. L’Etranger lui vaut une solide notoriété. On salue un style aux phrases courtes mais
incisives comme des lames, parfois banales comme le jour ou plus profondes comme la nuit.
Lyrisme, absurdité. Et puis il y a ce Meursault, personnage clef de L’Etranger qui apparaît comme
un héros de notre temps. C’est à ce même cycle de l’absurde qu’appartient Le Malentendu, publié
en 1944.

En 1943, Camus est lecteur chez Gallimard. Plus tard, il va rencontrer Sartre. Entre les deux
hommes va naitre une amitié définitivement impossible. L’œuvre de Camus est-elle teintée
d’existentialisme et notamment Caligula qui fait toujours partie de ce cycle de l’absurde ? Camus
s’est défendu de toute appartenance à ce mouvement et la rupture avec Sartre qui voit
l’existentialisme au clocher de Saint-Germain des près ou plutôt à la terrasse du Café de Flore dans
la France de l’après guerre sera effective en 1952 et le clou plus enfoncé encore en 1956 avec La
Chute même si au passage Camus se blesse lui-même avec le marteau d’un texte jugé pessimiste.

La déchirure algérienne

1956 dans le monde de Camus, c’est bien évidemment l’insurrection de Budapest, la crise de Suez
mais surtout la montée de très vives tensions en Algérie, la visite qualifiée de désastreuse de Guy
Mollet reçu par des jets de tomates et puis le sang coule, la violence s’installe, les attentats se
multiplient. Un malheur personnel pour Camus dans les pages de l’Express où il signe plusieurs
articles. Il ira même à Alger pour un appel à la réconciliation mais l’enfant du quartier algérois de
Belcourt est plus seul que jamais. La guerre fait flamber toutes les déraisons et attise les passions à
blanc. Les Français d’Algérie, les pieds-noirs méprisent Camus tandis que les Algériens lui
reprochent ses positions jugées trop tièdes. La blessure est profonde et la cicatrice durable.
L’année suivante est celle du Prix Nobel de littérature pour Albert Camus. Ce n’est pas une grande
surprise car son nom circulait avec insistance depuis plusieurs années déjà mais La Chute, un an
plus tôt, achève de convaincre les indécis, Camus est choisi « pour son importante œuvre littéraire
qui met en lumière, avec un sérieux pénétrant, les problèmes qui se posent de nos jours à la
conscience des hommes. » A l’occasion de la remise du prix, Camus se souviendra de son
instituteur Louis Germain et lui rendra un vibrant hommage.

Manuscrit de l'Envers et l'Endroit. In Le Monde Hors-série M 08392- Déc 2009


En 1958, publication des Discours de Suède après l’Exil et le Royaume. Camus achète une maison
dans le sud du Luberon à Loumarin sans doute parce que la lumière et le ciel lui rappellent un
bonheur perdu au delà de l’horizon.

"Nous ne vivons vraiment que quelques heures de notre vie…" (Albert Camus, l'Envers et l'Endroit)

Le 4 janvier 1960 vers 14h15, une puissante voiture de luxe, une Facel Vega qui circulait sur la RN 5
en direction de Paris à une vingtaine de kilomètres de Sens quitte brutalement la chaussée et
s’écrase contre un arbre. Selon l’information que relate Le Monde : « sous la violence du choc la
voiture s’est disloquée. Une partie du moteur a été retrouvée à gauche de la route, à une vingtaine
de mètres, avec la calandre et les phares. Des débris du tableau de bord et des portières ont été
projetés dans les champs dans un rayon d’une trentaine de mètres. Le châssis s’est tordu contre
l’arbre ».

La voiture est celle de Michel Gallimard, neveu de l’éditeur Gaston Gallimard. Albert Camus ayant
prévu de se rendre à Paris avait acheté un billet de train lorsqu’il reçut dans sa maison de
Loumarin la visite de Michel Gallimard qui tout naturellement lui proposa une place dans sa
voiture. Albert Camus sera tué sur le coup, Michel Gallimard succombera à ses blessures quelques
jours plus tard. Dans la carcasse du véhicule, on retrouvera la sacoche de l’écrivain contenant le
manuscrit en cours d’écriture du Premier homme, son journal, Le Gai Savoir de Nietzsche et
Othello. Et son billet de train inutilisé.
Marcel Camus avait 47 ans. Il est enterré au petit cimetière de Loumarin. Francine Faure reposera
à ses côtés.

Gérard Conreur

[in:http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2010/albert-camus/]
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Revue de presse
Albert Camus, mal-aimé de la presse algérienne
Par Catherine Gouëset, publié le 04/01/2010
L'anniversaire de la mort d'Albert Camus est assez peu présent, ce 4 janvier dans la presse
algérienne de langue française, reflétant le malaise, voire le rejet, suscité par l'auteur de L'Etranger
auprès des Algériens.
Beaucoup de journaux sont totalement silencieux sur le cinquantième anniversaire de la mort du
Prix Nobel. Pas une allusion dansEl Moujahid, le quotidien gouvernemental. Rien non plus dans Le
Quotidien d'Oran, premier quotidien francophone du pays. Liberté, quotidien proche du
Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), mouvement kabyle, se contente
d'annoncer les émissions qui seront consacrées à Albert Camus cette semaine... dans les médias
français.
L'Expression, journal proche du président Bouteflika, est le seul à mettre l'anniversaire de la mort
de Camus à la une, dans sa rubrique culturelle, mais il ne publie qu'une brève évocation de la vie
de l'écrivain signalant que "son appel à la trêve pour les civils lancé en janvier 1956 l'éloigne de la
gauche (française), qui soutient la lutte pour l'indépendance algérienne."... sans rien dire de ce
qu'en pensent, ou en ont pensé les intellectuels algériens.
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« Jusqu'à quel point un écrivain doit-il porter la responsabilité d'un moment de l'histoire, prendre
position pour ou contre l'indépendance ? »
Le quotidien populaire Le Soir d'Algérie, tout aussi succinctement, rapporte que les intellectuels de
gauche en France, dont Simone de Beauvoir, disaient que "Camus s'était rangé «du côté des pieds-
noirs», et qu'il avait choisi la colonisation contre la guerre d'Algérie." L'auteur de l'article estime
que le non-engagement de Camus en faveur de l'indépendance ne doit pourtant pas "occulter ce
que fit l'écrivain au regard de l'œuvre dimensionnelle et grandiose qu'il a laissée entre philosophie
de la vie ou la condition humaine."
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Camus, sa mère et la justice
Alors qu'il reçoit le prix Nobel de littérature en 1957 à Stockholm, Albert Camus, interrogé par un
étudiant algérien, sur le caractère juste de la lutte pour l'indépendance, il répond : "Si j'avais à
choisir entre cette justice et ma mère, je choisirais encore ma mère." Cette phrase, revient comme
un leitmotiv dans la presse algérienne.
Albert Camus vénérait sa mère qui vivait alors à Alger dans un quartier très populaire,
particulièrement exposé aux risques d'attentats.
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El Watan ("Le pays"), journal de référence, dont le directeur, Omar Belhouchet, a été condamné
plusieurs fois à la prison, est le seul à consacrer un véritable dossier, avec des opinions
contrastées, au prix Nobel. Le journal rappelle que jusqu'à sa mort accidentelle le 4 janvier 1960,
Albert Camus resta fidèle à la même position, continuant ses interventions discrètes en faveur des
condamnés à mort algériens, tout en gardant le silence sur la guerre de Libération.
El Watan donne la parole à des partisans de l'écrivain comme ce libraire pour qui "Camus fait
partie de la littérature algérienne" au même titre que d'autres écrivains pieds-noirs comme
Jacques Derrida et Jean Pellegri. "Le procès fait à Camus en Algérie est celui des écrivains et de la
littérature. Jusqu'à quel point un écrivain doit-il porter la responsabilité d'un moment de l'histoire,
prendre position pour ou contre l'indépendance ?"
Pour Arezki Tahar, libraire lui aussi, Camus n'est pas un écrivain algérien mais un écrivain français
d'Algérie : "Il était un humaniste qui n'avait pas choisi la justice, la justice était du côté de ceux qui
voulaient libérer leur pays après 130 ans d'une des pires des colonisations."
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« Camus ne s'est jamais débarrassé de ses réflexes primaires bien enracinés dans son inconscient
colonial »
Le journaliste Bélaïd Abane, lui, signe un virulent pamphlet contre l'écrivain, "Camus : Entre la
mère et la justice". En matière d'introduction, il cite l'écrivain algérien Kateb Yacine : "Je préfère un
écrivain comme Faulkner qui est parfois raciste mais dont l'un des héros est un Noir, à un Camus
qui affiche des opinions anticolonialistes (sic) alors que les Algériens sont absents de son oeuvre et
que pour lui l'Algérie c'est Tipaza, un paysage... " Selon lui, l'écrivain pied-noir ne s'est "jamais
débarrassé de ses réflexes primaires bien enracinés dans son inconscient colonial." Il rappelle que
Raymond Aron disait de lui que c'était un "colonialiste de bonne volonté". Bélaïd Abane est révolté
par les propos qu'aurait tenu Camus dans L'Express en 1958. "Il faut considérer la revendication
d'indépendance nationale algérienne en partie comme une des manifestations de ce nouvel
impérialisme arabe dont l'Egypte, présumant de ses forces, prétend prendre la tête et que, pour le
moment, la Russie utilise à des fins de stratégie anti-occidentale." Le journaliste considère que
Camus, qui "ne fait que traduire la propagande du bloc colonialiste en périphrases ampoulées" a
fait "preuve d'un aveuglement incurable". (1)
El Watan publie également un long entretien avec José Lenzini, auteur de plusieurs ouvrages sur
l'écrivain né à Mondovi. Camus "ne croyait pas à la possibilité des différentes communautés de se
retrouver dans l'harmonie d'une indépendance, qui lui paraissait vouée à de grosses contradictions
du fait de son «usurpation» par le FLN." Il rappelle qu'au moment du massacre de Sétif, en mai
1945, Camus écrivait, dans Combat : "Je lis dans un journal du matin que 80% des Arabes veulent
devenir Français. Je dirai plutôt qu'ils voulaient le devenir, mais qu'ils ne le veulent plus...".
(1) en 1958, Albert Camus n'était plus éditorialiste à L'Express. Nous n'avons donc pas pu retrouver
cette citation. Il a collaboré avec notre journal de 1955 à 1956. Pendant cette période, il s'en est
effectivement pris au nationalisme arabe et à l'influence qu'exerçait l'Egypte de Nasser dans le
monde arabe : "Les Français (...) ne peuvent en tout cas soutenir l'aile, extrémiste dans ses actions,
rétrograde dans la doctrine, du mouvement arabe. Ils n'estiment pas l'Egypte qualifiée pour parler
de liberté et de justice (...) Ils se prononcent pour la personnalité arabe en Algérie, non pour la
personnalité égyptienne. Et ils ne se feront pas les défenseurs de Nasser sur fond de tanks Staline."
(28 octobre 1955)
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Les blogs qui évoquent l'écrivain ont une vision plus favorable.
Algérie Pyrénées - de Toulouse à Tamanrasset s'interroge : "Camus l'Algérien ? Camus le Français ?
et fournit un rappel détaillé de la relation qu'entretenait Albert Camus avec l'Algérie.
L'auteur rappelle que Camus estimait légitime la dénonciation du colonialisme, de l'attitude
méprisante des Français, de l'injustice de la répartition des terres. Il jugeait illégitime en revanche
le concept de nation algérienne et vivait comme un véritable déchirement la perspective d'un
"divorce" entre l'Algérie et la France. "Il refuse de soutenir l'indépendance, et propose le
fédéralisme afin, disait-il, de ne léser ni les Algériens musulmans, ni les Français d'Algérie."
C'est pourquoi il est rejeté à la fois par les nationalistes algériens, contrairement à d'autres
intellectuels européens qui soutenaient leur combat (Germaine Tillion, Frantz Fanon, Jean Genet),
et par les extrémistes européens, depuis son Appel à la trêve et à l'arrêt des violences contre les
civils du 23 janvier 1956.
Mort avant que l'option de la négociation avec le FLN ne soit mise en oeuvre par le général de
Gaulle, on ne saura comment il aurait évolué sur la question de l'indépendance, rappelle le
blogueur.
Alors qu'en France on se demande si la place de Camus est au Panthéon, l'écrivain Yazid Haddar
considère lui que la place d'Albert Camus est au cimetière d'Alger. "Qu'on le veuille ou pas, il fait
partie de nous. Le nier, me semble-t-il, c'est nier une partie de notre mémoire". On a tort, selon
lui, de trop souvent associer Camus au politique et pas assez à l'écrivain ; Yazid Haddar regrette
qu'on "oublie le Camus qui a écrit sur la misère des Algériens, sur les massacres du 8 mai 1945, on
oublie ses interventions auprès du Général de Gaulle pour les condamnés à mort."
"Camus est algérien car il est né en Algérie, il a connu la misère comme tout algérien. C'est un
enfant qui a dédié un roman à sa mère par cette phrase : "A toi qui ne pourras jamais lire ce livre.",
tout comme tous les écrivains algériens de l'époque (Kateb Yacine, Mammeri, Feraoun, Dib, etc.)
qui auraient pu dédier ainsi leurs romans à leur mère. Pourquoi l'Algérie n'a-t-elle pas reconnu ce
fils exilé ?" conclut-il.
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[In : http://www.lexpress.fr/culture/albert-camus-mal-aime-de-la-presse-algerienne_839869.html]

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La Presse algérienne
El Watan lundi 18 janvier 2010
Le dernier écrit d’Albert Camus sur l’Algérie(*)
II y a cinquante ans, le 4 janvier 1960, Albert Camus faisait route de Lourmarin, village situé dans le
sud de la France, vers Paris.

A une centaine de kilomètres de Paris, la voiture dans laquelle il avait pris place, fit une embardée
et s’écrasa contre un platane. Albert Camus fut tué sur le coup. On retrouva, dans sa serviette, les
feuilles manuscrites d’une œuvre qu’il avait intitulée Le Premier homme, œuvre dont il avait
commencé la rédaction et qu’il laissa inachevée. Dans les dernières pages de ce manuscrit, se
trouve un texte, d’une vingtaine de lignes, qu’Albert Camus avait écrit, peu auparavant, sur l’avenir
de l’Algérie tel qu’il le souhaitait. Ce texte est le tout dernier que Camus ait écrit sur l’Algérie. C’est
ce texte que je me propose de vous présenter. Il demeure peu connu parce que Le Premier
homme n’a été publié qu’en 1994, soit 34 ans après la mort d’Albert Camus, et que ce texte
difficile n’a guère été commenté jusqu’à ce jour (du moins à ma connaissance). Je vous rappelle
qu’Albert Camus est un écrivain français, né en Algérie, d’une famille très modeste puisque son
père était ouvrier caviste sur une exploitation coloniale. Ce dernier fut mobilisé en août 1914, et
dès septembre de la même année, il fut mortellement blessé à la bataille de la Marne. Il mourut
peu après. Son fils, Albert, avait moins d’un an, c’est dire qu’il n’a pas connu son père. Dès la
mobilisation de son mari, son épouse, Catherine Sintès, d’origine espagnole, était venue s’installer
à Alger, chez sa propre mère, dans un appartement situé d’abord au 17 de l’ex-rue de Lyon, puis
au 93 de la même rue, dans le quartier de Belcourt. La mère d’Albert Camus ne sait ni lire ni écrire,
une maladie de jeunesse l’a rendue sourde et l’a empêchée d’être normalement scolarisée. Elle fit
courageusement des ménages chez les autres pour faire vivre sa famille. Albert Camus eut, dès son
enfance et durant toute sa vie, une grande admiration pour le courage de sa mère, qui surmontait,
sans jamais se plaindre, le lourd handicap de sa surdité, tout en faisant de pénibles journées
comme femme de ménage chez les autres. Albert fut scolarisé à l’école communale de son
quartier, puis au lycée d’Alger. Il poursuivit ensuite des études à l’université d’Alger où il obtint
une licence, puis un diplôme d’études supérieures de philosophie. Plus tard, en une quinzaine
d’années, de 1942 à 1956, Albert Camus publia une série d’ouvrages qui lui valurent de recevoir,
en octobre 1957, le prix Nobel de littérature. Comme je viens de le dire, il mourut
accidentellement le 4 janvier 1960. Il venait d’avoir 46 ans. Vous le savez, sans doute, la position
tenue par Albert Camus, concernant l’avenir de l’Algérie, a évolué. Durant les années 1935-1937,
inscrit au parti communiste, il soutint l’Etoile Nord-africaine, organisation nationaliste qui militait
en faveur de l’indépendance de l’Algérie (cf. AC-JG, 180). Mais plus tard, en 1958, il publia
Actuelles III, Chroniques algériennes, ouvrage dans lequel il refuse l’avènement d’une telle
indépendance. Il craint que celle-ci ne provoque le départ des Français qui, à ses yeux, étaient, eux
aussi, et au sens fort du terme, des « indigènes » (IV, 389), et qui, à ce titre, devaient avoir le droit
de demeurer en Algérie. Il craint aussi que le FLN n’installe en Algérie un régime totalitaire,
imposant un parti unique et supprimant la liberté d’expression, liberté à laquelle Camus était très
attaché. Cependant, doutant de lui, il disait : « Je peux me tromper ou juger mal d’un drame qui
me touche de trop près. » (IV, 305). Durant l’année 1959, la situation en Algérie évolua, ce qui
provoqua une évolution de la position de Camus sur l’avenir de l’Algérie. En effet, l’opiniâtreté de
la lutte des Algériens pour leur indépendance conduisit le général de Gaulle à proposer, en
septembre 1959, une sortie de la guerre par le recours à l’autodétermination du peuple algérien.
L’avenir politique de l’Algérie sera déterminé par le choix des Algériens eux-mêmes. Albert Camus
prit acte des perspectives nouvelles que ce recours à l’autodétermination ouvrait pour l’Algérie. En
effet, il apparut, dès cette date, que les Algériens choisiraient l’indépendance de leur pays. Camus
accepta cette perspective, en ce sens, du moins, que dans son dernier écrit sur l’avenir de l’Algérie,
il ne s’oppose plus à cette éventualité. C’est ce qui apparaît dans ce texte que je vais, à présent,
vous présenter, texte dans lequel Camus dit, aussi, son espoir que l’Algérie nouvelle soit édifiée en
faveur des plus pauvres. Camus attachait une grande importance à ce texte puisqu’il le fit précéder
du mot : Fin. Il estimait, sans doute, qu’il pourrait servir de conclusion à l’œuvre dont il avait
commencé la rédaction et qu’il avait intitulée Le Premier homme. Je vous en donne à présent la
lecture en la fractionnant en quatre parties.
Première partie
Fin. « Rendez la terre, la terre qui n’est à personne. Rendez la terre qui n’est ni à vendre ni à
acheter (oui et le Christ n’a jamais débarqué en Algérie puisque même les moines y avaient
propriété et concessions). » (IV, 944). A première lecture, ces lignes ne sont guère
compréhensibles. Elles se présentent comme une sommation : « Rendez la terre, la terre qui n’est
à personne. » Mais on ne sait pas qui est celui qui parle, ni de quelle terre il parle. On peut penser,
et la suite du texte le confirmera, que celui qui parle n’est autre qu’Albert Camus lui-même. De
même, on peut penser que la terre dont il parle n’est autre que la terre algérienne, comme,
également, la suite du texte le confirmera. A qui faut-il la rendre ? On ne le sait pas. Mais, là
encore, la suite dira qu’il faut la rendre aux pauvres. A qui s’adresse cette sommation de rendre la
terre ? Elle ne peut s’adresser qu’à ceux qui, en 1959, en détenaient une part sans en avoir le droit,
puisqu’on exige d’eux qu’ils la rendent. Camus doit faire allusion, ici, au fait que la terre algérienne
a été jadis injustement conquise par les armes et qu’elle a été ensuite confisquée pour être
donnée à des colons venus d’ailleurs. L’injuste spoliation initiale perdure, de sorte que beaucoup
de ceux qui, en 1959, s’en disaient les propriétaires, l’avaient acquise et la détenaient de façon
injuste. Ils devaient donc la rendre. La suite immédiate du texte confirme cette interprétation, car
elle fait allusion à la façon illégitime dont des terres algériennes ont été données en concession,
notamment à des moines. Nous savons que des moines trappistes venus de France reçurent, en
1843, une concession de 1000 hectares près de Staouéli, pour y fonder un monastère (voir Charles
André Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine 1827- 1871, PUF, 1964, p. 243). C’est à cet
événement que Camus fait allusion quand il écrit : « Même les moines y avaient propriété et
concessions. » Les autochtones musulmans qui vivaient sur ces 1000 hectares en perdirent la
propriété ou l’usage. Certains durent partir, tandis que d’autres devinrent des travailleurs au
service des moines, pour la mise en valeur d’une terre qui ne leur appartenait plus et qui devint le
domaine de la Trappe. (Comme vous le savez, peut-être, ces moines trappistes quittèrent l’Algérie
en 1904, leur domaine devint celui de Borgeaud, puis, après l’Indépendance, il devint le Domaine
Bouchaoui, tandis que le vin produit sur ce domaine continue d’être dénommé « Vin fin de la
Trappe »). Que veut dire Camus quand il ajoute : « Oui et le Christ n’a jamais débarqué en Algérie ?
» Il veut dire que le Christ n’y a pas débarqué avec les moines qui se disaient ses représentants. Il
n’a pas débarqué avec eux, car, selon Camus, le Christ aurait refusé de prendre part à une telle
spoliation. Se disant non-chrétien, Camus avait, cependant, une grande estime pour la personne
de Jésus. Pourquoi, toujours selon Camus, la terre algérienne « n’est à personne ? » Pourquoi
n’est-elle « ni à vendre ni à acheter ? » C’est parce qu’à ses yeux, la terre algérienne est un espace
de beauté et de lumière. Espace qui en raison, précisément, de sa beauté et de sa lumière
n’appartient en propre à personne. Camus note qu’en Algérie : « La mer et le soleil ne coûtent rien
» (I, 32). En effet, la splendeur d’un coucher de soleil sur la mer ne coûte rien. Elle n’appartient à
personne en particulier, car elle est donnée à tous. Pour Albert Camus, je le cite : « Tout ce que la
vie a de bon, de mystérieux (...) ne s’achète et ne s’achètera jamais. » (IV, 910). Or, par sa lumière
et par sa beauté, la terre algérienne fait partie, à ses yeux, de ce qui est bon, de mystérieux et
donc de ce qui ne s’achète et ne s’achètera jamais. Elle fait naître en ceux qui y vivent des
sentiments d’émerveillement et d’amour, comme autant de dons que cette terre offre
gratuitement. Nous pouvons à présent relire cette première partie. C’est Albert Camus qui parle. Il
s’adresse à tous ceux qui, venus d’ailleurs, détenaient (en 1959) une part de la terre algérienne.
Cette terre avait été, jadis, conquise injustement par les armes, en sorte qu’elle était, aujourd’hui
encore, détenue injustement par certains Français, qui s’en disaient les propriétaires. Elle n’est ni à
vendre ni à acheter, car, pour Camus, la valeur de la terre algérienne n’est pas, d’abord, sa valeur
marchande. Elle est d’être comme elle l’a été été pour lui : « La terre du bonheur de l’énergie et de
la création. » (IV, 379). En effet, par sa beauté et sa lumière, cette terre fait naître du bonheur en
ceux qui y vivent, de plus, elle leur donne le désir et, donc, l’énergie de faire de leur vie quelque
chose de beau, qui soit en harmonie avec la beauté de cette terre. L’allusion aux moines, qui ont
reçu une concession de 1000 hectares dans la région de Staouéli, permet à Camus d’exprimer son
indignation : « Même des moines ont participé à cette injuste spoliation ! Mais le Christ n’a pas
débarqué avec eux en Algérie, car, lui le juste, n’aurait pas participé à une telle injustice. »
Deuxième partie
Et il s’écria, regardant sa mère, et puis les autres : « Rendez la terre. Donnez toute la terre aux
pauvres, à ceux qui n’ont rien et qui sont si pauvres qu’ils n’ont même jamais désiré avoir et
posséder, à ceux qui sont comme elle dans ce pays, l’immense troupe des misérables, la plupart
Arabes, et quelques-uns Français et qui vivent ou survivent ici par obstination et endurance, dans
le seul honneur qui vaille au monde, celui des pauvres, donnez-leur la terre comme on donne ce
qui est sacré à ceux qui sont sacrés. » De façon inattendue, nous apprenons que la mère d’Albert
Camus ainsi que d’autres personnes aussi pauvres qu’elle sont présentes auprès de Camus. En
effet, c’est en les regardant qu’il renouvelle sa sommation : « Rendez la terre. Donnez toute la
terre aux pauvres. » Or, Camus était en France quand, peu avant sa mort, il rédigea ce texte. A
cette date, sa mère se trouvait en Algérie ainsi que « les autres » qui sont à ses côtés. Ces
personnes ne sont donc pas présentes physiquement près de lui, elles sont présentes dans sa
pensée. C’est en les regardant, c’est-à-dire en pensant à elles, qu’il renouvelle son appel à rendre
la terre et qu’il explicite sa pensée en déclarant qu’il faut la rendre aux pauvres. Qui sont ces
pauvres ? Pour Camus, ce ne sont pas les mendiants assis sur les trottoirs de nos rues (même si eux
aussi ont droit à notre attention). Les pauvres dont il parle sont des travailleurs courageux, peu
payés, telle sa mère qui faisait des ménages pour faire vivre les siens. Les pauvres dont il s’agit
sont, écrit-il, « l’immense troupe des misérables, la plupart arabes, et quelques-uns français qui
vivent ou survivent (en Algérie) par obstination et endurance. » Des hommes des femmes qui
vivent ou survivent ainsi, Camus en a côtoyés dès son enfance, notamment il a vu sa mère. A son
sujet, il écrit qu’elle endurait la dure journée de travail au service des autres, lavant les parquets à
genoux, ignorante, obstinée. » (cf., IV, 775). Des hommes, des femmes, qui vivent ou survivent par
obstination et endurance, Camus en a rencontrés également en Kabylie, région où il se rendit en
mai 1939. Il y découvrit, selon ses propres termes, « des hommes courageux, une des populations
les plus fières et des plus humaines en ce monde » (IV, 328 et 336). « Lorsque, dans certains
villages, les ressources en grains étaient épuisées, les gens survivaient, en se nourrissant d’herbes,
de racines et de tiges de chardon » (cf. IV, 309). Et, il en était sans doute ainsi en d’autres régions
d’Algérie qui connaissaient, à la même date, des situations semblables. Selon notre texte, ce sont
ces êtres courageux et misérables qui ont le droit de posséder la terre algérienne. Ils ont ce droit,
précisément, parce qu’ils sont pauvres et courageux. Il faut la leur donner, écrit Camus, « comme
on donne ce qui est sacré à ceux qui sont sacrés ». Selon le dictionnaire Le Robert, est sacré ce qui
est digne d’un respect absolu. C’est bien ce sens qu’il convient de donner ici au mot « sacré ». Les
pauvres qui, en Algérie, vivent ou survivent par endurance et obstination sont sacrés, c’est-à-dire
dignes de notre respect absolu.
Nous pouvons même nous humilier devant eux, car ils sont plus courageux que nous. Albert Camus
écrivait en 1958 : « Dans le secret de mon cœur, je ne me sens d’humilité que devant les vies les
plus pauvres ou les grandes aventures de l’esprit. » (1,35). Avec tous ceux de son milieu familial et
social, Albert Camus jugeait que le courage était « la vertu principale de l’homme » (IV, 841-2).
Ayant partagé, dans son enfance, la pauvreté de sa famille, Camus reconnaissait la valeur humaine
de ceux qui, avec courage et comme les siens, assumaient les situations difficiles qui étaient les
leurs. Après avoir reçu le prix Nobel, qui est la plus haute distinction à laquelle un écrivain puisse
prétendre, Camus se disait certain « d’être moins que le plus humble, et rien en tout cas auprès de
sa mère », laquelle n’était rien aux yeux du monde (IV, 910). Dans ce texte, la terre algérienne est
reconnue également comme sacrée et donc digne de notre respect absolu. En quel sens l’est-elle ?
Avant tout en ce sens qu’elle a été pour Camus, ce qu’elle peut être pour d’autres : « La terre du
bonheur, de l’énergie et de la création » (IV, 3). Camus a reconnu que, dans son enfance, il avait
été élevé dans le spectacle de la beauté qui était sa seule richesse et qu’il avait commencé par la
plénitude (cf. III, 609). Cette terre a éveillé en lui, comme elle peut l’éveiller en d’autres, l’amour et
l’admiration ainsi que l’énergie. L’énergie, c’est-à-dire le désir et la volonté de faire de sa vie
quelque chose de beau qui soit en harmonie avec la beauté de cette terre. (A suivre)
(*) Conférence à la Maison diocésaine d’Alger, le vendredi 8 janvier 2010 (à l’occasion du
cinquantième anniversaire de la mort d’Albert Camus)
Références des citations :
Les sigles, ci-dessous, suivis du numéro de la page de la citation, renvoient aux ouvrages suivants :
1- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2006, Bibliothèque de la Pléiade, tome l, 1931-1944.
II- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2006, ’Bibliothèque de la Pléiade’, tome II, 1944-1948.
III- A. Camus, Œuvres complètes. Gallimard, 2008, Bibliothèque de la Pléiade, tome III, 1949-1956.
IV- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2008, Bibliothèque de la Pléiade, tome IV, 1957-1959.
AC-JG A. Camus Jean Grenier, Correspondance 1932 -1960, Gallimard, 1981.
Todd Olivier Todd, Albert Camus une vie, Gallimard et Olivier Todd, 1996.

Par François Chavanes


El Watan mardi 19 janvier 2010
Le dernier écrit d’Albert Camus sur l’Algérie (2éme partie et fin)
Après avoir réclamé que la terre algérienne soit rendue et donnée aux pauvres, comme on donne
ce qui est sacré à ceux qui sont sacrés, Albert Camus écrit :

Troisième partie
« Et moi alors, pauvre à nouveau et enfin, jeté dans le pire exil à la pointe du monde, je sourirai et
mourrai content, sachant que sont enfin réunis sous le soleil de ma naissance la terre que j’ai tant
aimée et ceux et celles que j’ai révérés. » Camus sait qu’il ne pourra pas venir s’installer dans
l’Algérie nouvelle et cela pour plusieurs raisons. Une de ces raisons est que, grâce à l’argent du prix
Nobel, il a pu acquérir une maison dans le sud de la France à Lourmarin, village dont la lumière et
la beauté lui rappellent son Algérie natale, et où il dispose de bonnes conditions de travail. Une
autre raison est qu’on est sur le point de lui confier la direction d’un théâtre à Paris où il devra
donc résider une partie de l’année. On sait que le jour de sa mort, le 4 janvier 1960, une lettre lui
fut adressée du ministère français des Affaires culturelles, confirmant l’octroi d’une telle direction
(cf. Todd, 753). C’est à cette obligation de résider à Paris, cette pointe du monde, que Camus fait
allusion, lorsqu’il se voit « jeté dans le pire exil à la pointe du monde ».
En France, il se sentira en exil, car loin de l’Algérie dont il disait qu’elle était sa « vraie patrie » (III,
596). A l’inverse, sa mère et les siens, qui n’ont jamais pu s’habituer à vivre en France, pourront,
espère-t-il, demeurer dans l’Algérie nouvelle. Lorsqu’il tenta de faire venir sa mère en France, elle
ne s’y sentit pas à l’aise. Elle dit à son fils : « C’est bien, mais il n’y a pas d’Arabes » (C3, 182). Il n’y
a pas d’Arabes comme à Belcourt et en Algérie où elle vit depuis toujours, où elle se sent chez elle.
Ainsi, Albert Camus prévoit-il de demeurer en France où il pense partager son temps entre
Lourmarin et Paris, avec périodiquement des voyages à Alger pour y revoir sa mère. Il espère
cependant, que, même vivant loin de sa « vraie patrie », il sourira et mourra content, car il saura
que sont réunis, sous le soleil de sa naissance, la terre qu’il a tant aimée et ceux et celles qu’il a
révérés. Cet avenir entrevu par Albert Camus pour l’Algérie est un souhait, un vœu qu’il fait pour
elle.
Un peu comme au début de chaque année, nous adressons des souhaits de bonheur, de santé, de
réussite aux personnes que nous aimons, tout en sachant que ces souhaits ont peu de chance
d’être réalisés et que, sans doute, l’année à venir ne sera guère meilleure que l’année qui vient de
s’écouler. Et, cependant, ces vœux sont sincères car vraiment, nous voulons du bien aux personnes
que nous aimons et auxquelles nous adressons nos vœux les meilleurs. On sait que, peu avant sa
mort, Albert Camus adressa ses vœux de nouvel an à sa mère qui avait soixante-dix-sept ans. Il lui
écrivit : « Chère maman, je souhaite que tu sois toujours aussi jeune et aussi belle et que ton cœur,
qui d’ailleurs ne peut changer, reste le même, c’est-à-dire le meilleur de la terre. » (Todd, 751). Or,
au cours de la prochaine année, sa mère vieillira d’un an, de sorte que son visage prendra, sans
doute, quelques rides supplémentaires.
Cependant, Camus est sincère quand il souhaite à sa mère, parce qu’il l’aime d’être toujours aussi
jeune et aussi belle. De même, Albert Camus formule pour l’Algérie future un souhait qui peut
paraître irréel, et qui, cependant, exprime ce qu’il espère de mieux pour sa terre natale qu’il a tant
aimée. Son souhait serait que la terre algérienne soit enlevée à ceux qui l’ont injustement
accaparée, et qu’elle soit donnée aux pauvres. Ce souhait, même irréel, est sa façon de dire un «
oui » à l’Algérie nouvelle : l’Algérie qui sortira des urnes lors du vote d’autodétermination, lequel,
comme vous le savez, n’intervint que deux ans et demi après la mort d’Albert Camus. Je lis à
présent la quatrième et dernière partie de ce texte. Il s’agit d’une courte phrase mise entre
parenthèses.
Quatrième partie
(Alors le grand anonymat deviendra fécond et il me recouvrira aussi - je reviendrai dans ce pays).
Quel est ce grand anonymat ? Pour répondre à cette question, il faut se rappeler que, dans ses
dernières années, Albert Camus avait entrepris des recherches pour savoir qui était son père, ce
père qu’il n’avait pas connu. Au terme de ses recherches, qui furent vaines, il écrivit : « Non, il ne
connaîtra jamais son père. » Pourquoi ne le connaîtra-t-il jamais ? Parce que son père, comme la
plupart des hommes, n’a laissé aucune trace de son passage sur terre, de sorte qu’à son sujet, il
peut écrire : « C’était bien cela que son père avait en commun avec les hommes (. . .). Cela, c’est-à-
dire l’anonymat. » (IV, 860).
Tous, comme son père et comme lui-même un jour, ont ou auront, la même destinée : celle
d’entrer dans cet anonymat des morts sans nom. Pour Camus, qui ne croit pas en une vie au-delà
de la mort, la mort est un anéantissement. Ceux qui nous ont précédés sombrent progressivement
dans un immense oubli, sans laisser de traces, si ce n’est, peut-être, celle d’une inscription qui, peu
à peu, devient illisible sur des pierres tombales (cf., IV, 859). Tous, dans le futur, sont destinés au
même avenir : celui de retourner à ce grand anonymat qui est le destin commun. Et lui-même y
retournera, car la mort le ramènera auprès de son père et des siens dans cet anonymat qui le
recouvrira à son tour. Mais comment cet anonymat peut-il devenir fécond ? Je ne pense pas que,
pour Camus, l’anonymat des morts sans nom puisse devenir fécond. Cependant, à ses yeux, il est
un autre anonymat qui, lui, peut devenir fécond, c’est celui des pauvres.
De 1935 à sa mort, Albert Camus a noté, sur des cahiers, des réflexions personnelles. L’une des
premières concerne l’univers de la pauvreté dans lequel il a vécu. Il écrit : « Le monde des pauvres
est un des rares, sinon le seul, qui soit replié sur lui-même, qui soit une île dans la société » (II,
795). Or, dans leur retrait du reste du monde, ces pauvres sont, dès cette vie, des anonymes, car ils
ne laissent aucune trace, jour après jour, de ce qu’est leur vécu quotidien. C’est ainsi que Camus
évoque, « le mystère de la pauvreté qui fait les êtres sans nom et sans passé » (IV, 937). Des êtres
sans nom et sans passé sont, à proprement parler, des êtres qui vivent dans l’anonymat.
Cependant, cet anonymat peut devenir fécond, dans la mesure où ces êtres pauvres détiennent de
vraies valeurs qu’ils sont capables de transmettre à d’autres. C’est ce qui se passa pour Albert
Camus qui reconnut que les siens, « qui manquaient de presque tout et n’enviaient à peu près rien
», lui donnèrent des exemples de noblesse et de courage, qui l’ont moralement aidé à vivre.
Camus a exprimé cela en ces termes : « Par son seul silence, sa réserve, sa fierté naturelle et sobre,
cette famille qui ne savait même pas lire, m’a donné alors mes plus hautes leçons, qui durent
toujours. » (1, 33). Détenteurs de valeurs authentiques, les pauvres les transmettent à d’autres, et
c’est ainsi que leur anonymat devient fécond. Lui-même a bénéficié de cette fécondité. Il a tenté,
ensuite, de transmettre à d’autres ce qu’il avait reçu des siens. Les études universitaires qu’il a
faites, puis son travail d’écrivain ne l’ont pas coupé de ses racines familiales et sociales. « Pour
moi, écrivait-il en 1958, je sais que ma source est (. . .) dans ce monde de pauvreté et de lumière
où j’ai longtemps vécu » (1,32). C’est auprès des siens et dans l’Algérie de son enfance qu’il a puisé
son inspiration littéraire et qu’est né son désir de prendre la défense des humbles. Cette défense
fut une de ses motivations d’écrivain. En 1953, il déclarait : « De mes premiers articles jusqu’à mon
dernier livre (il s’agit de L’Homme révolté) je n’ai tant, et peut-être trop, écrit que parce que je ne
peux m’empêcher d’être tiré du côté de tous les jours, du côté de ceux, quels qu’ils soient, qu’on
humilie et qu’on rabaisse. » (III, 454).
Conclusion
En conclusion, il apparaît que ce dernier texte de Camus sur l’avenir de l’Algérie fait apparaître une
double évolution de sa pensée par rapport à celle qu’il avait exprimée en 1958. Tout d’abord, dans
ce dernier texte, il ne s’oppose plus à l’indépendance de l’Algérie. Il accepte cette éventualité. Il
sait qu’une Algérie nouvelle va naître, il souhaite qu’elle soit édifiée en faveur des pauvres.
Pourquoi en leur faveur ? Parce que les pauvres, du moins ceux qu’il a connus dans son milieu
familial et social, lui paraissent être les plus aptes à posséder et à faire fructifier la terre algérienne.
Ils en sont les plus aptes, car ils détiennent, et sont capables de transmettre, des qualités de
courage, d’obstination et de générosité, lesquelles assureront la réussite de l’Algérie de demain.
En second lieu, Camus qui, en 1958, affirmait le droit des Français à demeurer en Algérie ne leur
reconnaît plus ce droit. Il déclare, au contraire, que les Français, même nés en Algérie, n’y sont pas
chez eux. Le pays n’est pas à eux, et il n’a jamais été à eux, car, jadis, ils l’ont acquis injustement
par la force des armes. Camus rejoint, à présent, la pensée de Mouloud Feraoun qui, en 1956,
écrivait dans son journal : « Dites aux Français que le pays n’est pas à eux, qu’ils s’en sont emparés
par la force et entendent y demeurer par la force. Tout le reste est mensonge et mauvaise foi. » (p.
76).
On ne devrait plus considérer, aujourd’hui, que la position tenue par Camus en 1958, et publiée
par lui dans Chroniques algériennes, a été et demeure sa position définitive. Même en 1958,
Camus avait douté de lui-même quand il s’était exprimé sur l’avenir de l’Algérie. Il avait craint,
disait-il, de se tromper et de juger mal d’un drame qui le touchait de trop près (cf. IV, 305). Il n’est
pas étonnant que des évènements nouveaux l’aient conduit à modifier sa position. C’est ce que
révèle ce dernier texte écrit par Camus peu avant sa mort accidentelle. Dans ce texte, comme nous
l’avons vu, il ne s’oppose plus à l’avènement d’une Algérie indépendante. Il reconnaît que les
Français n’avaient aucun droit de posséder la terre algérienne, ils n’en avaient pas le droit parce
que, jadis, ils l’avaient conquise injustement par la force, et que, ensuite, le pouvoir colonial en
avait disposé injustement en la donnant en concession à des gens venus de l’extérieur, fût-ce à des
moines, qui n’avaient aucun droit de la posséder. C’est pourquoi, affirme-t-il, cette terre doit être
donnée à ceux qui en ont été dépossédés.
Annexe
Pourquoi Camus a-t-il choisi d’habiter à Lourmarin plutôt qu’en Algérie ? Il est une question que
beaucoup se sont posée. Quand Albert Camus a reçu l’argent du prix Nobel, pourquoi n’a-t-il pas
choisi d’habiter en Algérie dont il disait qu’elle était sa vraie patrie, au lieu d’acheter une maison à
Lourmarin en France, pays où, disait-il, il se sentait en exil ? Jean Grenier, son ancien professeur de
philosophie devenu son ami, lui posa cette question, sans doute, durant la période où Camus
cherchait une habitation dans le sud de la France. II lui demanda : « Pourquoi ne choisissez-vous
pas d’habiter une belle maison à la campagne ou au bord de la mer en Algérie ? » Jean Grenier
relate, en ces termes, la réponse qu’il reçut de son ancien élève : « Il me répondit, d’un air
contraint : c’est parce qu’il y a les Arabes, ne voulant pas dire que les Arabes le gênaient par leur
présence mais par le fait qu’ils avaient été dépossédés. » (J. Grenier, Albert Camus (Souvenirs),
Gallimard, 1968, p.170-171).
Ce témoignage est très intéressant car, dans cette réponse, Camus reconnaît que les Algériens
autochtones ont été dépossédés de leur terre par la colonisation française de sorte qu’aujourd’hui
encore, ils en demeurent dépossédés. Cette réponse est conforme au souhait que Camus
formulait, peu avant sa mort, dans son dernier écrit sur l’avenir de l’Algérie. Ce souhait, rappelons-
le, était que ceux qui, en 1959, détenaient injustement une part de la terre algérienne devaient la
rendre à ceux qui en avaient été injustement dépossédés. En formulant ce souhait, Camus
reconnaissait que la spoliation initiale de la terre algérienne avait provoqué une transmission
toujours injuste de cette même terre aux Français qui, par la suite, avaient été faussement
reconnus comme étant les propriétaires d’une terre qui, de fait, ne leur appartenait pas. On
comprend qu’en conscience Albert Camus n’ait pu accepter l’idée d’acquérir une habitation en
Algérie sur une portion de terre dont les possédants légitimes avaient été dépossédés.
A l’époque où Camus allait s’installer à Lourmarin, il pouvait estimer que le moment n’était pas
encore venu, pour lui, d’exprimer clairement sa nouvelle position, car certains de ses proches ne
l’auraient, sans doute, pas comprise. Il l’a exprimée « d’un air contraint » à Jean Grenier car, lui,
pouvait la comprendre. Il l’a exprimée, à nouveau, peu avant sa mort, dans les dernières pages des
Annexes de son ouvrage posthume. Il l’a fait, il est vrai, en termes peu compréhensibles. Mais il est
probable qu’il n’aurait pas publié ce texte en l’état où il se trouve actuellement. II l’aurait réécrit
pour l’intégrer, peut-être en final, de l’ouvrage dont il avait commencé la rédaction, et qu’il avait
intitulé Le Premier Homme.
Références des citations :
Les sigles, ci-dessous, suivis du numéro de la page de la citation, renvoient aux ouvrages suivants :
1- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2006, Bibliothèque de la Pléiade, tome l, 1931-1944.
II- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2006, ’Bibliothèque de la Pléiade’, tome II, 1944-1948.
III- A. Camus, Œuvres complètes. Gallimard, 2008, Bibliothèque de la Pléiade, tome III, 1949-1956.
IV- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2008, Bibliothèque de la Pléiade, tome IV, 1957-1959.
AC-JG A. Camus Jean Grenier, Correspondance 1932 -1960, Gallimard, 1981. Todd Olivier Todd,
Albert Camus une vie, Gallimard et Olivier Todd, 1996.

Par François Chavanes


____________________
Le Quotidien d’Oran 24 décembre 2009
50ème anniversaire de sa mort: Sur les traces de Camus
A l'instar de plusieurs villes européennes, Oran compte commémorer le cinquantième anniversaire
de la mort d'Albert Camus. L'initiative est de l'association Bel Horizon en collaboration avec le
Centre culturel français. Cette dernière institution offrira à son public la pièce «La chute» tirée d'un
des ouvrages de Camus. Quant à Bel Horizon, il proposera le 16 janvier prochain, dans le cadre
d'une manifestation intitulée «Sur les traces de Camus», un circuit des lieux qu'avait fréquenté le
prix Nobel de la littérature durant son séjour à Oran. Notons que Camus est venu à Oran en 1939
et le 4 janvier 1960 il est mort dans un absurde accident de voiture entre Lyon et Paris. Ce circuit,
nous indique Kouider Metayer, est établi sur demandes de plusieurs chercheurs universitaires
venus d'Europe, notamment des milanais, des suisses et des espagnols venus déterrer les traces de
l'auteur à Oran où il a rédigé son oeuvre magistrale «La Peste».

Par ailleurs, l'on apprendra que des journalistes du Figaro ont fait le déplacement à Oran dans le
cadre de la préparation d'un numéro spécial que ce magazine prépare sur Camus à l'occasion du
cinquantième anniversaire de sa disparition. Actuellement, un journaliste de la radio France Inter
séjourne à Oran pour exactement le même but. La présence d'Oran dans les écrits de Camus, qui
lui a valu l'animosité et l'agressivité des pieds-noirs à l'époque, explique le regain d'intérêt pour le
séjour oranais de Camus.

Le circuit tracé par Bel Horizon, le second du genre après celui consacré à Emmanuel Roblès,
démarrera de la maison qu'il a habitée au 67, rue d'Arzew. Il couvrira quelques cafés de cette rue
où le philosophe de l'absurde avait l'habitude de s'attabler. Il passera par la salle de boxe de l'ex-
rue du Fondouk devenue par la suite rue Marcel Cerdan. Avant de prendre fin à la Promenade de
Létang, le parcours passera la Maison du Colon, devenue Maison de l'Agriculture et actuellement
Palais de la culture et la Mairie.

Kouider rappellera que Camus avait jugé de «prétentieuse» la présence des deux lions devant le
siège de la mairie. Les animateurs de ce circuit relateront à coup sûr les propos jugés durs de
Camus à l'endroit d'Oran. Mais ils évoqueront aussi ses descriptions de certains sites de la ville et
surtout certaines de ses déclarations jugées actuellement de prémonitoires. Mais l'occasion serait
bonne pour remettre sur le tapis les positions de Camus par rapport à la guerre de libération
nationale et d'autres questions encore pendantes jusqu'ici.
Ziad Salah
___________

El Watan Accueil > Edition du 2 janvier 2010

Extrait. Le premier chapitre du premier roman d’Albert Camus


La mort heureuse
Lorsque le 4 janvier 1960, il y a 50 ans, à deux jours près, sa voiture s’encastra dans un arbre d’une
petite route de France, Albert Camus a-t-il pensé une fraction de seconde au titre de ce roman, «
La Mort heureuse », le premier qu’il écrivit et qui fut publié post mortem ? Nous en publions ci-
contre le premier chapitre, avec l’autorisation des éditions Gallimard. Cette « première entreprise
romanesque » a été conçue entre 1936 et 1938. C’est en la remaniant que « L’Etranger » se forma
dans son esprit et il abandonna « La mort heureuse » pour le roman qui fit et fait encore sa gloire
mondiale. La similitude du nom du personnage, Mersault, une certaine écriture et une ambiance
bizarre,ont laissé penser qu’il s’agissait donc du brouillon de « L’Etranger ». Les spécialistes de
Camus pensent qu’il serait faux ou exagéré de l’affirmer même si chaque première œuvre contient
en clair ou en creux les éléments d’une identité littéraire future. En 2010, il est certain que le sujet
Camus, vie et œuvre, prendra encore une importance marquée dans le monde où le Prix Nobel 67
est incontournable. Il est à espérer qu’en Algérie où son œuvre est très lue et suscite de
nombreuses passions, liées notamment à son rapport à la Guerre d’indépendance, des débats
puissent avoir lieu dans les universités et les milieux culturels. Le Centre Culturel Algérien de Paris
a déjà lancé une caravane intellectuelle à travers la France et l’on annonce pour début janvier la
mise en librairie par Edif 2000 de l’ensemble de ses œuvres à des prix « très abordables ». De quoi
découvrir ou redécouvrir un écrivain majeur pour qui l’absurde était au centre de l’écriture, peut-
être aussi de sa vie, car le 4 janvier fatidique,on trouva dans sa poche le ticket de train qu’il avait
acheté…

Il était dix heures du matin et Patrice Mersault marchait d’un pas régulier vers la villa de Zagreus. À
cette heure, la garde était sortie pour le marché et la villa était déserte. On était en avril et il faisait
une belle matinée de printemps étincelante et froide, d’un bleu pur et glacé, avec un grand soleil
éblouissant mais sans chaleur. Près de la villa, entre les pins qui garnissaient les coteaux, une
lumière pure coulait le long des troncs. La route était déserte. Elle montait un peu. Mersault avait
une valise à la main, et dans la gloire de ce matin du monde, il avançait parmi le bruit sec de ses
pas sur la route froide et le grincement régulier de la poignée de sa valise.
Un peu avant la villa, la route débouchait sur une petite place garnie de bancs et de jardins. De
précoces géraniums rouges parmi des aloès gris, le bleu du ciel et les murs de clôture blanchis à la
chaux, tout cela était si frais et si enfantin que Mersault s’arrêta un moment avant de reprendre le
chemin qui de la place descendait vers la villa de Zagreus. Devant le seuil il s’arrêta et mit ses
gants. Il ouvrit la porte que l’infirme faisait tenir ouverte et la referma naturellement. Il s’avança
dans le couloir et, parvenu devant la troisième porte à gauche, il frappa et entra. Zagreus était bien
là, dans un fauteuil, un plaid sur les moignons de ses jambes, près de la cheminée, à la place exacte
que Mersault occupait deux jours auparavant. Il lisait, et son livre reposait sur ses couvertures
tandis qu’il fixait de ses yeux ronds, où ne se lisait aucune surprise, Mersault maintenant arrêté
près de la porte refermée.
Les rideaux des fenêtres étaient tirés et il y avait par terre, sur les meubles, au coin des objets, des
flaques de soleil. Derrière les vitres, le matin riait sur la terre dorée et froide. Une grande joie
glacée, des cris aigus d’oiseaux à la voix mal assurée, un débordement de lumière impitoyable
donnaient à la matinée un visage d’innocence et de vérité. Mersault s’était arrêté, saisi à la gorge
et aux oreilles par la chaleur étouffante de la pièce. Malgré le changement du temps, Zagreus avait
allumé un grand feu. Et Mersault sentait son sang monter aux tempes et battre l’extrémité de ses
oreilles. L’autre, toujours silencieux, le suivait des yeux. Patrice marcha vers le bahut de l’autre
côté de la cheminée et sans regarder l’infirme, déposa sa valise sur la table. Arrivé là, il sentit un
tremblement imperceptible dans ses chevilles. Il s’arrêta et mit à sa bouche une cigarette qu’il
alluma maladroitement à cause de ses mains gantées. Un petit bruit derrière lui. La cigarette aux
lèvres, il se retourna.
Zagreus le regardait toujours, mais venait de fermer son livre. Mersault, pendant qu’il sentait le
feu chauffer ses genoux jusqu’à la douleur, lut le titre à l’envers : L’Homme de cour, de Baltasar
Gracian. Il se pencha sans hésiter vers le bahut et l’ouvrit. Noir sur blanc, le revolver luisait de
toutes ses courbes, comme un chat soigné, et il maintenait toujours la lettre de Zagreus. Mersault
prit celle-ci dans sa main gauche et le revolver de la droite. Après une hésitation, il fit passer l’arme
sous son bras gauche et ouvrit la lettre. Elle contenait une seule feuille de papier grand format
couverte sur quelques lignes seulement de la grande écriture anguleuse de Zagreus : « Je ne
supprime qu’une moitié d’homme. On voudra bien ne pas m’en tenir rigueur et trouver dans mon
petit bahut beaucoup plus qu’il ne faut pour désintéresser ceux qui m’ont servi jusqu’ici. Pour le
surcroît, j’ai le désir qu’il soit consacré à l’amélioration du régime des condamnés à mort. Mais j’ai
conscience que c’est beaucoup demander. »
Mersault, le visage fermé, replia la lettre et à ce moment la fumée de sa cigarette vint piquer ses
yeux tandis qu’un peu de cendre tombait sur l’enveloppe. Il secoua le papier, le posa bien en vue
sur la table et se tourna vers Zagreus. Celui-ci regardait maintenant l’enveloppe, et ses mains,
courtes et musclées, étaient demeurées autour du livre. Mersault se pencha, tourna la clef du
coffre, prit les liasses dont on voyait seulement la tranche à travers leur enveloppe de papier
journal. Son arme sous le bras il en emplit régulièrement sa valise d’une seule main. Il y avait là
moins d’une vingtaine de paquets de cent et Mersault comprit qu’il avait pris une valise trop
grande. Il laissa dans le coffre une liasse de cent billets. La valise fermée, il jeta sa cigarette à demi
consumée dans le feu et, prenant le revolver dans sa main droite, s’approcha de l’infirme.
Zagreus maintenant regardait la fenêtre. On entendit une auto passer lentement devant la porte,
avec un bruit léger de mastication. Zagreus, sans bouger, semblait contempler toute l’inhumaine
beauté de ce matin d’avril. Lorsqu’il sentit le canon du revolver sur sa tempe droite, il ne détourna
pas les yeux. Mais Patrice qui le regardait vit son regard s’emplir de larmes. Ce fut lui qui ferma les
yeux. Il fit un pas en arrière et tira.
Un moment appuyé contre le mur, les yeux toujours fermés, il sentit son sang battre encore à ses
oreilles. Il regarda. La tête s’était rejetée sur l’épaule gauche, le corps à peine dévié. Si bien qu’on
ne voyait plus Zagreus, mais seulement une énorme plaie dans son relief de cervelle, d’os et de
sang. Mersault se mit à trembler. Il passa de l’autre côté du fauteuil, prit à tâtons la main droite, lui
fit saisir le revolver, la porta à hauteur de la tempe et la laissa retomber. Le revolver tomba sur le
bras du fauteuil et de là sur les genoux de Zagreus. Dans ce mouvement Mersault aperçut la
bouche et le menton de l’infirme. Il avait la même expression sérieuse et triste que lorsqu’il
regardait la fenêtre. À ce moment, une trompette aiguë résonna devant la porte. Une seconde
fois, l’appel irréel se fit entendre.
Mersault toujours penché sur le fauteuil ne bougea pas. Un roulement de voiture annonça le
départ du boucher. Mersault prit sa valise, ouvrit la porte dont le loquet luisait sous un rayon de
soleil et sortit la tête battante et la langue sèche. Il franchit la porte d’entrée et partit d’un grand
pas. Il n’y avait personne, sinon un groupe d’enfants à une extrémité de la petite place. Il s’éloigna.
En arrivant sur la place, il prit soudain conscience du froid et frissonna sous son léger veston. Il
éternua deux fois et le vallon s’emplit de clairs échos moqueurs que le cristal du ciel portait de plus
en plus haut. Un peu vacillant, il s’arrêta cependant et respira fortement. Du ciel bleu
descendaient des millions de petits sourires blancs.
Ils jouaient sur les feuilles encore pleines de pluie, sur le tuf humide des allées, volaient vers les
maisons aux tuiles de sang frais et remontaient à tire-d’aile vers les lacs d’air et de soleil d’où ils
débordaient tout à l’heure. Un doux ronronnement descendait d’un minuscule avion qui naviguait
là-haut. Dans cet épanouissement de l’air et cette fertilité du ciel, il semblait que la seule tâche des
hommes fût de vivre et d’être heureux. Tout se taisait en Mersault. Un troisième éternuement le
secoua, et il sentit comme un frisson de fièvre. Alors il s’enfuit sans regarder autour de lui, dans le
grincement de sa valise et le bruit de ses pas. Arrivé chez lui, sa valise dans un coin, il se coucha et
dormit jusqu’au milieu de l’après-midi. »
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El Watan 31 décembre 2009


Camus : Entre la mère et la justice
Au moment où Nicolas Sarkozy, président de la République française, non sans quelques arrière-
pensées politiques pour les prochaines échéances électorales (régionales de 2010 et
présidentielles de 2012), s’apprête à faire entrer l’écrivain Albert Camus au Panthéon, imitant en
cela son prédécesseur Jacques Chirac, qui honora durant ses mandats André Malraux et Alexandre
Dumas, il paraît utile pour nous Algériens de revisiter la « pensée » de cet écrivain pied-noir qui a
assisté, bouche cousue, ou à tout le moins avec une certaine désinvolture, au martyre du peuple
algérien.

Colonialiste de bonne volonté ?


Une phrase de Kateb Yacine, au demeurant pleine d’indulgence à l’égard de l’écrivain pied-noir,
résume à elle seule la place qui est faite aux « indigènes » dans l’œuvre de Camus : « Je préfère un
écrivain comme Faulkner qui est parfois raciste mais dont l’un des héros est un Noir, à un Camus
qui affiche des opinions anticolonialistes (sic) alors que les Algériens sont absents de son œuvre et
que pour lui l’Algérie c’est Tipaza, un paysage... » Concernant la revendication de liberté et
d’indépendance de l’Algérie, le summum du délire camusien est atteint dans L’Express en 1958. « Il
faut considérer la revendication d’indépendance nationale algérienne en partie comme une des
manifestations de ce nouvel impérialisme arabe dont l’Egypte, présumant de ses forces, prétend
prendre la tête et que, pour le moment, la Russie utilise à des fins de stratégie anti-occidentale. »
Même s’il ne fait que traduire la propagande du bloc colonialiste en périphrases ampoulées
auxquelles il a habitué ses lecteurs, Camus fit preuve d’un aveuglement incurable tant sont patents
et insupportables la misère et l’écrasement du peuple algérien.
La lutte nationale arrivée à maturité n’avait nul besoin de cette « main étrangère » derrière
laquelle se camoufle l’establishment colonial pour occulter un siècle d’abaissement subi sans
relâche par les Algériens non sans de nombreuses tentatives de résistance. « L’impérialisme
arabe... I’Egypte présumant de ses forces » ! Du bla-bla proféré moins de deux ans après
l’offensive de l’impérialisme franco-britannique, réel celui-là, et la déroute égyptienne devant
l’agression israélienne. « Colonialiste de bonne volonté », disait de lui le philosophe Raymond Aron
! Colonialiste, certainement. De bonne volonté ? Même pas, comme nous allons le voir. Le plus
sardonique est cependant dans la littérature camusienne, qui regorge de poncifs et de clichés
racistes. Les livres d’Albert Camus, qui en sont subtilement imprégnés, ont contribué à les
propager de manière insoupçonnée. Il est temps de le souligner, l’œuvre de Camus est trempée
dans le déni et le mépris colonial envers les indigènes.
Ainsi, dans La peste, « les Arabes » ne sont jamais nommés. Dans L’Etranger, ils apparaissent sous
la caricature de « l’Arabe fourbe », « sans densité et sans famille » , une lame effilée à la main.
Comme des ombres floues et menaçantes dans L’Exil et le Royaume. Dans la femme adultère
(L’Exil et le Royaume), Camus évoque les « piétinements incompréhensibles » des « Arabes ».
Narrant les tribulations de Janine, son héroïne, dans le Sud algérien, il écrit : « Elle s’arrêta, perçut
un bruit d’élytres et derrière les lumières qui grossissaient, vit enfin d’énormes burnous sous
lesquels étincelaient des roues fragiles de bicyclettes. Les burnous la frôlèrent... » L’écrivain pied-
noir a incontestablement participé à la fabrication de cette imagerie réductrice et caricaturale de «
l’Arabe », et a l’incrustation dans l’imaginaire du Français métropolitain de ces représentations
coloniales dévalorisantes ou négatives qui résistent encore à l’usure du temps : l’indigène, tantôt
burnous ou djellaba en toile de fond, tantôt individu impénétrable et louche, toujours
potentiellement dangereux. Il y a pire que le mépris et le déni, la « bestialisation ».
Dans la bouche du colon qu’indispose la promiscuité, les indigènes « pullulent ». « Le langage du
colon quand il parle du colonisé, écrit Fanon dans les Damnés de la terre, est un langage
zoologique. On fait allusion... aux émanations de la ville indigène, aux hordes, à la puanteur, au
pullulement, au ‘’grenouillement’’, aux gesticulations. Le colon, quand il veut bien décrire et
trouver le mot juste, se réfère constamment au bestiaire. » Les mots du bestiaire ne sont
cependant pas propres au colon. Albert Camus qui ne manquait pourtant pas de ressources ni de
ressort littéraires, n’y échappait pas. Dans sa description de la Misère de la Kabylie, l’écrivain pied-
noir évoquait « ces montagnes (qui) abritent dans leurs plis une population grouillante », et osera
un parallèle avec les pays d’Europe dont « aucun ne présente un tel pullulement ».
Un « philosophe » à la posture communautariste
Le meilleur viendra cependant après le déclenchement de l’insurrection algérienne, notamment
durant le paroxysme de « La Bataille d’Alger ». L’aveuglement de l’écrivain pied-noir nobélisé est
total, tant la posture est communautariste aux antipodes de l’universalisme sartrien. Légitimement
préoccupé par « le destin des hommes et des femmes de (son) propre sang », l’écrivain pied-noir
se refusera à « donner un alibi au fou criminel (sic) qui jettera sa bombe sur une foule innocente
où se trouvent les miens ». Evoquant « les représailles et les pratiques de torture » commises par
son camp - « de notre côté », écrit-il - Camus les qualifiera de « fautes incalculables... qui risquent
de justifier les crimes que l’on veut combattre ». Empêtré dans ce style pompeux qu’il affectionne,
l’écrivain pied-noir ajoutera : « Et quelle est cette efficacité qui parvient à justifier ce qu’il y a de
plus injustifiable chez l’adversaire...
La torture a peut-être permis de retrouver trente bombes au prix d’un certain honneur mais elle a
suscité du même coup cinquante terroristes nouveaux qui, opérant autrement et ailleurs, feront
mourir plus d’innocents encore. » Soucieux de la réputation et de l’honneur français, Camus
ajoutera : « Même acceptée au nom du réalisme et de l’efficacité, la déchéance ici ne sert qu’à
accabler notre pays à ses propres yeux et à ceux de l’étranger. » Froidement pragmatique, Camus
propose de « supprimer ces excès (sic) et de les condamner publiquement pour éviter que chaque
citoyen se sente responsable personnellement des exploits (resic) de quelques-uns ». Et l’écrivain
d’expliquer avec un sens certain de la prémonition - une fois n’est pas coutume - que « ces beaux
exploits préparent infailliblement la démoralisation de la France et l’abandon de l’Algérie ».
Conception étroite et partisane, que celle d’Albert Camus. Ainsi, la torture, les disparitions, les
exécutions sommaires, la répression collective dans le bled, toutes ces atrocités, aussi réelles et ô
combien plus massives que celles du FLN, Camus les enveloppait dans l’euphémisme de « beaux
exploits ». Il ne les déplorait pas au nom de la justice et du droit, ni au nom des valeurs qui fondent
l’universel français, ni même au nom de la morale et de l’humanisme, mais pour des raisons d’«
efficacité » et de prestige national. Du reste, même quand il lui arrivait d’exprimer quelques
récriminations, il prend bien soin de les délayer dans un pur concentré de langue de bois, avec, il
faut le lui reconnaître, beaucoup de savoir-faire. Comme en 1951 déjà, au moment où Claude
Bourdet dénonçait sans détours ces pratiques de « la Gestapo en Algérie », appliquées à des
militants nationalistes n’ayant encore commis aucune violence, Camus ne trouvait alors rien de
mieux à faire que d’adresser au président du tribunal une lettre où la manière de noyer le poisson
est digne de figurer dans une anthologie du bla-bla. Jugeons en : « La cause de la France en ce
pays, si elle veut garder un sens et un avenir, ne saurait être que celle de la justice absolue. Et la
justice, en cette occasion, pour être absolue, ne peut se passer de certitudes absolues. Et une
accusation qui aurait la faiblesse de s’appuyer sur des sévices policiers jetterait immédiatement un
doute sur la culpabilité qu’elle prenait en charge, pourtant de démontrer. » Evoquant le terrorisme
du FLN, Camus le qualifiait de « crime qu’on ne saurait ni excuser ni laisser se développer ». «
Quelle que soit la cause que l’on défend, ajoute-t-il, elle restera toujours déshonorée par le
massacre aveugle d’une foule innocente où le tueur sait d’avance qu’il atteindra la femme et
l’enfant. » Morale à sens unique, car Camus demeurera aveugle, sourd et muet quand il s’agit de
crimes commis par les siens.
Où était-il donc ce 10 août 1956, quand « l’horrible provocation » - pour reprendre une expression
par lui utilisée après l’insurrection du Nord Constantinois - fut commise par les siens sur les
habitants de La Casbah, mêlant sous les gravats enfants, femmes et vieillards dans le sang et la
mort ? Camus redoutait, on se demande pourquoi, « l’humiliation des 1 200 000 (sic) Français »
que ne manqueraient pas de générer, selon lui, la négociation avec le FLN et l’indépendance de
l’Algérie. Le même Camus préférera pourtant détourner la tête de l’abaissement subi par les
Algériens depuis plus d’un siècle. Pis, ses livres qui magnifient le paysage méditerranéen de
l’Algérie, sont littéralement expurgés de ces fausses notes que semblaient être à ses yeux, les
autochtones, quand ils n’apparaissaient pas sous les traits de spectres menaçants et malfaisants.
Camus regrettera également que les Algériens n’aient pas emprunté la voie de la non-violence
active et de la non-coopération, pratiquée par le Mahatma Gandhi. « Gandhi, écrit-il, a prouvé
qu’on pouvait lutter pour son peuple et vaincre, sans cesser un jour d’être estimable. » L’écrivain
pied-noir ne demande pas au cavalier intraitable d’alléger un peu la charge, c’est à la « monture »
éreintée qu’il recommande de continuer à supporter un peu plus, de patienter un peu plus
longtemps. Le courage attendu du philosophe qu’il est censé être aurait été naturellement, au
nom de la franchise qu’on leur doit, d’interpeller les siens et de les rappeler à l’ordre. Clairement,
sans circonlocutions prudentes, sans périphrases tortueuses. Même si « la justice » importe moins
que « la mère », le meilleur moyen de préserver cette dernière est parfois de la protéger contre
elle-même, de ses propres excès. Car, côté algérien, on n’a d’autre choix que de se « cabrer » avec
l’énergie du désespoir pour tenter de se libérer. Cela peut faire mal. C’est sans doute cela qu’a
voulu exprimer Sartre, dans son élan provocateur, avec l’allégorie de « l’homme mort et de
l’homme libre ».
Au demeurant, comme le rappellera Robert Barrat, que de fois les Algériens ont eu recours à cette
voie gandhienne que conseille Camus : « Qu’avaient fait d’autre... les Algériens depuis cent trente
ans... Refus de l’impôt, de la conscription et de l’école française ? Qui sait en France que lors de la
guerre contre l’Emir Abdelkader, des volontaires de la mort se présentaient à nos troupes,
enchaînés l’un à l’autre comme les Bourgeois de Calais ? Ces moussebiline s’offraient à la vindicte
des conquérants, espérant désarmer leur fureur. Mais la race des Bayard et des Turenne était déjà
éteinte chez les soldats de l’époque. Ils décapitaient proprement ces martyrs de la non-violence
pour s’occuper ensuite en toute quiétude de leurs femmes et de leurs biens... On a vu quel sort
l’administration française réserva en 1957 au vaste mouvement de résistance passive déclenché
par le FLN avec la campagne de fermeture des boutiques et la grève scolaire. Les enfants de La
Casbah furent embarqués de force en camions vers les écoles au son des orchestres militaires...
Les rideaux de fer des boutiques musulmanes étaient arrachés par la troupe, le contenu des
boutiques dispersé dans la rue et la foule européenne invitée au pillage... De semblables mesures
ont-elles jamais été prises contre des fonctionnaires européens grévistes ? »
L’étranger et l’inconscient colonial
En vérité, Camus ne s’est jamais débarrassé de ses réflexes primaires bien enracinés dans son
inconscient colonial. Par une de ces formules alambiquées dont il a le secret, il stigmatise « cette
partie de notre opinion (les anticolonialistes, ndlr) qui pense obscurément que les Arabes ont
acquis le droit d’égorger et de mutiler... des enfants européens ». Diable ! Il ne manquait aux
Arabes que ce « droit » non encore inscrit dans le code de l’indigénat. Englué dans le cliché raciste
de « l’Arabe égorgeur » qu’il a tant contribué à enraciner dans l’opinion, avec notamment cette «
imposture littéraire » —L’Etranger — qui lui a valu le prix Nobel, Camus, étranger lui-même au
malheur séculaire des Algériens, éludera toute réflexion, se détournera de toute analyse sur les
racines profondes de la question algérienne. Alors que « les exploits » de la 10e DP étaient sur la
place publique, était-il aveugle au point de marteler à Stockholm, ce 14 décembre 1957, sa «
conviction la plus sincère qu’aucun gouvernement au monde ayant à traiter le problème algérien
ne le ferait avec des fautes aussi minimes » ? Etait-il absent ? Non, puisqu’il ne cessera de
condamner « le terrorisme qui s’exerce dans les rues d’Alger et qui, un jour, peut frapper (sa) mère
et (sa) famille ».
Même s’il dit croire à la justice, Camus raisonnait comme un citoyen lambda pour qui il était
normal de préférer les siens aux indigènes et de « défendre sa mère avant la justice ». Comme le
lui reprocheront ses amis, le pied-noir avait pris le pas, dès le départ, sur le philosophe, l’esprit
communautariste sur l’idéal universaliste. Camus avait-il d’ailleurs jamais senti ou voulu sentir de
quel côté soufflait l’oppression ? Il n’est pas incongru aujourd’hui de se poser la question devant le
mutisme sélectif d’un philosophe qui demeurera « étranger » aux violences massives subies par le
peuple algérien depuis le début de la « pacification », et surtout aux cris déchirants des suppliciés
des caves d’Alger, durant l’année 1957. Ses contorsions intellectuelles, ses jongleries rhétoriques
et sa compassion forcée sur « les injustices faites au peuple arabe », un prêche dans le désert.
Inaudible pour les Algériens, lassés par les discours creux et les promesses d’un avenir sans
contours. Inaudible, comme l’était sa « trêve civile », auprès des siens dont une bonne partie n’y
retrouvait pas, il est vrai, ses aspirations à la guerre à outrance.
L’écrivain pied-noir ne trouvera pas grâce, même aux yeux de l’intellectuel de droite, « nationaliste
de rétraction » qu’est Raymond Aron. Même ce pragmatique, ni juste ni moral, lui reprochera de
n’avoir jamais pu « s’élever au-dessus de l’attitude du colonisateur de bonne volonté ». Un
immense fossé sépare l’universalisme libérateur de Sartre, de Jeanson, de Curiel et de tant
d’autres « justes » réfractaires à une liberté sélective à deux vitesses, des pulsions grégaires d’un
Albert Camus frileusement recroquevillé dans le giron de son ethnie. Les inconditionnels de la
prose camusienne continueront cependant de s’extasier sur les « ruines de Tipaza » et de
présenter comme le summum de l’humanisme, un soi-disant « cri de révolte sur la misère de la
Kabylie ».
B. A. : Professeur de médecine auteur de L’Algérie en guerre,
Abane Ramdane et les fusils de la rébellion L’Harmattan 2008
Références :
Kateb Yacine. Un homme, une œuvre, un pays, entretien à Voies multiples, Laphomic, 1986.
Edouard W. Saïd, Albert Camus ou l’inconscient colonial, Le Monde diplomatique, novembre 2000.
Chroniques algériennes, Gallimard. Idem. Ibid. Dans sa préface à un ouvrage de Frantz Fanon (Les
damnés de la terre, Maspero, 1961), Sartre qui est sans doute avec Francis Jeanson, l’intellectuel
français qui a le mieux saisi les mécanismes de l’oppression coloniale, écrit : « Abattre un
Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un
opprimé ; restent un homme mort et un homme libre. » Journaliste anticolonialiste proche de la
cause algérienne.
L’expression est de Sartre. On ne sait si le philosophe existentialiste critiquait le mode de
construction à l’américaine de L’Etranger, son écriture au passé composé, ou s’il doutait du
caractère authentiquement fictif de l’œuvre. Avait-il connaissance de ces étranges affinités entre
ce roman bizarre qui a rendu célèbre l’écrivain pied-noir, et l’œuvre géniale d’un écrivain juif
autrichien, Stefan Zweig. Bizarres autant qu’étranges, en effet, ces similitudes entre Meursault,
l’étrange héros assassin de Camus, et le personnage récurrent, L’Etranger, de l’œuvre de Zweig.
Selon Leïla Benmansour (El Watan des 23 et 24 avril 2006), L’Etranger serait non pas une création
fictive, mais une construction sur la base des cinq nouvelles de Stefan Zweig (Le joueur d’échec,
Amok ou le fou de Malaisie, Lettre d’une inconnue, Ruelle au clair de lune et Vingt-quatre heures
de la vie d’une femme).
Pour l’universitaire algérienne, le remords aurait tourmenté Camus au point de « le plonger dans
un malaise grandissant, atteignant la dépression, alors que tout lui souriait ». Camus n’aura pas le
courage d’évoquer l’œuvre de Zweig. Mais, en parlant de son prix Nobel, lors d’une conférence à
Stockholm sur le mensonge dans l’art, il lancera à une assistance intriguée, cette phrase
énigmatique : « Cette récompense dépasse mes mérites personnels. » Sartre aurait raillé « la
philosophie facile » « pour classes terminales » de Camus. Ce sont des pieds-noirs qui huent
Camus, le menacent et torpillent sa conférence sur la trêve civile au début de l’année 1956 à Alger.
Jean Jacques Gonzales, Une utopie méditerranéenne. Albert Camus et l’Algérie en guerre. ln
Mohammed Harbi et Benjamin Stora, La guerre d’Algérie. La fin de l’amnésie, Robert Laffont, 2004.

Par Bélaïd Abane


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El watan 28 décembre 2009


Les racines algériennes d’Albert Camus
Cinquante ans après sa mort, le 4 janvier 1960, Albert Camus est plus vivant que jamais. Une
floraison livresque vient saluer à nouveau l’éternité de son œuvre l Stéphane Babey est parti en
Algérie sur les traces du prix Nobel et donne Camus, une passion algérienne. Catherine, fille de «
L’homme révolté », ouvre pour la première fois l’album de famille pour Camus, solitaire et
solidaire.

Lyon
De notre correspondant
Commençons par le lointain. Stéphane Babey, journaliste, écrivain n’en finit pas de revisiter les
racines improbables de son existence. Fils d’un Algérien qu’il n’a jamais connu et d’une Française,
il avait découvert tardivement sa filiation, il la revendique maintenant fermement. Il avait cru en
solder la troublante incidence sur sa vie dans un formidable roman intitulé Les assassins de la
citadelle, paru à Perpignan, en 2007 (Cap Béar éditions). Quelques mois après, en 2008, il récidive
avec L’inconnu d’Alger, où il se réapproprie son héritage algérien qui ne demandait qu’à prospérer
en lui. Une belle et difficile histoire d’amour. L’ouvrage a été publié par une nouvelle maison
d’édition parisienne, au nom qui ne s’invente pas : « Koutoubia ».
Dans son imaginaire d’une Algérie qu’il fait sienne, sa personnalité s’affirme dans la douleur et la
recherche. Cela donne de merveilleuses pages d’un homme entre deux passages. Un funambule
sur la corde raide. Comme Camus ! Son éditeur lui demande alors de faire un voyage initiatique
pour retrouver le fil de ses ancêtres en marchant sur les chemins heurtés d’Albert Camus. Qui
mieux que Stéphane Babey, hybride qui s’ignorait, pouvait amorcer cette remontée du temps pour
découvrir l’être déchiré qu’était l’auteur de L’Etranger.
Camus avait vécu, jusqu’à la blessure profonde dans son âme d’artiste, ses appartenances
multiples. Peu de gens peuvent comprendre lorsque le feu de l’histoire brûle la lucidité devant la
nécessité de l’action. Babey est donc reparti sur les traces réelles et imaginaires de Camus. Côté
littérature, il a refait la route vers Rovigo, aujourd’hui Hadjout, où Mersault, le triste héros de
L’Etranger part enterrer sa mère. Belcourt, où le jeune Camus a vécu, la rue de Lyon… A Oran,
tableau de La Peste… Annaba enfin, et Dréan le hameau natal du philosophe romancier. Babey ne
s’arrête pas aux lieux, il va jusque dans les fibres de l’Algérie de Camus et celle qui transpire de
tous ses pores aujourd’hui.
Pour donner la vitalité à Camus, il passe par le meilleur des truchements qui soient, la libre parole
algérienne, expressive, poétique, joyeuse, pétillante d’aspiration au bonheur, comme l’était
Camus, engoncé parfois dans son refus, ou sa difficulté, de redescendre de ces limbes célestes où
le parfait lui donnait la mesure. Camus, avant de mourir, n’était peut-être déjà plus de ce monde,
Babey l’y fait revenir par le biais d’une nourrissante et parfois dérangeante parole algérienne dans
un magnifique Albert Camus, une passion algérienne. Catherine Camus, fille de, et gardienne de
l’héritage littéraire du maître, sort pour la première fois de sa légendaire réserve et ouvre l’album
de famille.
Un beau livre publié par les éditions Michel Lafont, pour le cinquantenaire de la mort par accident
de Camus le 4 janvier 1960, à l’âge de 46 ans. Qui mieux qu’elle pouvait le faire ? Dans
l’introduction de ce somptueux livre d’images commentées, Albert Camus, solitaire et solidaire,
dont certaines complètement inédites, elle écrit : « Travaillant depuis trente ans à la gestion de
son œuvre, j’ai reçu des milliers de lettres venant du monde entier. Quelles que soient les
civilisations, les cultures ou les sujets abordé, ces lettres ont un point commun, un amour fraternel
pour Camus ».
Les images, qui retracent la vie de celui qui a obtenu le prix Nobel de littérature en 1957, sont
accompagnées non pas de commentaires décalés dans le temps, mais de citations de son œuvre,
ce qui fait de cet ouvrage une vraie œuvre littéraire d’époque, que Camus aurait pu signer. On y
redécouvre aussi ses manuscrits, qui achèvent de redonner l’éclat éternel de la plume du poète.
* La Caravane Albert Camus
Le livre de Stéphane Babey sortira le 5 janvier. En partenariat avec le Centre culturel algérien, une
caravane va visiter cinq villes de France : Paris, Montpellier, Nîmes, Perpignan, Uzès, et, en avril,
sept d’Algérie : Alger, Annaba, Béjaïa, Tizi Ouzou, Tipaza, Tlemcen et Oran. Le livre sera présenté,
en présence de Yasmina Khadra, le 14 janvier au CCA.

Par Walid Mebarek


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El Watan 25 décembre 2009


Sofiane Hadjadj (Éditeur à Barzakh) : Camus fait partie du patrimoine littéraire algérien
Pour nous, les pères fondateurs de la littérature algérienne sont les Mohamed Dib, Kateb Yacine,
Assia Djebbar, Jean Senac... Mais le patrimoine littéraire algérien n’est pas simplement le fait de la
littérature post-indépendance : aujourd’hui on peut dire que Saint Augustin est dans le patrimoine
culturel algérien, et y compris donc cette génération d’écrivains pied-noirs comme Jean Pellegri,
Jacques Derrida ou Albert Camus.

C’est à nous de les revendiquer et de les inscrire dans cette histoire. Pour moi, Camus est
pleinement un écrivain algérien. Il n’était pas un ultra de l’Algérie française. Il a appelé à la trêve
civile. Il a travaillé sur le monde ouvrier, la misère en Kabylie : il connaissait la réalité algérienne.
C’était quelqu’un qui était déchiré, et c’est pour cette raison qu’il est précieux. Camus n’était
certes pas pro-FLN ni pro-OAS, mais dans un entre-deux. On le compare souvent à Jean-Paul
Sartre, mais ce dernier n’avait pas de lien direct avec l’Algérie. Camus oui, jusqu’a sa mort. Sa mère
vivait toujours en Algérie.
Certes il a dit, après l’obtention de son prix Nobel en 1957, « entre la justice et ma mère, je choisi
ma mère »… mais je pense que l’on s’est trop attaché à cette phrase, alors que Camus était
partagé entre deux patries. Le procès fait à Camus en Algérie est celui des écrivains et de la
littérature. Jusqu’à quel point un écrivain doit-il porter la responsabilité d’un moment de l’histoire,
prendre position pour ou contre l’indépendance ? Le propre de la littérature est d’être dans
l’ambiguïté, dans le paradoxe. Finalement ce que nous enseigne Camus, c’est le sens de la nuance,
de la complexité et du paradoxe. Pour moi, la question du paradoxe est fondamentale, les choses
ne sont pas toujours claires.
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El Watan 25 décembre 2009
Arezki Tahar (Libraire à Espace Noun) : Camus, écrivain français d’Algérie
J’ai fait le lycée Emir Abdelkader à Alger. Albert Camus avait fréquenté le même établissement,
mais à son époque, il s’appelait lycée Bugeaud.

En seconde, notre prof de français nous avait emmenés visiter les ruines romaines à Tipaza. Nous
étudions, à cette époque, Noces à Tipaza de Camus. Un jour, alors que je me baladais à la rue
Didouche Mourad, un bouquin de Camus à la main, je croise un de mes oncles. Il me demande : «
C’est quoi ce livre ? ». Je réponds : « C’est Camus ». Il me rétorque : « Mon fils, il faut faire
attention à ce que tu lis ! ». Interloqué, je lui réponds : « Tu sais, c’est une première expérience,
donc laisse moi faire mon expérience de Camus. » J’ai compris mon oncle quelque années plus
tard : Camus n’était pas en odeur de sainteté, car il n’avait pas soutenu la guerre d’indépendance
de notre pays. Certains parlent aujourd’hui de Camus l’Algérien, mais l’Algérie a été libéré par le
sang de son peuple, par une guerre, pas grâce à Camus.
Au contraire, dans ses Chroniques algériennes en 1958, Camus a clairement dit qu’il n’était pas
pour l’indépendance de l’Algérie, même si Camus a loué sa terre natale, l’Algérie, sa lumière. Il
était un humaniste qui n’avait pas choisi la justice, la justice était du côté de ceux qui voulaient
libérer leur pays après 130 ans d’une des pires des colonisations. Pour moi, qui suis un enfant de
1954, cela ne passe pas. Camus l’Algérien c’est une expression que je ne partage pas du tout. Je
préfère la dénomination « Camus écrivain français d’Algérie » !
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El Watan 25 décembre 2009


Camus et la guerre de libération
Durant cette longue période, Albert Camus ne se fit remarquer que par son silence public,
contrastant avec son soutien fréquent à des demandes de grâce de condamnés à mort algériens.

Ce silence lui fut reproché par un étudiant algérien, lors de son acceptation du prix Nobel de
littérature en décembre 1957 à Stockholm, et il lui répondit qu’il défendrait sa mère avant la
justice. Peu après, il décida de publier sous le titre de Chroniques algériennes (ou Actuelles III) une
sélection de ses principaux textes sur l’Algérie, en faisant connaître sa position définitive dans
l’introduction et la conclusion.
Ce livre, paru à la fin mai 1958, donna l’impression d’un ralliement à la politique d’intégration qui
semblait alors triompher, et peu d’intellectuels comprirent la valeur de l’exigence morale qui lui
interdisait de renoncer à défendre les siens contre le terrorisme, tout en condamnant la torture.
Jusqu’à sa mort accidentelle le 4 janvier 1960, Albert Camus resta fidèle à la même position,
continuant ses interventions discrètes en faveur des condamnés à mort algériens, tout en gardant
le silence. L’infléchissement de la politique algérienne du général de Gaulle, par le discours sur
l’autodétermination, conforta son attitude, car il y vit une solution équilibrée proche de ses voeux.
C’est ce qu’illustre sa lettre du 19 octobre 1959 à Nicola Chiaromonte, citée dans la nouvelle
édition des Œuvres complètes dans la « Pléiade » (t. IV, p. 1408, note 1).
Mais selon les témoignages concordants de Roger Quilliot et d’André Rossfelder, il était prêt à
prendre publiquement position contre le FLN et l’indépendance, et dans cette dernière
éventualité, il était résolu à quitter la France pour aller vivre au Canada. On ne peut donc pas
suivre son ami Jules Roy qui, dans La Guerre d’Algérie, paru en 1960, se prononça pour
l’indépendance en sollicitant son approbation posthume. On ne peut pas affirmer non plus qu’il
aurait suivi le même itinéraire que son autre ami André Rossfelder : la semaine des barricades (24
janvier-1er février 1960) et le putsch des généraux (22-25 avril 1961) entraînèrent celui-ci à
rejoindre en 1962 les derniers jusqu’au-boutistes de l’Organisation armée secrète-Conseil national
de la Résistance (OAS-CNR), qui tentèrent d’assassiner le général de Gaulle.
Mais on peut au moins supposer que la « communauté algérienne des écrivains », à laquelle
voulait croire Albert Camus, se serait vraisemblablement coupée en deux, et que sa prise de
position contre l’identification de l’Algérie au FLN aurait eu un poids non négligeable.
Par Guy Pervillé, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Toulouse (France).
Dictionnaire Albert Camus, Robert Laffont, Paris, 2009. (Texte reproduit avec l’aimable autorisation
de l’éditeur).
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El Watan 25 décembre 2009
Albert Camus
Documents : Extraits de manuscrits d’Albert Camus, dont Noces, extrait de naissance, numéro
d’Alger Républicain. Source : Albert Camus, solidaire et solitaire, par Catherine Camus. Le 4 janvier
1960, Albert Camus disparaissait dans un accident de voiture. Cinquante ans plus tard, El Watan
Week-end revient sur ce géant de la littérature et sur les polémiques suscitées de son vivant
jusqu’à aujourd’hui sur sa relation avec l’Algérie.

« Albert Camus ? C’est un acteur ? » En parcourant la rue Belouizdad (ex-rue de Lyon), les
Belcourtois interrogés vous regardent avec des yeux ronds. Dans leur grande majorité, ils n’ont
jamais entendu parler d’Albert Camus et savent encore moins qu’il a grandi et vécu son
adolescence chez sa grand-mère maternelle, dans cette rue d’Alger. A la recherche de la maison où
il a grandi, nos questions laissent perplexes les habitants du quartier. « Vous savez, les Algériens ne
lisent pas, alors vous et votre Camus... », lance l’un d’eux. Un autre poursuit : « Regardez là, ce
snack. Avant c’était une librairie. Le propriétaire écoulait un livre en vingt jours, il a donc décidé de
tout vendre. Le nouveau propriétaire en a fait un snack. Il est toujours plein... » Belcourt est un
quartier populaire, à l’époque aussi. « C’est dans cette vie de pauvreté, parmi des gens humbles et
vaniteux que j’ai le plus sûrement touché à ce qui me paraît le sens de la vraie vie », écrivait
Camus.
Direction le 124, rue Belouizdad, l’adresse qui figure sur l’acte de baptême d’Albert Camus, selon
l’Archevêché d’Alger. Mustapha, le propriétaire n’est pas surpris de nous voir. « Avant vous, des
Allemands, des Japonais sont venus. La dernière délégation était coréenne. Tous des écrivains
pour visiter ma maison, voir où vivait Albert Camus. C’est un petit deux-pièces, vous voyez. J’ai dû
renvoyer ma femme et mes enfants chez la voisine », lâche Mustapha, dépité devant nos
questions. « Vous savez, ils me demandent tous des informations sur Camus, mais moi je le
connais pas. Mon père a racheté l’appartement, mais je n’ai aucune trace de Camus et pour être
clair, avec la société algérienne d’aujourd’hui, les prix qui flambent et une famille à nourrir, j’ai
d’autres chats à fouetter.
Les gens viennent ici les mains vides, ils boivent des cafés, prennent des photos de la maison de
Camus et me laissent ensuite, sans aucun dédommagement. J’ai contacté le consulat de France
pour qu’il rachète la maison en y mettant une plaque commémorative, mais sans suite. »Aucune
preuve matérielle, à part ce baptême de l’Archevêché. En inspectant la bâtisse, on remarque
quand même de grandes similitudes avec les souvenirs de l’écrivain. Dans L’Envers et l’endroit,
Camus écrit à la troisième personne : « Ce quartier, cette maison ! Il n’y avait qu’un étage et les
escaliers n’étaient pas éclairés. Maintenant encore, après de longues années, il pourrait y
retourner en pleine nuit. Il sait qu’il grimperait l’escalier à toute vitesse sans trébucher une seule
fois. Son corps même est imprégné de cette maison. Ses jambes conservent en elles la mesure
exacte de la hauteur des marches. Sa main, l’horreur instinctive, jamais vaincue, de la rampe
d’escalier. Et c’était à cause des cafards. »
La rampe existe toujours, les cafards aussi. Au cercle du CRB, en face, quelques anciens papotent.
Albert Camus était gardien de but au Racing d’Alger, l’occasion de demander à ces anciens footeux
s’ils ont entendu parler de l’écrivain footballeur. « Jamais, répond cheikh Slimane. Le Racing
d’Alger était un club universitaire et nous, à l’époque coloniale, on ne pouvait espérer atteindre les
bancs de la fac… » L’apostrophe est cinglante. Entre Camus l’enfant de Belcourt et Camus le prix
Nobel de littérature, une guerre d’indépendance se préparait.

Par Adlène Meddi, Ahmed Tazir


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El Watan 25 décembre 2009
José Lenzini. Auteur de l’ouvrage Les Derniers Jours de la vie d’Albert Camus : « Camus comme
bouc émissaire de la bonne conscience politique »
Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, dont trois consacrés à Camus, dont le dernier Les Derniers
Jours de la vie d’Albert Camus (Actes Sud) réédité chez Barzakh éditions à Alger, Lenzini porte un
regard actualisé sur l’auteur de L’Etranger.
Dib voyait en Camus un « écrivain algérien », Mouloud Feraoun parle de lui comme une « gloire
algérienne », mais vous écrivez aussi que les « Algériens attendaient plus de Camus ».
Qu’attendaient-ils exactement ? Pourquoi a-t-il été incapable de répondre à leur attente ?
Les Algériens attendaient, sans doute, de Camus qu’il soit aux côtés des révolutionnaires qui, à
partir de novembre 1954, luttèrent pour l’indépendance. Deux raisons au moins faisaient qu’il ne
pouvait se joindre à eux... D’abord, il ne croyait pas à la possibilité des différentes communautés
de se retrouver dans l’harmonie d’une indépendance, qui lui paraissait vouée à de grosses
contradictions du fait de son « usurpation » par le FLN. Camus croyait plus à une fédération, qui
aurait une autonomie avec la France et qui pourrait s’en détacher progressivement. En cela, il se
sentait beaucoup plus proche des thèses de Messali Hadj dont il fut proche, entre 1935 et 1937,
alors qu’il militait au PCA.
Il quitta le parti estimant que le PCF était beaucoup trop en retrait par rapport aux aspirations des
Algériens, celles d’une réelle égalité des droits. Il trouvait indécent que le projet Violette -qui
d’ailleurs n’arriva pas au Parlement- se contentait de proposer la nationalité française à 60 000
Arabes « méritants » alors que le pays en comptait 6 millions. D’autre part, la mère de Camus
vivait à Belcourt et ne voulait pas quitter ce « quartier pauvre » auquel Albert Camus était
également très attaché. Il savait qu’elle pouvait être victime d’un attentat aveugle et ne pouvait
imaginer (qui l’aurait d’ailleurs fait ?) d’aider ceux dont les armes auraient pu tuer sa mère. Il a dit,
juste après l’obtention du Nobel : « j’aime la justice mais je défendrai ma mère avant la justice ».
Qui donc d’entre nous aurait pu faire un choix différent ? Interrogé à propos de cette fameuse
phrase, le président algérien Bouteflika avait répondu : « n’importe lequel d’entre nous aurait fait
la même réponse. Ce qui prouve que Camus est des nôtres ».
A la fameuse lettre de Kateb Yacine du 17 octobre 1957, Camus ne réserve aucune réponse, même
si Kateb n’en souhaitait pas une. Pourquoi selon vous ? Qu’avait pensé Camus de cette missive ?
Il m’est difficile de me mettre à la place de Camus. A celle de Kateb également. Tous deux aimaient
l’Algérie d’une même force, d’un même espoir. Tous deux partageaient les mêmes angoisses vis-à-
vis de l’avenir du pays. Kateb était sans doute un peu trop dur et dogmatique pour un Camus, qui
devait craindre que le dialogue n’était pas possible avec cet autre homme révolté qu’était Kateb...
Il aurait sans doute préférer dialoguer avec des interlocuteurs en recherche de paix et d’harmonie
comme Saïd Kessous. Et, pour vous dire le fond de ma pensée, je me suis souvent demandé si
Kateb ne demandait pas à Camus ce que lui-même n’avait su donner à ce pays... Lui qui n’était
revenu que sur le tard.
Lui qui avait vécu les « événements » de Sétif mais qui ne se souvenait pas de la mise en garde de
Camus qui, dès le 10 mai, dans Combat écrivait : « Je lis dans un journal du matin que 80% des
Arabes veulent devenir Français. Je dirai plutôt qu’ils voulaient le devenir, mais qu’ils ne le veulent
plus... ». Le constat était on ne peut plus lucide. Et les mots sont aussi des armes dans le combat
pour l’équité, la démocratie. Words, words, words... Kateb voulait des actes. Les siens aussi
passaient par le verbe, le théâtre, le roman...
Edward Saïd, dans un article publié par le Monde Diplomatique « Albert Camus, ou l’inconscient
colonial », évoque l’incapacité de Camus de sortir de l’héritage « impérial » dans ses écrits. Est-ce
une thèse qui tient la route, connaissant l’engagement humaniste de Camus ?
Je trouve que cette affirmation fait montre d’une méconnaissance de l’oeuvre de Camus. Sauf à
penser que l’illustre Edward Saïd se soit inscrit dans une forme de dogmatisme résolu, définitif...
Avec cette tendance sartrienne à placer l’histoire au centre de tout, à ne faire de l’homme qu’une
de ses émergences... La fin ne justifie pas les moyens. Douter n’est pas refuser de s’engager. Il est
sans doute plus facile d’affirmer ses certitudes comme des références irréductibles. Il se trouve
que l’homme rattrape souvent cette histoire qui bégaye jusqu’à nucléariser ses théoriciens du
grand soir ou du néant... Les deux souvent se confondant !
Le silence n’est pas une démission. Comme le résumait fort bien Roger Quilliot dans La Mer et les
Prisons : « la tragédie algérienne ne faisait que souligner quelques-unes des constantes de la
pensée de Camus avec leur grandeur et leur faiblesse : l’horreur d’un monde de violence, le
dégoût d’un sang versé inutilement, faute de réformes opportunes, la répulsion instinctive devant
l’intolérance et le fanatisme, un vieux fonds de pacifisme libéral, mal adapté sans doute à ces
temps de nationalisme, à ces cycles de révolte et de répression auxquels le monde moderne
semble condamné. Exilé, Camus l’était désormais non seulement dans son propre pays, mais dont
son propre siècle, et d’autant plus douloureusement qu’il en partageait les passions. »
Aucune place ni rue ne porte le nom de Camus en Algérie. Y a –t-il, selon vous, une volonté de
l’effacer « officiellement » ?
J’ai tendance à penser qu’un certain « malentendu » s’est installé pendant la guerre
d’indépendance avec la mise en place par Jeanson du réseau des « porteurs de valises ». C’est à
cette période-clé que les intellectuels de gauche vont reprocher à Camus son manque de courage
et d’engagement. Camus est devenu une sorte de bouc émissaire de la bonne conscience politique
et de sa foi dans le communisme triomphant. Les leaders de l’Algérie indépendante vont utiliser
Camus et les autres... parmi lesquels Dib, Kateb, Mammeri, Ferraoun et tant d’autres ayant
commis une oeuvre littéraire dans la langue de Molière. Une aubaine pour les nouveaux maîtres
du pouvoir qui doivent justifier, alors, les « sacrifices » nécessaires à construction du pays,
légitimer le parti unique va désormais -et pour longtemps- gérer le pays.
Sans partage. Le pouvoir occulte des pans entiers de son histoire, en utilise d’autres à son profit…
Camus est enseigné dans les lycées comme dans le supérieur mais, restera longtemps cet Etranger
qui n’a pas choisi le bon camp. A preuve ce roman raciste, à l’image de son auteur assimilé au
peuple de petits blancs peu soucieux de l’existence de l’indigène et de son devenir. Mais, je crois
que l’Algérie a vécu une véritable mutation, lors du match qui a opposé son équipe nationale de
foot à celle de l’Egypte. Tout a commencé au Caire… Là, où s’était décidé le lancement de la guerre
de libération. Ce vendredi 12 novembre 2009, des débordements ont déchaîné les foules face à ce
peuple frère d’hier qui, en quelques heures, était devenu l’ennemi...
Celui qu’il fallait éliminer. Jusqu’au plus profond de la mémoire algérienne ressurgissaient ces
temps douloureux, où le leader du panarabisme avait dépêché en Algérie ses enseignants les
moins qualifiés pour participer à l’arabisation d’un pays qui hériterait du même coup des Frères
musulmans et autres intégristes dont la terre des Pharaons voulait se débarrasser. L’Algérie
découvrait alors un autre visage du panarabisme et de sa discutable fraternité. Sans doute,
étaient-ils rares celles et ceux qui, dans cette exubérante renaissance, faisaient un lien avec la
passion de Camus pour le foot et sa méfiance pour le panarabisme. Pourtant, sans le savoir,
l’Algérie renouait alors avec l’un de ses fils. Et qu’importe qu’il ait une rue ou une place à son nom,
qu’il entre ou pas au Panthéon. Nous comprenions alors, tous ce qu’il voulait dire quand il écrivait :
« je me révolte, donc nous sommes... »

Par Adlène Meddi


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El Watan 09 décembre 2009


Albert Camus au Panthéon ?
Ce serait un symbole extraordinaire » de faire entrer Albert Camus, auteur entre autres de La
Peste, des Justes ou de L’homme révolté, au Panthéon, un demi-siècle après la mort accidentelle
du prix Nobel de littérature, le 4 janvier 1960, estimait, la semaine dernière, le président Sarkozy.

Mais, pour ce faire, l’accord de ses enfants est nécessaire. Or ces derniers sont partagés. Selon le
monde.fr, qui cite l’entourage du fils d’Albert Camus, Jean Camus, frère jumeau de Catherine,
estime qu’un transfert de son père au Panthéon serait « un contresens » et qu’il s’opposerait à une
telle décision. Il craindrait, écrit le journal sur son site internet, une « récupération » de son père
par le chef de l’Etat français. Pour Catherine Camus, « la question n’est pas simple ».
Reconnaissant sur France Inter que l’auteur de L’Etranger n’aimait pas les honneurs, elle a dans le
même temps observé qu’il pourrait s’agir d’un « beau symbole » dans la mesure où l’écrivain avait
« essayé de parler pour tous ceux qui n’avaient pas la parole ». « C’est une question qui me
dépasse, je me sens très petite. J’admire ceux qui ont une idée très arrêtée, moi je n’ai que des
doutes », « je suis vraiment dépassée par cela ». « Je pense à tous ceux qui sont de la même
origine que mon père, c’est-à-dire très pauvres, et à ma grand-mère qui était femme de ménage et
peut-être que c’est aussi un hommage qui lui est rendu à elle, et que de ce point de vue là, c’est
peut-être aussi un symbole pour tous ceux pour qui la vie est très dure », a-t-elle ajouté. « Je
préfère qu’on laisse Camus à Lourmarin. Ce n’est pas par antisarkozysme. C’est un lieu qu’il avait
étudié, chanté, qui l’avait rapproché d’Algérie », déclare, pour sa part, au Monde, Jean Daniel. Le
fondateur du Nouvel Observateur se dit contre le transfert de sa dépouille au Panthéon, comme le
propose Nicolas Sarkozy.
Soirée hommage de Coup de soleil
L’association Coup de soleil rendra hommage à l’écrivain Albert Camus, mercredi de 18 h à 22 h à
la Maison de l’Amérique latine, à Paris. Au programme de cette soirée, la projection du film (55
mn) de Jean Daniel et Joël Calmettes : Albert Camus, la tragédie du bonheur ; d’une table-ronde
avec Catherine Camus, Jean Daniel, Maïssa Bey et Jacques Ferrandez ; vente du film, vente et
dédicace des livres de Catherine Camus (Albert Camus, solitaire et solidaire, Michel Lafon), de Jean
Daniel (Avec Camus : comment résister à l’air du temps, Gallimard), de Jacques Ferrandez (L’hôte,
d’après Albert Camus, Gallimard) et du hors-série de Télérama ( Camus, le dernier des justes).

Par N. B.
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El Watan 14 novembre 2009
Parution-Les dernièrs jours de la vie d’Albert Camus : Arbre fatal
En prélude au cinquantenaire de la mort de Camus, le livre de José Lenzini présenté dans six villes
d’Algérie.

On dit qu’au moment ultime de la vie, tout ce qui a été vécu par un homme ressurgit dans sa
conscience à une vitesse astronomique. La science ne l’a pas prouvé, mais la croyance en est
répandue. C’est peut-être ce qui a initialement inspiré José Lenzini pour écrire, non pas les
dernières secondes, mais Les derniers jours de la vie d’Albert Camus qui vient de paraître aux
éditions Barzakh*. Le 3 janvier 1960, Albert Camus, au volant de la voiture qui le mène à Paris en
perd le contrôle. Dérapage fatal. Sortie de route. Accident mortel qui ne sera pas traité en fait
divers mais à la une des journaux, non seulement en France mais dans le monde entier. Alors que
« l’actualité algérienne » est déjà un sujet permanent des médias, c’est le Prix Nobel de littérature
1957 qui vient de décéder brutalement, l’auteur de L’Etranger, best-seller international, le
journaliste brillant qui dirige la rédaction de L’Express.
D’emblée, José Lenzini, cinématographiquement, établit le lien entre l’accident et l’Algérie : « La
voiture glisse à nouveau. Blanche et silencieuse comme les grands voiliers qui quittaient le port
d’Alger, toisant les gamins flottant sur leurs grosses chambres à air noires festonnées de rustines.
Feulement, grincement du tramway cahotant dans les tournants Rovigo. Encore un rocher… La
grosse voiture est soulevée par une vague invisible. Craquements de l’arbre et de la tôle mêlés ».
On croirait voir la première scène de L’Arrangement d’Elia Kazan, quand le coupé de Krik Douglas
entre sous le châssis d’un camion. Mais quand, dans ce film, le héros l’a cherché et en réchappe,
Camus, lui, passe à trépas. A quoi pouvait-il bien penser à ce moment et dans ceux qui l’ont
précédé ? C’est ce mystère inaccessible qui forme la trame du texte de José Lenzini et qu’il a choisi
d’imaginer en se fondant sur ce que nous savons d’Albert Camus à l’acmé de son existence, le
compteur arrêté à quarante-sept ans.
Il est au faîte de la gloire littéraire et journalistique, riche, séduisant, incontournable en maints
domaines, dont notamment celui de l’Algérie alors à feu et à sang. Il est au midi de sa vie, un midi
qui, par les raccourcis du destin et ceux des routes provinciales de France, en deviendra le minuit.
Il est aussi rongé intérieurement. La guerre d’Algérie le préoccupe. Journaliste à Alger Républicain,
il a dénoncé la misère des populations mais, quand les choix devinrent étroits, sinon binaires, il
imagina un futur algérien qui lui servit à lire le présent et à ignorer le passé. Il eut ces mots qui le
poursuivent encore, ceux d’une alternative entre sa mère et sa patrie et, finalement, du choix pour
la première. Mots symboliques et donc peu précis, peut-être justement un arrangement avec sa
conscience déchirée. Car si on peut, dans un camp ou l’autre, lui reprocher son attitude, on ne
peut lui dénier cette déchirure. Sa « nobélisation » a été accompagnée et suivie par une
polémique. Il n’est pas sur une route, ce 3 janvier, mais dans un carrefour intérieur grouillant de
monde, peuplé de fantômes innombrables, cerné par ses détracteurs, balisé par ses certitudes et
ses hésitations.
De ce point, José Lenzini reconstitue moins la scène de l’accident que celle d’un parcours de vie
qui, de la pauvreté auprès d’une mère condamnée aux ménages, aboutit aux ors de Stockholm qui
sont les sunlights hollywoodiens de la littérature. Par couches successives de flash-backs, l’auteur
tisse dans un langage sobre et moderne le long cheminement vers un arbre fatal. Dans cette
entreprise qui met l’accent sur la vie de Camus à Alger, car ce sont les années de son émergence
d’homme et d’écrivain, José Lenzini ne cache pas son empathie, voire sa fascination. Son écriture
puise aux faits mais également, ce qui est naturel pour une œuvre de fiction, aux sources de sa
propre expérience et de son propre lien avec l’Algérie.
Né à Sétif en 1943, José Lenzini avait donc deux ans quand eurent lieu les évènements du 8 mai
1945 et la répression terrible qui s’en suivit. Journaliste, il a beaucoup écrit sur l’Algérie, articles et
reportages, et il y séjourne régulièrement au titre de son attachement personnel. Ecrivain, il en est
aujourd’hui à son troisième ouvrage sur Camus dont il est considéré comme un spécialiste. Il est
ainsi déjà l’auteur d’un Albert Camus (Ed. Milan, 1996) et d’un Camus (Ed. Milan, 2002) et, sur
l’Algérie, on lui connait l’étonnante histoire de Aurélie Picard, princesse Tidjani (Ed. Presses de la
Renaissance, 1990), Alger, Asri et les oiseaux (Ed. Transbordeurs, 2008), et Barberousse (Ed. Actes
Sud, 1999, bientôt chez Barzakh). Vivant dans le midi de la France, il enseigne à l’Ecole de
journalisme et de la communication de Marseille. Avec une quinzaine de titres, il présente le profil
d’un écrivain éclectique, aussi à l’aise en littératures que dans les essais. Il a d’ailleurs défrayé la
chronique avec un livre-enquête sur la scientologie, Vol au dessus d’un nid de gourous (Ed. Plein
Sud), et l’an dernier avec Mai 68 : Baden, la mort du gaullisme (Ed. Transbordeurs).
Actuellement, il est en tournée en Algérie pour présenter son dernier ouvrage et rencontrer les
lecteurs algériens. Il était avant-hier à Tizi Ouzou et hier à Béjaïa, il sera à Constantine, Alger, Oran
et Tlemcen (aux CCF, les 15, 17, 19 et 22 novembre). Avec cette parution, les éditions Barzakh
introduisent judicieusement le débat sur la vie et l’œuvre d’Albert Camus qui ne manquera pas
d’avoir lieu l’an prochain à l’occasion du cinquantenaire de sa mort. Des dizaines d’activités sont
prévues en France et dans le monde : hommages, séminaires, conférences, publications,
émissions... Il est indispensable que les chercheurs, auteurs et historiens algériens y prennent part
pour qu’Albert Camus puisse être abordé selon des points de vue émis à partir du pays qui l’a vu
naître et grandir.
"Les derniers jours de la vie d’Albert Camus" de José Lenzini. (Actes Sud, oct./Barzakh, nov. 2009).
144 pages. 400 DA.
Par A. F.
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El Watan 5 novembre 2007
Albert Camus
Une plaque commémorative dans sa maison natale à Dréan (Annaba) ?
La maison d’Albert Camus prix, Nobel de littérature, tient toujours debout. 94 ans après la
naissance de l’illustre écrivain. C’est à Dréan, ex-Mondovi, à quelques encablures de Annaba, que
l’auteur de L’étranger a fait ses premiers pas.

Le professeur Denis Fadda, lui même natif de la ville, a proposé, lors du colloque de Perpignan
consacré à Camus et Kateb Yacine que la demeure de l’écrivain soit conservée : « Je pense que
pour les gens de Dréan, c’est une grande fierté de savoir que Camus est né dans leur village et je
crois qu’il ne doivent pas laisser échapper cette chance qu’ils ont d’avoir eu Camus comme un des
leurs, cette chance est double puisque cette maison existe encore et elle aurait pu disparaître.
C’est une pauvre maison, très modeste car le père d’Albert Camus était ouvrier agricole. Pour le
village, avoir cette maison et surtout ne pas la laisser disparaître, c’est un devoir. On pourrait y
mettre une plaque, ‘’Ici a vécu Albert Camus, prix Nobel de littérature, né à Mondovi le 13
décembre 1913’’. » Pour cela, Denis Fadda estime qu’il faudrait au minimum qu’elle soit classée
comme patrimoine. « Ainsi, elle ne pourrait pas être détruite. Il y a le risque qu’un bulldozer, un
jour, la rase d’un seul coup de pelle. Aussi, en deuxième temps, elle pourrait être aménagée en
musée et ce serait un attrait touristique pour ce village. » Denis Fadda est un haut fonctionnaire
international (Nations unies), il est président de France-Afrique (membre du bureau du Comité de
liaison des associations nationales des Rapatriés) et élu à l’Académie des sciences d’Outre-mer : «
Je suis de la sixième génération de Bônois (Ndlr : son père André a été l’un des derniers maires de
Bône, (Annaba) et c’est dommage pour ma terre natale de laisser échapper cette opportunité de
faire connaître Camus. » Avec un groupe de personnes et de façon informelle, un certain nombre
de démarches ont été entreprises auprès de la wilaya : « Il faut surtout une prise de conscience
pratique sinon cela sera difficile » . C’est peu de le dire.

Par Walid Mebarek


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El Watan 08 octobre 2007


Camus et les dissidents de l’Europe de l’est
L’histoire revisitée
A Lourmarin, la 24e édition des Rencontres méditerranéennes Albert Camus, organisée par
l’association du même nom, portait sur : « Albert Camus, dissidences et liberté ».

Les interventions de Camusiens venus d’Allemagne (ex-RDA), de Lettonie, de Hongrie, de Russie


(ex-URSS) et de Roumanie ont révélé, aux côtés de leurs homologues français, un homme en
avance sur son temps, dénonçant avec une vigueur redoublée au fil des ans, l’horreur et l’impasse
du totalitarisme soviétique. De 1953 jusqu’à sa mort, Camus, homme « révolté », a dénoncé
l’oppression sous toutes ses formes, parlant en 1956 des « martyrs » du « génocide » du peuple
hongrois lors du soulèvement avorté. Tendant la main aux exilés, il fut l’ami de beaucoup d’entre
eux, dont Boris Pasternak. Il le soutint jusqu’au bout dans l’exigence de la publication en France du
Dr Jivago, ce qui fut fait en 1958, puis en fut proche dans son exil. Dans ces pays sous chape de
plomb, Camus fut dès lors étudié, souvent en clandestinité, comme un auteur qui donnait du sens
à la révolte et à la soif de liberté. Le romancier essayiste lui donnait corps et âme. En retour de cet
espoir, Camus considérait que la lutte des dissidents, l’« empêchait de désespérer » du monde,
que la justice et la liberté brimée ne sauraient être autre chose qu’une parenthèse. « Il faut
dénoncer la torture aussi méprisable à Alger qu’à Budapest », disait-il. Et, à Saint-Etienne, devant
un parterre ouvrier en 1953 : « Non, on ne construit par la liberté sur les camps de concentrations,
ni sur les peuples asservis de colonies ni sur la misère humaine ». Ces propos qui semblent
aujourd’hui naturels l’étaient moins à l’époque, mais Camus disait que c’était de « ces choses
élémentaires ». L’histoire lui donnera raison.

Par W. M.
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El Watan 18 juin 2007
Il y a 50 ans, le prix Nobel de littérature décerné à Albert Camus
A Lourmarin, dans le Vaucluse, là où Albert Camus avait établi sa demeure, les rencontres
méditerranéennes auront en 2007 un goût particulier. On pensera très fort au prix Nobel de
littérature, distinction décrochée le 17 octobre 1957.

Vaucluse : De notre correspondant


Camus était alors âgé de 44 ans. Cette consécration, écrit le journaliste Jean Daniel, qui l’a connu
aux débuts du magazine l’Express, allait à « un jeune roturier venu des faubourgs ouvriers d’Alger
et dont la mère a longtemps fait des ménages. Tous ceux qui l’ont précédé à Stockholm étaient de
grands bourgeois, parfois assez fortunés pour se permettre d’attendre avec confiance d’être
reconnus. Alors, pourquoi Camus ? Les jurés du prix Nobel ont-ils eu la prescience que leur jeune
lauréat mourrait trois ans après ? Il avait 44 ans, le plus jeune lauréat après Kipling, 47ans,
lorsqu’un accident de voiture sur une route déserte, droite et sèche mit un terme à une vie
lumineuse ». Le thème des retrouvailles annuelles autour de la mémoire du romancier se
déroulera les 5 et 6 octobre sous l’intitulé : « Albert Camus : Dissidences et liberté ». « L’œuvre de
Camus, dans sa diversité, a permis à des citoyens — notamment de l’ancien bloc de l’Est — de
trouver du réconfort, de l’espoir et du courage », estiment les organisateurs, « pour accéder à une
liberté qui, si elle n’a pas toujours été parfaite, était préférable à des jougs plus ou moins tolérés
par les pays à vocation démocratique, et pour faire connaître cette liberté à leur pays. Toutes les
fois qu’il l’a pu, Camus a été en contact avec les dissidents et leur engagement a été commun et
résolu ». Des témoins, des écrivains, des chercheurs débattront pendant deux journées, dans un
colloque dont l’entrée sera libre. Avant cela, pendant tout l’été, une exposition se tiendra sur ce
même thème, à la salle d’exposition de la bibliothèque de la petite commune vauclusienne, à
partir du 5 juillet et jusqu’au 26 août. Pour les vacanciers dans le sud de la France, un détour
s’impose…

Par Walid Mebarek


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El Watan 14 mai 2007

Bibliothèque nationale d’Algérie


Camus revisité par Jean Daniel
Le directeur du Nouvel Observateur, Jean Daniel, de son vrai nom Jean Daniel Bensaïd, a présenté,
hier, à la Bibliothèque nationale (Alger), son dernier ouvrage Avec Camus : Comment résister à l’air
du temps.

Le grand journaliste explique que cet ouvrage n’est pas un mode d’emploi mais une invitation et
une introduction. Introduction à l’une des plus belles œuvres du XXe siècle français, celle d’Albert
Camus. Mais aussi une invitation au doute et à l’exigence morale sur fond de réflexion sur ce que
peut être le journalisme. Pour Camus comme pour Jean Daniel, il n’est pas de journalisme qui ne
se sépare d’une culture comprenant la philosophie et la littérature. Le journaliste doit exiger la
vérité. Mais, cette vérité, comme nous le fait remarquer Jean Daniel, n’est-elle pas propre à
chacun ? Seuls nous restent alors le doute et la négation de l’absolu. Nous voici donc face à une
invitation à la réflexion, au rejet de l’absolu, au doute journalistique, à l’exigence de vérité morale
nécessairement vacillante. Ainsi, Jean Daniel, qui s’est fait remarquer dans les années 1950, par
ses reportages sur la Guerre d’Algérie dans lesquels il dénonce la torture, nous invite ici, dans un
langage toujours éclatant, à rencontrer Albert Camus journaliste, évidemment indissociable de
l’auteur de Caligula ou du Mythe de Sysiphe. Camus c’est aussi l’homme de ces citations qui
raisonnent parfois de manière inquiétante dans le creux de nos oreilles : « Un pays vaut souvent ce
que vaut sa presse » ou encore : « Un journal, c’est la conscience d’une nation ». Le livre est riche
d’un plaidoyer pour l’information critique qui, selon Camus, est d’abord « le pari passionné que
l’on peut intéresser et fidéliser le lecteur en lui donnant à penser, même et surtout en le
distrayant, sans jamais flatter son goût pour la paresse ou la vulgarité ». Pour Jean Daniel, Camus
journaliste est synonyme du refus de la violence sachant que celle-ci est inévitable et injustifiable.
C’est aussi le doute constant qui dénigre toute forme d’absolu. Refus du totalitarisme, du
colonialisme, de la terreur. L’élève de Camus explique : « Sans aucun doute ce fut parce qu’il
naquit dans une famille pauvre d’Algérie qu’il ne devait rien à l’intelligentsia parisienne, et qu’il dut
rompre avec cette dernière pendant cette guerre qui déchira la France. » Il y a alors ces mots, que
l’on a toujours mal interprétés parce que jamais cités dans leur intégralité : « En ce moment, on
lance des bombes sur les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si
c’est cela la justice, alors je préfère ma mère. » Une phrase qui a suscité une vive polémique
autour de Camus. L’ouvrage de Jean Daniel, pour sa part, n’a pas laissé indifférent la famille
intellectuelle algérienne. Ainsi, l’écrivain Rachid Boudjedra livre son appréciation, en attendant la
lecture du livre : « Je peux dire que Jean Daniel était clair dans son engagement pour
l’indépendance de l’Algérie. Pas le même cas pour Camus qui, durant toute sa vie, est resté
déchiré. C’est un homme faible et fragile. Je peux dire que Camus a raté sa vie. Dans cet ouvrage,
Jean Daniel tente d’expliquer, voire justifier la démarche de Camus. » A noter la présence d’un
panel de personnalités, à l’instar de Lakhdar Brahimi, Hamid Mehri, Rédha Malek, Chérif Rahmani.

Par Mustapha Rachidiou


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El watan 25 janvier 2007
Parution. Camus revisité
La pérennité d’une œuvre
Il y a 50 ans, Albert Camus recevait le prix Nobel de littérature. Nous y reviendrons. Ici, lecture à la
fois enthousiaste et critique du livre que lui a récemment consacré Jean Daniel.

Il est difficile de séparer les deux figures, Albert Camus, prix Nobel de littérature, et Jean Daniel,
militant de la liberté, deux écrivains-journalistes, Algériens, Franco-Algériens, ou Français
d’Algérie, comme on les dénommait à l’époque, dont les destins se sont croisés. Jean Daniel,
directeur de l’hebdomadaire le Nouvel Observateur, vient de publier un ouvrage qui fera date,
intitulé Avec Camus, Comment résister à l’air du temps, éditions Gallimard 2006. C’est à la fois un
récit, dans la tradition hagiographique, un livre d’histoire immédiate et un essai-témoignage qui se
lit comme un passionnant roman. Les contextes de la trame sont multiples. Premièrement, celui «
immoral de la colonisation », précise l’auteur. Deuxièmement, celui de la crise des idéologies et
enfin, celui du règne du conformisme porté par le capitalisme. Comment expliquer, se demande
Jean Daniel, la stupéfiante pérennité de l’œuvre d’Albert Camus ? Grâce au souvenir si vivace de
ses rapports avec l’auteur de Sisyphe, l’homme révolté et l’Etranger, qui était directeur du journal
Le Combat, puis collaborateur à l’Express, Jean Daniel, en journaliste et intellectuel qui ne cesse de
réfléchir sur le difficile et passionnant métier de journaliste, à la lumière des défis de l’heure et de
la modernité, propose de nous faire découvrir une éthique du journalisme et une vision du monde
qui s’oppose à l’air du temps. Démarche salutaire, car notre sombre et dure époque est
compliquée par les jeux troubles que certains acteurs du redoutable quatrième pouvoir pratiquent
ou subissent à travers le monde. Jean Daniel réussit à nous faire redécouvrir une vision originale,
une morale qui s’oppose à la fois aux va-t-en-guerre, aux politiciens et au moralisme. La ligne de
Camus est celle d’un solitaire solidaire, parfois déroutante ou marquée par des limites, notamment
à nos yeux d’Algériens qui légitimement n’avons pas admis son fameux : « Je préfère ma mère à la
justice. » Jean Daniel écrit : Camus a été certainement le premier, dans ce XXe siècle, à avoir
prophétisé l’époque où l’on ne pourrait plus se réfugier dans les projets d’avenir, où l’on ne
pourrait plus s’adosser aux modèles du passé… où l’on serait obligé d’avoir une vie verticale, avec
une lucidité constante et quasi inhumaine sur un destin qui se joue à chaque seconde ». Ne pas
considérer l’autre comme ennemi est un principe fort des deux journalistes écrivains. C’est ce qui
devrait lier tous les êtres de bonne volonté. L’Algérie belle et rebelle, comme dit le poète, leur
terre natale, une et multiple, comme pour d’autres grands esprits, tels Jacques Berque et Jacques
Derrida, a marqué leur vie, leur pensée et leur rapport au monde. Jean Daniel s’interroge sur
l’attitude de Camus, ce génie du roman moderne, mais non point philosophe, marquée par une
forme de désespoir de vivre, de révolte, d’absurde, qui n’est pas le contraire de la croyance,
décrivant les hommes pas heureux, mais disant : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. » La
conception tourmentée de Camus au sujet du sens de la vie, et du caractère bon ou mauvais des
hommes, selon les circonstances, traverse son œuvre. Pour Camus, nous dit Jean Daniel, «
l’innocence, c’est la nostalgie d’un manque ». Il révèle un écrivain lié à Gide et qui puise sa
confiance en l’humain, et son inspiration originale dans nombre d’auteurs du XIXe siècle, comme
Dostoïevski. Les idées, les positions et l’écriture de Camus restent, en effet, à redécouvrir, tant
pour en tirer des leçons toujours d’actualité, que pour les critiquer, les interpréter, les remettre à
l’ordre du jour, comme le fait le directeur du Nouvel Observateur. Au regard de la guerre de
Libération nationale, Albert Camus, journaliste engagé, ne préconisait pourtant pas, contrairement
à la position de Jean Daniel, une négociation avec le FLN, mais une trêve, tout en recherchant une
formule de cohabitation entre les différentes communautés. Cependant, il ne croit plus, nous dit
Jean Daniel, à : « L’Algérie française… notamment depuis les événements de Sétif et de Guelma…
». Il s’opposait au racisme, à tous les ultras, à toutes les violences, au colonialisme rapace qui
appauvrissait le peuple, car sa condition sociale de fils d’ouvriers très modestes, vivant à Belcourt,
ne pouvait le placer au côté des exploiteurs. Jean Daniel nous dit : « Camus recherchait, et avec
quelle angoisse, une position juste dans le drame algérien. » Camus, précise-t-il : « Veut que la
guerre s’arrête, qu’une solution intervienne pour maintenir des liens étroits…. » Plus encore, Jean
Daniel, qui utilise parfois une terminologie qui peut dérouter, ou que nous ne partageons pas
toujours, et c’est un autre débat, nous restitue de manière fort émouvante et explicite des paroles
profondes de Camus au sujet du peuple algérien musulman : « La vitalité et la force de la
personnalité musulmane en Algérie. Je ne l’ai jamais pour ma part ni sous- estimée, ni méprisée.
Au contraire. » La force de Camus s’exprime avec éclat, de manière exemplaire, témoin et non
point juge, nous raconte Jean Daniel, dans l’écriture journalistique, dans le métier d’informer, sans
rien concéder aux pressions de toutes natures, aux dérives et aux intérêts étroits : « Le journalisme
est le plus beau métier du Monde », avait écrit Camus. Un journalisme qui bannit toutes les formes
de mensonges et de servitudes, une vocation à l’information critique pour donner à penser, sans
jamais flatter le goût à la paresse, à la démission et à la vulgarité. C’était l’époque de l’écrivain
journaliste engagé, guide et porteur de messages. En ces temps où certains dans le monde hurlent
avec les loups, participent au retour de la haine raciale et religieuse, montant les peuples les uns
contre les autres, alimentant la propagande du choc des civilisations, se souvenir de l’idéal de
Camus et comprendre le noble métier d’informer reste instructif, pour les journalistes, mais aussi
les acteurs de la vie intellectuelle et politique, de tous les pays, attachés à la démocratie, c’est ce
que nous rappelle ce livre pédagogique de Jean Daniel.

Par Mustapha Cherif


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El watan 92 décembre 2006
Polémique : Albert Camus, est-il une chasse gardée ?

Lettre ouverte à Madame Agnès Spiquel


J’ai eu la surprise de constater que vous mettez en ligne à l’intention des camusiens et des
internautes (camusgeneralinfo.html) votre lettre adressée au quotidien El Watan le 25 mai 2006,
et ce, à la suite de mon article scientifique intitulé « La vérité sur L’étranger d’Albert Camus, le
coauteur Stefan Zweig » paru dans l’édition de ce journal du 23-24 avril 2006, ce qui relève de
votre liberté. Mais à travers ce site, vous ne mâchez pas vos mots allant jusqu’à qualifier mon
article de pernicieux et de délirant. Non seulement cela, mais votre lettre adressée à El Watan est
complétée par des propos non exprimés en premier chef et donnés comme tels. Comme si votre
lettre du 25 mai 2006 n’avait pas calmé votre colère injustifiée, vous voilà persistant dans le
dénigrement et l’insulte, pointant du doigt ce que vous appelez ma malhonnêteté intellectuelle et
mon manque de modestie. Cette nouvelle version de votre lettre adressée à El Watan, à travers
laquelle vous m’accusez d’avoir voulu « tuer » Camus et me déniant la qualité de chercheur, plus
précisément disons en littérature : « Quant à Madame Benmansour, elle est ‘’docteur en
communication’’ et nous lui reconnaissons des talents de romancière, mais la ‘’recherche’’ en
littérature implique une rigueur et une honnêteté dont elle semble bien dénuée. » Madame, si
votre lettre du 25 mai 2006 relevait de votre droit à la liberté d’expression, cette dernière doit-elle
être agression, et pourquoi aujourd’hui cet acharnement à travers camusgeneralinfo ? Au nom du
droit de réponse (El Watan du 31 mai 2006) je vous avais dit ce que je pensais de votre lettre du 25
mai 2006, qui n’avait en rien ménagé le labeur du chercheur, et qui plus est avait été insultante à
l’égard de la femme que je suis. L’affaire était close, mais la vérité sur L’étranger d’Albert Camus
continue à faire des vagues, et tant mieux qu’il en soit ainsi, car c’est cela qui la fera vivre. Mais la
manière dont vous la ravivez, vous personnellement, en modifiant le contenu de votre lettre
adressée à El Watan, démontre que cette vérité vous reste en travers de la gorge. Lorsqu’on a fait
une thèse sur Victor Hugo, comme c’est votre cas Madame, on est mal placé pour juger celle dont
la thèse traitait d’Albert Camus. Je ne veux pas dire par là qu’il faille rester confiné dans le sujet
d’une thèse, et heureusement ! Et si vous pensez que je suis arrivée à Stefan Zweig comme par
enchantement, vous vous trompez lourdement. L’intuition a joué son rôle, certainement (et le
chercheur n’est-il pas guidé le plus souvent par son intuition), il y eut par la suite un travail de
fourmi que seul un chercheur chevronné est capable de mener. Vous mettez en avant mon
manque de modestie. Mais Madame, ce travail post-thèse a pris des années de ma vie, il est
normal que je tire fierté du travail bien accompli. Et pourtant, il ne me semble pas avoir exprimé
quoi que ce soit en ce sens. Je ne connais pas un seul livre sur L’étranger d’Albert Camus qui ne
soit pas venu avec sa vérité, et je n’ai pas lu un seul livre où il ne fut pas mentionné que L’étranger
reste une énigme, pour ne citer que Mariel Morize qui dit dans un passé récent soit en 1996 : «
Tout a été écrit sur L’étranger, et pourtant l’œuvre résiste. Plus de 50 ans ont passé et le lecteur
naïf, comme le plus renseigné, referme la dernière page sur le sentiment qu’il n’est pas venu à
bout de son étrangeté. » (L’étranger de Camus col repères. Hachette) Et j’ai lu plusieurs ouvrages
où il est fait mention de certaines influences, dont Camus se serait imprégné dans l’écriture de son
roman. Pour seul exemple l’influence de Kafka pour le procès. On ne les a pourtant pas cloués au
pilori ! L’on se demande Madame, quel est vraiment l’objet de votre courroux ? Cette vérité est
criante et les camusiens ne sont pas dupes. Il est à coup sûr certain que nombre d’entre eux ont
vérifié cette vérité et ont constaté que le lien Camus-Zweig est l’évidence même, et il n’y a que «
les aveugles » que Camus dénonce à travers La chute qui ne veulent pas voir. Mon aptitude à la
recherche académique, ne vous en déplaise Madame, a été reconnue en haut lieu. Et la
compétence en ce domaine ne relève pas d’une fonction au sein d’un organisme, mais par les
preuves que l’on donne du travail accompli. Vos confrères (preuves à l’appui) au sommet de la
recherche scientifique française qui, ont eu à me lire avant la publication de cet article, ont été les
premiers à me dire que « cette vérité mérite d’être connue et non seulement lue ». Vous pointez
du doigt une certaine malhonnêteté intellectuelle. Est-ce être malhonnête que de chercher la
vérité, de la trouver et de la dire ? Comme l’a si bien dit Jean Jaurès : « Le courage, c’est de
chercher la vérité et de la dire. » Et j’ajouterai : « La lâcheté, c’est de la nier. » Votre réaction, celle
du justicier, venu sauver Camus de l’assassinat programmé, prouve que la recherche sur Albert
Camus est une chasse gardée. Mais, Madame, l’œuvre d’Albert Camus est universelle, et la
recherche qui la concerne n’est la propriété privée de personne. Quant à dire que la recherche en
littérature ne revient qu’aux spécialistes en littérature, c’est une hérésie. Vous m’obligez à revenir
à ma thèse où cherchant à démontrer si le livre est un média ou un hors média, j’ai pris pour base
de travail des œuvres littéraires (dont L’étranger de Camus). Et mon travail de thèse apporte la
preuve que la littérature peut contribuer, à l’instar d’autres disciplines, à la recherche sur les
médias (et vice-versa). Robert Escarpit n’avait pas cessé depuis les années 1960 de le clamer, mais
jusqu’à ma soutenance de thèse, personne n’avait pris le risque d’essayer de le démontrer. En
déniant la portée scientifique à mon article, qui est la suite logique de mon travail de thèse, où
j’avançais déjà l’hypothèse selon laquelle le jeu d’échecs expliquerait l’énigme de L’étranger,
pointeriez-vous du doigt la compétence de ceux qui ont statué sur ma thèse, me reconnaissant
apte à la recherche académique (attestation à l’appui) ? Si chaque discipline s’enfermait sur elle-
même, la recherche, Madame, n’irait pas loin. « C’est dans la différence que naît la créativité. » Ce
qui a jusqu’ici enrichi la recherche sur Albert Camus et son œuvre, c’est bien parce que des
chercheurs de diverses disciplines et de divers pays sont venus chacun avec sa compréhension des
choses, pour éclairer l’œuvre et le combat de l’homme. La recherche en communication n’a trouvé
son salut que grâce à Marshall Mac Luhan, pourtant historien, et que beaucoup ont moqué,
jusqu’au jour où son « médium, c’est le message » est devenu la bible des spécialistes en
communication. Et puisque vous montrez du doigt mon manque de modestie, je vais aller dans le
sens de vos propos pour vous rappeler qu’Albert Camus lui-même a dit à l’intention des Parisiens :
« Vous pouvez comprendre Meursault, mais un Algérien rentrera mieux dans sa peau. » Albert
Camus cité in Camus L’étranger. Pierre Louis Rey, éd. Hatier 1970. Et si L’étranger de Camus a été
la réussite que l’on sait, c’est après avoir fait maintes tentatives avec La mort heureuse, ensuite
abandonnée (car si la plume du journaliste coulait de source, celle du romancier a eu du mal à
émerger) pour donner naissance à ce roman hors normes qu’est L’étranger, parce que Camus était
animé par un défi, celui de donner à Stefan Zweig, interdit d’écriture par les nazis, la place qui lui
revient de droit dans la littérature mondiale. Et cela au nom de la fraternité universelle et au nom
de la liberté d’expression. C’est ce qui lui a donné la foi, c’est ce qui explique ce coup de génie.
Albert Camus, plus que quiconque, savait ce que voulait dire la censure. Lui interdit d’écriture en
Algérie à la suite de ses articles dérangeants sur la misère en Kabylie, exilé à l’ouest de l’Algérie,
condamné à enseigner (alors qu’en premier chef, on le lui avait refusé prenant pour cause sa
maladie, la tuberculose). Interdit de pratiquer cette noble profession pour laquelle il était doué, il
ne pouvait qu’être sensible à la terrible censure infligée à Stefan Zweig parce que juif. Je ne vois
pas en quoi, Madame, cette vérité nuirait au souvenir d’Albert Camus, puisqu’elle le rehausse à
plus d’un titre ? Il fallait du courage en 1942, pour braver le nazisme, alors que la France est sous
occupation allemande, pour véhiculer l’œuvre de Stefan Zweig, brûlée par les nazis, et donc
condamnée à l’extinction. Tout possesseur de son œuvre risquait la peine de mort. Madame, c’est
l’humaniste qui a bravé le danger en véhiculant l’œuvre de Zweig à travers L’étranger afin de lui
permettre de perdurer, car en 1942, personne ne croyait encore que l’Europe sortirait victorieuse
des nazis. Albert Camus comme tout le monde. Vous me conseillez de lire la pléiade pour mieux
comprendre pourquoi Camus se trouvait à Paris en 1940. Permettez-moi à mon tour de vous
conseiller de lire ma thèse, vous apprendrez ce que vous semblez méconnaître sur Albert Camus,
avec tout le respect que je dois à votre haute fonction en tant que présidente de la société des
camusiens. Mais je vous conseille surtout de lire l’œuvre de Stefan Zweig ainsi que tout ce qui a
été écrit sur lui, vous apprendrez certainement beaucoup de choses (du moins je l’espère), ainsi
que les vraies raisons qui ont fait que Camus et Zweig se trouvaient au même moment et au même
endroit en avril 1940. Et vous découvrirez plus encore, que non seulement Albert Camus mais
probablement d’autres écrivains ont été protecteurs de l’œuvre de Stefan Zweig, pour la sauver, et
ceci est tout à leur honneur. Mais pour arriver à ce résultat, il vous faudra passer des années de
votre vie dans les bibliothèques comme je le fis. Que sont devenus ces manuscrits de Stefan Zweig
confiés pour protection ? Albert Camus les aurait-il rapportés avec lui à Paris en 1942, ou bien les
aurait-il laissés derrière lui en Algérie ? Que sont devenus ceux confiés aux autres protecteurs ?
Ces manuscrits confiés pour protection n’expliqueraient-ils pas le suicide de Stefan Zweig au Brésil
le 22 février 1942 ? Est-ce que la nouvelle Le joueur d’échecs de Stefan Zweig faisait partie des
manuscrits confiés ? Ce sont là, Madame, les vraies questions auxquelles la recherche se doit de
répondre, et non un règlement de compte, au nom de je ne sais quelle cause au sujet du résultat
d’une recherche qui, loin de nuire à Albert Camus ou à qui que ce soit, est une nouvelle brèche
ouverte pour la recherche sur cet écrivain prestigieux dédoublé d’un homme d’honneur. Mais
aussi une bouffée d’oxygène pour la recherche sur Stefan Zweig quasi inexistante en France.
L’auteur est Docteur en communication

Par Leïla Benammar Benmansour


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El Watan 12 juin 2006
A propos d’Albert Camus

Dans El Watan du 15 mai, j’ai lu dans l’article titré « Mgr Duval-Albert Camus : deux hommes dans
la tourmente », la phrase suivante : « Auparavant, l’écrivain (il s’agit de Camus), en raison de ses
positions anticolonialistes, fut exclu du parti communiste et poussé à l’exil. » Il aurait été utile de
préciser l’origine de cette information, car tous les livres retraçant la biographie de Camus parlent
du « départ » ou de l’exclusion du parti communiste. Un seul parle d’« exclusion » et un autre de «
départ » en juillet 19371. Il faut savoir aussi que Camus a adhéré en 1935, non pas au Parti
communiste algérien (PCA) mais à la fédération d’Algérie du Parti communiste français. Le PCA a
tenu son premier congrès constitutif en octobre 1936. Camus a quitté le communisme en juillet
1937, c’est-à-dire au moment où les communistes adoptent et appliquent des positions plus
nationales. Il n’est pas non plus inutile de rappeler que c’est le PCF qui a été à l’origine de la
création en France de « l’Etoile nord-africaine » avec à sa tête Abdelkader Hadj Ali. De même, à
l’époque, c’est la fédération d’Algérie du PCF qui a lancé, par un texte signé Bartel, le mot d’ordre
de l’indépendance de l’Algérie. Que faut-il penser aussi de la raison donnée de la démission de
Camus du parti communiste ? Dans la plupart de ses biographies, on prétend que c’est parce que
le PC a édulcoré ses positions anticolonialistes. Que penser alors de la déclaration suivante faite
par Marcel Dufriche2 en novembre 1951 au procès de militants et cadres nationalistes. Rappelant
« la tradition constante de solidarité du mouvement ouvrier français en faveur des victimes du
colonialisme », Dufriche poursuit, malgré la colère du président du tribunal : « Le peuple de France
est aux côtés de ceux qui luttent pour leur indépendance bafouée, des patriotes... » Au mot «
patriotes », le président du tribunal apostrophe les accusés : « Bande de salauds ! Je vous
arrangerai la cravate. »3 C’est à ce même président de cette même caricature de tribunal
qu’Albert Camus et Jean-Marie Domenach4 ont écrit pour lui demander une « clémence entière »
en faveur des accusés. Cela ne veut pas dire qu’au cours d’un combat difficile et complexe, surtout
dans une colonie de peuplement comme l’Algérie, des erreurs n’ont pas été commises. Elles l’ont
été par tous les partis nationaux, y compris par le PCA, et par le PCF. De là à faire d’Albert Camus
une sorte de héros de la lutte anticoloniale en calomniant les communistes, il y a un pas qui ne
devrait pas être franchi. C’est pourquoi il serait utile d’y revenir plus longuement.
1 Albert Camus. œuvres complètes. Tome I.
2 Marcel Dufriche était membre de la direction du PCF et de la commission administrative.
3 La guerre d’Algérie, sous la direction d’Henri Alleg, Tome I, pages 358 et 359.
4 Rédacteur en chef de la revue Esprit.
- Boualem Khalfa Ancien dirigeant du PCA et du PAGS, ancien directeur d’Alger républicain
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El Watan 31 mai 2006
La vérité d’Albert Camus
La journaliste Catherine Simon, à travers le quotidien français Le Monde, édition du 5 mai 2006,
me fait un procès d’intention, selon lequel j’aurais « accusé Albert Camus d’avoir plagié l’écrivain
juif Autrichien Stefan Zweig » et d’un autre côté, la société des études camusiennes, par la plume
de sa présidente, Agnès Spiquel, à travers El Watan du 25 mai 2006, ainsi que d’autres critiques qui
ne méritent pas d’être citées ici et ceci au sujet du résultat d’une de mes recherches intitulée La
vérité sur L’étranger d’Albert Camus.

Le coauteur Stefan et publiée dans les éditions du quotidien El Watan du 23 et 24 avril 2006. Le
résultat de cette recherche, on ne peut mieux, dire dérange. Et pourquoi cela ? Et pourquoi
n’aurai-je pas le droit de m’écarter des sentiers battus pour aller sur d’autres dimensions ? Jusqu’à
la publication du résultat de ma recherche à travers El Watan, aucune interprétation de L’étranger
et certaines des plus loufoques, n’a été l’objet de critiques acerbes, si ce n’est celle, il y a quelques
années, de l’Anglais Conor Cruise O’Brien qui avait qualifié Albert Camus de raciste, ce qui lui attira
la foudre des camusiens. Que ces derniers se rassurent, ils n’ont rien à m’apprendre sur Albert
Camus, ce Belcourtois comme moi, ni sur son œuvre, ni sur tout ce qui fut dit et écrit à son
encontre, ou par lui-même. Et en tant que spécialiste en communication, mon travail de thèse
avait pour base L’ étranger et de ce fait, j’ai fait le tour de ce que j’ avais à apprendre sur Albert
Camus et son œuvre. Et s’il en est qui portent cet auteur prestigieux en leur cœur et bien j’en suis.
Et s’il en est qui ont défendu sa part d’algériannité, et bien j’en suis (et pourtant le sujet est bien
sensible !) Mais de là à avoir un regard réducteur ou moqueur sur le résultat de ma recherche de
manière à lui enlever sa substance scientifique, pas d’accord ! L’étranger est bel et bien une
construction, comme le dit Albert Camus lui-même et selon notre démonstration, il l’est
effectivement sur la base de l’œuvre de Stefan Zweig. Dire aujourd’hui le contraire, c’est
verrouiller les portes de la recherche, à l’instar de Brian. T. Fitch qui voulut déjà les refermer en
1972. Lorsque la vérité est criante et qu’elle a échappé aux mieux placés, il ne faut pas s’étonner
que son détenteur soit l’objet de procès d’intention. Si les Camusiens pensent m’apprendre à
écrire, il me revient de leur apprendre à lire. Car, assurément, ils ne savent pas lire, puisque notre
démonstration n’accusait en rien Albert Camus de plagiat, mais d’avoir véhiculé l’œuvre de Stefan
Zweig à travers L’étranger afin de lui permettre de perdurer, étant menacée d’extermination par
les nazis. Une noble attitude. L’humaniste n’a pas failli. Quand au reste, ce rendez-vous top secret
et les manuscrits de Stefan Zweig confiés pour protection, ce ne sont bien sûr que des hypothèses.
Si la recherche ne pose pas d’hypothèses, que fait-elle donc ? Comme c’est facile de venir, avec
quelques lignes mal intentionnées, détruire un travail de longue haleine ! Mais, il est évident que
ceux qui n’ont pas connu l’extase que procure le résultat d’une recherche, ne peuvent savoir le
prix que vaut cette vérité sur L’étranger d’Albert Camus avec son coauteur Stefan Zweig. Il faut
être parmi les élus. Ne l’est pas qui veut ! Tout compte fait, la réaction de la société des Camusiens
à ma vérité sur L’ étranger, m’honore au plus haut point, car ne dit-on pas qu’ « il n’y a que la
vérité qui blesse » ? Le branle-bas de combat fait autour du résultat de cette recherche prouve que
cette vérité ne laisse pas indifférent et donc qu’elle est « vraie » . Le chercheur s’attendait bien sûr
à se heurter à l’incompréhension et cela est dans l’ordre des choses, lorsque l’on sait qu’Albert
Camus lui-même, à la publication de ce fameux roman, s’est heurté à l’incompréhension des siens
(les Français d’Algérie), qui l’ont fustigé de leur haine. Et ensuite, son exil à Lourmarin avait bien
pour cause le dénigrement des siens (les Français de France), qui n’ont pu comprendre certains de
ses engagements. Et ce sont bien les siens qui ont qualifié Albert Camus de philosophe pour Classe
terminale (Jean-Jacques Brochier). Le regard réducteur sur l’œuvre d’Albert Camus a d’abord
commencé par ceux-là mêmes qui, aujourd’hui, fustigent celle qui n’a rien fait d’autre qu’essayer
de découvrir cette vérité que l’auteur criait de ses vœux (voir Les carnets), afin qu’elle soit enfin
dite. L’heure est venue, voilà tout.
Docteur en communication

Par Leïla Benmansour


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El Watan 25 mai 2006
Camus-Zweig, où est le lien ?
De l’art d’inventer un mauvais roman
Dans El Watan des 23 et 24 avril dernier, Leïla Benmansour raconte longuement comment elle
aurait trouvé « la vérité sur l’Etranger », qui ne serait qu’un montage de textes de Stefan Zweig.

Experte en communication, elle noie dans le brillant récit de ses investigations quelques pauvres
arguments : chez Camus comme chez Zweig, un prisonnier fait le point dans sa cellule et inverse le
jour et la nuit ; un homme simple répète plusieurs fois le même mot ; un étranger arrive dans une
ville ; un être voit sa vie bouleversée en quelques heures. Peu probant, qu’à cela ne tienne : il suffit
d’adopter la même typographie pour un personnage de Zweig et pour le titre du roman de Camus
et, prenant, par un sophisme bien connu, la conclusion comme argument dans la démonstration,
on accrédite l’idée que le premier aurait inspiré le second. Pour le reste, il s’agit surtout de faire
glisser des énoncés du statut d’hypothèses à celui d’affirmations, alors que rien n’a été prouvé :
Mme Benmansour a l’intuition que l’Etranger a été construit sur le jeu d’échecs ; dont la «
construction » dont parle Camus à propos de son roman (selon un parallélisme rigoureux entre les
deux parties) est un montage à partir du joueur d’échecs et de quelques autres nouvelles de Zweig
; entre deux, quelques variations sur les chiffres et les carrés noirs et blancs tiennent lieu de
démonstration, soutenues par la bonne vieille méthode Coué : « Nous avons été assez
convaincants »... Surtout - pièce maîtresse du roman policier - Zweig aurait, en 1940, donné à
Camus « un rendez-vous top secret » à Paris, pour lui confier son manuscrit et le mettre ainsi à
l’abri de ses poursuivants nazis. Mais qui, en 1940, connaissait Albert Camus hors d’Alger ? Par
quel « ouï-dire » Stefan Zweig l’aurait-il choisi comme dépositaire ? Et si L. Benmansour se
demande vraiment pourquoi Camus vient à Paris en 1940 (au lieu de « partir en Amérique »), elle
devrait lire les excellentes biographiques que nous avons de Camus. L’hypothèse - invraisemblable
- du manuscrit confié étant devenue, par un tour de passe-passe, la prémisse de la démonstration,
les réinterprétations tous azimuts s’accumulent : les épisodes dépressifs de Camus, l’admiration de
ses contemporains pour son premier roman, tout viendrait d’un emprunt indélicat, que notre
Zorro féminin arrive pour dénoncer enfin... Nous conseillons à Mme Benmansour de lire la (toute
récente) nouvelle édition des œuvres de Camus dans la Pléiade et quelques essais sur la genèse de
l’Etranger : elle y apprendra que ce roman écrit en quelques semaines a été préparé par des
années de tâtonnements qui ont donné entre autres La mort heureuse ; Camus savait travailler,
lui...
Par Agnès Spiquel, Professeur de littérature française Président de la société des études
camusiennes.
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El Watan 15 mai 2006

Mgr Duval-Albert Camus : deux hommes dans la tourmente


Les événements tragiques qui ont accompagné le déclenchement de la guerre de Libération ont
mis Mgr Duval et l’écrivain Albert Camus devant un choix qu’ils ne pouvaient faire.

Il y a, certes, une différence d’appréciation entre les deux hommes. La divergence se résume à peu
près comme suit : le premier s’est prononcé, dès le départ, pour l’autodétermination et le second
pour la fédération des populations d’Algérie en abrogeant le statut colonial. Cependant, entre ces
deux monuments, il y avait également des ressemblances qu’on pourrait qualifier de frappantes.
En effet, depuis la première étincelle jusqu’au débordement de la violence, ces deux hommes, qui
n’aimaient guère les salves d’artillerie, voulaient empêcher le désastre en refusant la logique
déraisonnable de l’affrontement. Camus et Duval pensaient, en pleine tourmente, qu’il y avait,
quelle que soit la justesse de la cause, une limite à ne pas franchir : la vie des innocents. Leur
dénominateur commun était la dénonciation du colonialisme avec ses atrocités, ses misères, ses
humiliations, ses inégalités, ses mépris et ses atrocités. Ils voulaient rendre justice à toutes les
populations d’Algérie dans le respect des différences confessionnelles, linguistiques et identitaires.
L’écrivain et le dignitaire ecclésiastique voulaient planter des racines communes pour construire
une Algérie nouvelle sur les décombres du colonialisme. Une Algérie juste où les populations
devaient vivre en paix, et dans l’égalité et la dignité. Les deux parlaient de coexistence et de
cohabitation bien que l’archevêque préférait le deuxième vocable. Tout comme Mgr Duval, Albert
Camus avait dénoncé, à temps, la répression sauvage, les exécutions sommaires et l’usage banalisé
de la torture. Hélas, leurs paroles se heurtèrent au bruit des canons et au vacarme de ceux qui
monopolisaient le devant de la scène. Rares étaient ceux qui avaient pris la peine d’écouter ces
chantres de la paix. Pis encore, ils étaient désavoués, contestés et persécutés. Ces deux symboles
du déchirement de l’Algérie se sont rencontrés au moment où les combats ont atteint un stade
ultime. « J’ai rencontré Albert Camus à Alger en janvier 1956, puis plusieurs fois à Paris. Nous
avons longuement échangé sur le drame de l’Algérie », a témoigné Mgr Duval dans un entretien
avec son vicaire, Denis Gonzalez. A la même période, soit le 22 janvier 1956, Albert Camus avait
lancé un appel à la « trêve civile » en présence de ses amis et de nombreuses figures de l’Eglise
d’Algérie. Deux jours plus tard, l’archevêque d’Alger rendit public un communiqué lu lors des
messes du dimanche. Extrait : « quelque grandes soient nos souffrances, n’oublions pas que la
charité fraternelle ne perd jamais ses droits (...) Ne cédez jamais aux sollicitations de la violence
(...) C’est par l’amour et dans l’amour que vous devez construire une Algérie communautaire et
fraternelle. » L’appel à « la trêve civile » fera partir Albert Camus de l’Algérie, chassé par les siens
pour la seconde fois. Auparavant, l’écrivain, en raison de ses positions anti-colonialistes, fut exclu
du parti communiste et poussé à l’exil. « Je demeure plein d’admiration devant son attitude
profondément humaine. Je tiens à témoigner que, Français, il avait un immense amour pour toute
la population d’Algérie dans laquelle il ne faisait aucune discrimination. Je le sentais bouleversé ;
son jugement était très lucide ; jusqu’à sa mort, dont j’ai été atterré, il n’a jamais abandonné sa
volonté d’intervenir pour qu’une fin soit mise à un conflit qui avait déjà trop duré », avait
témoigné Mgr Duval. Aujourd’hui, on ne se souvient que de la fonction ecclésiastique de Mgr
Duval. Tout comme l’histoire médiatique n’a retenu d’Albert Camus que sa formule lapidaire
prononcée le 13 décembre 1957 à Stockholm après la remise du Prix Nobel : « Je crois à la justice,
mais je défendrai ma mère avant la justice. » L’histoire est parfois ingrate.

Par Benchabane A.
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El Watan 4 mai 2006

Albert Camus, au centre d’une rencontre internationale à Alger


Une figure littéraire en débat
Lorsque la figure d’Albert Camus est convoquée à Alger, l’événement ne laisse pas indifférent. En
moyenne, plus d’une centaine de personnes, enseignants et étudiants, ont assisté au colloque
international qui s’est tenu à Alger la semaine dernière.

La symbolique de cet événement scientifique est forte dans ce qu’il a de positif. L’organisatrice,
Afifa Bererhi de l’université d’Alger, secondée par Bouba Tabti et Amina Bekkat, a sélectionné des
spécialistes de Camus avec d’autres universitaires qui s’y intéressent de manière indirecte ainsi
que des doctorants qui travaillent sur l’auteur. Ils sont venus de partout : Hollande, Autriche, Etats-
Unis, Afrique du Sud, Tunisie, Congo, Grande-Bretagne, Brésil, Gambie, France, Algérie. Chacun de
ces universitaires a présenté Camus avec ses propres outils critiques, avec sa propre sensibilité
littéraire, selon ses visions et ses intérêts académiques. Au bout d’une semaine de riches débats,
on ne pouvait que constater combien l’œuvre de Camus peut être inspiratrice d’opinions
contradictoires, de lectures différentes, les unes n’excluant pas les autres. L’œuvre de ce prix
Nobel est si multiple, dans laquelle l’implicite est si riche d’interprétations, que chaque critique
littéraires peut en effet trouver ce qu’il cherche. Cette semaine de travaux universitaires a
démontré combien finalement l’œuvre de Camus est universelle et combien elle est ancrée dans
ce pays qui s’appelle l’Algérie. Le thème du colloque Albert camus et les lettres algériennes, Albert
Camus et l’Algérie a prouvé combien il était absurde et surtout incomplet d’étudier Camus sans
parler de l’Algérie, tant ce pays est en effet la matrice indéfectible et fondatrice de toute son
œuvre. L’intérêt de cette rencontre est qu’elle a été loin d’être consensuelle vis-à-vis de l’homme,
de l’œuvre. Ce n’était pas un hommage à Albert Camus mais une véritable dissection de ses écrits,
ce qui a mis en évidence leur complexité. Au fur et à mesure, il devenait évident qu’il était absurde
et inconvenant d’avoir une idée tranchée sur l’homme de lettres. L’intertextualité, la
métatextualité, l’interdiscours, l’étude des métaphores et des symboles, l’approche philosophique
du texte camusien, les études purement narratologiques, les approches thématiques, ont encore
une fois prouvé la diversité et la richesse de l’œuvre. L’envers et l’endroit au Premier homme, en
passant par La peste, Noces, Les justes, L’Etranger, les textes philosophiques, les textes
journalistiques, les essais, ont été passés au crible avec une critique stimulante durant une
semaine riche de débats vivifiants. Les témoignages ont été nombreux comme celui de Jean-Pierre
Benisti qui a rappelé ses souvenirs d’enfance, les souvenirs de son père, ami d’Albert Camus qui a
été à l’origine de l’existence de la stèle en hommage à Albert Camus dans les ruines de Tipaza.
Dans ce lieu féérique, il a rappelé la présence et sa rencontre avec Mouloud Feraoun, Emmanuel
Roblès, Benisti, père, Mohamed Dib et d’autres qui ont rendu hommage à Camus après sa mort
accidentelle. L’homme Camus fascine, indéniablement et son enfance pauvre, loin des colons
arrogants et cyniques, ses rapports avec sa mère, alors femme de ménage, avec sa grand-mère,
dans le quartier de Belcourt, ont été approchés par le biais de la critique psychanalytique. Les
autres textes fondateurs comme L’Etranger et La peste ont été revisités avec diverses approches
critiques, y compris celles d’écrivains qui ont évoqué leur réception de l’œuvre de Camus durant
leur adolescence. Les termes utilisés alors ont été fulgurance, étonnement, subjugation,
reconnaissance de son moi intime dans les textes camusiens. La phrase la plus dite a été : « Mais il
parle de l’endroit, du lieu que je connais, des sensations que je connais ». Ces confessions ont été
faites par des Algériens ou par des Français d’Algérie. Tous les témoignages ont été émouvants. Ce
que ce colloque a aussi démontré au-delà des témoignages, par des travaux sur les textes, c’est
aussi l’influence d’Albert Camus sur les écrivains algériens de la deuxième génération, la
génération de l’indépendance et qui n’a donc pas connu la colonisation. Malgré un discours
réducteur et sclérosant, portant sur le rejet de Camus de la sphère algérienne, il était évident que
les jeunes ont lu Camus qu’ils on été imprégnés des œuvres de Camus. Des études comparatives
étonnantes de précision ont démontré ce dialogue avec Camus, comme celui de Aziz Chauaki, de
Malika Mokadem, de Salim Bachi, de Nina Bouraoui ou de Abdelkader Djemaï. Albert Camus a
dépassé aussi les frontières de l’Algérie et son œuvre a été aussi comparée aux Frères Karamazov
de Dostoievski, à Don Quichotte de Cervantès. Moi-même, j’ai trouvé une similitude entre Camus
Camus et J. M. Coetzee étonnante au niveau du mental des deux écrivains face au fait colonial. Les
analyses et les réflexions du théoricien palestinien Edouard Saïd sur Albert Camus ont été anlysées
et revisitées avec pertinence. L’originalité de ce colloque est à souligner au niveau des lieux. Il s’est
tenu en trois endroits différents d’une portée symbolique particulière. D’abord à Tipaza, sur les
lieux de Noces avec une visite au musée et aux ruines de Tipaza, ensuite un retour à Alger, à la
salle des actes de l’université d’Alger où Albert Camus a soutenu son DES en philosophie qui se
trouve dans les archives de la bibliothèque de l’université. Enfin le troisième lieu a été la
Bibliothèque nationale du Hamma, symbole de l’Algérie indépendante, bibliothèque située non
loin de Belcourt où a vécu Albert Camus. Par-delà les travaux scientifiques, ce que l’œuvre de
Camus a démontré, c’est son amour pour l’Algérie qui ne peut être égalé que par l’amour des
Algériens pour leur pays. Ensuite, ce sont les écrits journalistiques qui montrent combien Camus
rêvait d’une Algérie où tout le monde devait avoir les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ce
colloque a rappelé aussi qu’il y avait une autre facette politique de Camus qui a été celle de sa
condamnation des massacres de Sétif le 8 mai 1945. La convocation de la mémoire d’Albert Camus
a été reliée au présent - une mémoire non nostalgique - mais en prise avec l’Algérie académique
d’aujourd’hui qui se veut ouverte à toutes les cultures, qui se veut récupératrice de sa mémoire
culturelle et historique, une mémoire multiple, car c’est ce qui devrait faire sa force et sa vitalité
afin d’avancer dans la démocratie, le partage, la générosité de tous ses textes littéraires, en
sachant qu’un vrai texte littéraire ne devrait plus avoir de frontières. Ce colloque n’a pas accusé
Albert Camus. Il ne l’a pas mis sur un piédestal. Le colloque s’est voulu être un lieu de débat sur la
liberté d’être, sur le cheminement d’un intellectuel qui avait ses doutes et ses angoisses. Albert
Camus a été replacé dans son contexte géopolitique, dans sa psychologie et dans son histoire
personnelle, ainsi que dans ses rapports avec le monde colonial de l’époque des années 1940. Ce
colloque s’est terminé avec une superbe représentation théâtrale des Justes d’Albert Camus, jouée
par une troupe oranaise, mise en scène par Lardjam. Albert Camus, un écrivain de toujours dont
l’écriture est ancrée en Algérie.

Par Benaouda Lebdaï


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El Watan 29 avril 2006


Littérature
Les ambivalences de Camus
Jeudi en fin d’après-midi, après la dernière table ronde du colloque « Camus et les lettres
algériennes : l’espace de l’inter discours » qui s’est déroulé en deux phases de deux jours chacune
à Tipaza puis à Alger, Nadjet Khadda, chargée de faire la synthèse des travaux, déclara d’un ton
péremptoire qu’elle n’allait pas le faire.

Il était, il faut le concéder à Mme Khadda, matériellement impossible de synthétiser en un laps de


temps somme toute très court, la formidable masse des communications (34, sans compter les
deux tables rondes et, au moins un exposé, celui de Jean Daniel, transmis par écrit ; cet auteur
n’ayant pu effectuer le déplacement). Cette rencontre, qui a été d’une grande richesse, a permis,
comme l’ont fait remarquer plusieurs participants, de lire Albert Camus, de l’analyser, de le
critiquer, de l’apprécier et/ou, parfois, de lui reprocher ses prises de position sur le devenir de
l’Algérie. Bref, cette œuvre d’une grande fécondité ne laisse pas indifférent et l’essentiel c’est
qu’elle suscite encore des réactions, donc de l’intérêt. Rappelons que des écrivains et des
universitaires sont venus d’Algérie, d’Afrique australe, du Brésil, d’Europe (surtout de France),
d’Amérique du Nord et d’Asie pour participer à un colloque dont le déroulement a été parfait
grâce au dévouement des organisateurs. Les textes de Camus ont été comparés à ceux d’autres
écrivains alors que des lectures parallèles ont fait appel à d’autres créateurs pour tenter de jeter la
lumière sur une œuvre aux facettes multiples. En outre, comme Camus a certainement influencé
de jeunes plumes venues plus tard à l’écriture, les analystes ont lu et fouillé des productions dans
lesquelles ils ont cru retrouver des impacts ou des intonations camusiennes. L’œuvre littéraire et
philosophique de l’auteur de L’Etranger et de Le Premier homme a été soumise à des études
parfois très pointues qui ne se sont focalisées que sur un seul titre. Ainsi L’Envers et l’Endroit, La
Peste ou encore La Chute, Le Premier homme etc, ont été arpentés phrase par phrase, interrogés,
creusés et disséqués même pour tenter de saisir le fond de la pensée du prix Nobel. Globalement,
l’opinion dominante s’accorde à affirmer que la production philosophique de l’auteur de Le Mythe
de Sisyphe et de L’Homme révolté est plutôt « médiocre » contrairement à sa production littéraire
flamboyante. Pour beaucoup d’intervenants, qui laissent entendre avec indulgence qu’ils «
comprennent sans condamner », Camus s’est comporté vis-à-vis de la question algérienne comme
un petit blanc, épousant d’abord la cause des siens, c’est-à-dire des pieds-noirs, et, par
conséquent, de la colonisation. Cette attitude ne se retrouve pas uniquement dans la fameuse
phrase dans laquelle il affirme avec conviction faire son choix pour sa mère contre la justice. Cette
prise de position se retrouve disséminée dans toute son œuvre à l’exception, peut-être de la
dernière Le premier homme, œuvre autobiographique dans laquelle Camus commence à se
remettre en cause. Pour le reste et comme l’avait fait remarquer Kateb Yacine, l’absence des
Arabes dans l’écriture de Camus procéderait d’une déni d’existence aux indigènes qui, lorsqu’ils
entrent en scène, sont soit anonymes soit décrits « sous leurs burnous » comme avec des mines
patibulaires. Mais n’est-ce pas là une démarche plutôt compréhensible d’un homme attaché
viscéralement à la terre qui l’a vu naître et qui ne veut pas la perdre ? Nous sommes là en
présence d’une ambivalence absurde qui malmène sérieusement l’humanisme de Camus tant il est
vrai que cette valeur ne peut exister que dans une dimension universelle : on ne peut pas être
humaniste et accepter une domination inhumaine sur un peuple ou, pour rappeler la peu glorieuse
position de certains Lumières qui parlaient du principe universel de liberté et investissaient
cupidement dans le commerce triangulaire de la traite négrière.

Par Ahmed Ancer


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El Watan 25 avril 2006
Colloque international sur la littérature
Tipaza se souvient de Camus
Le colloque international « Camus et les lettres algériennes : l’espace de l’interdiscours », durant
lequel sont programmées près d’une quarantaine d’interventions ponctuées de débats et de deux
tables rondes, qui a fait accourir de nombreux universitaires et écrivains de plusieurs régions du
monde, s’est ouvert hier matin à Tipaza par une évocation de la jeunesse du futur auteur de
l’Etranger, intitulée Le jeune Camus et le quartier pauvre, de Mme Agnès Spiquel.

Auparavant la présidente de la séance matinale, Mme Christiane Chaulet Achour a prononcé une
courte allocution d’introduction. La rencontre se maintiendra durant une deuxième journée à
Tipaza, dont l’auteur a beaucoup aimé la côte. La magie créée par la rencontre de la mer et de la
lumière dans un incomparable écrin de verdure se retrouve notamment dans son œuvre Noces. Le
colloque se déplacera à Alger (salle des Actes et à la Bibliothèque nationale) durant les journées de
mercredi et jeudi. Comme à Tipaza, communications, table ronde et débats alterneront pour
poursuivre la réflexion sur cet immense auteur qui sera prix Nobel en 1957. Signalons que ces
assises se termineront enfin vendredi soir par une représentation théâtrale de la pièce Les Justes
d’Albert Camus. L’attrait qu’exerce Camus sur les femmes et les hommes de lettres ainsi que
d’autres intellectuels demeure puissant. La vie et l’œuvre du prix Nobel sont passées en revue sous
toutes les coutures. Camus jeune, Camus pauvre, Camus et les lieux où il a vécu, Camus écrivain
génial, Camus et l’humanisme, Camus journaliste ou encore philosophe, l’intellectuel engagé, ses
déboires politiques, son attitude vis-à-vis de l’Algérie, vis-à-vis des colons ou des petits pieds noirs,
rien n’a échappé aux organisateurs qui ont invité à ces travaux de très nombreux participants.
D’aucuns de ces derniers travaillent sur l’œuvre camusienne depuis des décennies. Certains, parmi
les intervenants, se sont penchés sur un ouvrage donné, d’autres sur la globalité de l’œuvre. Ainsi
Bouba Tabti a évoqué la portée de l’Envers et l’Endroit, Guy Basset a décrit avec un grand sens du
détail les Connivences et amitiés qu’eurent Camus, Fréminville et Marie Thérèse Blondeau, des
retours vers le ou les « royaumes ». François Chavannes a été le dernier à intervenir en fin de
matinée avec un exposé sur l’attitude de Camus par rapport à l’indépendance de son pays de
naissance, notamment dans son écrit Algérie 1958. On sait que Kateb Yacine avait écrit au prix
Nobel pour dénoncer ce refus de l’indépendance. Les Algériens garderont pendant longtemps un
ressentiment certain suite à la prise de position de l’auteur hostile à l’indépendance de l’Algérie.
Chavannes relira à ce propos certains écrits de Camus, disant qu’il a d’abord refusé cette liberté
aux Algériens, puis a accepté l’indépendance de manière négative, c’est-à-dire comme une perte
pour lui-même et pour les siens, mais il a fini par se rendre à l’évidence en acceptant cette
indépendance de manière positive. A l’issue de l’intervention de François Chavannes, un débat,
plutôt assez vif, indiqua que les passions à propos de la position de Camus n’étaient pas encore
totalement apaisées.

Par Ahmed Ancer


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El Watan 24 avril 2006
La vérité sur L’étranger d’Albert Camus
Le coauteur Stefan Zweig (Fin)
Dans cette nouvelle, comme dans Le joueur d’échecs, le narrateur est un étranger. Il fera
beaucoup de choses en similitude avec Meursault.

Nous retrouvons dans Amok ou Le fou de Malaisie, comme ce fut le cas dans Le joueur d’échecs,
l’interversion du jour et de la nuit.
« Finalement, j’intervertis résolument l’ordre des temps et je descendis dans la cabine dès l’après-
midi, après m’être étourdi avec quelques verres de bière, afin de pouvoir dormir pendant que les
autres dînaient et dansaient. » (Zweig p.27) L’Etranger de Zweig restait donc éveillé la nuit et
dormait le jour. Lorsqu’il se réveillait, il guettait le bruit. Meursault dit la même chose dans
L’Etranger : « C’est pourquoi, j’ai fini par ne plus dormir qu’un peu dans mes journées et, tout le
long de mes nuits, j’ai attendu patiemment que la lumière naisse sur la vitre du ciel... » (Camus
p172) Il est fort probable (pour une question de date) que Camus ait fait l’emprunt de Amok ou le
fou de Malaisie, plutôt que de la nouvelle Le joueur d’échecs. Mais cela ne nous empêche pas de
maintenir la suspision selon laquelle Camus aurait eu en sa possession la dernière nouvelle de
Zweig et l’aurait utilisée dans la construction de L’Etranger. Nous verrons plus loin pourquoi. C’est
ensuite la répétition d’un mot dans la même phrase. L’Etranger de Zweig dit ou plutôt a le même
malin plaisir de répéter plusieurs fois le même mot tout comme Céleste l’un des amis de
Meursault : L’Etranger de Zweig :
« Trois fois il redit la phrase. Cette façon sourde et obtuse de répéter les choses me fit frissonner :
Le devoir... de montrer quelque bonne volonté... Le devoir d’essayer... Vous pensez donc, vous
aussi, qu’on a quelque devoir... Qu’on a le devoir d’offrir sa bonne volonté.. » (Zweig p.36) Céleste
dans L’Etranger de Camus :
« Pour moi, c’est un malheur. Un malheur. Un malheur, tout le monde sait ce que sait, ça vous
laisse sans défense. Et bien ! pour moi c’est un malheur. » (Camus p.142) Il y a enfin le cercueil de
la morte. Le premier chapitre de L’Etranger est consacré au décès et à l’enterrement de la mère. Si
la nouvelle de Zweig ne commence pas avec le cercueil, c’est avec lui qu’elle se termine. Ce dernier
lui donne cette note finale, lugubre et des plus inattendues : le cercueil qui s’ouvre et le cadavre
qui tombe dans l’eau. Une « chute » impressionnante qui rappelle le bruit que fait le corps de la
femme en tombant dans l’eau. Histoire racontée par Clamence dans La chute d’Albert Camus. Il y a
ici emprunt et nous verrons plus loin que dans Vingt-quatre heures de la vie d’une femme de
Zweig, cette histoire de la femme qui se jette d’un pont est exactement racontée de la même
manière par les deux auteurs. Mais revenons à ce cercueil afin de rappeler cette phrase écrite par
Camus dans l’avion qui le ramenait de Rio vers Paris et qui laissa les camusiens médusés : « Le
voyage se termine dans un cercueil métallique entre un médecin fou et un diplomate » (les
carnets). Dans Amok ou le fou de Malaisie, un médecin fou qui avait refusé de pratiquer
l’avortement sur une femme, qui mourut des suites de cet acte pratiqué par quelqu’un d’autre et
dans de mauvaises conditions se retrouve dans un bateau en partance pour l’Angleterre. C’est
avec effroi qu’il découvre que le cercueil de la morte ainsi que le mari de la défunte, qui est
diplomate, sont aussi du voyage. Une nuit, alors que le bateau accoste à Naples, les marins
transbordent un drôle d’engin, le cercueil... Soudain, ce dernier s’ouvre et le cadavre de la femme
tombe dans l’eau. C’est la chute (!) Il n’y a aucun doute, en écrivant cette phrase, au retour du
Brésil, Camus nommait clairement la nouvelle de Zweig, Amok ou le fou de Malaisie.
Ruelle au clair de lune
Un navire accoste dans une ville, un étranger descend. « Il doit attendre en un lieu étranger... Il se
sentait ici étranger ». Il assassine une prostituée. Cette femme est tuée avec un couteau.
Regardons de près ce qu’écrit Zweig : « Un éclat de métal brilla dans sa main : je ne pus distinguer
de loin si c’était de l’argent ou bien le couteau qui, au clair de lune, luisait perfidement entre ses
doigts. » (p.187) Voyons à présent ce qu’écrit Camus : « L’Arabe a tiré son couteau qu’il m’a
présenté au soleil. La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui
m’atteignait au front. » (p 61 à 62) Chez Zweig, c’est le clair de lune qui reflète sur le couteau. Chez
Camus, c’est le soleil.
Lettre d’une inconnue
C’est l’histoire d’une femme qui, à un moment donné de sa vie, a une relation amoureuse
passagère avec un homme. Elle se retrouve enceinte et garde le secret. Quelques années plus tard,
cet homme reçoit une lettre volumineuse. Intrigué, il l’ouvre et se met à lire. C’est une confession.
Rappelons que La chute de Camus est aussi une confession. Cette lettre commence par : « Mon
enfant est mort hier... » L’Etranger de Camus commence par cette phrase qui a ému le monde
entier : « Aujourd’hui maman est morte ». « Cela ne veut rien dire », peut-être. Tout un chacun
peut commencer un roman ou une lettre avec une phrase similaire.
Vingt-quatre heures de la vie d’une femme
« Cette nouvelle dont Gorki a pu dire qu’il lui semblait n’avoir rien lu d’aussi profond » (signé A. H.
Préface à l’œuvre) Ici aussi, le héros est l’étranger, ainsi toujours nommé par Zweig dans tous ses
récits. Cet étranger n’a pas de nom, ici comme ailleurs, il est toujours sans identité. Les héros de
Zweig subissent l’oppression (jeu du hasard, prostitution, adultère...) dans une ville étrangère, ils
rencontrent des étrangers... Ils sont sans identité. Dans cette nouvelle de Zweig, Vingt quatre
heures de la vie d’une femme, l’étranger est un joueur de casino. Au début de l’ouvrage, l’auteur
raconte l’histoire d’une femme, Henriette, qui voit sa vie basculer en vingt quatre heures. En effet,
cette dernière a un coup de foudre pour un bel inconnu. Ce sentiment de folie soudaine l’empêche
d’être maîtresse d’elle-même. En effet, elle suit cet étranger laissant derrière elle un époux éploré
et deux fillettes hébétées qui ont perdu leur maman. Alors que le lecteur s’attend à trouver dans
les pages suivantes la suite de l’histoire, c’est alors un autre récit qui apparaît supplantant l’autre,
le récit dans le récit. Tout comme dans L’Etranger d’Albert Camus. Alors que le lecteur s’attend au
procès de l’assassin de l’Arabe, c’est alors le procès du fils indigne. L’affaire d’Henriette est vite
oubliée et c’est alors le secret d’une vieille dame anglaise qui intéresse le narrateur. Cette
Anglaise, veuve à quarante-deux ans et riche, est en vacances sur la croisette. Au casino, elle est
fascinée par un jeune joueur. Mais c’est davantage l’expression changeante qui se dégage du
visage du joueur en fonction de la victoire ou de l’échec qui laisse la femme figée à le regarder. Le
jeune homme laisse sa fortune sur le tapis vert. Il sort du casino dans un état lamentable,
l’Anglaise qui n’avait plus le contrôle sur elle-même le suit, prise dans un tourbillon de folie, sa vie
va virer de bord en vingt-quatre heures à cause d’un étranger. N’est-ce pas à cause d’un étranger
que Meursault voit sa vie basculer en vingt-quatre heures ? Il ne connaissait pas l’Arabe, il ne
l’avait jamais vu auparavant, il ne l’avait pas menacé personnellement et pourtant c’est lui qui fera
feu à la place de son ami Raymond que l’affaire pourtant concernait de près, l’Arabe étant le frère
de sa maîtresse. C’est dans Vingt-quatre heures de la vie d’une femme (p. 62 à 63) que Zweig
raconte l’histoire d’une femme qui se jette d’un pont. Camus la racontera exactement de la même
manière dans La chute. Par ailleurs, l’Anglaise est dans le même état d’âme que celui de Meursault
après l’assassinat de l’Arabe lorsqu’il prend conscience que tout s’effondre autour de lui.
L’Anglaise se rend compte que tout s’effondre autour du joueur, en perdant au jeu, il perd aussi
son honneur. Il perd son âme. Malgré tout ce qu’elle fera pour l’aider et le sauver de sa passion du
jeu, le jeune homme revient vers le tapis vert. Rappelons que le vert est l’espoir pour Meursault
qui s’interroge dans sa cellule. A ce niveau, rappelons aussi qu’une partie des chiffres de L’étranger
est relative au jeu du casino. Plus tard, l’Anglaise apprendra que le jeune homme s’est suicidé. Elle
restera impassible à l’annonce de la nouvelle, aussi froide et indifférente que le furent les
personnages des autres nouvelles de Zweig et aussi froid et indifférent que le fut Meursault devant
le cercueil de sa mère. Comme nous venons de le constater, il y a emprunt, mais pourquoi Camus
en est-il arrivé là ? Camus n’était pas, bien sûr, à court d’inspiration, la preuve en est. Car pour
imaginer une histoire comme celle de Meursault, il ne faut pas seulement avoir des idées et de la
suite dans les idées. Cette construction diabolique n’a pu germer que dans l’esprit d’un génie, un
homme hors catégorie ! Il n’y a ici aucune philosophie de l’absurde, ce roman hors normes est une
construction, mais est-il une création ?
L’Etranger : une construction
Il est intéressant de revenir sur le voyage de Camus à Rio et sur l’analyse qu’en fait F. Baterfeld
dans Les Lettres modernes (archives A.C n° 7 ; 1995) et qui précise que « Camus est mal en point,
presque tout le long du voyage. Il semble moins s’intéresser au monde qui l’entoure. Impatience.
Mauvaise humeur. Sévérité à l’égard d’une ville charmante, mais ce qui surprend davantage ce
sont ces ‘’cinq fleuves’’ que ne possède nullement Porto Alegré ». « La lumière est très belle. La
ville laide. Malgré ses cinq fleuves. Ces îlots de civilisation sont souvent hideux » Écrit Camus dans
son journal. Emporté par la mauvaise humeur, Camus se serait-il laissé aller à des notations sans
fondement nourries par une humeur dépressives ? En effet, pas de cinq fleuves, mais cinq
nouvelles de Stefan Zweig qui est enterré à Petropolis, à 80 km de Rio et où a été enterré la mère
de Meursault ? A Marengo, à 80 km d’Alger. Et lorsque l’on sait que l’on dénomme fleuve, un long
récit, en écrivant Cinq fleuves, Camus ne pouvait faire référence qu’à cinq œuvres de Stefan Zweig,
Le joueur d’échecs y compris. A penser que nous avons été assez convaincants pour l’emprunt
concernant les nouvelles publiées avant 1942, comment convaincre pour celle qui le fut à titre
posthume ? Rappelons que l’œuvre de Zweig était brûlée par les nazis et qu’il était interdit
d’écriture. Que fait un écrivain dont l’œuvre est menacée d’extermination ? Et bien, il semblerait
plus normal et plus juste qu’il cherchât à la protéger. D’où les questions qui suivent : Stefan Zweig
aurait-il confié son œuvre pour protection à Albert Camus (directement ou par intermédiaire) ? Si
cette question est posée, c’est à bon escient. En effet, les deux écrivains se trouvaient à Paris au
même moment, soit en avril 1940. Zweig invité à faire une conférence sur La Vienne d’hier, avant
de prendre définitivement la route de l’exil. Camus était venu rejoindre son ami Pascal Pia d’Alger
républicain qui fonda Paris Soir et avec lequel il travailla quelque trois mois, puis retourna très vite
à Alger du fait que Paris ne tarda pas à être sous occupation allemande. Disons qu’en avril 1940,
les Allemands étaient déjà stationnés à Chartres. D’où ces deux questions qui découlent de
source : Est-ce qu’une conférence sur La Vienne d’hier méritait que Zweig en face le détour par
Paris au risque de sa vie ? Et Albert Camus avait-il vraiment besoin de venir travailler à Paris Soir,
alors que les écrivains français fuyaient pour la plupart vers l’Amérique du Nord ou du Sud ? Cela
veut autrement dire que Camus et Zweig avaient probablement un rendez-vous top secret à Paris
en avril 1940, au sujet duquel Zweig méritait qu’il risquât sa vie : protéger son œuvre. Cela veut-il
dire que Camus, à son retour en Algérie, avait dans ses bagages l’œuvre de Stefan Zweig ? Celle
publiée nous intéresse peu, car il est fort probable que Camus était lecteur de Zweig. Il ne pouvait
pas être passé à côté d’une œuvre aussi saisissante. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir si Camus
avait dans ses bagages Le joueur d’échecs et pourquoi il a utilisé l’œuvre de Zweig pour la
construction de L’Etranger ? Dès la publication de L’Etranger, Camus avait dit à son ami et maître,
Jean Grenier, que L’Etranger est une construction. Et déjà au printemps 1940 plus précisément, il
lui écrit une lettre dont la teneur est significative « ...Il y a longtemps que je voulais entamer une
certaine œuvre, allongée sur beaucoup d’années et figurée sous plusieurs formes. J’attendais pour
cela d’être sûr de moi et de mes moyens. Aujourd’hui, ce n’est peut-être pas cela, mais cela en
approche, à tort ou à raison. » Est-ce que Camus a mis davantage son ami dans la confidence ?
Nous ne pouvons répondre à cette question, mais ce qui est sûr, c’est que notre démonstration
apporte la preuve que L’Etranger est bien une construction sur la base de quatre œuvres de Stefan
Zweig (Amok ou le fou de Malaisie, Ruelle au clair de lune, Lettre d’une inconnue et Vingt-quatre
heures de la vie d’une femme), la cinquième Le joueur d’échecs reste dans le doute. Et ce qui est
étonnant, c’est qu’aucun camusien n’ait jugé utile de s’attarder sur cet aveu de Camus, alors que
ses paroles et ses écrits ont été passés au crible. Est-ce voulu, ou bien, est-on vraiment passé
devant l’essentiel depuis plus de 60 ans ? Que L’Etranger soit une construction sur la base de
quatre (ou cinq) œuvres de Stefan Zweig plus l’histoire de Meursault qui est une création de
Camus, est à notre humble avis, tout à l’honneur d’Albert Camus, dans le sens où son humanisme
débordant et son courage qui force l’admiration, ont fait de lui un protecteur d’une œuvre dont les
nazis menaçaient de mort quiconque l’aurait en sa possession. Il fallait une « tête brûlée » du
genre Albert Camus pour accepter. Quant à son utilisation, nous avançons l’hypothèse selon
laquelle Camus n’était armé que du besoin en tant que leader d’opinion et conforme à ses idéaux,
de véhiculer à travers sa propre œuvre une œuvre condamnée à l’extermination. Il s’agissait de la
faire perdurer au nez et à la barbe des nazis. Mais dans tout cela, Albert Camus avait perdu de vue
l’imprévisible qui a tout gâché. Albert Camus a été pris au piège du succès inattendu de L’Etranger,
et de ce fait, il ne pouvait plus parler. Le prix Nobel a enfoncé le clou. La fameuse dispute, qui a fait
date entre Albert Camus et Sartre avait-elle vraiment pour seule origine les camps staliniens et
l’indépendance de l’Algérie, ou bien le regard perspicace de Sartre qui n’avait pas cessé de scruter
L’Etranger, ne voulant pas s’avouer vaincu, quant à son énigme ; avait-il fini par y détecter la
marque talentueuse d’un certain Stefan Zweig ? Ce Stefan Zweig qui se suicida sûrement, non pas
à cause de la guerre qui lui était insupportable, mais du fait de savoir son œuvre dans un pays
lointain, entre les mains d’un homme qu’il ne connaissait que par oui-dire, convaincu qu’elle était
perdue à jamais, l’exil aidant à sombrer dans la dépression. Voilà pourquoi le malaise grandissant
de l’un et le suicide de l’autre n’ont qu’une seule et même cause : l’œuvre de Stefan Zweig confiée
pour protection. On pourrait penser que le chercheur est arrivé au bout de sa peine. Assurément
non, car la recherche a cela de particulier, c’est un engrenage sans fin. Voilà que nous découvrons
que Camus, âgé alors de 24 ans, se trouvait en Autriche l’été 1937, exactement à Salzburg, la ville
où vivait Zweig... Pas question de remonter la filière. A chaque jour suffit sa peine ! Le malaise
d’Albert Camus est élucidé, le mystère de L’Etranger enfin levé. Mais une question taraude
l’esprit : est-ce qu’un écrivain dont l’œuvre est menacée d’extermination et afin de la protéger, la
confierait à une seule personne au risque qu’elle se perdrait ? Pour nous, il devenait certain que
l’œuvre de Stefan Zweig confiée pour protection a été plus que dédoublée et de ce fait confiée à
plusieurs personnes. En d’autres termes, l’œuvre de Stefan Zweig a été dispatchée à travers le
monde. L’Algérie n’étant qu’une contrée parmi d’autres. Dès lors, nous savions Albert Camus
derrière nous et Stefan Zweig désormais l’objet de nos préoccupations.

Par Leïla Benmansour


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El Watan 23 avril 2006
Œuvre littéraire d’Albert Camus
Débats à Tipaza et à Alger
Un panel regroupant des chercheurs, des universitaires et des écrivains se rencontrera à Tipaza et
à Alger pour débattre la vie de l’écrivain français Albert Camus et les lettres algériennes. La mère
de Camus avait été enterrée au cimetière chrétien de Hadjout (ex-Marengo), à Tipaza.

Le centre touristique Grand bleu du Chenoua (Tipaza) abritera les travaux de ce colloque
international du 24 au 26 avril 2006, tandis que la Bibliothèque nationale d’Alger accueillera tout
ce beau monde le 27 avril pour participer aux travaux de l’ultime journée de cette manifestation
culturelle et scientifique. Cette rencontre s’articulera autour de neuf séances présidées
respectivement par Christiane Achour, Catherine Simon, Nour Eddine Sâadi, Bouba Tabti, Hélène
Rufat, Amina Bekkat, Michèle Villannueva, Mustapha Trabelsi et Boniface Mongo M’boussa.
Plusieurs personnalités algériennes et européennes connues dans l’univers de la littérature
universelle se succéderont pour animer des conférences sur l’algérianité d’Albert Camus. Sa
philosophie, son humanisme, sa révolte, son silence, ses rapports avec les écrivains algériens, son
amour pour l’Algérie sont autant de thèmes parmi tant d’autres qui feront l’objet d’analyses de la
part des participants. Les organisateurs de ces retrouvailles autour de l’œuvre d’Albert Camus
inviteront les participants à se rendre, le vendredi 28 avril à 19h, à la salle Mougar pour assister à
une représentation théâtrale intitulée Les Justes d’Albert Camus, qui avait été mise en scène par
Kheïr Eddine Lardjam.

Par M’hamed H.
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El Watan 23 avril 2006
La vérité sur L’étranger d’Albert Camus
Le coauteur Stefan Zweig
Depuis sa publication en juin 1942, la recherche sur L’étranger et son auteur n’a pu lever le voile
sur le mystère qui plane de bout en bout de cet ouvrage. Les chercheurs nombreux de par le
monde restent jusqu’à ce jour perplexes devant son étrangeté. Sartre lui-même à l’œil pourtant
perspicace et sévère a abdiqué devant l’impossibilité de dire si ce livre est un roman ou quelque
chose d’autre lui ressemblant et d’inqualifiable.

En effet, si L’étranger d’Albert Camus a été considéré comme le roman de tous les temps, il
demeure néanmoins, plus de 60 ans après sa publication, une énigme. D’où le génie d’une grande
œuvre. Ce petit livre qui dit en toute simplicité les choses fait pourtant buter le lecteur contre un
mur (ou une vitre selon Sartre) quant à sa compréhension. Non seulement cela, mais Albert Camus
lui-même est devenu une énigme, suite à la publication de son livre. En effet, au fil des mois et des
ans, l’auteur plonge dans un malaise grandissant, atteignant la dépression, alors que tout lui
souriait. Un état incompréhensible, d’autant plus que son premier roman l’avait propulsé sous les
feux de la rampe, au-devant de la scène internationale, faisant des conférences jusqu’aux Etats-
Unis. Devenu la « coqueluche » des cercles mondains, lui le jeune pied-noir, la veille à peine
encore un inconnu du reste du monde, si ce n’est une petite célébrité sur la place d’Alger. On a
tout expliqué de la souffrance de l’homme, par rapport à son enfance pauvre, par rapport à sa
maladie, la tuberculose, par rapport à la question algérienne, par rapport à cette histoire du
communisme qui lui fit prendre conscience qu’il avait si peu d’amis, par rapport à la jalousie et à la
haine, par rapport à toutes les raisons possibles et imaginaires, qu’il nous semblait impossible que
ces raisons-là aussi nobles soient - elles, puissent susciter tout au long de la vie d’un homme un si
profond malaise. Ce qui revient à dire que nous étions convaincus que la raison du malaise se
trouvait ailleurs. D’autant plus que la panique qui s’en prit de lui à l’annonce du prix Nobel (1957)
est des plus troublantes (voir les carnets). Et Albert Camus qui ne trouve rien d’autres comme
thème pour ses conférences de Stockholm que Le mensonge dans l’art ! et lançant à l’assistance «
Cette récompense dépasse mes mérites personnels ». Le malaise se trouvait effectivement ailleurs.
Après une longue prospection, nous avons découvert qu’Albert Camus avait un secret en rapport
avec son roman L’étranger, qui engendra une grande souffrance à son auteur. Une souffrance
d’autant plus atroce qu’elle l’arrachait des êtres vivants pour ne le laisser dépendre que d’un
mort : Stefan Zweig. Qu’a donc de commun, cet écrivain juif autrichien avec l’écrivain « franco-
algérien », tant ils vivaient aux antipodes, et tant apparemment rien ne les reliait, et tant il est
quasiment sûr qu’ils ne se connaissaient pas, si ce n’est peut être par œuvres interposées ? Et
comment en sommes-nous arrivés à relier les deux hommes, et à expliquer le malaise de l’un et le
suicide de l’autre pour une seule et même raison ?
Camus le Joueur d’échecs
Lisant et relisant L’étranger, une multitude de fois, nous avions cette intuition impossible à
expliquer (et une intuition n’a rien de scientifique) que l’écriture de l’ouvrage avait une relation
quelconque avec le jeu d’échecs. Le chiffre 64, le mouchoir à carreaux de Pérez, le chiffre 8 qui
revient à maintes reprises, le noir et aussi le blanc (mais ces deux couleurs ne confirmaient rien,
car le rouge et le vert faussaient la solution), néanmoins tout cela, pas grand-chose peut-être, mais
il y avait aussi nos intuitions, fixèrent une bonne fois pour toutes dans notre esprit que la solution
à ce problème de L’étranger, à ce jour non résolu, se trouve dans le jeu d’échecs et rien de plus. A
ce niveau, il faut noter que Morvan Levesque à travers son ouvrage Camus par lui-même (1963)
soulève cette idée du jeu dans L’étranger mais malheureusement sans aller plus loin. Il écrit en
effet : « C’est un jeu et ce n’est pas un jeu » (p 44) Cette question de Camus Joueur d’échecs et
qu’éventuellement il aurait construit son roman à partir de la technique de ce jeu devenait
obsédante, il fallait donc l’élucider. Mais comment ? Dans aucun livre ni biographie consacrés à
l’auteur, il n’est fait référence à un Albert Camus Joueur d’échecs. Du football et un peu de belotte,
voilà ce que nous avons trouvé (sauf erreur de notre part). Nous étions prêts à renoncer, car nous
n’avions nous-mêmes aucune connaissance du jeu d’échecs, donc pas moyen de vérifier quoi que
ce soit si ce n’est de nous y mettre. A la recherche d’un manuel qui nous expliquerait les règles du
jeu d’échecs, nous sommes tombés par le plus grand des hasards sur un petit livre intitulé Le
Joueur d’échecs, une nouvelle de Stefan Zweig, un écrivain autrichien. Le hasard ne favorise que
les esprits préparés. En effet !
Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig
Il y a dans cette œuvre (ou plutôt dans ce chef-d’œuvre) de Zweig un état de fait : L’étranger de
Camus n’est en rien étranger à L’étranger, le héros Joueur d’échecs de Stefan Zweig. Mais
comment l’expliquer ? Nous étions dans une situation inconfortable, car personne jusque-là
n’avait jamais parlé de Camus affectionnant le jeu d’échecs, ni de Zweig ayant une quelconque
relation avec Camus. Et Camus lui-même n’ayant jamais fait la moindre allusion à Stefan Zweig
(sauf erreur de notre part). Mais le fait était là, les deux histoires qui apparemment ne se
ressemblent en rien ont pourtant quelque chose en commun : le jeu d’échecs. L’une d’elles (celle
de Zweig) se déroule autour d’un échiquier, mais pour L’étranger de Camus sur quoi s’appuyer
pour le dire ? Les intuitions n’aident en rien. Et l’on pourrait avancer cette phrase terrible de
Meursault qui revient moult fois dans le roman « Cela ne veut rien dire ».Et pourtant il y a le
prisonnier qui s’interroge dans sa cellule. L’étranger, héros de Zweig s’interroge dans sa cellule,
Meursault fait de même lorsqu’il se retrouve prisonnier après sa condamnation. Ensuite,
l’interversion du jour et de la nuit. Dans sa cellule, L’étranger de Zweig intervertit le jour et la nuit.
Meursault en fera de même lorsqu’il sera dans sa cellule. De ce fait une question devint
incontournable : Albert Camus avait-il en mains Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig au moment de
l’écriture de L’étranger ? Camus ne pouvait pas avoir eu en mains cette nouvelle de Stefan Zweig,
pour la simple et bonne raison que selon les spécialistes de Zweig (très peu nombreux en France
d’ailleurs), ce dernier l’aurait écrite en 1941 et au Brésil, où il vécut quelques mois après son exil,
et où il se suicida le 22 février 1942. Trop peu de temps nous semble-t-il pour écrire une nouvelle
ayant pour thème central un jeu aussi difficile. Et l’état dépressif dans lequel se trouvait Zweig, à la
suite du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale qu’il ne supporta pas, d’autant plus qu’il
était juif, persécuté par les nazis, son œuvre brûlée et interdit d’écriture, ce qui fut la cause de son
exil au Brésil, ne prédisposait pas à la créativité. Mais à penser que si cette nouvelle fut publiée à
titre posthume en 1943, traduite en français et publiée en France en 1944. L’étranger d’Albert
Camus a été publié à Paris en juin 1942. Donc tout cela ne concorde pas pour affirmer que Camus
en écrivant L’étranger avait sous les yeux Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig. Pourtant tout porte
à croire que si. Poursuivant notre prospection, passant en revue la vie de l’un et de l’autre, nous
apprîmes alors que Albert Camus fut invité en 1949 à faire une série de conférences au Brésil.
Albert Camus refusa d’abord le voyage, puis se ravisa et accepta. Dans ses carnets, il note : « Ce
voyage dont je ne voulais pas ». Pourquoi Camus ne voulait-il pas de ce voyage ? On pourrait
répondre : une question d’humeur voilà tout. Il était libre de ses désirs même s’il était au service
de l’art. N’oublions pas que le Brésil est un pays lointain, et Albert Camus était de santé fragile.
Pourtant, dirait-on, il venait de sillonner l’Amérique du Nord, et son journal témoigne du plaisir
qu’il tira de ce voyage. Raison de plus, l’Amérique c’est trop loin. Même s’il en a tiré du plaisir, pas
question de recommencer. Finalement, notre auteur ne voulait pas de ce voyage pour des raisons
qui ne regardent que lui. Mais ce n’est pas si simple, ici il y va du devenir de 60 ans de recherche
sur Albert Camus et son œuvre, et ceci n’est pas rien. Mais lorsque l’on sait que durant son séjour
à Rio, Camus a eu un comportement des plus déroutants, « en pleine débâcle psychologique »
comme il l’écrit lui-même, au bord du suicide, écrit deux fois dans ses carnets, on comprend dès
lors que la souffrance de Camus ne pouvait qu’être en relation avec le mort enterré à 80 km de
Rio, exactement à Petropolis, Stefan Zweig. Et l’on comprend dès lors que Camus ne voulait pas de
ce voyage au Brésil parce qu’il ne voulait pas de cette rencontre « posthume » « avec cet ami mort
sans savoir » (Les carnets) Il ne restait plus qu’à poursuivre la prospection de manière à confirmer
ou infirmer cette hypothèse, qui est de savoir si oui ou non Camus avait entre les mains Le Joueur
d’échecs de Stefan Zweig. Et comment cela se pouvait-il puisque cette nouvelle a été publiée à
titre posthume, soit deux ans après la publication de L’étranger de Camus ? Dans le but d’une
objectivité sans failles, nous avons lu l’ensemble de l’œuvre de Zweig, celle traduite en français.
Quatre nouvelles ont retenu notre attention. Les trois premières ont été regroupées en un seul
volume intitulé Amok, la quatrième Vingt quatre heures de la vie d’une femme, a été publiée à
part, selon la volonté de son auteur. Amok, recueil de trois nouvelles a été écrit par Zweig au
début du XXe siècle et publié en langue française à Paris, en 1927. Les trois nouvelles dont il s’agit
sont : Amok ou le fou de Malaisie, Lettre d’une inconnue et Ruelle au clair de lune. Dans ces quatre
nouvelles, Zweig adopte « une forme, celle qui s’apparente au récit dans le récit » (Romain
Roland). Camus n’a pas fait autre chose dans L’étranger. Ceci pour ne pas dire qu’il a fait la même
chose.
(A suivre)

Par Leïla Benmansour


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El Watan 20 avril 2006
Mouloud Feraoun - Albert Camus, les mots pour le dire
Une amitié franche et sans concession
L’amitié entre Mouloud Feraoun et Albert Camus aura duré peu. Si elle n’avait pas débouché sur
une rupture brutale et critique au moment où Camus recevait le Nobel de littérature, elle s’était
déroulée dans la sérénité.

Feraoun, pour sa part, publiait Les chemins qui montent, son troisième roman, où la critique du
colonialisme est sans appel. Entamée en 1951 par une timide et contrite lettre, la correspondance
entre les deux écrivains - dont on n’aura et à ce jour - que la version unilatérale de Feraoun
puisque les lettres de Camus à ce dernier sont restées secrètes - un plaisantin affirme qu’elles
auraient été affichées dans des maisons de la culture en Kabylie - (ce qui aurait conféré à cet acte
un sens intolérable et inadmissible, car Feraoun est un auteur national et non régional encore
moins régionaliste)- la correspondance s’interrompt ( !?) pour la seconde fois après la dernière
lettre de 1957, c’est-à-dire après les félicitations de Feraoun à Camus et avant la disparition de
Camus dans le tragique accident de circulation en janvier 1960 près de Sens. Depuis plus rien, ou
du moins, rien ne nous est parvenu à ce jour encore. Dans la toute première lettre de 1951,
Feraoun s’adresse à Camus. Mais la déférence n’occulte pas pour autant des vérités crues : « J’ai
pensé simplement que, s’il n’y avait pas ce fossé entre nous, vous nous auriez mieux connus, vous
vous seriez senti capable de parler de nous avec la même générosité dont bénéficient tous les
autres. Je regrette toujours, de tout mon cœur, que vous ne nous connaissiez pas suffisamment et
que nous n’ayons personne pour nous comprendre ». (M. Feraoun, Lettre à A. Camus, Taourirt-
Moussa, le 27 mai 1951) Etonnante lettre. Feraoun entre en amitié avec Camus sans la moindre
complaisance. Mieux encore, cette incompréhension que Feraoun souligne en 1951 et qui plus est
s’adresse au célèbre journaliste auteur de l’enquête sur Misère de la Kabylie n’est-elle pas la
meilleure preuve de désaveu de cette enquête ou du moins de ses conclusions fort discutables ?
Six années plus tard, six années de silence partagé et c’est Feraoun qui brise la camisole que s’était
imposée A. Camus en proie à un profond sentiment de stérilité, dont il confie la douleur et la
profondeur à son ami René Char. A l’occasion du prix Nobel, Feraoun écrit à Camus sa deuxième
lettre que A. Kassoul commente comme suit : « Six ans plus tard, Mouloud Feraoun écrit à Camus
le 30 novembre 1957 : ‘’Cher ami, N’attachez aucune importance, aucune signification au silence
des écrivains musulmans’’ (Lettre à Camus, 1957, p. 206) Ce jour-là, l’amitié est présente, même si
elle reste formelle. Feraoun se soucie de l’état d’esprit de l’exilé parisien. Trois années après le
déclenchement de la révolution armée, Camus paraît inquiet du silence des « écrivains musulmans
», lui qui avait imposé une inexistence muette aux indigènes musulmans dans l’univers de la
création. Ni le reproche ni l’humour ne sont pas présents à ce nouveau rendez-vous épistolaire.
Tout se passe comme si - à la faveur de quel événement précis ? -, Mouloud Feraoun venait en
aide à un ami en proie au désarroi. « Lorsque Roblès, notre ami commun, me parle de vous, il me
rapporte jusqu’à vos secrètes pensées que vous ne lui celez jamais et j’en suis arrivé à être au
courant de vos opinions, de votre angoisse, de votre souffrance. Croyez-vous que vos confrères
vous connaissent de la sorte, même s’ils vous comprennent et vous apprécient mieux que je ne
puis le faire ? » (Lettre à A. Camus, 1957) Les accents de sincérité ne trompent pas et nous rendent
encore aujourd’hui, dans toute leur force, la présence d’un homme rayonnant de chaleur humaine
et qui, tel un bon maître, poursuit sa leçon. A un Camus souffrant, il raconte l’histoire vraie d’une
fille de « terroriste » sauvée par des soldats et des médecins français, tandis que dans la logique de
la guerre le père mourait sous la torture. « Des histoires de ce genre, ou d’un autre genre, il y en a
des centaines comme vous savez. Elles ont toutes le même caractère, le même visage : l’image de
votre pays. Un matin, j’ai vu sur ce visage crispé se dessiner un imperceptible sourire qui n’était
pas de douleur, c’était l’annonce du prix Nobel. Alors je me suis précipité à la poste pour envoyer
mon télégramme sans en avoir soufflé mot à personne. Avec l’espoir qu’il vous apportera à son
tour, ce sourire imperceptible. » (Lettre à Camus, 1957)

Par M. Lakhdar Maougal


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El Watan 30 mars 2006


Mouloud Feraoun, les fils de pauvres, « fellagha » plutôt
Les leçons de la littérature et de l’histoire
Dans le chapitre qu’elle a consacré à Albert Camus et Mouloud Feraoun (in The Algerian Destiny of
A. Camus Translated by Philip Beitchman, Academica Press, Nevada (USA), chapitre 7, Mythologies
et réalités), Aïcha Kassoul revenant sur l’enquête sur la Misère de la Kabylie (A. Camus, 1939,
Essais, La pléiade, Paris 1972. p.903-918) écrit au sujet de l’attitude de Mouloud Feraoun : Le bon
maître en vérité !

Doucement, il déroule sa leçon destinée à des « mauvais » élèves qui sont algériens malgré le
meurtre littéraire de leurs compatriotes, et qui se doivent, parce qu’ils sont Algériens, de prendre
en charge l’Algérie dans toutes ses composantes. La leçon prend une saveur particulière si l’on voit
qu’elle s’adresse exclusivement à Camus qui trouve un homme en face de lui, un Algérien qui
existe par-delà son absence dans l’œuvre du Français. Mieux encore ! un Algérien qui a décidé
d’exister et de se faire connaître à partir du néant fictionnel de La Peste. L’ironie est à son comble,
et serait de nature à justifier le long silence qui s’installe entre les épistoliers après ce premier
contact. On ne peut croire que Camus n’ait pas senti les flèches qui lui sont décochées par un
Feraoun respectueux mais décidé à dire des vérités, à s’engager sur un chemin où le « nous » et le
« vous » se rencontreraient et se reconnaîtraient à parts égales d’humanité. La double et fine
hypothèse de travail et de lecture de la controverse indirecte Camus / Feraoun oblige à relire Le
fils du pauvre comme une réponse du montagnard algérien de Tizi Haibel à l’exilé parisien qui a
osé faire une enquête en 1939 à la veille de la Seconde Guerre mondiale à quelques semaines à
peine de la remobilisation de la chair à canon pour défendre la France menacée d’invasion par les
troupes nazies. Dans un des tous derniers textes de cette enquête (la conclusion, pp.936-938)
Camus écrivait confirmant les jugements des ethno-anthropologues et réaffirmant le caractère
mortifère de la Kabylie, « Qu’une politique lucide et concertée s’applique donc à réduire cette
misère, que la Kabylie retrouve, elle aussi, le chemin de la vie (souligné par nous), et nous serons
les premiers à exalter une œuvre dont aujourd’hui nous ne sommes pas fiers » (p. 937). Mouloud
Feraoun en réagissant au jugement d’A. Camus semble avoir conçu Le fils du pauvre (1950) comme
une réponse directe et sans ambiguïté à l’enquête sur la Misère de la Kabylie (1939). D’abord, dès
les premières pages et avec un humour fort caustique, Mouloud Feraoun déconstruit en une
sentence proverbiale amusée toute la logique sérieuse et grave que Camus voulait imposer du
cliché de la Kabylie, terre de misère et enfer de vie « Notre paradis n’est qu’un paradis terrestre,
mais ce n’est pas un enfer. » (M.F. Le fils du pauvre, 1954, Seuil, Point, réédition 1995, p.15) Cette
aporie construite sur l’opposition manichéenne de « paradis » et d’ « enfer » ne manque pas de
donner l’impression, voire la certitude d’être une réponse à des assertions discutables sur la vie
des Kabyles. C’est pourquoi, le texte visé ne pouvait être que celui déjà fort célèbre d’A. Camus qui
avait mis la Kabylie sous les feux de la rampe à la veille de la guerre, la grande guerre. Il est
d’abord à noter le ton mi-figue mi-olive et fort probablement humoristique du proverbe
feraounien. Le texte pourtant sérieux se présente comme une chiquenaude amusée et
goguenarde, une boutade un peu bon enfant qui ne vise ni à blesser ni à froisser, mais simplement
à contredire et à révéler. Ensuite, le texte décrivant la vie quotidienne dans les villages de Kabylie
montre une société traditionnelle certes, archaïque assurément, mais indiscutablement vivante et
bel et bien vivante jusque dans les conflits entre frères (Lounis et Ramdane) ou entre voisins et
même les voisines et en toute mixité de surcroît (la rixe générale au village). Ce vitalisme naturel
dans une communauté est bel et bien un évident signe de vie. Avec le retour de l’émigré
(Ramdane) et avec le départ au collège à Tizi d’abord puis à Alger ensuite de Fouroulou débarrassé
enfin de la peur et de l’angoisse du villageois, la Kabylie de Feraoun à l’inverse de celle d’A. Camus
est véritablement en train de revivre, de renaître, tel un phénix. Ce retour de Ramdane après un
exil économique vient répondre aussi et directement aux propositions camusiennes de 1939. Par
ailleurs, tout le Sud de la France se dépeuple, et il a fallu que des dizaines de milliers d’Italiens
viennent coloniser notre propre sol. Aujourd’hui, ces Italiens s’en vont. Rien n’empêche les Kabyles
de coloniser cette région. On nous a dit : « Mais le Kabyle est trop attaché à ses montagnes pour
les quitter. » Je répondrai d’abord en rappelant qu’il y a en France 50 000 Kabyles qui les ont
quittées. Et je laisserai répondre ensuite un paysan kabyle à qui je posais la question et qui me
répondit : « Vous oubliez que nous n’avons pas de quoi manger. Nous n’avons pas le choix. »
(A.Camus, op cité p. 932). Mouloud Feraoun démythifie la fatalité de l’exil et l’incontournable
nécessité de l’émigration. Enfin, au sujet de l’incompréhension de Camus pour les problèmes de la
Kabylie dont Mouloud Feraoun semble lui faire le mesuré reproche ou le grief amical dans ses
correspondances (Lettres à ses amis), elle est liée au fait que Camus ne connaissait rien de la
Kabylie ni de sa langue et encore moins de sa culture populaire dont s’abreuvait quotidiennement
et profondément Feraoun. Le témoignage que rapporte Camus de la bouche d’un paysan kabyle
qui parle de résignation à l’émigration (on n’en doutera pas par respect à la parole de Camus qui a
fait somme toute un travail de révélation engagé et fort appréciable à l’époque) est par contre
catégoriquement démenti par toute la culture de l’enracinement et de « thamourth » dont la
chanson populaire kabyle n’aura jamais cessé depuis le début du XXe siècle de se faire l’écho à
travers des textes saisissant de beauté, de dignité et de tendresse comme ceux de Cheikh
Hasnaoui (lghorva tajrah ouliw, La maison blanche, Njoum Ellil, Rod balek, etc.) ou de Akli
Yahiatène, voire de Allaoua Zerrouki *.
• Mokhtari Rachid : Slimane Azem et A. Zerrouki, édition APIC, Alger, 2006
Par M. Lakhdar Maougal
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El Watan 09 février 2006
Albert Camus, à propos de la peste
Une lueur exquise d’éternité
A vrai dire, cela ne m’a jamais fait grand-chose que Camus assassine l’Arabe, l’unique, le fameux
anonyme de la plage étrangère, avant d’être lui-même assassiné post-mortem sur une page
critique, politiquement nationaliste. Je préfère Camus quand il fait mourir les enfants, un enfant
dont l’identité importe peu.

Celui-là mourra de la peste comme tous les Oranais soumis à la loi inflexible d’une mise à mort à
huis clos, piégés chez eux, en même temps que les rats porteurs du fléau, tous livrés au vent
mauvais qui ne rencontre aucun obstacle sur le plateau où la ville est construite, s’engouffrant
dans les rues avec toute sa violence pestilentielle. Dans La Peste, la peste tue indifféremment et
massivement jusqu’au moment, moment de grâce dans le récit, où elle atteint le fils du juge
Othon. Mordu à l’estomac, l’enfant se tord de douleur, brûlant de fièvre, rejetant ses couvertures.
Epouvanté par la flamme qui le brûle, il ramasse ses jambes, tant qu’il peut, sous lui, au fond du lit
dévasté. Improbable fœtus. Epuisé par l’assaut. Inconscient. Sous ses paupières fermées,
enflammées, de grosses larmes jaillissent tant qu’elles peuvent. En attendant la crise prochaine,
son repos ressemble déjà à la mort. Au chevet de l’enfant, je garde en mémoire l’image de deux
hommes. Le docteur Rieux accorde son corps aux mouvements du supplicié, souffrant, sentant
dans son sang affluer chacun des assauts mortels. En retrait, j’aperçois un autre homme, le prêtre
Paneloux, plus distant, plus froid, ressassant un discours surfait à propos de la miséricorde divine
qui met en toute chose le bien et le mal, la peste et le salut. Le salut par la peste qui élève et
montre la voie. Cet homme-là, je ne l’ai jamais aimé parce qu’il me demandait d’accepter la mort
de l’enfant sans comprendre. La colère du docteur Rieux m’allait mieux. Le médecin criait au
scandale, il s’insurgeait contre la fatalité « active » prêchée par l’abbé, il jetait un froid sur la
conscience du monde en lançant un cri sourd : « Ah ! celui- là, au moins, était innocent, vous le
savez bien ! » J’ai relu La Peste. J’y ai trouvé un prolongement de lecture inattendu. En bon
écrivain qui préfère la nuance et évite le caractère trop tranché, Camus a peaufiné le portrait d’un
prêtre qui, avant la mort de l’enfant, du haut de sa chaire, tient un discours véhément, sec,
conforme à sa charge. Après la mort de l’enfant, à la même place, le ton est plus doux et plus
réfléchi. Non pas le doute, cela aurait été trop gros. L’incertitude qui ralentit le débit, l’hésitation
qui recherche des mots. Il faut aller à l’essentiel au milieu des hommes rassemblés dans l’église
parce qu’un enfant venait de mourir après une trop longue agonie, plus longue, plus dure que celle
des adultes. Si dure que le prêtre était tombé à genoux, priant Dieu de sauver cet enfant. L’enfant
mort, que reste-t-il à dire dans cette église où le prêtre a convié personnellement le docteur
Rieux ? « Je voudrais que vous veniez, docteur, le sujet vous intéressera. » Le docteur est là. C’est à
lui qu’est destiné le sermon du prêtre. Il y a des choses que l’on peut expliquer et d’autres pas. Il y
a, d’une manière générale, le bien et le mal, et la frontière entre les deux est claire. Mais les
choses sont plus compliquées à l’intérieur du mal. Don Juan ? Bon pour les Enfers, d’accord. Mais
pourquoi foudroyer un enfant ? Quel mal nécessaire ou utile pour justifier le supplice d’un
innocent ? Il aurait été facile de répondre en disant qu’une éternité de délices attendait le petit
ange, mais le prêtre renonce à la facilité. Il est acculé. Personne ne peut affirmer que l’éternité
d’une joie peut compenser la souffrance d’un innocent. Au pied du mur, le prêtre frôle l’hérésie : «
Mes frères, l’instant est venu. Il faut tout croire ou tout nier. Et qui donc, parmi vous, oserait tout
nier ? » Nous voilà au pied du mur. Le grand malheur, la mort d’un enfant, a la vertu du Tout ou
Rien. Il faut rester. Choisir quand l’innocence a les yeux crevés. Perdre la foi ou accepter d’avoir les
yeux crevés. Et Camus qui est un bon écrivain, laisse le champ libre à l’incertitude. Quelques jours
après l’enfant, le prêtre Paneloux mourra de façon mystérieuse. Les symptômes de la peste ne
sont pas francs aux yeux du docteur Rieux, appelé au chevet du malade qui refuse de se faire
soigner. Mort qui n’est pas franche. Ne rien faire pour mourir et ne pas perdre la foi. Laisser le
Tout s’accomplir. La mort ordinaire qui nous concerne tous et qui est symbolisée par la peste dans
la fiction, généralisée sans problème pour tous jusqu’au moment intolérable où un enfant souffre
et meurt dans un hôpital, entraînant la mort « douteuse » d’un prêtre qui croyait s’être assuré
pour toujours les réponses à la question du bien et du mal. Mes frères, nous voici acculés. Au pied
du mur, il faut rester. Veiller une éternité au chevet d’un enfant mort sur le plateau livré au vent
pestilentiel et coutumier. Et si vous apercevez « une lueur exquise d’éternité qui gît au fond de
toute souffrance », relisez Camus pour rendre utile la mort du prêtre. Après tout, cet homme-là
était plus proche de Rieux que je ne le pensais. Tous deux, chacun à sa façon, sont ensemble pour
souffrir et combattre le mal et la mort. Dieu lui-même ne saurait les séparer.

Par Aïcha Kassoul


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El Watan 02 février 2006
Albert Camus, une œuvre toujours revisitée
L’Etranger : un criminel innocent ?
la réalité du roman L’Etranger met mal à l’aise le lecteur. Mais d’où vient la force d’impact qui a
fait de ce court récit l’objet de tant de commentaires, d’analyses et de réflexions illimitées parmi
les critiques littéraires et dans le monde universitaire d’une façon générale ?

C’est le caractère énigmatique du personnage de Meursault qui rend invisible la frontière entre la
fiction et la réalité, à travers l’accomplissement d’un meurtre, pas n’importe lequel, celui de
l’Arabe. Toute la ligne des commentaires, qui ont inscrit le roman dans la perspective historico-
narrative, semblent privilégier cette représentation, comme si derrière cet acte criminel se profilait
le crime colonial. Cette orientation a suscité diverses appréciations et a attiré l’attention de
beaucoup d’écrivains et non des moindres, tel que le grand intellectuel américano-palestinien,
Edward Saïd, qui, dans un livre remarquable - Culture et impérialisme - a démontré que l’auteur
Albert Camus ne pouvait échapper à la mentalité coloniale de son temps. A la suite du grand
philosophe J-P Sartre, d’autres critiques se sont penchées sur le chemin de la philosophie de
l’absurde (suicide) qui imprègne « le mythe de Sisyphe », pour expliquer de façon plus ou moins
exagérée les racines de L’Etranger. Si c’est à travers l’expérience du personnage de Meursault que
l’écrivain Camus voulait révéler sa visée artistique, cette approche laisse échapper l’affectivité
complexe et angoissante du livre, comme le laisse entendre le psychanalyste anglais, Masud R.
Khan. Dérangeante, inclassable et irréprésentable, l’expérience criminelle du personnage de
Meursault, énigmatique et innommable jusqu’à la méconnaissance du nom de la victime,
identifiée par l’unique signifiant de différence culturelle, ne facilite guère ni l’accès ni l’entrée à
une compréhension de ce que remue l’auteur dans son roman. Cette expérience a ouvert la voie à
des lectures duels qui instruisent beaucoup plus le procès de l’écrivain (réalité) que le procès de
vérité esthétique (fiction) à l’œuvre dans le roman. Est-elle indifférente au contexte de la réalité
coloniale ? Certainement pas. Mais pour échapper au piège des lectures qui occultent
l’interrogation sur les enjeux subjectifs qui poussent le personnage de Meursault à
l’accomplissement de cet acte malheureux dans une situation sociale coloniale sans issue, il est
peut-être nécessaire d’établir un lien avec le roman La Peste qui a été entamé en 1941, une année
avant la publication de L’Etranger, pour n’être publié qu’en 1947, et ce, afin de circonscrire
l’opacité et l’impasse criminelle du personnage de Meursault. Dans ce livre, Camus nous livre une
figure de style paradoxal pour se représenter un archétype, où l’on peut reconnaître facilement le
personnage de Meursault qui attente à la vie de l’Arabe. Voici un extrait de La Peste où l’écrivain
déclare une vérité ultime : « J’ai pris le parti alors de parler et d’agir clairement pour me mettre sur
le bon chemin. Par conséquent, je dis qu’il y a des fléaux et des victimes, et rien de plus. Si, disant
cela, je deviens fléau moi-même, du moins, je ne suis pas consentant. J’essaie d’être un meurtrier
innocent. Vous voyez que ce n’est pas une grande ambition. » Dans ce passage, Camus dépeint
quelque chose de potentiellement nihiliste, à travers cette catégorie paradoxale du « meurtrier
innocent ». Une innocence qui décharge le criminel de la culpabilité subjective et l’accusé de la
culpabilité juridique. Cette figure du meurtrier innocent nous permet de réévaluer la sensibilité
spécifique et paradoxale du personnage de Meursault afin de comprendre son incapacité d’entrer
dans la symbolisation de son crime. Meursault ne manifeste aucune culpabilité, il est l’archétype
même du « criminel innocent », pour qui la vie n’est que réalité sensible de pure corporéité, sans
rapport d’altérité et sans représentation : « Le corps ne triche jamais ». Menacé par
l’indifférenciation et la méconnaissance de l’autre, Meursault n’est que la révélation dramatique
d’un personnage dans un contexte social dominé par la logique coloniale. S’il ne parvient pas à
élaborer sa culpabilité pour se représenter son crime, c’est que le dogme de la violence coloniale
l’enferme dans un duel et dans un non-sens qui l’aident de façon maladive à ne pas se reconnaître
coupable : « J’avais remarqué que l’essentiel était de donner une chance au condamné. Une seule
sur mille, cela suffisait pour arranger bien des choses. Ainsi, il me semblait qu’on pouvait trouver
une combinaison chimique, dont l’absorption tuerait le patient (je pensais : le patient) neuf fois sur
dix. » Que renferme cette nouvelle identité qui fait virer le récit où le personnage de Meursault ne
se pense pas comme prisonnier, mais en tant que patient ? Le rapprochement a été vite fait par un
grand nombre de critiques et par Camus lui-même qui pensait que le meurtre et le suicide sont les
deux faces de la même pièce. La philosophie de l’absurde, qui s’est développée autour de ces
grandes interrogations que soulève l’auteur, a oublié sinon occulté une grande vérité
anthropologique de la tradition romano-canonique occidentale : le suicidé tue quelqu’un. Autre
chose de beaucoup plus complexe. Si l’on s’interroge sur le suicide au Moyen Age, le désespoir
n’était ni un sentiment ni un état psychique, mais un vice, une maladie. Même si le procureur
déclare coupable Meursault d’indifférence filiale, le romancier Camus était loin d’être indifférent
aux textes fondateurs de sa généalogie qui épongent la culpabilité.

Par Khaled Ouadah


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El Watan 12 janvier 2006
A propos de Camus d’Algérie
La question d’Albert Camus et son pays de naissance (l’Algérie) a déjà suscité une multitude de
réflexions et un nombre incommensurable d’ouvrages, de toutes les contrées du monde. Aucun
roman, et nous parlons ici de L’étranger n’a autant accaparé l’esprit des chercheurs en littérature
et en diverses disciplines, chacun arrivant avec sa vérité. De son vivant, Albert Camus réfuta toutes
les interprétations et se dit victime de l’incompréhension.

Mais depuis son décès, dans un accident de voiture en janvier 1960, les interrogations se
ravivèrent aussi bien sur l’homme que sur son œuvre. L’étranger continue d’être, depuis sa
publication en 1942, l’obsession des chercheurs. Et s’il l’est, c’est parce qu’il garde encore à ce jour
tout son mystère. En effet, si l’on s’est focalisé jusqu’à présent sur « l’Arabe », l’on a au contraire
passé sous silence « La mère ». Pourtant, en occultant le procès du crime commis sur la plage, c’est
bien la mère qui est l’objet de l’intérêt des juges, et c’est bien parce qu’il a été indifférent à la mort
de sa mère, que le héros du roman prénommé Meursault, est condamné pour parricide au nom du
peuple français. Cette condamnation des plus étranges (ou des plus absurdes) reste à ce jour un
mystère. Et là où justement l’honnêteté intellectuelle de Christiane Chaullet-Achour fait défaut,
c’est qu’elle s’approprie cette question de l’algérianité de Camus, alors que cette dernière a été
soulevée et a été l’objet de la réflexion de notre thèse soutenue à l’université Panthéon-Assas
(Paris 2) en juin 2000 (thèse sur Internet),et l’originalité se trouve justement dans le fait que c’est
bien la première fois qu’une recherche de troisième cycle en sciences de l’information et de la
communication soulève cette question de l’algérianité de Camus, par rapport au roman
algérianiste, qui lui s’approprie d’office cette appartenance, la reniant aux Algériens de souche au
nom de critères racistes et antisémites. Si Christiane Chaullet-Achour avait, par honnêteté
intellectuelle, cité notre thèse en référence, ou du moins dans sa bibliographie, elle aurait permis
d’éclairer le débat, et non pas s’approprier une question soulevée en premier par d’autres et
qu’elle passe sous silence. Notre réflexion a pourtant été reconnue hautement académique par
des scientifiques de renom, puisqu’elle a obtenu les félicitations à l’unanimité du jury. Loin de nous
l’idée de nous mettre en avant, trop humble pour cela. Si tel avait été le cas, nous l’aurions fait
bien avant, mais « ce qui revient à César est à César ». L’on se demande dès lors à quoi servent les
recherches de 3e cycle si elles sont occultées par ceux-là mêmes qui les dirigent.
Leïla Benammar Benmansour. Docteur en information et communication
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El watan 05 janvier 2006
Christiane Chaulet-Achour, Camus et l’Algérie
L’envers et l’endroit d’un auteur controversé
C’hristiane Chaulet-Achour a publié un essai sur Albert Camus qui mérite le détour en ce début
d’année 2006 que je vous souhaite heureuse. Encore un ouvrage sur Albert Camus, diriez-vous ?
Certainement, et il ne sera pas le dernier. Alors quel est l’intérêt cette fois-ci ? Christiane Achour
aborde la difficile problématique de la relation d’Albert Camus avec l’Algérie et les Algériens ? Est-
ce qu’Albert Camus est algérien ou français, est-il algéro-français ? Est-il méditerranéen ? C’est à
toutes ces questions à controverse que tente de répondre ce bel ouvrage Albert Camus et
l’Algérie, édité chez Barzakh à Alger.

Le premier constat qui est difficile à contourner, même pour ceux qui abordent le texte pour le
texte, est l’appartenance d’Albert Camus à ce pays qu’est l’Algérie qui l’a vu naître et qui a nourri
son être, son imaginaire et sa sensibilité. En effet, la vie et l’œuvre de cet écrivain hors norme sont
profondément ancrés en Algérie. Dès le début de cet essai, il a semblé primordial pour l’auteur
d’insister sur ce fait historique et biographique : « L’Algérie est donc une des clefs dont on ne peut
se passer pour comprendre l’homme et l’écrivain. » D’ailleurs Christiane Achour rappelle avec
pertinence ce que Albert camus écrivait dans la préface de L’envers et l’endroit : « Chaque artiste
garde au fond de lui, une source unique qui alimente pendant sa vie ce qu’il est et ce qu’il dit. Pour
moi, je sais que ma source est dans L’envers et l’endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière
où j’ai longtemps vécu. » Cette déclaration a le mérite d’être claire pour ceux qui occultent ou
pour ceux qui en doutent ! Il est vrai que contrairement à certains romanciers français en mal
d’exotisme, Albert Camus n’a jamais été l’écrivain de « l’extériorité et du voyage », bien au
contraire sa position a été celle de « la résidence et de l’ancrage ». Pour cet homme qui est né un 7
novembre 1913 à Mondovi dans l’est algérien, qui a vécu à Belcourt, qui a étudié au lycée Bugeaud
(lycée Emir Abdelkader) à Bab El Oued, dans un milieu plutôt modeste, voire pauvre, pour celui qui
a si bien décrit Tipaza, le chemin intellectuel et personnel a été fabuleux. La récompense ultime fut
le prix Nobel de littérature qui lui a été attribué en 1957. A Stockholm, après la remise du Prix
prestigieux, il a été interpellé par des étudiants sur son silence à propos de l’Algérie et de ce que
l’on appelait à l’époque « les événements ». Il répond : « Je me suis tu depuis un an et huit mois,
ce qui ne signifie pas que j’ai cessé d’agir. J’ai été et je suis toujours partisan d’une Algérie juste, où
les deux populations doivent vivre en paix et dans l’égalité. J’ai dit et j’ai répété qu’il fallait faire
justice au peuple algérien. » Cela a aussi le mérite d’être sans ambiguïté, et pourtant ! Albert
Camus a été critiqué, voire rejeté dès le début de l’indépendance de l’Algérie par de nombreux
intellectuels algériens. Et c’est là où le travail de recherche de Christiane Achour devient, à mon
avis, intéressant, car elle ne donne pas son avis sur la question, elle rappelle les écrits des uns et
des autres, elle reprend Albert Camus dans le texte et argumente le fait que ce romancier, que cet
essayiste a été pour la justice et pour le peuple algérien. Elle démontre les contradictions des
propos de certains, en rappelant les écrits avant et après l’indépendance de certains intellectuels
algériens comme celui de Taleb Ibrahimi qui écrivait dans sa lettre ouverte à Albert Camus en 1957
: « Pour la première fois, un écrivain Algérien non musulman prend conscience que son pays, ce
n’est pas seulement la lumière éclatante, la magie des couleurs, le mirage du désert, le mystère
des Casbah, la féerie des souks, bref, tout ce qui a donné naissance à cette littérature que nous
exécrions, mais que l’Algérie, c’est aussi et avant tout une communauté d’hommes capables de
sentir, de penser et d’agir. » Où se trouve donc la faille qui a provoqué tant de courroux ? C’est la
fameuse phrase prononcée d’ailleurs à Stockholm : « Je crois à la justice, mais je défendrai ma
mère avant la justice. » Pour Christiane Achour, cette phrase a été détachée de son contexte pour
porter un jugement sans appel sur Albert Camus l’homme, et ceci dans un contexte chargé
politiquement et émotionnellement en 1962-1963. En effet, elle écrit avec justesse : « Après 1962,
la fermeture du discours officiel autour de la seule identité arabo-islamique a été une autre
manière de ne pas prendre en charge la pluralité algérienne. » Dans ce cadre donné, le ton
approprié au discours critique sur Camus a été donné, comme la conférence de Taleb Ibrahimi en
1963 à la salle Ibn Khaldoun qui a verrouillé « toute lecture sympathique de l’écrivain ». De
nombreuses citations d’écrivains, d’hommes de lettres forment la dernière partie de l’ouvrage, et il
est intéressant de lire les différents points de vue qui vont du rejet au commentaire nuancé qui se
veut juste comme celui de Mouloud Mammeri dans un entretien avec Tahar Djaout où il estime
que le procès vis-à-vis de Camus est dérisoire, dans la mesure où ce dernier n’a fait que décrire
une réalité coloniale qui était la négation du colonisé. Ainsi donc, aujourd’hui le contexte et les
esprits ont évolué et Albert Camus est présent de manière continue dans la presse algérienne,
comme le démontre Christiane Achour. Elle rappelle par exemple les conférences et les prises de
parole d’Olivier Todd lorsqu’il a présenté sa biographie d’Albert Camus dans toutes les grandes
villes du pays. Ce qui est à souligner, c’est que l’œuvre littéraire a continué à susciter beaucoup
d’intérêt auprès des lecteurs algériens, toutes générations confondues. Quant au roman
L’étranger, et la fameuse scène du crime de l’Arabe par Meursault sur cette plage algéroise,
Christiane Achour propose une lecture sereine du célèbre roman publié en 1942, faut-il le rappeler
! Donc, écrit dans un contexte précis et lu dans ce cadre-là, sans occulter toutes les critiques par
rapport à l’absence de personnages algériens, à part l’Arabe qui est assassiné, il est rappelé que ce
roman crée une rupture avec le roman « algérianiste », roman à la gloire de la colonisation. Ici,
Meursault le Français est jugé parce qu’il a tué un Arabe, même si, dans le fond, le jugement a
plutôt porté sur son attitude anti-sociale. Albert Camus réussit à écrire une fiction « à partir d’un
matériau algérien, en dépassant les effets propagandistes habituels du roman colonial. Il fait
accepter l’Algérie et ses contradictions ethniques à l’humanisme républicain, il fait d’un roman
algérois un classique de la littérature française ». La thèse défendue dans cet essai est la nécessité
de différencier l’écriture fictionnelle qui utilise l’écriture symbolique pour représenter et dénoncer
implicitement une situation coloniale réelle, et les prises de position dans la vie réelle comme dans
l’Express où il déclare : « J’ai choisi mon pays. J’ai choisi l’Algérie où Français et Arabes
s’associeront librement. » C’était en 1956. De ce point de vue, il est vrai que cet homme de gauche
était pris entre sa communauté d’origine et ses convictions. Ses écrits démontrent dans tous les
cas l’absurdité de la situation coloniale. Les mythes sont présents dans l’écriture camusienne, le
mythe de Sisyphe, Caïn et Abel, les élus et les exclus, ceci pour tenter de démêler sur le plan
sémantique et symbolique des situations difficiles pour les plus malheureux, pour les petites gens
que Camus défendait, quelle que soit leur origine. L’essai de Christiane Achour apporte toutes les
contradictions d’un auteur qui a vécu pleinement son temps en pointant ses contradictions. Ce qui
est au fond démontré, c’est son amour pour cette terre qu’est l’Algérie avec tous ses peuples,
comme en témoigne sa dénonciation de la misère des paysans dans son « Enquête en Kabylie »
dans Alger républicain, appréciée par Mouloud Feraoun en son temps et lieu. Voilà un essai qui
remet à plat la critique sur Albert Camus et son rapport avec l’Algérie et les Algériens, à lire.
Christiane Chaulet-Achour, Albert Camus et l’Algérie, Alger. Barzakh, 2005

Par Benaouda Lebdaï


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El Watan 31 octobre 2005
Colloque Albert Camus
L’autre Camus, le conformiste
Le colloque sur l’écrivain controversé pour ses positions sur l’indépendance de l’Algérie s’est
transformé très vite en procès. Henri Alleg, ancien directeur d’Alger républicain, a été très peu
tendre à l’égard de l’auteur de La peste.

L’homme est prévoyant. Il met en garde l’assistance. « Mon discours ne va pas plaire. Je resterai
pour répondre à chacun d’entre vous. J’ai été le dernier directeur d’Alger républicain où Camus
avait travaillé. Je ne suis pas là pour parler du style ou du talent d’Albert Camus, mais de son
comportement politique qui est loin d’être un modèle », lance Henri Alleg. Le militant communiste
à l’engagement jamais démenti ne cache pas que sa présence est motivée par son désir de
dépoussiérer le mythe Camus. Le colloque se transforme très vite en procès du prix Nobel de la
littérature 1957. L’objectif de ce colloque organisé par l’Association de culture berbère (ACB) était
d’aller à la découverte de l’autre Camus. « 40 ans après l’indépendance de l’Algérie, nous devons
poser un regard critique sur l’œuvre de Camus et réaliser que ce grand écrivain algérien, dont nous
sommes fiers à la fois comme Français et comme Algériens, était opposé au système colonial, non
pas pour sa nature mais pour ses dysfonctionnements », notent les organisateurs. Henri Alleg ira
au-delà de leurs espérances. Devant une assistance partagée, il s’emploiera à casser Albert Camus
l’ancien militant communiste. « Pourquoi a-t-il reçu le prix Nobel ? En 1957, on était en pleine
guerre froide. Il s’était engagé contre le monde socialiste au bénéfice de la démocratie
occidentale, du capitalisme. » Toujours très en colère contre l’humaniste auquel il ne pardonne
pas son manque d’engagement en Algérie, Henri Alleg, tout en refusant de s’immiscer dans le
débat littéraire, rappellera que l’enfant de Belcourt avait écrit un formidable reportage sur la
misère en Kabylie en 1937. Il encense le journaliste pour mieux critiquer l’homme politique. « Il va
à Tizi Ouzou et découvre des tableaux qui l’indignent, des enfants qui se disputent le contenu des
poubelles aux chiens pour un morceau de pain ou encore une femme pesant 35 kg. Cette
ignorance traduit l’état d’esprit des Européens. Camus proteste et s’indigne. Il proteste en disant :
quand est-ce que l’Algérie sera vraiment française ? Camus ne s’est intéressé, même dans ses
romans, qu’à l’Algérie française. Il avait dit à un ami à lui que si l’Algérie accédait à l’indépendance,
il s’exilerait au Canada ! », s’indigne à son tour Henri Alleg.

Par Rémi Yacine


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El watan 24 octobre 2005
« L’autre Camus », un colloque de l’ACB
L’Association de culture berbère (ACB) organise samedi prochain un colloque sur « L’Autre Camus
» au Relais de Ménilmontant, à Paris.
La « lecture de Camus comme lien harmonieux entre colonisateurs et colonisés doit être nuancée.
Quarante ans après l’indépendance de l’Algérie, nous devons poser un regard critique sur l’œuvre
de Camus et réaliser que ce grand écrivain algérien, dont nous sommes fiers à la fois comme
français et algérien, était opposé au système colonial, non pas pour sa nature mais pour ses
dysfonctionnements », précisent les initiateurs du colloque qui sera animé par le journaliste et
écrivain Arezki Metref et auquel participeront Henri Alleg , journaliste, écrivain et militant anti-
colonialiste, l’historien Benjamin Stora, Hacène Hirèche, enseignant de langue et civilisation
berbère à l’Université de Paris 8, Denise Brahimi, universitaire, Nabil Farès, écrivain et
psychanalyste, Christiane Chaulet-Achour, Nourredine Saâdi qui traiteront respectivement de «
Camus et l’anti-colonialisme », « Camus et le nationalisme algérien », « Les émotions dans le
texte : ‘‘la misère en Kabylie ‘’ », « L’humanisme méditerranéen de Camus », « Entre littérature et
politique, une éthique de l’acte et de l’humain », « Le choc des humanismes : Camus, Roblès,
Sénac » et « Camus ou la nostalgie de ce qui n’a pas eu lieu ». Ce colloque est, du point de vue de
ses initiateurs, sous-tendu par les interrogations suivantes : « Qu’est-ce qui explique ce retour
d’Albert Camus au moment où, en Algérie comme en France, la mémoire commune de la
colonisation (colonisés et colonisateurs) s’aiguise dans l’antagonisme ? » « Le fait est que l’œuvre
et la vie d’Albert Camus ne cessent d’être interrogées pour essayer d’y trouver la vision
prophétique d’une Algérie naufragée sans la France, c’est-à-dire mutilée de son identité
historique. Mais le consensus miraculeusement recouvré d’une Algérie autour de l’humanisme de
Camus ne relève-t-il pas d’une lecture univoque de son œuvre ? » « Surmontant bien des obstacles
structurels légués par le rapport colonial, l’Algérie et la France sont en passe de parvenir à des
relations équilibrées. Albert Camus, écrivain solaire et intellectuel déchiré, symbolise sans doute
cette fracture d’essence coloniale qui s’est superposée à la Méditerranée. Ses positions
humanistes, indécises par rapport à la colonisation, étaient de son temps. Doivent-elles rester du
nôtre ? » .

Par N. B.
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El Watan 13 juin 2005


Colloque sur Albert Camus
Regards croisés sur un écrivain à redécouvrir
Le gros des travaux du colloque consacré à Albert Camus, organisé samedi et dimanche au CCF à
l’initiative de Yahia Belaskri, s’est déroulé la première journée qui a vu défiler sur l’estrade de la
petite salle de conférences nombre d’universitaires et d’écrivains de renom, pour certains.

Une première table ronde a réuni Christiane Chaulet-Achour, Maïssa Bey, Malek Alloula et
Nouredine Saadi. La première, ayant déjà publié un ouvrage (Albert Camus, Alger) sur l’auteur de
l’étranger, le roman qui allait asseoir sa réputation et le fera rapprocher un moment de Jean-Paul
Sartre, a voulu détruire le stéréotype qui stipule, à cause de la Peste, qu’il n’aimait pas cette ville,
théâtre d’une œuvre pourtant grandiose. Intervenant sur Albert Camus et Oran, l’universitaire
algéroise, maintenant installée en France, a voulu montrer comment cette ville naissait et se créait
au fil du récit. Avec Présence de femmes, Maïssa Bey, qui a également déjà publié aux éditions
Chèvrefeuille étoilé des réflexions sur Camus intitulées L’ombre d’un homme qui marche au soleil,
préfacées par Catherine, fille de l’écrivain, s’est intéressée cette fois aux femmes qui ont croisé le
destin de cet homme sacré par une stèle érigée en 1961, un an après sa mort et comportant juste
une citation : « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. »
Le roman d’oran
Malek Alloula revient sur le roman qui a fait connaître Oran dans le monde et son intervention
était intitulée « Le labyrinthe et la peste : à Oran dans la familiarité de Camus. » Nouredine Saadi
aborde également, de son côté, l’écrivain et son récit oranais, mais pour décortiquer la part de
l’Histoire. Une deuxième table ronde a été animée par Dallila Alloula. « L’antériorité latino-
algérienne était la préoccupation de Amina Azza-Bekkat qu’elle étudie sous le regard de l’écrivain
connu pour avoir beaucoup écrit sur Tipaza et d’autres enclaves antiques. Se basant sur les thèses
de l’intellectuel Edward Saïd, Ieme Vander Poel aborde Camus dans un contexte colonial mais
aussi postcolonial. L’école d’Alger (controversée quant à son existence du point de vue littéraire),
ayant réuni autour de l’éditeur Edmond Charlot des écrivains vers la fin des années 1930 et le
début des années 1940, a fait l’objet d’un film documentaire projeté la même journée. Cette école
a été abordée par Jean Claude Xuereb dans une intervention intitulée « les rencontres de Sidi
Madani et l’école d’Alger ». José Lenzini, dans l’Algérie essentielle de Camus, s’est intéressé peut-
être à tout « ce qui est tu » (Malraux repris par Maïssa Bey) dans l’œuvre de Camus. Comme pour
cette dernière, il est question d’une meilleure compréhension, peut-être une réhabilitation, en
mettant un peu d’humanité dans un mythe, celui d’une œuvre qui n’a pas tout dit.

Par Benachour Djamel


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El Watan 16 mai 2005
Histoire. massacres du 8 mai 1945
Albert Camus, un témoin
Le mois de mai nous rappelle, chaque année, les massacres perpétrés en Algérie par le pouvoir
colonial en mai 1945. Albert Camus dirigeait alors à Paris le journal Combat.

Il ne semble pas qu’il ait pris immédiatement conscience de la gravité de ces massacres.
Cependant deux ans plus tard, après que fut connue la sévère répression des émeutes survenues à
Madagascar, il dénonça vigoureusement les crimes commis tant en Algérie qu’à Madagascar. Lui,
qui avait participé à la Résistance française contre le nazisme, il n’hésita pas à comparer le
méthodes répressives employées par le pouvoir colonial à celles employées par les nazis, durant la
Seconde Guerre mondiale. De telles méthodes, à ses yeux, manifestent, de la part de ceux qui les
emploient, un racisme affiché ou inconscient, mais de toute façon abject. Dans l’éditorial du 10
mai 1947, il écrit : « On a utilisé en Algérie, il y a deux ans, les méthodes de la répression collective.
Combat a révélé (en avril 1947) l’existence de la chambre d’aveux « spontanés » de Fianarantsoa
(à Madagascar) (...) Nous faisons, dans ces cas-là, ce que nous avons reproché aux Allemands de
faire (...) si les hitlériens ont appliqué à l’Europe les lois abjectes qui étaient les leurs, c’est qu’ils
considéraient que leur race était supérieure et que la loi ne pouvait être la même pour les
Allemands et pour les peuples esclaves (...). Mais si, aujourd’hui, des Français apprennent sans
révolte les méthodes que d’autres Français utilisent parfois envers des Algériens ou des
Malgaches, c’est qu’ils vivent, de manière inconsciente, sur la certitude que nous sommes
supérieurs en quelque manière à ces peuples. » Après avoir fait ce constat, Albert Camus présente,
dans ce même éditorial, sa position personnelle. Il écrit : « Les hommes ne se ressemblent pas, il
est vrai, et je sais bien quelle profondeur de tradition me sépare d’un Africain ou d’un musulman.
Mais je sais bien aussi ce qui m’unit à eux et qu’il est quelque chose en chacun d’eux que je ne puis
mépriser sans me ravaler moi-même. C’est pourquoi, il est nécessaire de dire clairement que ces
signes, spectaculaires ou non, de racisme revèlent ce qu’il y a de plus abject et de plus insensé
dans le cœur des hommes. » Ce texte d’Albert Camus nous a été adressé par François Chavanes,
auteur d’Albert Camus tel qu’en lui-même, édition du Tell, Blida, 2004.
François Chavanes(*)
(*) Auteur du livre Albert Camus tel qu’en lui-même.
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El Watan 12 mai 2005


Albert Camus, le professeur Kim et l’Algérie
Il y a des choses qui prêtent à sourire
quelqu’un de curieux et d’attentif remarquera, à coup sûr, dans les rues d’Alger ou au milieu des
ruines de Tipaza la silhouette, à l’allure mesurée, d’un charmant monsieur, un bob vissé sur la tête,
un petit appareil photo numérique en main, dévisageant amicalement les gens, scrutant les
pierres, paraissant heureux de ce bonheur que seuls les enfants peuvent connaître.

Il suffira alors de s’approcher de ce monsieur, de l’aborder gentiment pour qu’aussitôt une


conversation aimable s’engage et que se révèle à nous son histoire ; singulière et exemplaire
histoire. Cette silhouette est celle du profeseur Kim Hwa-Young, directeur du département de
français de l’université de Corée, une des 20 universités de Séoul, capitale de la Corée du Sud. Un
hasard heureux a permis notre rencontre à Alger, un après-midi ensoleillé et presque chaud de ce
mois de mai. Et très vite, je sus son histoire, son parcours et aussi les motifs de son séjour en
Algérie. A 63 ans, le professeur Kim est le principal passeur de littérature française en Corée du
Sud, où il a traduit près de 80 ouvrages, essentiellement de littérature française du XXe siècle,
introduisant des auteurs aussi important que Le Clézio, Michel Tournier, Romain Gary. Il s’attache,
par ailleurs, à proposer des nouvelles traductions d’auteurs classiques comme Flaubert, dont la
traduction de Mme Bovary lui a pris 4 ans de travail ! Enfin, le professeur Kim collabore à plusieurs
revues et tient une rubrique littéraire dans le quotidien Chosun (littéralement « le matin calme »,
surnom de la Corée du Sud), premier quotidien du pays avec un tirage de... 2 millions
d’exemplaires ! Il est d’ailleurs membre du jury du Prix littéraire qu’a initié ce journal. Mais au-delà
de son statut et des diverses activités qu’il mène, le professeur Kim nous intéresse pour une raison
simple et essentielle : il est un spécialiste reconnu d’Albert Camus, dont il est en passe d’achever la
traduction des œuvres complètes (17 volumes sont déjà parus, ne restent que les articles et
quelques essais). A la table d’un petit restaurant de Bab El Oued, en compagnie d’un jeune et
fringant éditeur algérois, non loin de la mer, du ciel éclatant, de l’atmosphère si particulière de ce
mois de mai, le professeur Kim se livre, sans détour, mais avec une modestie, une chaleur
désarmantes. Il raconte qu’il y a 36 années qu’il travaille sur les œuvres de celui qui reçut le prix
Nobel de littérature en 1957 et qu’il y a près de 30 ans, il a tenté, en vain, de venir en Algérie, afin
de s’imprégner des paysages qui avaient influencé la pensée et la création d’Albert Camus. Tout
était prêt, il n’avait plus qu’à régler certains détails à Paris avant le Grand Voyage - un pèlerinage -
lorsqu’il apprit qu’il n’existait pas de relations diplomatiques entre l’Algérie et la Corée du Sud :
c’était l’époque de l’Algérie socialiste, alliée de la Corée du Nord, pas de place alors pour ces
libéraux de Sud-Coréens, vassaux des Américains ! Et puis, voilà, en 2005, tout est possible. La
Corée du Nord n’a plus de représentation diplomatique en Algérie, le libéralisme est devenu le
credo officiel et les voitures sud-coréennes sillonnent les routes algériennes. « J’ai aimé Camus et,
à travers lui, j’ai aimé l’Algérie, dit-il simplement, car Camus, c’est la confiance, la générosité et
l’amitié. » Il dit être heureux d’avoir visité Tipaza, heureux d’avoir enfin pu voir la lumière, les
pierres, le profil des montagnes environnantes d’un site qui fit écrire à Camus, à l’été 1937, un de
ses textes les plus célèbres, Noces à Tipaza. Puis le professeur Kim, avec jovialité et verve, poursuit
son histoire. Il est adolescent à la fin des années cinquante, dans un pays bouleversé, meurtri
après la guerre de Corée qui a duré 3 années entières (1950-1953) et fait plus de 2 millions de
victimes, après la longue occupation japonaise (de 1910 à 1945). Camus, par ses grands textes, son
théâtre, compte beaucoup pour la jeunesse coréenne. Pour le professeur Kim, « Camus est
profondément lié à la Deuxième Guerre mondiale. Il a produit une littérature d’après-guerre,
d’après la ruine de l’humanité, une ruine spirituelle. Pour notre génération, qui venait après la
ruine de la guerre de Corée, il est très important. Et plus que Sartre, qui était un bourgeois, Camus,
enfant du soleil, enfant de la pauvreté ensoleillée - cette pauvreté qui ne connaît pas la rancune - ,
a su donner de l’espoir aux désespérés. » A 18 ans, il avait tout lu de Camus. Il se décide donc pour
des études de français et part en 1969 à Paris afin d’y poursuivre un doctorat. Mais faute de place
à Paris, il atterrit à Aix-En-Provence. C’est sa grande chance, l’endroit rêvé pour faire des études
sur Camus, non loin de Lourmarin, le village de Provence où s’était fixé celui-ci, dans des paysages
et au milieu d’une lumière qui lui rappelaient son Algérie natale. Là, le professeur Kim soutient sa
thèse le 20 avril 1974, sous la direction de Raymond Jean : « Un destin héliotrope, l’eau et la
lumière chez Camus » et devient dans la foulée membre fondateur de la Société d’études
camusiennes. Il se lie d’amitié avec les camusiens, ceux qui l’on connu, comme Roger Quillot (qui
était membre du jury) ou Roger Grenier. Puis c’est le retour au pays et le début de son long
compagnonnage avec Camus (cours, conférences, articles, traductions,...). Bien entendu, le
professeur Kim, en camusien qui se respecte, a tout lu sur Albert Camus. Je découvre alors un
homme très au fait de l’actualité... algérienne ! « Je comprends l’interprétation politique de Camus
en Algérie, on comprend cela en Corée, parce qu’il y eut une longue occupation japonaise, mais il
n’y a pas eu d’auteur japonais, d’origine coréenne, de l’envergure de Camus, sur qui on aurait pu
cristalliser nos haines, nos frustrations. Non, rien que des colons banals, avance-t-il, mais je crois
surtout que Camus dérange, parce qu’il était beau, qu’il dansait bien, qu’il écrivait magnifiquement
et qu’il venait, par-dessus tout, d’un milieu pauvre. ce n’est donc pas un simple colon que l’on peut
détester ! » Le professeur Kim estime avoir bien vécu. Il dit aimer la vie dans la capitale sud-
coréenne, ses 13 millions d’habitants, ses 11 lignes de métro, ses dizaines de librairies, ses
centaines de restaurants, sa rivière retrouvée, son stade olympique. Mais aujourd’hui il est
heureux d’être là, au bord de la mer, là où se trouvait le fameux Padovani. Après une visite à
Djemila, il sera à Biskra, sur les traces d’André Gide dont il a traduit Les nourritures terrestres. Si
vous le croisez, dites-lui simplement que Camus était aussi un bon joueur de football, et parce que
ça compte en Algérie, on aimera toujours Albert Camus. ça le fera sûrement sourire.

Par Sofiane Hadjadj


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El Watan 12 mai 2005
Débat autour d’une question de l’heure
L’interculturalisme, de Camus à Edward Saïd
Camus colonialiste, les Algériens lisaient cela depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Certains
universitaires se sont institués à peu de frais ses légitimes critiques.

L’université d’Alger, en particulier, où il avait entamé ses premières études de philosophie, du


reste inachevées pour des raisons sans doute sociales, n’aura produit au titre de l’étude
académique que si peu de choses. On ne totaliserait pas une dizaine d’études, tous niveaux
confondus, consacrées à l’œuvre camusienne, et à ce jour. C’est dire si cette œuvre est restée
méconnue, reniée. Du point de vue académique, on ne saurait légitimement prétendre que le pays
qui a donné naissance au père de L’Etranger et qui en retour fut honoré du prix Nobel, que
l’université qui l’a formé et qui l’aura superbement ignoré, soient les mieux indiqués pour le juger
sereinement, froidement, académiquement. Quid de la lecture faite par Edward Saïd ?
L’universitaire américain nous livre une approche en une vingtaine de pages dans un ouvrage fort
dense, Culture et impérialisme, versé au patrimoine de la langue française en septembre 2001,
sans mention de date de première publication en langue américaine (?!). Action innocente ? «
Camus et l’expérience impériale française », tel est le titre de la section VII (pages 248 à 268, soit
20 pages) du chapitre II comportant huit sections traitant toutes de ce que l’auteur a appelé « la
pensée unique » (pages 111 à 273, soit 162 pages). Dans ce texte, E. Saïd expose un point de vue
critique sur la littérature de A. Camus [réduite à une nouvelle principalement : La Femme adultère
(p. 257-258) ou à une laconique présentation de L’Etranger (p. 266-267)]. Pourtant, le texte
d’Edward Saïd est globalement incisif, peut-être abusivement généralisateur : Les romans et
nouvelles de Camus distillent très précisément les traditions, stratégies et langages discursifs de
l’appropriation française de l’Algérie. Ils donnent son expression ultime et la plus raffinée à cette «
structure de sentiments » massive. Mais pour discerner celle-ci, il nous faut considérer l’œuvre de
Camus comme une transfiguration métropolitaine du dilemme colonial : c’est le colon écrivant
pour un public français, dont l’histoire personnelle est irrévocablement liée à ce département
français du Sud ; dans tout autre cadre, ce qui se passe est inintelligible... (p. 266) Présentant un
ouvrage collectif que j’ai coordonné, Albert Camus, assassinat post-mortem (APIC, Alger 2005), un
ami m’interpella au sujet de ce qu’Edward Saïd aurait appelé « l’inconscient colonial ». Je n’ai
trouvé nulle part cette appellation. Peut-être s’agit-il de « cette structure de sentiments » massive.
Afin de saisir la logique du discours d’E. Saïd sur la littérature camusienne, il y a tout lieu de
rappeler que l’auteur s’adresse en priorité à ses deux publics tout désignés : les Américains, dont
l’opinion est façonnée depuis des lustres par des médias verrouillés par les lobbies pro-israéliens
et par les Arabes anglophones exilés aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne principalement, en
particulier les Palestiniens. Cette donnée linguistique et culturelle est inséparable du schéma
communicationnel qui donne à l’œuvre saïdienne sa pertinence et sa signification pleine. Donner à
ce monde anglo-saxon à lire un Camus colonialiste ou simplement colonial, comme aiment à le
nuancer certains critiques circonspects devant une œuvre dont la densité et la complexité sont
soulignées par Edward Saïd lui-même, est de bonne guerre ; encore faut-il le rappeler, le trait est
quelque peu forcé volontairement, et c’est justice. En effet, la Palestine, terre ancestrale d’Edward
Saïd le citoyen américain, est une des dernières colonies, et Albert Camus fut, il est vrai et utile à le
dire, plus engagé du côté israélien suite aux holocaustes de la dernière guerre mondiale qu’il ne
l’était en réalité pour la colonisation française et son maintien en Algérie. Il devenait logique pour
Edward Saïd que le cas Camus était tout tranché. Mais de là à affirmer l’existence et la persistance
d’une « structure de sentiments » massive affirmant et justifiant la légitimité de la colonisation,
cela relèverait d’une vision étriquée, injuste. Le colonialisme est un phénomène historique qui ne
saurait être déguisé en une fatalité essentialiste, même si ceux qui en souffrent encore arrivent
aujourd’hui à douter de son caractère limité dans le temps et dans l’espace en raison de
conjonctures particulièrement difficiles, où les trahisons et les compromissions sont devenues des
règles générales (les cas palestinien et irakien en sont les parfaites illustrations). Edward Saïd subit
sans doute les contrecoups d’un syndrome de persécution qui caractérisa les intellectuels des
anciennes colonies, comme il continue à caractériser certains cadres exilés volontairement en mal
d’adaptation dans leur nouvelle patrie d’adoption. Edward Saïd lui-même n’échappe pas à cette
fatidique logique même s’il arrive à force de travail et de recherche à percer quelques secrets de la
logique coloniale traditionnelle qu’il n’arrive pas à distinguer de la nouvelle logique impériale ou
impérialiste. La première a pris fin un peu partout, mais la seconde est en pleine progression. La
culture camusienne exprimée par sa production esthétique fait partie de la première et non de la
seconde, d’où il ressort qu’il est nécessaire de les distinguer et non de les confondre. Le cas de
Camus abordé par Edward Saïd évacue, hélas, tout le côté visionnaire que Camus avait développé
dès les années 1940, avant même que la Palestine ne disparaisse dans l’indifférence de ses frères
et sœurs de voisinage. La stratégie fédéraliste que propose Camus pour un front arabo-français
contre la montée de l’impérialisme des grandes puissances est restée, hélas, une virtualité.
L’Orient arabo-islamique, depuis le pacte de Baghdad, a toujours été un avant-poste de
l’impérialisme anglo-américain intéressé par un maintien du conflit entre les Arabes et les Français
qui se départissaient de leur culture coloniale et tentaient de la reconvertir en un contre-pacte de
troisième bloc, dont la Méditerranée devait devenir ce qu’elle fut autrefois, un havre de dialogue,
de solidarité et de développement. L’ouvrage d’E. Saïd met à jour, au regard de ses références, les
sources essentiellement anglo-saxonnes du travail qui exhibe sa somme toute relative
connaissance du monde non anglo-arabe, dont l’Algérie en particulier. C’était avant l’émergence
de l’ensemble européen de ce jour. Saïd Ed. W. Culture et impérialisme, Fayard. Le Monde
diplomatique, 2001, 555 pages.

Par M. Lakhdar Maougal


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El Watan 17 mars 2005
Littérature, retour sur un écrivain controversé
La République arabe citoyenne d’Albert Camus
non, il ne s’agit nullement d’une provocation à l’endroit des camucides, de ceux et de celles qui se
sont servi des années durant d’Albert Camus et de son étrange et néanmoins familier Etranger
pour assassiner, souvent à titre post-mortem, des écrivains algériens francophones parce que
démocrates impénitents à l’instar de Mouloud Feraoun et de Mouloud Mammeri, entre autres
démocrates immolés sur l’autel de l’unanimisme abscons et dont la liste devait s’allonger
jusqu’aux années de feu et de sabre.

Non, il ne s’agit pas non plus de faire perdurer ces assertions qui auront eu la vie si dure et si
longue à force de réduire le génie utopique et la sensibilité sincère d’un talentueux écrivain et d’un
humaniste avéré en un vulgaire « beauf » arabicide et injuste parce que préférant sa mère à une
parodique justice coloniale. Toutefois, un problème demeure qui appelle à la levée d’une énigme.
Comment en l’espace de cinq à six ans, Camus avait-il pu passer d’une idéologie berbériste (du
moins involontairement marquée par l’enquête sur Misère de la Kabylie, 1939) à un arabisme qui
ne devait pas durer longtemps, faute d’avoir été compris, entendu et soutenu par les intéressés et
surtout par la France, sa première mère patrie. Reprenant, après sa courageuse enquête sur la
crise en Algérie (Combat, mai 1945), son initial projet utopique (Saint-Augustin entre christianisme
et néoplatonisme, D.E.S. Université d’Alger, 1935), Camus accorde, à la revue Servir en décembre
1945, un entretien particulièrement important et quasiment prophétique au sujet de l’avenir de la
France à moyen et long termes et de ses relations avec les Arabes. Face aux accords de partage du
monde à Yalta et aux visées hégémoniques des USA (déjà à cette époque évidentes) sur les
champs pétrolifères du Proche-Orient, Camus prône une alliance franco-arabe, tout
particulièrement un fédéralisme franco-algérien voire maghrébin. Il écrit dans ce sens : « Disons
seulement que si la France est encore traitée avec des égards, ce n’est pas en raison de son
glorieux passé. Le monde aujourd’hui se moque des gloires passées. Mais c’est parce qu’elle est
une puissance arabe, vérité que quatre-vingt-dix-neuf Français sur cent ignorent. Si la France
n’imagine pas, dans les années qui viennent, une grande politique arabe, il n’y a plus d’avenir pour
elle. Une grande politique, pour une nation appauvrie, ne peut-être qu’une politique exemplaire.
Je n’ai qu’une chose à dire à cet égard : que la France implante réellement la démocratie en pays
arabe et elle n’aura pas seulement avec elle l’Afrique du Nord, mais encore tous les pays arabes
qui sont traditionnellement à la remorque d’autres puissances. La vraie démocratie est une idée
neuve en pays arabe. Pour nous, elle vaudra cent armées et mille puits de pétrole (...). » Ce
changement de perspective dans la construction de l’utopie camusienne (de l’assimilation en 1939
au fédéralisme en 1945) montre combien cet intellectuel était attentif aux grands
bouleversements du monde qui se profilaient déjà à cette époque. Ce qui semble avoir retenu
l’attention de Camus, c’est que la France doit cesser de donner aux Arabes une caution et une
image caricaturale de la démocratie des élections truquées à la Naegelen, comme elle doit cesser
toute politique de discrimination entre les communautés tant sur le plan du statut que sur ceux de
l’emploi, du salaire, de la scolarité, de la formation, de l’accès aux emplois, etc. Que les Français
aient ignoré à 99% que la France pouvait être une puissance arabe, cela pouvait facilement se
concevoir. Les lobbies fascistes et sionistes, sans concertation cependant, ont tout fait pour que
cela ne se fasse jamais. Mais que les nationalistes arabes et, à leur suite, les patriotes algériens
n’aient pas été capables de comprendre les mouvements de fond qui préparaient les lendemains
des conflagrations mondiales, c’est cela même qui motive l’actuelle et présente chronique. Le FLN
qui aurait eu le sens politique en 1955 d’encourager la venue de Camus à Alger pour l’appel à une
trêve pour les civils (janvier 1956) ne réussira pas à rattraper l’incident insidieusement attribué à
Kateb Yacine (?!) de l’interpellation véhémente de Camus à Upsala en Suède lors de la remise du
prix Nobel, qui aurait produit la fameuse phrase sur « la mère et la justice » qui scella le procès et
l’assassinat politiques et intellectuels de Camus. Qui plus est la démagogie - cette plaie, ce chancre
stupide qui a hypothéqué le devenir de l’Algérie par un verbalisme creux et insolent devenu une
règle de conduite et un simulacre d’éthique - a fait de cette aporie camusienne réactive le texte
fondateur de la camusophobie et de la légitimation de cet assassinat post-mortem auquel n’auront
jamais voulu se prêter les intellectuels écrivains algériens francophones qui, courageusement et
avec profit, ont choisi de le bousculer et de le contredire de son vivant avec sagacité et pertinence,
laissant aux médiocres universitaires la sale besogne du coup de grâce inspiré insidieusement par
des politiques peu courageux. Si les intellectuels écrivains francophones (Feraoun, Kateb,
Mammeri, Senac) ont pu dialoguer directement ou indirectement avec Camus et le contredire de
manière frontale ou de manière indirecte(*), les politiques, eux, se sont souvent gardés de le faire.
A peine trouve-t-on une timide allusion dans un texte de Mostefa Lacheraf qui élude et obvie la
confrontation pourtant post-mortem (Préface à Matinale de Senac, 1961). Mais, quand l’Algérie
indépendante eut tout le temps de se révéler et que les jeunes générations ont été mithridatisées
à la ciguë de la démagogie, l’homme politique digne s’est ressaisi avec un jugement qui, sans
allusion à Camus, ni citation de son texte, lui donne raison. Le nationalisme algérien fut indigent et
médiocre, reconnaîtra Benyoucef Benkhedda en 1989.
A. Camus (1945) Interview à Servir, 20 décembre 1945, in Essais, La Pléiade, 1972, p. 1428. B.
Benkhedda (1989) Les origines du 1er Novembre 1954, éditions Dahlab, p. 217 et suivantes. (*) M-
L. Maougal (2005) A. Camus, assassinat post-mortem, édition APIC Alger, (ouvrage collectif).

Par M. Lakhdar Maougal


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El Watan 16 mars 2005
A l’ombre de Camus
Il faut d’abord traverser ce qui reste de la grande basilique de Tipaza, construite au IVe siècle après
Jésus-Christ. Puis passer l’une des tours de garde qui domine la mer et les ruines.

Ensuite, prendre un petit chemin qui sent bon le romarin en fleurs et la mousse chauffée par le
soleil et qui débouche sur une série de sarcophages en pierre, ouverts aux vents marins. C’est un
peu plus loin, sur une terrasse naturelle, recouverte d’herbe piquée de pâquerettes et qui tombe à
pic dans la Méditerranée, que l’écrivain Albert Camus venait se reposer et trouver l’inspiration.
C’est ici, au milieu des morts antiques, qu’il aimait se tenir, fasciné par « le grand libertinage de la
nature et de la mer ». Derrière : la forêt de pins, d’oliviers et de tamaris aux feuilles salées. Sur la
gauche : l’indolent mont Chenoua aux courbes douces. Sur la droite : les ruines de Tipaza qui
s’étalent jusqu’à la prochaine colline surmontée d’un phare. Droit devant, aussi loin que porte le
regard : l’eau bleue qui roule son écume. Dans Les Noces de Tipasa (1936), Camus écrit : « Au
printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des
absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à
gros bouillon dans les amas de pierre. » Aujourd’hui, rien n’a changé ou presque. L’odeur aigre-
douce de l’absinthe flotte toujours dans l’air et son vert mat habille la terre rouge et sablonneuse.
Sur la plage qui s’arrondit au pied du Chenoua, il y a maintenant un complexe touristique et, vers
la plaine, au-delà du site protégé de Tipasa, on aperçoit les immeubles de la ville nouvelle. Mais
l’ancienne cité romaine, dont une grande partie est encore dissimulée sous les plantes grasses,
reste un lieu de confluence entre l’histoire, la nature et le mythe. Au cœur des ruines, immobiles
et souveraines, on peut entendre encore « les soupirs tumultueux du monde ». A l’endroit préféré
de Camus, une stèle sobre a été érigée, portant une inscription tirée de Noces : « Je comprends ce
qu’on appelle gloire. Le droit d’aimer sans mesure. » Albert Camus a aimé Tipaza au point de ne
jamais y passer plus d’une journée d’affilée, car « il vient toujours un moment où l’on a trop vu un
paysage, de même qu’il faut longtemps avant qu’on l’ait assez vu ». Le visiteur contemporain est
étreint par la même plénitude que l’écrivain. Et peut reprendre à son compte ses mots : « (...) Que
d’heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines (...) ! Enfoncé parmi les odeurs
sauvages et les concerts d’insectes somnolents, j’ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur
insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. »

Par Olivia Marsaud


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Camus : Une passion à l’algérienne


Chronique des deux rives par Abdelmadjid Kaouah Camus : Une passion à l’algérienne

Tout réussit à Camus, post-mortem, entre les deux rives. Une biographie bienveillante signée par le sulfureux
Michel Onfray ("L'ordre libertaire. La vie philosophique d'Albert Camus", Flammarion, 2011). Celui-même qui
récemment mit en pièces Freud. Le Panthéon avait été requis pour Camus par le Chef de l’Etat français en
personne. Et moins tonitruante mais hautement symbolique, la toute dernière nouvelle est venue de son pays
d’origine, l’Algérie. Selon une indiscrétion journalistique, la maison située à Dréan, ex-Mondovi, dans l’actuelle
wilaya d’El-Tarf, qui a vu naître Albert Camus, est en passe de sortir de son anonymat. A l’occasion du 52e
anniversaire de la mort de l’auteur de « L’Étranger » une plaque en marbre sera dévoilée et sur laquelle on
pourra lire : “Ici est né l’écrivain Albert Camus, prix Nobel de littérature.” On remarquera la subtilité de
l’inscription. Aucune référence directe à sa nationalité. Ni Français ni Algérien. C’est l’universalité de Camus qui
est ainsi mise en avant par son titre de Nobel. La littérature serait donc la vraie patrie des écrivains, pourrait-on
conclure. En fait la filiation de Camus, de son parcours, de son « Combat » et de ses prises de position n’a jamais
cessé d’alimenter les points de vue les plus divers et les plus tranchés. Et la controverse et la polémique n’ont
jamais cessé. Et c’est justement à cause d’une phrase ambigüe à propos des « évènements d’Algérie », selon
l’expression consacrée à l’époque (avant que la représentation nationale française reconnaisse enfin que c’était
une guerre) lors d’une fameuse conférence de presse…Camus une passion algérienne ou à l’algérienne avant tout.
Dans une « Lettre ouverte », en 1959, Taleb Ahmed El-Ibrahimi s’était adressé en ces termes à Albert Camus
qu’il avait bien connu : « Si vous n’êtes pas certes notre maître à penser, du moins représentez-vous notre
modèle d’écriture. La beauté de la langue nous émouvait d’autant plus que nous vous considérions comme l’un
des nôtres. Nous étions de surcroît fiers que ce fils de l’Algérie eût atteint, solitaire, le rocher du succès. Pour la
première fois, nous disions-nous, un écrivain algérien non musulman prend conscience que son pays, ce n’est
pas seulement la lumière éclatante, la magie des couleurs, le mirage du désert, le mystère de la casbah, la féerie
des souks, bref tout ce qui a donné naissance à cette littérature exotique que nous exécrions- mais que l’Algérie,
c’est aussi et avant tout une communauté d’hommes capables de sentir, de penser et d’agir… ». Autant de lignes
qui traduisent la ferveur de l’investissement placé en Camus. Et l’attente, en retour de sa part, d’un engagement
sans faille dans le processus d’émancipation et de libération anti-coloniale des « fils d’Algérie ». La moindre
dissonance au soleil algérien résonnait comme un divorce. Malentendu de Stockholm ? Dans une autre lettre
destinée à Camus, deux ans plus tôt, et Kateb Yacine interpellait son « cher compatriote » dans ces termes: «
Irons-nous ensemble apaiser le spectre de la discorde ou bien est-il trop tard ?...Exilés du même royaume nous
voici comme des frères ennemis, drapés dans l’orgueil de la possession renonçante , ayant superbement rejeté
l’héritage pour n’avoir pas à le partager. Mais voici que ce bel héritage devient le lieu hanté où sont assassinés
jusqu’aux ombres de la Famille ou de la Tribu , selon les deux tranchants de notre Verbe pourtant unique. ».. Les
Algériens savent que « l’enfant de Belcourt » avait parmi les premiers décrit et dénoncé la misère algérienne,
circonscrit les méfaits du système colonial. On aura remarqué que Taleb-El Ibrahimi parle d’un « fils de l’Algérie
» et que Kateb lui donne de « mon compatriote ». C’est plus tard , au soleil de l’indépendance que viendra la
désaffection à l’égard de cet « étrange familier » et ensuite la suspicion au regard de certaines de ses chroniques
algériennes , sur sa position sur la question de l’indépendance de l’Algérie. Celui qui avait, courageusement, à
l’époque appelé à la « Trêve civique » et qui fut conspué, insulté, n’avait jamais oublié qu’il était issu de la
communauté des Pied-noirs. En exprimant sa compassion et sa solidarité de principe avec les « autochtones »,
Camus « solitaire et solidaire », entendait aussi sauver sa propre communauté d’un naufrage historique vers
lequel l’entraînaient les « Ultras ».De l’autre côté, comme on l’a vu ,plus particulièrement à travers les adresses
de Taleb El-Ibrahimi et de Kateb Yacine, l’attente était forte, peut-être démesurée pour Camus ( avec lequel ,
faut-il le rappeler, Jean sénac, son fils spirituel , son « hijo » « rebelle » rompit avec lui avec fracas et douleur ).
La déception fut assourdissante et donc passionnelle… Christiane Chaulet - Achour et Jean-Claude Xuereb , à la
faveur d’un colloque sur Camus à Lourmarin , dans le sillage de l’Année de l’Algérie en France en 2003 écrivaient
: « Des années de guerre à celles d'aujourd'hui, la position des intellectuels algériens - journalistes, essayistes et
écrivains - a oscillé entre le rejet pour les positions du citoyen refusant l'expulsion ou la marginalisation de sa
communauté dans une nouvelle configuration politique et la séduction jamais démentie pour une écriture faisant
vibrer au plus sensible une Algérie que chacun ressentait comme sienne. Dans ce contexte passionnel et politique
de la décolonisation, toute phrase venant de Camus prenait valeur symbolique et permettait aux uns et aux
autres de le vilipender ou de le reconnaître. Bien des arguments vengeurs ont été alors émis dont se sont
emparés les adversaires d'une francophonie prétendument destructrice de l'identité algérienne. ». Camus, une
obsession algérienne ? Peut-on dire que L’histoire a fait son œuvre ? La mise à distance à la fois éclairante et
apaisante a-t- elle rendu aux Algériens Camus plus « lisible », mieux audible ? En tous cas, Camus hante la
littérature algérienne et le discours politique algérien jusqu’au président Bouteflika lequel, selon Jean Daniel, lui
aurait récité des passages de « Noces » et lui a confié que la réaction de Camus (sa fameuse phrase en réponse à
un étudiant algérien à Stockholm en 1957 : « j’aime la justice mais je défendrai ma mère avant la justice ».)
prouve qu’il était un véritable enfant de l’Algérie et que, pour défendre sa mère, il aurait agi de même. C’était à la
faveur d’un important colloque sur Albert Camus tenu à l'université d'Alger en 2005, impensable quelques
années plus tôt. Sa pièce « Caligula », l’une des plus osées, montée par Stéphane Olivié Bisson a pu être donnée
en Algérie il ya trois ans sans que le metteur en scène ne note de réactions particulières. On ne compte plus les
ouvrages écrits par des Algériens sur Camus ou qui se mettent sous son emblème. Parmi les premiers à aller à la
rencontre d’Albert Camus, l’écrivain d’origine oranaise, Abdelkader Djemaï avec Albert Camus à Oran, préface
d’Emmanuel Roblès (Michalon, 1995) évoque les déambulations de Camus dans cette ville qui selon lui « tourne
le dos à la mer « et « qui s’est construite en tournant sur elle-même, à la façon d’un escargot.». Une quelconque
sous-préfecture que distinguent cependant deux lions de marbre sculptés par un certain Caïn et lesquels « la
nuit, (…) descendent l’un après l’autre de leur socle, tournent silencieusement autour de la place obscure, et, à
l’occasion, urinent longuement sous les grands ficus poussiéreux. Ce sont, bien entendu, des on dit auxquels les
Oranais prêtent oreille complaisante » écrit Camus dans Le minotaure ou la halte d'Oran. Oran a aussi servi de
cadre à « La Peste »... Suivront , pêle-mêle, de Alek Baylee Toumi : « Madah-Sartre: Le kidnapping, jugement et
conver(sat/s)ion de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir mis en scène par les islamistes du Groupe
International Armé , (Marsa, 1996); la lettre d’amour de Maissa Bey : « L’ombre d’un homme qui marchait au
soleil » (éditions du Chèvrefeuille étoilée, 2004).Plus récemment, le dernier roman de Boualem Sansal, « Rue
Darwin » a fait l’objet d’une approche comparée avec « L’étranger » (Sansal ou la tragédie camusienne de
"L’Etranger,(In « Forum Free Algérie »). L’auteur du « Serment des Barbares » s’en explique lui-même : "II y a
des rapports avec tout et des résonances partout. Camus habitait Belcourt, au 93 rue de Lyon, à deux pas de la
rue Darwin. Sa mère était aphasique. Eux aussi étaient de deux mondes. Toute sa vie Camus était dans la
souffrance de ne pas pouvoir échanger avec sa mère. Que se seraient-ils dit, Camus lui-même ne le savait pas. Il
était dans le même rapport complexe avec le pays (comment le nommer d’ailleurs : Algérie, France, Algérie
française, Algérie algérienne ?). Il l’aimait tant, mais pourtant il le quitte et n’y revient jamais, sauf un court
moment en janvier 56 pour lancer son appel à la trêve civile. Le rapport est évident une fois qu’on le dit. Yazid et
Camus sont deux étrangers, non pas seulement à leur famille et leur pays mais à eux-mêmes. Pour être soi-même
il faut être dans sa vérité, en paix avec elle. Ce n’était le cas ni pour l’un ni pour l’autre.". Hamid Grine, romancier
algérien, après Gide et son café, nous donne à découvrir, dans la nouvelle maison d’édition Après la lune fondée
en France parYasmina Khadra :« Camus dans le narguilé » -que nous n’avons, hélas pas encore lu. Selon la
présentation, qui en a été faite dans les médias, il s’agirait cette fois non pas de la problématique maternelle mais
de l’ombre portée de l’hypothèse du père…Camus avait écrit à propos des deux : « Les hommes et les femmes, ou
bien se dévorent rapidement dans ce qu’on appelle l’acte d’amour, ou s’engagent dans une longue habitude à
deux. Entre ces extrêmes, il n’y a pas de milieu » En 2003, des écrivains algériens s’était retrouvés pour une sorte
de réunion de famille à Lourmarin à la double initiative de l’association qui était présidée par le poète et essayiste
Jean-Claude Xuereb * (natif des hauteurs d’Alger, ami de jeunesse du regretté Jamal Eddine Bencheikh et qui
connut Camus à 17 ans). Loin de l’atmosphère des procès en sorcellerie mutuels, le « spectre de la discorde »
semblait définitivement enterré avec Catherine, sa fille, qui ouvrit aimablement la porte de la maison de
Lourmarin au groupe d’écrivains qui prenait part au colloque sur « les écritures algériennes » de Camus. Avec le
voyage de Lourmarin, c’était comme un retour métaphorique de Camus au pays, en Algérie son pays. Le
Panthéon de ses origines. Que de chemin parcouru pour tout à la fois une meilleure compréhension de péripéties
tragiques - dont les fractures n’ont pas fini d’agiter, il faut le reconnaître, les enjeux de la mémoire et de l’histoire
entre les deux rives-. C’est pourquoi, j’ai pris le téléphone pour annoncer la nouvelle de la plaque
commémorative de Dréan (à Jean-Claude Xuereb , aujourd’hui âgé de 81 ans et qui écrit depuis Avignon, ses «
ultimes » , me dit-il, paroles d’avenir. Dans notre prochaine chronique, nous revisiterons avec lui le « rêve
méditerranéen » qui a soufflé sur les rivages de l’Afrique du Nord , dès les années trente. Et j’ai une pensée pour
Catherine qui m’a fait découvrir la tombe de son père et de sa mère réunis dans le cimetière de Lourmarin où
Camus avait retrouvé en quelque sorte l’Algérie. A.K. _________ Aux titres cités, il faudrait ajouter les toutes
dernières parutions consacrées à Camus : Le dernier été d'un jeune homme’ Flammarion) de Salim Bachi ;
Meursault, contre-enquête (Barzakh) de Kamel Daoud et Aujourd’hui Meursault est mort, Rendez-vous avec
Albert Camus (Amazon) de Salah Guemriche. *Une confusion regrettable nous a fait omettre qu’à l’époque c’était
Andrée Fosty qui présidait les destinées Les Rencontres Méditerranéennes Albert Camus
Publié par Kaouah à 00:27 
RÉSE AU DE S DÉMOCRATE S
Espace conçu pour les Démocrates de tous bords.
« Il faut être algérien pour penser l'absurde comme
Camus »
14 AVRIL 2014
Rédigé par Nour et publié depuis Overblog

 Algérie, une société en dissidence


 Entretien

14 avril 2014 | Par Pierre Puchot

« Ce qui m’a aidé chez Camus, c’est de redécouvrir l’absurde, comme capital, comme dignité.
» Chroniqueur au Quotidien d’Oran, Kamel Daoud publie Meursault, contre-enquête, son premier
roman. De l’élection en cours à l’influence de la construction démocratique tunisienne, Kamel brosse un
portrait difficile mais riche d’une société algérienne prise entre clientélisation et asséchement
intellectuel. Entretien.

De notre envoyé spécial à Alger.

Journaliste algérien, essayiste, chroniqueur au Quotidien d’Oran, Kamel Daoud publie le 5


mai Meursault, contre-enquête, son premier roman, aux éditions Actes Sud. Ce roman raconte l’histoire
non dite, celle de l’« Arabe » tué par l’Étranger d’Albert Camus. Kamel Daoud lui donne un nom,
imagine sa famille, se débattant dans l’Algérie postindépendance.

Une manière pour l’auteur de parler de son pays, d’aborder l’Algérie contemporaine : « Il faut être
algérien pour savoir qu’on n'a même pas besoin d’expliciter ce lien entre l’absurde tel qu’il a été
pensé par Camus et l’absurde politique que l’on vit chez nous. » De l’élection en cours à l’influence
de la construction démocratique tunisienne, de la « gérontocratie » du régime à la « bazardisation »
de l’économie, de l’influence de la décennie noire à la sclérose culturelle qui atteint son pays, Kamel
Daoud brosse un portrait difficile mais riche d’une société algérienne prise entre clientélisation et
asséchement intellectuel. Entretien.

Mediapart. Comment traversez-vous la période actuelle, et ce processus électoral complexe et


chaotique ?

J’avais écrit dans une chronique que nous sommes finalement 38 millions de Meursault. Ce rapport
qu’avait Meursault à sa mère, « Aujourd'hui, Maman est morte », la fameuse phrase, c’est ce rapport
qu’ont les Algériens avec l’Algérie. Une sorte d’indifférence maladive vis-à-vis du pays, du présent, de
la responsabilité de vivre, du sens de la vie, qui est incroyable. Nous sommes dans cet absurde-là. D’un
point de vue politique, aussi. Il faut être algérien pour savoir qu’on n’a même pas besoin d’expliciter ce
lien entre l’absurde tel qu’il a été pensé par Camus et l’absurde politique que l’on vit chez nous.
Il y a tout de même de petites choses qui ont changé : ce candidat, Ali Benflis, qui a surgi de dix
années de silence, et créé une dynamique autour de lui, comment regardez-vous cela ? Comme des
personnages animés ? Allez-vous voter ?

J’étais dans la tradition du sceptique total, une grande tradition philosophique algérienne, ne croire en
rien, et en même temps, se revendiquer comme profondément croyant, ce qui est très bizarre. Mais
après, je me suis dis : « Je vais voter Benflis. » Pourquoi ? Par stratégie, par effet de barrage, parce que
pour moi, sa candidature a au moins un sens politique. C’est quelqu’un qui a une ambition politique.
L’autre, son adversaire, Bouteflika, le régime, ceux qui sont autour, que défendent-ils ? Ils ne me
proposent rien que la perpétuation d’un état des lieux que je déteste, que je refuse. Je voterai Benflis.

Et je ne comprends pas qu’un homme qui est malade, incapable de gouverner, puisse se représenter pour
un quatrième mandat. Qu’ils puissent triturer la Constitution pour le permettre.

Kamel Daoud, Alger, avril 2014. © Pierre Puchot

Pourquoi ne pas boycotter le scrutin ?

Boycotter, ça veut dire, comme m’a dit une amie, « discréditer le régime ». Mais ce régime n’a plus
peur du discrédit. Ça ne servira à rien. Je préfère voter, plutôt qu’on vote à ma place. Je préfère peut-être
entretenir une naïveté d’électeur, plutôt que de ne pas voter.

Quand on enquête un peu sur l’Algérie, on a le sentiment que le scepticisme s’est installé partout, mais
qu’un autre phénomène est apparu : le clientélisme s’est tellement approfondi que le pouvoir est en
quelque sorte redevable des subsides qu’il distribue, et qu’il ne peut plus faire marche arrière. Qui
clientélise qui en Algérie ?

On a eu la décennie noire, avec le « Qui tue qui ? ». Maintenant c’est « Qui corrompt qui ? ». À force de
donner beaucoup d’argent, il y a un effet d’appel : plus on distribue de logements, plus il y a des
émeutes autour du logement. Mais cette dynamique va s’écrouler, car on ne pourra pas donner
indéfiniment. Depuis 15 ans, le régime a réussi à clientéliser de larges parts de la société : les hommes
d’affaires, la société civile, beaucoup de partis politiques, le milieux associatif. Il n’a pas procédé par
répression, comme dans le reste des pays arabes, mais par clientélisation.

Sauf que cette clientélisation a une fin, c’est une position qui est intenable à long terme. Et puis le
désastre est aussi éthique, et moral. Qu’a produit Bouteflika en 15 ans ? Une génération d’Algériens qui
ne travaillent pas, qui ne veulent pas travailler. Il a détruit des choses fondamentales dans l’histoire d’un
pays : le sens de la justice, avec sa politique de réconciliation nationale imposée par en haut ; le sens de
l’effort aussi.

Le symbole, c’est peut-être la corniche qui se construit à Alger, avec ce grand supermarché qui
rappelle les « mall » saoudiens…

Mais oui, c’est la maladie des pays pétroliers. Les Algériens fonctionnent un peu comme des junkies
face à la drogue du pétrole. Ils ont un rapport au réel qui est altéré, ils sont dans la colère et l’agressivité
quand ils sont en manque. À force de distribution d’argent, on va vers cette… – est-ce que le mot
existe ? – « bazardisation » de l’économie et de la vie. On deviendra peut-être des citoyens. C’est peut-
être ça, l’ambition de Bouteflika.

Quel rapport entretenez-vous à ces groupes, qui ont une filiation, Bezzef, la Coordination
nationale pour le changement démocratique (CNCD), et aujourd’hui Barakat, qui portent un
propos intéressant mais peinent à mobiliser ?
C’est un rapport de proximité. J’étais d’ailleurs dans la CNCD en 2011. Dire que ça ne prend pas, ce
n’est pas exact. Je me suis posé la question : « Pourquoi le phénomène Bouteflika est-il possible ? » Il a
créé une société qui rend ce phénomène-là possible. Il faut travailler dans l’autre sens. Au lieu
d’attaquer frontalement le régime, il faut repolitiser les gens, expliquer ce qu’est une constitution, élire,
un vote. Vous savez, les Algériens de cette génération sont les enfants d’une guerre qui a duré dix ans.
Ce sont des gens qui ne savant pas ce que sont leurs droits, le consensus, comment revendiquer, ce
qu’est une plateforme, ce qu’est un élu, une constitution, une loi. Il faut travailler sur le long terme. Dire
que le mouvement Barakat ne prend pas ? Non. C’est un travail de longue haleine. Ces gens-là ont
contre eux à la fois un régime et une société totalement amorphe, qui ne croit en rien pour le moment, et
qui se méfie absolument de tout leadership.

Bouteflika «ne veut pas une république, il veut un royaume»

La décennie noire du terrorisme a-t-elle encore un impact sur des jeunes qui ont 18 ans
aujourd’hui, et qui n’ont pas vécu au rythme des attentats ?

Un impact énorme. Ce sont des gens qui ne savent pas ce que c’est que vivre la nuit, un cinéma, qui ne
savent pas qu’il peut y avoir un rapport normal de couple, qui n’ont pas vu de couples se promener
normalement, ni un homme tenir la main d’une femme dans un jardin. On focalise souvent sur les
guerres, mais on oublie souvent que le désastre dure deux générations, celle qui la vit, et la suivante. Ce
sont des générations nihilistes, qui ne croient plus en rien, qui sont dans la perpétuation de la violence
comme mode d’expression et de revendication. Croire que la décennie noire a été close après dix ans,
c’est faux, d’autant que c’est une décennie qui n’a pas été assumée, dite, racontée. La loi impose qu’on
l’oublie. Amnistie totale, avec interdiction de remettre en question cette loi, de rouvrir des procès, de
penser la chose. Nous, on est allés directement à la soi-disant réconciliation, sans passer par la case «
vérité ».

À Oran où vous habitez, le symbole de cela, c’est le théâtre qui porte le nom du grand dramaturge
Abdelkader Alloula, victime d'un attentat le 10 mars 1994 (lire ici le portrait de sa fille), tué sans
que l’on sache encore aujourd'hui par qui. Que ressent-on, lorsque l’on côtoie pareils symboles au
quotidien ? Comment vivez-vous cette fossilisation de la mémoire et de la culture ?

J’ai commencé le journalisme à l’âge de 22 ans, c’était la décennie 1990. Je l’ai fait parce que j’avais
envie d’écrire, et parce qu’il y avait beaucoup de recrutement, beaucoup de journalistes étaient tués ou
choisissaient l’exil. L’assassinat de Alloula, ça s’est passé dans la ruelle où je travaillais. Ce qui est
extraordinaire dans la violence quand elle se produit sous vos yeux, c’est que vous ne la comprenez pas.
Vous voyez le sang, le cadavre… mes premiers reportages étaient sur des massacres, un cours accéléré
en journalisme et en écriture.

Ce qui est désastreux en Algérie, c’est ce que vous dites : la sclérose culturelle est énorme. On a
l’impression qu’il y a eu un deal sur notre dos, entre les islamistes qui ont perdu le pouvoir mais ont
gagné la société, et le régime qui a perdu la société mais gardé le pouvoir. Quand vous voyez un régime
qui construit la plus grande mosquée d’Afrique, pour ensuite aller se faire soigner en France, là, vous
comprenez ce qui se passe ici.

Kamel Daoud, Alger, avril 2014. © Pierre Puchot

Les bouleversements en cours dans les pays voisins – multiples, la Tunisie n’étant pas l'Égypte ni
la Libye – ont-ils un impact selon vous sur la société algérienne ? Ou au contraire, l’Algérie a-t-
elle tendance à se « bunkeriser » ?

On a voulu la « bunkeriser ». Dès 2011, le régime a été très malin. Ils ont ouvert trois fronts. Le premier
fut de promettre des réformes, c’est le discours d’avril 2011 de Bouteflika, promesses d’ouverture de
l’audiovisuel, levée de l’état d’urgence, etc. Finalement, à part des détails, rien n’a été fait. Et au
contraire, ils ont tout fait pour discréditer le politique. Imaginez : on interdit les autorisations pour les
partis politiques pendant dix ans, et puis d’un coup, on en donne pour 60 partis. C’était pour mieux
noyer l’électorat.

Le second front, c’est l’international : on envoie l’actuel président du conseil constitutionnel en France,
et deux ou trois ministres en Occident pour expliquer que l’Algérie, c’est une singularité, et que le
printemps algérien, cela s’est passé en 1988.

Je me rappelle d’un ministre qui me disait : « L’Algérie a déjà payé. » Et je lui avais répondu : « Oui,
mais elle n’a jamais été livrée. »

Le troisième front fut de travailler le traumatisme des années 1990, selon l’équation : démocratie =
chaos. Et là, les médias proches du pouvoir ont fait un travail énorme, les images du chaos libyen sont
passées en boucle. Ils ont tellement fait peur aux gens que cette équation s’est installée maintenant.

À partir de là, le régime a pu, comme vous dites, « bunkeriser » la société, en arrosant tout le monde.
Mais ça ne peut pas tenir. Il y a d’abord un problème de démographie. On ne peut pas être gouverné par
des gens qui ont plus de 70 ans, avec des jeunes qui n’ont accès ni à la rente ni au capital symbolique, à
l’opportunité de gérer, de donner un sens à leur vie, d’incarner leurs idées, de gouverner.

Je me suis longtemps trompé en croyant que Bouteflika voulait réincarner Boumediene (l’ancien
président algérien). C’est une erreur : il veut réincarner Hassan II (le précédent roi du Maroc). Il ne veut
pas une république, il veut un royaume. On est dans le « moi » suprême, et on détruit peu à peu toutes
les institutions pour faire de la place.

Le parcours tunisien, ce chemin de la dictature vers une construction démocratique compliquée


mais qui se consolide de jour en jour, comment le perçoit-on ici ?

C’est un parcours que l’on essaie d’occulter d’un point de vue officiel. On parle du cauchemar arabe,
pas du rêve arabe. Tout ce qui ne marche pas est médiatisé. En revanche, l’expérience tunisienne est
vraiment occultée, d’autant plus que c’est une expérience assez gênante, car même pour les islamistes
d’Ennahda, il y a un virage. J’ai lu avec beaucoup d’intérêt les propos de son président, Rached
Ghannouchi. Il pose un concept tout à fait nouveau dans la culture islamiste, qui est de dire : « La
majorité n’est pas le consensus. » C’est vraiment extraordinaire. J’ai été pendant des années dans le
courant islamiste, et je vous jure que c’est une avancée énorme. Ghannouchi l’a dit lui-même : « J’ai
tiré les leçons du cas algérien, mais aussi du cas égyptien. » Cette réflexion sur le consensus, c'est ce
qui manque dans notre pays. L’expérience tunisienne est énorme, étonnante, et très pédagogique. Mais
ils ont évidemment deux chances que nous n’avons pas : ils ne sont pas passés par une guerre civile, et
ils n’ont pas d’armée qui pèse sur le politique. Ils peuvent donc construire un consensus qui ne soit pas
parrainé par une force « supérieure ». Mais en tant qu'Algérien, l'expérience tunisienne me concerne, je
me sens très impliqué.

« Camus, c’est un Français. C’est ça qu’on nous récite »

D’où est née cette envie de prendre la suite de Camus, et de raconter l’« Arabe » de L’Étranger ?

Kamel Daoud : L’idée est venue en 2010, c’est parti d’une de mes chroniques au Quotidien d’Oran.
C’était une petite histoire d’agacement. J’avais rencontré un journaliste français qui était sur les traces
de Camus à Oran, on était toujours dans le folklorisme. Et par émotion, je me suis dit : « Ils me posent
toujours la question : est-ce que Camus nous appartient, ou vous appartient ? » Je suis rentré chez moi,
et j’ai écrit ma chronique, qui cette fois-ci s’appelait « L'Arabe deux fois tué ». Et mon éditeur m’a
appelé en me disant : « Kamel, c’est une belle histoire, il faut continuer. » En même temps, c’est fou
que personne n’y ait pensé avant : imaginer l’Arabe tué dans L’Étranger de Camus, imaginer l’histoire,
creuser la brèche. Nommer, au lieu de dénommer. Imaginer une histoire alternative. Je me suis lancé
dans ce deal d’une fiction autour d’une fiction. Et ça venait tout seul, il y avait autant le discours de
Camus que celui, hypernationaliste et chauvin algérien, sur Camus…

En quoi consiste-t-il, ce discours nationaliste sur Camus ?

« C’est un colonialiste, ce n’est pas un Algérien », c’est l’orientalisme d’Edward Saïd en version
primaire. Tout ça, je voulais le mettre dans ce roman, régler tout ce passif. Moi je lisais Camus avant
mes vingt ans de manière innocente, c’était Camus, c’était Sartre, c’était Michel Tournier. C’est l’école
qui a intoxiqué ce rapport à Camus. J’ai donc voulu exorciser tout ça, et imaginer une sorte de
personnage qui règle le compte, non seulement celui de Meursault, mais réellement des camusiens et
des anticamusiens. Je ne voulais pas écrire un roman autour de Camus, je voulais que ce soit un point de
départ pour une réflexion nouvelle.

Kamel Daoud, Alger, Avril 2014. © Pierre Puchot

Qui est donc cet Arabe deux fois tué ?

C’est le frère de l’Arabe qui a été tué sur une plage par Meursault. Puisque le mort est mort, j’ai imaginé
son frère, qui essaie de vendre une histoire à laquelle personne ne croit. Ce qui m’a amusé, c’est la
scène où lui et sa mère vont chez les nouveaux maîtres du pays en 1962, en disant : « Mon frère, c’est le
premier martyr, on a droit à une pension. » Sauf qu’il n’y a aucune preuve… Il y a une possibilité de
fiction incroyable, d’autant qu’il n’est pas nommé. Cela ouvre la porte à toutes les fictions.

Il y a eu une année sur Camus, où l'on a tout dit, et personne n’a pensé à voir l’Autre. C’est tentant du
point de vue de la fiction, et passionnant du point de vue de l’Histoire.

Comment peut-on être « intoxiqué » par une lecture algérienne et scolaire de Camus ?

C’est une vision d’exclusion, Camus ne fait pas partie de la généalogie livresque qu’on nous inculque à
l’école. Camus, c’est tout à fait un étranger. Camus, c’est un Français. C’est ça qu’on nous récite.
Après, l’Algérie que l’on découvre chez Camus, on la découvre par soi, par ses propres lectures. Il y a
un hyperchauvinisme sur lequel le parti, le régime, le pouvoir algériens ont bâti leur légitimité pendant
très longtemps. Et cette doctrine-là exclut des gens comme Camus.

Au-delà de l’œuvre philosophique de Camus, qu’a-t-il apporté à l’Algérie, aux Algériens ? Et


vous-même, par ricochet, que souhaitez-vous apporter avec ce roman ?

Ce qui est extraordinaire, c’est que ce n’est pas L’Étranger de Camus qui m’a sauvé l’âme.
C’est L’Homme révolté, c’est Le Mythe de Sisyphe. J’ai été plongé dans le courant religieux qui était
prédominant en Algérie, j’ai été islamiste pendant une partie de ma jeunesse. L’œuvre qui m’a aidé, qui
m’a marqué, ce n’est pas L’Étranger. L’Étranger, c’est une affaire qui ne me concerne plus. Qu’un
pied-noir tue un Arabe, ça s’est passé il y a tellement longtemps, ça n’a pas d’importance pour moi. Ce
qui m’a aidé, c’est de redécouvrir l’absurde, comme capital, comme dignité. Lire Caligula, par exemple,
ça été important dans ma vie.

Quand j’étais à la fac, il y avait deux réactions à l’œuvre de Camus. Celle, nationaliste, qui parlait de
Camus uniquement par le trou de serrure de L’Étranger. Et il y avait les islamistes, qui dénonçaient
Camus, mais pas celui de L’Étranger, celui de l’absurde, celui qui tue Dieu, celui de Sisyphe, Camus le
philosophe. Camus a été important pour m’autonomiser, pour me sortir du discours religieux ambiant.
Je n’ai pas écrit un roman pour régler une histoire. Je l’ai fait pour imaginer une histoire. L’histoire de la
guerre de libération, c’est fini pour moi. Je n’ai pas à porter de cadavre, je n’ai pas à refaire la guerre, la
bataille d’Alger, etc. L’histoire de la guerre m’a tué, je ne veux pas la revivre, ni la
perpétuer. L’Étranger de Camus, c’était un point de départ, imaginer une alternative à partir de l’Arabe,
de la famille de l’Arabe, partir de là et reposer ces questions que se posait l’Étranger, et que je me pose
à moi-même. Le rapport à la mort, le rapport à Dieu, le rapport à l’histoire, à la femme, et à la mère,
aussi.

Camus est mort, l’Étranger est mort, l’Arabe est mort, celui qui est vivant, c’est moi. Il s’agit de mon
salut, à moi. L’enjeu, c’est ma vie, c’est son sens, maintenant.

http://forumdesdemocrates.over-blog.com/2014/04/il-faut-etre-algerien-pour-penser-l-absurde-comme-
camus.html

4. Camus: "un temps pour témoigner de vivre" (séminaire) 


Eveline CADUC  : 
Postérités d’Albert Camus chez les écrivains algériens de Kateb à
Sansal
Index

Géographique : Algérie , France


Chronologique : Période contemporaine , XXe
Colette GUEDJ  : 
L’humanisme solaire de Camus : une éthique du courage et de la
lucidité

Plan

 1) De 1942 (L’Étranger) à la guerre d’Algérie (1954) et jusqu’à la mort de Camus (1960)


 Kateb Yacine
 Jean El Mouhoub Amrouche
 Mouloud Feraoun
 Jean Sénac
 2) Autour de l’Indépendance jusqu’à la mort de Boumediene et la fin des années 80
 3) 1994, parution du Premier Homme, lu en Algérie à travers la grille de la critique post-coloniale
 4) Pendant la décennie noire et depuis la fin de la guerre civile
 Kamel Daoud
 Maïssa Bey
 Boualem Sansal
 Conclusion

Texte intégral

en mémoire vive de Jean-François Mattéi, grand admirateur d’Albert Camus


1Je propose de suivre ici l’évolution de la réception d’Albert Camus chez les écrivains de nationalité algérienne ou qui se
sont proclamés tels. Mais je ne ferai que mettre en perspective les textes de ces écrivains en relation avec Camus et les
travaux des critiques1 qui les ont déjà étudiés de façon bien plus détaillée que je ne pourrai le faire ici.
2Je ne traiterai pas des écrivains européens d’Algérie comme Jules Roy, Jean-Pierre Millecam ou Jean Pellegri, ni ne ferai
une analyse littéraire des œuvres où seraient comparés procédés romanesques et techniques d’écriture, ni même une étude
détaillée des influences, des emprunts ou des contrepoints (ce qui ferait l’objet d’une véritable thèse !). Ce sera l’étude d’une
réception qui, depuis 1942 – date de L’Étranger – et en l’espace de quelque 70 années, s’est modifiée en fonction du contexte
socio-historique en passant d’une réaction politique (à travers quatre faux procès : le traitement de l’Arabe
dans L’Étranger roman symbole de l’absurde, les Arabo-berbères réduits à des silhouettes lointaines dans la ville de La
Peste, la déformation de la réponse de Camus à l’étudiant algérien de Stockholm « ma mère avant la justice » et le titre
d’Algérien contesté à Albert Camus) en passant donc d’une réaction politique aux propos d’un homme et à deux de ses
romans à ce qui s’apparenterait plutôt à un héritage moral, à mesure que s’étend dans le monde entier le rayonnement de
l’œuvre et de la pensée de Camus.
3Ce qui conduit à distinguer quatre ensembles d’écrits d’inégale importance sur quatre grandes périodes qui peuvent se
recouper partiellement :
41) de 1942 (parution de L’Étranger) à la guerre d’Algérie et jusqu’à la mort de Camus en 1960.
52) autour de l’indépendance de l’Algérie en1962 jusqu’à la mort de Boumediene en 1978, puis jusqu’à la fin des années
80 où les textes de Camus apparaissent marqués par « l’inconscient colonial » défini par Edward Saïd.
63) 1994 : parution du Premier Homme qui est lu en Algérie essentiellement à travers la grille de la critique postcoloniale.
74) Pendant la décennie noire (années 90) marquée par l’explosion d’un terrorisme islamiste entretenu par l’apparente
impéritie du Pouvoir, les intellectuels, romanciers, poètes, journalistes et hommes de théâtre ont été nombreux à payer de
leur vie leur attitude de résistants à la « peste verte ». Et depuis la guerre civile que ce fléau a engendrée – guerre bien plus
meurtrière que celle qui avait abouti à l’indépendance – le rapport des écrivains algériens à la pensée, à l’œuvre et à l’homme
Albert Camus s’est modifié. Sa condamnation du terrorisme sous toutes ses formes y compris celles, parfois sournoises, du
terrorisme d’état se retrouve dans les écrits d’auteurs contemporains comme Boualem Sansal ou les adaptations au théâtre
de thèmes traités dans L’Homme révolté tandis que Maïssa Bey consacre un bel opuscule à la mémoire vive d’Albert
Camus : L’ombre d’un homme qui marche au soleil2.
1) De 1942 (L’Étranger) à la guerre d’Algérie (1954) et jusqu’à la mort de Camus (1960)
8Après L’Étranger paru en 1942 et la féroce répression des émeutes sanglantes de Sétif et de ses environs en mai 1945,
Camus sera en relation avec plusieurs écrivains qui revendiquent l’indépendance de l’Algérie et principalement avec Kateb
Yacine, Jean El Mouhoub Amrouche, Mouloud Feraoun, Jean Sénac et Mohamed Dib.
Kateb Yacine
9La correspondance d’Albert Camus avec Kateb Yacine se place tout entière sous le signe du malentendu ou du non-
répondu. Seize années séparent les deux hommes et lorsque Kateb écrit à Camus il s’adresse à un romancier qui connaît déjà
le succès. Et c’est naturellement une aide pour une publication de ses poèmes qu’il lui demande dès 1948, d’après la réponse
que semble lui faire Camus en date du 24 mars 48 :
J’espérais vous rencontrer à Sidi-Madani 3pour vous parler directement de vos poèmes. Puisque cela n’a pu se faire, je vous écris de Paris pour vous remercier de votre

envoi et de votre confiance.

Bien que je ne sois pas compétent en ce qui concerne la poésie, j’ai été intéressé par vos poèmes. Je les trouve quelquefois trop concertés, mais le cri perce et (jetons l’âme

au feu !) c’est là ce qui me touche.

Ce que je puis faire de mieux pour vous est de communiquer ces poèmes à des revues qui pourraient s’y intéresser. Je les présente donc pour commencer à Présence

Africaine en leur demandant de vous tenir au courant des décisions prises et que j’espère favorables.

Je lirai avec intérêt ce que vous voudrez bien m’envoyer. Vous et moi sommes nés sur la même terre. Par-dessus toutes les querelles du moment, cela fait une
ressemblance.

Votre dévoué, Albert Camus4.

10Les rencontres de Sidi Madani ont eu lieu entre décembre 1947 et mars 1948. La principale réunit le 13 mars 1948
Mohammed Dib, Albert Camus et Emmanuel Roblès autour d’un projet de revue qui n’aura pas de suite. Camus y aura
séjourné en compagnie de sa femme entre le 2 et le 13 mars 1948. Or, à ce moment-là, Kateb Yacine était bloqué par la neige
et la maladie au village de Lafayette où était repliée sa famille. Il n’a donc pu se rendre à Sidi-Madani où il était invité comme
d’autres jeunes intellectuels algériens pour discuter précisément avec les intellectuels français en résidence à ce moment-là.
11Avant que Kateb Yacine ne parvienne à publier aux éditions du Seuil (grâce à Albert Béguin qui l’avait introduit auprès
de la revue Esprit et peut-être aussi à Casamayor) son roman intitulé Nedjma en 1956, il avait déjà envoyé un premier
manuscrit très touffu de 600 pages que l’éditeur lui avait demandé de réduire à 250 environ. Il en avait donc extrait un
premier ensemble de textes qui fut publié en 1948 au Mercure de France sous la forme d’un poème intitulé Nedjma ou le
poème ou le couteau. Puis il avait fait paraître en 54-55 Le Cadavre encerclé, une pièce de théâtre sur le même thème.
12Dans le roman, Nedjma, l’épouse de Kamel, Nedjma l’Andalouse, la fille de la Française et de Sidi Ahmed – ou peut-être
du vieux bandit Si Mokhtar, assassin de Sidi Ahmed – symbolisait l’Algérie perpétuellement convoitée. Et ses quatre jeunes
amants – Lakhdar, Mourad, Rachid et Mustapha – pouvaient figurer les quatre peuples qui avaient envahi l’Algérie : les
Romains, les Arabes, les Turcs et les Français.
13Or, si l’on convient avec Charles Bonn5 que le roman de Kateb, composé de fragments écrits entre 1946 et 1955 et
appartenant à des genres différents, constitue une sorte d’autobiographie plurielle où Kateb Yacine a mis en scène des
personnages aux identités flottantes, il est intéressant de le comparer au Premier Homme dont on sait qu’il est une ébauche
de roman écrite entre 1953 (probablement commencée encore plus tôt) et 1959, que ses composantes relèvent à la fois des
genres biographique, historique, mythique et symbolique et qu’elle répond aussi à une quête d’identité. Et si, à travers le
motif du couteau, il y a au moins une relation d’intertextualité de Nedjma à L’Étranger, il semble qu’il y en ait aussi entre Le
Premier homme et Nedjma dans le recours au symbole (lieux emblématiques : Tipasa et le Nadhor) et au mythe (personnel
ou collectif) comme dans la revendication de justice pour les pauvres condamnés à l’oubli que sont aussi, pour Camus, les
migrants privés de racines et, chez Kateb, la revendication de justice et de dignité pour la tribu humiliée des Keblout, figure
de tout le peuple arabo-berbère d’Algérie.
14Mais au delà de ce rapprochement que l’on peut faire entre leurs œuvres, c’est sur le plan des idées et de l’engagement
politique que Kateb Yacine s’opposera à Camus à partir de 1956-1957 en raison du silence qui aurait répondu à la question
posée dans sa lettre à Albert Camus :
Mon cher compatriote,

Exilés du même royaume, nous voici drapés comme deux frères ennemis dans l’orgueil de la possession renonçante, ayant superbement rejeté

l’héritage pour n’avoir pas à le partager. Mais voici que ce bel héritage devient le lieu hanté où sont assassinées jusqu’aux ombres de la Famille ou de

notre Verbe pourtant unique. On crie dans les ruines de Tipasa et du Nadhor.

Irons-nous ensemble apaiser le spectre de la discorde, ou bien est-il trop tard ? Verrons-nous à Tipasa et au Nadhor les fossoyeurs de l’ONU

déguisés en Juges, puis en commissaires-priseurs ?

Je n’attends pas de réponse précise et ne désire surtout pas que la publicité fasse de notre hypothétique coexistence des échos attendus dans les

quotidiens. S’il devait un jour se réunir un Conseil de Famille, ce serait certainement sans nous.

Mais il est peut-être est urgent de remettre en mouvement les ondes de la communication, avec l’air de ne pas y toucher qui caractérise les orphelins

devant la mère jamais tout à fait morte.

Fraternellement.

Kateb Y
15Cette lettre figure dans les archives du Centre Albert Camus à Aix-en-Provence. Entre crochets une date lui est attribuée
au crayon : 1956.
16Dans la première publication qu’en avait faite l’IMEC en 1994 avec d’autres écrits de Kateb Yacine sous le titre Éclats de
Mémoire (p. 33) une autre date lui avait été attribuée – 1957 – probablement par référence à la parution, cette année-là,
de L’Exil et le Royaume.
17Mais Camus n’avait-il pas déjà implicitement répondu à l’invitation de Kateb en lançant à Alger, le 22 janvier 1956, son
appel à la trêve civile dont les expressions « combat fratricide », « procès de famille », « notre terre commune » font écho à
celles de Kateb ? On sait qu’après son échec, Camus avait pris la décision de ne plus s’exprimer. Ce qui ne l’empêchait pas, si
désespéré qu’il fût, de continuer à agir pour tenter de réconcilier les « frères ennemis ».
Jean El Mouhoub Amrouche
18Durant ses différents séjours à Paris, Albert Camus eut plusieurs fois l’occasion de rencontrer Jean El Mouhoub
Amrouche qui était né à Ighil Ali en 1906 dans une famille berbère christianisée. Le fils de la merveilleuse conteuse kabyle
Fadhma Aïth Mansour6 avait hérité de l’art peu commun de l’oralité et, au fil du temps, ses émissions à la radio – comme
les Mémoires Improvisées de Paul Claudel qu’il enregistra en 1951 –, étaient devenues une véritable référence littéraire.
19Mais la lecture de son journal7 témoigne d’une relation avec Camus qui s’apparenterait plutôt à un complexe
d’infériorité par rapport à un écrivain reconnu. Et ce, depuis l’immédiat après-guerre, au moment du grand camouflet qu’il
reçoit lorsque le Figaro lui refuse, en juillet 1945, la publication de son article intitulé « L’Algérie restera-t-elle française ? »,
il note en bas de page de son journal : « un Algérien ne s’adresse pas aux Français » et il prend douloureusement conscience
d’être une sorte de renégat, de « m’tourmi ».
20Le 15 février 1946, il écrit dans son journal : « Remarquable assurance de Camus. La réussite est une forte nourriture ».
Un peu plus tard, après le refus de Jean Paulhan d’entrer à la Revue L’Arche qu’il avait fondée à Alger en 1942 avec l’aide
d’André Gide, il écrit, le 28 décembre 1946 : « je devrais provoquer un long entretien avec Camus mais la timidité me
retient. »
21Le 1er janvier 1947, au moment où Camus commence L’Homme Révolté, il note : « je m’aperçois de mes efforts pour
paraître aux yeux de Camus » ; ou bien encore le 3 janvier 1947 : « Micha remarque que chaque fois que Camus s’adressait à
moi il y avait dans son accent une nuance particulière d’affection. C’était sans doute vrai. Pourtant je ne me suis pas encore
tout à fait à mon aise avec lui. Mon œuvre est de trop peu de poids. »
22Et un peu plus tard le 18 novembre 1947 : « on s’accoutume au mépris de soi-même. On s’y enfonce. On s’y vautre… Si
Camus a rompu avec moi, si Paulhan aussi, c’est que l’un et l’autre m’ont percé à jour et décelé mon imposture. »
23Jean Amrouche, qui s’était identifié à l’éternel Jugurtha, le prince numide rebelle à l’Imperium romain, s’est donc
éloigné de Camus après la publication dans Combat de l’ensemble des articles qu’il a écrits à la suite de son voyage en Algérie
du 18 avril au 7 mai sous le titre de « Crise en Algérie ». Et quand Camus dit, le 15 juin 1945, « C’est la force de la justice et
elle seule qui doit nous aider à reconquérir l’Algérie et ses habitants », Jean Amrouche, comme les dirigeants nationalistes,
lui fait grief de ce mot « reconquérir » et, comme eux, il lui reprochera de rêver à l’« utopie fédéraliste » lorsque, reprenant
ses articles dans Chroniques Algériennes en 1958, il y ajoutera une série de propositions pour construire une Algérie
fraternelle et respectueuse des droits légitimes de toutes ses composantes. Il n’y aura donc pas eu de véritable dialogue entre
ces deux Algériens.
Mouloud Feraoun
24Mouloud Feraoun, né comme Albert Camus en 1913, est fier d’appartenir au peuple kabyle et à ce titre il souhaite
naturellement l’indépendance de l’Algérie mais il souhaite aussi que les différentes communautés qui la peuplent puissent y
cohabiter en paix dans le respect de leurs différences. Or il ne verra rien de tout cela puisqu’avec cinq de ses collègues il est
assassiné par un commando de l’OAS le 15 mars 1962 à El Biar.
25Dans le Journal qu’il tient de 1955 jusqu’au 5 février 1962 (date de la remise du manuscrit à l’éditeur) mais auquel,
jusqu’à la veille de sa mort, il semble avoir voulu donner une suite, il fait une analyse lucide et triste du fossé qui se creuse de
plus en plus entre les deux communautés à partir de ce constat initial en novembre-décembre 1955 : « il y a un impératif
désiré par tous, un idéal à atteindre, être libre. Se sentir libéré, l’égal de tous les hommes 8. »
26Et Mouloud Feraoun explique comment s’est forgé cet impératif à partir d’un déni de dignité :
Les Français sont restés à l’écart. Dédaigneusement à l’écart. Les Français sont restés étrangers. Ils croyaient que l’Algérie c’était eux. Maintenant que nous nous

estimons assez forts ou que nous les croyons un peu faibles nous leur disons : non messieurs, l’Algérie c’est nous. Vous êtes étrangers sur notre terre.

Ce qu’il eût fallu pour s’aimer ? Se connaître d’abord, or nous ne nous connaissons pas. […] Le mal vient de là. Inutile de chercher ailleurs. Un siècle durant, on s’est

coudoyé sans curiosité, il ne reste plus qu’à récolter cette indifférence réfléchie qui est le contraire de l’amour 9.

27Directeur de cours complémentaires à Fort-National il dit son désarroi à mesure que s’intensifie la terreur exercée sur
les populations de la Kabylie tant par l’armée française que par les maquisards de l’ALN. Le 29 novembre 1956 :
À chaque exécution de traître ou de prétendu tel, l’angoisse s’empare des survivants. Personne n’est sûr de quoi que ce soit, c’est véritablement la terreur. Terreur du

soldat, terreur des hors-la-loi. Terreur qui plane mystérieuse et inexplicable. Les nerfs sont à bout 10.

28Et il prédit la suite : « pauvres montagnards, pauvres étudiants, pauvres jeunes gens, vos ennemis de demain seront
pires que ceux d’hier11 » et, à sa façon, il partage le déchirement de Camus sur l’autre rive. Le 18 février 1957
J’aimerais dire à Camus qu’il est aussi algérien que moi et tous les Algériens sont fiers de lui mais aussi qu’il fut un temps, pas très lointain, où l’Algérien musulman, pour

aller en France, avait besoin d’un passeport12. C’est vrai que l’Algérien musulman, lui, ne s’est jamais considéré comme Français. Il n’avait pas d’illusions. (p. 205)

29Et toujours lucide il écrit le 14 août 1957 :

Nous sommes à un moment où seul le désespoir nous tente. Dussions-nous souffrir davantage une fois arrachée l’indépendance, dussions-nous subir la dictature des

ambitieux ou des fanatiques, nous sommes vraiment prêts à nous jeter dans les bras du tyran pourvu que ce tyran soit en même temps le libérateur. (p. 242)

30À la rentrée scolaire de1957, Mouloud Feraoun installe femme et enfants à Alger où il est nommé directeur d’un collège
au clos Salembier. Et, souvent en compagnie de son ami Emmanuel Roblès, il rencontre Camus :
31Le 1er avril 1958

Ce soir nous avons fait un tour à Alger. Par hasard nous avons rencontré Camus qui a été content de me voir et que peut-être je reverrai. J’aimerais assez parler avec lui.

Je crois que c’est ce qu’il souhaite de son côté. (p. 268)

32Le 11 avril 1958 :

Camus est venu hier. Je me suis senti avec lui aussi directement à l’aise qu’avec E. Roblès. Il y a en lui cette même chaleur fraternelle qui se moque éperdument des effets

et des formes. (p. 271)

33Et le 23 avril, lorsqu’un de ses élèves lui annonce qu’il va rejoindre l’ALN il note simplement : « Je lui ai dit que je suis
contre la violence. »
34Le 12 juillet 1959 :

Vive l’Algérie ! Gloire à ceux qui sont morts pour elle afin que d’autres puissent lever la tête et crier leur délivrance à la face de l’humanité honteuse et complice mais

quand l’Algérie vivra et lèvera la tête je souhaite qu’elle se souvienne de la France et de tout ce qu’elle lui doit. (p.297)

35En 1960, Mouloud Feraoun est nommé inspecteur des Centres sociaux nouvellement créés sur le conseil de Germaine
Tillion, mais bientôt la terreur s’intensifie des deux côtés après la création de l’OAS en février 1961 : prolifération des
attentats, enlèvements, lynchages, ratonnades. Terreur et contre-terreur, c’est le règne de la violence aveugle.
36Dans « un pays désolé, indifférent à la douleur des hommes et insensible à ses propres ruines »13, un commando de
l’OAS tuera froidement le 15 mars 1962 Mouloud Feraoun qui, fils de pauvre 14 sauvé par l’école de la République comme
Albert Camus, aura témoigné d’un grand sens de la mesure, d’un même respect de l’autre dans sa différence, d’une même
exigence de justice et de liberté.
Jean Sénac
37Jean Sénac, né à Beni Saf en 1926, est d’abord un grand admirateur de Camus dont il se sent proche du fait de ses
origines : né de père inconnu, il est très attaché à sa mère, une fille d’émigrés espagnols qui lui donne un père d’adoption
lorsqu’elle épouse Edmond Sénac. Mais à Paris, où il vit, Jean Sénac s’engage pour l’indépendance de l’Algérie en 1954.
38Et la force de ses convictions le détache de Camus dont il continue cependant d’admirer l’œuvre. En 1957, dans Le
Soleil sous les armes il écrit :

Il ne s’agit pas de défendre un nationalisme étroit et refermé sur ses cactus mais d’affirmer sans équivoque notre présence à la réalité de cette terre qui est

indiscutablement nationale.

39Mais le 26 septembre 1971, dans un poème qu’il intitule « Description d’un cauchemar », Jean Sénac écrit :
J’ai vu ce pays se défaire

Avant même de s’être fait.

Lâcheté, paresse, délation,

Corruption, intrusion constante,

Dénigrement systématique, méchanceté, vulgarité

– Les pires pieds-noirs 100 fois battus15

40C’est la désillusion. Il est assassiné le 24 décembre 1973 à Alger.


41 
42La disparition accidentelle de Camus le 4 janvier 1960 fait l’effet d’un coup de tonnerre en France et en Algérie.
Mohamed Dib témoigne de ce qu’il perd avec ce compatriote, de 13 ans son aîné, qu’il avait rencontré en 1948 à Sidi Madani
et qui avait dansé de joie devant lui sur une plage, lors d’une belle journée d’été à Tipasa. Il écrit dans le numéro de spécial de
la revue Simoun16 qui paraît en juillet 1960 :

Camus est arrivé dans un monde en ruines, au goût de cendre et de soleil où l’homme n’est même plus un survivant mais l’ombre déjà de l’homme d’Hiroshima. Et d’un

bout à l’autre, son œuvre a refusé d’apporter la moindre atténuation à ce sentiment ; elle a assumé entièrement cette aveuglante réalité, l’imposant comme la seule patrie

de l’homme. Oui Camus est allé, en ce qui le concerne, au-delà de la découverte dostoïevskienne : Dieu est mort. C’est l’homme lui-même qui est mort, et tout espoir est

interdit. Telle est la leçon de cette œuvre, qui fait sa sombre grandeur et sa faiblesse.

43Plus tard, dans un entretien avec Salim Jay, en mai 1997, il reconnaîtra à son œuvre « la qualité d’algérienne » « dans
ce qu’elle a de profondément original : à la fois une forme de sensualité mais surtout le sens du tragique qui était très fort
chez Camus et qui nous rapproche, nous Algériens, en tant que méditerranéens, d’une certaine disposition grecque, à
l’antique. Il y a de ça chez Camus : ce côté du tragique en pleine lumière, ensoleillé 17. »
44Dans un bel article intitulé « Albert Camus et Mohamed Dib, les héritiers enchantés » Naget Khadda a montré
comment « les rapports humains et professionnels que les deux hommes entretenaient » permettaient de définir une
dialectique patente dans les relations entre Camus et ses autres interlocuteurs algériens, éclatante dans les rapports entre les œuvres des deux « héritiers enchantés »

d’une histoire malheureuse et pourtant riche. Dialectique fragile en contexte colonial et qu’il reste toujours impératif de consolider, de réactiver avec la radicale vigilance

de l’homme révolté, afin qu’à jamais le dilemme « la justice ou ma mère » soit dépassé par l’exigence « la justice et ma mère18.

45Ainsi la guerre d’Algérie aura été un déchirement pour l’homme Albert Camus et l’histoire d’un échec pour l’artiste et
l’intellectuel qui n’est pas parvenu à se faire entendre
46- quand il en était encore temps (lorsqu’il dénonçait en 1938 dans Alger républicain l’injustice et le déni de dignité fait
au peuple de Kabylie),
47- ni quand cela devenait urgent (lorsqu’il dénonçait l’injustice et la violence dans les articles de Combat sur la crise en
Algérie en 1945),
48- ni enfin lorsque subsistait un mince espoir de trouver une solution qui aurait permis à toutes les communautés qui
constituaient le peuple d’Algérie de vivre ensemble dans un état respectueux de la justice et de leurs spécificités culturelles
(dans les articles de l’Express et l’appel à la trêve civile de 1956).
49C’est principalement l’écriture journalistique qui aura porté ses trois cris d’alarme mais, après 1956, Camus renoncera à
la scène publique du journal pour l’écriture silencieuse du Premier Homme où se retrouveront ses aspirations, son
déchirement, ses rêves, ses doutes et ses angoisses jusqu’à ce que la mort le prenne alors que continuait la guerre en Algérie.
2) Autour de l’Indépendance jusqu’à la mort de Boumediene et la fin des années 80
501962. Deux ans après la mort de Camus, l’Algérie est devenue indépendante. À partir de ce moment-là, Camus –
l’homme et l’œuvre – semble catalyser tous les ressentiments des Algériens envers l’ancien colonisateur.
51Comme on en a vu précédemment l’origine, ils peuvent être compréhensibles pour ce qui concerne Kateb Yacine qui,
dans une lettre à un étudiant, Hocine Menasseri, écrit le 22 août 1968 :
Je préfère la violence créatrice de Faulkner au moralisme de Camus. Dans les romans de Camus, il n’y a pas d’Algériens. Dans Lumière d’août, le héros, Christmas, est un

nègre. Pourtant Camus et Faulkner étaient tous deux dans une situation fausse vis-à-vis du pays où ils vivaient. Mais Faulkner a crié. Il s’est débattu. II a fait vivre le

peuple de son pays et sa haine des Noirs n’est pas si loin de l’amour. Rien de tel chez Camus et c’est bien dommage. […]

Dans sa manière de se débattre avec les Noirs, Faulkner a créé des personnages plus vrais, il n’a pas escamoté le problème, il n’a pas voulu le noyer dans les bons

sentiments… Dans Lumière d’août, on voit Faulkner aux prises avec son ombre noire.

52Kateb est ainsi le premier à souligner le fait que, s’il y a un arabe dans L’Étranger, il constitue comme un type de
« l’Arabe avec le couteau » (auquel – par dérision ? – renverra Lakdar dans Nedjma) et que, dans La Peste, ils ne sont que
silhouettes lointaines. Soit ! mais ni L’Étranger ni La Peste ne sont des romans réalistes. Dans l’un comme dans l’autre, c’est
le problème philosophique qui commande le choix et le traitement des personnages.
53Quelques années plus tard, dans une conférence qu’il fit à Alger en 1967, un ancien délégué des étudiants musulmans
de France, Ahmed Taleb Ibrahimi, rapporta les propos qu’avait tenus Albert Camus en le recevant à Paris avec un groupe de
délégués, et qui seront repris dans son livre De la décolonisation à la révolution culturelle19 :

Si la violence continue, le devoir, même pour un homme comme moi consistera à retourner à sa communauté parce qu’il sera impossible de rester neutre ou en dehors.

54Et Taleb Ibrahimi de conclure :


Camus a été infidèle aux humiliés, Camus a manqué de courage et de lucidité à l’heure des choix décisifs. Les Algériens étaient en droit d’espérer mieux d’un prix Nobel.

Le titre de « Camus l’Algérien », Camus ne l’a pas mérité. Il restera donc pour nous un grand écrivain ou plutôt un grand styliste mais un étranger. 20

55Trois facteurs semblent se conjuguer alors pour que Camus – l’homme et l’œuvre – catalyse tous les ressentiments des
Algériens envers l’ancien colonisateur :
56- la confiscation du pouvoir par les membres du FLN qui ont intérêt à entretenir la formule tronquée « entre ma mère
et la justice, je choisis ma mère » pour détourner l’attention des problèmes réels du pays ;
57- le ressentiment des intellectuels de sa génération, et en particulier des universitaires, envers un homme qui tutoie
l’universel ;
58- l’aura dont Franz Fanon jouit depuis sa mort en 1961 pour avoir embrassé la cause de l’Indépendance : il est devenu
pour les Algériens la référence morale et intellectuelle française.
59Certains critiques, comme Abdelmajdid Kaoua21, verront cependant une influence des thèmes chers à Camus dès cette
époque-là dans quelques romans d’écrivains algériens : ainsi dans L’Opium et le Bâton de Mouloud Mammeri, et plus tard
dans Le fleuve détourné de Rachid Mimouni, dans Un été de cendres d’Abdelkader Djemaï et Le Serment des barbares de
Boualem Sansal.
3) 1994, parution du Premier Homme, lu en Algérie à travers la grille de la critique post-
coloniale
60C’est l’époque où l’université algérienne est tout entière marquée par les études postcoloniales et par le concept
d’inconscient colonial développé par Edward W. Saïd dans son ouvrage-phare Culture et Impérialisme22 qui a déjà formaté
une grande partie de la critique nord-américaine.
61Dans son chapitre VII intitulé « Camus et l’expérience impériale française »23, Edward Saïd montre comment, après la
guerre franco-prussienne et à partir de 1872, « une doctrine cohérente d’expansion coloniale s’est développée au sommet de
l’État français » (p. 248) et il en définit ainsi les effets : « D’un côté, l’œuvre destructrice des Français en Algérie a été
systématique. De l’autre, elle a constitué une nouvelle communauté politique française. » (p. 264).
62Puis, faisant allégeance au « plus grand historien nord-africain actuel, Abdallah Laroui », il affirme à sa suite que « la
politique coloniale française n’avait d’autre but que de détruire l’État algérien ».
63Partant de cet a priori, il en arrive très vite à conclure catégoriquement :

En dépit de leurs différences, les représentations françaises de l’Algérie – des cartes postales vulgaires sur le harem qu’a si bien analysées Malek Alloula aux savantes

constructions anthropologiques exhumées par Fanny Colonna et Claude Brahimi ou aux impressionnantes structures narratives dont les œuvres de Camus donnent un si

brillant exemple – peuvent toutes être ramenées à la mainmise géographique du colonialisme français. (p. 266)

64Et il conclut sur l’échec de Camus :

Comparés à la littérature de décolonisation de l’époque, française ou arabe – Germaine Tillion, Kateb Yacine, Frantz Fanon, Jean Genet – ses récits ont une vitalité

négative, où la tragique densité humaine de l’entreprise coloniale accomplit sa dernière grande clarification avant de sombrer. (p. 268)

65Les critiques universitaires d’Algérie se sont laissé séduire par la vigueur de cette conviction que le pouvoir en place
appréciait tout autant parce qu’elle apportait des arguments à son procès contre l’impérialisme. Ce qui lui permettait de
détourner l’attention loin des vrais problèmes du pays et en particulier de ceux de la jeunesse algérienne : chômage et
absence d’espoir.
66En réponse aux critiques à propos des quatre faux procès signalés plus haut, je renverrai à l’excellent article où Charles
Bonn fait l’inventaire des aspects positifs, des faiblesses et des contradictions de la critique post-coloniale concernant Albert
Camus : « Scénographie postcoloniale et ambiguïté tragique dans la littérature de langue française ou pour en finir avec un
discours binaire »24.
67Mais la critique universitaire en Algérie se retrouve également héritière de la sociocritique de Lucien Goldman, de la
critique sartrienne et d’une manière générale des concepts de l’analyse marxiste et de leur terminologie. Ainsi dans l’étude de
Christiane Chaulet-Achour Albert Camus et l’Algérie, Meursault, petit employé de bureau, est appelé « le colon » par
opposition à l’Arabe colonisé et la perspective sociocritique finit par oblitérer la métaphysique de l’absurde puisque, quoi
qu’il en soit, « l’acte de Meursault est acte historique même s’il dépasse la conscience que lui-même ou son créateur peuvent
en avoir25 ». Et à propos du Premier Homme elle dira, en reprenant le grief sartrien de » mauvaise foi », que Camus « essaie
de construire l’argumentation de sa vérité26 ». D’autres critiques font du racisme une clé de lecture de ses réflexions sur les
pauvres et mettent en doute sa sincérité au nom d’un sentiment de culpabilité. D’autres l’accusent même de vouloir faire une
fin lorsqu’il écrit :
Et il s’écria, regardant sa mère, et puis les autres : « Rendez la terre. Donnez toute la terre aux pauvres, à ceux qui n’ont rien et qui sont si pauvres qu’ils n’ont même

jamais désiré avoir et posséder, à ceux qui sont comme elle dans ce pays, l’immense troupe des misérables, la plupart arabes, et quelques-uns français et qui vivent ou

survivent ici par obstination et endurance, dans le seul honneur qui vaille au monde, celui des pauvres, donnez-leur la terre comme on donne ce qui est sacré à ceux qui

sont sacrés, et moi alors, pauvre à nouveau et enfin, jeté dans le pire exil à la pointe du monde, je sourirai et je mourrai content, sachant que sont enfin réunis sous le

soleil de ma naissance la terre que j’ai tant aimée et ceux et celle que j’ai révérés. »27
68Et ils passent sous silence le fait qu’Albert Camus avait appelé à une réforme agraire de grande ampleur en Kabylie
dans ses premiers articles parus en juin 1939 dans Alger Républicain.
69Si, en juin 1985, un colloque organisé à Nanterre signalait qu’en France la fortune de Camus avait changé et si Jeanyves
Guérin en voyait les raisons dans « le changement de la conjoncture politique et surtout idéologique, le refus du marxisme, la
réhabilitation de l’humanisme, un retour à l’éthique, et le crépuscule des mandarins qui rendaient Camus à nouveau lisible
pour une gauche socialiste que l’expérience du pouvoir a rendu plus pragmatique voire révisionniste »28, des années après, il
en va encore tout à fait différemment en Algérie.
4) Pendant la décennie noire et depuis la fin de la guerre civile
70Le vœu de Camus : « Que La Peste puisse servir à toutes les résistances contre toutes les tyrannies 29 » aura été entendu
par plusieurs écrivains algériens depuis la guerre civile qui a ensanglanté le pays durant les années noires. Et les écrivains
algériens ont demandé à exercer leur droit d’inventaire sur les conditions d’indépendance de l’Algérie, sur l’exil des
intellectuels, les malheurs de la décennie noire qui permettent de comprendre l’attachement de ceux qu’on appelle « les gens
de Camus » à leur terre d’élection.
71C’est d’abord la force des idées de Camus et de ses éditoriaux qui se retrouve dans les articles de certains journalistes
algériens, et ses principes de sobriété pour une plus grande efficacité :
72- un éditorial : une idée, deux exemples, trois feuillets
73- un reportage : des faits, de la couleur, des rapprochements.
74Et aussi son éthique de journaliste telle qu’il l’a définie dans l’éditorial de Combat, le 1er octobre 1944 :
On nous dit : « En somme qu’est-ce que vous voulez ? » Cette question est bonne parce qu’elle est directe. Il faut y répondre directement. Naturellement, cela ne peut se

faire en un ou deux articles. Mais, en y revenant de temps en temps, on doit y apporter de la clarté.

Nous l’avons dit plusieurs fois, nous désirons la conciliation de la justice avec la liberté. Il paraît que ce n’est pas assez clair. Nous appellerons donc justice un état social

où chaque individu reçoit toutes ses chances au départ, et où la majorité d’un pays n’est pas maintenue dans une condition indigne par une minorité de privilégiés. Et

nous appellerons liberté un climat politique où la personne humaine est respectée dans ce qu’elle est comme dans ce qu’elle exprime.

[…]

Notre idée est qu’il faut faire régner la justice sur le plan de l’économie et garantir la liberté sur le plan de la politique.

[…]

Voilà pourquoi nous pensons que la révolution politique ne peut se passer d’une révolution morale qui la double et lui donne sa vraie dimension. On comprendra peut-

être alors le ton que nous essayons de donner à ce journal. Il est en même temps celui de l’objectivité, de la libre critique et celui de l’énergie 30.

75Ayant choisi des principes analogues à ceux du journaliste Albert Camus, le journaliste Tahar Djaout, assassiné en 1993,
les aura appliqués jusqu’au bout : « Si tu parles, tu meurs, si tu te tais, tu meurs ; alors parle et meurs. »
76De leur côté, de jeunes dramaturges ont monté des pièces écrites par Camus. Tout en sachant qu’il allait au devant de
difficultés, Kheireddine Lardjam a mis en scène Les Justes avec sa compagnie d’Oran mais il n’a pas pu faire représenter la
pièce en Algérie.
77De jeunes auteurs ont écrit des pièces qui montrent Camus dans telle ou telle des controverses qu’il a suscitées. Au
printemps 97, dans Au café des deux rives, Saïd Areski a mis en scène Camus et Kateb Yacine pour faire entendre ce
qu’aurait pu répondre Camus à la lettre de Kateb. En 2003, dans Albert Camus entre la mère et l’injustice31, Alec Baylee
Toumi écrit un véritable plaidoyer pour la réhabilitation d’Albert Camus en Algérie. Toute la pièce en quatre tableaux montre
comment Daru sera poursuivi par les gendarmes pour avoir laissé en liberté l’Arabe qu’il aurait dû accompagner en prison.
Abdelmadjid Kaouah en conclut : « en Algérie les traces de Camus sont de plus en plus vivaces. C’est plus qu’une empreinte
littéraire voilée par une fracture historique 32. »
78De son côté, le journaliste Youssef Zirem, dit de Camus qu’il est le grand frère, et Aziz Chouaki lui fait écho :
« Ce grand frère de chez moi m’a appris à lire et à écrire ce qu’il y a d’absolument dionysiaque dans la lumière des ciels d’Alger.

[...] Camus fait partie de mon roman familial.

[...] je l’ai moi même boudé un moment comme beaucoup d’intellectuels algériens sous couvert d’acné nationaliste.

[...] J’ai corrigé l’angle de saveur par rapport à lui quand j’ai perdu la Nation au sens où l’on dit j’ai perdu la foi.

La nation enfin au bercail, tranquille, je trinque avec Camus, à la brasserie d’Alger, pastis Kemia allez c’est ma tournée

[...] maintenant que nous sommes presque tous d’exil à faire de l’Algérie une savoureuse utopie,…

[...] Pour nous écrivains algériens d’exil version années 90, on a vécu le remake pied-noir de 62 la valise ou le cercueil exactement. Au point où il n’est pas faux de dire

qu’on est des pieds-noirs de deuxième génération, comme un deuxième ressac de l’histoire 33.
Kamel Daoud
79Un autre journaliste également romancier, Kamel Daoud, a tout récemment composé une habile réécriture « en
miroir » du premier roman de Camus dans Meursault, contre-enquête34. Recomposition faite à la fois de reflets, de reprises
et de contrepoints. Le narrateur et le romancier de L’Étranger n’y sont plus qu’un même homme, Meursault – celui qui sait
écrire – qui raconte dans l’Autre le meurtre de l’Arabe privé d’identité de façon scandaleuse aux yeux des Algériens dans le
roman de Camus. Or la mission que s’est donnée Haroun, le narrateur de Kamel Daoud, est précisément de faire connaître
au monde ce que Meursault n’a pas dit : l’identité et l’histoire de l’Arabe.
80L’Arabe de L’Étranger, portefaix et homme à tout faire de son état, était le frère aîné d’Haroun, et s’appelait Moussa.
Épure du colonisé en face du « colon » que constitue Meursault pour Kamel Daoud,
il avait un corps maigre et noueux à cause de la faim et de la force que donne la colère. Il avait un visage anguleux, de grandes mains qui me défendaient et des yeux durs

à cause de la Terre perdue de ses ancêtres35.

81Obéissant à l’injonction muette de sa mère pour faire connaître Moussa et le venger, Haroun tue un Français dont il dit
le nom, Joseph Larquais, durant la nuit du 5 juillet 1962 à Hadjout (anciennement Marengo où la mère de Meursault était
morte dans un hospice). Haroun ne sera pas poursuivi pour ce meurtre puisqu’aussi bien, ce même jour à Oran, tant et tant
d’Européens ont été tués, mais parce qu’il n’a pas tué de Français au bon moment c’est-à-dire pendant le temps de la guerre
pour l’indépendance de l’Algérie. De la même façon, le juge reprochait essentiellement à Meursault de n’avoir pas pleuré à
l’enterrement de sa mère.
82Enfin dans Meursault contre-attaque le narrateur raconte son histoire à un étranger dont il essaie de retenir l’attention
dans un bar d’Oran. Une telle situation n’est pas sans rappeler, dans La Chute, celle de Jean-Baptiste Clamence racontant
son histoire à un auditeur anonyme dans un bar d’Amsterdam.
83Même si le point de départ de Kamel Daoud reste, au nom de la dignité de l’Arabe, une protestation contre son absence
d’identité caractéristique à ses yeux du mépris que lui porte le « colon ». Même si la protestation n’a plus lieu d’être quand
on prend en compte le propos de L’Étranger : une fiction représentative du thème de l’absurde. Même si l’auteur
de Meursault contre-attaque veut ignorer que tuer un homme dans cette situation est un acte semblablement dépourvu de
sens – que cet homme soit arabe, juif ou européen de Malte ou d’ailleurs – il n’en reste pas moins qu’à travers Haroun
Kamel, Daoud reprend la question de l’absurde soulevée par Albert Camus.
84Et cela est si vrai qu’à la fin du roman son héros s’identifie à celui de Camus et que Haroun reprend quasi-littéralement
les derniers mots de Meursault : « c’est sûr il y aura beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et ils m’accueilleront
avec des cris de haine36 ».
Maïssa Bey
85Maïssa Bey, quant à elle, avait été transportée à la lecture de Noces et de Tipasa et elle est entrée dans l’œuvre de
Camus à partir de cet émerveillement devant le monde et de la façon dont Camus le traduisait, et aussi parce qu’il a osé dire
et qu’il a osé se dire. C’est ce qu’elle écrit en 2004 dans L’ombre d’un homme qui marche au soleil, ses réflexions sur Albert
Camus :
Quelque chose de bien plus personnel me lie à cet homme.

Oserais-je nommer cela connivence ? Simplement dans le sens de compréhension ou d’adhésion immédiate et ce, dès mes premières lectures. Je veux parler des textes

romanesques que j’ai lus avec le sentiment étrange qu’il s’adressait à une part secrète de mon être que je croyais être la seule à connaître 37.

86Un peu plus loin elle loue un homme qui a toujours mené
une quête inlassable non pas de la vérité que l’on sait multiforme, mais d’une authenticité, de la vérité de son être, qu’on est seul à pouvoir définir, surtout si elle s’inscrit

dans un lieu qu’on pourrait dire marqué à jamais par les tragédies de son histoire, une terre habitée par les dieux et qui n’en finit pas cependant de payer le prix d’une

obscure malédiction38. 

87Dans « Femmes au bord de la vie », qui constitue une partie de ce petit livre consacré à Camus, elle remarque sa
relation avec les femmes et la sincérité aussi de son déchirement de ne pouvoir tenir sa parole, de ne pouvoir rester fidèle à
une seule. Déchirement de l’homme qui ne veut pas mentir. Déchirement devant l’impossibilité ici de dire la vérité. Elle dit
aussi le besoin de justice et d’authenticité, le lien que se découvrent de plus en plus de jeunes Algériens avec celui qui a
célébré à Tipasa « la gloire d’aimer sans mesure ».

Aujourd’hui encore, c’est avec les yeux de Camus que je revois Tipasa. (p. 13)

Boualem Sansal
88Le dernier grand témoin d’Algérie qui paraît dans la lignée de Camus est Boualem Sansal. Il sait impliquer le lecteur
dans les drames de l’époque comme le ferait un journaliste. II a, comme Camus, le sens de la formule et maîtrise l’ironie
propre à l’écriture journalistique. Il pratique souvent la phrase brève et le rapprochement-choc de deux termes fort éloignés
et parfois contradictoires. Il use souvent de l’oxymore. Il manie aussi l’autodérision et il a en commun avec Camus le côté
Don Quichotte, de celui qui se bat pour des causes impossibles, et précisément parce qu’elles sont impossibles. Boualem
Sansal est l’auteur du Village de l’Allemand, mais aussi de Rue Darwin, ce roman dont on peut dire qu’il est hanté par Le
Premier homme.
89Une injonction de l’au-delà « Va, retourne à la rue Darwin » ouvre ce roman de Boualem Sansal. Et Yazid, le narrateur,
reconstitue la scène au cours de laquelle il l’a entendue pour la première fois : la mort de sa mère entourée de ses enfants.
90Ils sont venus, ils sont tous là ou presque. Arrivés des quatre coins du monde dans cet hôpital parisien, ils ont répondu
à son appel, celui du frère aîné qui s’est voué à prendre soin de leur mère avec une infinie tendresse depuis le début de son
cancer. Voulait-il se faire pardonner ainsi une trahison qu’il lui aurait faite en 1963 ? Mais cette femme, Karima, qu’il avait
alors quittée durant quelques mois était-elle bien sa mère ? Et d’où lui vient ce doute sur ses origines ?
91Progressant parmi les mensonges entretenus consciemment ou non, parmi les mythes de la tribu, les faux-semblants de
l’hypocrisie, les silences et les secrets de la horma, Yazid découvre petit à petit des bribes de réponse qu’ordonnera in fine la
révélation, rue Darwin, d’une naissance clandestine au sein d’un bordel de montagne régi par un personnage hors du
commun qui se disait sa grand-mère, Lalla Djeda.
92À travers Yazid et les mensonges qui l’enveloppent, c’est tout le peuple algérien dont Sansal retrace l’histoire
confisquée : de la planification socialiste des années Boumediene au népotisme et à la corruption généralisée de la dernière
décennie en passant par la terreur intégriste des années 90 que le pouvoir actuel réactive selon ses besoins pour conserver
son emprise.
93Ainsi, comme dans les romans d’Albert Camus, tout devient symbole dans ce roman. Les enfants du phalanstère tenus
dans l’ignorance de leurs origines sont un peu comme cette jeunesse d’Algérie à qui l’on n’a pas enseigné la complexité de
son histoire ni ses composantes faites de cultures différentes. La jeunesse d’Algérie que l’on a trompée avec des mythes
nationalistes ou des fantasmes de fondamentalistes avides de pouvoir est comme ce chœur des pupilles sur qui Djeda a
pouvoir de vie et de mort, qui ne connaissent ni leur père ni leur mère, à qui on assure le gîte et le couvert mais non
l’éducation pour leur éviter la tentation de la révolte. Et partout un même pouvoir qui étouffe la liberté, la créativité, tout ce
qui fait la dignité de l’homme et la valeur d’une vie.
94Le romancier prête au narrateur l’humour de Candide pour dire la folie des seigneurs de guerre et l’ivresse des raïs ou
des imams exaltés comme ce « grand mollah, revenu de la guerre sainte ou libéré de prison, qui avait promis d’immoler
quelques fidèles pour remercier Allah39 ». Et il orchestre l’ensemble en maniant l’ironie de Voltaire dans tel ou tel dialogue : 
J’ai lu qu’on tuait les femmes, une vaste boucherie, c’est vrai ?

Totalement faux, les femmes n’ont rien à craindre, le pays est civilisé autant que la Suède, dans nos pogroms nous tuons les prostituées, les filles rebelles et les

mécréantes qui se convertissent au christianisme, c’est tout, et seulement après avoir répété trois fois la sommation canonique : abjure ou meurs ! Abjure ou meurs !

Abjure ou meurs ! Et on les tue seulement par la pierre, par le fer ou par le feu, selon la juste prescription.

C’est effrayant.

Ça ne l’est pas, au contraire on se félicite, il s’agit de sorcières et de filles effrontées.

Que fait-on pour les sauver ?

Rien, elles récidivent tout le temps40.

95ou dans des formules et le ton des moralistes de l’époque classique dans des aphorismes.
96Mais il laisse au narrateur la tendresse pour toute sa famille des deux côtés, pour ses frères et sœurs et aussi pour Hédi,
« voué au djiad et à la folie », « qui jouait au taliban dans les montagnes du Waziristan 41 » et victime de la « Matrice »,
version islamiste du système. Il laisse au narrateur la tristesse du constat devant tous ces mensonges entretenus et toutes ces
souffrances qui n’ont que trop duré.
97Il laisse enfin au narrateur la tristesse d’être passé à côté de sa véritable mère : « J’aurais tant voulu l’appeler au moins
une fois maman. Farroudja n’a jamais entendu ce mot dans ma bouche. Elle ne l’a jamais entendu de personne. Et je ne sais
pas où est sa tombe pour aller le lui dire42. »
98Ce narrateur qui se reproche une trahison envers sa mère Karima, ce narrateur qui n’a pas pu communiquer avec sa
mère biologique, Farroudja, ne rappelle-t-il pas les reproches que s’adresse Lucien Cormery, qui n’a pas eu la force de rester
toujours auprès de sa mère, et l’incapacité où il était de parler vraiment avec elle dont le vocabulaire se limitait à quelque
quatre cents mots ? L’intertextualité avec Le Premier homme semble travailler tout le roman : ici et là le même amour qu’un
homme porte à sa mère vue comme un petit être fragile à protéger : « Elle était comme abasourdie par l’immense et
irrévocable absurdité du monde. Je l’aimais tant quand elle avait cet air d’oiselet ébouriffé et tremblant, hypnotisé par le
vilain boa !43 » Ici et là c’est la même image de la mère soumise à l’autorité d’une grand-mère. Comme Lucien, Yazid habite
Belcourt et la rue Darwin est parallèle à la rue de Lyon où la mère de Camus réside au 92. Enfin Yazid ne se voit-il pas en
premier homme lorsqu’il dit : » Si changer de nom devenait obligatoire, je m’appellerais Adam, avec ce nom pas
d’antécédent, on ne doit rien à personne, sinon à Dieu 44. »
99Mais si Le Premier homme est resté inachevé du fait de la mort de Camus, le narrateur de Rue Darwin a pu mener son
récit à terme et le romancier, Boualem Sansal, en faire le livre d’une vérité qui échappe, qu’on laisse échapper consciemment
ou non.
Conclusion
100Albert Camus, l’homme, le romancier et plus généralement l’écrivain lauréat du prix Nobel continue donc d’habiter le
paysage mental des écrivains algériens de langue française. Mais de Kateb Yacine à Boualem Sansal sa réception est
différente.
101Quand l’auteur de Nedjma lui reproche de ne pas soutenir les Arabo-Berbères dans la revendication de leur liberté,
c’est l’homme public qu’incriminent aussi d’autres écrivains pendant la guerre d’Algérie et après sa mort.
102À ces reproches s’ajoutent, après l’indépendance, ceux qui s’adressent au romancier : Camus a quasiment exclu les
Arabo-Berbères de L’Étranger et de La Peste. Et, ainsi réduite à ces romans et à La Chute emblématique d’une « mauvaise
conscience », son œuvre fait les beaux jours de la critique post-coloniale.
103La publication du Premier Homme en 1994 le range définitivement pour certains parmi les écrivains pieds-noirs ;
mais, dans le même temps, les années noires que traverse l’Algérie en conduisent d’autres à retrouver à travers Noces le
bonheur perdu du « droit d’aimer sans mesure » dans un des plus beaux paysages du monde, et à retenir principalement
dans les essais ou dans Les Justes le message de l’homme révolté contre le déni de dignité, l’injustice et le terrorisme et qui
s’est toujours efforcé de mettre en actes la pensée de Midi.
104Aube nouvelle, comme leurs aînés Maïssa Bey et Boualem Sansal, les écrivains algériens semblent maintenant de plus
en plus nombreux à reconnaître l’héritage d’Albert Camus.

Notes de bas de page numériques

1 Je renvoie à des essais comme celui de Christiane Chaulet-Achour en 1998 Albert Camus, Alger, édition Atlantica, puis Albert Camus et
l’Algérie. Fraternités et tensions, éditions Barzach, 2004, où elle analyse « l’ambivalence de sa réception faite de séduction et de rejet » (p. 7).
En 2003 celui de Bouba Tabti-Mohammedi Albert Camus et les écritures du XXe siècle, Artois Presses Universités, et en particulier à son
chapitre « Camus et les écrivains algériens : Mouloud Mammeri et Maïssa Bey ». Ou encore, en 2004, celui de François Chavanes, Albert
Camus tel qu’en lui-même, édition du Tell. Ainsi qu’à des numéros spéciaux de revue : Revue Europe octobre 1999 (coordination de Christiane
Chaulet-Achour), La réception de Camus en Algérie. Camus et l’Algérie des années 90 ; à plusieurs numéros hors-série du Figaro littéraire ou,
tout récemment, au numéro de Philosophie Magazine d’avril-mai 2013, Albert Camus la pensée révoltée, et à la revue dirigée par Marie Virolle
qui paraît quatre fois par an depuis 1996, Algérie Littérature Action, dans un dialogue interculturel sans cesse entretenu. Enfin aux actes de
colloques : comme celui de Montpellier en février 2003 intitulé De Camus à Kateb, avec un article tout à fait important de Naget Khadda, à
celui d’octobre 2003 à Lourmarin intitulé Albert Camus et les écritures algériennes quelles traces ? ; à celui de 2005 à Oran, ou bien encore à
celui d’avril 2006 à Tipasa et à Alger Camus et les lettres algériennes. L’espace de l’interdiscours, coordonné par Afifa Bererhi et édité en 2007
chez Barzach à Alger.
2 Maïssa Bey, L’Ombre d’un homme qui marche au soleil Réflexions sur Albert Camus, préface de Catherine Camus, Montpellier, Éditions
Chèvre-Feuille étoilée, 2004.
3 Au pied des contreforts de l’Atlas, à l’issue des gorges de la Chiffa, à 60 km au sud d’Alger, le directeur du service des mouvements de
jeunesse et d’éducation populaire en Algérie, Charles Aguesse, secondé par Christiane Faure, la belle-sœur de Camus, avait projeté de faire de
la belle villa mauresque de Sidi-Madani, réaménagée en hôtel, un équivalent de la villa Médicis pour les écrivains, les hommes de lettres et de
sciences et les artistes métropolitains, et d’y organiser pour eux des rencontres avec leurs homologues de toutes les communautés d’Algérie et
ceux qu’ils estiment les représentants les plus intéressants de la pensée algérienne, en particulier dans les milieux musulmans.Ce projet ne s’est
réalisé qu’entre décembre 1947 et mars 1948 et les rencontres véritables ont été fort peu nombreuses. Après une rencontre avec huit étudiants
filles et garçons de la faculté d’Alger un dimanche entre 10h et 15h avec l’auteur du Parti Pris des choses et d’autres intellectuels de la
métropole présents à ce moment-là, il est intéressant de voir la réaction de Francis Ponge : « beaucoup trop parlé des relations franco-arabes.
Les questions commencent à me fatiguer ! » Lettre inédite de Francis Ponge à Albert Camus, datée du 21 décembre 1947.
4 Lettre dactylographiée (archives du Centre Albert Camus, Cité du livre, Aix-en-Provence).
5 Cf Charles Bonn, Kateb Yacine Nedjma, Paris, P.U.F. 1990.
6 Voir Fadhma Aïth Mansour, Histoire de ma vie, préface de Vincent Monteil et de Kateb Yacine, nouvelle édition, Paris, La Découverte, 2000.
Voir aussi Taos Amrouche qui dédie Le Grain magique : contes, poèmes, proverbes berbères de Kabylie « à Marguerite Fadhma Aïth Mansour,
ma mère, dernier maillon d’une chaîne d’aèdes », éd. La Découverte, 1996.
7 Jean El Mouhoub Amrouche, Journal (1928-1962) édité et présenté par Tassadit-Yacine Titouh, Paris, éd. Non lieu, 2011.
8 Mouloud Feraoun, Journal 1955-1962, Paris, éditions du Seuil, 1962, p. 44.
9 Mouloud Feraoun, Journal 1955-1962, Paris, éditions du Seuil, 1962, p. 45.
10 Mouloud Feraoun, Journal 1955-1962, Paris, éditions du Seuil, 1962, p. 170.
11 Mouloud Feraoun, Journal 1955-1962, Paris, éditions du Seuil, 1962, p. 187.
12 Référence au Statut de l’Indigénat décrété en 1874 pour la Kabylie et en 1881 pour le reste de l’Algérie, et qui ne sera aboli qu’en 1944 (par
une ordonnance du 7 mars).
13 Mouloud Feraoun, Journal 1955-1962, Paris, Éditions du Seuil, 1962, p. 338.
14 Cf Mouloud Feraoun, Le Fils du pauvre, Paris, Éditions du Seuil, 1951.
15 In Charles Bonn, Anthologie de la littérature algérienne, Paris, Le Livre de poche, 1987, p. 108-111.
16 « Camus l’Algérien », revue Simoun numéro spécial de juillet 1960, n° 3.
17 In Christiane Chaulet-Achour, « Camus et l’Algérie des années 90 », Revue Europe n° 849, octobre 1999, p. 174.
18 Naget Khadda, « Albert Camus et Mohamed Dib, les héritiers enchantés », in Albert Camus et les écritures algériennes, quelles
traces ? (Rencontres méditerranéennes, interventions des journées d’octobre 2003 à Lourmarin), EDISUD, 2004, pp. 103-118.
19 Ahmed Taleb Ibrahimi, De la décolonisation à la révolution culturelle 1962-1972 SNED, Alger, 1974.
20 Cf François Chavanes, Albert Camus, tel qu’en lui-même, Éditions du Tell, p. 142 qui cite ces extraits de la conférence d’Ahmed Taleb
Ibrahimi « Albert Camus vu par un Algérien » reproduite dans De la décolonisation à la révolution culturelle 1962-1972, p. 161-184 (citations
p. 182,184).
21 Abdelmajdid Kaouah, « Dialogue d’outre-tombe : Kateb Yacine et Albert Camus », in Albert Camus et les écritures algériennes, quelles
traces ? (Rencontres méditerranéennes, interventions des journées d’octobre 2003 à Lourmarin), EDISUD, 2004, p. 51-55.
22 Edward Saïd, Culture et Impérialisme (publié à New-York en 1994), traduit de l’anglais par Paul Chemla, Librairie Fayard et Le Monde
diplomatique, 2000.
23 Edward Saïd, Culture et Impérialisme, op. cit., pp. 248-268.
24 Afifa Bererhi (dir.), Albert Camus et les lettres algériennes : l’espace de l’interdiscours, Éditions Barzach 2007, t. II, p. 279-292.
25 Christiane Chaulet-Achour, Albert Camus et l’Algérie, op. cit., p. 37.
26 Christiane Chaulet-Achour, Albert Camus et l’Algérie, op. cit., p. 81.
27 Édition Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, t. IV, Appendices du Premier homme, notes et plan, p. 944.
28 Jeanyves Guérin, « Les hommes politiques français lecteurs de Camus », in Camus et la politique, Jeanyves Guérin (dir.), Actes du colloque
de Nanterre de juin 1985, éditions L’Harmattan, 1986.
29 In « Lettre à Roland Barthes » du 11 janvier 1955, éditions Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, t. II, p. 287.
30 Développement des objectifs de Combat : « De la révolte à la Révolution », éditorial du 1er octobre 1944 repris dans Actuelles. Chroniques
1944-1948, dédié à René Char, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, t. II, p. 539-540.
31 Cette pièce a paru dans Albert Camus et les écritures algériennes quelles traces ?, Edition EDISUD, 2004. Les écritures du sud, collection
les rencontres méditerranéennes Albert Camus (suite aux interventions qui ont eu lieu à Lourmarin durant les journées des 10 et 11 octobre
2003), pp. 143-178.
32 Abdelmajdid Kaouah, « Dialogue d’outre-tombe : Kateb Yacine et Albert Camus », in Albert Camus et les écritures algériennes, quelles
traces ?, EDISUD, 2004, p. 55.
33 Aziz Chouaki, « Le tag et le royaume », in Albert Camus et les écritures algériennes, op. cit., pp. 35-40.
34 Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, [1ère édition Alger, éd. Barzach, 2013], Paris, Actes Sud, 2014.
35 Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, Actes Sud, 2014, p. 17.
36 Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, Actes Sud, 2014, p. 152.
37 Maïssa Bey, L’Ombre d’un homme qui marche au soleil, Chèvrefeuille étoilée éditions, p. 12.
38 Maïssa Bey, L’Ombre d’un homme qui marche au soleil, op. cit., p. 25.
39 Boualem Sansal, Rue Darwin, Gallimard, NRF, 2011, p. 206.
40 Boualem Sansal, Rue Darwin, op. cit., p. 129.
41  Boualem Sansal, Rue Darwin, op. cit., p. 24.
42 Boualem Sansal, Rue Darwin, op. cit., p. 254.
43 Boualem Sansal, Rue Darwin, op. cit., p. 26.
44 Boualem Sansal, Rue Darwin, op. cit., p. 152.

Notes de la rédaction

Ce texte est issu d’une conférence prononcée au CTEL le 20 novembre 2013.

Pour citer cet article

Eveline CADUC, « Postérités d’Albert Camus chez les écrivains algériens de Kateb à Sansal », paru dans Loxias-Colloques, 4. Camus: "un
temps pour témoigner de vivre" (séminaire), Postérités d’Albert Camus chez les écrivains algériens de Kateb à Sansal, mis en ligne le 08
septembre 2014, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=686.

Auteurs

Eveline CADUC
Écrivain

Résumé

Dans la préface écrite pour la réédition de L’Envers et l’endroit en 1958 Camus écrit que chaque artiste
garde « au fond de lui, une source unique qui alimente pendant sa vie ce qu’il est et ce qu’il dit ». C’est
cette source que cet article tente de mettre en lumière en étudiant le sol dont elle jaillit et la manière
dont elle irrigue toute la production littéraire et philosophique de l’écrivain dès lors, comme l’écrit
Camus dans le même texte, « qu’une œuvre d’homme n’est rien d’autre que ce long cheminement pour
retrouver par les détours de l’art les deux ou trois images simples et grandes sur lesquelles le cœur,
une première fois, s’est ouvert ».

Index

Mots-clés : Camus (Albert)


Géographique : Algérie , France
Chronologique : XXe siècle

Plan

 I. L’enfance algérienne
 1. Une pauvreté baignée de lumière
 2. Le tournant de la vie
 II. Un homme épris de justice
 1. Des prises de position courageuses
 2. « Misère de la Kabylie »
 III. Le rêve généreux d’une fusion multiethnique
 1. L’École d’Alger et la revendication d’une culture méditerranéenne
 2. L’influence de saint Augustin
 IV. L’absurde ou la philosophie du bonheur
 1. « Il faut imaginer Sisyphe heureux »
 2. La révolte, une tension positive
 IV. La fascination pour les valeurs de la Grèce antique
 1. L’appropriation des grands mythes grecs
 2. Le mythe de Némésis et la pensée de midi
 V. La célébration lyrique de la révolte
 Conclusion : Une vie de combats

Texte intégral

1Je débuterai par une mise au point terminologique concernant le concept d’éthique. Qu’est-ce qui différencie l’éthique de
la morale ? Si l’on en croit la définition généralement admise, l’éthique est la science de la morale et des mœurs. C’est une
discipline philosophique qui réfléchit sur les finalités, sur les valeurs de l’existence, sur les conditions d’une vie heureuse, sur
la notion de « bien ». L’éthique peut également être définie comme une réflexion sur les comportements à adopter pour
rendre le monde humainement habitable. En cela, l’éthique est une recherche d’idéal de société et de conduite de l’existence.
La morale, quant à elle, est un ensemble de règles ou de lois ayant un caractère universel, irréductible, voire éternel.
2Mais pour moi la réponse la plus appropriée qui permet de distinguer ces deux concepts, me semble être celle d’André
Comte-Sponville. On connaît ce philosophe, excellent vulgarisateur d’idées complexes, l’ardent défenseur des thèses
d’Épicure et de Lucrèce1, dans leur philosophie du bonheur, cet humaniste qui fut l’élève et l’ami de Louis Althusser, et qui
siège également au Comité Consultatif National d’Éthique. Pour lui, la morale est ce que l’on fait par devoir (en mettant en
œuvre la volonté) et l’éthique est tout ce que l’on fait par amour (en mettant en œuvre les sentiments) : « bien agir, c’est faire
d’abord ce qui se fait (politesse), puis ce qui doit se faire (morale), enfin parfois c’est faire ce que l’on veut, pour peu qu’on
aime2 ». Et c’est la définition que j’ai envie de retenir.
3Que Camus ait été considéré comme un moraliste surtout par ses détracteurs ne peut être mis en doute, notamment par
sa constante réflexion sur la question du bien et du mal, mais ce qui ressort de son œuvre est surtout comment se conduire
face au mal, à la violence, à l’injustice. En cela il propose une éthique, une conduite de vie.
4Quant au terme d’humanisme je m’en expliquerai plus loin.
I. L’enfance algérienne
1. Une pauvreté baignée de lumière
5Camus naît à Mondovi, à proximité d’Annaba, le 7 novembre 1913, dans un quartier déshérité, au milieu de gens simples.
Il a vécu une enfance pauvre parmi les pauvres, proche des humbles, des milieux populaires et ouvriers. En 1921 la famille
s’installe à Alger près de Belcourt en lisière du quartier arabe. « La pauvreté n’a jamais été un malheur pour moi : la lumière
y répandait ses richesses. Même mes révoltes en ont été éclairées 3. »
6Il faut relire Le Premier Homme (titre en écho au nihilisme du « dernier homme » de Zarathoustra) : Camus réinvente
sa naissance dans une chambre misérable où l’on a allumé le feu et préparé des serviettes, sorte de reconstitution de la
nativité, tableau poignant où le père se découvre devant l’enfant qui naît.
7Son père, ouvrier agricole, est « mort au champ d’honneur » comme on dit. Sa mère fait des ménages, elle est sourde,
infirme, « pensa[n]t difficilement4 », regardant de sa fenêtre passer les trams, quasi-muette, vivant avec un frère infirme qui
était lui-même ouvrier. Elle-même est sous l’emprise d’une mère rude et dominatrice qui mène tous ses gens à la baguette,
ou plutôt au nerf de bœuf. Que de fois, elle essaiera de s’interposer avec ses pauvres moyens pour que sa mère ne frappe pas
trop fort ses enfants…
8L’Algérie de son enfance, c’est celle des plaisirs simples, les matchs de foot (Camus sera gardien de but mais ne pourra
poursuivre une carrière professionnelle à cause de sa tuberculose 5) et ces « quelques biens périssables et essentiels qui
donnent un sens à notre vie : mer, soleil et femmes dans la lumière6 ». La lumière comme antidote au malheur ? Les lieux de
son enfance, transfigurés par la magie des couleurs et des odeurs, Camus les célébrera aussi en de sublimes pages lyriques
qui ne sont pas sans faire penser au Gide des Nourritures terrestres même si le rapport de Camus à cette œuvre est
particulièrement complexe7, de l’échec, à seize ans, de sa première tentative de lecture, à « l’ivresse » et à « l’extase » de la
seconde mais aussi à la dénonciation d’une aporie : « Nourritures terrestres : cette apologie de la sensation… n’est jamais
qu’une intellectualisation des sens8 ». Noces, publié en 1939 à Alger aux Éditions Charlot, empreint de gravité festive, doit
beaucoup au livre Les Îles de Jean Grenier, son professeur de philosophie qui deviendra son maître incontesté, son
initiateur, son compagnon fidèle. Louis Faucon 9 a suggéré que le titre du recueil de Camus dérive de la citation que Jean
Grenier fait de l’Évangile de Matthieu dans un texte paru en 1930 et repris ultérieurement dans Inspirations
méditerranéennes : « Les noces sont prêtes… Allez donc dans les carrefours et appelez aux noces tous ceux qui seront là 10 ».
9Mais le royaume de Camus n’est pas celui des cieux, c’est celui des hommes de ce monde. Pour ce « penseur radical de
l’immanence11 », il ne s’agit pas de célébrer dans les noces de la terre et de la mer une puissance mais la beauté d’ici-bas et la
plénitude de la nature méditerranéenne, éclatante aussi bien dans les paysages que sur le corps de femmes. Et les heureux
pour Camus, ce sont ceux qui appartiennent à « toute une race née du soleil et de la mer, vivante et savoureuse 12 » qui ont le
culte et l’admiration du corps, où se conjuguent pauvreté matérielle et richesse sensuelle :
Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celles-là, et nouer sur ma peau l’étreinte pour laquelle

soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer 13.

10Ajoutons que Camus jouit d’autant plus de la vie, qu’il porte en lui l’imminence d’une mort « annoncée » qui fera naître
en lui un « tragique solaire ». Atteint de tuberculose, avec de nombreuses récidives, il hébergera dans son corps, sa vie
durant, cette maladie mortelle. Pourtant la mort arrivera là où l’on ne l’attendait pas, comme c’est souvent le cas, sur l’axe
sud-nord d’une route de vacances, de retour de Provence, à l’âge de quarante-sept ans en 1960. Dans la voiture accidentée :
les épreuves du Premier Homme et un exemplaire du Gai Savoir de Nietzsche.
2. Le tournant de la vie
11Survient l’élément capital de son enfance, qui va transformer son rapport à la pauvreté. Il est lié à la figure inoubliable
d’un homme qui va jouer un rôle décisif dans son destin et changer sa vie.
12En 1923, élève du cours moyen deuxième année, Camus est remarqué par son instituteur, Louis Germain, qui tente de
convaincre sa grand-mère de le préparer au concours d’entrée en sixième, au lieu de le présenter au certificat d’études qui
aurait clos sa scolarité. La grand-mère refuse d’abord : prolonger ses études est un luxe qu’on ne peut se permettre dans une
famille pauvre. Mais l’instituteur lui rend visite et obtient gain de cause : « Il avait pesé de tout son poids d’homme, écrit
Camus dans Le Premier Homme, […] pour modifier le destin de cet enfant dont il avait la charge, et il l’avait modifié en
effet14. »
13Louis Germain, pédagogue passionné, maître admiré et adulé, le père aussi, « sauvera » aussi – mais faut-il mettre des
guillemets ? – d’autres enfants arabes comme le kabyle algérien Mouloud Feraoun, instituteur puis inspecteur de l’Éducation
nationale, et écrivain, qui sera assassiné par l’OAS quelques jours après la fin de la guerre, à quatre jours du cessez-le-feu en
1962.
14C’est à lui, Louis Germain, modeste instituteur de la III e république, qu’il dédie le Discours de Suède, prononcé le 19
décembre 1957, à la réception du prix Nobel de littérature. Un mois plus tôt, c’est déjà à lui qu’il avait écrit :
J’ai laissé s’éteindre un peu le bruit qui m’a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que

je n’ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j’en ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que

vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de cette sorte

d’honneur. Mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le

cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève. Je vous embrasse de

toutes mes forces15.


15Mais alors même que le cours de sa vie va prendre une autre direction de façon inespérée, Camus ressent un étrange
sentiment de culpabilité, une véritable trahison, à sentir à quel point cette école du savoir l’éloigne de sa mère et du monde
des humbles, lui qui aurait dû rester « cet écolier en rade dans une usine du quartier pauvre » auquel sa pauvreté le
destinait :
Une immense peine d’enfant lui tordait le cœur, comme s’il savait d’avance qu’il venait par ce succès d’être arraché au monde innocent et chaleureux des pauvres 16.

16Cette pauvreté, Camus dit à maintes reprises, qu’elle lui a inculqué les vraies richesses, celles du cœur. Elle est au cœur
du projet d’écriture de son dernier livre : « Arracher cette famille pauvre au destin des pauvres qui est de disparaître de
l’histoire sans laisser de traces. Les Muets. Ils étaient et ils sont plus grands que moi 17 ». Mais Camus prend soin de
distinguer cette pauvreté de la misère dans laquelle vit la communauté arabe qui résulte d’une politique injuste et cruelle,
comme il l’explique dans « Misère de la Kabylie » :
Et à cette heure où l’ombre qui descend des montagnes sur cette terre splendide apporte une détente au cœur de l’homme le plus endurci, je savais pourtant qu’il n’y avait

pas de paix pour ceux qui, de l’autre côté de la vallée, se réunissaient autour d’une galette de mauvais orge. Je savais aussi qu’il y aurait eu de la douceur à s’abandonner à

ce soir si surprenant et si grandiose, mais que cette misère dont les feux rougeoyaient en face de nous mettait comme un interdit sur la beauté du monde 18.

17Rappelons la position peu glorieuse de Sartre qui plus tard, lui dira, non sans cynisme : « Il se peut que vous ayez été
pauvre mais vous ne l’êtes plus. Vous êtes un bourgeois comme Jeanson et comme moi 19 ». Pourtant Camus, que l’on sache,
ne s’en est jamais glorifié, il en a seulement fait son alliée dans ses justes combats.
II. Un homme épris de justice
18Camus en effet n’aura de cesse de combattre sous toutes ses formes les inégalités sociales qui le hérissent.
1. Des prises de position courageuses
19Tout jeune, Camus se montre viscéralement rebelle notamment à l’injustice, aux inégalités, qui frappaient les
Musulmans d’Afrique du Nord, avec lesquels il vit en quasi osmose. Sans doute cette attitude s’explique-t-elle par sa
proximité avec les pauvres, les humbles, ceux à qui la parole a été confisquée.
20Depuis l’intervention providentielle de Louis Germain, la voie des études lui est tracée (mais l’autorisation de préparer
l’agrégation lui sera refusée pour cause de tuberculose). Après avoir réussi sa première partie du bac en 34, il entre en classe
de philosophie où il est l’élève de Jean Grenier dont l’influence va être considérable. À peine sa licence de philosophie en
poche, en 1935, il crée à 22 ans le Théâtre du travail et participe à la rédaction de la pièce Révolte dans les Asturies, conçue
comme un canevas sur lequel les comédiens sont invités à broder, destinée à être jouée dans son théâtre par des amateurs.
La pièce décrit l’insurrection de mineurs de 1934, qui eut lieu dans la nuit du 5 au 6 octobre 1934 et qui fut brisée par la
répression. Le gouvernement de centre-droit (deuxième gouvernement) de la II e République espagnole fit intervenir l’armée
le 19 octobre, avec pour conséquence entre 1 500 et 2 000 victimes, dont 300 à 400 militaires. 30 000 ouvriers sont
emprisonnés. Le maire d’Alger fait interdire la pièce.
21Les prises de position courageuses se succèdent ; en charge de la « propagande dans les milieux musulmans » au Parti
communiste, auquel il adhère en 1934 et qu’il quittera en 1937, il diffuse et signe un manifeste d’intellectuels algériens
s’opposant au projet de loi Blum Violette (1936) qui prévoit que seuls vingt mille indigènes sur six millions pourront obtenir
la nationalité française.
22Mais surtout il déploie une intense activité journalistique parallèlement à son œuvre d’écrivain, que ses talents
d’essayiste, de romancier, de philosophe, d’homme de théâtre ont parfois tendance à faire oublier. Ainsi a-t-il collaboré du
côté des deux rives de la Méditerranée, à Alger républicain, « journal des travailleurs », remplacé par le Soir républicain fin
1939, quotidien algérois qu’il dirige, dont il a été le rédacteur en chef, en pleine censure. Un article édifiant et terriblement
actuel a été récemment exhumé des cartons des archives d’outre-mer par une journaliste du Monde, Macha Sery20. Camus
appelle les journalistes à servir la vérité et à rester libres face à tous les pouvoirs. Le texte sera interdit de publication et
restera inconnu jusqu’en 2012 ! Comment, se demande-t-il, en pleine guerre, conserver sa liberté ? La réponse se résume en
quatre points : lucidité, refus, ironie (elle ne rejette pas ce qui est faux, mais dit ce qui est vrai) et obstination.
23Il collabora aussi à Paris-soir dont il fut le secrétaire de rédaction, au journal Combat en 1944 (dont il a rejoint le
réseau de résistance en 43), à L’Express, en 1955, entre autres.
2. « Misère de la Kabylie »
24Je m’arrêterai sur le très important recueil d’articles écrits à l’occasion du reportage qui lui a été commandé par Alger
républicain, lors de la famine qui a frappé cette région misérable (« Le dénuement »).
25« Misère de la Kabylie » est un recueil d’articles qui seront repris dans Chroniques algériennes en 1958 (1939-1958), où
il dénonce les injustices dont est victime la communauté indigène, et combat avec véhémence les idées reçues concernant
« l’infériorité de la main d’œuvre indigène21 », et le mépris où on la tient.
Par un petit matin, j’ai vu à Tizi-Ouzou des enfants en loques disputer à des chiens kabyles le contenu d’une poubelle. À mes questions, un Kabyle a répondu : « C’est tous

les matins comme ça. » Un autre habitant m’a expliqué que l’hiver, dans le village, les habitants, mal nourris et mal couverts, ont inventé une méthode pour trouver le

sommeil. Ils se mettent en cercle autour d’un feu de bois et se déplacent de temps en temps pour éviter l’ankylose. Et la nuit durant, dans le gourbi misérable, une ronde

rampante de corps couchés se déroule sans arrêt. Ceci n’est sans doute pas suffisant puisque le Code forestier empêche ces malheureux de prendre le bois où il se trouve

et qu’il n’est pas rare qu’ils se voient saisir leur seule richesse, l’âne croûteux et décharné qui servit à transporter les fagots. […] Il me suffit de savoir qu’à l’école de

Talam-Aïach les instituteurs, en octobre passé, ont vu arriver des élèves absolument nus et couverts de poux, qu’ils les ont habillés et passés à la tondeuse. Il me suffit de

savoir qu’à Azouza, parmi les enfants qui ne quittent pas l’école à 11 heures parce que leur village est trop éloigné, un sur soixante environ mange de la galette et les autres

déjeunent d’un oignon ou de quelques figues22.

26Le texte fait surtout référence à des questions économiques. Camus se penche sur les problèmes économiques d’un pays
surpeuplé qui consomme plus qu’il ne produit sur une terre aride et montagneuse. Il dénonce le manque d’écoles qui se fait
cruellement sentir, et lutte pour la suppression de la séparation établie en 1892 entre deux systèmes d’enseignement destinés
l’un aux enfants européens, l’autre aux indigènes. D’un point de vue socio-économique, il analyse l’expérience des « centres
municipaux » créés en 1938 pour former les populations à un vrai régime municipal à travers l’exemple du village des
Oumalous près de Tizi Ouzou. Il propose d’étendre la même expérience à d’autres villages. Cette émancipation
administrative permettrait de rattraper l’erreur que les Français auraient commise d’imposer le statut personnel de
musulman aux Kabyles. Sans cesse il revient sur la société kabyle méprisée par le pouvoir, dont il n’a de cesse de louer la
fierté et le courage de son peuple, et son amour absolu pour la liberté.
27Plus tard en en 45, pour ne citer que ces quelques exemples, il signera un appel à d’urgentes mesures de justice après
les émeutes du Constantinois à Sétif en 1945 et la violente répression qui s’ensuivit. Et par la suite certains articles sous le
pseudonyme Mohamed Bensalem, se mettant du côté des gens réduits au silence dont il aura été le porte-parole.
III. Le rêve généreux d’une fusion multiethnique
1. L’École d’Alger et la revendication d’une culture méditerranéenne
28En 1936, un foyer informel se crée autour de l’École d’Alger qui regroupe la « bande à Charlot », dont la réflexion est
alimentée par la guerre d’Espagne, et la montée du fascisme en Italie, la lutte contre les méfaits de l’état colonial.
29La participation à l’École d’Alger va être à l’origine d’une prise de conscience de ses choix décisifs, mais aussi de ses
rejets. Pour Camus, la Méditerranée ne doit pas être ramenée à la romanité chrétienne du Bas-Empire, à une latinité non
dépourvue de relents malsains, qui fera plus tard le lit des nationalismes et des fascismes. Il combat également l’idée, qui
était dans l’air, d’une hiérarchie des cultures. Et en ce sens l’École d’Alger se démarque fondamentalement de l’École
coloniale que revendiquaient les algérianistes tendant à justifier la colonisation française enchantant l’énergie des colons
venus mettre en valeur la patrie algérienne. Pendant la guerre d’Algérie, la position de Camus est ambiguë, voire
ambivalente : s’il se montre réfractaire à l’indépendance, bien que révolté contre certains aspects du colonialisme, il est en
faveur de la cohabitation entre les deux pays ; deux pays, deux peuples, Français et Arabes d’Algérie. Écartelé, c’est à n’en pas
douter chez lui une posture fondatrice, mais tenant des positions courageuses, souvent intenables. En1956 quand il
prononça un appel en faveur de la trêve civile, il fut conspué aux cris de « À mort Camus ».
2. L’influence de saint Augustin
30Féru de culture méditerranéenne, Camus, imprégné de cette pensée « inspirée par les jeux du soleil et de la mer », rêve
de promouvoir une culture vivante, multiethnique en Afrique du Nord qui est la terre de Jugurtha, roi de Numidie et de saint
Augustin l’Africain, cet évêque, né en Afrique du Nord près de Bône, non loin du lieu de naissance de Camus, professeur de
rhétorique qui adhère au manichéisme fondé par le perse Mani (religion dualiste pour qui le bien et le mal sont deux
principes égaux, et qui est, pour le dire vite, un syncrétisme du zoroastrisme, du bouddhisme et du christianisme) ; puis se
convertira au christianisme après sa découverte de la philosophie néo-platonicienne qui se développe alors à Alexandrie au
IIIe siècle. Camus se sent particulièrement proche de celui qui croit en la foi sans refuser la raison et prônera une conception
métaphysique de la beauté et de l’amour. C’est de cet Augustin-là que Camus se sent proche, et auquel il va consacrer une
partie de son mémoire « Métaphysique chrétienne et néo-platonisme entre Plotin et saint Augustin », rapports entre la
pensée hellénistique et la pensée chrétienne, et non de celui qui représente l’idéal ascétique chrétien fondé sur le péché.
31Dans son rêve de fusion multiethnique, il veut associer des écrivains arabes, kabyles, berbères, juifs, chrétiens, autant
de communautés vivant en osmose avec la nature méditerranéenne. C’est au nom de ce commun amour de la terre mère,
cette « patrie de lumière », qu’il pensera plus tard que Français d’Algérie et Arabes, « frères de soleil », pouvaient s’entendre.
IV. L’absurde ou la philosophie du bonheur
1. « Il faut imaginer Sisyphe heureux »
32La notion d’absurde qui fonde la philosophie de ce livre, est d’un enjeu majeur. La notion d’absurde (« ce qui est
dissonant ») est centrale dans l’œuvre de Camus, on le sait. Elle est présente dans L’Étranger (1942), au théâtre
dans Caligula et Le Malentendu (1944), elle se retrouve à travers une évolution sensible de sa pensée, jusque dans La
Peste (1947). Et surtout dans Le Mythe de Sisyphe, essai sur l’absurde (1942). En exergue, une phrase de Pindare : « Ô mon
âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise tous les champs du possible ». On retrouve l’auteur de Noces.
33Le sentiment de l’absurde peut surgir de la « nausée » (référence à Sartre) qu’inspire le caractère machinal de
l’existence sans but, de l’hostilité primitive du monde auquel on se sent tout à coup étranger.
Il arrive que les décors s’écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi

jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi » s’élève et tout commence dans cette

lassitude teintée d’écœurement23.

34À quoi bon vivre puisqu’au bout la seule certitude est la mort, ce « côté élémentaire et définitif de l’aventure » qui
conduit à l’anéantissement de nos efforts et nous révèle donc l’absurdité de la vie. « Sous l’éclairage mortel de cette destinée,
l’inutilité apparaît24 ». À quoi bon ? serait-on tenté de dire. Mais Camus ne se satisfait pas de ce constat désabusé. En fait, ce
n’est pas le monde qui est absurde mais la rencontre entre son caractère irrationnel et ce désir éperdu de clarté dont l’appel
résonne au plus profond de l’homme.
[…] l’homme se trouve devant l’irrationnel. Il sent en lui son désir de bonheur et de raison. L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence

déraisonnable du monde25.

35Ainsi l’absurde n’est ni dans l’homme ni dans le monde, mais dans leur confrontation. Il naît de leur antinomie.
36Le Mythe de Sisyphe est l’exemple même de la révolte, positive, qui prend un sens très particulier chez Camus : c’est
celui de la conscience d’un destin écrasant qu’il faut affronter. C’est cette révolte qui confère à la vie son prix et sa grandeur,
exalte l’intelligence et l’orgueil de l’homme aux prises avec une réalité qui le dépasse, et l’invite à tout épuiser et à s’épuiser,
car il sait que « dans cette conscience et dans cette révolte au jour le jour, il témoigne de sa seule vérité qui est le défi 26. » Le
défi, la forme extrême du courage.
37Le mythe de Sisyphe est l’allégorie même de l’absurde qui va déboucher sur une notion positive. Pour avoir osé défier
les dieux, Sisyphe fut condamné à faire rouler éternellement un rocher dans le Tartare depuis le sommet d’une montagne
d’où la pierre retombait par son propre poids. Ils avaient pensé, dit Camus, avec quelque raison qu’il n’est pas de punition
plus terrible que le travail inutile et sans espoir :
Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d’où il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine.
C’est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m’intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre elle-même ! [.. ] À chacun de ces instants, où il quitte

les sommets et s’enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher […] La clairvoyance qui devait faire son

tourment consomme du même coup sa victoire. Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris 27.

38Mais si l’absurde nous révèle l’absurdité de la condition humaine, le revers de la notion est qu’elle permet à l’homme de
voir le monde d’un regard neuf : l’homme est profondément libre à partir du moment où il connaît lucidement sa condition
sans espoir. Et cette absence totale d’espoir métaphysique, il faut le préciser, « n’a rien à voir avec le désespoir » ou la
détresse. Camus le répétera à maintes reprises : « être privé d’espoir, ce n’est pas désespérer28 », bien au contraire.
L’homme absurde « a désappris d’espérer29 » : il sait qu’il « n’y a pas de lendemain30 » et que « l’indifférence à l’avenir » est
indissociable de « la passion d’épuiser tout ce qui est donné 31 ». D’où un bonheur de vivre qui ressortit à l’hédonisme,
proche du Carpe diem. La vie sera vécue d’autant plus pleinement qu’elle n’a pas de sens : « Il faut imaginer Sisyphe
heureux32. » Notons que l’expression pourrait avoir été inspirée à Camus 33 par le philosophe japonais Shûzô Kuki (1888-
1941), qui, après un séjour universitaire auprès de Husserl puis de Heidegger, en 1927 et 1928, prononça à Pontigny en 1928
deux interventions rassemblées sous le titre Propos sur le temps, ouvrage publié la même année. Évoquant la reconstruction
de Tokyo après le grand tremblement de terre de 1923, celui-ci propose déjà une relecture du mythe de Sisyphe qui serait
« un homme passionné par le sentiment moral. Il n’est pas dans l’enfer, il est au ciel » car « sa bonne volonté, la volonté
ferme et sûre de se renouveler toujours, de toujours rouler le roc, trouve dans cette répétition même toute la morale, en
conséquence tout son bonheur34 ». 
39Pour Camus, il s’agit de multiplier avec passion les expériences lucides, pour « être en face du monde le plus souvent
possible35 ». C’est ainsi que l’homme peut alors se sentir délivré des règles communes et apprendre à vivre « sans appel » et
à « mourir irréconcilié36 ». Cette attitude est résumée par cette formule saisissante dans la préface de L’Envers et l’endroit,
son premier ouvrage paru en 1937 aux Éditions Charlot : « Il n’y a pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre 37 ».
40Théoriquement, face à l’absurde, la réponse pourrait être le suicide. Camus en refuse le principe et l’écrit sans
ambages :
Je tire de l’absurde, trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté, ma passion. Par le seul jeu de ma conscience, je transforme en règle de vie ce qui était invitation à

la mort – et je refuse le suicide38.

41Il prend aussi» la liberté d’appeler […] suicide philosophique l’attitude existentielle 39 » qui divinise l’irrationnel et
cherche refuge hors du monde. Ainsi, selon Camus, pour Jaspers « l’absurde devient dieu40 » et « du dieu abstrait d’Husserl
au dieu fulgurant de Kierkegaard, la distance n’est pas si grande 41 ». Pour Camus, il s’agit de refuser résolument toute
« métaphysique de consolation42 » et d’opter pour « la raison lucide qui constate ses limites43 ». Au terme du
« raisonnement absurde », s’impose la valorisation du présent et la révolte :
Le présent et la succession des présents devant une âme sans cesse consciente, c’est l’idéal de l’homme absurde. Mais le mot idéal garde un son faux. Ce n’est pas même

sa vocation, mais seulement la troisième conséquence de son raisonnement. Partie d’une conscience angoissée de l’inhumain, la méditation sur l’absurde revient à la fin

de son itinéraire au sein même des flammes passionnées de la révolte humaine 44.
2. La révolte, une tension positive
42L’Homme révolté en 1951 qui fait suite au Mythe de Sisyphe, s’interroge entre autres sur le rôle de la révolte
philosophique et historique (qui l’opposera à Sartre en particulier). L’ouvrage qui comprend quatre parties va se clore sur la
question importante de la pensée de midi laquelle est au cœur de la réflexion particulièrement éclairante de Camus. Il en
sera question un peu plus loin.
43On connaît la célèbre formule liminaire : « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? L’homme révolté est celui qui dit non ».
Mais on connaît moins peut-être la suite : « C’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement 45. » On reconnaît
bien là les paires antithétiques propres à Camus, qui ne sont pas de pures contradictions mais relèvent sans doute de la
dialectique toujours présente dans son œuvre. Camus prend l’exemple précisément de la dialectique du maître et de l’esclave.
Un esclave qui se révolte contre son maître dit non à la situation qui lui est faite mais il affirme en même temps sa dignité
d’homme. L’antinomie, une fois encore, est le maître mot. La révolte soustrait l’homme à sa solitude, car elle est expérience
collective, solidaire, mais elle le ramène aussi à cette solitude, car c’est aussi une ascèse. Solidaire/solitaire. En témoignent
les figures tutélaires de la révolte, déclinées dans l’ouvrage, Prométhée, Achille (Patrocle), Œdipe, Antigone ou Spartacus.
Celle-ci est l’expression la plus pure de la liberté, mais elle impose une tension, une limite, notion fondamentale chez Camus.
C’est ce qui la distingue de la révolution, comme le précise Camus à propos de la vaine tentative des surréalistes de concilier
les deux :
Les surréalistes voulaient concilier le « transformer le monde » de Marx et le « changer la vie » de Rimbaud. Mais le premier mène à conquérir la totalité du monde et le

second à conquérir l’unité de la vie. Toute totalité, paradoxalement, est restrictive 46.

44Mais Camus fait le procès des révolutions qui ont été dévoyées, engendrant les pires fanatismes, les pires despotismes
et totalitarismes. Sartre ne lui pardonnera pas d’avoir été à contre-courant de la vulgate marxiste.
45Michel Onfray analyse, à la lumière de la réflexion de Nietzsche dont Camus dut un grand lecteur, l’opposition entre la
« gauche dionysienne », incarnée par Camus, et la « gauche de ressentiment » représentée par Sartre et les Sartriens :
La gauche dionysienne « dit oui »et tourne radicalement le dos à la gauche de ressentiment qui dit « non ». La première se nourrit de la pulsion de vie, la seconde de la

pulsion de mort.

Nietzsche s’oppose au socialisme de ressentiment : animé par l’envie de revanche, conduit par le désir de vengeance, ce socialisme-là s’installe du côté des passions tristes

et de la pulsion de mort47.

46La révolte se distingue non seulement de la révolution chez Camus mais également du nihilisme qui est pour lui la
perversion de la révolte. L’exemple le plus frappant de « nihilisme radical » pour Camus est celui que prône André Breton,
celui qu’on a appelé le « pape du surréalisme » :
47[Le surréalisme] a osé dire aussi, et ceci est le mot que, depuis 1933, André Breton doit regretter, que l’acte surréaliste
le plus simple consistait à descendre dans la rue revolver au poing et à tirer au hasard dans la foule. À qui refuse toute autre
détermination que celle de l’individu et de son désir, toute primauté, sinon celle de l’inconscient, il revient en effet de se
révolter en même temps contre la société et la raison 48.
48La pièce Les Justes, écrite en 1948, jouée en 1949, pose précisément la question du nihilisme. On connaît l’argument
historique. En février 1905, à Moscou, un groupe de terroristes, appartenant au parti socialiste révolutionnaire, organise un
attentat à la bombe contre le grand-duc Serge, oncle du tsar. Dans la pièce, Ivan Kaliayev (Serge Reggiani) chargé de lancer
la bombe est tétanisé au moment de passer à l’acte lorsqu’il s’aperçoit de la présence de deux enfants (nièce et neveu du
grand-duc) dans la calèche. Stepan, l’ancien bagnard, porteur d’un nihilisme moral, lui reproche ses hésitations. Dora (Maria
Casarès) elle, lui donnera raison. QUELLES QUE SOIENT LES RAISONS IL YA DES LIMITES À NE PAS FRANCHIR. Le
sens de la mesure sépare le juste (mesure) de l’assassin (démesure). Et cette limite, c’est que les innocents ne doivent pas
payer pour le despote. Si meurtre il doit y avoir, il doit être ciblé, non aveugle. Préserver l’innocence des enfants. Bornage du
politique par l’éthique. Sur la question de la violence, et partant du terrorisme, Camus a une attitude claire : « aucune cause
ne justifie la mort de l’innocent 49 ».
IV. La fascination pour les valeurs de la Grèce antique
1. L’appropriation des grands mythes grecs
49Il est capital de s’interroger sur le recours aux mythes grecs dans la révolte camusienne. Dans une note de 1950 il se
définit en tant que créateur de mythes : « Je ne suis pas un romancier au sens où on l’entend. Mais plutôt un artiste qui crée
des mythes à la mesure de sa passion et de son angoisse 50 ». Dans Le Mythe de Sisyphe s’exprime la conviction que « les
mythes sont faits pour que l’imagination les anime 51 », en accord avec Prométhée aux Enfers, texte publié en 1947 et repris
dans L’Été : « Les mythes n’ont pas de vie en eux-mêmes. Ils attendent que nous les incarnions. Qu’un seul homme au
monde réponde à leur appel et ils nous offrent leur sève intacte 52. »
50L’hellénisme de Camus est une composante essentielle de sa philosophie. Ses grandes idées en effet ne peuvent se
comprendre sans sa foi profonde dans les valeurs de la Grèce antique : beauté, mesure, équilibre, qu’il ne cesse de
revendiquer : « je me sens un cœur grec » répond-il au journaliste qui l’interroge en 1948 53. Dyonysisme hellénique,
atticisme des Hellènes, innocence de l’homme, autant de concepts sous-tendus par l’amour grec de la vie qui affirme : « Tout
mon royaume est de ce monde54 ».
51Il faudrait se demander pourquoi Camus a recours aux mythes grecs dans les essais (et bibliques dans une moindre
mesure dans les récits et nouvelles La Chute, L’Exil et le Royaume, La Femme adultère, Jonas, Le Premier Homme où il
réinvente sa naissance comme une nativité laïque. La question reste à éclaircir). Quoi qu’il en soit, il a besoin de la
distanciation que lui apporte le mythe et aussi de son universalité pour parler de son propre vécu. Une garantie en quelque
sorte d’authenticité. Outre Le Mythe de Sisyphe dont il a déjà été question, il faut citer, dans le recueil L’Été, « Le Minotaure
ou La Halte d’Oran ». Camus exècre cette ville de « provinciaux qui font le boulevard », où, journaliste à Paris Soir, il
s’installe avec son épouse Francine, oranaise d’origine, à partir de février 1940, puis en 1941 :
Nulle possibilité de salut ne peut venir de cette ville minérale qui tourne le dos à la mer, s’enroule sur elle-même comme un escargot, et où l’on erre comme dans un

labyrinthe […]. Oran est un grand mur circulaire et jaune, recouvert d’un ciel dur. Mais on tourne en rond dans des rues fauves et oppressantes, et, à la fin, le Minotaure

dévore les Oranais : c’est l’ennui55.

52Dans le même recueil, « L’Exil d’Hélène », avec pour dédicace : « À René Char, cette Hélène, passion commune,
fraternellement. », est un hymne à la Méditerranée et à la Grèce, qui célèbre les noces du ciel et de la terre, de la beauté et de
l’angoisse, de la lumière et des ombres, de silence et de la musique :
La Méditerranée a son tragique solaire qui n’est pas celui des brumes. Certains soirs sur la mer, au pied des montagnes, la nuit tombe sur la courbe parfaite d’une petite

baie et des eaux silencieuses monte parfois une plénitude angoissée. On peut comprendre en ces lieux que si les Grecs ont touché au désespoir c’est toujours à travers la

beauté et ce qu’elle a d’oppressant 56.

53Dans le droit fil de ces imprégnations grecques, il faut noter l’influence de Nietzsche (notamment Naissance de la
tragédie pour l’opposition entre dionysiaque et apollinien) :» Je dois à Nietzsche une partie de ce que je suis 57 », écrit
Camus en 1954. Sans doute cet aveu concerne-t-il celui qui salua l’audace des néo-platoniciens, adeptes d’une « philosophie
de la nature », mais qui fustigea aussi, sous toutes ses formes, l’illusion des arrières mondes : ce qui compte, c’est notre
monde, en tant qu’il est joie, création et plénitude vitale, volonté de puissance. Mais c’est surtout du Nietzsche amoureux du
Sud, que Camus se sent fraternellement proche. Stefan Zweig en parle admirablement dans le chapitre intitulé « Découverte
du Sud » (Entdeckung des Südens) de l’essai58 dans lequel il évoque Nietzsche en 1925. Ce chapitre a pour épigraphe :
« Nous avons besoin du Sud à tout prix, d’accents limpides, innocents, joyeux, heureux et délicats 59. (Wir haben Süden um
jeden Preis/helle, harmlose, muntere, glückliche/ und zärtliche Töne nötig.) ». Zweig y fait de la découverte du Sud le
tournant décisif dans la vie, la pensée et l’écriture de Nietzsche, qui « l’aide à se dégermaniser définitivement ».
2. Le mythe de Némésis et la pensée de midi
54Après Sisyphe, Prométhée, Hélène, il nous reste à convoquer un dernier nom que Camus emprunte à la mythologie
grecque, Némésis, en laquelle va s’incarner la « pensée de midi » ou le juste milieu. La réinterprétation camusienne de la
figure de Némésis, « fléau des hommes mortels », fille de « Nuit la pernicieuse » dans la Théogonie d’Hésiode60, n’est pas
moins radicale que celle de Sisyphe. Et elle est faite en toute connaissance de cause comme le souligne un passage de
l’« Exhortation aux médecins de la peste » que Camus n’a pas retenue dans la version définitive du roman mais qui fait
partie des « Archives de La Peste » publiées dans les Cahiers de la Pléiade en 1947 : « D’une façon générale, observez la
mesure qui est la première ennemie de la peste et la règle naturelle de l’homme. Némésis n’était point, comme on vous l’a dit
dans les écoles, la déesse de la vengeance, mais celle de la mesure 61 ». Camus n’oublie pas pour autant que Némésis est sœur
des Érinyes comme le rappelle l’ouverture de « L’Exil d’Hélène » :
La pensée grecque s’est toujours retranchée sur l’idée de limite. Elle n’a rien poussé à bout, ni le sacré ni la raison, parce qu’elle n’a rien nié, ni le sacré ni la raison. Elle a

fait la part de tout, équilibrant l’ombre par la lumière. Note Europe, au contraire, lancée à la conquête de la totalité, est fille de la démesure. Elle nie la beauté comme elle

nie tout ce qu’elle n’exalte pas. Et, quoique diversement, elle n’exalte qu’une seule chose, qui est l’empire futur de la raison. Elle recule dans sa folie les limites éternelles
et, à l’instant, d’obscures Érinyes s’abattent sur elle et la déchirent. Némésis veille, déesse de la mesure, non de la vengeance. Tous ceux qui dépassent la limite sont, par

elle, impitoyablement châtiés62.

55La révolte de Camus s’éclaire d’un jour nouveau. Ce couple antinomique, mesure et démesure, est au centre de la
conception de la révolte chez Camus. La révolte doit respecter la mesure, contrairement à la révolution qui crée
historiquement des fanatiques et tyrans et, de ce fait, verse dans la démesure. L’attentat est de l’ordre de l’hybris, crime
moral qui s’en prend à l’innocence des enfants. La mesure n’est pas la modération, comme on pourrait le croire, mais» pure
tension63 ».
56Toutes les images méditerranéennes chez Camus se développent autour de cette « pensée de midi », dans le sillage de
Nietzsche qui eut cette formule après avoir entendu la Carmen de Bizet, et dans l’amitié fraternelle de René Char. Comme le
rappelle Thierry Fabre64, la première occurrence du syntagme « pensée de midi », en 1948, se trouve dans « L’Exil
d’Hélène », dédié à Char65, qui en est pour Camus l’incarnation, comme il l’affirme dans une conférence radiophonique de la
même année :
Il est nouveau comme la Grèce, terre fidèle, comme ces présocratiques dont il revendique l’optimisme tragique. Seul vivant parmi des survivants, il reprend à nouveaux

frais, la dure et rare tradition de la pensée de midi. Char est né dans cette lumière de vérité. Et il est profondément significatif que les paroles de guérison nous viennent

de cette Provence hautaine et tendre, funèbre et déchirante dans ses soirs, jeune comme le monde dans ses matins et qui garde, patiemment, comme tous les pays de la

Méditerranée, les fontaines de vie où l’Europe épuisée et honteuse reviendra un jour s’abreuver 66.

57La pensée de midi conjugue les hasards de la naissance de Camus dans l’alliance du soleil et de la mer et ses choix
philosophiques, à la recherche de l’harmonie des extrêmes ou des contraires. Par exemple, le soleil est nécessaire à la terre
mais sans excès, sinon il ouvre à la brûlure irrémédiable de L’Étranger.
58Mais à ce sens symbolique et allégorique, se greffe un sens littéral qui est au cœur même de l’esthétique solaire de
Camus. Le zénith est bien ce moment privilégié où la lumière s’immobilise, » une limite dans le soleil » :
La pensée de Midi pourrait marquer au mitan de la journée l’arrêt du soleil au zénith et désigner cet instant d’équilibre parfait où le jour et la nuit font jeu égal. C’est aussi

cela la pensée méditerranéenne de Camus, suspendue entre le oui et le non, retenue entre l’envers et l’endroit, au point d’équilibre entre l’exil et le royaume 67.

59La notion de mesure est particulièrement importante à l’heure des bilans, en 1948, au sortir de la guerre. Car si la
mesure est l’apanage de l’hellénisme, et donc du monde méditerranéen, la démesure hélas aura été celui de l’Europe, avec
ses monstrueux totalitarismes :
La pensée autoritaire, à la faveur de trois guerres et grâce à la destruction physique d’une élite de révoltés, a submergé cette tradition libertaire. Mais cette pauvre victoire

est provisoire, le combat dure toujours. L’Europe n’a jamais été que dans cette lutte entre midi et minuit. Elle ne s’est dégradée qu’en désertant cette lutte, en éclipsant le

jour par la nuit. La destruction de cet équilibre donne aujourd’hui ses plus beaux fruits. Privés de nos médiations, exilés de la beauté naturelle, nous sommes à nouveau

dans le monde de l’Ancien Testament, coincés entre des Pharaons cruels et un ciel implacable. […]

Jetés dans l’ignoble Europe où meurt privée de beauté et d’amitié, la plus orgueilleuse des races, nous autres méditerranéens vivons toujours de la même lumière. Au

cœur de la nuit européenne, la pensée solaire, la civilisation au double visage, attend son aurore. Mais elle éclaire déjà les chemins de la vraie maîtrise 68.
V. La célébration lyrique de la révolte
60La révolte camusienne, et c’est l’apport sans doute le plus original de Camus à la notion, n’aurait aucun sens si elle
n’était liée avec la beauté, avec le lyrisme. Pour Camus, selon Agnès Spiquel, « il faut chanter la beauté et se révolter69 ». Et
surtout : la révolte devient inhumaine si elle ne va pas de pair avec la célébration lyrique par essence, de la beauté : « Le
lyrisme est du côté du oui, mais sans lui le non devient nihilisme 70 ».
61Admirer la beauté du monde. Tel est le devoir de l’homme. Sans doute l’influence de Plotin (205-270 ap. J.-C.), penseur
de la beauté, a-t-elle été décisive pour l’auteur de Noces, paru en 1939. Camus, dont le diplôme d’études supérieures
s’intitule Métaphysique chrétienne et néoplatonisme, ne peut qu’être séduit par la mystique plotinienne. Rappelons que
Plotin est le fondateur du néo-platonisme qui concilie la philosophie de Platon et plusieurs éléments de la spiritualité
orientale. L’Âme, entre autres hypostases ou principes divins, pour Plotin, est la médiation entre l’Intelligence dont elle
procède et le monde sensible qui en émane. Elle est une parcelle de cette Âme engendrée par l’Intelligence contemplant l’Un.
On atteint Dieu par l’élévation spirituelle de la pensée, par l’extase mystique :
Ce sentiment si nuancé et si plein de la divinité : cette exquise mélancolie de certains textes plotiniens nous mènent au cœur de la pensée de leur auteur. « Souvent je

m’éveille à moi-même en sortant de mon corps71… » Méditation de solitaire, amoureux du monde dans la mesure où il n’est qu’un cristal où se joue la divinité, pensée

toute pénétrée des rythmes silencieux des astres mais inquiète du Dieu qui les ordonne, Plotin pense en artiste et sent en philosophe, selon une raison toute pénétrée de

lumière et devant un monde où l’intelligence respire72.

62Le vrai lyrisme est dans la beauté du monde. Il faut vivre, ici et maintenant, pour que se déploie le lyrisme, qui se
manifeste pour Camus comme conséquence de l’absurde :
À ce moment, l’absurde, à la fois si évident et si difficile à conquérir, rentre dans la vie d’un homme et retrouve sa patrie. À ce moment encore, l’esprit peut quitter la

route aride et desséchée de l’effort lucide. Elle débouche maintenant dans la vie quotidienne. Elle retrouve le monde de l’« on » anonyme, mais l’homme y rentre

désormais avec sa révolte et sa clairvoyance. Il a désappris d’espérer. Cet enfer du présent, c’est enfin son royaume. Tous les problèmes reprennent leur tranchant.

L’évidence abstraite se retire devant le lyrisme des formes et des couleurs73.

63Les noces du ciel et de la terre célèbrent la fête des sens, couleurs, lumière, odeurs, atteignant à une jouissance quasi
cosmique. L’univers entier est convoqué dans ce chant splendidement jubilatoire. Il faut rappeler à quel point le sud, la
Méditerranée de Camus a un rapport, lyrique, géographique et mental, avec les commencements, l’innocence du premier
homme. Et tout naturellement c’est l’image de l’Éden qui s’impose : Lourmarin où il s’installera en 1958, pour mourir non
loin deux ans après.
Une matinée liquide se leva, éblouissante sur la mer pure. Du ciel, frais comme un œil, lavé et relavé par les eaux, réduit par ces lessives successives, à sa trame la plus

fine et la plus claire, descendait une lumière vibrante qui donnait à chaque maison, à chaque arbre, un dessin semblable, une nouveauté émerveillée. La terre, au matin

du monde, a dû surgir dans une lumière semblable 74.

64Si Camus récuse toute transcendance, la sensualité pénétrée d’érotisme qui imprègne ses textes n’est sans doute pas
loin de porter en soi certains élans mystiques :
Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes

de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. À certaines heures, la campagne est noire de soleil. Les yeux tentent vainement de saisir autre chose que

des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils. L’odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque dans la chaleur énorme. À

peine, au fond du paysage, puis-je voir la masse noire du Chenoua qui prend racine dans les collines autour du village, et s’ébranle d’un rythme sûr et pesant pour aller

s’accroupir dans la mer75.

65Le monde chante secrètement selon le rythme que peut percevoir celui qui s’ouvre à lui dans une « tendre
indifférence76 ».Une fois encore il faut noter ce couple antithétique, auquel font écho « tragique solaire77 », « plénitude
angoissée78 », « mort heureuse79 », « culpabilité raisonnable80 » mais aussi la « sérénité crispée81 » de René Char.
66Mais la fusion heureuse avec le monde entre le oui et non, l’envers et l’endroit, entre l’exil et le royaume, l’atticisme et le
christianisme, le dyonysisme et l’apollinien est refusée au nom de la lucidité, telle que l’entend Char : « la lucidité est la
blessure la plus rapprochée du soleil82 », Char lui-même pénétré de l’influence des présocratiques et d’Héraclite en
particulier. Opposition dynamique des contraires. Il s’agit de ne pas choisir entre les contraires mais de se maintenir sur la
ligne de crête : « Au sommet de la plus haute tension, va jaillir l’élan d’une droite flèche ; du trait le plus dur et le plus
libre83 », tels sont les derniers mots de L’Homme révolté.
67Le lyrisme de Camus dit la tension, le balancement entre les antinomies qui ne doivent pas se résorber. Le doute contre
la certitude. C’est ce qui le rend si attachant. Émotion et lucidité qui ne vont pas sans souffrance.
68Pour Camus, c’est ce monde méditerranéen qui a toujours donné sens à sa vie et que les intellectuels parisiens ont
qualifié de sauvage, d’archaïque, et de barbare. Innocence du monde grec et méditerranéen. Mais Camus ne cessera de
revendiquer : « [son] heureuse barbarie », et parodiant la phrase de Térence, il écrira : « Rien de ce qui est barbare ne peut
nous être étranger84 ».
Conclusion : Une vie de combats
69Sa vie a été un combat sur tous les fronts contre l’injustice, les humiliations dont sont victimes les plus faibles et les
plus pauvres, contre la barbarie. Il a sans cesse défendu les droits des humbles, des réprouvés, des exclus, il a même ouvert
un théâtre aux personnes les plus défavorisées, il a enseigné aux enfants juifs privés d’école pendant la guerre parce que juifs,
il en a caché quelques-uns à Chambon-sur-Lignon, il est allé au secours des exilés espagnols antifascistes, il a condamné les
totalitarismes (dans La Peste il renvoie dos à dos les fascismes bruns européens de Mussolini, d’Hitler et de Franco mais
aussi les fascismes rouges des pays de l’Est comme la Hongrie), il a combattu la peine de mort, à travers ses positions
théoriques et aussi dans son œuvre, un principe pour lui infaillible. Je citerai Réflexions sur la guillotine suivi d’un
collectif Réflexions sur la peine de mort en 1957, La Peste, L’Étranger, Le Premier Homme85 enfin qui révèle comment le
souvenir du père assistant à une exécution capitale qui le révulse « donne une leçon cardinale à partir de laquelle se structure
la droiture impeccable de l’homme et du penseur 86 ». Pour lui, dans le sillage de Victor Hugo, la peine de mort, outre sa
cruauté, est marquée du sceau de l’inutilité et de l’hypocrisie. Quel effet attendre d’une loi qui punit mais ne prévient pas ? Il
répugne à la violence qui fait commettre meurtres et attentats mais condamne l’État homicide qui en croyant faire un
exemple ne peut que démultiplier la violence. Et parfois engendrer des martyrs. Il demandera ainsi la grâce de Brasillach par
principe, bien que l’homme soit antisémite et pronazi. Ou encore de Rebatet. Autres positions qui manifestent une position
courageuse : il a refusé de siéger à l’Unesco qui abrita un représentant de l’Espagne franquiste, défendu des objecteurs de
conscience, il a été le seul intellectuel occidental à avoir dénoncé l’usage de la bombe atomique deux jours après le
bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki dans un éditorial resté célèbre à Combat (58 numéros entre 41 et 44,
mouvement uni de Résistance et de Libération nationale, réseau de résistance. Refus de la violence ? Nourri de pacifisme
dans l’entre-deux guerres, il rejoindra la Résistance sans prendre les armes.
70Combat, le maître mot qui à lui seul résume le courage de Camus, et celui de la lucidité sans complaisance, celui de
refuser de se couler dans le moule de l’indifférence, celui de résister sur tous les fronts. Et aussi d’être souvent à contre-
courant du « politiquement correct », et même ambigu au nom d’une loyauté d’une honnêteté inébranlable. Refusant les
diktats des partis. Souvent entre deux feux. À contre-courant de la pensée admise. C’est à n’en pas douter, un homme
torturé, écartelé entre doute et certitude, entre passion et devoir. De ces contradictions, Maria Casarès, qui a rencontré
Camus en 1944, et vécut avec lui un amour passionné, a écrit dans un livre de souvenirs. Et c’est à elle que je laisserai le
dernier mot :
J’ai aimé et j’aime Camus parce que, pris dans ses contradictions qu’il était le premier à dénoncer, même dans les moments de diversion sans lesquels aucun homme ne

peut subsister, il a employé toute son attention à ne jamais se laisser distraire de cette veine vive qu’il suivait à même la surface de la pierre sans jamais s’en détourner, au

risque même parfois de « sembler » perdre de vue, la ligne même à laquelle il s’attachait pour rester fidèle à sa passion de justice et de vérité 87.

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