Vous êtes sur la page 1sur 429

Dr Wladimïr GUETTEE „

SOUVENIRS
D UN

PRÊTRE ROMAIN

DEVENU PRETRE ORTHODOXE

PARIS
FISC H BACHER,. H » 1 T,E u R,
HUE Dli SE1NK,' iïiî
.

1889,
Bruxelles. — împ- V* Monnoin,2tî, rue <H; l'Indusi.rùP..
SOUVENIRS
D'UN
... •

PRETRE ROMAIN DEVENU PRETRE ORTHODOXE


Bruxelles. - Imp. V Monnoin, 26,lue do l'industrie.
SOUVENIRS

...
,/ D'UN

PRÊTRE ROMAIN DEVENU PRÊTRE ORTHODOXE


Dr Wladimir GUETTEE

SOUVENIRS
D'UN

DEVENU PRÊTRE ORTHODOXE

Taris Bruxelles
FISCHBACHER VEUVE MONNOM
éditeur impi imeur-éditeur
RUE Il H SKINIS, 133 RUlï I>K I/INDUSTHIE, 2Q

iS8q
A MES AMIS

Je ne prétends pas être un de ces hommes


extraordinaires dont la renommée grandit avec
les siècles.
Cependant, on a parlé et on parle encore beau-
coup de moi. Je ne puis donc croire que l'on gar-
dera le silence après ma mort.
Plusieurs de mes ouvrages me survivront.
Les hommes instruits en diront du bien; les
autres, du mal; l'auteur partagera leur sort.
Si, pendant ma vie, mes ennemis ont cherché à
me flétrir, que n'oseront-ils pas lorsque je ne serai
plus là pour répondre ?
N'appartiennent-ils pas à un parti qui ne sait
rien respecter?
C'est pour cela que je publie ces Souvenirs.
Je les publie pour célébrer le cinquantième
anniversaire de mon ordination sacerdotale.
Je les dédie à mes amis. J'ai voulu mettre entre
leurs mains des documents dont ils pourront se
servir pour défendre ma mémoire.
Dans l'humble sphère où j'ai vécu, sans ambi-
tion et sans orgueil, j'ai beaucoup vu, beaucoup
observé. Je me suis trouvé en rapport avec ce
qu'on est convenu d'appeler de grands person-
nages. Je dirai sur eux ce que j'ai vu ou su d'une
manière certaine. Je ne trahirai pas la vérité pour
plaire à leurs amis.
Je n'ai rien à ménager à leur égard. Cependant,
je ne ferai pas de scandale. A quoi bon? J'en dirai
assez pour que la vérité soit connue.
Je m'attacherai scrupuleusement à ce qui me
concerne et je le raconterai consciencieusement.
Ces Souvenirs seront utiles à ceux qui voudront
se former des idées justes, non seulement sur moi,
mais sur les hommes avec lesquels j'ai été en rap-
port, et sur des événements qui appartiennent à
l'histoire de l'Eglise de France au dix-neuvième
siècle.
Ils seront utiles aussi à mes frères orthodoxes,
qui y trouveront un tableau fidèle de la vie inté-
rieure de cette Eglise romaine dont les hautes
prétentions sont si mal justifiées. Ils y verront
comment, en combattant les fausses doctrines de
cette Église, j'ai été amené à l'Église orthodoxe,
seule vraie Église dé Jésus-Christ.x

':- ; •; Dr "W. GUETTÉE.


Souvenirs d'un Prêtre romain
DEVENU PRETRE ORTHODOXE

Mon éducation ecclésiastique. —Chez M. l'abbé Léon Garapin. —Au


petit séminaire. — Un supérieur éteignoir. — L'abbé Meunier. — Les
professeurs — Mes lectures. — Au grand séminaire. — La philoso-
phie sous l'abbé Venot. — La théologie sous les abbés Laurent et
Richaudeau. — Une petite lettre de M. Richaudeau et réponse. —
L'abbé de Belot et l'abbé Duc, supérieurs du séminaire. — La congré-
gation jésuitique de l'abbé Duc. — Une émeute. — Les noirs et les
blancs. — Intervention de l'évêque M. de Sauzin.— La paix rétablie.
•—
Mauvais sentiments de l'abbé Duc à mon égard. — Mes relations
avec le père Fanlin, jésuite. — Je quitte le séminaire avec bonheur.

^^fflWJ e suis né à Blois le ier décembre 1816. Mes pa-


WÊÊiï
mm rents n'étaient ni nobles ni riches; mon père
SsaSisasIl était un honnête homme, ma mère une femme
pieuse et intelligente.
Dans une plus haute sphère, ma mère fat devenue une
femme de rare distinction. Ses moeurs étaient graves, ses sen-
timents vraiment chrétiens; elle détestait la bigoterie et les
bigotes. Elle ne savait pas ce que c'était que le jansénisme,
mais les dévots actuels l'appelleraient janséniste parce qu'elle
=
détestait les préjugés et les superstitions.
Comme elle, je fus toujours sincèrement religieux, mais
ennemi des bigots et de leurs hypocrisies.
Comme elle, je fus donc, dès mon enfance, janséniste sans
le savoir. Je prie de croire qu'il n'y avait, dans ce jansénisme,
rien des cinq propositions, ni du silence respectueux, ni de
la bulle Unigenitus. On ne pourrait y trouver qu'un instinct
chrétien, une opposition innée à tout ce qu'on appelle aujour-
d'hui jésuitisme.
A force de travail et d'économie, mes parents étaient par-
venus à une modeste aisance; en 1882, j'eus le malheur de
perdre mon excellente mère. Elle mourut à notre maison de
campagne des Renardières, près Blois.
J'étais âgé de douze ans lorsqu'on me confia à M. Léon
Garapin pour commencer mon éducation ecclésiastique.
M. Léon Garapin était un bon prêtre pour lequel ma mère
professait une espèce de culte. Il était pieux, charitable, stu-
dieux, ne s'occupait que de son ministère et ne se mêlait
jamais, sous prétexte de zèle, des choses qui ne le regardaient
pas. Je me suis toujours souvenu avec respect de cet excellent
homme qui ne me donna jamais que de bons exemples. Sa
vie était irréprochable. Quoique d'une santé très délicate il
conservait une égalité de caractère qui attestait en lui une
grande vertu. Son intelligence était remarquable, son instruc-
tion variée. Je restai chez lui pendant deux ans à Neung-sur-
Beuvron. Il me fit faire des progrès remarquables sans
m'obliger à un travail fatigant. Il profitait même de nos
promenades quotidiennes pour m'initier à une foule de con-
naissances qui m'ont été fort utiles depuis. J'étais curieux;
je l'interrogeais sur tout ce que je voyais, dans nos prome-
nades, depuis les astres jusqu'aux fleurs et aux insectes que
j'apercevais à mes pieds. Il avait ainsi occasion de me donner
des notions d'histoire naturelle. Il emportait souvent en pro-
menade une Flore à l'aide de laquelle je pouvais analyser les
fleurs, en apprendre le nom et les propriétés. Quelques petits
ouvrages d'entomologie m'initiaient à la connaissance de ces
gracieux insectes qui sont les compagnons habituels des pro-
menades champêtres.
Ces promenades devenaient ainsi des moyens'de me donner
des connaissances aussi utiles qu'agréables.
Je revis depuis M. Léon Garapin à Montdoubleau dont il
était devenu curé ; puis à Blois, lorsqu'il fut nommé chanoine
et vicaire général honoraire. Je retrouvai toujours chez lui le
même homme, aussi pieux, aussi studieux, aussi intelligent,
aussi modeste.
Je citerai, dans ces Souvenirs, quelques-unes des lettres
qu'il m'adressa au sujet de mes ouvrages. Elles prouveront
que je n'ai pas été exagéré dans l'éloge que j'ai fait de ce bon
prêtre.
En sortant de la maison de M. Léon Garapin, j'entrai au
petit séminaire de Blois, dirigé par l'abbé Doré.
C'était un honnête prêtre, mais peu instruit et peu ami de
l'instruction. Il se montrait hostile à tout enfant qui manifes-
tait des tendances à sortir des sentiers battus. Pour lui, le
prêtre était un homme disant régulièrement sa messe et son "

bréviaire. Il ne comprenait rien à la haute mission sociale et


scientifique que le prêtre devrait remplir.
Il y avait dans sa chambre une bibliothèque à l'usage des
élèves. Cette bibliothèque était composée de petits romans
pieux et de quelques histoires comme celles de Rollin et du
père Daniel.
J'étais un lecteur intrépide. Les devoirs classiques et les
leçons ne me demandaient que peu de temps. Je lisais pen-
dant la plus grande partie des études. Je lisais sérieusement,
je faisais des analyses de mes lectures et même des tableaux
10 —

synoptiques des événements et des dates que me fournissaient


les livres que je lisais. J'eus la patience de faire ce travail
pour les histoires de Rollin et du père Daniel.
Je ne lisais pas les petits romans pieux pour lesquels
j'éprouvais un dégoût insurmontable.
M. le supérieur trouvait que j'allais beaucoup trop sou-
vent lui demander des livres. Je le vois encore me faisant
à ce sujet des observations. C'était un homme long comme
une perche; au bout de cette perche une toute petite tête
agrémentée d'un nez immense. Il me faisait l'effet d'un étei-
gnoir de sacristie.
C'était bien, en effet, un éteignoir.
Pour me dégoûter de la lecture il eut une idée qu'il crut
sans doute excellente. Il m'imposa des livres dont la lecture
lui semblait ennuyeuse au suprême degré. Il commença par
l'Histoire véritable des tempsfabuleux de Guérin du Rocher.
Cet ouvrage, en effet, n'est pas amusant; il est orné de nom-
breuses notes en langue hébraïque, et l'on trouve l'alphabet
de cette langue en tête du premier volume.
Je commençai par là. J'appris à lire l'hébreu à l'aide des
notes de l'ouvrage, puis je lus l'ouvrage lui-même. Au bout
d'une semaine je reportai le premier volume à M. le supérieur,
qui me dit en riant : « Vous ne demandez pas le second
volume, n'est:ce pas? — Pardon, Monsieur le supérieur, je
vous le demande. — Mais vous n'avez pas lu le premier? •—
Je l'ai lu. •— Tout entier? — Tout entier. — Même les
notes! — Même les notes. — Vous savez donc lire l'hébreu?
— J'ai appris à le lire dans ce volume. —Voyons, lisez-moi
cette note. — Je la lus et M. le supérieur fut obligé d'avouer
qu'il ne l'aurait pas lue aussi couramment que moi.
Un homme intelligent, en voyant un enfant montrer tant
de dispositions pour les études les plus arides, aurait dû
seconder de telles dispositions.
M. Doré n'était pas capable de concevoir une telle idée. Il
m'engagea à donner plus de temps à mes leçons et à mes
devoirs classiques, et à lire moins. Il consentit cependant à
me prêter les volumes de Y Histoire véritable des temps
fabuleux; puis d'autres qu'il choisissait parmi ceux qui
devaient m'offrir le moins d'attrait; par exemple le Spectacle
de la nature de l'abbé Pluche, les Leçons de la nature de
Cousin Despréaux; Y Histoire d'Angleterre du père Dor-
léans, etc., etc.
Je lisais tout, j'analysais tout, et je sortis du petit sémi-
naire avec un bagage scientifique et littéraire que mes con-
disciples n'avaient pas, et avec autant de grec et de latin
qu'ils pouvaient en avoir.
La mauvaise volonté de M. le supérieur tourna à mon
avantage. Les ouvrages qu'il me prêtait pour me dégoûter de
la lecture, m'habituèrent dès mon enfance, aux fortes études.
Si M. Doré, avec ses bouquins, a contribué à me donner
cette disposition, je l'en remercie.
Le seul homme intelligent et capable parmi les directeurs
du petit séminaire était l'abbé Meunier. Studieux, instruit,
doué d'une élocution brillante et facile, il aurait dû être
chargé du cours de rhétorique, même d'un cours d'éloquence
sacrée, si l'on avait songé à en établir un. Il avait le titre
d'économe et on l'avait chargé de la surveillance de la cui-
sine. La cour épiscopàle avait, comme on voit, un discerne-
ment remarquable. L'abbé Meunier quitta la cuisine du sémi-
naire pour la cure de Romorantin. C'est de là qu'il m'écrivit
une lettre que je donnerai plus loin et qui atteste l'estime et
l'affection qu'il avait pour moi.
Le professeur de rhétorique.était l'abbé Alexandre Garapin
frère de celui qui m'initia aux premières études ecclésiastiques.
11 avait beaucoup de goût pour le travail de la menuiserie.
Il faisait ses délices du Virgile travesti de Scarron et ne man-
quait jamais de nous lire en classe, dans le Virgile travesti,
les passages qu'on nous avait donnés à traduire. C'était un
modèle comme un autre et qui nous initiait bien aux délica-
tesses du poète latin. A. Garapin, après avoir fait de la
menuiserie dans une cure de village, devint jésuite. Je ne sais
ce que la sainte Compagnie a pu faire d'un tel menuisier.
Les autres professeurs du séminaire étaient à la hauteur du
professeur de rhétorique. Sous leur haute direction, on faisait
du latin de cuisine, un peu de grec de cuisine; on apprenait
>' par coeur
le cours d'histoire du père Loriquet et quelques
bribes d'écrivains de même valeur. C'était tout renseigne-
ment.
Etonnez-vous après cela que le clergé soit si ignorant!
Je passai quatre ans dans ce petit séminaire modèle. Oh !
le bon souvenir que j'en ai conservé! Heureusement que
j'avais été un peu récalcitrant pour la direction que l'on
voulait m'imposer. Je lus beaucoup, beaucoup. Les livres
que l'on m'accordait contenaient toujours quelque chose de
bon. J'en ai profité; mais je ne dois aucune reconnaissance à
ceux qui s'appliquèrent à mettre obstacle à mes bonnes dis-
positions, au lieu de les seconder.
En sortant du petit séminaire j'entrai au grand séminaire
pour y faire ma philosophie et ma théologie.
Le cours de philosophie durait une année ; le cours de théo-
logie, trois années.
J'avais dix-neuf ans quand j'étudiai en philosophie. On me
mit entre les mains un ouvrage stupide écrit en mauvais latin,
et je trouvai pour professeur l'abbé Venot, mon condisciple,
qui en était à sa deuxième année en théologie. J'avais peu
de confiance en sa capacité. A vrai dire, on n'avait pas
examiné, avant de lui confier la chaire de philosophie, s'il
savait quelque chose en cette science. On avait vu en lui un
petit jeune homme, pas plus bête qu'un autre, très pieux,
très soumis aux supérieurs, et l'on avait pensé que c'en était
assez pour en faire un professeur de philosophie. Vraiment
il pouvait aussi bien qu'un autre enseigner la philosophie telle
qu'on la comprenait dans le clergé. Il suffisait d'apprendre
une thèse; on la récitait; on donnait aux objections les
réponses bénignes indiquées dans le livre et l'on était parfait
élève en philosophie.
J'ose dire que cela ne me satisfaisait pas du tout. Je lisais
deux ou trois fois la thèse et j'étais assez fort pour me tirer
d'affaire avec honneur si j'étais interrogé en classe. Que faire
le reste du temps?
Je repris mes lectures, comme au petit séminaire. On vou-
lait bien me prêter à la bibliothèque les oeuvres de Descartes,
de Mallebranche, du père Buffier, de M. de Bonald ; quel-
ques volumes de Lamennais, et d'autres ouvrages de philo-
sophie scolastique.
Je lus tout cela.
Le système de Lamennais était alors en vogue. Les carté-
siens et les lamennaisiens brisaient des lances avec une intré-
pidité toute juvénile. Je ne me mêlai pas à ces discussions.
J'étais éclectique, et j'admettais ce qui me convenait dans les
divers systèmes.
Je commis alors un gros crime. On ne m'en aurait pas
donné l'absolution si je l'eusse confessé. Je sus me procurer
quelques ouvrages de Herder, de Kant, de Cousin, de Dami-
ron. Je lus même quelques ouvrages de Voltaire, de Diderot,
de Jean-Jacques Rousseau. J'invoque une circonstance atté--
nuante : je lisais en même temps les ouvrages de Guenée, de
Bergier, de Barruel et quelques autres dans le même genre.
Je m'essayai'même à la polémique contre les adversaires du
christianisme. Dans un âge déjà avancé, j'ai retrouvé, dans
mes papiers, quelques-uns de mes opuscules d'élève en philo-
sophie. Je ne les trouvai pas trop mauvais. Ils m'ont prouvé
— 14 —

qu'à dix-neuf ans, j'avais du bon sens, pas mal de style et un


tantinet de malice.
Il ne m'appartient pas de dire si j'ai persévéré dans mes
dispositions premières.
Je fis donc ma philosophie sans m'occuper ni du livre
classique, ni de mon jeune professeur. J'ignore si mes con-
disciples ont profité beaucoup de l'un et de l'autre. Je ne me
suis jamais aperçu de leurs connaissances en philosophie.
Au bout d'une année de grand séminaire, j'entrai dans le
sanctuaire théologique.
Un mot d'abord du supérieur du grand séminaire. C'était
l'abbé de Belot, un homme respectable qui avait puisé, dans
sa famille fort honorable, des manières distinguées. J'insiste
sur ce point, car tous les autres, supérieurs ou directeurs des
deux séminaires, à part l'abbé Meunier, étaient de vrais pay-
sans ensoutanés. M. de Belot était très pieux; on l'aimait. Je
ne sais pourquoi il quitta le séminaire. Il fut nommé curé de
la cathédrale, et j'aurai occasion de parler des relations que
j'eus plus tard avec lui.
Il fut remplacé par un certain abbé Duc qui n'appartenait
pas au diocèse. On le surnomma le Grand-Duc, parce qu'il
avait la figure plate comme le hibou honoré de ce titre par les
naturalistes, et que, pas plus que son homonyme, il n'aimait
la lumière.
Il y avait alors au séminaire de Blois deux professeurs de
théologie. L'un, M. l'abbé Laurent, enseignait la théologie
morale; l'autre, M.l'abbé Richaudeau, enseignait la théologie
dogmatique.
M, Laurent, maladif et nerveux, dictait, dans chaque
classe, avec une extrême rapidité, des suppléments au Cours
i de Théologie de Bailly qui était l'ouvrage classique. Les sup-
pléments étaient plus considérables que l'ouvrage classique
• lui-même. Ils étaient composés d'extraits de divers théolo-
giens. Comme le temps manquait, dans l'heure consacrée à
la classe, pour copier et expliquer, il en résultait un cours
indigeste, confus ; la plupart des élèves le comprenaient d'au-
tant moins qu'ils n'avaient pu prendre que des copies tron-
quées des suppléments dictés trop rapidement.
M. l'abbé Richaudeaudictait ses traités tout en renvoyant,
de temps à autre, à Bailly, l'auteur classique pour le dogme
comme pour la morale. Les deux professeurs étaient deux
types parfaits du prêtre instruit tel qu'on le forme dans les
séminaires. Hélas! quelle instruction !
Je dois dire que j'abordais la théologie avec une haute idée
de cette science. Je m'étais formé à moi-même cette idée, car
personne jusqu'alors n'avait songé à me l'inspirer. L'enseigne-
ment qu'on avait prétendu me donner était détestable et ne
m'aurait, certes, pas préparé à la théologie, but suprême
cependant de la science ecclésiastique. Mes études particu-
lières m'avaient mieux servi; mais, lorsque j'abordai l'ensei-
gnement théologique, quelle déception!
Je commençais à être un vrai jeune homme, et la réflexion
avait poussé avec la barbe. Je compris donc tout de suite que
les cours, dans les deux séminaires, se valaient, et que plus
ça changeait, plus c'était la même chose.
Le cours de M. Laurent était un fouillis où l'on ne pouvait
même pas attraper à la course, l'idée de morale. Les traités
de M. Richaudeau étaient petits, secs, étriqués comme le pro-
fesseur lui-même. Il dictait pendant une demi-heure. Pen-
dant l'autre demi-heure, deux ou trois élèves récitaient quel-
ques lignes de la leçon. L'heure sonnant, on levait la séance.
Dans les deux cours, on suivait la méthode strictement
scolastique, et l'on y parlait un latin qui aurait bien fait rire
Ciceron, s'il l'eut compris.
Bailly enseignait, dans son ouvrage, la doctrine des quatre
articles du clergé de France. Il les enseignait paisiblement
— 16 —

depuis un demi-siècle environ lorsqu'il fut mis à l'index, à


peu près à la même époque que son humble disciple qui écrit
ces Souvenirs. Nous en dirons un mot plus tard. M. Richau-
deau enseignait les quatre articles, comme son auteur, et se
montrait très gallican.
Depuis, il est devenu très fanatique ultramontain, et il
écrivit quelques volumes ou articles parfaitement illisibles.
J'eus occasion de lui donner une petite leçon à propos de son
changement. Je dis bien vite que j'étais déjà orthodoxe alors.
J'anticipe un peu sur les événements, mais je consens à ce
que l'on me reproche de ne pas suivre une exacte chrono-
logie.
M. Richaudeau, devenu aumônier des Ursulines de Blois.
lorsque les jésuites furent chargés du séminaire, faisait tran-
quillement de l'ultramontanisme inoffensif lorsqu'une de mes
brochures lui tomba sous la main. Il prit aussitôt son plus
beau papier à lettres, saisit sa meilleure plume, et m'écrivit
cette petite missive :
« Intonas super me judicia tua, Domine, et
I
Do timoré ac tremore concutis omnia ossa mea.
.Sainte-Ursule
de lilois. (Imit., 3. 14.)
J. M. j. « Humiliamini igitur sub potenti manu
Arrière! Les Dei, ut vos exaltet in tempore visitationis.
euMirs de Jésus
et de il une (1, Petr., 5. 6.)
sont là.
« Respice stellam, invoca Mariam. (S. Bernard.)

« Votre sincèrement et affectueusement dévoué

« RICHAUDEAU. »

Le petit papa Richaudeau me menaçait d'abord de la colère


divine.
« Seigneur, tu fais retentir tes jugements comme un ton-

nerre sur moi, et tous mes os en ont été ébranlés par la crainte
et la terreur. »
— i7 —

Puis il indique le moyen d'échapper à cette fâcheuse situa-


tion :
.
« Humiliez-vous donc sous la puissante main de Dieu afin
qu'il vous élève au moment où il vous visitera. »
Enfin, il indique quel sera mon sauveur :
« Regarde l'étoile, invoque Marie. »
Je suis sûr que le petit papa Richaudeau avait bien tra-
vaillé pour combiner et élaborer sa missive, illustrée de deux
jolis timbres. Il n'y avait qu'un hérétique pour ne pas se
rendre. Je répondis aussi en latin, aux trois points de la
lettre.
D'abord, j'appris au petit papa que je devais être étonné
de sa transmigration du camp gallican au camp ultramontain
et je lui dis :
« Fratres, state et tenete traditiones quas didicistis. (2, ad
Thessalon, 2. 14.)
« Miror quod sic tara cito transferimini ab eo qui vos
vocavit in gratiam Christi, in aliud evangelium... sed licet
nos aut angélus de coelo evangelizet vobis proeterquam quod
evangelizavimus vobis, anathema sit (1)! (Ad Galat., I.
6. S.) »
J'appris ensuite au petit papa que ce n'était pas la sainte
Vierge à laquelle il me renvoyait qui était la rédemptrice de
l'humanité.
« Hic (Jesus-Christus) est lapis qui reprobatus est a vobis
oedificatibus, et non est in alio aliquo salus. Nec enim aliud

(1) « Frères! tenez bon et conservez les traditions que vous avez
apprises.
« Je suis étonné que si vite vous ayez passé de l'Evangile, qui vous a
appelé dans la grâce du Christ, à un autre Evangile... Mais alors même
que nous-mêmes ou un ange du ciel vous enseigneraitun autre Evangile,
qu'il soit anatèhme ! »
nomen est sub coelo datum hominibus in quo aporteat nos
salvos fieri (i). (Act., IV. n. 12.)
Enfin, comme le petit papa voulait m'effrayer en me par-
lant du jugement de Dieu, je lui ai rappelé .ces passages de
l'Ecriture ;
« Domine, in via testimoniorum tuorum delectatus sum.
(Ps. 118. 14.)
« Viam veritatis elegi; judiçia tua non sum oblitus.
(Ibid., 20.)
« Et loquebar in testimonis tuis in conspectu regum, et non
confundebar. (Ibid., 46.)
« Superbi inique agebant usquequâque; a lege
autôm tua
non declinavi. Memor fui judiciorum tuorum a soeculo,
Domine, et consolatus sum [2). (Ibid., 5i. 52.)
J'ai lieu de croire que M. Richaudeau aura compris. Le
;

gallican devenu ultramontain et partisan des nouveaux


dogmes trouva sans doute une dure leçon dans mes extraits.
Il dut comprendre qu'on se mettait mieux à l'abri des juge-
ments de Dieu, en suivant les vieilles traditions chrétiennes,
qu'en imitant les girouettes et en tournant à tout vent de doc-,
trines.
Il ne jugea pas à propos de riposter.
Quand je me rappelle ce qu'étaient les. cours de MM. Lau-

(1) « Jésus-Christest la pierre qui a été rejetée par vous qui bâtissez....
Cependant il n'y a pas de salut en dehors de lui. Et il n'a été donné, sous
le ciel, aux hommes, aucun autre nom qui puisse les sauver. »
(2) « Seigneur, dans la voie de tes témoignages, j'ai éprouvé une
grande joie.
« J'ai choisi la voie de la vérité ; je n'ai pas oublié tes jugements-
« Et je parlais conformément à tes témoignages en présence des puis-
~~ sants, et je n'étais pas confondu.
« Les orgueilleux faisaient le mal de toutes les manières ; mais je n'ai
— pas failli à ta loi. Je me suis souvenu des jugements que tu as prononcés
depuis longtemps, 6 Seigneur, et j'ai élé consolé. ».
. _ lt) —

rent, Richaudeau et Venot, je ne suis point étonné de la


crasse ignorance de la plupart des membres du clergé. Par
mes relations avec des prêtres de divers diocèses, j'ai appris
que les professeurs de Blois n'étaient pas plus mauvais que
ceux des autres évêchés. Si, dans le clergé, il y a quelques
exceptions, on ne peut les trouver que parmi ceux qui savaient
suppléer à l'insipide enseignement qui leur était donné.
J'ose dire que je fus du nombre de ceux-là.
Il me suffisait d'un quart d'heure pour préparerles devoirs
de classe. J'employais le reste du temps à la lecture de quel-
ques théologiens en réputation, particulièrement de Bossuet,
de Fénélon, d'Arnauld dont la Perpétuité de la foi était
tolérée, Mais je m'appliquai surtout à l'étude de l'histoire
ecclésiastique. Je lus deux fois les trente-six 'volumes de
Fleury et de son continuateur ; j'en fis l'analyse et je compo-
sai des tableaux synoptiques pour me fixer dans la mémoire
les dates et les principaux faits.
J'avais acquis une connaissance assez approfondie de l'his-
toire de l'Eglise, lorsque M. Richaudeau eut l'excellente idée
d'en faire un cours. Mais, grand Dieu ! quel cours Le pro-
!

fesseur ne donnait qu'une courte leçon par semaine, et cette


leçon se résumait dans un petit chapitre qu'il faisait réciter à
quelques élèves.
Ce chapitre était donné, à un élève qui devait le copier et
le passer à d'autres, de manière qu'au bout de la semaine cha^
cun eut copié le fameux chapitre.
M. Richaudeau avait une haute idée de ses petits chapitres.
Pour moi, qui possédais une analyse complète de l'ouvrage
de Fleury, jeTes trouvais insuffisants et détestables. Je ne pus
m'astreindre à copier le petit cahier ; je le. rendais à un autre
élève lorsqu'il m'avait été remis, et je n'en copiai jamais un
mot.
Un jour le professeur m'interrogea sur la leçon de la
20

semaine précédente. Je dis tout ce que je savais sur le sujet;


le professeur n'eut pas d'autre observation à me faire que
celle-ci : « Vousvsavez très bien votre histoire ecclésiastique,
me dit-il, mais vous entrez en trop de détails et je vois bien
que vous n'avez ni lu, ni copié mon cahier. J'exige que vous
le copiez tout entier et que vos réponses ne soient pas plus
étendues que celles qu'il contient. »
Il me fit remettre le dit cahier.
Je gardai le silence, ne sachant encore ce que je ferais.
Arrivé dans ma cellule, je le lus et j'y découvris de nom-
breuses fautes d'orthographe. Mon parti fut bientôt pris. Je
corrigeai, avec des lettres majuscules, toutes les fautes. Le
docte professseur ayant écrit maux en y ajoutant un e comme
s'il avait parlé de la ville de Meaux, je mis sur l'e un superbe
accent circonflexe très apparent. Je corrigeai toutes les fautes
d'une manière aussi visible, et je remis le cahier à l'élève qui
devait le recevoir de moi.
Quand lé cahier retourna à son auteur, il ne fut certaine-
ment pas flatté d'y trouver ce que j'y avais mis. Il ne me
parla plus du cahier.; mais quelle triste opinion il conçut de
moi! quelle insubordination!!! Quelques malices analogues
me donnèrent une bien mauvaise réputation dans notre état-
major; mais j'y étais fort indifférent; comme j'étais un des
rares élèves qui payaient pension, je savais bien qu'on ne me
mettrait pas à là porte.
M. l'abbé Duc, supérieur du séminaire, faisait une fois par
semaine ce qu'on appelait le cours d'Ecriture sainte. Ce cours
consistait dans l'explication mystique de quelques versets d'un
livre de l'Ecriture. La leçon durait une heure. Il serait bien
impossible d'être plus nul et plus insignifiant que ce pauvre
supérieur-professeur.
L'abbé Duc était, incontestablement, l'homme le moins
propre à gouverner un séminaire et à former des jeunes gens
pour le sacerdoce. Imbu de la doctrine des jésuites sur l'obéis- ,.-
sance passive, il ne prêchait que cela. L'élève le plus esti-
mable, à ses yeux, était celui qui obéissait le plus aveuglé-
ment.
Sans être insubordonné, je baissais l'obéissance passive;
aussi l'abbé Duc me détestait-il cordialement ; je le lui rendais
avec usure et mon bonheur était de me 'moquer de lui, en
singeant ses manières ridicules et son langage méridional qu'il
voulait nous imposer. Un jour, pendant ce qu'on appelait la
récréation, M. Duc racontait qu'il venait de lire une chose
fort intéressante. On vient, dit-il, de découvrir en Chine une
église chrétienne très ancienne; ce qui prouve que l'Evangile
y fut prêché dès les premiers siècles. — Vraiment, lui dis-je,
cela vient d'être découvert? — Mais oui, dit-il. — Comment
se fait-il alors que j'aie lu la même chose dans les Lettres édi-
fiantes, écrites par les jésuites, dans une lettre qui date du
dix-septième siècle et qui est, je crois, du père Parennin?
Le grand Duc rougit etbalbutia quelques mots qui n'avaient
pas de sens. Ce petit fait ne contribua pas à me mettre dans
ses bonnes grâces. Je n'étais pas le seul qui s'amusât aux
dépens de M. le supérieur. Il voulut se venger un jour dans
un examen public et releva, en souriant, une prétendue
erreur que j'aurais commise en répondant à une question
d'histoire ecclésiastique. Il voulut sans doute venger le petit
cahier Richaudeau. Malheureusement pour lui, il se trom-
pait, et je profitai si largement de mon avantage qu'il ne me
le pardonna jamais.
J'encourus encore son indignation en découvrant une société
d'espionnage qu'il avait organisée, à l'instar de celles queTes
bons pères jésuites organisent dans leurs établissements. Il
avait partagé le séminaire en deux groupes-: Les élèves selon
son coeur et ceux qui n'étaient pas aveuglément obéissants.
Les premiers devaient surveiller les autres, leur donner de
bons conseils et les amener dans la bonne voie. Le moniteur
chargé de m'espionrier n'était pas fin. Il était le chef des moni-
teurs, et, depuis, il a bien fait son chemin. Dès la première
monition qu'il me fît, je soupçonnai l'existence de la congré-
gation. Je fus assez diplomate pour gagner la confiance de
mon moniteur qui, dans sa candeur, m'exposa tout le plan
de la congrégation. Je racontai la chose à mes amis qui
avaient été, eux-mêmes, fort intrigués des monitions qu'ils
avaient reçues.
Alors on parla tout haut de la congrégation et l'on inter-
pella assez vivement les zélés qui avaient fait des monitions.
Une lutte s'ensuivit dans laquelle un des zélés, un Auvergnat,
frappa celui qui l'interpellait. Une vraie bataille s'ensuivit.
Supérieur et professeurs s'esquivèrent et se réunirent chez
l'économe afin d'aviser aux mo}rens à prendre pour arrêter
l'émeute.
C'était un vendredi. Il fut convenu que le lendemain les
confesseurs refuseraient l'absolution à tous ceux qui ne
feraient pas amende honorable. Ceux qui avaient reçu l'abso-
lution le samedi, descendaient, le dimanche matin, pour la
prière et la première messe, où ils devaient communier, avec
leur surplis. Les autres descendaient simplement en soutane.
Le samedi soir tous les révoltés s'étaient vus refuser l'abso-
lution; et étaient descendus, le dimanche matin, in nigris,
c'est-à-dire, sans surplis. Les blancs n'étaient pas nombreux et
semblaient honteux du rôle qu'on leur faisait jouer. Une fois
réunis pour la prière, les noirs partirent d'un tel éclat de rire
que blancs et directeurs en étaient confus. On rit encore pen-
dant la messe et M. le supérieur dut comprendre qu'il s'était
fourvoyé.
Il se rendit à l'évêché pour aviser l'évêque de ce qui se pas-
sait. L'évêque, Mgr de Sauzin, était un bon vieillard, vétéran
de l'ancien clergé gallican. Il avait joué un rôle important
23

dans les dernières assemblées dtl clergé dé France avant 1789.


C'était un homme vraiment saint et qui distribuait ses grands
revenus, aussi bien queson traitement, aux pauvres. lise rendit
au séminaire et nous adressa quelques paroles paternelles,
nous accorda une amnistie complète, nous engagea à faire la
paix et nous annonça que la congrégation n'existait plus.
La paix fut faite ainsi; mais le supérieur n'oublia jamais
que j'avais été à la tête de l'opposition ; il me voua une haine
•profonde.
Au grand comme au petit séminaire on me reprochait de
ne pas donner assez de temps à l'étude du livre officiel. Au
fond, on ne savait pas, au grand séminaire, le temps que j'y
donnais puisque j'étais seul dans ma cellule pendant les
études, et qu'en classe je répondais toujours bien lorsque
j'étais interrogé. Mais c'était une manière facile de me repro-
cher quelque chose. C'est tout ce qu'on voulait.
Un jour de promenade, Richaudeau me surprit seul, cou-
ché sous un arbre, un livre à la main. L'occasion était
bonne pour savoir ce que je lisais. Il s'approcha de moi et me
demanda pourquoi je ne prenais jamais part aux jeux comme
les autres. « Cela ne me plaît pas, répondis-je ; j'aime mieux
lire. — Mais que lisez-vous? — Voilà, monsieur, le livre que
je lis. » Il le prit et vit que c'était un traité de mathématiques
publié par l'abbé Pinaud, professeur au séminaire de Saint-
Sulpice..« Pourquoi étudiez-vous les mathématiques? —
Parce que cela me plaît; je suis libre; pendant les prome-
nades, de préférer l'étude au jeu. — Vous pourriez étudier
autre chose. — On étudie les mathématiques au séminaire de
Saint-Sulpice, puisque M. l'abbé Pinaud les enseigne et a fait
un livre pour diriger ses élèves dans cette étude. Pourquoi ne
ferait-on pas au séminaire de Blois ce qu'on fait à Saint-Sul-
pice? — Vous êtes une.mauvaise tête. ;— Merci, monsieur, »
répondis-je; et je repris mon.livre en souriant.
On m'avait vu avec un traité de mathématiques, un jour
de promenade ! on en conclut que tous les jours j'étudiais les
mathématiques au lieu d'étudier la théologie.
Ces logiciens se trompaient ; je n'étudiais les mathéma-
tiques que les jours de promenade. Je voulais avoir une idée
de cette science, mais je ne me sentais aucune vocation pour
devenir mathématicien.
Pendant mon séjour au grand séminaire, je faillis devenir
jésuite. Chaque année, à la rentrée des classes on faisait une
retraite. C'est bien la chose la plus abrutissante que l'on ait
pu inventer. On devait passer huit jours entiers en prière, en
examen de conscience, en méditation. On n'en sortait que
pour aller entendre des entretiens dits spirituels et des prédi-
cations solennelles. Le prédicateur de la retraite était presque
toujours un jésuite. Les confesseurs ordinaires engageaient
leurs clients à s'adresser au bon père, à lui faire une con-
fession générale et à lui demander des conseils.
Lorsque j'étais diacre, c'est-à-dire lorsque j'avais 21 ans, la
retraite fut prêchée par le père Fantin, supérieur de la maison
des jésuites de Bourges. J'allai me confesser au bon père, qui
me fit beaucoup de mamours, m'embrassa avec de vrais trans-
ports d'amour paternel, me fit promettre d'aller le voir chaque
jour à une heure qu'il me fixa. Je fus exact au rendez-vous.
Le bon père me recevait toujours avec le même amour pater-
nel, me pressait sur son coeur et me disait combien il serait
heureux de me gagner au petit troupeau choisi, c'est-à-dire,
à la Compagnie de Jésus. Je ne connaissais la Compagnie que
par les éloges qu'en faisaient souvent les supérieurs du sémi-
naire. Je voyais que les jésuites étaient toujours reçus par eux
avec des témoignages du plus profond respect. On disait sou-
vent que, dans la Compagnie, chacun des membres recevait
.
toujours la destination la mieux appropriée à ses goûts. Mon
amour de l'étude me prédisposait plutôt à la carrière de pro-
— 25 —

fesseur qu!à celle de curé. Je m'imaginai que mes goûts


seraient satisfaits si j'entrais chez les jésuites. Le père Fantin
m'avait deviné, ce qui n'était pas difficile, car je fus toujours
d'une candeur et d'une franchise d'enfant. Il me parla donc
de tous les moyens que me fournirait la sainte Compagnie
pour satisfaire mon goût pour l'étude. Je fus bientôt gagné.
Le bon père s'en aperçut et ne se gêna plus avec moi. « Mon
cher enfant, me dit-il, je vous aime comme un père. Nous
ne pouvons pas, malheureusement, prendre une décision,
après ces quelques jours que nous avons passés ensemble ;
mais, Tannée prochaine, à cause de vous, et à cause de vous
seul, je reviendrai prêcher la retraite, malgré les engagements
que j'ai pris d'aller ailleurs. Alors nous prendrons une déter-
mination définitive. » Il me serra bien fort sur son coeur, et
je retournai bien triste à ma cellule.
A la fin de la retraite, M. le supérieur annonça avec
émotion que le révérend père Fantin avait été si édifié de la
piété des élèves, qu'il reviendrait de nouveau l'année suivante
s'édifier au milieu d'eux.
Je savais mieux à quoi m'en tenir.
Le père Fantin tint parole. Je le vis dès son arrivée au
séminaire et nos relations intimes recommencèrent. Il me
parlait à coeur ouvert, tant il avait confiance en moi. Un
jour il me dit : « Que seriez-vous devenu, mon cher enfant,
si vous aviez suivi la carrière ordinaire? vicaire, curé, hélas!
avez-vous remarqué ce que sont ces ecclésiastiques? » lime
fit un portrait peu flatté du vicaire de ville et du curé de cam-
pagne. Passant aux chanoines, aux vicaires généraux, aux
évêques, il m'en fit un portrait dont ils n'auraient pas sujet
d'être fiers. Résumé de son entretien : en dehors de la Com-
pagnie de Jésus, il n'y avait ni moeurs, ni piété, ni science,
ni intelligence.
J'étais stupéfait et je me permis de faire quelques observa-
26

tions. « Si j'entre dans la Compagnie, dis-je, ce n'est pas


parce que je méprise le clergé séculier, mais à cause de l'espoir
que j'ai d'y suivre plus facilement mon goût pour l'étude.
Il y a sans doute des hommes de mauvaises moeurs dans le
clergé et des ignorants; mais je connais aussi des prêtres
instruits et pieux. » Le bon père comprit qu'il avait fait fausse
route; il atténua ce qu'il avait dit; mais le coup était porté.
Il fut convenu cependant qu'à la fin de l'année scolaire je
partirais pour Saint-Acheul, où je devrais me trouver le
31 juillet, jour de la fête de saint Ignace de Loyola.
Je demandai à mon père un peu d'argent pour faire le
voyage. Il me refusa, ne voulant pas me voir entrer chez les
jésuites. D'après les conseils du bon père Fantin, je dis à mon
père que ma mère étant morte, j'avais droit à un héritage :
« C'est vrai, répondit mon père, mais tu ne l'auras pas. Tu

peux m'appeler en justice et me forcer à te le donner. » J'écri-


vis au père Fantin que je n'oserais jamais appeler mon père
par devant les tribunaux. Il me répondit que je devais partir à
pied et demander l'aumône le long du chemin, à l'exemple de
plusieurs saints. Je n'étais'jamais" sorti de mon pays. Le tra-
jet de Blois à Saint-Acheul me paraissait immense. Je n'avais
pas un caractère chevaleresque comme les saints dont le
père Fantin me parlait, et je ne me sentais pas porté aux
aventures. Je n'entrepris donc pas le vpyage et, à la fin des
vacances, je rentrai au séminaire.
Au fond je commençais à perdre de mon admiration poul-
ies jésuites; le père Fantin, sans le vouloir; mêles avait fait
voir de trop près dans ses entretiens intimes. Je compris qu'ils
avaient d'eux-mêmes une trop haute opinion, et je me rap-
pelai, en l'écoutant, la parabole du Pharisien, qui avait de
lui-même une si haute estime, et qui méprisait les autres.
Je continuai au séminaire ma vie d'étude, et j'acquis une
somme de connaissances assez variées. Je lus les meilUéùrs
ouvrages de philosophie, de théologie et d'histoire. Il m'était
difficile, de me procurer d'autres ouvrages que ceux que l'on
me prêtait à la bibliothèque, mais pendant mes dernières
vacances, je m'émancipai un peu. Je passais la plus grande
partie de mon temps à la bibliothèque de la ville ; c'était celle"
de M. de Thémines, ancien évêque de Blois; elle était fort
riche. J'y étudiai l'hébreu ; j'y lus les ouvrages de géologie les
plus renommés à cette époque; je lus même des ouvrages de
Dupuy, de Volney, de Laplace. Je ne négligeai aucune
branche de connaissances humaines, persuadé que tout ce que
je pourrais apprendre me servirait plus tard.
Je fus ordonné prêtre le 21 décembre i83g. J'avais 23 ans
et 20 jours.
Je quittai sans regret la sainte maison ; j'en emportais une
somme de connaissances relativement considérable. Je n'en
devais rien à mes professeurs et c'était même malgré eux que
je les avais acquises. Ma conduite y avait toujours été régu-
lière ; mais je n'avais pu me courber aux exigences de l'obéis-
sance idiote et passive. Je partis donc avec la conviction que
mes supérieurs ne m'aimaient pas, malgré les belles paroles
qu'ils m'adressèrent à mon départ.
Pour dire la vérité, je les aimais peut-être encore moins
qu'ils ne m'aimaient, et je me sentis heureux lorsque je les
eus quittés.
II

Débuis de la vie ecclésiastique. — Vicaire à Saint-Aignan-sur-Cher. —


Un joli curé et son joli régiment du ruban ronge. — Pourquoi M. lé
curé fit grand éloge de moi pour me faire nommer curé. — Vicaire à
Montrichard. — Un bon curé qui apprit à connaître Duc et Ci0. —
— Curé à Fresnes. — Méthode pour apprendre le catéchisme à des
crétins. — Mes écoles. — Joli rôle de M. l'inspecteur et de M. le préfet.
— Mes premières relations avec M. Fabre des Essarts, vicaire-général.
— Mes premiers travaux littéraires. — M. Fabre des Essarts veut
m'encourager et me nomme curé de Saint-Denis-sur-Loire.— Intrigues
de Duc et Ciu pour m'empêcher d'avoir cette place. — Mort de Mgr de
Sauzin. — M. Fabre des Essarts lui succède. •— Il s'intéresse à mes
travaux. — Il veut voir le manuscrit de mon premier volume et le fait
examiner par M. Guillois, le prêtre le plus savant du diocèse. — Rap-
port de M. Guillois. — M. Fabre des Essarts remet mon premier
volume à son imprimeur. — Ecrivain ecclésiastique par autorité épis-
copale. — Nuée de jaloux. — Les cinq propositions de l'abbé Morisset.
— Intrigues pour empêcher l'approbation officielle de mon premier
volume. — Mes relations avec M. de Belot. — Conférences ecclésias-
tiques. — Je suis élu secrétaire à l'unanimité. •— Succès de mes
Rapports. — Projet de confier la direction du grand séminaire à
M. Léon Garapin. — Il accepte à condition que je serai au séminaire
pour le seconder. — Les oies de la cour épiscopale font un tel bruit
que le pauvre évêque est obligé d'abandonner son projet. — Les
jésuites remplacent Duc et C'c au séminaire. — Ma réputation comme
écrivain en dehors du diocèse de Blois. — Souscriptions et lettres
épiscopales — Éloges de M. l'abbé Darboy ; du père Prat, jésuite;
des trappistes de Stâouéli; de M. Laurentie. — Révolution de 1848. —
Les républicains de Blois m'offrent la rédaction de leur journal. —
Mgr Fabre des Essarts m'engage à accepter.—Je viens me fixer à
Blois. — Mgr des Essarts me fait préparer un logement à l'évêché.
— Il tombe malade. — M. Léon Garapin me conseille de différer mon
installation à l'évêché. — Mgr des Essarts atteint mortellement. — Je
demande l'autorisation de quitter le diocèse. — Gracieuse autorisation
qui m'est accordée. — Tout le monde coulent.
B5gsg££gl||ln pense bien que je n'obtins pas une place bril-
HI^^^™ lan,;e en quittant le séminaire. Les supérieurs
R «gfligf J B
avaient fait passer leur antipathie aux vicaires-
EJlÈlslSsSls.l généraux; je n'étais donc pas bien noté.
On me nomma vicaire dans la petite ville de Saint-Aignan-
sur-Cher. 11 y avait là deux ecclésiastiques bretons qui étaient
frères et s'appelaient Lechevallier. L'aîné était curé ; le second
n'avait pas de titre officiel ; il posait en prêtre amateur ; il était
mielleux, très mielleux, surtout envers les dames qui l'avaient
choisi pour confesseur. Il avait de bonnes moeurs et parais-
sait pieux sincèrement. Le curé était un grand écervelé, fort
peu réglé dans ses moeurs, mais assez hypocrite pour avoir
pu capter l'estime de la cour épiscopale. 11 m'obligea à loger
au presbytère et m'assigna une chambre délabrée,"habitée
depuis longtemps par une légion de rats et de souris. Les
araignées avaient élu domicile sous un papier décollé, qui
datait bien d'une cinquantaine d'années. Je dus partager la
table de M. le curé; mais il était assez délicat pour servir les
meilleurs morceaux à lui et à son frère. Ils s'accordaientl'un et
l'autre des douceurs dont ils me croyaient sans doute indigne.
Je payais cependant une pension qui absorbait mon petit
traitement. Je payais sans faire la moindre observation, mais
je vis tout de suite à qui j'avais à faire.
Le curé avait peur surtout de l'influence que je pourrais
avoir dans la paroisse. Il m'annulait le plus possible. Je sup-
portais ses mauvais procédés sans me plaindre. Je sortais peu ;
je ne faisais pas de visites, et je donnais tout mon temps aux
devoirs de mon ministère et à l'étude.
Malgré ma réserve, on commença à parler de moi avec
estime; plusieurs pénitentes du curé prirent le chemin de
mon confessionnal, et il eut la douleur de remarquer parmi
elles quelques déserteurs de son joli Régiment du ruban
rouge. On appelait ainsi la congrégation de la sainte Vierge,
dont les membres avaient dû, sur l'invitation du curé, orner
leur bonnet ou leur chapeau d'un ruban rouge, comme signe
distinctif. On en jasait en ville. Il faut dire que le curé prê-
tait aux cancans. Il avait fait placer son régiment dans un
hémicycle qui entourait l'autel; pendant la messe, il ne se
gênait pas pour envoyer de gracieux sourires à ses privilé-
giées ; lorsqu'il faisait l'aspersion de l'eau bénite, il leur en
envoyait en plein visage, en riant comme un bienheureux. Il
donnait à plusieurs des congréganistes des rendez-vous dans
la sacristie ; il s'enfermait avec elles ; plusieurs fois, en entrant
dans sa chambre, je le surpris avec une jeune congréganiste
sur ses genoux.
Le Régiment du ruban rouge ne jouissait pas de l'estime
universelle, tout joli qu'il était, et malgré les beaux cantiques
qu'il chantait, et les dévotionnettes dans lesquelles il se don-
nait en spectacle.
On conçoit que M. le curé ne fut pas très content, en voyant
des déserteurs me former un petit régiment. Mais depuis que
je l'avais surpris avec une demoiselle sur ses genoux, il était
fort embarrassé vis-à-vis de moi.
Pour obvier aux conséquences que la chronique scanda-
leuse pourrait avoir pour lui, il faisait le dévot. En sa qua-
lité de curé-doyen, il se rendait assez souvent àla cour épis-
copale; il y portait .pas mal de calomnies ou de médisances
contre les prêtres de son canton, et il y laissait la réputation
d'un prêtre fort zélé pour la pureté des moeurs sacerdotales.
Il avait soin de dire qu'il allait chez les jésuites de Bourges
pour se retremper dans la piété et raviver son zèle. C'est ainsi
qu'un jour il trouva à Bourges mon cher père Fantin. Le bon
père ne m'avait .pas oublié. Apprenant que j'étais vicaire de
Saint-Aignan, il m'envoya par le curé ses conipliments les
plus affectueux. 11 m'écrivit plusieurs lettres auxquelles je
répondis très poliment. Mais il dut s'apercevoir que je ne
voulais plus être jésuite.
Pendant mon séjour à Saint-Aignan, j'eus nécessairement
des relations avec les curés du canton. Je les vis de près; je
fus stupéfait de leurs moeurs dissolues, et des vices dont ils ne
prenaient pas même la peine de se cacher. Ils m'invitaient à
leurs réunions hebdomadaires et ne se défiaient pas de moi.
Ils m'avaient apprécié comme un jeune homme innocent, qui
se formerait plus tard; mais ils étaient persuadés que je
n'étais ni espion ni délateur. Aussi, j'en vis et en appris de
belles pendant les déjeuners auxquels j'étais obligé d'assister.
Je ne pourrais le raconter sans tomber dans la pornographie,
ce qui n'est pas mon intention. Aussitôt après le déjeuner,
les curés faisaient apporter les cartes et se livraient à un jeu
effréné, émaillé de conversations ordurières, et en compagnie
de femmes, avec lesquelles ils ne se gênaient pas le moins
du monde. Pendant qu'ils jouaient, je m'esquivais. Lorsqu'ils
s'en apercevaient, ils disaient simplement : « Mallebranche
est allé retrouver ses bouquins. » Ils me donnaient le surnom
de Mallebranche parce que l'un d'eux m'avait un jour
trouvé lisant les oeuvres de ce philosophe; il en rit beaucoup,
et [ceux auxquels il raconta l'événement firent de même.
Ils savaient que je préférais la société de mes livres à la
leur; mais ils ne m'en voulaient pas, parce que je n'étais
pas espion et que je gardais pour moi ce que je voyais et enten-
dais.
Le curé-doyen n'était pas meilleur que les autres, sous le
rapport des moeurs ; il était plus détestable parce qu'il était
plus hypocrite.
Blessé de se voir abandonné de quelques-unes de ses jolies
clientes, ce bon curé ne songea plus qu'à se débarrasser de
moi. Il n'osa pas dire de mal de moi; pour cela, il avait plus
d'une raison. D'abord, ma conduite était irréprochable; je
vivais en vrai séminariste; puis il pouvait penser que je le
dévoilerais, si la cour épiscopale me faisait, sous son instiga-
tion, quelque reproche. Au lieu de dire du mal de moi, il
en dit beaucoup de bien, pour arriver à son but. Il y avait
environ un an que j'étais à Saint-Aignan lorsque le curé
m'apporta de Blois une lettre par laquelle on me mandait à
l'évêché. Le curé, en me la remettant me dit : « J'ai fait de
vous le plus grand éloge, et j'ai demandé une cure pour vous.
Vous êtes un jeune homme trop distingué pour être plus
longtemps vicaire ».
L'évêque, Mgr de Sauzin, me reçut avec bonté, ne me fit
aucun reproche et me dit seulement qu'avant de me nommer
curé, comme il en avait l'intention, j'irais, à titre provisoire,
aider le curé de Montrichard, qui était seul et surchargé d'oc-
cupations.
Je quittai Saint-Aignan, en emportant les regrets d'un
grand nombre d'habitants qui avaient su m'apprécier, et
m'avaient jugé digne de leur confiance, malgré ma jeunesse.
A Montrichard je trouvai un prêtre très pieux et très intel-
ligent, M. l'abbé Olivereau, ancien vicaire de la cathédrale
de Blois. Mes bons amis du grand séminaire l'avaient pré-
venu contre moi; mais après avoir vécu avec moi dans l'inti-
mité pendant quelques mois, il me dit un jour : « Vous avez
des ennemis bien méchants; tout ce qu'ils m'ont dit de votre
mauvaise tête est faux. Je regrette beaucoup que vous ne
soyez avec moi qu'à titre provisoire; je voudrais passer ma
vie avec vous. J'espère que nous resterons toujours bons
amis ».
Il s'était engagé à prendre pour vicaire un jeune homme de
Montrichard, qui était parent des plus riches familles de la
ville. Il pensa qu'il ne serait pas aussi heureux avec ce jeune
prêtre qu'avec moi. C'est, en effet, ce qui arriva.
— .H —

L'abbé Olivereau était un des prêtres les plus distingués du


diocèse; sa piété sans affectation, était sincère ; ses moeurs
étaient pures. Son instruction était plus étendue que celle de
la plupart des autres ecclésiastiques. Ce n'est pas lui qui
m'aurait fait un reproche de mon amour pour l'étude. Je le
quittai au bout d'un an, lorsque celui qui lui était destiné
pour vicaire eut été ordonné prêtre.
L'année que je passai à Montrichard, et où je partageai
avec le curé toutes les fonctions du ministère, fut une des
années les plus heureuses de ma vie.
Je fus envoyé, en qualité de curé, dans la petite paroisse de
Fresnes. Cette nomination fut faite sous l'influence de mes
ennemis, tout-puissants sur le bon vieil évêque de Sauzin qui,
à cause de son grand âge, ne pouvait plus diriger par lui-
même l'administration de son diocèse. Le premier vicaire-
général, Fabre des Essarts, ne me connaissait pas encore et
n'avait attaché aucune importance à ma nomination. Mes
ennemis savaient bien ce qu'ils faisaient.
Fresnes n'avait pas de curé résident depuis la Révolution.
A l'époque du Concordat, cette paroisse avait trop peu d'im-
portance pour être pourvue d'un curé. Le vicaire d'une
paroisse voisine y disait une messe basse le dimanche et se
rendait auprès des malades lorsqu'il était appelé.
Quand mes ennemis me désignèrent pour cette pauvre
paroisse, ils savaient bien que je n'y trouverais pas un local
tant soit peu convenable pour me loger et que l'Eglise, dénuée
à peu près de tout mobilier, était délabrée. La commune avait
acheté depuis peu une masure et un petit morceau de terre
pour faire un presbytère et un jardin ; mais elle manquait de
fonds pour les travaux de première nécessité. Mes ennemis le
savaient et s'en réjouissaient.
J'arrivai à Fresnes avec un modeste mobilier que je ne sus
où placer. Ce qu'on avait acheté pour en faire un presbytère
JD

était une masure composée de trois pièces et une cuisine au


rez-de-chaussée. Les murs en étaient sales et humides. La
pluie tombait à travers le plancher ; une seule pièce était car-
relée. Le maire fut très étonné d'une nomination aussi préci-
pitée et dont il n'avait pas été averti. On me logea dans un
galetas appartenant à un voisin jusqu'à ce qu'on eut fait au
prétendu presbytère les réparations urgentes.
Voilà ce qu'avait choisi le Conseil épiscopal pour un jeune
homme de vingt-cinq ans dont l'intelligence n'avait pu leur
échapper. On voulait m'enlerrer avant ma mort.
Le grand-duc était vengé. Je me vengeai de lui et des
siens d'une manière plus honorable. Je n'écrivis pas un seul
mot à l'évêché pour me plaindre; j'acceptai avec résignation
la triste position que l'on m'avait donnée et je résolus d'ac-
complir mes devoirs avec une régularité qui forcerait l'estime,
même de mes ennemis les plus acharnés.
Quand j'arrivai à Fresnes, aucun enfant, aucun jeune
homme ne savait lire, excepté la fille du maire. Cette enfant,
très intelligente, me fut d'un grand secours. Elle se trouva à
l'Eglise avec tous les petits crétins pour le catéchisme. On
comprend mon embarras pour instruire ce pauvre troupeau ;
mon parti fut bientôt pris. Je fondai une école. Tous les
enfants y accoururent. Les garçons venaient le matin; les
filles l'après-midi. Je composai un petit catéchisme dans
lequel je ne mis que ce qui était absolument nécessaire.
Trois fois par semaine je réunis tous les enfants à l'Eglise.
La fille du maire était à la tête de la bande. Je posais une
question et la fille du maire lisait la réponse. La seconde fille
répétait cette réponse, puis la troisième et ainsi de suite jus-
qu'au dernier des garçons. Lorsque la réponse avait été ainsi
répétée, tous la savaient. Je passais à une deuxième question
et on l'apprenait par le même procédé.
Au commencement de chaque séance, je faisais répéter ce
— 36 —

qui avait été appris précédemment. J'y ajoutais une ou deux


questions nouvelles. Au.bout de quelques mois, tous mes
petits idiots savaient parfaitement mon catéchisme tout entier,
et même un cantique pour le jour de la première commu-
nion. Le curé-doyen de Contres, mon voisin, vint, sur ma
demande, les examiner. Il trouva mon petit catéchisme par-
fait, ma méthode aussi bonne qu'originale, et il m'avoua que
mes crétins étaient, en réalité, plus instruits que les siens qui,
cependant, savaient tous lire.
Ce curé-doyen était l'abbé Rousseau, un bon prêtre, dont
l'estime et l'amitié me dédommageaient des injustices de la
cour épiscopale.
Le catéchisme n'empêchait pas les leçons de l'école. Aux
classes du jour pour les enfants de dix à douze ans, j'ajoutai
des classes du soir pour les garçons adultes. Les convenances
me défendaient de recevoir chez moi les jeunes filles au des-
sus de douze ans.
Mes cours furent très suivis. Tous les enfants et les jeunes
gens savaient, au bout de l'année, lire, écrire et faire les deux
premières règles de l'arithmétique. Plusieurs jeunes gens
apprirent le chant ecclésiastique et bientôt on chanta des
messes solennelles dans cette pauvre église où, depuis près
d'un siècle, on n'avait dit que quelques messes basses.
Mon enseignement n'était ni obligatoire, ni laïc, mais il
était absolument gratuit. Quoiqu'il fût très peu compliqué,
mes paroissiens l'appréciaient et me payaient en remercie-
ments, en affection, en dons en nature qui me rendaient
service. Bientôt ma basse-cour fut très bien montée et on
m'apportait tout ce qui était nécessaire pour la nourrir.
J'avais plus qu'il ne me fallait pour vivre très largement.
J'avais plusieurs paroissiens riches qui m'apportaient tout ce
qu'ils pensaient devoir m'être agréable : des.volailles grasses,
des oeufs, du lait, des fruits. Le château seul ne donnait
rien. On m'y invitait parfois à dîner; j'y allais, mais je préfé-
rais faire visite à de bons paysans qui ne faisaient pas de
manières, mais me témoignaient, comme ils le pouvaient,
leur franche et sincère affection.
On pense bien que je n'avais pas songé à me mettre en
règle, pour l'ouverture de mon école, avec l'autorité qui avait
pour mission de diriger l'enseignement public. Je fus donc
peu surpris devoir un jour arriver chez moi M. l'inspecteur
qui s'appelait Prat. Je le connaissais de réputation. Il aimait
le bon vin et il en buvait volontiers plus que de raison. Un
prêtre très littéraire et qui connaissait son Virgile lui avait
appliqué, dans un repas, ce passage du poète des Géor-
giques :
Jam satis Prata biberunt.

Le mot avait fait fortune.


Je n'avais pas de bon vin à offrir à M. l'inspecteur; aussi
prit-il, à mon égard, des airs hautains et memenaça-t-il d'un
rapport foudroyant contre mon école et contre moi. Je lai
répondis très simplement en le conduisant poliment vers la
porte de ma demeure.
Quelque temps après je reçus de la préfecture l'ordre de
me mettre en règle, de demander l'autorisation d'ouvrir une
école, sous peine de voir mon établissement fermé. Je répon-
dis à M. le préfet que je n'étais pas maître d'école et ne vou-
lais pas l'être ; que ma seule ambition était de rendre service
à de pauvres gens ; que l'on pouvait fermer mon établissement
si cela était agréable à M. le préfet. On eut la pudeur de ne
pas insister, et on me laissa tranquille.
Je dus aviser l'évêché de ce qui s'était passé. J'éprouvais
une invincible répulsion pour le grand-duc et les autres
membres du conseil épiscopal que je connaissais. Il y en
avait un dans ce conseil que je ne connaissais pas, dont tous
38

lés prêtres avaient peur, et auquel je n'avais jamais adressé la


parole ; c'était M. Fabre des Essarts, qui succéda, quelque
temps après, à Mgr de Sauzin sur le siège épiscopal de Blois.
Je m'adressai à lui. Il ne me connaissait pas, mais ma lettre
lui plut. Il me répondit, en me félicitant de mon zèle pour
l'instruction de mes paroissiens, et m'engagea à lui écrire
personnellement pour toutes les affaires dans lesquelles j'au-
rais besoin du conseil de l'évêché. Je lui écrivis quelques fois,
et d'excellentes relations s'établirent entre nous, à l'insu du
parti du grand-duc.
Au bout d'un an, mon ministère vis-à-vis de l'enfance était
très simplifié. Tous les enfants savaient lire et pouvaient
apprendre par coeur le catéchisme diocésain. Pour continuer
mon oeuvre scolaire, je donnai aux enfants huit heures de
mon temps par semaine, et les soirées d'hiver. Les résultats
dépassaient mes espérances.
Je consacrais le reste de mon temps à mes chères études.
Tous les avant-midi, je me préparais à subir les examens du
baccalauréat es lettres, car le professorat avait toujours de
l'attrait pour moi. Les après-midi étaient consacrés aux
études ecclésiastiques. Je conçus alors le projet de travailler
"'" à une histoire de l'Eglise de France, et je me mis aussitôt à

l'oeuvre. Je prenais des notes, je faisais des plans. Je n'avais


pas l'intention de publier plus tard le résultat de mes études ;
je ne me serais jamais flatté alors de pouvoir devenir un
auteur ! Je ne travaillais que pour ma satisfaction person-
nelle.

Deux fois par semaine je disais la messe de grand matin, et
je partais pour Blois, qui était distant de vingt kilomètres.
En arrivant, j'allais déjeuner chez mon père, puis, je me ren-
dais à la bibliothèque de la ville, où je restais jusqu'à quatre
heures. Je m'étais muni de mes notes, j'étudiais les ouvrages
qui pouvaient me fournir des renseignements, je me familia-
3c

risais avec les grandes collections bénédictines, où je pouvais


trouver les documents dont j'avais besoin. La bibliothèque
était très riche en ouvrages de ce genre. Après avoir travaillé
six heures, je reprenais le chemin de ma paroisse. Je faisais
ainsi quarante kilomètres dans ma journée. J'étais si heureux
des recherches que j'avais faites, que je ne songeais même pas
à la fatigue.
Je ne sais comment M. Fabre des Essarts apprit que j'al-
lais souvent à Blois étudier à la bibliothèque. Il m'invita à
aller le voir et il me fit causer sur l'emploi de mon temps. Je
n'avais aucune raison de dissimuler ce que je faisais. Il m'en-
couragea dans l'étude de l'histoire de l'Eglise de France, mais
il me défendit de songer au baccalauréat. « Vous voulez nous
quitter, me dit-il, et entrer dans l'Université ; je ne le souffri-
rais pas. Je veux vous conserver pour le diocèse; afin de vous
donner une preuve de sympathie et un encouragement, je
vous nomme à la cure de Saint-Denis-sur-Loire. Vous serez
tout près de la bibliothèque et de votre famille; vous aurez
presque tout votre temps pour vos études, et vous viendrez
me voir quelquefois ».
M. Fabre des Essarts ne subissait pas l'influence du reste
de la cour épiscopale ; il était tout puissant auprès de Mgr de
Sauzin, qui l'avait amené avec lui à Blois; il était doué d'un
caractère ferme; il était même un peu despote et agissait en
maître. La cure de Saint-Denis-sur-Loire à laquelle il me.
nommait, était une bonne petite paroisse, très rapprochée de
Blois, et où je pouvais, tout en remplissant mes fonctions
avec régularité, poursuivre mes études tout à mon aise.
Après m'avoir nommé à cette cure, il fit un voyage dans
son pays. A son retour, on dut lui rendre compte de tout ce
qui avait été fait en son absence; il remarqua que ma nomi-
nation à la cure de Saint-Denis-sur-Loireavait été annulée et
qu'un autre avait été nommé à ma place. Mes bons-amis Duc,,

Doré et autres cuistres ne jugeaient pas suffisant un séjour de


près de trois ans dans la pauvre paroisse de Fresnes. Ma
fierté et mon indépendance les avaient choqués; je les saluais
froidement lorsque je les rencontrais dans la ville. Ils ne
comprenaient pas comment j'avais pu obtenir la sympathie
d'un homme que tout le clergé redoutait. Ils s'imaginèrent
qu'à son retour M. Fabre des Essarts aurait oublié son pro-
tégé et que je resterais encore longtemps dans mon pauvre
taudis de Fresnes. Ils se trompèrent. M. Fabre des Essarts
comprit leurs mauvais sentiments. Il leur dit froidement qu'il
maintenait ma nomination et qu'il s'occuperait personnelle-
ment de cette affaire. Il écrivit immédiatement au prêtre qui
m'avait remplacé pour lui donner une autre destination et lui
enjoindre de quitter Saint-Denis-sur-Loire dans le courant
de la semaine. Il m'écrivit en même temps de m'arranger de
manière à chanter la grande messe à Saint-Denis-sur-Loire
le dimanche le plus prochain.
J'obéis avec joie, tout en regrettant les bons habitants de
Fresnes, qui pleurèrent presque tous à mon départ.
Mgr de Sauzin mourut bientôt après et fut remplacé par
M. Fabre des Essarts. M. Doré, Yéteignoir, devint premier
vicaire général, et tous mes ennemis restèrent à la cour épis-
copale, mais je ne les craignais pas. L'évêque était pour moi,
j'en étais certain, et je n'aurais jamais affaire qu'à lui. Je lui
rendis quelques visites, et il m'invita plusieurs fois à sa table.
Je m'y trouvais avec mes ennemis, qui se croyaient obligés
de grimacer quelques mots aimables. L'évêque me plaçait à
côté de lui, afin de s'entretenir plus facilement avec moi. Il
s'informait avec intérêt de mes études et m'encourageait.
Un jour il me demanda si j'avais quelque chose de rédigé
définitivement. Je venais de copier pour la deuxième fois le
manuscrit du premier volume. Il voulut le voir. Je le lui
portai, et il le garda.
— 4' —

Ses occupations ne lui permettaient pas de lire un si gros


manuscrit; il chargea de son examen un vénérable vieillard,
M. Guillois, ancien vicaire général, qui passait pour le meil-
leur théologien du diocèse. Un jeune ecclésiastique du secré-
tariat de l'évêché se rendait chaque soir chez M. Guillois, lui
lisait une. partie du manuscrit et écrivait ce que le bon vieil-
lard lui dictait touchant la lecture qu'il venait d'entendre. •

Quand la lecture du manuscrit fut terminée, M. Guillois


rédigea un rapport tellement élogieux que Bossuet aurait été
flatté d'en entendre un pareil, sur un de ses plus beaux
ouvrages.
Mgr Fabre des Essarts ayant reçu et lu le rapport, m'écrivit
pour m'inviter à déjeuner. Il me communiqua le rapport en
présence de mes ennemis stupéfaits, et me dit de la manière
la plus gracieuse : « Mon cher ami, je ne vous rendrai pas
votre manuscrit, je l'ai déjà remis à mon imprimeur; vous
pourrez voir cet imprimeur et vous entendre avec lui. Je
prends à ma charge les frais d'impression, s'il le faut ».
Je croyais rêver en entendant la lecture du rapport et les
paroles de l'évêque. Je le dis en toute sincérité : j'avais de
l'écrivain qui fait imprimer une si haute idée que je me serais
cru ridicule, si j'avais aspiré au titre d'auteur; c'était can-
dide, ingénu, bâte, si on veut, mais c'était comme cela. Je
priai l'évêque de ne pas faire imprimer mon volume : « Je ne
suis pas assez avancé dans mon travail, lui dis-je, et il me
sera presque impossible de fournir assez vite le manuscrit des
autres volumes pour que l'ouvrage paraisse régulièrement. —
Vous travaillerez encore davantage, me dit l'évêque en riant.
On vous remettra une clé de la bibliothèque de l'évêché ;
quand vous ne pourrez pas travailler à la bibliothèque de la
ville, vous viendrez travailler chez nous.»
Je dus en prendre mon parti. Je devenais auteur malgré
moi et par autorité épiscopale.
— 42 —

On m'en tint bien compte plus tard.


En sortant de l'évêché, j'allai faire visite à M. Guillois.
Il m'embrassa avec une affection vraiment sincère et me dit :
« Mon cher enfant, n'êtes-^vous pas le fils de cette respectable
dame Guettée que j'ai comptée parmi mes filles spirituelles? »
Sur ma réponse affirmative, il m'embrassa de nouveau et me
parla des vertus de ma bonne mère avec tant de respect que
je fondis en larmes.
Le bon et docte Guillois mourut peu de temps après, avec
la réputation d'un prêtre aussi saint que savant. Les éloges
qu'il fit de mon ouvrage me dédommagent amplement des
critiques de tant d'imbéciles et d'ignorants.
J'avais à l'évêché un autre savant et docte prêtre qui était
heureux de ce qui m'arrivait. C'était mon ancien précepteur,
M. l'abbé Léon Garapin, qui venait de quitter la cure de
Mondoubleau pour occuper une stalle de chanoine à la cathé-
drale. Il avait le titre de vicaire général honoraire. Il était
encore à Mondoubleau lorsque parut le prospectus qui annon-
çait la mise sous presse de mon premier volume. Il m'écrivit
aussitôt après l'avoir reçu, une lettre charmante. Ayant reçu
le premier volume dont je lui fis hommage, il m'écrivit :

« MON CHER AMI,

« Mille et mille remerciements de votre aimable offrande.


Je n'avais pas besoin d'un souvenir pour me rappeler le
bibliophile du presbytère de Saint-Denis-sur-Loire;pourtant
cela ne nuit point ; et si cette circonstance n'ajoute rien à
l'amitié que je vous portais, parce qu'elle a atteint depuis
longtemps son apogée, elle la rajeunira. Elle vous rendra plus
souvent présent à mon esprit. Quand je serai fatigué, accablé
des rapports si nuls qu'on est obligé d'avoir avec le monde,
j'irai vous trouver dans ma bibliothèque; nous causerons
-43 -
science ecclésiastique; vous deviendrez mon précepteur à
votre tour. Nous jaserons à l'aise, à coeur ouvert, sur cette
Eglise gallicane tant maltraitée par ceux qui ne la connaissent
pas... »
J'eus donc un bon ami de plus à l'évêché, lorsque M. Léon
Garapin fut nommé chanoine et admis au conseil épiscopal.
Plusieurs autres prêtres du diocèse me félicitèrent vivement
de mon premier volume. D'autres, au contraire, qui avaient
été mes amis jusqu'alors, me tournèrent le dos et ne purent
dissimuler leur jalousie.
M. Doré, me rencontrant un jour, m'aborda et me dit :
« Eh bien, vous voilà donc auteur? Il n'était pas nécessaire
de faire encore un livre, il y en a déjà trop, et beaucoup plus
qu'on n'en peut lire. » Je répondis : Ce n'est pas à moi qu'il
fallait dire cela, monsieur le vicaire général, mais à Mon-
seigneur, lorsqu'il fit la sottise d'envoyer mon manuscrit à
son imprimeur. » Le grand nez de l'éteignoir s'allongea encore
et je lui tournai le dos.
Il y avait parmi les chanoines un abbé Morisset, qui posait
en grand savant et en grand orateur. C'était l'oracle de la
cour épiscopale; aussi se redressait-il outre mesure, et pre-
nait-il des airs impertinents vis-à-vis du pauvre peuple ecclé-
siastique. Mgr des Essarts ne l'avait pas consulté sur mon
ouvrage. C'était un péché grave, et c'était moi qui devais
en faire pénitence, Morisset lut mon volume et formula ainsi
ses impressions : « On ne peut pas y relever d'opinions héré-
tiques; mais on pourrait résumer la doctrine en cinqproposi-
tions hérétiques, comme on l'a fait pour le livre de Jansenius,
et le condamner de la même manière ».
C'était superbe, aussi toutes les oies de la cour épiscopale
se mirent-elles à piailler et à exalter la profondeur du puits
scientifique qui s'appelait Morisset.
On eut donc à Blois l'idée d'une condamnation de mon
44 —

l'ouvrage dès que parut le premier volume. L'idée ne fit pas


son chemin pendant la vie de Mgr des Essarts; mais s'il était
remplacé par un évêque obtus et tiltramontain, la chose
devait aller de soi.
C'est ce qui arriva, comme on le verra dans la suite.
Mgr des Essarts voulait placer son approbation officielle
en tête du premier volume. Morisset, Doré dit l'Eteignoir et
le Grand-Duc l'effrayèrent tellement en lui parlant des erreurs
possibles des volumes suivants, qu'il consentit à l'ajourner.
Le deuxième volume parut encore sans approbation. Enfin
le troisième s'imprimait assez rapidement. Mes ennemis ne
pouvaient plus empêcher l'évêque de faire quelque chose; ils
obtinrent que l'approbation n'aurait pas la forme solennelle
des actes de ce genre, mais serait une simple lettre que je
pourrais faire imprimer en tête du troisième volume.
C'est ce qui eut lieu.
Les études approfondies auxquelles je me livrais pour con-
tinuer mon Histoire de l'Eglise de France ne me faisaient
pas négliger les devoirs de mon ministère. Tous les habitants
de Saint-Denis-sur-Loire étaient pour moi des amis comme
l'avaient été ceux de Fresnes.
Jamais ni la préfecture ni l'évêché ne recevaient de plaintes
ni du curé, ni du maire, ni de l'instituteur. Saint-Denis-sur-
Loire était la paroisse modèle et ne donnait aucun souci aux
administrations. Je ne me mêlais que des fonctions de mon
ministère, et mes études ne me les faisaient pas négliger. Je
dois dire cependant que lé ministère paroissial n'était pas dans
mes goûts. Le confessionnal était pour moi un objet d'hor-
reur, et j'étais malade lorsque je devais y passer plusieurs
heures de suite, à l'occasion des grandes fêtes.
Personne, cependant, ne se serait douté de mon antipathie
pour des fonctions que je n'accomplissais que par devoir.
Lorsque j'étais à Saint-Denis-sur-Loire Mgr Des Essarts
— 4= —

établit les conférences ecclésiastiques. Chaque mois, les curés


étaient obligés de se réunir par canton chez un d'entre eux,
et d'y apporter un travail sur des questions dont le programme
avait été dressé d'avance par l'autorité épiscopale.
La première conférence du canton Est de Blois eut lieu
chez M. l'abbé de Belot, curé de la cathédrale et doyen du
canton dont Saint-Denis-sur-Loire faisait partie. Je fus
nommé secrétaire à l'unanimité. C'était donc à moi qu'in-
combait le devoir de résumer les discussions qui avaient lieu
dans les conférences et d'en présenter une exacte analyse.
Mes fonctions de secrétaire me mirent en relations plus fré-
quentes avec mon doyen l'abbé de Belot. Ce bon prêtre me
voua dès lors une amitié et une estime dont il me donna des
preuves à plusieurs reprises. Il faisait le plus grand cas de
l'Histoire de l'Eglise de France, et il était très fier d'avoir à
remettre à l'évêché les procès-verbaux des conférences qu'il
présidait. A vrai dire, ces procès-verbaux n'étaient pas le
résumé de ce qui avait été dit, mais des travaux théologiques
auxquels je m'appliquais réellement. Mes confrères, en les
entendant, me prodiguaient leurs éloges, mais convenaient
qu'ils n'avaient pas été aussi savants qu'on pouvait le croire
d'après les procès-verbaux que je rédigeais.
M. l'abbé de Belot le savait bien. Aussi, à la fin de l'année,
me dit-il de la manière la plus gracieuse, en présence de mes
confrères : « M. le secrétaire, d'après le compte-rendu fait à
Mgr l'évêque des conférences du diocèse, nous avons, grâce à
vous, obtenu la première'place. Le premier canton du dio-
cèse, sous le rapport géographique, est resté le premier sous
le rapport théologique, grâce à vous. »
Tous mes confrères adhérèrent unanimement aux éloges
que me donnait le président. J'étais devenu le premier théo-
logien du diocèse. Cette science m'était sans doute tombée du
ciel, puisque les Duc et Richaudeau prétendaient que je
— 46 -
n'avais pas étudié la théologie, pendant que j'étais au sémi-
naire.
Je retournais de temps à autre au séminaire voir mes
anciens supérieurs. J'y avais retrouvé l'économe qui m'aimait
beaucoup, et qui avait été mon confesseur. Il était très heu-
reux de me revoir et riait de bon coeur lorsque je faisais payer
au grand-duc et au petit papa Richaudeau leurs mauvais
procédés. J'y mettais un peu de malice, mais pas assez pour
leur faire croire que j'en gardais rancune..
Je n'avais pas de rancune; mais je les méprisais et m'amu-
sais d'eux. J'eus surtout l'occasion de m'amuser du petit papa
Richaudeau lorsque la France centrale, journal des légiti-
mistes, l'eut chargé de répondre à un ministre protestant,
M. Cadier, qui faisait beaucoup de bruit dans le diocèse par
ses prédications et les petites brochures qu'il répandait. La
France centrale, journal religieux, voulait entrer en guerre
contre M. Cadier et elle s'adressa naturellement au professeur
de théologie dogmatique pour avoir raison de ce monsieur.
L'abbé Richaudeau accepta ; mais il lit des articles si
pitoyables, si illisibles, que tout le monde en rit. M. Cadier
triomphait. Alors la France centrale s'adressa à moi. J'eus
bien vite raison de M. le pasteur, et je sus mettre les rieurs
de mon côté. Dès lors M. Cadier se renferma dans son temple
et modéra son zèle. Quand j'allais au séminaire, on parlait
de mes articles contre M. Cadier; on m'en félicitait. L'abbé
Richaudeau était fort embarrassé, et pensait sans doute, que
son élève, qu'il avait accusé de négliger la théologie, était
meilleur théologien que lui. C'était l'avis de tous les ecclésias-
tiques sérieux.
J'étais dans tout l'éclat de ma renommée comme écrivain,
lorsque Mgr Des Essarts conçut le projet de changer le per-
sonnel du séminaire. Le grand-duc et ses hiboux ne pou-
vaient plus tenir la place, et le grand séminaire était çomplè-
— 47 —

tement désorganisé. Mgr Des Essarts s'adressa alors à


M. l'abbé Léon Garapin, seul capable de réformer l'établisse-
ment. Après quelque temps d'hésitation, M. l'abbé Léon
Garapin accepta, mais à condition qu'on lui donnerait des
collaborateurs de son choix. Monseigneur le lui promit.
M. Léon Garapin connaissait bien le clergé du diocèse.
Il chosit les plus capables, et me mit sur sa liste avec le titre
de professeur de philosophie et d'histoire ecclésiastique.
Mgr Des Essarts accepta la liste, mais les oies de la cour épis-
copale piaillèrent de plus belle, et l'abbé Morisset ajouta son
mirliton à ce concert. Le bon évêque en fut assourdi. C'était
principalement à cause de moi que l'on faisait tout ce tapage.
Qu'avais-je donc fait à tous ces hiboux? Rien, absolument
rien. J'avais vraiment bien le temps de m'occuper d'eux !
Mgr Des Essarts ne sachant à quoi s'arrêter au milieu de
toutes ces criailleries, laissa M. Léon Garapin juge de ce
qu'il y avait à faire. « Je comprends, dit-il à l'évêque, que
tous ces gens nous feront une opposition incessante si l'abbé
Guettée fait partie de mes collaborateurs ; d'un autre côté, je
ne puis céder sur ce point. Je tiens absolument à M. l'abbé
Guettée qui aura sur les élèves une très grande influence, et
qui me secondera le mieux. Je comprends, Monseigneur, que
vous ménagiez les prêtres qui forment votre conseil ; alors
renonçons au projet, et adressez-vous à une congrégation
ecclésiastique à laquelle vous confierez la direction de votre
séminaire ».
Mgr Des Essarts renonça avec regret à son projet. Il
s'adressa à plusieurs congrégations qui ne purent accepter.
Alors il s'adressa aux jésuites qui accoururent bien vite et se
jetèrent comme des oiseaux de proie sur le pauvre diocèse de
Blois. A leur tête était le père Fessard, un nom prédestiné
pour un jésuite chargé de l'enseignement. Le père Fessard
devint un des gros bonnets de la Compagnie.
Quand il arriva à Blois, la révolution de 1848 avait ren-
versé le trône des d'Orléans et proclamé la République.
Avant de parler du changement que cet événement apporta
dans ma situation, je dois dire que ma réputation comme
écrivain dépassait les bornes du diocèse de Blois. Je recevais
des lettres épiscopales très flatteuses ; l'abbé Chavin de Malan
(il n'avait pas encore fait son testament) me demandait ma
collaboration pour une grande Revue religieuse qu'il voulait
fondera Paris; l'abbé Darboy, depuis archevêque de Paris,
rendait compte démon ouvrage dans le Correspondant ; le
père Prat, jésuite de Lyon, m'écrivait pour me demander de
m'associer à lui pour continuer Y Histoire de l'Eglise galli-
cane de ses confrères Longueval et autres.
Décidément, les jésuites me voulaient ; la proposition du
père Prat était un excellent moyen d'arrêter la publication de
mon ouvrage. En m'associant à une oeuvre nouvelle qui devait
le remplacer, j'aurais peut-être gagné de l'argent et des hon-
neurs, mais j'étais trop ingénu pour avoir de pareilles idées.
Je répondis au bon père qu'il pouvait faire son ouvrage sans
ma collaboration; que je ferais le mien, et qu'ainsi le inonde
religieux aurait deux bons ouvrages au lieu d'un. Cette réponse
flatta en apparence le bon père Prat, d'autant plus que je
protestais, dans ma lettre, contre une réclame dans laquelle
les frères Guyot, vendeurs de mon ouvrage à Paris et à
Lyon, dépréciaient un volume publié déjà par le père Prat. Je
ne les avais pas chargés de cette vilaine besogne. Le père Prat
m'écrivit une seconde lettre pour me remercier de mes bons
sentiments; il m'y disait enpost-scriplum : a Quand YHis-
toire de VEglise de France sera un peu plus avancée, en ma
qualité de bibliothécaire, je la ferai lire à notre réfectoire ».
A cette époque, on la lisait au réfectoire de l'abbaye des
' Trappistes de Staouéli, en Algérie.
Ni les jésuites, ni les trappistes, ni les évêques ne trouvaient
alors mon ouvrage entaché d'erreurs.
— 49 —

Le grand-duc apprit que le père Prat m'avait écrit et que


j'avais refusé d'accepter ses propositions. Il en conclut que
j'étais doué d'une outrecuidance impardonnable.
Un autre historien religieux plus connu que le père Prat,
M. Laurentie, qui avait une maison de campagne dans le dio-
cèse de Blois, attachait la plus haute importance à mon
ouvrage. Il était désolé des notes dans lesquelles j'avais relevé
quelques erreurs de son Histoire de France au sujet de Sido-
nius Apollinaris et de Salvien. Il avait fait part de son cha-
grin à mon imprimeur. Je n'avais aucune raison de contra-
rier un homme fort estimable qui, simple fils de paysan,
avait su, par son talent, devenir le chef du parti légitimiste
et rédacteur en chef de l'Union. Comme on fit alors un
second tirage de mon premier volume, je sacrifiai les notes
qui lui avaient fait de la peine. L'ayant appris, M. Laurentie
m'écrivit aussitôt : « Je ne regrette pas l'indiscrétion de
M. Jahyer (i), puisqu'elle m'a valu de votre part un témoi-
gnage, dont je m'honore. Croyez bien, Monsieur, que mon
jugement sur votre travail ne pouvait, en aucun cas, être
altéré par un retour personnel. Il m'a été facile de voir que
votre ouvrage honorerait les Lettres chrétiennes. Pour cela
même votre langage a dû m'être plus sensible..; J'ai éprouvé
bien des chagrins dans votre diocèse, et je me félicite que la
petite contrariété qui m'est venue de votre livre ne soit qu'un
accident littéraire déjà effacé par votre bonne grâce ».
M. Laurentie n'était plus rédacteur de l'Union lorsque ce
journal m'insulta, comme je le dirai plus tard. Les gentil-
hommes qui le rédigeaient alors n'avaient ni le talent ni la
politesse du fils du paysan, qui avait été leur maître à tous.
J'étais à Saint-Denis-sur-Loire; m'occupant tranquillement

(1) C'était mon imprimeur.


de mes fonctions pastorales et de mon Histoire de l'Eglise de
France lorsqu'un coup de foudre renversa le trône usurpé de
Louis-Philippe d'Orléans. Cet événement ne put me tirer de
ma quiétude. Je n'avais pas peur de la République. Le bruit
se répandit dans les campagnes qu'on allait supprimer le
budget des cultes. Le conseil municipal de Saint-Denis, le
maire à sa tête, se rendit au presbytère pour me dire que si le
gouvernement ne me payait plus, la commune me paierait, et
que tous les habitants me priaient de rester au milieu d'eux. Je
remerciai ces braves gens du fond du coeur, les assurant que je
n'avais pas peur et que je resterais tranquillementà mon poste.
Mes confrères, qui n'étaient pas du tout républicains, se
crurent obligés d'acclamer la République avec enthousiasme.
Je n'avais pas besoin de faire tant de zèle. Dans aucune
paroisse l'arbre de la liberté ne fut béni plus simplement. Je
ne voulais même pas me rendre à Blois avec mes paroissiens
pour les premières élections. Je cédai aux instances du maire
et je me mis avec lui à la tête des électeurs.
On conçut à Blois le projet de fonder un journal républi-
cain. Les fondateurs, qui étaient les hommes les plus consi-
dérables de la ville, me choisirent pour être rédacteur en chef
delà nouvelle feuille. Je fis part à l'évêque de leurs inten-
tions. Il m'engagea à accepter et à venir me fixer à Blois. Le
pauvre évêque avait bien peur de la République ; il trouva
que la Providence se manifestait dans le choix que l'on avait
fait de moi pour rédiger un journal républicain.
"
C'est ainsi que, avec approbation épiscopale, je devins
rédacteur du Républicain de Loir-et-Cher.
-
Mes bons ennemis de l'évêché ne jugèrent pas à propos de
s'occuper de ma nouvelle position. Tous avaient peur et se
crurent obligés de me faire des visites et des compliments.
C'était de l'hypocrisie. J'en étais persuadé et la suite me fit
voir que je ne me trompais pas.
Doré, dit l'Eteignoir, m'en donna bien vite une preuve. Je
m'étais logé auprès de la cathédrale ; mon intention était d'y
dire la messe et d'y assister aux offices. Doré, doyen du cha-
pitre, me désigna pour me placer une stalle moins conve-
nable que celle occupée par le prêtre sacristain, un idiot qui
n'avait pas fait d'études, et que l'on avait ordonné prêtre
parce qu'il avait une certaine fortune et ne coûtait rien à
l'église pour ses fonctions de sacristain.
Je compris que j'allais avoir à supporter les tracasseries de
tous les cuistres. Je ne parus donc plus à la cathédrale; j'allai
dire la messe et assister aux offices publics dans l'église du
faubourg où j'étais né. Le curé en fut enchanté, me pria sou-
vent d'officier aux grandes fêtes et me fit mille politesses.
L'évêque crut que je suivais mon goût en allant officier dans
l'église où j'avais été baptisé, où j'avais dit ma première
messe. Je ne me plaignis pas à lui de l'insulte de Doré. A quoi
bon? Je méprisais l'individu, c'était assez.
J'allais voir l'évêque assez souvent. Si je l'oubliais, il me
faisait demander. Il vint même chez moi, honneur qu'il
n'avait fait à aucun autre prêtre. Un jour il me dit : « J'ai
l'intention, mon cher ami, de vous faire préparer un loge-
ment à l'évêché, tout près de la bibliothèque. Vous serez mon
ami ; nous réciterons ensemble notre bréviaire, et vous aurez
beaucoup de temps pour travailler. Après avoir terminé votre
Histoire de l'Eglise de France, vous ferez une Histoire de
France. Toutes celles que nous avons ne valent pas grand'
chose. Si votre journal ne réussit pas, vous resterez auprès de
moi ; je vous ferai chanoine ; vous prendrez vos repas à ma
table. Ne vous préoccupez pas du côté matériel de votre exis-
tence ».
Tout cela se serait certainement réalisé si Mgr Fabre des
Essarts eut vécu. Il parla de son projet à mon ami l'abbé
Léon Garapin, qui me dit un jour : « Je connais les bonnes
intentions de monseigneur à votre égard ; il est sincère, mais
il ne pourra réaliser ses projets. Il est atteint d'une maladie
très grave, il mourra bientôt. Je sais qu'il a déjà donné des
ordres pour vous préparer un logement. N'acceptez pas ;
trouvez des prétextes pour ajourner votre emménagement.
Vous n'avez que des ennemis à l'évêché. A la mort de l'évêque,
leur premier acte sera de vous mettre à la porte; il vaut mieux
pour vous n'y pas entrer ».
Le conseil était sage; j'étais bien décidé à le suivre.
Le Républicain de Loir-et-Cher occupa bientôt le premier
rang dans la presse du département. Je brisai des lances avec
un mauvais journal radical et impie, le Courrier de Loir-et-
Cher avec le Journal de Loir-et-Cher, organe des
,
orléanistes, avec la France centrale, journal des légiti-
mistes. Cette dernière feuille ne pouvait se consoler de mon
abandon. Elle m'attaqua, mais je ripostai de telle façon que
son rédacteur, M. de Saint-Martial, vint me faire visite pour
me demander la paix. Je la lui octroyai bien volontiers, car
je comptais beaucoup d'amis parmi les fondateurs de son
journal.
M. de Saint Martial mourut du choléra quelque temps
après. Je fis son éloge dans mon journal. Je mentionne ce petit
fait pour prouver à mes adversaires que, dans mes luttes, je
n'ai jamais été le provocateur; qu'en réfutant les opinions, je
n'ai jamais nourri de mauvais sentiments contre les personnes.
Je dois aussi mentionner mes articles contre le père Fes-
sard qui, dans ses conférences de l'église Saint-Nicolas, ne se
gênait pas pour attaquer la république. Mes flèches atteigni-
rent leur but, paraît-il ; en effet, un bon père jésuite étant
venu pour prêcher le carême, il me fit une visite solennelle,
accompagné de l'abbé Doré. Le bon père s'étant contenté de
traiter des sujets religieux, je le laissai bien tranquille et ne
m'en occupai pas.
— 53 —

Le clergé bloisois accueillit avec enthousiasme le Républi-


cain de Loir-et-Cher. Un grand nombre de curés s'y abon-
nèrent ; presque tous m'adressaient des éloges exagérés dans
leurs lettres d'abonnement, et terminaient ces lettres par le
cri de : Vive la République!
Les choses changèrent dès que le bâtard de la reine Hor-
tense, fils de l'amiral hollandais Verhuel, fut élu président de
la république sous le nom de Napoléon Bonaparte.
J'avais combattu de mon mieux cette élection. Je compris
bientôt qu'il fallait cesser la lutte, sous peine d'être déporté.
J'étais républicain sincère, mais j'étais peu disposé à souffrir
le martyre pour mon opinion. Mon journal cessa donc de
paraître après un an et quelques mois d'existence.
Mgr des Essarts était alors sur son lit de mort. Avec lui
s'évanouissaient toutes les espérances que j'avais pu conce-
voir. J'écrivis à Paris pour demander une place que je savais
vacante dans l'Institution de Vaugirard, dirigée par M. l'abbé
Poiloup. J'obtins cette place, qui était celle de professeur de
philosophie. Mes bons amis de Blois l'ayant appris, se hâtèrent
de me déservir. Ils effrayèrent l'abbé Poiloup en lui parlant
de mes opinions républicaines. Ce brave homme crut sans
doute voir arriver Marat tout sanglant dans sa paisible insti-
tution ; il m'écrivit qu'il avait cédé à la douleur de son vieux
professeur et qu'il le conservait.
Un abbé Leboucher, que je ne connaissais pas du tout,
ayant appris le refus de l'abbé Poiloup, me proposa la chaire
de philosophie dans son collège des Ternes. J'acceptai et je
me rendis dans les bureaux de l'évêché pour prier les vicaires
généraux titulaires de m'autoriser à quitter le diocèse.
Mgr des Essarts était expirant, et je ne pus le voir sur son
lit de mort. Ce fut à son insu que je quittai Blois. M. Doré:
sembla désolé de mon départ. « Je vous autoriserai, dit-il, à
quitter le diocèse pour continuer à Paris vos travaux litté-
— 34 —

raires; mais je ne vous donnerai pas d'exeat; nous ne pouvons


consentir à votre départ qu'à titre provisoire. Vous nous
reviendrez. »
Dans l'esprit du bon apôtre comme dans le mien, le provi-
soire serait certainement définitif; mais on ne pouvait pas le
dire. Voici donc le beau papier que l'on me délivra :

Armes de l'évêque.
ÉVKCHÉ
de
BLOIS

« Marié-Auguste Fabre des Essarts par la Providence


divine et l'autorité du Saint-Siège apostolique, évêque de
Blois.
' « Sur la demande qui nous a été adressée par M. l'abbé
Guettée (René-François), prêtre de notre diocèse; appréciant
les motifs qu'il nous a exposés, nous l'autorisons par les.pré-
sentes à se fixer dans le diocèse de Paris, pour y remplir les
fonctions qui viennent de lui être confiées dans l'enseigne-
ment. Nous certifions en outre que M. l'abbé Guettée, pen-
dant tout le temps qu'il a exercé le saint ministère, et qu'il a
résidé dans notre diocèse, s'est toujours rendu recomman-
dable par sa science et ses moeurs ecclésiastiques.

« Donné à Blois, le n octobre i85o.

« DORÉ.
« Vie. Gén. >>

L'écriture de cette pièce, à part la signature, était de l'abbé


Venot, qui avait quitté la chaire de philosophie où il avait
jeté tant d'éclat, pour le rond de cuir du secrétariat de
l'évêché.
Les motifs que l'on avait appréciés à l'évêché se réduisaient
à un seul : Je désirais aller à Paris pour me rapprocher des
DD —

grandes bibliothèques, et continuer plus facilement Y Histoire


de l'Eglise de France; on ne pouvait dire cela sans parler de
mon ouvrage, ce qu'on ne voulait faire à aucun prix. C'était
déjà très beau de déclarer que j'allais à Paris sur ma demande
et de mentionner ma science. M. Doré et consorts étaient si.
heureux de mon départ qu'ils risquèrent des éloges, quoique
à contre-coeur.
S'ils étaient heureux de me voir partir, j'étais plus heu-
reux encore de les quitter. Tout le monde était donc satis-
fait.
III

A Paris. -— Mon professorat. — Ordures et bigoterie. — Une soirée à


l'archevêché. — L'archevêque Sibour veut que j'accepte un ministère
ecclésiastique. — L'hôpital Saint-Louis. — Invitation de Mgr le car-
dinal Gousset, archevêque de Reims. — Visite à Son Eminence. —
Elle court après sa pantoufle. — L'abbé Gerbet. — M. Pallu-Duparc
nommé évêque de Blois. — Je lui fais visite et lui envoie mon ouvrage.
— Drôle de remerciement de Sa Grandeur. — Sa lettre
à VAmi de la
Religion. — Ma réponse. — Lettre que M. Pallu m'adresse. — Ses
critiques de YHisioire de l'Eglise de France. — Double réponse. —
Intrigues secrètes contre mon ouvrage à l'évêché de Blois.— M. Gous-
set et les amis de M. Pallu dans les diocèses d'Angoulème, de La
Rochelle et de Poitiers. — Ils prennent au sérieux les observations de
M. Pallu. — Ce qu'elles valent. — Elles sont l'écho des sottises de
mes anciens ennemis de Blois. — .Te veux bien en tenir compte par
amour de la paix. — Je consens à faire des corrections. — Pendant
mes démarches pacifiques, les amis de M. Pallu me dénoncent à Rome
par l'entremise d'un certain Gauthier. — La Congrégation de l'Index
condamne mon ouvrage. — Cette besogne est si malpropre que
MM. Pallu, Gousset et Pie se défendent d'y avoir pris part.

jppip|^|l uand j'arrivai à Paris, dans l'établissement de


!fll*ffilH -^^bé Leboucher, M. le supérieur me sembla
Ibfcllgll^i beaucoup trop mielleux pour être honnête. Je
SSIIÉ&ÏSÉIÉI logeai en dehors du collège et je
ne m'y rendais
qu'aux heures de classe. Le cours de philosophie que je devais
faire se changea en cours de grec et de latin. J'avais quatre
élèves à préparer au baccalauréat. Je compris tout de suite
— 58

que je n'étais là que pour un an, et qu'il me faudrait cher-


cher une autre position.
Je m'aperçus que dans ce collège ecclésiastique, dont le
supérieur était un prêtre, dont le directeur des études,
M. Lalanne, était un prêtre; où trois classes avaient des prê-
tres pour professeurs, il n'y avait pas de cours d'instruction
religieuse, même pour les enfants qui n'avaient pas fait leur
première communion.
J'en fis l'observation à M. le supérieur, et, tout de suite,
on organisa les cours. M. Lalanne se chargea des petits; je
fus chargé des grands ; les moyens furent confiés à un autre
prêtre. L'abbé Leboucher demeurait dans sa pension de la rue
du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice. Les autres prêtres demeuraient
au collège, excepté moi. J'avais loué un appartement dans les
environs, et j'allais dire la messe à l'église des Ternes dont
le curé était un fort brave homme nommé De Gonet.
En arrivant à Paris, je m'étais présenté à l'archevêché pour
y recevoir l'autorisation de dire la messe dans le diocèse. On
' me l'accorda sans difficulté; on me fit même quelques com-
pliments relativement à l'Histoire de l'Eglise de France.
M. Sibour, archevêque de Paris depuis peu, avait conçu la
pensée de grouper autour de lui les hommes les plus distin-
gués des divers diocèses. Il avait admis dans son conseil,
avec les anciens membres diocésains, quelques étrangers :
l'abbé Lequeux, dont l'ouvrage sur le droit canonique jouis-
sait d'une bonne réputation ; l'abbé Maret, qui fut depuis
évêque in partibus, doyen du chapitre de Saint-Denis, et qui
alors était simplement professeur à la faculté de théologie ;
l'abbé Bautain, connu par ses ouvrages de philosophie. Ce
fut ce dernier qui signa mon autorisation de dire la messe ; il
fit un effort pour être aimable, ce qui lui arrivait rarement,
lorsqu'il avait affaire à ses confrères. Il était si gonflé dans
son importance qu'il posait d'ordinaire vis-à-vis' de prêtres
- - 59

qui valaient mieux que lui. Il ne se souvenait plus des admo-


nestations de son évêque de Strasbourg et des foudres épisco-
pales dont il avait été frappé.
Je n'avais pas cherché à voir M. Sibour. Je ne me croyais
pas un assez grand personnage. pour me présenter à un
homme aussi haut placé. Je fus donc stupéfait, lorsque je
reçus un petit papier par lequel M. Sibour m'invitait à ses
soirées hebdomadaires.
Je fus obligé de faire la dépense d'un petit collet de céré-
monie et je me rendis à la gracieuse invitation qui m'avait été
faite. Quand j'entrai au premier salon, et quand le valet eut
prononcé mon nom, l'archevêque quitta le groupe où il se
trouvait, vint au devant de moi, m'embrassa avec effusion et
me présenta à ses hauts invités comme un des plus savants
prêtres de France. Parmi ces hauts invités étaient Lamar-
tine, le comte de Montalembert et Napoléon-Bonaparte, pré-
sident de la République. Heureusement que ce dernier ne me
connaissait pas, car il m'eut fait une singulière grimace s'il
eut connu mon Républicain de Loir-et-Cher. Je saluai res-
pectueusement ce grand monde. Alors l'abbé Darboy, depuis
lors archevêque de Paris, m'aborda, me fit mille compliments
et me demanda mon amitié. Il me présenta à tous les digni-
taires de la cour épiscopale. Celui qui me fit l'accueil le plus
cordial fut l'abbé Lequeux que je connaissais de réputation
et qui me prit, dès lors, en affection. On voyait bien, à ses
manières; qu'il arrivait de sa province et qu'il était peu habi-
tué aux splendeurs de la cour archiépiscopale de Paris.
Quant à l'archevêque lui-même, il était radieux de se trou-
ver au milieu d'un monde distingué; sa toilette était splen^
dide; il avait une ceinture magnifique rehaussée de beaux
glands d'or; il ne perdait pas un pouce de sa taille. Il n'était
pas beau ; sa figure était celle d'une vieille femme. Il me fit
l'effet d'une vieille marquise coquette. Mais il fut si aimable
6o —

pour moi que je ne songeai pas alors à le critiquer. Quand je


voulus m'esquiver de ses salons, sans éveiller l'attention, il
m'aperçut, vint de nouveau à moi et me dit : « Je regrette de
n'avoir pas pu causer avec vous ; je me dois à tous mes invi-
tés ; mais je vous reverrai. Vous resterez dans mon diocèse,
j'y tiens. Je veux vous donner une position dans mon clergé.
A bientôt ! » et il me donna une poignée de main des plus
amicales.
Je vis, dès lors, que je ne resterais pas longtemps au fameux
Collège des Ternes.
Si j'étais pornographe, j'aurais à exercer mon talent pour
raconter les faits et gestes de M. le supérieur; mais, je l'ai
déclaré, je ne veux pas faire une oeuvre de scandale. Je dirai
seulement que j'étais péniblement affecté en voyant, d'un
côté, tant de souillures, et, de l'autre, tant de statues de l'Im-
maculée-Conception. Les corridors, les salles, les cours, le
parc, en étaient remplis. M. le supérieur, venant visiter son
collège, se prosternait devant les statues, se mettait en évi-
dence pour réciter son bréviaire, avec force signes de croix.
Puis, il disparaissait. Où était-il allé? Tout le monde le
savait; les enfants eux-mêmes ne l'ignoraient pas. La femme
qui avait la surveillance de l'établissement le savait encore
mieux. Il est vrai qu'elle allait à confesse à M. le supérieur
qui la conduisait à l'Eglise de Notre-Dame des Victoires pour
la communier. Cela efface les péchés, à ce qu'il paraît.
J'ai rencontré des prêtres aussi débauchés, mais je n'en ai
pas rencontré d'aussi hypocrites. Cependant, je remarquai
que les prêtres les plus immoraux étaient ceux qui affectaient
le plus de piété et d'ultramontanisme. Il faut se défier de ceux
qui lisent leur bréviaire dans les omnibus ou dans les rues.
Cette affectation cache le plus souvent des souillures.
J'ai, sur ce point, ma petite expérience.
Pendant un an que je fus professeur, je vis M. Sibour plu-
01

sieurs fois. « Je ne puis, me dit-il un jour, vous donner tout


de suite une place digne de vous; il faut d'abord mettre le
pied dans l'étrier ». On songea à me mettre à Saint-Thomas-
d'Aquin, auprès de l'abbé Sibour, homonyme de l'arche-
vêque; mais on pensa que j'y serais trop distrait de mes
études. On me nomma aumônier à l'hôpital Saint-Louis.
C'était bien la place qui allait le moins à mes goûts ; mais
elle ne devait être que provisoire. Je me rendis donc à cet
établissement où je trouvai pour confrère un grand imbécile,
aussi orgueilleux qu'il était bête et laid, et qui s'imaginait
être un Adonis dont toutes les femmes raffolaient. J'aurais
beaucoup d'anecdotes à raconter sur ce personnage si je vou-
lais amuser les gens légers et friands de scandales. Mais telle
n'est pas mon intention en publiant mes Souvenirs. Je passe
à des choses plus sérieuses.
M. Fabre des Essarts, étant mort peu de temps après mon
arrivée à Paris, fut remplacé par un certain Pallu-Duparc,
prêtre du diocèse de La Rochelle, dénué de toute science, de
toute capacité, mais ultramontain de la nuance la plus foncée,
M. des Essarts n'était pas un aigle, certainement, mais, en
comparaison de M. Pallu, c'était un savant. Il m'avait
prouvé, du moins, qu'il aimait la science. C'est une qualité si
rare dans l'épiscopat français qu'il est bien juste d'en féliciter
les rares évoques qui la possèdent. M. Pallu ne la possédait
pas.
En attendant son intronisation, M. Pallu était venu à
Paris et demeurait au séminaire de Saint-Sulpice. Je ne me
serais pas occupé du personnage si M. l'abbé Léon Garapin
ne m'avait pas écrit pour m'engager à lui faire quelque poli-
tesse. Je me présentai au séminaire de Saint-Sulpice pour lui
faire visite. Je ne le rencontrai pas; je laissai une lettre pour
lui, je ne reçus pas de réponse. Quand il fut à Blois, je lui
envoyai un exemplaire de l'Histoire de l'Eglise de France,
62

pour obéir encore à mon respectable ami Léon Garapin,


M. Pallu, en homme bien élevé, ne m'accusa même pas récep-
tion. On voit que mes bons amis de Blois m'avaient devancé,
et avaient tracé le bon chemin au nouvel évêque.
A la même époque, je reçus de M. le cardinalThomas Gous-
set, archevêque de Reims, une lettre par laquelle il m'invitait
à lui rendre visite à l'hôtel du Bon Lafontaine. C'est là qu'il
demeurait lorsqu'il venait à Paris. Je me rendis à l'invitation
de M. le cardinal. Je le trouvai seul dans son salon. Il était
vêtu d'un costume qui lui donnait absolument l'air d'un poli-
chinelle. Sa culotte courte était d'un noir suspect; quelques
taches jaunâtres s'étalaient de manière à ce qu'il était impos-
sible de ne pas les apercevoir ; ses bas rouges étaient mal tirés,
et dans ses pieds étaient de vieilles pantoufles, à son dos
étaient pendues des loques de diverses nuances. Il paraît que
tout cela forme l'habit de ville des cardinaux. Quand le valet
de chambre m'annonça, Son Eminence se leva avec une telle
précipitation qu'une de ses pantoufles lui sortit du pied et glissa
sur le parquet jusqu'à l'extrémité du salon. Son Eminence
courut après et revint à moi avec les deux pieds chaussés
approximativement. M. Gousset était un gros paysan dans
toute la force du mot. Arrivé près de moi, il m'embrassa et
s'écria : « Comment, c'est vous qui avez fait ce grand ouvrage,
l'Histoire de l'Eglise de France? Mais vous avez l'air d'un
séminariste! On ne vous donnerait pas plus de vingt ans ».
.'— « Je ne suis pas si jeune que cela, Monseigneur, répon-
dis-je, et c'est bien moi qui suis l'auteur de l'Histoire de
l'Eglise de France ». Il me fit asseoir, et, de sa voix sourde
et désagréable, il commença un sermon qui m'agaça les nerfs
au suprême degré : « Je vous félicite de votre talent, mon-
sieur l'abbé, mais plus vous avez de talent, plus vous êtes
dangereux. J'ai lu votre livre et, malgré moi, je me laissais
séduire par vos récits. Quel effet doivent-ils donc produire sur
ceux qui n'ont pas,comme moi, approfondi les choses? Je vous
reproche de n'être pas toujours dans la bonne voie, à l'égard
de la sainte Eglise romaine mère et maîtresse de toutes les ^
autres Eglises. (Son Eminence répéta à satiété cette phrase.)
Jene dirai pas que vous ayez commis des erreurs graves; mais,
il y a chez vous une tendance qui me semble très dangereuse,-
beaucoup trop de libéralisme. Suivez les bonnes traditions
romaines. Voyez les écrivains de l'Univers, comme ils défen-
dent avec science et énergie les doctrines romaines ; mettez-
vous avec eux. »
Il en était là de son sermon, quand l'abbé Gerbet entra. Il
était alors évêque nommé. Je connaissais les ouvrages de cet
ex-disciple de Lamennais, et j'avais de lui une bonne opinion.
Lorsqu'il entra, il se jeta à genoux devant le vieux polichi-
nelle, lui baisa la main, et en reçut une large bénédiction.
Tout cela me dégoûta et m'enleva la bonne opinion que
j'avais de l'abbé Gerbet; je ne croyais pas qu'un homme
intelligent fût capable de telles bassesses. Je m'inclinai lors-
que l'Eminence-Polichinelle me présenta à l'abbé Gerbet en
disant : « Vous voyez, M. l'abbé Gerbet avait quelques petits
péchés doctrinaux à se reprocher : mais il a donné de
telles preuves de son amour pour la sainte Eglise romaine,
mère et maîtresse de toutes les autres Eglises, que ?ious en
faisons un évêque. Imitez-le, mon cher abbé, et bientôt nous
aurons un jeune et savant évêque dont nous serons fiers ».
Je répondis- modestement : « Votre Eminence me flatte
trop ; je ne pense pas être digne de l'épiscopat ; je me contente
de travailler de mon mieux pour la vérité. En travaillant pour
elle, je travaille pour l'Eglise. Si je me trompe, je suis tout
disposé à écouter les conseils de Votre Eminënçé. Je la prie
de me les donner, et je corrigerai tout ce qui serait défectueux
dans mon ouvrage. » Son Eminence ajouta : « Oh ! ce n'est
pas.tel ou tel passage qu'il s'agit de modifier, il faut une
64

revision complète; car, c'est l'esprit de l'ouvrage qu'il faut


corriger. Je répondis : « Je prie Votre Eminence de préciser
davantage. Comme vous ne le pouvez pas instantanément,
permettez-moi de vous demander de m'écrire tout ce que
Votre Eminence jugera utile de m'indiquer. Je lui promets
d'attacher la plus grande importance à ses observations. »
Cette réponse m'avait été dictée d'avance par un directeur du
séminaire de Sulpice, M. Boiteux, qui était mon confesseur.
Il m'avait dit que Mgr Gousset serait très embarrassé dès
qu'il lui faudrait me faire par écrit ses observations.
Il ne se trompait pas, et Son Eminence ne m'en fit aucune.
Mgr Gousset n'était pas assez sot pour n'avoir pas compris
qu'il n'y avait pas beaucoup à espérer d'un jeune prêtre qui
ne s'était pas laissé séduire par la perspective de l'épiscopat.
11 ne songea plus à me gagner et résolut d'avoir recours à
.

d'autres moyens pour rendre inutile un talent qu'il jugeait si


dangereux pour ses théories ultramontaines.
Les circonstances lui vinrent en aide. M. Pallu-Duparc lut
son homme.
A peine installé à Blois, M. Pallu se mit à l'oeuvre, sous
l'inspiration de Duc et Cie. Il avait amené avec lui de la
Rochelle, un abbé Gilet, un malin sans doute, ultramontain
à tous crins, et qui s'entendit tout de suite avec mes merveil-
leux amis.
jJHistoire de l'Eglise de France était publiée par mon
imprimeur bloisois et ses deux beaux-frères. Ils en faisaient
tous les frais, et l'avaient placée, pour la vente dans la librai-
rie des frères Guyot, éditeurs à Paris et à Lyon. Comme les
Guyot ont joué un rôle fort intéressant dans les affaires de
mon Ouvrage, il ne sera pas inutile de dire comment ils agis-
saient. Sous prétexte de lancer l'ouvrage, ils demandèrent à
mes vrais éditeurs de faire imprimer Cent mille prospectus,
qu'ils expédieraient de Paris à tout le clergé et aux congre-
65

gâtions religieuses. Mes éditeurs y consentirent ; firent impri-


mer un prospectus de 4 pages et l'envoyèrent à Paris, d'où il
était plus facile de l'expédier par toute la France. Les Guyot
firent le compte des frais d'expédition des cent mille prospec-
tus par la poste. Mes éditeurs payèrent. Les Guyot n'avaient
pas expédié le prospectus ; ils en avaient bourré les caisses
dans lesquelles ils faisaient des envois de leurs livres, et je vis
moi-même à Blois une de ces caisses adressée à un libraire
qui me montra mes prospectus réduits à l'état de papier
d'emballage.
Quant à la vente de mes volumes, les dits libraires préten-
daient toujours qu'ils n'avaient rien vendu. Ils n'avaient donc
pas d'argent à verser.
Ils finirent par faire une banqueroute que les tribunaux
déclarèrent frauduleuse, et mes éditeurs ne trouvèrent chez
eux ni volumes ni argent.
Voilà en quelles mains propres était mon ouvrage.
Les frères Guyot firent des annonces aux frais de mes édi-
teurs, une à Lyon, dont le père Prat n'avait pas été content,
puis une. à Paris, qui fut l'occasion de la première démon-
stration de M. Pallu contre moi.
Cette dernière annonce avait été mise dans l'Ami de la
Religion. Les libraires Guyot y disaient que mon ouvrage
était approuvé par Mgr l'évêque de Blois. Le fait était cer-
tain, puisque Mgr Fabre des Essarts avait été évêque de Blois,
comme l'était M. Pallu. Les plus simples convenances
auraient dû empêcher ce Pallu d'écrire, dans un journal, qu'il
était en désaccord avec son respectable prédécesseur. Mais il
écouta mes bons amis de Blois, qui triomphaient à la pensée
qu'ils pourraient encore me donner des preuves de leur haine
sacerdotale. M. Pallu écrivit donc la lettre suivante à l'Ami
de la Religion :
— 66 —

« Au Rédacteur de l'Ami de la Religion.

« Blois, le 6 septembre 1851.

« MONSIEUR LE RÉDACTEUR,

« Quoique vous ayez averti que la rédaction de l'Ami de


la Religion reste étrangère aux annonces insérées à la fin de
ce journal, je vous prie de donner place dans votre feuille à
une rectification relative à une de ces annonces.
« A la fin du numéro en date du 28 août dernier, on lit
l'annonce suivante : Histoire de l'Eglise de France, par
M. l'abbé Guettée, ouvrage approuvé par Mgr l'évêque de
Blois... Mise en vente du tome VII".
« La plupart de ceux qui auront lu ces lignes, qui auront
comparé les dates, auront été portés à croire que j'ai approuvé
cet ouvrage, et spécialement ce qui a paru depuis la mort de
mon vénérable prédécesseur ; cependant il n'en est rien. Je
viens même d'adresser à M. l'abbé Guettée (comme étant du
diocèse de Blois et m'ayant envoyé son livre), une lettre où,
tout en reconnaissant avec plaisir ce qui est digne de louanges
dans son ouvrage, je lui signale des choses que je m'afflige d'y
trouver, et que, j'espère, il corrigera.
« Agréez, Monsieur le Directeur,
l'assurance de mes senti-
ments très distingués.
t
« L. TH.,
« évêque de Blois. »

L'Univers s'empressa de publier celte lettre, qui ne lui était


pas adressée. Le mot était donné; il fallait tuer moralement
celui qui n'avait pu être séduit par les avances du cardinal
Gousset. M. Pallu m'envoya une copie de sa lettre à l'Ami de
la Religion. C'était une impertinence de plus. Cette lettre
cependant ne lui faisait pas honneur et accusait chez son
- - 67

auteur une outrecuidance peu commune. Quelle preuve


avait-il donné de sa capacité, lui qui ne pouvait pas même
faire un pauvre petit cours d'Ecriture-Sainte au séminaire de
la Rochelle? Un professeur au même séminaire que je vis à
Paris, haussait les épaules en parlant du nouvel évêque de
Blois; c'est, disait-il, une nullité absolue, un homme qui n'a
ni science, ni intelligence. Il s'imaginait donc que le Saint-
Esprit avait tout à coup élu domicile sous sa mitre? Ceci me
rappelle, une parole de l'abbé de Belot. En apprenant que tel
qu'il connaissait était élevé à l'épiscopat, il disait en riant :
« En voilà encore un que
le Saint-Esprit aura bien de la
peine à rendre intelligent! » M. Pallu n'était qu'un ignorant
mitre. En lisant sa lettre à l'Ami de la Religion, ma pre-
mière idée fut de lui donner la leçon qu'il méritait. Des amis
que je respectais m'en dissuadèrent, et je me contentai d'écrire
à l'Ami de la Religion cette lettre qui eut leur approbation :

« Paris, 7 septembre 1851.

« MONSIEUR LE DIRECTEUR DE l'Ami de la Religion,

« Je lis dans votre journal une rectification d'annonce


adressée par Mgr Pallu du Parc, évêque de Blois, et dans
laquelle je trouve ces paroles relativement à mon ouvrage :
l'Histoire de l'Eglise de France :
« Je viens d'adresser à M. l'abbé Guettée une lettre... où

« je lui signale des choses qaeje m'afflige d'y trouver, et que,

« j'espère, il corrigera. »

« Je craindrais, Monsieur le Directeur, que vos lecteurs ne


donnassent à l'expression que j'ai soulignée une interprétation
trop absolue. Elle serait bien éloignée certainement de la
pensée de Mgr l'évêque de Blois. J'en ai pour garant la lettre
bienveillante qu'il m'a fait l'honneur de m'adresser, et dans
laquelle j'ai trouvé des observations que j'ai reçues avec
68

reconnaissance. J'espère, en profitant des avis qu'on daigne


me donner, rendre mon ouvrage de plus en plus utile à
l'Eglise, et digne des suffrages de l'épiscopat.
« Agréez, etc.

« L'abbé GUETTÉE,
« auteur de YHisloire de l'Eglise de France. »

Les libraires Guyot écrivèrent, de leur côté, au même


journal.;

« MONSIEUR LE DIRECTEUR DE l'Ami de la Religion,

« Mgr Pallu du Parc, évêque de Blois, vous a adressé une


rectification relativement à une annonce de l'Histoire de
l'Eglise de France, publiée dans votre journal.
« Notre devoir est d'attester que nous n'avons eu nulle-
ment l'intention de dire que cet ouvrage avait été approuvé
par Mgr Pallu du Parc, mais par son prédécesseur, Mgr Fabre.
des Essarts.
« Nous vous prions d'insérer cette lettre dans votre pro-
chain numéro.
« Agréez, etc.

« GUYOT frères. »

M. Pallu fut très contrarié de ma lettre à l'Ami de la Reli-


gion. Il m'en écrivit avec une certaine vivacité. Je lui
répondis sur le même ton. On sentit qu'il ne fallait pas me
froisser; on fit la paix, et j'écrivis alors une lettre dans
laquelle je disais que je tiendrais compte des observationsqui
m'avaient été faites. Je voulais, à l'aide de cartons, faire dis-
paraître les quelques mots qui avaient éveillé la susceptibilité
de mes adversaires. Je n'ai jamais été provocateur; je me suis
défendu quelquefois avec vivacité, mais le plus souvent avec
— 69 —

modération. Je montrai, dans la circonstance, que j'étais dis-


posé à faire des sacrifices pour avoir la paix. Mais comment
vivre en paix avec des adversaires passionnés et haineux qui
veulent la guerre?
Je me montrai disposé à faire de tels sacrifices, que
M. Pallu m'écrivit la lettre suivante :

l'îVÊCllK
de
BLOIS
« Blois. le 18 septembre 1851.

« MONSIEUR L'ABBÉ,

« J'ai reçu votre lettre et je vous assure que je suis bien


touché des dispositions que vous manifestez, et très consolé
de vous voir entrer dans cette voie, qui seule peut vous con-
duire au but que vous désirez atteindre : celui d'être vraiment
utile à l'Eglise. Croyez bien que, pour y parvenir, toutes les
observations que je vous ai faites et celles que je vous ai pro-
mises vous sont nécessaires.
« Que la pensée d'une revision de votre livre ne vous effraie

pas. Dieu vous donnera les consolations qu'ont goûtées les


âmes généreuses dans des sacrifices semblables que l'Eglise
leur demandait, et, pour ma part, je ferai tout ce qui dépen-
dra de moi pour vous faciliter cette oeuvre.
« Vous comprendrez, mon cher Monsieur l'abbé, que ce
travail ne pourrait se faire que très difficilement dans une
correspondance. J'éprouve d'ailleurs depuis longtemps le
désir de vous voir. Je vous invite donc à venir à l'évêché, et
dans nos entretiens intimes, où mon coeur vous sera ouvert,
tout s'arrangera avec facilité et à notre commune satisfaction.
« J'ai à faire plusieurs courses d'ici à quelques semaines ;
mais je serai libre dans la dernière quinzaine d'octobre, et je
serai tout à vous.
« Agréez, Monsieur, l'assurance de mes sentiments bien
distingués et tout dévoués.
« t L. TH.,
« évêque de Blois. »

Tandis que cette correspondance avait lieu entre l'évêque


de Blois et moi, on dénonçait mon livre à la Congrégation de
l'Index, laquelle le condamna par son décret du 22 jan-
vier i852.
Le 23 février suivant, M. Pallu m'écrivit une lettre hypocrite
dans laquelle il me disait qu'il n'avait pu prévenir le mal-
heur qui venait de m'arriver.
C'est lui qui en avait été le principal instigateur, qui avait
poussé en avant mes pires ennemis et qui fit prohiber un livre
approuvé par son prédécesseur, au moment où je m'humiliais
devant lui et où je prenais l'engagement-de tenir compte des
pauvres observations qu'il m'avait adressées.
Ils les avaient répandues partout. L'évêque de Luçon,
Baillés; l'évêque de La Rochelle, Villecour; l'évêque d'An-
goulème, Cousseau; Pie, évêque de Poitiers; Gousset, arche-
vêque de Reims, les connaissaient ; elles servirent de base à
ma dénonciation à la Congrégation de l'Index ; le dénoncia-
teur fut un consulteur de l'Index, un ivrogne, du nom de Gau-
thier.
M. Pallu était digne d'avoir de tels amis.
Je parlerai un peu plus tard de ces vénérables pères du
concile de La Rochelle.
Les observations de M. Pallu ayant été la base du décret
de la Congrégation de l'Index, je dois les faire connaître.
Voici la lettre qui les contient et dont M. Pallu a parlé dans
sa missive à YAmi de la Religion :
— 7i —

ÉVÊCIIÉ
de
BLOIS
« Blois, le ... septembre 1851.

« MONSIEUR L'ABBÉ,

« Ne croyez pas que j'aie été insensible à la démarche que


vous avez faite en m'écrivant et en m'envoyant un exemplaire
de votre ouvrage. Non, j'en ai été très touché; et je me suis
spécialement réjoui de l'espérance de trouver là une occasion
d'entrer avec vous en rapport. M'a première pensée avait été
de vous écrire de. suite pour vous faire mes remerciements;
mais j'ai cru que je ne devais pas me borner à répondre par
une simple lettre de politesse à l'envoi d'un ouvrage tel que
le vôtre. L'importance des questions qu'il soulève, la diver-
sité des jugements du public sur lui, m'ont fait un devoir
d'évêque et de père de l'examiner et de le faire examiner avec
soin, pour vous transmettre ensuite, avec mes remerciements,
l'expression de ma pensée sur ses doctrines.
« Votre ouvrage, Monsieur l'abbé, est l'oeuvre d'un vrai
talent pour l'histoire ; il révèle des études, rapides il est vrai,
mais variées ; vous avez pu puiser à des sources inconnues
aux auteurs estimables de l'Histoire de l'Eglise gallicane; et
vous l'avez généralement fait. Vous avez compris l'histoire
telle que l'école moderne l'a comprise ; vous en avez fait l'his-
toire du mouvement intellectuel, du progrès des arts, des
phases du sort des peuples. Vous êtes entré dans la voie des
études du siècle sur le moyen-âge ; et la couleur locale, que
vous avez conservée, est souvent dans votre livre une heu-
reuse idée. •
« Tout en profitant des travaux des historiens modernes,-,

vous avez signalé leurs erreurs religieuses ; plusieurs grands


hommes catholiques sont habilement réhabilitéspar vous; et,
plus d'une fois, j'ai aimé à vous voir vous élever au dessus
des idées de tout parti, idées auxquelles n'échappent pas tou-
jours les hommes les mieux intentionnés.
« Mais en même temps que j'étais heureux de remarquer
ce que votre histoire renferme d'éléments de bien, j'étais forcé
de noter des choses qui laissent à désirer sous le rapport
religieux. Je vais m'en ouvrir à vous avec la franchise-la
plus entière.
« i° T. I, p. 34, vous dites :' Nous ne croyons pas VEglise
une monarchie. Cette manière de voir a été condamnée,
même par la Sorbonne, dans Marc-Antoine de Dominis.
(Voyez Summ. Conc. de Bail, t. I, pp. 81 et suiv. — Card.
Gerdil, t. XIII, p. 200.)
« 20 T. VII, p. 375, vous citez, en la soulignant, l'expres-
sion de chef ministériel appliquée au Souverain-Pontife; elle
aurait plutôt besoin d'éclaircissement après l'abus qu'en ont
fait les Richéristes et les Jansénistes, abus qui a provoqué la
censure delà proposition troisième dans la bulle : Auctorem
fidei.
« 3" Dans la préface du septième volume, vous essayez de
vous justifier du reproche fait à vos idées sur la discipline de
l'Eglise primitive. J'aurais désiré que vous eussiez protesté
contre l'usage que la Revue de M. Chantône a fait de vos
doctrines et de votre nom. Cela éveilla l'attention sur votre
ouvrage et fit craindre pour une parenté d'idées entre votre
histoire et le recueil périodique dont je viens de parler.
« 40 L'historien doit la vérité au présent, la justice au
passé; il doit aussi conserver les égards et le respect dus à la
dignité de ceux-dont il parle, surtout quand il est chrétien et
pi'être. Lors donc qu'il s'agit d'accuser de grands hommes,
de les accuser sur des points relativement auxquels d'autres
historiens graves les justifient, n'y a-t-il point à craindre de
se tromper et de devenir injuste? Et lors même que la vérité
et la justice sont à couvert, il faudrait toujours parler avec la
73

convenance de langage que commande la sainteté ou la


dignité de celui dont on relève les écarts. Voilà deux
réflexions que fera tout lecteur instruit en lisant ce que vous
avez écrit sur saint Léon, saint Bernard, la conduite du
clergé dans l'affaire de l'établissement des communes, les rap-
ports des papes avec la France et l'Empire, les désordres qui
ont amené le protestantisme, l'élection de Clément V, la des-
truction des Templiers.
« On s'affligera encore, Monsieur,
de la manière dont
vous traitez la question si délicate des peines contre les héré-
tiques. Vos vues sur ce point sont incomplètes encore et, par
vos affirmations trop absolues (t. V, pp. 47, 232), vous allez
vous heurter contre la condamnation dui4° art. de Jean Huss
par le Concile de Constance, et du 33e de Luther dans la
bulle de Léon X. Ce que vous dites pour vous justifier
(t. VII, p. 10) est loin de vous justifier réellement.
« 5° Ce ne sont pas sans
doute des enseignements d'abso-
lutisme, ni à plus forte raison de despotisme qu'on trouve
dans les grands docteurs catholiques dont vous vous plaisez
à-invoquer l'autorité; mais aussi ils veillent attentivement à
sauvegarder le principe de l'ordre et de la paix. Qr, Monsieur,
vous n'avez pas marché avec la même vigilance dans ces sen-
tiers difficiles où vous avez voulu entrer. On pourrait s'ar-
mer, au profit de l'anarchie, de ce qu'il y a d'obscur dans vos
paroles (t. VI, p. 442); et plusieurs de vos réflexions politi-
ques ne sont pas exemptes d'exagération et de danger.
«6° Vous voulez rester neutre sur la question de l'ultramon-
tanisme et du gallicanisme, et vous présentez ce parti comme
celui auquel l'examen vous a conduit (t.. IV, p. 18). Mais,
Monsieur, vous êtes loin de garder cette neutralité. Dans une
note du t. VII, p. 266, vous ne reconnaissez même pas Yin-
défectibilité telle que Bossuet la soutenait tout en attaquant
l'infaillibilité. Bien plus, vous donnez sur l'infaillibilité de
— 74 —

l'Eglise des notions manquant de précision ou d'exactitude.


Vous émettez, touchant l'action immédiate du pape sur les
-Eglises, des idées contraires à celles de Rome (t.-III, p. 8),
sans tenir compte des réfutations qu'on en a faites (t. VI,
p. 422) et de la manière d'agir des Souverains-Pontifes.
« 70 Puis, cette question du gallicanisme dominé toute
.l'histoire. Sans doute, vous ne deviez pas faire de votre
ouvrage une théologie ; mais il eût été à désirer que ce point
important eût été traité comme vous en avez traité d'autres,
à la lumière des travaux modernes. L'étude des magnifiques
ouvrages composés en Italie sur cette question depuis un
siècle vous eut permis d'avoir, sur bien des points, une plus
grande fermeté de principes.
« 8° Défiez-vous, Monsieur, défiez-vous aussi d'un ton qui

ne doit pas être celui du vrai mérite et de la vraie vertu. Pre-


nez garde à ne pas traiter avec mépris ceux qui ont une doc-
trine contraire à vos idées, à ne pas les regarder comme de
petits esprits, à ne pas croire que toute opposition est une
cabale; à ne pas supposer qu'en dehors de vos idées il n'y a
ni science de l'histoire, ni vrai droit public, ni théologie
solide et élevée. Evitez lé style amer, le ton chagrin, une sorte
d'affectation, involontaire sans doute, à relever les fautes de
ceux qui sont chargés du redoutable fardeau de l'autorité, et
à ne voir presque jamais que leurs torts.
n Voilà, Monsieur, les choses principales que je désirais

vous signaler: Les taches qui déparent votre ouvrage ne


m'empêchent point de voir ses beautés. Une théologie pas
assez forte pour vous guider dans des études historiques où
se présentent des questions si délicates, un esprit trop exclu-
sivement frappé du spectacle de ce qu'il y a de mal et, par là,'
porté à une sorte d'amertume, voilà les causes, ce me semble,,
des écarts que je vous indique. Mes réflexions vous affligeront
peut-être; mais l'Esprit-Saint nous apprend que les blessures
— 7o —

de celui qui aime valent mieux que les caresses d'une fausse
amitié. Oh! prenez garde à ceux qui ne font que flatter; pre-
nez garde encore plus aux discours de ceux qui voudraient
vous engager dans une voie où ils ne vous soutiendraient pas.
Croyez que votre meilleur conseiller et ami, c'est votre
évêque. Il ne veut point que votre livre soit condamné, mais
que vous le corrigiez et préveniez ainsi toute mesure sévère.
Le fond de ma pensée sur votre livre était le même qu'au-
jourd'hui, longtemps avant mon arrivée à Blois ; et depuis
que je suis ici, plus d'une fois j'ai aimé à montrer devant
divers membres du clergé que si votre ouvrage renferme des
choses blâmables, il renferme aussi bien des choses qui méri-
tent l'approbation et l'encouragement.
« Si, comme je l'espère, vous comprenez mon coeur et
entrez dans mes pensées, je serai prêt à vous faire part de
mes autres observations dans le détail desquelles je ne puis
entrer ici.
« Ne vous rassurez pas à la vue des approbations et des
éloges que vous avez reçus. Vous devez remarquer que
presque tous, mon vénérable prédécesseur en tête, ne parlent
que d'après autrui ou après la lecture de quelques pages.
Leurs éloges ne contredisent pas mes réflexions, puisqu'ils ne
louent pas les choses même que je relève. Il en faut unique-
ment conclure qu'on a lu d'abord votre livre avec une atten-
tion moins grande que celle qu'on lui donnerait aujourd'hui,
que celle que plusieurs lui ont donnée dès le commence-
ment.
« L'Ami de la Religion vient d'annoncer votre histoire
comme approuvée par l'évêque de Blois. Tout dans les lignes
de cette annonce ferait croire que je viens d'approuver les
sept volumes parus de votre ouvrage, et cela produirait un
effet fâcheux. Vous ne pouvez donc pas être étonné, Mon-
sieur, de ce que j'ai cru devoir adresser au journal un mot à
- - 7''

ce sujet. Je vous en envoie une copie ; vous verrez que j'ai


concilié, autant que je l'ai pu, les droits de la vérité avec l'af-
fection que je vous porte.
« Agréez, Monsieur l'abbé, l'assurance de mes sentiments
les plus distingués et les plus dévoués.

« y L. TH.,
« évoque de Blois. »

Cette lettre est bien l'écho des mauvais sentiments de la


troupe Duc et C°; on y retrouve cette observation de Duc et
de Richaudeau, que je n'avais pas étudié assez la théologie.
Il paraît que ce n'est pas étudier la théologie que de suppléer
à un cours ridicule, par les ouvrages des Bossuet, Arnauld,
Noël-Alexandre et beaucoup d'autres théologiens que Richau-
deau lui-même me prêtait en sa qualité de bibliothécaire.
Les procès-verbaux de la conférence cantonale, faits entière-
ment par moi, mon histoire elle-même et ma polémique contre
le protestantisme dans la France centrale, prouvaient que
j'étais plus capable en théologie que mes anciens professeurs.
Dans tous les détails de la lettre, je retrouve les bas senti-
ments que les oies de l'ancienne cour épiscopale avaient mani-
festés en toute occasion. La lettre de M. Pallu était l'expres-
sion la plus nette de leur basse vengeance. M. Pallu, sans
autre information, accepta le honteux métier d'être leur
organe et ces vilains personnages furent heureux d'abriter
leurs rancunes sous une mitre épiscopale. Ils crurent m'avoir
terrassé. Ils ont appris qu'on ne terrasse pas si facilement un
écrivain consciencieux, ami désintéressé de la vérité.
C'est donc au moment où je m'abaissais devant M. Pallu
par amour de la paix, que l'on travaillait hypocritement à me
faire censurer par l'Index, en disant qu'on ne voulait pas
ma condamnation.
Hypocrites ! ! !
77

Je dois dire que si je m'abaissai devant M. Pallu, ce fut


pour obéir à des amis qui prévoyaient qu'une opposition de
ma part pourrait avoir de graves inconvénients. Ma première
idée fut de réfuter les observations de M. Pallu, et je lus à
mesamis une réponse qu'ils trouvèrent juste, mais dangereuse.
Je la leur sacrifiai et j'écrivis une lettre soumise pour leur
être agréable. La suite a prouvé qu'ils se trompaient sur les
dispositions de mes adversaires. J'aurais mieux fait d'envoyer
ma première lettre, qui était ainsi conçue :

« Paris, le 10 septembre 1851.

« MONSEIGNEUR,

« J'ai reçu la lettre que Votre Grandeur a daigné m'adresser


au sujet de mon Histoire de lEglise de France. Je veux bien
croire, Monseigneur, que Votre Grandeur a été profondément
touchée de la visite que j'ai essayé de lui faire au séminaire
de Saint-Sulpice pendant son séjour à Paris et de l'envoi que
je lui ai fait de mon ouvrage. Seulement, j'aurais préféré que
vos bons sentiments pour moi se fussent manifestés autrement
que par votre lettre à l'Ami de la Religion. Permettez-moi
de dire à Votre Grandeur que votre vénérable prédécesseur,
Mgr Fabre des Essarts, méritait assez votre considération
pour que vous ne soyez pas humilié d'être confondu avec lui
dans une annonce de journal. Je n'ai été pour rien dans cette
annonce, mais, dès qu'on ne vous y nommait pas, Votre
Grandeur aurait pu ne pas intervenir, puisque l'on savait que
c'était Mgr Fabre des Essarts qui avait approuvé officielle-
ment mon livre.
« Il est vrai, Monseigneur, que vous cherchez à amoindrir
son approbation. Il n'aurait lu, selon Votre Grandeur, que
quelques pages de mon ouvrage avant de l'approuver. Mes
bons amis de Blois qui vous ont donné ce renseignement
78

savent bien qu'ils en ont menti. Ce n'est qu'en tête du


troisième volume que j'ai pu publier l'approbation que
Mgr Fabre des Essarts m'a donnée sous forme de lettre. Mes
bons amis de votre évêché savent bien que c'est par suite de
leurs intrigues que l'approbation n'a pas été mise en tête du
premier volume dans la forme que l'on donne ordinairement
à des pièces de ce genre ; ils savent bien que le premier volume
a été examiné en manuscrit au nom de monseigneur par
M. l'abbé Guillois, vicaire général, le plus savant théologien
du diocèse; ils savent que ce volume a été remis par monsei-
gneur à son'imprimeur, malgré moi; ils savent que les
volumes suivants ont été examinés par M. l'abbé Duloy,
supérieur du petit séminaire, qui lisait les épreuves avec moi,
et qui en rendait compte à monseigneur. Peut-on dire après
cela que Mgr Fabre des Essarts a approuvé un livre qu'il ne
connaissait pas? Mes bons amis, si serviles à son égard lors-
qu'il vivait, l'insultent maintenant qu'il est mort; je les
reconnais bien là.
« Pourquoi Votre Grandeur a-t-elle subi à ce point l'in-
fluence de ces gens, auxquels je n'ai jamais fait aucun mal,
qui n'ont rien à me reprocher, mais qui ne veulent pas souf-
frir qu'un jeune prêtre studieux fasse ce qu'ils n'ont jamais pu
faire? Si j'en juge par votre lettre, Monseigneur, ils vous ont
fait un beau portrait de mon caractère. Votre Grandeur vou-
drait me faire croire qu'elle m'a jugé aussi sévèrement d'après
mon ouvrage lui-même qu'elle aurait lu avant d'arriver à
Blois. Je veux bien croire que mon ouvrage ne lui avait pas
été complètement agréable, mais Votre Grandeur n'a pu y
voir que je sois un homme ennemi de l'autorité, presque
envieux de ceux qui l'ont possédée, et heureux de les criti-
quer. Non, Monseigneur, je ne suis pas tel et je n'apparais
pas tel dans mon ouvrage. Lorsque les documents historiques
ont établi que tel ou tel grand personnage avait failli, s'était
— 79 —

trompé, je l'ai dit avec calme, avec respect, et je puis me


flatter de n'avoir jamais obscurci une des gloires de l'Eglise.
Mon but a été de les mettre en lumière, et je l'ai fait de mon
mieux. Je vous remercie, Monseigneur, des éloges que vous
.
faites de mon ouvrage ; j'en ai reçu beaucoup d'autres, comme
Votre Grandeur le sait et l'affirme. J'en ai reçu d'un grand
nombre d'évêques qui m'ont envoyé leurs félicitations par
l'intermédiaire de votre vénérable prédécesseur. Mais, ne
croyez pas, Monseigneur, que ces éloges m'aient inspiré de
l'orgueil. Elles ne sont pour moi qu'un encouragement à
mieux faire encore et à m'en rendre de plus en plus digne.
« Je sais parfaitement, Monseigneur, que j'ai travaillé
rapidement comme vous le dites. La faute en est à votre
vénérable prédécesseur, qui m'y a forcé en donnant malgré
moi à son imprimeur le premier volume de mon ouvrage.
Mais si je suis jeune encore, j'ai travaillé, depuis que je suis
prêtre, environ quatorze heures par jour. Ce travail opi-
niâtre, joint à une capacité que Votre Grandeur veut bien
reconnaître, peut équivaloir à la vie déjà assez longue de mes
bons amis de Blois, qui n'ont jamais rien fait. Il y a bien
longtemps qu'ils me reprochent de n'avoir pas étudié assez la
théologie. Je regrette que Votre Grandeur ait accepté aussi
facilement ce reproche ridicule. Pendant mes études au sémi-
naire, j'ai étudié la théologie plus et mieux que mes condisci-
ples; M. Richaudeau, mon professeur, qui était bibliothé-
caire, pourra dire à Votre Grandeur combien d'ouvrages
théologiques j'ai lus. Je ne savais pas perdre mon temps
comme ceux qui prétendaient étudier si profondément leur
livre classique, et qui s'occupaient, pour la plupart, à toute
autre chose que la théologie. Puisque Votre Grandeur a lu
mon ouvrage, Elle a dû voir que les questions théologiques
y sont traitées avec soin et intelligence. Dans l'examen minu-
tieux qu'elle en a fait, Elle.n'a trouvé qu'un seul reproche à
— So —

me faire .au point de vue doctrinal. Ce seul reproche est-il


fondé?
« Vous me reprochez d'avoir dit : « Nous ne croyons pas
l'Eglise une monarchie. »
« Voici mon texte en son entier. »
« Selon M. de Maistre (de l'Eglise gall., liv. II, c. Yl)
« l'Eglise est une monarchie ou n'est rien. Nous ne croyons

« pas l'Eglise une monarchie, et nous la croyons quelque


« chose. » Suit, en une note très longue, la réfutation de
M. Guizot prétendant que l'Eglise a passé successivement par
les formes démocratique, aristocratique et monarchique. Il
fait du pape un roi ressemblant aux autres rois. Cependant,
Jésus-Christ a dit : Les rois des nations dominent sur elles,
exercent sur elles le pouvoir; IL N'EN SERA PAS AINSI
PARMI VOUS. On-.ne peut donc pas dire, en général, avec
MM.de Maistre et Guizot que l'Eglise est une monarchie,
sans s'inscrire en faux contre les paroles de Jésus-Christ. Si
l'on veut qu'elle soit une monarchie, il faut en déterminer le
caractère particulier qui ne doit être ni anti-évangélique ni
anti-chrétien.
« Votre Grandeur a donc formulé, en isolant la phrase
qu'elle a citée du contexte, une proposition qui aurait été
condamnée même par la Sorbonne. Je me permets de faire
remarquer à Votre Grandeur que la Sorbonne, très gallicane,
n'acceptait pas l'idée monarchique de M. J. de Maistre, très
fanatique ultramontain. Pour J. de Maistre, l'Eglise est une
monarchie absolue. Selon la Sorbonne, le pape est soumis aux
canons; la plus haute autorité dans l'Eglise est le concile;
le concile peut juger et condamner le pape. D'après la Sor-
bonne, la monarchie de l'Eglise ne ressemble donc pas aux
autres monarchies; elle n'est ni celle de J. de Maistre, ni celle
de M. Guizot. C'est tout ce que j'ai dit, et la censure de la
Sorbonne m'est plutôt favorable que contraire.
8i

« Vous savez bien, Monseigneur, qu'avec quelques mots


isolés du contexte on peut faire dire à un écrivain tout ce que
l'on veut.
« Votre Grandeur aurait voulu qu'à propos d'une expres-
sion dont on a pu abuser, mais qui peut être entendue d'une
manière catholique, je sois entré en guerre contre les Riches
listes et les Jansénistes. Je n'ai pas fait, Monseigneur, un livre
de polémique, mais un livre d'histoire. Je parlerai des Riché-
ristes et des Jansénistes quand je serai arrivé à leur époque.
« Votre Grandeur trouve mauvais que je n'aie pas protesté
contre l'éloge que l'on a fait de mon ouvrage dans la revue
de M. l'abbé Chantôme. Le travail est de M. l'abbé Louber,
mon camarade au séminaire de Blois. MM. Chantôme et
Louber sont deux prêtresdu plus grand mérite ; ils ne m'ont
attribué aucune des idées qu'ils exposent dans leur revue. Ils
ont voulu me donner une preuve de sympathie en rendant
compte de mon ouvrage; contre quoi aurai-je pu protester?
Pourquoi aurais-je fait de la peine à deux prêtres, qui peuvent
avoir des opinions que Votre Grandeur ne partage pas, mais
qui n'en sont pas moins des prêtres instruits, pieux, dignes
de respect.
« Vous me faites un crime de mon opinion sur les peines
infligées aux hérétiques. Qu'ai-je écrit à ce sujet? Qu'il est
regrettable que le clergé ait sévi contre les hérétiques d'une
manière violente et les ait fait brûler. C'est tout ce que j'ai
dit aux pages que vous avez indiquées, et je l'ai dit avec la
plus grande modération.
« Votre Grandeur voudrait donc que je fusse partisan des
tortures et des bûchers?
« Je ne pourrai jamais, Monseigneur, accepter une telle
opinion. Elle répugne à ma conscience de chrétien.
« Les autres observations de Votre Grandeur se rapportent
à la politique et aux opinions gallicanes et ultramontaines.
6
82

« Sous ce double rapport, il s'agit d'opinions libres. Votre


Grandeur a le droit d'avoir celles qui lui conviennent, et moi
celles que je trouve justes. J'ai rencontré des prêtres à Paris
qui m'ont accusé de tendances ultramontaines; Votre Gran-
deur me reproche d'être trop gallican. La vérité est entre ces
deux critiques contradictoires. J'ai été historien; en cette
qualité je me suis prononcé tantôt pour tantôt contre cer-
taines théories que j'ai appréciées selon les circonstances.
Pour moi la vérité historique doit être le seul but qu'un his-
torien doive se proposer. Je conviens que j'ai été plutôt galli-
can qu'ultramontain. Pourquoi? Parce que la vérité histo-
rique m'en faisait un devoir.
« Vous, Monseigneur, vous êtes ultramontain, et vous
professez sur l'Eglise et la papauté des doctrines que je ne
suis pas obligé d'admettre. Dès qu'un pape se présente dans
l'histoire, les ultramontains se prononcent d'une manière
absolue pour ce pape en toute circonstance. J'ai le droit de
croire. Monseigneur, qu'un pape peut se tromper. Il y a eu des
papes débauchés, violents, immondes. Suis-jeobligé de m'in-
cliner devant leurs vices lorsque je les rencontre dans l'his-
toire? Suis-je obligé de reconnaître aux papes le don de l'in-
faillibilité? Non, Monseigneur; ce don de l'infaillibilité, j'ai
le droit de ne le reconnaître ni au pape, ni au siège de Rome.
Je le reconnais à l'Eglise catholique, c'est tout ce que je suis
obligé de croire, et Votre Grandeur n'a pas le droit de m'en
demander davantage.
« J'ai cru devoir le dire à Votre Grandeur, en' toute fran-
chise : ce qu'elle appelle ses principales observations ne
me paraît pas fondé. Il en résulte que vos appréciations
historiques ne s'accordent pas avec les miennes; mais quant
aux doctrines catholiques, Votre Grandeur n'a pu trouver
aucune observation sérieuse à me faire.
« Ce que vous avez pu relever dans sept gros volumes, se
83 — '

réduit donc à bien peu de chose. Donnez-moi à examiner,


Monseigneur, une simple brochure sur des questions d'his-
toire ou de théologie; et je prends l'engagement d'y trouver
plus de passages repréhensibles que vous n'en avez indiqués
dans mes sept volumes. Il me suffira pour cela de m'inspirer
du même esprit avec lequel Votre Grandeur a abordé mon
ouvrage.
« Je regrette, Monseigneur,
d'être obligé de m'exprimer
ainsi. Mais je ne puis voir dans votre lettre, que l'expression
des sentiments dont mes bons amis de votre évêché m'ont
donné tant de preuves. C'est plutôt à eux que je m'adresse
qu'à Votre Grandeur, dont j'ai l'honneur d'être

Le très respectueux serviteur.


« L'abbé GUETTÉE »

M. Pallu n'aurait certainement pas tenu compte de cette


lettre. Il ne tint pas plus compte de celle qu'il reçut et dans
laquelle je lui promettais des corrections. On ne me donna
pas le temps de les terminer. Le Père Gauthier tenait à faire
voir combien il était puissant à Rome.
IV

Comment j'apprends la mise à l'index de mon ouvrage. —• Belle récom-


pense pour mon dévouement pendant une épidémie cholérique. —•
J'annonce à Mgr Sibour le décret de l'Index. — Ses dispositions. —•
11 m'engage à m'entendre avec plusieurs théologiens pour combattre
l'Index'. — Ma correspondance avec le nonce et le préfet de la Congré-
gation de l'Index. — Petites comédies à l'archevêché. — Premières
polémiques avec les journaux. — Je demande des examinateurs qui se
récusent. — Lettres de MM. Pie, de Poitiers; Gousset, de Reims;
Pallu, de Blois. — L'archevêché contrôle et approuve mes lettres aux
journaux. — L'abbé Migne et son journal. — Soumission ridicule des
libraires Guyot. — L'archevêque est circonvenu par les ultramontains.
— Singulières recommandations de M. Lequeux faites au nom de l'ar-
chevêque. — Je prévois, dès lors, que l'archevêque m'abandonnera
après m'avoir encouragé. — Je demande qu'il fasse examiner mon
livre; il refuse. — La prétendue soumission de M. Lequeux. —- Il se
fait défendre et se défend lui-même par un écrit anonyme intitulé :
Mémoire sur le droit coutumier. — Ma conduite est plus franche.

S^^^^âlandis que mes ennemis se coalisaient contre moi


mi iilli et se li-vraient aux Pxus Vlies intrigues, je faisais
WÊÊ ®1111
mon devoir envers les malheureux qu'on appor-
vmSsnBÊMi] tait à l'hôpital Saint-Louis, frappés du choléra.
Une épidémie terrible sévissait alors.Jour et nuit j'étais appelé
dans les salles pour remplir mon ministère envers ces mal-
heureux. Mon confrère faisait le malade pour s'exempter de
ses fonctions, de sorte que j'étais appelé dans son service
aussi bien que dans le mien. Pendant trois mois, je ne pus
— 86 —
sortir un instant de l'hôpital. Lorsque l'épidémie fut en
décroissance, je me décidai à descendre jusqu'au boulevard
.
pour me distraire un peu et changer d'air. J'achetai \\n journal
intitulé l'Assemblée nationale; je l'ouvris et mes yeux tom-
bèrent aussitôt sur un petit entre-filet ainsi conçu : « On lit
dans la Galette d'Augsbourg : « L'Histoire de l'Eglise de
« France, par M. l'abbé Guettée, est mise à l'Index ».
C'était un obus qui éclatait tout à coup au dessus de ma
tête. Cette nouvelle arrivait fort à propos pour me récom-
penser de mon zèle et de mon dévouement envers les pesti-
férés.
Ma première pensée fut de courir à l'archevêché pour
savoir si Mgr Sibour savait quelque chose. Je ne m'étais pas
donné le temps, avant de sortir de l'hôpital, de faire toilette;
ma barbe n'avait pas été faite depuis huit jours. J'hésitai un
instant; mais, bientôt, ma résolution fut prise; je montai
dans une voiture et me fis conduire à l'archevêché. La chose
était assez grave pour ne pas s'arrêter devant quelques détails.
de toilette, et j'étais certain que l'archevêque me recevrait.
En effet, il me reçut de la manière la plus gracieuse. Je lui
dis ; « Je vous demande pardon, Monseigneur, de ma toilette
par trop négligée, mais je n'ai pas eu le temps delà faire », et
je lui fis connaître comment je venais d'apprendre la mise à
l'Index de mon ouvrage. J'ajoutai : « Votre Grandeur en sait
sans doute plus long que moi. — Je ne sais rien du tout, vous
m'en apportez la première nouvelle. Voilà comment à Rome
ils savent se conduire. Vous êtes prêtre de mon diocèse; vous
publiez un ouvrage sous mes yeux et, sans m'avertir, ils con-
damnent cet ouvrage et atteignent indirectementmon prêtre.
Quelle audace ! » Pendant plus d'un quart d'heure, Mgr Sibour
parla de Rome et de ses procédés sans se gêner le moins du
monde. Il se promenait à grands pas dans son cabinet et était
devenu très rouge. On voyait qu'il se sentait blessé dans son
autorité archiépiscopale. S'arrêtant tout à coup devant moi,
il médit : « Qu'allez-vous faire? — Je ferai, Monseigneur, ce
que vous voudrez ; je suis depuis peu de temps dans votre
diocèse, et je ne voudrais vous occasionner aucun désagré-
ment. — Et si je vous laisse libre? — Alors, Monseigneur, je
demanderai à la Congrégation de l'Index pourquoi on a pro-
hibé mon livre; et je promettrai de corriger ce qu'il y aurait
de défectueux, — Très bien, faites cela, je vous approuve. De
plus, écrivez contre la Congrégation de l'Index et prouvez
qu'elle n'a aucune autorité en France. Entendez-vous avec
les abbés Châtenay, Delacouture et Prompsault, et combat-
tez avec vigueur toutes les entreprises de la cour de Rome ;
elle s'en permet vraiment trop ».
Je promis de voir ces messieurs et de lutter courageuse-
ment si je n'obtenais pas de la Congrégation de l'Index ce
que je lui demanderais.
Quelques jours après cette visite, j'allai chez les trois prê-
tres que l'archevêque m'avait indiqués. L'abbé Delacouture
travaillait alors au volume qu'il publia pour la défense de
M. l'abbé Lequeux, qui avait été mis à l'index un peu avant
moi pour son traité de Droit canonique, adopté dans; les
séminaires depuis plusieurs années. L'abbé Delacouture écri-
vait en même temps quelques articles dans le Journal des
Débats. Il me sembla très convaincu de son importance et
très étonné qu'il fût nécessaire d'attaquer la Congrégation de
l'Index après ses articles au Journal des Débats. Il avait été
frappé lui-même, indirectement, par la mise à l'index du
Dictionnaire de Bouillet, qu'il avait examiné et approuvé en
qualité de membre d'un comité de censure établi par
Mgr Affre, ancien archevêque de Paris. Il satisfaisait sa petite
rancune en défendant M. l'abbé Lequeux. Après lui, on ne
devait plus rien avoir à dire.
J'allai trouver alors M. l'abbé Châtenay. Quand je lui eus
— 88 —

fait la communicationde l'archevêque, il me répondit : « Mon


cher abbé, je connais votre ouvrage, et je vous déclare qu'en
le mettant à l'Index la cour de Rome a fait une sottise. Vous
êtes bien dans votre droit, en vous défendant, mais ne vous
fiez pas à l'archevêque. Ce n'est pas un méchant homme ; ses
premières impressions sont bonnes ; mais, au moindre incon-
vénient qui en résultera pour lui, il vous lâchera. Ne faites
pas l'ouvrage qu'il vous a conseillé de faire. Je serai le pre-
mier à prendre votre défense dans mon journal; mais faites
bien attention, en vous défendant vous-même, de prendre
beaucoup de précautions ».
Je remerciai l'abbé Châtena)r et m'en allai chez l'abbé
Prompsault, un vrai bénédictin qui passait sa vie dans sa
nombreuse et riche bibliothèque. lime promit de m'aider, si
cela était nécessaire, dans ma défense contre la Congrégation
de l'Index; « mais, ajouta-t-il, ne vous fiez pas trop à l'ar-
chevêque; il m'a lancé pour faire mes lettres à Dom Gué-
ranger; il a payé l'impression des premières; puis, il m'a
lâché sans que j'aie pu savoir pourquoi ». Cela concordait
bien avec ce que m'avait dit l'abbé Châtenay. Ma résolution
fut donc bientôt prise au sujet de l'ouvrage que l'archevêque
m'avait demandé.
J'étais dans ces dispositions lorsque je reçus la lettre sui-
vante ;

ARCHEVÊCHÉ
de
PARIS
« Paris, le 19 juin 1S52.

« MONSIEUR ET TRÈS CHER AMI,

« Monseigneur désire que vous veniez, dès aujourd'hui


même, conférer avec lui sur la grande affaire des décrets de
l'Index. Vous aurez la bonté de venir d'abord chez moi, et je
- -89

vous conduirai chez Monseigneur : il faut que ce soit ou bien


pour avant six heures du soir, ou vers huit heures et demie,
Monseigneur ne devant pas être libre dans l'intervalle.
« Je suis, Monsieur, avec affection,

«Votre serviteur,
« LEQUEUX, v.-g. »

Il fut convenu que je m'adresserais à la Congrégation par


l'intermédiaire du nonce, pour lui demander communication
de ses griefs. J'écrivis, en conséquence, à Monsignor Gari-
baldi, le 8 février.
Je feignis d'abord de ne pas croire au décret de la Congré-
gation qui n'avait encore été publié que par la Galette
d'Augsbourg. J'écrivis donc à Monsignor Garibaldi pour lui
demander si réellement le décret existait. Je ne reçus pas de
réponse. Quelques jours après, le décret ayant été publié par
le Journal de Rome et par plusieurs journaux français, j'écri-
vis une seconde lettre que j'allai communiquer à M. Lequeux.
Elle était ainsi conçue :
K Paris, 27 février 1852.

« MONSEIGNEUR,

« J'ai eu l'honneur de vous écrire le 8 du présent mois


pour vous demander si je devais considérer comme authen-
tique la nouvelle de la mise à l'index de mon ouvrage inti-
tulé : Histoire de l'Eglise de France. Vous ne m'avez pas
répondu. Je dois donc penser que la Congrégation de l'Index
ne vous a point chargé de me notifier son décret. Mes supé-
rieurs ecclésiastiques n'ont eu, de leur côté, aucune commu-
.
nication à me faire. Ainsi, Monseigneur, je ne connais le
décret, de l'Index que par les journaux. Cette manière d'agir
est-elle régulière?
.

« Quant au décret en lui-même, je dois vous dire


d'abord,
— 90 —

Monseigneur, que j'en ai été fort étonné. Je suis certain que


dans les sept volumes de mon ouvrage qui sont publiés, je
-
n'ai avancé aucune proposition qui ne puisse être interprétée
d'une manière orthodoxe. Il est possible que dans Un travail
aussi considérable que le mien, plusieurs passages soient sus-
ceptibles d'un sens peu conforme à la saine doctrine; il n'est
aucun ouvrage, quelque peu étendu qu'il soit, qui ne puisse
prêter à de fausses interprétations, surtout, si, en l'exami-
nant, on ne cherche pas à se pénétrer du sens de l'auteur. Si,
avant de porter son décret, la Congrégation de l'Index m'eût
signalé ce qu'elle trouvait de répréhensibledans mon ouvrage,
je lui aurais donné des explications satisfaisantes. Je sais
qu'elle n'est obligée d'en agir ainsi ordinairement qu'avec les
auteurs clari nominis, et elle a incontestablement le droit de
ne pas me classer dans cette catégorie ; mais si elle n'était pas
obligée de me demander des explications, elle pouvait du
moins interroger mes supérieurs ecclésiastiques touchant mes
dispositions; elle eût appris ainsi que j'ai toujours accueilli
avec respect leurs observations. Les membres de la Congré-
gation de l'Index auraient connu ces dispositions s'ils l'avaient
voulu. N'était-ce pas pour eux un devoir de s'en informer,
et de ne pas s'exposer à nuire à un auteur aussi bon catho-
lique qu'eux, et qui n'a d'autre but dans ses ouvrages que
celui de défendre l'Eglise? Ne puis-je pas leur reprocher
d'avoir manqué envers moi de cette charité qui, selon saint
Paul, ne pense point le mal et n'agit point à la légère ?
« La Congrégation de l'Index, n'ayant voulu, ni me
demander d'explications, ni consulter mes supérieurs ecclé-
siastiques, aurait dû, au moins, suivre les règles que lui a
tracées le pape Benoît XIV dans la constitution sollicita (i).

(1) Voici des extraits de cette bulle qui confirmeront ce que nous
disons dans notre lettre des règles tracées par Benoit XIV ; ces extraits
ne faisaient pas partie de la lettre :
— 91 —

« J'ai de graves raisons de croire qu'il n'en a pas été ainsi,


et de penser que, au lieu de lire mon ouvrage tout entier, de
comparer les passages placés en des endroits différents, d'exa-
miner mes propositions sans les isoler de leur contexte, de
prendre en bonne part et d'interpréter favorablement ce qui

« Les rapporteurs et consulteurs de la Congrégation de l'Index


devront se souvenir que la charge qui leur a été confiée ne les oblige pas
à poursuivre de toutes manières la condamnationdu livre soumis à leur
examen; ils devront, au contraire, étudier le livre avec soin et sans pas-
sion, et fournir à la Congrégation des observations exactes et des motifs
vrais ; afin que cette Congrégation puisse porter de ce livre un jugement
droit et décider sa proscription, sa correction ou son acquitement selon
qu'il sera juste. » (§ 15.)
« Touchant les différentes opinions et les sentiments contenus dans le
livre, ils sauront qu'ils ne doivent prononcer qu'avec un esprit libre de
tout préjugé ; il faut qu'ils mettent de côté toute considération de nation,
de congrégation, d'école, d'institut; qu'ils abdiquent tout esprit départi,
qu'ils aient uniquement devant les yeux les dogmes de la sainte Eglise
et la doctrine commune des catholiques qui est contenue dans les décrets
des conciles généraux, dans les constitutions des pontifes romains et
dans l'enseignement unanime des pères et des docteurs orthodoxes. Ils
doivent savoir, du reste, qu'il existe un grand nombre d'opinions qui
semblent plus certaines à une école, à un institut, à une nation, et qui
sont cependant rejetées et attaquées par d'autres catholiques, sans que
la foi et la religion en reçoivent la moindre atteinte. Le Saint-Siège con-
naît cette divergence d'opinion; il la permet-et laisse à ce qui n'est-
qu'opinion son degré de probabilité. » (§ 17.)
« Nous avertissons de remarquer avec soin que l'on ne peut porter un
jugement droit du sens de l'auteur, si on ne lit pas son livre tout entier,
si l'on ne comparé pas entre eux les passages placés en des endroits dif-
férents; si l'on ne se pénètre pas de la pensée générale de l'auteur et du
but qu'il s'est proposé. Il ne faut pas prononcer sur une proposition
isolée de son contexte et sans avoir égard aux autres propositions qui
sont contenues dans le livre; car il arrive souvent qu'un auteur parle
dans un endroit d'une manière superficielle et obscure et qu'il s'exprime
ailleurs sur le même sujet avec étendue et clarté; de sorte que les
ténèbres qui d'abord donnaient à son opinion les apparences de l'erreur,
sont complètementdissipées et que la proposition suspecte est reconnue
pure de toute tache. » (§ 18.)
« Si un auteur, d'ailleurs catholique et jouissant d'une bonne réputa-
tion pour sa conduite et sa doctrine, émet des propositions ambiguës, la
simple justice semble demander que ses paroles soient interprétées avec
bienveillance et prises en bonne part, autant que possible. » (§ 19.)
— 92 —

pouvait être susceptible d'un sens hétérodoxe, de s'élever au


dessus de tout esprit de parti et de ne prendre pour base
de son jugement que la doctrine commune de l'Eglise, j'ai,
dis-je, de graves raisons de penser que la Congrégation de
l'Index n'a rendu son décret que sur des propositions isolées,
mal comprises, qu'on lui aurait envoyées de France en un
mémoire dicté par l'esprit de parti. Si, comme on le dit, la
Congrégation de l'Index a subi, en ce qui me concerne, l'in-
fluence d'une coterie soi-disant ultramontaine, je le déplore
sincèrement; car ce parti, autrefois fanatique de liberté,
aujourd'hui fanatique de despotisme, ne peut lui inspirer que
des décrets injustes et arbitraires.
« Quoi qu'il en soit, Monseigneur, et malgré les raisons
dont j'ai parlé plus haut, je veux bien croire que la Congré-
gation de l'Index a suivi les règles qui lui ont été prescrites
par Benoit XIV ; elle a un moyen fort simple de me le prou-
ver, c'est de m'adresser le mémoire d'après lequel elle a dû
formuler son décret.
« Il y a peu de temps, lorsqu'un vicaire-général disait ne

pas savoir pourquoi on avait mis à l'index un opuscule dont


il était l'auteur, un journal soi-disant ultramontain lui répon-
dait qu'il pouvait facilement le savoir en demandant le
mémoire du consulteur. Eh! bien, Monseigneur,je demande
que le mémoire du consulteur relatif à mon ouvrage me soit
communiqué. Cette demande est juste; car si, selon saint
Paul, notre soumission à la parole divine doit être rai-
sonnable, à plus forte raison notre soumission à un décret de
l'Index doit-elle l'être. Or, pour que j'agisse à l'égard de ce
décret d'une manière raisonnable, il faut que je connaisse les
raisons sur lesquelles il est appuyé-
« Veuillez, Monseigneur, transmettre ma demande à la
Congrégation de l'Index et agréer l'hommage de mon profond
respect.
« L'abbé
GUETTÉE. »
.
-93 -
Monsignor le nonce me répondit en ces termes :

« MONSIEUR L'ABBÉ,

« J'ai reçu vos deux lettres; mais quand la première m'est


arrivée, je ne savais rien, que par des bruits, de l'affaire
dont vous meparle^, et ainsi je n'ai pu rien vous répondre.
Pour ce qui est de la seconde lettre, si vous voulez bien pas-
ser un instant chez moi demain, jeudi, à 10 heures du matin,
je vous dirai ce que je crois le plus à propos.
« En attendant, je vous offre l'expression de mes senti-

ments distingués.
« S., archev. de Myre, nonce ap.

« Paris, le mercredi 18 février 1832.


« Rue de l'Université, 6q. »

Il était convenu, qu'en sortant du palais du nonce, je me


rendrais au palais archiépiscopal. J'y allai donc et je rendis
compte de l'audience à peu près en ces termes : « Monsei-
gneur le nonce me dit qu'il ne pouvait demander pour moi le
mémoire du consulteur de l'Index. Il n'est pas dans les usages
de la Congrégation de communiquer de telles pièces. — « Le.
décret, dis-je, ne m'a même pas été notifié ». — Alors il me
montra un petit imprimé, pour me convaincre que le décret
était bien réel. Je souris de cette notification. Le nonce s'en
aperçut et me dit que les tribunaux romains, dans le genre
de celui de l'Index, ne suivaient que des procédures secrètes
et n'avaient pas les mêmes usages que les autres tribunaux.
J'observai qu'en France on était habitué à des procédures plus
conformes au droit canonique, et que c'était probablement
pour cela qu'on n'avait jamais reconnu en France l'autorité
des Congrégations romaines. Le nonce me répondit : La
législation est changée; aujourd'hui on ne raisonne plus
comme du temps des Parlements. — Pardon, Monseigneur,
— 94 —
ai-je répondu, le Concordat, qui est la base de notre législa-
tion religieuse actuelle, a consacré les libertés de l'Eglise gal-
licane au lieu de les abolir, et le légat Caprara, avant la pro-
mulgation du Concordat, fut obligé de déclarer, par un ser-
ment solennel, qu'il les respecterait dans l'exercice de ses
fonctions ».
Monsignor Garibaldi fut embarrassé, et, au lieu de me
suivre sur ce terrain, en revint à ma soumission. « C'est le
pape, dit-il, qui parle par la Congrégation de l'Index, par- con-
séquent, il faut lui obéir, car c'est à lui qu'il a été dit :
Pasché âgnos, Pasché ovêchs. Je prononçai ces mots comme
Son Excellence, ce qui mit en joie l'archevêque et ses acolytes
qui m'écoutaient. Je répondis à Son Excellence : « La Congré-
gation de l'Index n'est pas le pape, et cette Congrégation n'est
pas reconnue en France. Mgr l'évêque du Mans, Bouvier,
l'affirme dans son cours de théologie, et le P. Gury, jésuite,
l'affirme également dans sa théologie, imprimée à Rome avec
approbation.
Après une conférence d'une heure, Monsignor Garibaldi
m'engagea à m'adresser directement au préfet de la Congré-
gation.
Il me sembla que Monsignor Garibaldi n'était pas un
aigle; mais il me reçut très honnêtement.
Pour me conformer à son avis, j'écrivis la lettre suivante
au cardinal Brignole :

« MONSEIGNEUR.
« Par un décret en date du 22 janvier i852, mon ouvrage,
intitulé : Histoire de l'Eglise de France, a été mis à l'index
des livres prohibés. Ce décret ne m'ayant pas été notifié, je
n'en ai eu connaissance que par les journaux, le 17 février
dernier.
« Prêtre dévoué à
l'Église, j'ai dû être profondément
-95 -
affligé, Monseigneur, en me voyant classé, sans avertissement
préalable, par une congrégation romaine, parmi les écrivains
dont les fidèles doivent au moins suspecter l'orthodoxie. Je
ne sais, Monseigneur, Sur quels motifs la Congrégation de
l'Index a pu appuyer sa censure, car je ne vois rien dans mon
livre qui ne soit susceptible d'un sens parfaitement orthodoxe.
Cependant, je dois croire que ces motifs ont été graves.
« C'est pourquoi, Monseigneur, j'ai l'honneur de vous
écrire cette lettre pour vous prier de me faire adresser le
mémoire du consulteur de l'Index, relatif à mon ouvrage,
y
afin queje puisse profiter des observations qui sont conte-
nues et rendre ainsi mon livre irréprochable.

« J'ai l'honneur d'être, Monseigneur,


« De Votre Eminence,
« Le très humble et très obéissant serviteur,

« L'abbé GUETTÉE. »

Le cardinal Brignole ne se hâta pas de répondre. Enfin, je


reçus de Monsignor Garibaldi, la lettre suivante :

« MONSIEUR L'ABBÉ,
« J'ai reçu la lettre que vous avez bien voulu m'adresser en
date d'hier. Si vous voulez bien vous donner la peine de
passer un instant chez moi demain, entre midi et une heure,
je vous dirai quelque chose sur l'objet dont il s'agit.
« En attendant, je vous renouvelle les assurances de mes
sentiments distingués.
« S. Archev. deMyre, N. S.

« Paris, le 23 novembre 1852. »

Le nonce, comme on voit, ne se compremettait pas. Quand


il me reçut, il sortait de table; sa figure était fortement illu-
96

minée et son estomac se plaignait bien haut de la besogne


qu'il lui avait imposée, Il me dit que le préfet de la Congré-
gation me faisait dire que, pour connaître les défauts de mon
livre, je devais m'adresser à des hommes doctes et de saine
doctrine.
Il paraît que les membres de la Congrégation de l'Index,
n'en étaient pas.
Le grand mot de la conversation avec M. le nonce, fut
qu'il fallait me soumettre. Je repris ma thèse de la dernière
audience et je citai Bossuet en ma faveur. Son Excellence me
répondit : « Votre Bôchoi! Votre Bôchoi ! »
En sortant de la nonciature, j'allai à l'archevêché, et l'on
rit beaucoup du bonhomme Garibaldi qui dédaignait tant
Bôchoi. Parmi les meilleurs rieurs était l'abbé Darboy qui
venait d'entrer à l'archevêché. On l'avait logé au dessus des
écuries, mais il avait de l'influence sur l'archevêque qui lui
savait gré de l'avoir défendu contre l'excentrique Combalot.
Darboy faisait son chemin : « Je serai évêque, me disait-il
un jour, et vous, vous ne le serez pas. •— Pourquoi cela,
lui dis-je? — Parce que vous marchez tout droit devant
vous sans vous préoccuper des obstacles. Les géomètres pré-
tendent que la ligne droite est le plus court chemin d'un
point à un autre. Ce sont des imbéciles. La ligne courbe est
plus courte; en contournant les obstacles, on ne s'expose pas
à se casser la tête, et l'on arrive au but. — A certain point de
vue, lui répondis-je, vous avez raison; mais je n'en suis pas
moins persuadé qu'en suivant la ligne courbe, on marche
comme le serpent. L'homme n'est pas fait pour marcher
ainsi ; la ligne droite est la meilleure et la plus noble. »
Darboy était venu à Paris, chargé des anathèmes de son
évêque, Parisis, alors évêque de Langres. Arrivé à Paris,
Darboy travailla à la journée à l'imprimerie de Migne; il
s'insinua dans la bonne presse, et fit même un compte-rendu
— 97 —

élogieux de mon premier volume dans le Correspondant.


L'archevêque Sibour l'accepta dans son clergé et le nomma
aumônier de lycée. C'est de là qu'il sauta à l'archevêché
après avoir brûlé de l'encens en l'honneur du seigneur et
maître. Il devint évêque depuis ; il devint même archevêque
de Paris. Il avait donc eu raison en me disant qu'il deviendrait
évêque. Seulement, il n'avait pas prévu la Commune, et la
balle qui le tua dans la prison de la Roquette. C'est le revers
de la médaille. J'aime mieux n'avoir pas porté la mitre épis-
copale, que d'avoir été conduit à la Roquette pour y recevoir
un coup de fusil.
Parisis qui s'était montré, à Langres, ennemi de Darboy,
avait été transféré à Arras, où il succéda au cardinal De la
Tour d'Auvergne-Lauraguais.Cet évêque de grande famille,
avait approuvé officiellement mon livre et m'avait prié de
placer son approbation en tête d'un de mes volumes. Ce que
je fis avec, empressement. Son successeur était le fils d'une
marchande de choux d'Orléans. 11 fut un des quatre que je
consultai pour me conformer à la lettre du préfet delà Congré-
gation. Un si illustre personnage n'aurait pas pu me répondre
sans déroger. Une daigna donc pas m'écrire.
Le second évêque consulté était M. Pie, évêque de Poitiers
dont on a fait depuis un si haut personnage. Il n'était pas si
ultramontain qu'il le devint depuis, lorsqu'il était à Chartres
auprès de Mgr Clausel de Montai, son bienfaiteur. Car, ce bon
évêque dont j'aurai occasion de parler, était un franc gallican
comme il l'a prouvé par ses brochures. Ce n'est pas lui qui
m'aurait dénoncé à l'Index; il avait pour moi une véritable
affection, et il m'en donna des preuves.
Il se trompa sur le compte de M. Pie. Lorsque je consultai
ce dernier, il me fit cette réponse écrite tout entière de sa
main ; / .
.;.\
.- 9§ -
ËVÉCHÉ
de
POITIERS
« Poitiers, le 5 juin 1852.

« MONSIEUR L'ABBÉ,

« Il est très vrai que votre Histoire de l'Eglise de France,


à laquelle mon évêché a souscrit, m'a paru répréhensible sur
plusieurs chefs.
« Il ne l'est pas que
j'aie ou directement ou indirectement
déféré cet ouvrage à Rome. Mais s'il ne m'est pas venu à la
pensée de prendre l'initiative à ce sujet, je ne puis blâmer
ceux dé nos vénérables collègues à qui leur conscience aurait
commandé ce pénible devoir.
« Pour moi,
je savais que Monseigneur votre évêque vous
avait adressé de très graves observations, qu'il vous avait pro-
posé, avec sa charité habituelle, de vous signaler, non pas
seulement les passages les plus défectueux, mais les quatre ou
Cinq idées fausses d'où procèdent principalement les défauts
du livre, de telle sorte qu'en réformant votre façon de penser
sur. ces divers points, il vous devînt facile de réformer égale-
ment l'esprit de l'ouvrage. Il est infiniment regrettable pour
vous, Monsieur, que vous n'ayez pas profité des avertisse-
ments et des propositions de Mgr de Blois.
« Vous voulez bien me dire que vous examinerez avec la
plus sérieuse attention les observations que je vous commu-
niquerais, et que vous les adopterez si elles sont conformes à
votre système de la plus absolue impartialité historique.
Trouvez bon que je vous épargne la peine de cet examen et
de cette appréciation de mes notes. Je dois mon temps, avant
toutj à un diocèse démesurément grand, et le devoir d'ensei-
gner ne me laisse point le loisir de discuter, D'ailleurs, je
n'aurais rien à vous dire qui ne vous ait été dit avec plus de
science et d'autorité par Mgr de Blois, au jugement duquel
— 99 —

vous deviez vous soumettre, en même temps que vous deviez


profiter de ses offres bienveillantes.
« Un dernier mot, Monsieur. Vous me parlez de vos amis
qui ne Vous font que des éloges, et vous désignez, sous le nom
d'adversaires et d'ennemis, ceux qui ne les imitent pas. Il est
déplorable, Monsieur, que l'on ne puisse prendre rang parmi
vos amis qu'en louant sans restriction un ouvrage blâmé
d'abord par l'Ordinaire, et mis ensuite à l'index par le Saint-
Siège. Je vous en prie, Monsieur l'abbé, accueillez comme de
vrais amis et comme de bons conseillers ceux qui vous diront
que votre ouvrage a d'excellentes parties, et que ce serait
pour les catholiques un vrai sujet de joie, non seulement
qu'il fût dit de vous, préalablement et avant tout : Auctor
LAUDAB1LITER se subjecit, mais encore, de votre ouvrage,
que la censure en est levée parce qu'il a été emendatum in
melius et correctum.
« Permettez aussi, Monsieur, que, conformément aux
vieilles traditions épistolaires, je ne termine point ma lettre
sans vous exprimer les sentiments que je vous dois et que
votre caractère me commande. C'est avec un dévouement
entier et une considération distinguée que j'ai l'honneur
d'être, Monsieur l'abbé,
« Votre très humble et très obéissant serviteur,

« t L. E., év. de Poitiers. »

Ainsi, M. Pie n'avait pas le temps de me faire des observa-


tions ; souscripteur à mon ouvrage, toutes mes opinions ne
lui avaient pas plu, mais il n'était pour rien dans la mise à
l'index. Cette besogne était si peu propre que personne,
même Pie, même Gousset, même Pallu, ne voulait y avoir
pris part.
Quels étaient les vénérables collègues de M. Pie qui s'en
1ÛO

étaient chargés? Il les connaissait bien. C'était, d'abord, son


voisin l'évêque de la Rochelle, Villecour, qui s'était illustré
par un poème latin dont je ne pourrais donner le titre en
français. Mais, comme dit Boileau : « Le latin dans les mots
brave l'honnêteté ». Donc, le poème latin de Villecour était
intitulé : De Crepitu. Son imagination se délectait à chanter
une puante infirmité de la nature humaine.
A cette ordure, il en avait ajouté une autre, un pamphlet
ignoble contre l'Eglise de France et contre Bossuet en parti-
culier. Il était tout naturel que le diffamateur de l'Eglise de
France se déclarât l'ennemi de son historien.Villecour, obligé
de quitter son siège épiscopal, se réfugia à Rome où il devint
cardinal.
Un autre vénérable collègue de M. Pie, était encore un de
ses voisins, Baillés de Luçon. Il gouverna si bien son diocèse
qu'il en fut chassé. Il se réfugia aussi à Rome, mais on ne le
fit pas cardinal dans la crainte de déplaire au prétendu Napo-
léon III. Il fit une brochure sur l'Index; nous en parlerons.
Un troisième vénérable collègue de M. Pie, était encore un
de ses voisins, l'évêque d'Angoulême, nommé Cousseau, une
illustration parfaitement inconnue, avec lequel j'eus une petite
correspondance que nous donnerons bientôt.
Voilà les vénérables collègues de M. Pie, qui m'ont
dénoncé par l'intermédiaire de Gauthier, dit : ne% à la bor-
delaise. Si M. Pie n'a pas voulu se mêler à cette lie de l'ul-
tramontanisme, c'est qu'il avait certain souci de sa dignité
personnelle.
Ce que M. Pie m'a écrit touchant les observations de
M. Pallu, prouve qu'il en savait plus long que moi. Les
quatre ou cinq propositions dont il parle, rappellent les cinq
propositions que le doctissime Morisset voulait extraire de
mon premier volume, comme les jésuites avaient extrait les
cinq propositions du livre de Jansenius, pour en faire con-
— IOI

naître l'esprit. M. Pallu avait accepté, à ce qu'il paraît, l'idée


du fameux savant qui s'appelait Morisset. Cela ne m'étonne
pas, mais je ne l'ai su que par M. l'évêque de Poitiers.
J'ai donné les observations de M. Pallu; on a pu voir si
elles étaient aussi graves que M. Pie voulait bien me l'écrire.
Le ton mielleux de quelques phrases était, à ce qu'il paraît,
de la charité; je ne m'en serais pas douté, car la lettre de
M. Pallu est pleine de fiel et de perfides insinuations. Il émet
vraiment une singulière doctrine lorsqu'il me dit de regarder
comme mes vrais amis ceux qui cherchaient à me faire du
mal. M. Pallu professait aussi cette doctrine qui me paraît
plus qu'hérétique.
Au fond, M. Pie n'a pas voulu m'adresser d'observations,
parce que j'aurais voulu les examiner avant de les adopter.
M. l'évêque de Poitiers, un si grand homme, pouvait-il
s'abaisser jusqu'à discuter avec moi? Je devais me soumettre
à son infaillibilité, à celle de M, Pallu et surtout à celle de la
Congrégation de l'Index.
Eh bien, j'ose soutenir que MM. Pie et Pallu n'étaient pas
infaillibles; que j'avais le droit de discuterleurs observations
et que j'étais dans mon droit en refusant toute autorité, en
France, à la Congrégation de l'Index.
Le troisième des évêques que j'avais consultés était
M. le cardinal Gousset, archevêque de Reims.
Voici sa réponse :

ARCHEVÊCHÉ
de
REIMS

« MONSIEUR L'ABBÉ,

« J'ai reçu la lettre par laquelle vous me demandez com-


munication des notes ou observations que j'aurais pu me
faire sur votre ouvrage intitulé : Histoire de l'Eglise de
102

France. Aujourd'hui je ne pourrais que vous répéter ce que


je vous ai dit dans une entrevue particulière, n'ayant lu de
cet ouvrage qu'une faible partie du VIe volume. Si donc vous
désirez que je vous fasse connaître ce qui a pu déterminer la
Congrégation de l'Index à condamner YHistoire de l'Eglise
de France, je la ferai examiner par quelques théologiens
capables, en même temps que je l'examinerai moi-même,
dans toutes ses parties.
« Toutefois, je ne puis ni ne dois me charger de ce travail
que sous deux conditions : la première, que vous ferez con-
naître publiquement et préalablement que vous vous sou-
mettez au décret de la Congrégation de l'Index, qui a censuré
l'Histoire de l'Eglise de France, ajoutant que vous con-
damne^ tout ce que cet ouvrage renferme de contraire à la
doctrine et à l'esprit de la Sainte Eglise romaine. Vous me
permettrez de vous le dire, vous n'auriez pas dû attendre
cette occasion pour faire cet acte de soumission. La seconde
condition, c'est que vous consentiez à ce que toutes les correc-
tions que j'aurai jugé à propos de faire soient déférées, non
pas à votre examen ou à la discussion privée, mais bien à
l'examen de la Congrégation de l'Index, à laquelle il appar-
tient de juger, dans l'affaire en question, si ces corrections
seront suffisantes pour qu'elle lève la censure et permette la
lecture de l'ouvragé.
« Si vous acceptez ces deux conditions, qui, évidemment
n'ont rien d'étrange, vous pouvez compter sur mon" dévoue-
ment et sur l'intérêt sincère que j'ai eu l'occasion de vous
témoigner de vive voix lorsque je vous ai fait remarquer quel-
ques passages répréhensibles de votre VI" volume. C'est
d'après les mêmes sentiments que je me suis borné à défendre
la lecture de l'Histoire de l'Eglise de France à mes sémina-
ristes, demeurant étranger à toute démarche ayant pour
objet de la faire condamner par le Saint-Siège.
— io3 —

« Recevez, Monsieur l'abbé, l'assurance de ma considéra-


tion distinguée.
« Le cardinal GOUSSET, arch. de Reims.

« Paris, le 30 mai 1852. «

Je répondis à Son Eminence qu'EUe m'imposait des con-


ditions que le préfet de la Congrégation n'avait pas exigées.
M. Gousset me répondit qu'il maintenait sa lettre. Ainsi je
devais être ultramontain comme Son Eminence, sans quoi on
ne voulait pas m'indiquer mes prétendues erreurs, M. Gousset
dit, dans sa lettre, qu'il n'avait lu qu'une faible partie de
mon sixième volume, et qu'il m'avait signalé quelques
passages répréhensibles de ce volume. M. Gousset ne m'a
même pas montré le volume en question. Il m'a parlé comme
s'il avait lu mon ouvrage en entier. J'ai pris mes notes en
sortant de son audience, ce que son Eminence n'avait pas
fait sans doute.
Le quatrième évêque que j'avais consulté était M. Pallu
évêque de Blois. Voici la réponse qu'il m'adressa :

« Blois, le 12 juin 1852.

« MONSIEUR L'ABBÉ,

Je viens de faire diverses courses qui m'ont mis un peu


«

en retard pour répondre à votre dernière lettre.


« J'aurais désiré que vous eussiez fait votre soumission
avec plus de simplicité, et que vous eussiez suivi l'exemple
que plusieurs ecclésiastiques distingués ont donné de nos
jours. C'était là ce que vos vrais amis attendaient de vous.
« Vous me demandez de vous faire part de toutes mes
observations sur votre ouvrage, afin que vous puissiez tra-
vailler à le corriger. Vous me promettez de tenir compte de
— 104 —

mes observations si, comme vous le pensez, elles sont fon-


dées, et de m'exposer respectueusement les motifs que vous
auriez de n'y pas adhérer, dans le cas où vous ne pourriez pas
le faire sans blesser la vérité historique. Vous m'avertissez
aussi que vous avez fait la même demande à l'archevêque de
Reims, aux évêques d'Arras et de Poitiers.
« Je venais, Monsieur l'abbe, de vous écrire une lettre dans
laquelle j'exposais les raisons qui m'empêchent de pouvoir
accéder à votre demande dans ces conditions, quand M. l'abbé
Garapin m'a appris que Mgr le cardinal de Reims avait nommé
une commission dans le but de vous indiquer les corrections
à faire à votre livre. Les réflexions que je vous faisais dans ma
lettre dévenant, par là même, sans objet, je crois inutile de
vous les transmettre, et je demande à Dieu de tout mon coeur
qu'il donne à votre affaire une heureuse conclusion pour
votre plus grand bien et l'utilité de l'Eglise.
« Agréez, Monsieur l'abbé, l'assurance de mes sentiments
très distingués et toujours bien dévoués.
« Ï L. TH.,
« Evêque de Blois. »

Je fus fort étonné de lire dans cette lettre que M. Léon


Garapin avait parlé d'une commission nommée par l'arche-
vêque de Reims.
Je lui en écrivis, et j'appris que M. L. Garapin avait dit
tout simplement à M. Pallu, que j'étais en correspondance
avec M. Gousset qui consentait à examiner mon livre en y
mettant des conditions.
Il n'avait rien donné comme certain au sujet de la com-
mission ; il n'avait dit que ce que je lui avais écrit.
Il était donc bien entendu que personne ne voulait exami-
ner mon ouvrage, excepté M. Gousset, qui avait soin de
poser au préalable, des conditions inacceptables.
— I0D —

La mise à l'index de mon ouvrage avait fort étonné les


prêtres les plus intelligents et les plus instruits du diocèse de
Blois. M. Léon Garapin, admirateur de mon livre, m'enga-
geait à faire acte de soumission pour m'épargner les désa-
gréments que ma résistance m'occasionnerait certainement.
Pour la première fois, je ne pus être de son avis. Je ne vou-
lais pas imiter M. Lequeux qui s'était soumis en apparence,
qui demandait comme moi le mémoire du consulteur et se le
voyait refuser brutalement. Ma ligne de conduite me semblait
plus franche. Elle était conforme à ce que m'écrivaient un
grand nombre d'ecclésiastiques qui ignoraient que j'avais fait
ce qu'ils me conseillaient de faire. Parmi ces lettres, j'en
copierai une parce qu'elle émanait d'un homme pour
lequel, dès mon enfance, j'avais eu le plus profond respect et
qui était certainement un prêtre de haute capacité et de
grande vertu. La. voici ;
« Romorantin, 22 février 1852.

« MONSIEUR ET CHER CONFRÈRE,

« Aujourd'hui seulement, j'ai pu découvrir votre adresse


exacte, et aussitôt je me mets à soulager mon âme d'un véri-
table besoin, celui de vous témoigner combien j'ai été affligé
pour vous en apprenant que votre ouvrage avait été mis à
l'index. Je voyais avec bonheur combien les volumes, en se
succédant, augmentaient en mérite pour le fond et pour la
manière de présenter les choses, lorsque le décret de la Con-
grégation est venu briser toutes les espérances que j'avais
conçues de votre ouvrage, quoique je ne partageasse pas
toutes vos appréciations, sans réserve aucune de ma part.
« Catholique sincère avant tout, je ne doute pas qu'il ne
se trouve des inexactitudes doctrinales qui aient mérité la
censure de l'ouvrage; mais je crains bien aussi que le ^èle
— io6 —

pour la vérité n'ait pas toujours été accompagné de cette


charité qui prévient le mal, et qui en tempère le remède.
Vous n'étiez pas de la nouvelle école qui montre plus de zèle
pour le Saint-Siège que le Saint-Siège lui-même. C'en était
assez pour poursuivre les inexactitudes qui, dans votre long
ouvrage, ont échappé à votre esprit et non à votre coeur.
Votre affaire est le pendant de celle de M. Lequeux, qui m'a
aussi profondément attristé.
« Mais, mon cher ami (permettez moi ce mot, auquel je

sens n'avoir aucun titre que mon vif intérêt pour vous), nous
sommes catholiques avant toutes choses, et une erreur d'esprit
ne nous coûte jamais à reconnaître, quels que soient les
motifs des hommes qui ont signalé la chose à l'autorité com-
pétente.
« Oserai-je, je ne sais vraiment à quel titre, vous ouvrir
une idée qui m'est venue, que j'abandonne à votre apprécia-
tion et qui me semble inspirée uniquement par l'amour de la
vérité, et la- part que j'ai prise à votre peine?
« On m'a dit (car je n'ai pas vu le texte du décret) que
l'Histoire de l'Eglise de France était prohibée purement et
simplement, sans affectation de notes théologiques, cette
forme indique donc que cet ouvrage est plutôt inexact que
contenant des erreurs graves. Eh! bien! dans cet état, l'ou-
vrage remis à quelque théologien sérieux ne pourrait-il pas
être corrigé au point de vue doctrinal, et par des cartons, les
volumes édités devenir irréprochables et être comme une
nouvelle édition, mais avec des frais très minimes? car vous
avez voulu être historiographe plutôt que théologien; c'est
' donc une phrase, un mot qu'il faudrait corriger. La physio-
nomie historique resterait.
« Par ce moyen vous prouverez d'abord que vous êtes
catholique sincère, sans partager les exagérations de la nou-
velle école ; vous montrerez que l'esprit a pu se tromper,
.
— 107 —

mais que la conscience est restée pure ; votre ouvrage, qui


contient de si bonnes choses, pourra être utile à l'Eglise et
être continué, en prenant les mêmes précautions pour les
volumes en manuscrit.
« Depuis que le décret a paru, j'ai cent fois roulé ce
projet
dans ma tête. Je ne pouvais vous le soumettre à raison de
l'ignorance de votre domicile. Je le livre à votre appréciation,
avec la conviction profonde que je n'ai d'autre titre à la pré-
senter que le vif désir d'être utile, et le besoin que j'éprouvais
de vous témoigner combien je souhaite ne pas voir abandon-
ner cette oeuvre.
« Assurément cette lettre vous étonnera, surtout
après
certaines réclamations que j'avais fait entendre, que même
on vous avait exagérées; mais les amis sincères et dévoués
se trouvent souvent là où on les soupçonne moins. Puissé-je
voir cette affaire menée à bonne fin,pour la gloire de l'Eglise,
pour votre propre consolation. Soyez assuré que c'est le voeu
le plus ardent de celui qui, avec un profond respect, est

« Votre dévoué serviteur,

« A. MEUNIER.
« Curé de Romorantin.

<cLe genre de cette lettre démontre assez que personne ne


me l'a suggérée, mais au besoin j'atteste qu'elle est purement
spontanée de ma part. »
Les réclamations dont parle le bon curé ne m'ont pas été
transmises, à moins que je ne les aie oubliées. Il ne m'en
reste aucun souvenir. Pour le reste de la lettre, elle m'avait
profondément touché; c'est bien là ce que pensaient,
ce que désiraient les prêtres les plus instruits, les plus
intelligents. M. l'abbé Meunier ne savait pas que je faisais
précisément ce qu'il désirait, et que si mon livre n'a pas
— io8

été examiné, c'est que ceux qui appartenaient à ce qu'il appelle


la nouvelle école, n'entendaient pas que mon ouvrage fût
corrigé, mais anéanti. Ils ne .s'en cachaient pas. Ils s'imagi-
naient que le décret de l'Index m'avait si bien frappé, que
l'ouvrage ne serait pas continué. Ils applaudirent donc à la
soumission des libraires Guyot au décret de l'Index, la con-
sidérant comme l'acte mortuaire de mon livre. C'était une
véritable comédie que cette soumission de libraires, chargés
seulement de la vente par mes éditeurs, qui n'avaient jamais
versé un centime de l'argent qu'ils avaient reçu, qui avaient
employé en papiers d'emballage les prospectus qui avaient
coûté une somme considérable, et qui s'étaient fait rembour-
ser des frais de poste qu'ils n'avaient pas payés. Une soumis-
sion de la part de tels gens n'était-elle pas une comédie? et
l'Ami de la Religion, sans compter les journaux ecclésias-
tiques de province, la prirent au sérieux. Peu de temps après
l'Univers publiait ce qui suit :
« On se rappelle avec quel religieux empressement
MM. Guyot frères se sont soumis en ce qui les concernait au
décret pontifical par lequel a été mis à l'index le livre de
M. l'abbé Guettée, intitulé : Histoire de l'Eglise de France.
Le Saint-Père a voulu leur témoigner combien il était touché
de cet acte d'obéissance filiale, et ils ont reçu, avec une magni-
fique médaille en or à son effigie, la lettre suivante. Ce don
les consolera de la peine qu'ont pu leur causer les réclama-
tions d'un ecclésiastique qui aurait dû leur donner l'exemple
de la soumission, et qui n'a pas même eu le courage de les
imiter.
« A Messieurs Guyotfrères.

à Paris, le î''1' mai 1S52.


« MESSIEURS,

« Le Saint-Père a été informé de l'exemple de soumission


« religieuse due aux décrets du Saint-Siège apostolique, que,
— JOO —

« sans être arrêtés par la considération d'un intérêt tern-


is,
porel, vous avez récemment donné, à l'occasion du décret
« de la Sacrée-Congrégation de l'Index, en date du 22 jan-

« vier, approuvé par Sa Sainteté le ier février, et publié par


« ses ordres le 3 du même mois. Sa Sainteté, voulant vous

« donner une marque de la satisfactionque lui a fait éprouver

« votre honorable conduite, a daigné me transmettre l'ordre

« de vous adresser en son nom une


médaille en or, à son
« auguste effigie. Je vous
l'envoie ci-jointe comme un témoi-
« gnage de sa
paternelle bienveillance.

« S., archev.de Myre, nonce ap. »

Les Guyot mirent l'image de la médaille sur leur cata-


logue ; le Saint-Père devint ainsi courtier de librairie et passa
à l'état de réclame.
C'était tout ce qu'il méritait.
On peut croire que les frères Guyot furent consolés des
réclamations de mes éditeurs qui leur ont causé tant de
peine, puisqu'ils leur réclamaient l'argent volé. On peut croire
que les libraires Guyot emportèrent avec eux, dans la prison
où ils furent renfermés pour banqueroute frauduleuse, la
belle médaille d'or à l'auguste effigie du pape, et la belle
lettre de Monsignor Garibaldi.
On peut croire aussi qu'ils rirent de bon coeur, mais sous
cape, de la lettre et de la médaille qu'ils avaient si bien
méritée.
Pendant que l'on jouait cette comédie, j'avais écrit au car-
dinal Brignole que j'avais consulté quatre évêques, mais
qu'ils avaient refusé de me communiquer leurs observations.
Il me fit répondre par le nonce qu'il fallait en consulter
d'autres.
no —

Je ne me prêtai pas plus longtemps à cette comédie.


Les ultramontai'ns étaient furieux de ne pas voir arriver un
acte de soumission sur lequel ils comptaient.
L'Univers m'ayant donné comme un révolté, parce que je
refusais de me soumettre à une autorité illégale et non
reconnue en France, je dus lui répondre.
Il était convenu que je soumettrais toutes mes lettres à
M. Lequeux. Je me rendis donc à l'archevêché avec une
réponse pour l'Univers. J'y avais été précédé parle premier
auditeur de la nonciature, qui demandait que l'archevêque
m'imposât silence. On ne fit pas droit à sa réclamation et il
fut convenu que je répondrais. Ma lettre fut approuvée. Alors
je passai aux bureaux de l'Univers pour en demander l'in-
sertion. Un sieur Dulac, théologien canoniste de l'Univers,
et, de plus, moine défroqué, me déclara que le journal n'insé-
rerait rien de moi, à moins d'y être forcé par ministère
d'huissier.
Je n'avais jamais eu l'idée qu'il fallût un huissier pour
forcer un honnête homme à faire son devoir. Je retournai
chez moi; je fis une seconde lettre et j'allai la communiquer
à M. Lequeux.
Ma seconde lettre fut changée en un post-scriptum que
j'écrivis sur le bureau même de M. Lequeux et sur un papier
avec entête du grand séminaire de Soissons,dont M. Lequeux
avait été supérieur. Je m'aperçus de la distraction de
M. Lequeux, mais je n'en dis rien. Je n'étais pas fâché de
prouver à l'Univers que j'agissais sous l'inspiration de l'ar-
chevêché.
Forcé de publier ma lettre et le post-scriptum, l'Univers
les accompagna de ces réflexions haineuses :

«En rapportant le dernier décret de la Sacrée-Congréga-


tion de l'Index, où se trouve condamnée Y Histoire de l'Eglise
de France, de M. l'abbé Guettée, nous avons cru devoir rap-
peler qu'il y a déjà six mois, Mgr l'évêque de Blois avait, par
une lettre publiée dans les journaux, fait connaître que, bien
loin d'approuver cet ouvragé, il s'affligeait d'y rencontrer des
choses qui demandent correction. Nous avons cru également
qu'il nous était permis de reproduire la nouvelle donnée par
la Galette de Lyon, que MM. Guyot, libraires, se soumet-
tant sans retard à la décision du Saint-Siège,avaient retiré de
leur catalogue le livre prohibé. Ces remarques si naturelles
ont déplu à M. l'abbé Guettée, et il y a trouvé le prétexte
d'une lettre où l'on cherche vainement l'expression de sa sou-
mission au jugement du Saint-Siège, et qui nous oblige de
.remettre sous ses yeux les pièces suivantes, déjà reproduites
dans notre numéro du 8 septembre dernier (i) :
« Voici maintenant
la lettre que M. l'abbé Guettée nous a
adressée le 17 courant ; nous la donnons avec les additions et
modifications qu'il y a faites depuis, et telle qu'aujourd'hui,.
24 février, il nous force de la publier :

« Paris, le 17 février 1852.

« MONSIEUR LE DIRECTEUR DE l'Univers,

« Dansles réflexions dont vous faites suivre de décret de la


« Congrégation de l'Index relatif à mon ouvrage intitulé
« Histoire de l'Eglise de France, vous commettez plusieurs
«
inexactitudes, que je vous prie de rectifier dans votre pro-
« chain numéro.
« Au lieu de dire que le premier volume a été approuvé

« par feu Mgr des Essarts, vous auriez dû dire que les cinq
« premiers volumes ont été examinés, sur les. épreuves par

(1) Ces pièces sont Va lettre de M. Pallu à l'Ami de la Religion et les


réponses.
« ses ordres, ainsi qu'une partie du sixième, et qu'ils ont été
« ainsi publiés sous ses yeux et avec son approbation. Vous
« auriez pu ajouter que ces cinq premiers volumes ont été
« approuvés par Son Eminence Mgr De la Tour d'Auvergne,
« ancien évêque d'Arras, sans que j'aie sollicité cette appro-
« bation toute spontanée et toute volontaire.
« Pour l'annonce prétendue équivoque, elle était de
« MM. Guyot, et je leur laisse purement et simplement le
« soin de se défendre contre votre insinuation peu bienveil-
« lante.
«. Quant aux instances faites par ces libraires pour obtenir

« de moi certaines modifications, je les ai ignorées jusqu'au


« moment où j'ai lu l'extrait de la Galette de Lyon cité par
« vous; et si elles m'eussent été faites par ces messieurs, je
« leur aurais fait comprendre qu'ils étaient peu compétents

« en théologie et en histoire ecclésiastique. Je ne reconnais

« qu'à mes supérieurs le droit de m'adresser des observations,


« et ils me rendront ce témoignage, que j'ai toujours accueilli

« avec respect et reconnaissance celles qu'ils ont bien voulu


« me faire.

« J'écris aujourd'hui même à Mgr le nonce relativement au

« décret de l'Index concernant mon ouvrage.


« Je pense, Monsieur le Rédacteur, que
je n'aurai pas
« besoin de recourir aux voies de droit pour vous faire

« insérer cette lettre en entier dans votre plus prochain


« numéro,

« J'ai l'honneur de vous saluer.

« L'abbé GUETTÉE.

« P. S. Outre les inexactitudes contenues dans vos


« réflexions, vous avez inséré dans l'Univers une note
« extraite de la Galette de Lyon et dans laquelle les libraires
« Guyot déclarent qu'ils considèrent comme non avenues les
« demandes qui leur seraient faites de mon ouvrage. Je
« vous prie de déclarer que l'Histoire de l'Eglise de France
« sera continuée. Seulement, pour les volumes publiés, je
« ferai toutes les corrections qui me seront indiquées par
« l'autorité ecclésiastique. Quant aux volumes qui seront
« publiés.à l'avenir, je les soumettrai à celte même autorité.

« L'abbé GUETTÉE. »

«Nous rechercherons tout à l'heure ce que peut signifier


ce post-scriptinn; mais, d'abord, deux mots de réponse à la
lettre :

«Si nous avons parlé de l'approbation donnée à l'Histoire


de l'Eglise de France par Mgr Fabre des Essarts, ce n'a été
qu'incidemment; notre seul dessein était de rappeler que cet
ouvrage avait été publiquement désapprouvé par Mgr l'évêque
de Blois, avant d'être condamné par la Sacrée-Congrégation
de l'Index. Nous n'avons donc à discuter ici ni le nombre des
approbations données au livre, ni la manière dont ces appro-
bations ont été obtenues, ni le chiffre des volumes qui en ont
été revêtus. A cet égard, nous nous contentons de laisser à
M. l'abbé Guettée toute la responsabilité de ses assertions.
« Quant à l'annonce équivoque, nous prions M. l'abbé
Guettée de relire la lettre adressée par Mgr l'évêque de Blois
à l'Ami de la Religion. Nous le prions aussi de relire les let-
tres qu'il adressait lui-même à ce journal, de concert avec
MM. Guyot, et où il ne répudiait nullement la responsabilité
de cette annonce.
« Qi.iant à l'article de la Galette de Lyon, s'il contient des
inexactitudes, elles ne sont pas de notre fait; toutefois, nous
remarquerons qu'un libraire n'a pas besoin d'être théologien
pour avoir le droit de demander à un auteur de corriger son
livre, lorsque ce livre a été l'objet d'un blâme publiquement
— ii4 —
infligé par un évêque, et lorsque tout le monde sait que d'au-
tres prélats le jugent répréhensible. A plus forte raison un
libraire a-t-il le droit et le devoir de se refuser à continuer la
vente d'un livre lorsque ce livre est prohibé par le Saint-Siège,
et lorsque l'auteur de ce livre est un prêtre; il doit présumer
qu'en agissant ainsi il ne fait qu'aller au devant de ses désirs.
Mais si au lieu de lui donner l'exemple de la soumission, le
prêtre condamné voulait le placer entre son intérêt et sa con-
science, et prétendait le contraindre à violer les prescriptions
du décret pontifical, alors il n'y aurait pas de termes assez
forts pour flétrir une telle conduite.
« M. l'abbé Guettée ne reconnaît qu'à ses supérieurs le
droit de lui adresser des observations; nous avons la har-
diesse de croire que lorsqu'un auteur met dans ses écrits des_
choses affligeantes et dangereuses, il est permis au dernier des
fidèles de les lui signaler.
« Nous n'avions révoqué en doute ni la reconnaissance ni
le respect avec lesquels M. l'abbé Guettée accueille les obser-
vations de ses supérieurs, et nous ne voyons pas pourquoi il
nous en parle. Peut-être veut-il excuser sa lettre à l'Ami de
la Religion, en réponse à la lettre de Mgr l'évêque de Blois ;
peut-être veut-il nous préparer à l'acte par lequel il fera
connaître, comme son devoir l'y oblige, sa soumission au
décret de la Sacrée Congrégation de l'Index. Quoi qu'il en
soit, il nous semble qu'en pareille matière le respect et la
reconnaissance ne suffisent pas et qu'il faut aussi un peu
d'obéissance. Nous voudrions que ses lettres nous permissent
de croire qu'elle abonde dans le coeur de M. l'abbé Guettée et
qu'il éprouve également ce sentiment de gratitude dont tout
écrivain doit être pénétré lorsque l'autorité ecclésiastique
l'avertit qu'il s'est égaré et lui donne ainsi le moyen d'empê-
cher le mal que pourraient faire ses écrits.
« M. l'abbé. Guettée espérait
qu'il n'aurait pas besoin de
— n5 —

recourir aux voies de droit; il se trompait : si son huissier


n'était venu nous y contraindre, jamais nous n'aurions publié
la lettre d'un prêtre qui, sous le poids d'une condamnation
prononcée par le Saint-Siège, n'a d'autre souci que-d'opposer
à cette condamnation les approbations antérieures de deux
évêques.
« Quant au Post-scriptum nous admirons l'habileté avec
laquelle il est rédigé. M. l'abbé Guettée déclare que l'Histoire
de l'Eglise de France sera continuée, et qu'il soumettra' à
l'autorité ecclésiastique les volumes qui seront publiés à
l'avenir. A cela il n'y a rien à dire, sinon que ces volumes sont
hors de la question. Pour les volumes déjà publiés, M. l'abbé
Guettée fera toutes les corrections qui lui seront indiquées
par l'autorité ecclésiastique. M. l'abbé Guettée veut sans
doute parler de la Sacrée Congrégation de l'Index, car il
n'espère pas, apparemment, qu'une autre autorité se saisisse
d'une cause jugée par ce tribunal. Mais, en attendant que la
Congrégation de l'Index ait indiqué les corrections néces-
saires, si toutefois elle juge l'Histoire de l'Église de France
susceptible de correction, ce qui est encore un point douteux,
M. l'abbé Guettée fera-t-il, comme il est tenu de le faire aux
termes du décret pontifical, tout ce qui dépend de lui pour
suspendre la publication des volumes prohibés? Telle est la
question que M. l'abbé Guettée évite de résoudre. Les termes
de sa déclaration sont calculés de façon à lui laisser le choix
libre entre la révolte et la soumission. Cela est déjà assez
grave. Nous n'insistons pas. »
Le coup de patte au Post-scriptum était pour l'archevêché
et pour M. l'abbé Lequeux.
Si le moine défroqué Dulac eût connu la théologie, il
n'aurait pas confondu" la Congrégation de l'Index avec
l'Eglise; il n'aurait pas fait d'un prêtre qui demandait des
explications un révolté; il n'aurait pas regardé ma personne
J Io —

comme condamnée, lorsqu'il ne s'agisait que de censures


occultes dont mon ouvrage avait été frappé. Mais M. Dulac
ne s'arrêtait pas dans la voie des récriminations et des faus-
setés, dès qu'il voyait devant lui un homme disposé à être
raisonnable et à ne pas se soumettre aveuglément à Rome.
Ces gens là se regardent comme les défenseurs de l'autorité.
Ils en sont les ennemis.
N'est-ce pas attaquer l'autorité que de la mettre où elle
n'est pas et de lui attribuer des droits qu'elle n'a pas? C'est la
confondre avec le despotisme. Ceux qui en abusent et ceux
qui approuvent les abus, sont, pour l'autorité, des ennemis
plus redoutables que ceux qui ne veulent se soumettre qu'au
droit et à la justice. En demandant des explications à la
Congrégation de l'Index, j'avais pour elle plus de soumission
qu'elle n'en méritait, puisque l'Église de France n'avait
jamais reconnu son autorité..le me montrais plus respectueux
de l'autorité que le défroqué Dulac.
L'abbé Migne, propriétaire du journal la Voix de la Vérité,.
fut plus juste que Dulac. Comme il avait annoncé que les
Guyot ne continueraient pas la vente de mon ouvrage, je lui
envoyai cette rectification :

« MONSIEUR LE RÉDACTEUR,

« Vous avez inséré dans votre numéro du. 19, une note
extraite de l'Ami de la Religion, d'après laquelle on pourrait
croire que mon ouvrage intitulé Histoire de l'Église de
France ne serait pas continué. Je vous prie, en conséquence
d'insérer dans votre prochain numéro la présente réclamation,
pour faire connaître à vos lecteurs l'intention où je suis de
poursuivre la publication de mon. ouvrage, quoique le libraire
Guyot ait déclaré ne plus se charger de la. vente.
« Veuillez agréer mes salutations,

« L'abbé GUETTÉE. ».
A cette occasion, je vis l'abbé Migne que je connaissais
depuis longtemps par des prospectus dont le ton charlata-
nesque m'avait frappé. Il était bien en effet charlatan, dans
toute l'acception du mot. Ses allures, son langage, tout en
lui dénotaitl'homme à réclame qui avait l'intention de gagner
des millions. Son établissement d'imprimerie n'était pas
splendide, mais il était vaste et bien agencé. Si les évêques de
France avaient été plus intelligents, ils auraient mieux
secondé cet homme qui a mené à terme d'immenses publi-
cations qu'aucun autre établissement n'aurait osé entre-
prendre. Abandonné à ses seules forces, il ne put donner à
ses publications le soin qu'elles réclamaient. Il employait un
grand nombre de prêtres interdits qui n'étaient pas capables
de travailler à la publication d'ouvrages de grande érudi-
tion, comme ceux qu'il publiait. C'est pourquoi, ces ouvrages
sont criblés de fautes. Un Grec fort instruit vérifia les textes
de plusieurs manuscrits grecs de la Bibliothèque Nationale,
imprimés dans la Patrologie grecque à laquelle travaillait le
fameux Pitra, bénédictin de Solesmes, qui est devenu car-
dinal. Ce Grec s'aperçut que les passages des manuscrits qui
étaient défavorables au latinisme avaientété supprimés. Serait-
ce le doctissiime Pitra qui aurait fait ces suppressions? Dans
tous les cas, il faut espérer qu'un Grec érudit et patient
vérifiera un jour les pièces grecques publiées par M. Pitra
lui-même et s'assurera de leur authenticité.
L'abbé Migne n'eut pour soutien que les curés de campagne
et quelques communautés religieuses. Il leur fournissait les
livres à moitié prix et les chargeait de dire.une certaine
quantité de messes. Ces intentions de messe, étaient données
à prix réduit; et il les achetait lui-même à ceux qui en avaient
trop, à un prix plus réduit encore ; et il le représentait par des
livres qui lui coûtaient beaucoup moins qu'il ne les vendait.
Ce commerce de messes fut très lucratif pour l'abbé Migne,
et il gagna beaucoup d'argent.
II!

Quand je le vis, il ne se dissimula pas : « Votre intérêt, dit-


il, demande que vous vous soumettiez; au fond qu'est-ce-que
cela vous fait? C'est une pure formalité.. Faites comme moi.
Je suis gallican comme vous, mais je fais l'ultramontain
parce que cela est nécessaire pour le succès de mes publica-
tions. Vous avez de l'avenir dans cette voie; dans l'autre, vous
serez brisé ».
Je savais bien qu'il disait vrai; mais j'étais trop honnête
pour subordonner à une question d'intérêt personnel ce que
je regardais comme la vérité. Je me sentais une instinctive
répulsion pour la théorie de l'intérêt, qu'elle me fût présentée
par le cardinal Gousset ou par l'abbé Migne. Après avoir
inséré ma lettre du 17 février à l'Univers, Migne, ajouta :
« M. l'abbé Guettée est un jeune prêtre de grandes espé-
rances; mais, à sa place, avant de publier la présente lettre,
nous nous serions d'abord soumis et nous aurions écrit à la
Congrégation de l'Index, en la priant humblement de nous
indiquer les endroits répréhensibles de notre ouvrage. Après
la réponse, nous aurions fait les cartons nécessaires, puis
nous eussions poursuivi notre Histoire, l'esprit et le coeur en
paix. Du reste, nous savons tout ce qu'a de pénible pour
l'amour-propre d'un auteur et de ruineux pour la bourse d'un
éditeur, la flétrissure vague d'un tribunal qui d'ordinaire ne
prévient point, ne discute point, n'articule même aucun grief
et quelquefois choisit ceux qu'il frappe entre mille autres
écrivains laissés tranquilles, bien que plus hétérodoxes. Mais
enfin, tout bien pesé, une soumission publique, prompte et
sincère, nous semble un intérêt auprès des hommes et un
devoir devant Dieu. Nous supplions donc M. l'abbé Guettée,
que nous plaignons et aimons de tout notre coeur, de prendre
ces réflexions en bonne part et de suivre notre conseil. Si
nous ne nous faisons illusion, il trouvera qu'il émane autant
d'une âme amie que d'un esprit chrétien, et qu'il est avouable
par la raison comme par la foi. »
— iig —

L'abbé Migne savait bien qu'il me conseillait de faire ce


que, en réalité j'avais fait, à part l'acte explicite de soumis-
sion. Il ne voulait pas avoir l'air de croire que la Congrégation
et ses amis étaient plus exigèhts.
Quelque temps après, pour m'engager à suivre ses conseils,
l'abbé Migne eut la singulière idée d'inventer la réclame
suivante qu'il mit en tête d'un numéro de son journal :
« Nous apprenons à l'instant que
le bruit court, non
seulement en France, mais encore à l'étranger, et jusque dans
Rome, que les Ateliers catholiques continuent l'impression
de YHistoire de l'Eglise de France par M. l'abbé Guettée.
Or, ce bruit ne repose sur aucun fondement. M. Guettée, qui a
d'ailleurs un nouvel éditeur et va faire sa soumission à l'Index,
ne nous a rien proposé ni directement, ni indirectement ; et,
pour ce qui nous est propre, nous n'avons pas même eu la
pensée de lui faire une proposition. Au reste, les deux faits qui
suivent nous semblent réfuter un bruit répandu nous ne
savons dans quel dessein. »
Il n'y avait rien de vrai dans tout cela. Je le fis remarquer
à l'abbé Migne qui inséra bien vite la réclamation que je lui
avait adressée. Il ne demandait que de la réclame, et tout
cela en était.
Je devais lui écrire une lettre plus longue; j'avais fait la
suivante à son intention :
« Paris, 30 mai 1852.

« MONSIEUR LE RÉDACTEUR,

« La lettre que je vous ai prié d'insérer dernièrement dans


la Voix de la Vérité, a fourni à l'Univers l'occasion de reve-
nir encore une fois sur une accusation que je n'aurais jamais
laissé passer sans protestation s'il m'était possible d'obtenir de
ce journal l'insertion de nies lettres sans avoir recours à des
sommations judiciaires.
— 120 —

« L'Univers a dit et répété qu'en ne me soumettant pas au


décret de la Congrégation de l'Index contre l'Histoire de
l'Eglise de France, je me constituais dans un état de révolte
contre l'autorité ecclésiastique, et, dans ma dernière lettre, il
a vu presque une déclaration de guerre à cette autorité.
Aucune expression de ma lettre ne peut donner lieu à une
semblable accusation. On pourrait y trouver, au contraire,
un témoignage de tout mon respect pour cette autorité,
puisque j'y déclare que j'eusse fait depuis longtemps ma
soumission, si je l'avais crue obligatoire.
« Je conçois que ces derniers mots n'aient pas plu à l'Uni-
vers qui confond la Congrégation de l'Index avec le Saint-
Siège apostolique et le Saint-Siège avec l'Eglise; mais, de ce
que j'aie, sur ce point, une opinion différente de la sienne, il
ne s'ensuit pas qu'il ait le droit de me qualifier du titre de
révolté. Jamais l'Eglise de France n'a regardé comme obli-
gatoire la soumission à un décret de la Congrégation de l'In-
dex. Fleury, qui a eu l'avantage d'être à la fois un grand
historien, un bon théologien, un savant canoniste et un prêtre
vertueux, Fleury qui, selon Mgr Frayssinous, a mieux
connu le fond de nos libertés et qui en a donné une plus juste
idée, s'exprime ainsi au chapitre 25e de son Institution au
droit ecclésiastique :
« Nous ne croyons point que les nouvelles constitutions
« des papes, faites depuis trois cents ans, nous obligent,
'« sinon en tant que notre usage les a approuvées. De là vient

» que nous ne croyons être sujets ni aux décrets de la Con-

« grégation du Saint-Office, c'est-à-dire de l'Inquisition de

« Rome, ni à ceux de la Congrégation de l'Index des livres

«
défendus, ou des autres congrégations. Nous honorons les
« décrets de ces congrégations comme des consultations de
« docteurs graves ; mais nous n'y reconnaissons aucune
« juridiction sur l'Eglise de France. »
121

« Les libertés de l'Eglise de France ont été respectées de


tout temps par le Saint-Siège. Le cardinal Caprara a été
obligé de faire serment de les respecter avant d'exercer les
facultés énoncées dans la bulle donnée à Rome le lundi
6 fructidor an IX; l'édit de Louis XIV sur les libertés de
l'Eglise gallicane a été solennellement admis dans notre nou-
velle législation par le décret impérial du 25 février 1810; et
l'on sait que ces libertés ont toujours été respectées dans les
rapports qui ont existé entre le Saint-Siège d'une part, et le
gouvernement ou le clergé français de l'autre.
« Considérant, avec Fleury et tous les canonistes fran-
çais, les décrets de la Congrégation de l'Index comme des
consultations de docteurs graves, je me suis respectueuse-
ment adressé à S. Era. le cardinal Brignole pour lui
demander communication du mémoire du consulteur relatif
à mon livre, afin de profiter des observations qu'il doit con-
tenir. Son Eminence a répondu qu'il n'était pas d'usage de
communiquer les mémoires des consulteurs de l'Index ; que
je devais m'âdresser en France à des hommes doctes et de
saine doctrine pour connaître ce qu'il y a de répréhensible
dans mon ouvrage ; qu'en profitant des observations qui me
seraient faites, je pourrai obtenir l'approbation de la Congré-
gation. Son Eminence ne parle pas de soumission, parce
qu'un cardinal sage et instruit, comme le préfet de la Congré-
gation de l'Index, comprend la portée des expressions. On
connaît à Rome les libertés de l'Eglise de France ; on y sait,
par conséquent, que s'il est louable de se soumettre à un
décret de l'Index, il n'est pas permis de donner cette soumis-
sion comme obligatoire. On comprendra, par conséquent, à
Rome, que l'Univers, en me jetant publiquement à la face
l'expression injurieuse de révolté, pour avoir adopté l'opinion
commune des canonistes français, a manqué, non seulement
aux plus simples convenances et à la charité chrétienne, mais
-— I 22

à la justice ; et qu'il s'est, en outre, constitué lui-même en


état de révolte contre les lois de son pays.
« Agréez, Monsieur le Rédacteur, l'assurance de mes sen-
timents dévoués.
« L'ABBÉ GUETTÉE. »

Je communiquai cette lettre à M. Lequeux, qui me


répondit ainsi :
ARCHEVÊCHÉ
de
PARIS
« Paris, 31 mai 1S52.

« MONSIEUR ET CHER AMI,

« J'ai lu avec attention la lettre que vous vous proposez


d'envoyer à la Voix de la Vérité : je ne puis l'approuver,
parce que je prévois qu'elle ne fera qu'aigrir le mal, et qu'elle
déplaira beaucoup à Mgr l'archevêque.
« Il ne s'agit pas, en effet, d'entrer en discussion sur ce qui

est ou n'est pas obligatoire : ce que vous dites à ce sujet va


rallumer précisément cette polémique que Monseigneur vou-
drait en ce moment détourner. Si votre lettre précédente était
trop laconique, celle-ci est beaucoup trop longue.
« Je vous conseille donc d'apporter demain un autre
modèle de lettre, vous pouvez conserver la première phrase;
puis vous contenter de dire que vous ne comprenez pas
comment on. peut traiter d'acte de révolte une lettre dans
laquelle vous dites que^ozw avec fait auprès de la Congré-
gation les démarches que vous dictait votre conscience.
Vous pouvez rappeler ce que vous avez dit précédemment,
que vous étiez dans la disposition de faire toutes les correc-
tions qui vous seraient indiquées par l'autorité, que vous
vous êtes adressé pour cela à la Congrégation elle-même, et
que vous avez reçu du cardinal préfet une réponse bienveil-
— 123 —

lante, que ce ne sont pas là les procédés d'un révolté, mais


d'un homme plein de respect pour la Congrégation. Quand
vous avez parlé d'un acte de soumission, que vous ne regar*
die^pas comme obligatoire, vous avez parlé d'une déclara
tion publique que veulent vous imposer des gens sans auto-
rité dans l'Eglise, tandis que ni le cardinal préfet, ni la Con-
grégation ne réclament rien de vous, et que vous ne voyez
pas que jamais en France on en ait fait un devoir à ceux dont
les ouvrages ont été mis à l'index. Vous terminerez cette lettre
autrement, si vous le voulez; mais quelque tournure que
vous lui donniez, il faut éviter surtout d'aigrir le mal.
Mgr l'archevêque entendra une multitude de personnes, qui
lui feront à votre sujet les réflexions les plus sévères, et cer-
tainement la lettre que je vous renvoie aggraverait la situa-
tion : il vaudrait mieux ne rien faire; et je serais assez de
cet avis. Monseigneur pourra dire qu'il vous a blâmé, au
moins pour le ton de la lettre, que je ne trouve pas, moi-
même, assez réservée : Vous pourriez dire que vous n'avez pas
prétendu vous soulever contre l'autorité de Rome, etc., peu
à peu on oubliera cette affaire.
« Au surplus, je ne veux pas me charger
seul d'apprécier
un modèle de lettre : je tiens à ce que Monseigneur la voie
avant l'insertion : je sais qu'il rentrera aujourd'hui très
tard, je ne pourrai pas lui en parler ; demain je crois qu'il va
passer une grande partie de la journée à Saint-Germain; il
faudrait venir d'assez bonne heure, ou l'affaire sera remise à
un jour ou deux. Je crois qu'il n'y a pas de mal à cela, puis-
que j'aimerais encore mieux que vous ne disie\ rien de nou-
veau.
« La situation est délicate : Monseigneur a voulu qu'on ne
put rien lui attribuer, aucune connivence. Aussi, pour qu'une
lettre paraisse maintenant, il faut qu'on puisse être certain
qu'il ne la désavouera pas. C'est ce qui demande beaucoup de
réflexion et de précaution.
-- 124 —

« Je vous recommande de nouveau la plus-grande pru-


dence : beaucoup de personnes sont très peu disposées à vous
défendre, et beaucoup, au contraire, à vous blâmer. C'est un
moment d'épreuves, dans lequel il faut tendre vos regards
vers Dieu, l'invoquer, prendre conseil avec discernement, et
peut-être attendre.

« Je suis, Monsieur, avec un intérêt bien sincère,


« Votre serviteur,

« LEQUEUX.
« Vicaire général.

Il fallait se résigner et faire une autre lettre.


Je la fis et l'envoyai à M, Lequeux, qui me répondit :

ARCHEVÊCHÉ
de
PAK1S
« Paris. 2 juin 1852.

« MONSIEUR ET CHER AMI,

«Je trouve en général votre lettre assez bien : je vous


propose néanmoins un léger changement. Monseigneur, à qui
je l'ai communiquée, désire que vous veniez vers trois ou
quatre heures la concerter définitivement avec moi ; et il est
bien aise que cette rédaction définitive lui soit communiquée,
s'il est possible, mais en même temps il exige que vous ne
fassiez pas mention de ce concert de l'autorité.
« Monseigneur est d'avis que la lettre soit directement
adressée à l'Univers, et non à la Voix de la Vérité. Je
vous engage à vous prêter à ces désirs du prélat.
« Le changement que je propose est au quatrième alinéa.

« Lorsque j'ai dit que si j'avais regardé comme obliga-


toire un acte de soumission, je n'aurais pas attendujus-
qu'icipour lefaire, je n'ai voulu parler que de cette formule
123

de déclarationpublique que veulent mïmposer des hommes


qui n'ont sur moi aucune autorité, et que ni la Congrégation,
ni le cardinal préfet ne me demandent.
« Agréez...

« Je vous engage, si vous insérez la lettre directement dans


l'Univers, à vous abstenir de toute expression blessante.
« Je suis, Monsieur, avec considération et affection,

« Votre serviteur,
« LEQUEUX.
« Vicaire général. »

Cette lettre me prouva que l'archevêque faiblissait. Il y


avait loin de ses sentiments actuels avec ceux qu'il m'avait
témoignés au début. Il ne voulait plus un mot de polémique,
lui qui m'avait engagé à m'associer avec MM, Delacouture,
Châtenay et Prompsault pour faire à la Congrégation de
l'Index une guerre à outrance.
Je fus assez soumis pour faire tout ce qu'on me demandait.
Ma lettre fut enfin approuvée. Je l'envoyai à l'Univers le
3 juin :

« MONSIEUR LE DIRECTEUR DE l'Univers,

« Je viens d'apprendre que, à l'occasion de la lettre insérée


dans le numéro du 23 mai du journal la Voix de la Vérité,
vous avez dit que j'étais ouvertement révolté contre le Saint-
Siège.
« Je ne comprends pas, Monsieur, comment vous avez pu
traiter d'acte de révolte une lettre dans laquelle j'ai déclaré
avoir fait auprès delà Congrégation de l'Index les démarches
que ma conscience m'a fait considérer comme nécessaires.
« Dans la lettre que je vous ai adressée il y a quelque
temps, j'ai dit formellement que j'étais disposé à faire toutes
les corrections qui me seraient indiquées par l'autorité ecclé-
126 —

siastique. Pour connaître ce qu'il pouvait y avoir de défec-


tueux dans mon livre, je me suis adressé à la Congrégation
de l'Index elle-même, et le cardinal-préfet m'a fait commu-
niquer par Mgr le nonce une lettre bienveillante dans laquelle
il me dit de m'adresser, pour connaître les défauts de mon
ouvrage, à des hommes doctes et de saine doctrine. Je me
suis empressé d'écrire aux prélats qui jouissent à Rome de la
meilleure réputation de science et d'orthodoxie. Je demande
si ce sont là les actes d'un révolté contre le Saint-Siège.
« Lorsque j'ai dit que, si j'avais regardé comme obliga-
toire ma soumission à l'Index, je n'aurais pas attendu jus-
qu'ici pour la faire, je n'ai voulu parler que de cette formule
de déclaration publique, que ni la Congrégation ni le cardinal-
préfet ne me demandent.
« J'espère, Monsieur le Directeur, que vous voudrez bien
insérer cette juste réclamation dans votre prochain numéro.
« Agréez l'assurance de ma considération distinguée,

« L'abbée GUETTÉE. »

La Voix de la Vérité inséra aussi cette lettre.


Persuadé que l'archevêque, qui faiblissait chaque jour,
finirait par m'abandonner, je lui proposai de nommer une
commission chargée d'examiner mon ouvrage. Il ne l'osa
pas, comme l'atteste M. Lequeux dans la lettre suivante :

ARCHEVÊCHÉ
de
PARIS
« Paris, le 18 mai 1852.

« MONSIEUR L'ABBÉ,

« Je n'ai pu parler que hier de votre affaire à Mgr l'arche-


vêque : le prélat ne juge pas à propos de vous promettre un
examen préalable de votre livre; il m'a fait plusieurs réflexions
sur lesquelles j'aurais besoin de m'entretenir avec vous.
« Je vous engage donc à venir me voir le plus tôt que vous
le pourrez : seulement, ne venez pas le jour de l'Ascension.
« Vous savez, Monsieur, l'intérêt très sincère que je vous
porte et la considération avec laquelle je suis

« Votre serviteur,

« LEQUEUX, V. g. »

On peut remarquer que, pour M- Lequeux lui-même je


n'étais plus son cher ami comme dans les autres lettres, mais
simplement Monsieur l'abbé.
Cependant, ce brave homme était mon confrère en Index.
Il est vrai qu'il s'était soumis ; mais quelle soumission!
Donnons-en les termes. Il se soumit sous forme de lettre
au nonce :
« Paris, le 12 octobre 1851.

« MONSEIGNEUR,

J'ai reçu hier au soir la notification que vous avez bien


«
voulu me faire du décret de la Congrégation de l'Index du
27 septembre 1851, et je m'empresse de déposer la déclaration
suivante dans les mains de Votre Excellence : Ayant consacré
ma vie tout entière au service de l'Eglise, et craignant par
dessus tout d'être dans cette circonstance une occasion de
scandale, je déclare me soumettre humblement au jugement
que la sainte Congrégation de l'Index a porté sur l'ouvrage
que j'ai publié sous le titre : Manuale compendium juris
canonici ad usum seminariorumjuxta circumstantias tem-
porum accommodatum.
« Daignez,
Monseigneur, agréer, etc.

« LEQUEUX,
«Vicaire-général. »
— 128 —

C'était très sec. M. Lequeux ajouta les réflexions suivantes,


qu'il adressa aux journaux dits religieux :
« La sincérité de la déclaration qui précède ne m'empêche

pas de réclamer contre plusieurs assertions de l'article de la


Correspondancede Rome du 24 juillet dernier, article repro-
duit par l'Univers du 11 octobre, par lesquelles ma doctrine
est dénaturée. Je ne crois pas présentement devoir entrer dans
la discussion détaillée de ces assertions. Je pense qu'il est
encore moins opportun d'engager une polémique, par rapport
aux autres points qui me paraîtraient devoir être très légiti-
mement défendus. Mais en vue des circonstances dans les-
quelles s'est passée la plus grande partie de ma vie, je crois
devoir déclarer que ma conscience ne me reproche pas d'avoir
soutenu avec connaissance aucun sentiment contraire à l'en-
seignement du Siège apostolique, pour lequel j'ai toujours
professé et recommandé aux autres la soumission la plus
entière. Je ne vois pas, en particulier, sur quel fondement on
pourrait insinuer qu'il y a du rapport entre mes opinions et
les doctrines du professeur Nuytz, doctrines dont la plupart
sont directement et explicitement combattues dans mon
Manuel. »
C'était dire qu'on ne se soumettait que pour la forme et
que l'on avait bien l'intention de défendre les doctrines qu'on
avait enseignées.
Il me semble que ma conduite fut plus digne et plus loyale
que celle de M. Lequeux. Mais, enfin, il était vicaire-général
et son acte de soumission était un pavillon qui couvrait la
marchandise.
Personne, du reste, ne se laissa prendre à la soumission de
M. Lequeux qui fit attaquer la Congrégation de l'Index, non
seulement par l'abbé Delacouture, avec lequel il s'entendait,
mais encore par un mauvais prêtre nommé Leclerc qu'il con-
naissait, et qui allait dire la messe à Saint-Germain-l'Auxer-
— 129 —

rois après avoir été prendre une prune à l'eau-de-vie au comp-


toir de la Mère Moreaux. Dénoncé par quelques dévots,
Leclerc ne dit plus la messe à Paris, et ne défendit plus
M. Lequeux dans les journaux.
M. Lequeux se défendait lui-même avec le concours du
supérieur de la Congrégation de Saint-Sulpice et les direc-
teurs du séminaire de Paris. Il fit avec eux le Mémoire sur
le Droit coutumier,qui fut publié d'une manière mystérieuse
et envoyé à tous les évêques de France. Dans ce mémoire on
avait pour but d'établir que les coutumes de l'Eglise gallicane
étaient légales et que l'on pouvait les suivre en toute sûreté
de conscience. On pouvait donc ne pas se soumettre aux
décrets de l'Index puisque, selon le droit coutumier de
France, cette congrégation n'était pas reconnue et ne jouis-
sait en France d'aucune autorité.
Je vis des épreuves corrigées du Mémoire sur le bureau de
M.'l'abbé Boiteux qui me donna quelques renseignementssur
l'ouvrage, mais sous le secret le plus absolu. Je gardai le
secret ; mais aujourd'hui tout cela est si vieux que je me crois
autorisé à dire ce que j'ai su.
M. Lequeux qui s'était soumis, écrivait donc contre l'Index,
lorsque moi, qui aurais dû écrire par ordre de l'archevêque,
je ne faisais que répondre aux injustes attaques de mes enne-
mis. J'aurais pu faire imprimer un volume contre l'Index et
j'avais réuni sur ce sujet .une foule de documents ; mais il eût
été trop dangereux pour moi de faire un volume comme
MM. Delacouture et Lequeux. Je me contentai de me
défendre dans les journaux qui m'attaquaient.
On a vu qu'on ne me laissait pas me défendre comme je
l'aurais voulu. J'étais d'une soumission absolue vis-à-vis de
l'archevêché ; je consentais à tout ce que l'archevêque et son
Lequeux me demandaient. Seulement, j'avouerai que le bon-
homme Lequeux m'agaçait souvent les nerfs. S'il portait le
9
— i3o —

monde entier sur sa bosse, comme disait l'abbé Darboy, je le


portais bien lui-même sur mon dos.
Dans le décret où se trouvait la condamnation de mon
ouvrage, on était revenu sur la censure du Manuel de
M. Lequeux, selon l'usage de la congrégation, pour dire que
l'auteur s'était soumis. Mais la mention fut aussi sèche que la
soumission l'avait été. On y dit simplement : auctor se sub-
jecit, sans même ajouter le laudabiliter.
N'était-il pas plus honorable de déclarer comme moi : Je
me soumettrai quand on m'aura fait connaître mes erreurs ou
les motifs delà censure?
On les connaît maintenant ces fameuses erreurs qui
n'étaient que des opinions admises de tout temps dans
l'Eglise de France par les plus doctes écrivains. La lettre de
M. Pallu-Duparc a servi de base aux dénonciations de Gau-
thier l'ivrogne, et Gauthier comme Pallu, me censuraient
parce que je n'étais pas ultramontain comme eux, et non
parce que j'avais erré.
J'étais victime du fanatisme ultramontain.
V

Situation de M. l'archevêque de Paris vis-à-vis de Rome. •— Mes amis et


mes ennemis dans le diocèse de Blois et à Paris. — Publication de
mon huitième volume. — Colère de mes ennemis. — Les trois indignes
évoques de La Rochelle, Luçon et Angoulême demandent des mesures
rigoureuses contre moi à l'archevêque de Paris. — P.alln, de Blois agit
de même. — La farce appelée concile de La Rochelle. — Trois Pierrots
contre un Aigle. — Correspondance avec M. Donnet, archevêque de
Bordeaux et avec Cousseau, d'Angoulême. — Rapport fait au pseudo-
concile de La Rochelle. — 11 est envoyé à l'archevêque de Paris à con-
dition qu'on ne me le communiquerait pas.-—Comment je pus en
prendre copie. — Discussion du rapport. — Mon supplément aux
décrets du concile de La Rochelle.

||||p||||||u début de ce chapitre, il est bon de faire con-


||||||/wffinaître la situation de M. Sibotir, archevêque
f^^^VO de Paris, vis-à-vis de Rome.
.
WW™J™™38I M. Sibour était très vaniteux. Il s'imaginait
être un grand évêque, un homme tout à fait supérieur.
Lorsque le trône de Louis-Philippe fut renversé et que la
République fut proclamée, il écrivit, lui, petit évêque de
Digne, à Pie IX, pour lui dire de renoncer à son trône tem-
porel et de se contenter de sa puissance spirituelle. Cette
démonstration lui mérita le siège de Paris, après la mort
vraiment épiscopale de Mgr Affre, sur les barricades. Une
fois archevêque de Paris, M. Sibour se crut grandi. Il voulut
continuer à faire des remontrances au pape. Pie IX avait
alors consulté les évêques sur son projet de faire un dogme
de la doctrine de l'Immaculée Conception. Ce projet était
une chose absolument insolite, même dans l'Eglise romaine.
Dès leur institution, les jésuites s'étaient prononcés en
faveur de la doctrine de l'Immaculée Conception, et en avaient
fait grand bruit en Espagne, leur pays d'origine. Pourquoi
s'étaient-ils prononcés en ce sens? Parce que les dominicains,
leurs concurrents redoutables, prétendaient que l'Immaculée
Conception ne pouvait être acceptée par de vrais catholiques.
Les dominicains avaient alors une grande influence dans
l'Eglise, et cette influence contrebalançait celle des jésuites.
Les théologuesdominicains pénétraient dans toutes les facultés
de théologie et y faisaient dominer leurs opinions. Ils avaient
surtout jeté les yeux sur la Sorbonne et ils étaient sur le point
d'y exercer une influence prépondérante. Les vieux docteurs
de Sorbonne appartenaient au clergé séculier. Ils voulaient
bien admettrelparmi eux des docteurs-moines, mais à la con-
dition qu'ils ne domineraient pas l'école. Les dominicains
étant sur le point d'y dominer, les vieux docteurs cherchèrent
un moyen de les exclure de leur maison et le trouvèrent dans
la doctrine de l'Immaculée Conception. L'opposition à cette
doctrine était une des bases de la théologie de l'ordre domi-
nicain. Dès lors, il fut convenu que la doctrine de l'Imma-
culée conception, considérée seulement comme opinion libre,
serait une des bases de l'enseignement sorbonnique. Il fut
donc admis que tous ceux qui se présenteraient pour obtenir
le titre de docteur en théologie, en Sorbonne, ferait serment
de défendre et de propager la doctrine de l'Immaculée Con-
ception.
Les dominicains ne pouvant faire ce serment contraire à la
doctrine de leur ordre, étaient exclus de la Sorbonne.
Le jésuites ne se contentèrent pas de soutenir la doctrine
— i33 —

de l'Immaculée Conception comme, opinion théologique, ils


voulurent en faire un dogme. De là ma polémique dans
laquelle, au point de vue des principes catholiques et des
données traditionnelles, les dominicains eurent raison. Mais,
qu'importent aux jésuites la tradition et le principe "catho-
lique? Ils entreprirent de faire déclarer par le pape infaillible
que l'Immaculée Conception était un dogme de foi, et les sou-
verains espagnols sollicitèrent cette déclaration. Malgré ces
instances et l'influence des jésuites, les papes n'osèrent pas
faire un dogme. nouveau. Les jésuites ne se découragèrent
pas; ils firent une propagande effrénée en faveur du futur
dogme. Petites prières avec indulgences, images et autres
petits moyens furent répandus à profusion. On arriva ainsi à
cette conséquence : que toute l'Eglise croyait à l'Immaculée
Conception. On voulut que chaque évêque l'attestât pour son
diocèse.
On oublia un point essentiel, savoir : si toutes les Eglises
l'avaient toujours cru. On avait si bien oblitéré le principe
catholique chez l'es dévots que les évêques n'en tinrent pas
compte. Ils attestèrent que la croyance en l'Immaculée Con-
ception existait dans leurs diocèses.
M. Sibour eut au moins l'honnêteté de déclarer que la
doctrine de l'Immaculée Conception n'était pas définissable
comme dogme.
Il augmentait ainsi la dose des mauvais sentiments que
Pie IX nourrissait contre lui. Ce pape ayant fait imprimer
les mémoires que les évêques lui avaient adressés, les savants
de la (d'autres disent de l'é) Curie romaine criblèrent de (sic) le
mémoire de M. Sibour. C'était le fameux abbé Bautain qui
en avait été le principal rédacteur. Bautain se croyait docteur
in omni re scibili et quibusdpn aliis; mais il paraît qu'il
ne savait pas, très bien le latin.' En outre, il avait fait de la
médecine, au sujet de l'Immaculée Conception, ce qui avait
— 134 —

été l'occasion de (sic) interminables. Enfin, le pape n'avait


pas invité l'archevêque de Paris à se rendre à Rome pour le
prétendu concile qui devait avoir lieu au sujet de la définition
de l'Immaculée Conception.
Encore une occasion de luttes entre Pie IX et M. Sibour :
ce dernier avait conçu le projet d'appeler à Paris les prê-
tres les plus distingués de tous les diocèses de France, et il
avait fondé l'école des chapelains de sainte Geneviève qui
devait être composée des jeunes prêtres les plus capables des
divers diocèses qui obtiendraient les places au concours.
Le chapelinat de sainte Geneviève fut fondé. Mais, pour
grouper les prêtres les plus savants, M. Sibour voulait établir
une haute école théologique qui remplacerait l'ancienne Sor-
bonne. Il appela à Paris M. Lequeux pour le mettre à la
tête de l'école. On avait songé à plusieurs jeunes ecclésias-
tiques pour en faire des professeurs. J'en faisais partie. Rome
s'émut de ce projet. Le nom de M. Lequeux, connu comme
gallican, éveilla l'attention. Pour rendre cette école impos-
sible, on mit le livre de M. Lequeux à l'index et on y mit
ensuite le mien.
Voilà la vraie raison de la censure dont mon ouvrage fut
frappé.
Tel était l'état des choses, lorsque, en i853, je fis paraître
mon huitième volume.
Mes adversairesme croyaient mort et bien mort; et voici que
je ressuscitais avec un volume en tête duquel je prouvais que
j'avais fait vis-à-vis de l'Index toutes les démarches qu'un
écrivain pouvait faire honorablement, et je réduisais à néant
les pauvres observations de messire Pallu.
On préparait alors la réunion en concile provincial des
évêques de la province de Bordeaux dont faisaient partie
Son Odeur l'auteur du poème de Crepitu, l'admirable Baillés
de Luçon et le non moins admirable Cousseau d'Angoulême,
— i35 —

Ces doctes et illustres personnages commencèrent par


demander à l'archevêque de Paris de sévir contre moi. Mon
ami Léon Garapin m'écrivait que l'on disait à l'évêché de
Blois que plusieurs évêques avaient écrit à M. Sibour qu'il
fallait me traiter comme un prêtre indigne du ministère; ces
évêques étaient les amis de messire Pallu, et ce grand
évêque se mit lui-même du concert. Ayant eu occasion
d'écrire alors à l'archevêque de Paris, il mit, à la fin de sa
lettre un post-scriptum contre moi. M. Sibour me le lut, et
donna, en ma présence, libre cours à sa juste indignation.
Il traita messire Pallu et ses amis comme ils le méritaient.
Il était encore de mes amis. J'en avais d'autres à Paris
et dans le diocèse de Blois.
Quoiqu'on ne soit pas prophète dans son pays, j'avais de
chauds partisans dans le diocèse de Blois. Ils m'encoura-
geaient dans leurs lettres sympathiques et ils désiraient la
continuation de mon livre. Parmi eux était mon ancien
maître et ami, M. Léon Garapin,qui m'écrivit :

« MON CHER ABBÉ,

« Je savais votre maladie et votre guérison. Quoiqu'éloi-


gné de vous, ma vieille amitié ne s'endormait pas quand la
souffrance vous faisait veiller péniblement. Je pense que
toutes les tracasseries qu'on vous a fait éprouver ont con-
tribué sinon à faire déclarer votre maladie, du moins à l'ag-
graver, vous en êtes heureusement débarrassé. Mais j'ai bien
quelques craintes de retour, en lisant ce que me dit votre
lettre des préfaces et avis au lecteur qui figureront en tête de
votre huitième volume. Il est vrai que tout cela peut être
rédigé de manière à désespérer la cabale, mais... enfin nous
en jugerons ; fassent le Ciel, et l'aumônier de Saint-Louis
que tout soit pour le mieux. Franchement, j'attends le volume
— i36 —

avec impatience, et j'espère qu'il échappera à l'Index. Je con-


nais plus d'une personne qui pensent comme moi; et tout
dernièrement un prêtre auquel j'ai prêté vos volumes sur
l'Epoque féodale me manifestait le regret qu'il éprouverait si
l'ouvrage n'était pas continué. »
J'avais, en effet, été tellement frappé par la prohibition de
mon livre que je fus atteint de douleurs cérébrales très vives.
Les médecins de l'hôpital Saint-Louis furent très inquiets
pendant quelques jours. Ce qu'ils craignaient n'arriva pas et
je pus guérir en huit jours.
Depuis, l'Index a pu frapper mes ouvrages; je ne m'en suis
plus occupé, et j'ai même considéré ses censures comme fort
honorables pour moi.
J'avais à Paris d'autres amis qui m'encourageaient égale-
ment. Parmi eux était le vénérable curé de Saint-Louis
d'An tin, Martin de Noirlieu. C'était un homme de haute
vertu et d'un savoir peu ordinaire. A peine étais-je arrivé à
Paris qu'il m'écrivit pour me demander le jour et l'heure
auxquels il pourrait me rencontrer. Au lieu de répondre,
j'allai moi-même chez le respectable curé qui me reçut avec
des témoignages de la plus grande estime et d'une affection
qui me toucha profondément. M. Martin de Noirlieu avait
été attaché à la personne du duc de Bordeaux, connu'sous le
titre de comte de Chambord. Il resta fidèle, à ses opinions
légitimistes, et chaque année il faisait une visite à son roi.
Voilà pourquoi il ne devint pas évêque malgré son mérite, sa
science théologique et ses vertus. C'est lui qui m'avait engagé
à ne pas entrer en lutte avec M. Pallu Duparc : « Ces nouveaux
évêques, m'avait-il dit, sont d'autant plus orgueilleux qu'ils
sont moins capables. Ils se coaliseraient pour vous écraser. »
Je cédai à son conseil et j'écrivis à M. Pallu une lettre très
soumise dont je fus remercié, comme on l'a vu. Mais dès que
le vénérable Martin de Noirlieu vit que l'on faisait condamner
— io7 —

mon ouvrage au moment même où je m'humiliais devant un


âne mitre (ce sont ses expressions), il regretta le conseil qu'il
m'avait donné : « Luttez, mon cher ami, me dit-il, luttez
puisque vous avez affaire à des hommes passionnés qui
n'écoutent que leur passion d'ultramontanisme. Votre .pre-
mière pensée a été la bonne. »
Je pris, en effet, la résolution de lutter à outrance. On verra
si j'ai été fidèle à cette résolution.
Parmi mes amis de Paris, je comptais l'abbé de Cassan-
Floyrac qui osa prendre ma défense dans la Galette de
France et fit un compte-rendu de mon ouvrage, rempli
d'éloges pour moi et de blâmes contre Dulac de l'Univers.
J'avais aussi avec moi Prompsault et Laborda. Ils furent mis
l'un et l'autre à l'index pour quelques opuscules gallicans.
Ils ne se soumirent pas et s'élevèrent contre une Congrégation
romaine qui prétendait juger leurs ouvrages, et avoir droit à
leur soumission, quoiqu'elle n'eut en France aucune auto-
rité.
Mais, à cause de l'importance de mon ouvrage, la censure
qui l'avait frappé avait aux yeux de tous une plus haute portée
que les autres.
Mes amis applaudirent à la publication de mon huitième
volume. Mes ennemis en conçurent une véritable rage.
Les évêques de la province ecclésiastique de Bordeaux
avaient alors résolu de jouer au concile dans la ville de
La Rochelle. J'appris que Gauthier, dit ne\ à la Bordelaise
devait s'y rendre avec mon nouveau volume et provoquer
une censure. J'appris aussi qu'on devait y censurer Bossuet.
Ce dernier projet, était dû principalement à l'initiative de
Son Odeur, l'auteur du poème De crepitu. Baillés et Cousseau
s'y étaient ralliés. Il est regrettable que ce-projet n'ait pas
été mis à exécution. Il eût été fort intéressant de voir trois
pierrots se coaliser pour arracher une plume à l'Aigle de
— i38 -
Meaux; cela eût pu fournir à un artiste l'occasion d'un tableau
qui aurait eu du succès. Pour moi, j'aurais été très flatté de
me voir censuré en compagnie de Bossuet. La majorité des
Vénérables pères qui jouèrent au concile, ne crurent pas
devoir accepter le projet Villecourt, et je fus seul censuré.
On crut devoir prendre quelques précautions vis-à-vis de
l'archevêque de Paris. M. Donnet, archevêque de Bordeaux,
président du. petit conciliabule, lui envoya le Rapport sur
lequel la censure fut basée, mais il pria l'archevêque de ne
pas mêle communiquer. M. Sibout ne se donna pas la peine
de le lire et le confia à M. Lequeux. sans lui faire aucune
recommandation. M. Lequeux me le remit, ce qui m étonna
beaucoup. Je me doutai qu'il devait y avoir quelque malen-
tendu à l'archevêché, et je me hâtai de faire copier le
fameux Rapport. Mes prévisions étaient justes et je reçus de
M. Lequeux une lettre dans laquelle il prenait sur lui la
responsabilité de la communication, et me priait de lui
rapporter le Rapport.
Voici, la lettre de M. Lequeux :

ARCHEVÊCHÉ
de
PARIS
« Paris, le 2 octobre 1S53.

« MONSIEUR,

« Je viens d'avoir un petit désappointement qui m'oblige


à vous écrire. J'ai voulu laisser un moment libre pour parler à
Monseigneur de votre réponse aux objections de La Rochelle,
j'ai été fort étonné, quand il m'a dit qu'il n'avait pas du reste
voulu qu'elles vous fussent communiquées, que le cardinal
de Bordeaux le lui avait demandé, et qu'il lui avait promis
quelles ne le seraient pas. Je me hâte de vous en donner
avis, afin que vous usiez à ce sujet d'une grande réserve : je
— 13g —

serais bien aise de s'avoir si vous avez fait quelque chose en ce


genre qui peut être connu du cardinal de Bordeaux, en ce
cas, je n'hésiterai pas à lui écrire, pour prendre seul toute la
responsabilité de ce petit quiproquo.
« Agréez, Monsieur, l'assurance de ma
considération.

« Votre serviteur,
« LEQUEUX, V. »

«Vous devriez être après cela très circonspect dans les


explications que vous pourriez donner à ce sujet, par exemple
lorsque vous verrez M. Buquet, etc. »

Pendant que les évêques delà province de Bordeaux jouaient


au concile, j'avais publié mon neuvième volume et je l'avais
envoyé à Rome avec le huitième pour les soumettre à
l'examen de la Congrégation de l'Index.
Je continuais à m'humilier par amour de la paix.
J'avais appris, avant d'avoir eu communicationdu Rapport,
que le conciliabule de La Rochelle avait censuré mon hui-
tième volume.
Alors s'établit entre M. Donnet, président du concile, et
moi, la correspondance suivante :

« A S. E. Mgr le cardinal-archevêquede Bordeaux.

« MONSEIGNEUR,
On m'écrit à l'instant que le huitième volume de mon
«

ouvrage intitulé : Histoire de l'Église de France a été


censuré par le concile de La Rochelle, auquel Votre Emi-
nence a présidé. Quoiquela personne qui m'écrit se dise bien
informée,, je ne croirai, Monseigneur, à ce qu'elle me commu-
nique, qu'après en avoir reçu l'assurance de Votre Eminence ;
et j'espère, Monseigneur, que votre réponse démentira ce
— 140 —

bruit. Je ne puis me décider à croire qu'une réunion d'évêques


français censure, sans avis préalable, l'oeuvre d'un prêtre
français, qui est honoré de la confiance de ses supérieurs
immédiats, et au moment où tout le monde sait qu'il propose
à la Congrégation de l'Index de faire à son livre les modifi-
tions qu'elle jugera nécessaires.
« Je sais que certaines personnes qui ont assisté au concile
de La Rochelle avaient des raisons particulier es de m'y faire
censurer; mais, faudra-t-il que je pense qu'une réunion
d'évêques respectables ait pu subir l'influence occulte d'une
coterie, exagérée, qui perdrait l'Église, si Jésus-Christ ne lui
avait promis l'immortalité?
« Je supplie Votre Eminence de m'honorer d'un mot de
réponse, et la prie de croire au profond respect avec lequel
j'ai l'honneur d'être
« Son très humble et très obéissant serviteur,

« L'abbé GUETTÉE.
0 Paris, g août 1853. »

ARCHEVÊCHÉ
de
BORDEAUX
A M. l'Abbé Guettée.

a Bordeaux, le 14 août 1853.

« MONSIEUR L'ABBÉ,

«Votre huitième volume a été, en effet, apporté dans notre


réunion provinciale, et comme nous y avons trouvé des doc-
trines en opposition avec les décrets de notre premier
concile, nous n'avons pas pu ne pas en faire l'objet d'un
sérieux examen et manifester une improbation qui a été
unanime. Mais nous n'avons empiété en rien sur les droits de
.— 141 —

vos supérieurs immédiats, qui, me dites-vous, n'ont cessé de


vous honorer de leur confiance.
« Le concile n'a point porté de peines ni de censures
contre l'auteur ni contre son ouvrage; il a signalé des
doctrines dont il nous appartenait, de connaître, puisque votre
livre avait pénétré chez nous. Nous vous laissons à vos supé-
rieurs naturels, au jugement desquels votrepersonne, que nous
n'avons pas même nommée, est entièrement remise après
comme avant le concile de La Rochelle.
« Dieu vous a donné un beau talent ; vous pourriez faire
un grand bien; pourquoi, après tant d'avertissements, ne pas
vous montrer plus attentif à garder l'unité de l'Esprit dans le
lieu de la paix? Aujourd'hui, plus que jamais, on ne nous
pardonne pas d'intervenir dans les questions irritantes, autre-
ment que pour y mêler à propos les douces paroles qui éclai-
rent, consolent et rapprochent.
« Recevez, Monsieur l'abbé, l'assurance de mes sentiments
distingués,

« y Ferdinand, card. DONNET,


« Arch. de Bordeaux. »

« A Monseigneur le cardinal-archevêque de Bordeaux.

« Paris, 17 septembre 1853.

« MONSEIGNEUR,

« Je remercie bien Votre Eminence de la lettre qu'elle m'a


fait l'honneur de m'adresser relativement à mon ouvrage.
« Je regrette vivement, Monseigneur, que le concile de La
Rochelle ne m'ait pas demandé dés explications sur les pas-
sages de mon ouvrage qu'il a trouvés répréhensibles ; je me
serais empressé de me mettre à sa disposition, et si, après mes
— 142 —
explications, il avait encore trouvé quelques opinions dignes
de censure, je lui en aurais fait volontiers le sacrifice, et
j'aurais mis des cartons aux endroits qu'il m'aurait indiqués.
« Je suis et j'ai toujours été, Monseigneur, dans la disposi-
tion de corriger mon ouvrage. Si je pouvais obtenir une
discussion amicale avec des théologiens instruits de l'histoire
ecclésiastique, sages et modérés, je suis certain que nous serions
bientôt d'accord. Ils reviendraient sur plusieurs opinions qui
sont incriminées peut-être mal à propos, et je leur ferais, de
mon côté, toutes les concessions légitimes.
« Je suis, Monseigneur, aussi ami de la paix que qui que

ce soit, et jamais mon ouvrage n'aurait été un sujet de trouble


si on m'avait paternellement proposé des corrections.
« On a bien tort de me considérer comme un agent de
trouble; je ne me suis point mêlé aux discussions passionnées
qui ont eu un si triste retentissement; je vis éloigné de
toute espèce de coterie, et je travaille, dans ma solitude,
uniquement pour servir l'Église et la vérité. Il peut se faire
que je me trompe; je. reconnais que, parfois, l'expression,
chez moi, est acerbe et prête à de mauvaises interprétations ;
mais des conseils paternels eussent suffi pour faire disparaître
ces taches.
« Monseigneur l'évêque de Blois m'a autrefois communiqué
quelques observations, et je lui avais promis d'en tenir
compte, quoique je ne les aie jamais trouvées justes. Si je ne
l'ai pas fait, c'est que Monseigneur l'évêque de Blois m'a
traité en adversaire sans me connaître, et après n'avoir reçu
de moi que des témoignages de respect et de soumission.
« Votre lettre, Monseigneur, jointe aux preuves bien

connues que vous avez données de votre esprit de conciliation


m'a porté à penser, Monseigneur, que je ne vous ferais point
déplaisir en vous écrivant comme je le fais. Vous m'engagez
à consacrer mes travaux au bien et à la paix; c'est mon plus
.
- -
i43

vif désir, et c'est bien contre mon gré que j'ai été une occasion
de trouble. Quelques explications de ma part dissiperaient
bien des nuages, et je suis tout disposé à les donner, J'accep-
terai, Monseigneur, les juges que vous voudrez me désigner ;
j'accepte d'avance, sans les connaître, les personnes qui ont
fait au concile de La Rochelle un rapport contre mon
ouvrage; s'ils veulent bien me communiquer leurs griefs, je
leur exposerai mes défenses avec simplicité, et les corrections
convenues seront soumises à Votre Eminence et aux autres
Pères du concile de La Rochelle, ou à tous autres que vous
désignerez.
« La sainte Congrégation de l'Index m'a renvoyé par-devant
les hommes doctes et de saine doctrine qui sont en France;
vous n'irez donc point contre ses intentions, Monseigneur,
en acceptant l'arbitrage que j'ai l'honneur de proposer à Votre
Eminence en tout esprit de simplicité et de paix.
« Une fois que les corrections
jugées nécessaires seront
arrêtées et approuvées, je prends l'engagement de publier
immédiatement une édition corrigée, et dans laquelle toutes
les taches auront disparu. D'après les observations qui m'ont
été adressées,y compris même celles que je ne trouve'pas
fondées, la correction serait facile.
« J'espère, Monseigneur, que Votre
Eminence voudra bien
accueilli- cette lettre avec bienveillance, apprécier ma bonne
volonté et croire au respect profond avec lequel j'ai l'honneur
d'être

« Son très humble et très obéissant serviteur,

« L'abbé GUETTÉE. »
— '44 —

ARCHEVÊCHÉ
de
BORDEAUX
« Bordeaux, le 14 octobre 1853.

« MONSIEUR L'ABBÉ,

« De longues visites pastorales et le temps que Monseigneur


l'évêque d'Angoulême a mis à me renvoyer votre deuxième
lettre, sont l'unique cause du retard que je mets à vous
répondre. J'ai été fort touché des sentiments que vous
exprimez, mais le concile, n'étant point une autorité en per-
manence avec laquelle on puisse parlementer, c'est le cas de
dire : ce qui est écrit est écrit, Vous pourrez vous plaindre
au Saint-Siège de nos paroles quand elles seront publiées, ou,
mieux encore, en prévenir la publication ; il n'y a pas lieu,
pour nous, à vous livrer un texte dont les modifications
n'appartiennent plus qu'à Rome, puisque la sainte Congréga-
tion du concile peut adoucir, changer nos expressions,
approuver ce que nous avons condamné.
« Il vous sera d'autant plus facile de prévenir le coup que
vous redoutez, que les épreuves de nos décrets ne sont point
encore arrivées à leur destination. Monseigneur l'évêque
d'Angoulême, qui, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, a
eu votre lettre entre les mains, m'a promis de vous voir à
Paris. Agissez avec Sa Grandeur en toute confiance, et croyez
à mon affection et à mon dévouement sincères.
« t
FERDINAND, card.-arch. de Bordeaux. »

« A Monseigneur le cardinal-archevêque de Bordeaux.

a Paris, i« décembre 1853.


« MONSEIGNEUR,

Par votre-lettre du 14 octobre, vous m'annonciez que


«
Monseigneur d'Angoulême viendrait à Paris, que, j'aurais
— H3 —

l'honneur de le voir, et vous m'engagiez à traiter avec Sa


Grandeur en toute confiance l'affaire de mon huitième
volume, dont le concile de La Rochelle a cru devoir signaler
la doctrine.
« Je ne sais si Monseigneur d'Angoulême a fait le voyage
de Paris qu'il projetait. Dans le cas où il ne l'aurait pas
encore effectué, je me tiendrai fort honoré de traiter avec Sa
Grandeur une affaire qui me touche de si près, et j'agirai avec
la bone foi et la simplicité que je tiens à mettre dans tous
mes actes comme dans mes écrits. Mais, en attendant que
j'aie l'honneur de voir Monseigneur d'Angoulême, je dois,
Monseigneur, faire connaître à Votre Eminence une démarche
importante que je viens de faire auprès de la sainte Congréga-
tion de l'Index. Je lui ai adressé un mémoire contenant toutes
les corrections qui m'ont été indiquées dans les sept premiers
volumes par des hommes doctes et de saine doctrine, par-
devant lesquels le cardinal-préfet de la Congrégation de
l'Index m'avait envoyé; je lui ai soumis directement mes
huitième et neuvième volumes, qui ont été publiés depuis
le décret du 22 janvier 1852, qui a atteint mon ouvrage; enfin,
je lui ai annoncé que mon intention était, de soumettre de
même à son examen les trois derniers volumes de mon ouvrage,
qui seront prochainement imprimés.
« Je me hâte de faire connaître cette démarche à Votre
Eminence, et de lui dire que je me suis mis en même temps
parfaitement en règle vis-à-vis de Monseigneur l'archevêque
de Paris. J'ai l'espoir que cette conduite déterminera les
Pères du concile de La Rochelle à ne pas donner de publicité
à ce qui, dans leurs actes, serait relatif à mon ouvrage.
« Si ma lettre arrive à temps à Rome, peut-être la Congré-
gation elle-même les engagera-t-elle à les modifier sur ce
point. Dans le cas contraire, ne serait-il pas conforme à ses
intentions et aux sentiments de charité que des évêques
— 146 —

.doivent à un prêtre laborieux et dévoué à l'Église, de ne pas


faire imprimer les lignes qui me concernent?
« Si je m'en rapporte aux indiscrétions de quelques per-
sonnes qui ont assisté au concile de La Rochelle, il est évident
qu'on m'y a attribué une doctrine qui n'est pas la mienne. Le
rapporteur aura signalé aux Pères du concile quelques
membres de phrases sans leur faire connaître ceux qui leur
servent de correctif ou d'explication, et aura donné un sens
absolu à des mots qui n'en avaient qu'un relatif.
« Si les choses en étaient ainsi, je me croirais obligé de
m'inscrire en faux contre la doctrine que le concile de La
Rochelle m'aurait attribuée, dans le cas où il ferait imprimer
la partie des actes qui me concerne. C'est un devoir rigou-
reux, pour un écrivain catholique, de défendre son ortho-
doxie, et de la défendre d'autant plus énergiquement qu'elle
est attaquée par une assemblée composée d'évêques respecta-
bles. Vous ne pourrez donc trouver mauvais, Monseigneur,
que je publie ma défense dans le cas où les Pères de La
Rochelle jugeraient à propos de publier l'attaque.
« J'espère, Monseigneur, que je n'aurai pas besoin d'en
venir à cette pénible extrémité. Vos honorables comprovin-
ciaux comprendront qu'il ne serait d'aucune utilité de cher-
cher à flétrir un écrivain qui a le droit de légitime défense,
qui a porté sa cause à Rome et qui est tout disposé à se
soumettre aux corrections qu'on y jugera nécessaires, ou
même, simplement utiles.
« Veuillez, Monseigneur, faire connaître aux
Pères du
concile de La Rochelle et la démarche que j'ai faite à Rome,
et la demande que j'ai l'honneur de vous adresser. .

« J'ai l'honneur d'être, etc.

« L'abbé GUETTÉE. »

Après les lettres si humbles écrites par moi à S. E. Mgr le


— 147 ~
cardinal-archevêque de Bordeaux, je devais m'attendre à une
lettre, au moins polie, de la part de Mgr l'évêque d'Angou-
lême. Je reçus la suivante, où les moindres égards ne sont pas
observés. On y remarquera, en outre, des propositions assez
nombreuses, que ne peut admettre une exacte théologie.

ÉVÊCHÉ
D'ANGOULEME
« Angoulême, 31 décembre 1853.

« MONSIEUR L'ABBÉ,

« S. E. le cardinal archevêque de Bordeaux me transmet


une lettre que vous lui avez adressée le it!r décembre et me
prie de vous répondre en son nom et au mien. C'est ce que je
m'empresse de faire,
« Il est vrai qu'au mois d'octobre j'avais dit à Son
Emi-
nence que je tâcherais de vous voir à Paris, à mon retour
d'Amiens, et de vous faire comprendre ce qui nous avait
affligés dans vos écrits et dans votre conduite vis-à-vis de
l'autorité sacrée qui les avait censurés. Malheureusementje
ne pus m'arrêter à Paris qu'un seul jour. C'était trop peu pour
ménager cette entrevue. J'avais d'ailleurs plusieurs affaires
diocésaines à traiter dans ce rapide passage. Je dois encore
ajouter qu'à la première annonce que je fis à un de mes amis
de mes intentions par rapport à vous, il m'apprit que vous
veniez de publier un nouveau volume. Je vis là un symptôme
peu rassurant pour le succès de ma démarche. La lecture
que je fis en route d'une partie du volume confirma, je vous
l'avoue, cette première- impression et diminua sensiblement
mes regrets au sujet d'un entretien qui évidemment n'aurait
en rien changé vos idées sur la puissance ecclésiastique, sur
les ordres religieux, etc. Vous maintenez ces idées, après
les avoir vues censurées par la Sacrée Congrégation de
— 148

l'Index et par un concile de dix évêques : que pouvais-je


espérer de mes efforts isolés et de l'impression que pourraient
faire sur vous mes observations particulières ?
« Et aujourd'hui, Monsieur l'abbé, dans cette lettre, je n'ai

certes pas la prétention d'obtenir de vous ce que n'a pu


obtenir Mgr de Blois, voire évêque et mon vénérable ami,
une soumission claire et nette au jugement des autorités
dans l'Eglisepour la censure des livres qui traitent « De rébus
sacris ». Mais je tiens à vous faire savoir que les Pères de La
Rochelle n'ont point jugé votre huitième volume, comme
vous le supposez, sur de simples passages tronqués, isolés de
ceux qui devaient en déterminer le vrai sens. Votre livre
était là, et je sais au moins DEUX ÉVÊQUES qui ont tenu à
le lire PRESQUE TOUT ENTIER. Croyez, Monsieur, que
vous avez été compris autant que vouspouve^ l'être et que la
doctrine condamnée est bien celle de votre livre.
« Si maintenant votre livre a mal rendu votre pensée ; si
vos explications la mettent dans un jour meilleur; ou si, ce
que j'aime mieux croire, vos corrections proposées à la Con-
grégation de l'Index sont acceptées par elle comme satisfai-
santes, nous serons heureux de supprimer de nos décrets le
paragraphe relatif à votre Histoire. Ces décrets ont dû être
remis à la Congrégation du concile un peu après l'envoi de
vos corrections à la Congrégation de l'Index. Les deux Con-
.
grégations ne sont pas étrangères l'une à l'autre. Si l'Index
vous absout, évidemment la Congrégation du concile nous
proposera de supprimer dans nos décrets la condamnation de
.
votre livre, et je suis bien sûrement l'organe des évêques qui
l'ont signée, en vous assurant qu'ils seront enchantés de cette
suppression, comme de la soumission édifiante qui l'aura pro-
voquée.
« Quant à l'idée que vous émettez d'une défense de votre
doctrine, contre l'Index et contre le concile, dans le cas où
— '49 —.

leur censure devrait être publiée, c'est assurément, Monsieur


l'abbé, une des plus malheureuses qui puissent venir à l'es-
prit d'un prêtre ou même d'un simple fidèle. Vos juges,
direz-vous, ont pu se tromper. Et vous, Monsieur, êtes-vous
infaillible? Pouvez-vous compter autant qu'eux sur le secours
promis par Notre-Seigneur à ses disciples assemblés en son
nom? — Mais ils sont prévenus. —Toutes leurs préventions
vous étaient favorables, jusqu'au jour où les mauvais con-
seils de l'amour-propre vous ont fermé l'oreille aux sages
représentations de votre évêque et vous ont RÉVOLTÉ contre
/'AUTORITÉ même du SAINT-SIÈGE. Jusque-là ils voyaient
en vous un prêtre, c'est-à-dire un frère dans le sacerdoce de
Notre-Seigneur, employant ses talents et ses loisirs à une
oeuvre sainte, à écrire l'histoire de leurs Eglises, la vie et les
luttes de leurs prédécesseurs, c'est-à-dire, tout ce qu'il pou-
vait y avoir pour eux de plus intéressant et de plus édifiant.
Mais quand ils ont vu un ami des ennemis de l'Eglise, un
esprit chagrin, prêt à censurer tout ce qui ne cadrait pas
avec ses idées particulières, qui n'exaltait le passé quepour
attaquer le présent dans l'enseignement et le gouvernement
ecclésiastique, oubliant ainsi la promesse que le Sauveur a
faite, d'être avec ses apôtres et leurs successeurs, tous les
jours jusqu'à la fin du monde, alors ils ont dû changer de
pensée et de langage, et voilà toute l'explication des tristes,
mais nécessaires sévérités de notre décret de la Rochelle.
« Voulez-vous, Monsieur l'abbé, nous ramener à nos pre-
miers sentiments? Vous avez un moyen bien facile et vrai-
ment glorieux pour vous. Ecoute^ l'Eglise, non point celle de
votre imagination, que vous croyez avoir existé à telle où
telle époque, mais bien celle d'aujourd'hui qui est celle de
tous les temps, celle qui enseigne par Pie IX, par ses délé-
gués de la Congrégation de l'Index, par les évêques du
concile de la Rochelle et par tous les autres évêques catholi-
— i5o —

ques, ce qu'on a toujours enseigné depuis les apôtres. C'est


bien de celle-là que Notre-Seigneur a dit: « Si quis Ecclesiam
non audierit, sit tibi sicut Ethnicus ».
« Je ne puis croire que vous vouliez attirer sur vous cette
terrible sentence. J'espère mieux de votre commencement de
soumission à la Congrégation de l'Index. Mais, croyez-moi,
attende^ son jugement avant de publier d'autres volumes.
Cette conduite sera et plus respectueuse et plus prudente.
Vous verrez mieux par les corrections exigées dans les neuf
premiers volumes, celles qui seraient nécessaires dans les trois
derniers.
« J'ose espérer, Monsieur l'abbé, que vous ne serez point
blessé de la franchise parfois un peu rude de mon langage.
Vous dites asse^ hardiment ce que vous croye\ être la
vérité pour qu'on ne craigne pas de vous la dire à vous-
même. Si cependant quelque chose vous blesse dans ma
lettre, n'y voyez, je vous prie, qu'une blessure de main amie
et la preuve du tendre et profond.intérêt que porte à votre
âme, Monsieur l'abbé,
« Votre tout dévoué serviteur,

« Y ANT. Ch. év. d'Angoulême. »

Cette lettré méritait de ma part une réponse énergique.


Voici celle que j'adressai à Monseigneur l'évêque d'Angou-
lême :

« Paris, 6 janvier 1854.


« MONSEIGNEUR,

« J'ai l'honneur de vous accuser réception de la lettre que


vous m'avez écrite en réponse à celle que j'avais adressée à
Mgr l'archevêque de Bordeaux.
« Si la lecture d'unepetite partie de mon neuvième volume
que vous avez faite en route, diminua sensiblement vos
— 151 —

regrets au sujet d'un entretien que vous aviez projeté d'avoir


avec moi à votre passage à Paris, la lecture de votre lettre,
Monseigneur, me persuade que cet entretien aurait été, en
effet, complètement inutile. Car la doctrine erronée qu'elle
contient ne pourra jamais avoir mon assentiment. Votre
intention, à ce qu'il paraît, était de me faire comprendre ce
qui vous avait affligé dans mes écrits et dans ma conduite
vis-à-vis de l'autorité sacrée qui les avait censurés.
« Sur ma conduite, vous n'auriez pu me faire'd'observa-
tion à ce sujet, sans blâmer indirectement une autorité de
laquelle je relève immédiatementet qui connaît assez bien ses
devoirs pour me reprendre quand je l'aurai mérité.
« Quant à mes écrits, vous m apprene^ que la
Congrégation
de l'Index a censuré mes idées sur la puissance ecclésiastique,
sur les ordres religieux, etc. Comment le savez-vous, Mon-
seigneur? La Congrégation de l'Index vous aurait-elle donné
les éclaircissements qu'elle m'a refusés jusqu'à présent? ou
bien seriez-vous dans la confidence de mes dénonciateurs
qui se sont cachés jusqu'à ce jour avec tant de soin? Et ces
dénonciateurs seraient-ils dans le secret de la Congrégation?
Jusqu'à preuve du contraire, je croirai qu'il n'en est rien et
que vous prétendez gratuitement que la Congrégation a cen-
suré certaines idées qui n'ont pas eu l'avantage d'être agréables
aux quelques évêques assemblés à la Rochelle.
« Je ne suis point étonné, Monseigneur, d'être en désaccord
avec des hommes comme Messeigneurs de Poitiers, de
Luçon, etc., qui, comme vous, Monseigneur, confondent le
pape et la Congrégation de l'Index avec l'Eglise. Je vous
avouerai même que .je trouve plus qu'étrange que des
évêques admettent ce gâchis théologique, bon à peine poul-
ies colonnes de /' Univers, et qui a été flétri par Mgr Gousset
lui-même, peu suspect à la coterie ultramontaine. Non, Mon-
seigneur, quoi que vous en disiez, le pape n'est pas l'Eglise ;
— ID2 —

la Congrégation de l'Index n'est pas le pape, et les décrets de


cette Congrégation n'ont jamais été regardés comme obliga-
toires par cette Eglise de France, que vous pouvez renier,
mais qui vous accable du poids de toute sa glorieuse histoire
et de l'autorité de ses évêques, de ses théologiens et de ses
canonistes. Quelques évêques peuvent isolément abandonner
l'enseignement traditionnel de leur Eglise sur tel ou tel point ;
mais ils ne peuvent pas faire qu'une obligation non reconnue
jusqu'à présent, devienne générale ; il faudrait pour cela que
toute l'Eglise de France abandonnât officiellement la doctrine
qu'elle a proclamée jusqu'aujourd'hui, vraie et légitime.
« En [attendant cette abjuration solennelle et
légale, que,
grâce à Dieu, nous ne verrons pas, tout catholique en France
a droit, Monseigneur, de penser et d'agir comme ont pensé
et agi tous ses Pères dans la foi ; il a droit de penser, touchant
la puissance ecclésiastique, comme saint Vincent de Lerins,
Gerson et'Bossuet; il a droit de prendre, même contre dix
évêques assemblés à la Rochelle, la défense d'une doctrine
qu'une nuée de saints et doctes évêques, et de savants théo-
logiens ont défendue contre la cour de Rome elle-même, et
qu'ils ont proclamée la doctrine pure des plus beaux siècles
chrétiens. Si vous aviez un peu plus réfléchi à cela, Monsei-
gneur, vous n'auriez pas fait d'un prêtre, usant de ce droit,
un ami des ennemis de l'Eglise, un révolté contre l'autorité
du Saint-Siège, un esprit chagrin, un détracteur de l'Eglise,
oublieux des promesses que lui a faites Jésus-Christ, et tout
disposé à la saper par la base.
« Je ne me vengerai, Monseigneur,
de telles paroles et. de
telles idées qu'en vous les pardonnant; mais je dois vous
déclarer que, si vous voulez trouver les vrais ennemis de la
constitutionde l'Eglise, vous devez les chercher dans la coterie
ultramontaine, dont je serai, toute ma vie,l'adversaire déclaré,
.
et que vous chercherez en vain, dans mon ouvrage, une seule
i53

opinion touchant la constitution de l'Eglise, qui n'ait été sou-


tenue de tout temps par l'immense majorité des évêques et
des théologiens français.
« Quant au concile provincial de La Rochelle, vous main-

tenez, Monseigneur, qu'il m'a bien compris et bien légitime-


ment censuré; et moi, je maintiens qu'il n'a ni bien compris
ni légitimement censuré ma doctrine ; je le prouverai à l'occa-
sion. Vous pouvez trouver malheureuse cette idée de me
défendre contre quelques évêques qui ont subi l'influence
occulte d'une coterie qui s'applaudit de son succès ; mais on
trouvera plus malheureuse encore l'idée qu'a eue une assem-
blée d'évêques de juger un écrivain sans l'entendre, et sur un
rapportfait par un ennemi ignorant et de mauvaise foi.
« Vous me parlez de soumission, Monseigneur; vous devez
comprendre, cependant, qu'il n'y a de soumission obligatoire
que dans le cas où une autorité incontestée manifeste sa
volonté conformément au droit ; qu'il n'y a de soumission
honorable que celle qui est faite en conscience et non dans
des vues d'intérêt; qu'il n'y a de soumission raisonnable que
celle qui est inspirée par un assentiment motivé à la vérité et
au droit.
« Je suis tout disposé à faire, au besoin, cette soumission
légitime, honorable et raisonnable ; mais autant je respecte le
droit, autant j'abhorre l'arbitraire ; autant j'aime l'autorité,
autant je déteste le despotisme, que l'on confond trop souvent
avec elle.
« A la fin de votre lettre, Monseigneur, vous me priez de
prendre en bonne part votre franchise, et vous ajoutez que je
dis assez hardiment ce que je crois être la vérité pour qu'on
ne craigne pas de me la dire à moi-même. Vous avez eu rai-
son, Monseigneur, de me parler avec franchise, et je ne suis
nullement offensé de ce que vous m'avez écrit. La coterie
ultramontaine m'a si bien habitué à l'injustice, et aux injures
— i54 —

que j'y suis devenu absolument insensible: mais je vous


avouerai que vous abusez un peu des mots en appelant vérité
ce que contient votre lettre. Laissez à cela, Monseigneur, le
nom d'erreur et d'injure, et n'en parlons plus.
« Veuillez me croire, Monseigneur, votre très humble ser-
viteur.
« L'abbé GUETTÉE. »

Lorsque j'écrivis mes deux dernières lettres, à Mgr le car-


dinal Donnet et à Mgr Cousseau, j'avais sous les yeux le rap-
port sur lequel le concile de La Rochelle s'est appuyé pour
condamner mon ouvrage. Voilà pourquoi je disais d'une
manière si positive que l'on ne m'avait pas compris.
Je vais donner ce rapport en entier, sans en retrancher un
seul mot, et en ajoutant seulement mes observations.
Je dois d'abord faire remarquer que Mgr l'évêque d'Angou-
lême avoue, dans sa lettre, que deux évêques seulement
avaient lu la plus grande partie de mon huitième volume,
qui a été condamné.
Deux évêques sur dix ! et deux évêques qui n'ont pas
même lu tout le volume qu'ils ont condamné!
Les huit autres ont jugé d'après le rapport qui a été fait
sur ce volume.
Si le rapporteur a trompé ces huit évêques, il s'ensuivra
nécessairement qu'ils ont jugé sans connaissance de cause.
Le rapporteur les a-t-il trompés? On va en juger d'après
cette réponse que je publiai aussitôt que les actes du concilia-
bu e eurent été publiés :

« RAPPORT
des Théologiens chargés d'examiner le huitième volume de l'Histoire
de l'Église de France, par M. l'abbé Guettée.

Ce titre n'est pas exact. Le rapport n'est pas l'oeuvre collée-


— 155 —

tive de plusieurs théologiens, mais d'une seule personne, qui


se trahit dès le début de son oeuvre en disant, comme on le
verra plus bas : « Voici plusieurs passages qui m'ont paru ».
Quel était l'auteur du rapport? On m'en a nommé deux :
Gilet, le confident de M. Pallu, et Gauthier. Les deux se
valaient.
Écoutons le rapporteur :
« Un décret de la Congrégation de l'Index, en date du

22 janvier i852, a condamné l'Histoire de l'Eglise de France,


par M. l'abbé Guettée.
« L'auteur a refusé de se soumettre purement et simple-
ment à cette condamnation; il voulait que la Congrégation
de l'Index lui fît connaître ce qu'elle trouvait digne de cen-
sure dans le livre qu'elle avait condamné. Il a même voulu
continuer la publication de son Histoire, et il vient de mettre
au jour le huitième volume de cet ouvrage. »
De quel droit le rapporteur du concile de la Rochelle vou-
drait-il m'obliger à me soumettre purement et simplement à
une condamnation de l'Index? Selon le droit ecclésiastique,
les congrégations romaines n'ont chez nous aucune autorité
légale; or, l'auteur de l'Histoire de l'Église de France est
Français ; il n'est donc point obligé de reconnaître l'autorité
des congrégations romaines. En ne se soumettant point, il
use d'un droit légitime que le rapporteur du concile de la
Rochelle n'a pas le pouvoir de lui ôter.
Exiger une soumission pour une décision de la Congréga-
tion de l'Index, c'est méconnaître la nature même de cette
décision.
Si le rapporteur avait lu, je ne dirai pas les Canonistes
gallicans, mais la correspondance de deux ultramontains :
Fénélon et le cardinal.Gabfieli, il aurait su qu'on peut être
mis à l'index pour toute autre chose que pour une erreur ; par
exemple, pour un défaut de formé dans une polémique, sou-
— 156 —

tenue pour la défense de la vérité; pour une simple inoppor-


tunité dans la publication.
Si j'ai été mis à l'Index pour une de ces raisons ou mille
autres semblables, quelle soumission ai-je à faire?
Quand même la Congrégation de l'Index aurait en France
la même autorité que dans les Etats romains, je n'aurais, dans
ce cas, qu'à modifier ce qui me serait signalé comme défec-
tueux, je n'aurais pas à faire d'acte de soumission tel que
l'entend le rapporteur du concile de la Rochelle.
La bonne foi lui faisait un devoir de déclarer que j'avais
fait auprès de l'Index les démarches les plus respectueuses,
puisqu'il a eu sous les yeux, en tête du huitième volume, les
lettres écrites par moi à cette Congrégation.
Pourquoi n'aurais-je pas voulu continuer mon histoire 1
Le décret de l'Index, quand bien même il aurait en France
la valeur qu'il n'a pas, atteignait-il des volumes qui n'exis-
taient pas encore?
M. le rapporteur laisse apercevoir le but que se propo-
saient ses amis en faisant mettre à l'index l'Histoire de
l'Église de France. On eût voulu arrêter cette publication
peu favorable aux préjugés ultramontains. Cette douce espé-
rance a été trofnpée par l'apparition du huitième volume et
des suivants : inde iroe.
« Dans ce
huitième volume, M. Guettée commence par
faire l'historique de la condamnation de son livre, puis il
essaye de répondre aux observations qui lui avaient été com-
muniquées par l'évêque de son diocèse d'origine. Les réponses
de M. Guettée sont loin d'être satisfaisantes, et spécialement
il. ne se justifie aucunement, pages X, XV s et pages XXIII,
XXXIII. » ;

M. le rapporteur me semble bien instruit sur les observa-


tions qui ont été réfutées au commencement du huitième
volume de XHistoire de l'Église de France. J'avais eu.assez
— :io7 —

de délicatesse pour ne pas indiquer la source d'où elles éma-


naient, car elles ont été jugées d'une faiblesse extrême par les
hommes les plus instruits, par les théologiens les plus savants.
M. Pallu-Duparc, évêque de Blois, et a"ncien supérieur du
séminaire de la Rochelle, aurait-il donné des renseignements
à M. le rapporteur? Car nous ne pouvons croire qu'il se soit
transformé lui-même en théologien d'un concile auquel il
n'a pas assisté. Il est vrai qu'il y comptait beaucoup d'amis.
Nous voulons croire qu'un indiscret l'aura fait connaître au
rapporteur du concile de la Rochelle, comme auteur des
observations. Libre à M. le rapporteur de dire que nos
réponses n'ont pas été satisfaisantes. Elles ne l'ont pas été
sans doute pour l'auteur des observations et pour M. le rap-
porteur, mais nous connaissons bien des gens fort capables
qu'elles ont pleinement convaincus.
« Après cette discussion préliminaire,
l'auteur donne un
coup d'oeil général sur la période moderne, et ce discours
historique renferme l'abrégé de toutes les erreurs du livre.
« Le Coup d'oeil général est suivi de l'histoire de l'Eglise
de France, depuis l'année 1450 jusqu'à l'année i56o, et, dans
cette continuation de son Histoire, l'auteur a les mêmes défauts
que l'on avait signalés dans les sept premiers volumes. Voici,
sous quelques chefs principaux, plusieurs passages qui
m'ont particulièrementparu répréhensibles. »
M. le rapporteur suppose que les défauts de l'Histoire de
l'Eglise de France sont une chose acquise et incontestée. Je
lui ferai observer qu'il n'avait pas le droit de poser ce prin-
cipe sans le prouver. Il me renverra sans doute aux observa-
tions de M. Pallu-Duparc; mais je lui dirai : i° Que ces
observations, en très petit nombre, ne portent presque toutes
que sur des appréciations historiques sur lesquelles la liberté
des opinions doit être respectée; qu'elles accusent, dans leur
auteur, une déplorable ignorance de l'histoire ecclésiastique.
— i58 —
.J'ai la prétention de l'avoir démontré(i), et j'offre de le démon-
trer plus amplement encore si on le désire. M. le rapporteur
a donc appuj'é sur une base bien fragile la mauvaise opinion
qu'il témoigne avoir de mon travail.
Je dois me justifier du reproche que m'adresse le rappor-
teur d'avoir eu peu d'égards pour les observations de l'évêque
de mon diocèse d'origine. M. l'évêque d'Angoulême a beau-
coup insisté sur ce point dans sa lettre : le concile lui-même,
dans son décret, dit positivement que je n'ai tenu aucun
compte des avertissements que M. Pallu-Duparc m'aurait
donnés dans sa charité.
Ce que j'ai rapporté dans mes Souvenirs aura prouvé que
je m'étais trop humilié devant messire Pallu.
Voici la suite du rapport :
« I. Sur les souverains pontifes. — M. Guettée prétend
que les souverains pontifes ont exagéré leurs droits; qu'ils
ont eu des prétentions absolutistes ; qu'ils se sont appliqués à
concentrer toute la puissance ecclésiastique. Voici quelques
passages de son huitième volume :
« La royauté eut ses partisans, la papauté les siens. Au
dessus des uns et des autres s'élevaient les catholiques intelli-
gents, qui plongeaient jusqu'à la racine du mal et deman-
daient le rétablissement de l'ancien droit comme l'unique
moyen de rendre la paix à l'Eglise. Ils ne se faisaient parti-
sans exclusifs ni des prétentions de la papauté, qui exagérait
ses droits, ni de celles de la royauté, qui ne tendait qu'à
matérialiser l'Eglise » (Coup d'oeil général, p. 6).
« On ne contestait pas à l'autorité compétente le droit de
changer la loi des élections (dans le concordat de Léon X et

(1) V. ma réponse aux observations, en tête du huitième volume de


VHisioire de l'Eglise de France.
— i5o —
de François Ier), mais on demandait quelle était cette auto-
rité compétente » (p. 148).
« La science canonique... était... viciée dans son essence
même par des actes législatifs, où les papes érigeaient en
droits inaliénables de leur Siège des prérogatives dont les
circonstances seules les avaient investis » (Coup d'oeil gén.,
p. 2,8).
« Clément VII... redoutait de voir traiter cette grave
question, si franchement abordée et résolue à Constance,
entourée de nouvelles lumières, devant lesquelles auraient
nécessairement disparu toutes les prétentions de la cour de
Rome » (p. 239).
« A la même époque, les conciles de Bâle et de Constance
manifestaient, dans le clergé, une vive opposition aux pré-
tentions absolutistes delà cour de Rome » (Coup d'oeil gén.,
p. 7).
« La doctrine du moyen-âge sur Y absolutismepapal n'est
qu'une doctrine de circonstance.
« L'Eglise seule est infaillible, et non tel dignitaire ecclé-
siastique, quelle que soit sa position.
« Tout chrétien doit protester contre un système qui tend
à faire prévaloir, touchant l'autorité, des principes contraires
à ceux émis dans l'Evangile.
« L'on ne doit pas rabaisser l'Eglise à une forme quel-
conque de gouvernement temporel » (Coup d'oeil gén.,
p. 27).
A l'époque Karolingienne. « Les papes voulurent, dès lors,
concentrer toute la puissance ecclésiastique » (Coup d'oeil
gén., p. 5).
« Au moyen-âge, lorsque la papauté fut parvenue à con-
centrer, en elle toute la puissance, elle attaqua les élections
(p. i38)'». ;

J'aurais été assez curieux de connaître les qualifications


i6o

dont ces propositions étaient dignes, selon M. le rapporteur.


Il se contente de les citer pour prouver que je prétends : que
les souverains pontifes ont exagéré leurs droits; qu'ils ont
eu des prétentions absolutistes ; qu'ils se sont appliqués à
concentrer toute la puissance ecclésiastique.
Si M. le'rapporteur eût tenu à transcrire exactement mon
opinion sur le point en litige, il aurait dû faire remarquer :
i° que je fais en maints endroits de mon ouvrage une distinc-
tion fort importante entre les droits du Saint-Siège, reconnus
par tous les catholiques, et certaines prérogatives qui n'ont
jamais été regardées universellement comme des droits, par-
les Eglises, et que les théologiens et les évêques français, en
particulier, n'ont jamais admis comme tels; 2° il eût dû ajou-
ter que, dans les propositions qu'il citait au concile, il ne
s'agissait que de ces dernières prérogatives. En parlant d'une
manière générale, comme il l'a fait, M. le rapporteur du
concile de la Rochelle a assumé une calomnie sur sa propre
conscience, et a fourni une erreur aux Pères du concile
comme base de leur jugement.
Les papes, au moyen-âge, n'ont-ils pas prétendu être maî-
tres absolus de l'Eglise au spirituel et au temporel? .N'ont-
ils pas réclamé comme de droit une action directe sur les
Églises particulières, action dont ils n'avaient pas joui dans
les siècles précédents? N'ont-ils pas prétendu être même au
dessus des canons, c'est-à-dire de la loi? Ces faits sont incon-
testés. Seulement les ultramontains regardent comme des
droits ce que les gallicans regardent comme des prétentions
exagérées.
Sous ce rapport, je suis avec ces derniers.
S'ensuit-il que l'on doive me ranger parmi les ennemis du
.
Saint-Siège?
Non; il s'ensuit seulement que je ne suis pas ultramon-
tain.
—- I6I — •

Si le rapporteur eût été homme de bonne foi, il eût rap-


proché des propositions qu'il incrimine, des pages nom-
breuses écrites par moi en faveur des papes, même de ceux qui
usèrent le plus largement des prérogatives que je ne regarde
pas comme des droits.
Benoît XIV (Const. sollicit.) a prescrit de rapprocher les
textes d'un auteur, afin de connaître exactement son opinion,
et de pencher pour l'interprétation charitable.
M. le rapporteur du concile de la Rochelle fait tout le con-
traire de ce que prescrit Benoît XIV; il isole les textes et
leur donne la plus mauvaise interprétation possible. C'est
cependant sur des textes isolés et mal interprétés que le Con-
cile a appuyé ses accusations.
« IL Sur les concordats, l'auteur soutient :
« Que les papes les ont faits, non pour le bien de l'Eglise,
mais dans leurs propres intérêts : « La cour de Rome... regar-
-
dait le rétablissement de l'ancienne discipline comme le coup
le plus funeste que l'on pût porter à sa puissanceféodale, et,
pour le détourner, elle se hâta de traiter avec les rois. Elle
leur ouvrit les portes du sanctuaire (p. 138). » Les papes.,,
cherchèrent à conserver au moins quelques débris d'une
puissance qui s'écroulait. Dans ce but, ils s'entendirent avec
les rois, firent avec eux des accords ou concordats. (Coup
d'oeil gén., p. 8). »
« Le clergé de France... s'étonna que les papes... eussent
abandonné le spirituel des Eglises pour quelques avantages
temporels (p. i3g). »
Nous n'avons point dit qu'en faisant les concordats, les
papes n'avaient eu en vue que leurs propres intérêts, et non
le bien de l'Eglise; nous n'avons point scruté leurs intentions;
Dieu seul a ce droit. Seulement nous avons rencontré des
faits qui nous ont prouvé que des motifs d'intérêt n'avaient
pas été étrangers à ces conventions. Nous avons constaté ces
IÔ2

faits. M. le rapporteur peut-il faire que ce qui a existé n'ait


pas existé? Rien n'est brutal comme un fait. Que M. le
rapporteur du concile de la Rochelle détruise les faits, et les
historiens ne les rapporteront plus. En vertu des concordats,
les rois ont-ils obtenu dans les choses ecclésiastiques des
droits que les papes et tout le clergé leur avaient refusés avec
énergie jusqu'au XVIe siècle? N'ont-ils pas eu le droit de
nommer aux évêchés et aux grandes abbayes? N'est-ce pas le
pape Léon X qui leur a accordé ce droit?
En retour de ces droits accordés par les papes, ceux-ci
n'ont-ils pas reçu des avantages temporels? N'ont-ils pas
obtenu en particulier l'abolition des élections? Que M. le rap-
porteur lise donc les concordats, et les pièces officielles des
négociations qui les ont accompagnés. Il verra alors que je
n'ai pas dit la centième partie de ce que je pouvais dire, si
j'avais tenu à attaquer les papes. Il me tiendra compte alors
de ma modération, au lieu de me reprocher d'en avoir trop
dit.
« 2° Que les concordats n'ont eu pour résultat que le mal-
heur de l'Eglise (Coup d'oeil gén., p. 16). »
Cette opinion a été celle des évêques les plus pieux et les
plus savants, et même de plusieurs papes, comme on le voit
dans le 8e volume que M. le rapporteur a cru devoir atta-
quer : quelle qualification mérite cette opinion aux yeux de
M. le rapporteur du concile de la Rochelle ? Pourquoi aussi
s'applique-t-il à parler de tous les concordats en général,
lorsque je ne parle que de celui du XVIe siècle dont j'avais à
faire l'histoire? Quand on a l'honneur d'être rapporteur d'un
concile, il faut prendre garde de présenter aux Pères de ce
concile, quelque petit qu'il soit, des données inexactes. M. le
rapporteur des théologiens du concile de la Rochelle a trop
oublié de prendre ce soin. Ne peut-on pas constater que tel
ou tel acte, même bon en lui-même ou à cause des circon-
— i63 —

stances, a eu de mauvais résultats? Quel a été celui du con-


cordat de Léon X et de François Ier pour la France? Les
plus saints évêques de France et même des papes, ont reconnu
que ce résultat avait été la nomination de ce grand nombre
de sujets indignes de l'épiscopat qui remplirent l'Eglise de
scandales. M. le rapporteur en a trouvé les preuves dans mon
8° volume. Pourquoi les a-t-il cachées aux Pères du concile
de la Rochelle?
« 3° Que les concordats ont donné une sanction aux enva-
hissements de la puissance séculière ; « La cour de Rome...
se hâta de traiter avec les rois. Elle leur ouvrit les portes du
sanctuaire, où ils n'entraient auparavant que par force; et
c'est ainsi que les prétentions du pouvoir temporel devinrent
des droits (p. 138). »
« Les papes s'entendirent avec les rois, firent avec eux des
accords ou concordats, et ne craignirent pas de donner ainsi
un caractère de légalité aux prétentions du pouvoir tem-
porel. Par ces actes, l'ancien droit fut confisqué au profit de
la cour de Rome et de la royauté (Coup d'oeil gén., p. 8). »
« Les partisans de la liberté de
l'Église devinrent dès lors
des factieux. On dut considérer comme revêtue de la consé-
cration de la loi l'action du roi dans les choses religieuses
(Coup d'oeil gén., p. 8). »
M. le rapporteur me permettra de lui faire, trois questions :
i° Avant les concordats du XVIe siècle les papes et les évê-
ques n'ont-ils pas lutté vigoureusement contre les rois qui
voulaient donner l'investiture des bénéfices ?
2° Le prétendu droit d'investiture réclamé par les rois
n'était-il pas considéré .comme une sacrilège usurpation?
3° Le concordat de Léon X et de François Ie1' n'a-t-il pas
conféré aux rois de France, non seulement le droit d'inves-
titure., mais le droit de nommer directement aux évêchés, et
à tous les grands bénéfices dits consistoriaux ?
— ,164 —

Si M. le rapporteur connaît les éléments de l'histoire


ecclésiastique, il répondra affirmativement à chacune de ces
trois questions, et il justifiera ainsi tout ce qu'il me reproche.
« 40 Que ce sont les.papes qui ont créé le Gallicanisme
moderne, qui livre les libertés de l'Église au pouvoir laique :
« Le nouveau Gallicanisme sacrifia plus ou moins celte
liberté au pouvoir temporel » (p. 5 in fine). « Alors on vit
naître le Gallicanisme moderne, qui fut définitivement rendu
légal par le concordat de Léon X (p. 139 et p. 12 du Coup
d'oeil général). »
« Ce fut le pape Léon X qui signa cet acte de baptême., du
Gallicanisme moderne, malgré le clergé de France et même
malgré les parlements (Coup d'oeil général, p. 8). »
M. le rapporteur sait probablement que la base du gallica-
nisme moderne, c'est l'action du pouvoir civil dans les choses
ecclésiastiques. Cette action a été combattue par tous les
papes, et par les évêques jusqu'au concordat de Léon X avec
François I°r. Grâce à ce concordat, les rois eurent une action
légale dans les affaires ecclésiastiques, puisque cet acte leur
conféra le droit de nommer aux évêchés et autres grands
bénéfices, et leur donna d'autres droits qui y sont détaillés.
L'action du pouvoir civil rejetée auparavant comme illégitime
et sacrilège, devint donc légale, puisqu'elle fut consacrée par
une loi faite parie pape, en sa qualité d'une des parties con-
tractantes. Le premier principe et la base du gallicanisme
ressort donc du concordat.
Si M. le rapporteur ne s'était pas contenté de citer, s'il eût
prouvé quelque chose, nous aurions aperçu dans son rapport
ce qu'il trouve de défectueux dans mes assertions, qui ne
sont que des faits. Mais il se contente de citer sans émettre
son opinion.
Quant au fait de l'opposition du clergé de France et des
parlements aux concordats, s'il veut le nier, il faut que
i65

préalablement il détruise les procès-verbaux des assemblées


du clergé pendant un siècle environ,, et les remontrances
des parlements. En attendant, il nous permettra d'en tenir
compte.
« 5° Que le droit de faire des concordats vient de l'absolu-
tisme, et n'est point compris parmi les droits divins du sou-
verain pontife : « Les Gallicans ecclésiastiques... ont tort
d'approuver ces actes (les concordats) en principe. Les Ultra-
montains ont tort de réclamer pour la papauté un absolutisme
qui répugne aux moeurs des peuples, et, surtout, de le faire
considérer comme droit divin; ceux-là seuls ont raison qui...
blâment en principe des actes législatifs qui n'ont eu pour
résultats que le malheur de l'Église (Coup d'oeil général,
pp. i5, 25). »
M. le rapporteur a tort ici d'attribuer aux concordats une
conclusion qui se rapporte à l'ultramontanisme en général, et
qui n'a point, dans mon livre, la signification qu'il lui donne.
De plus, peut-il légitimement me reprocher de n'avoir point
mis parmi les droits divins des papes celui de faire des
concordats? Où a-t-il vu que le pape eût ce pouvoir de droit
divin ? Quel Père de l'Église, quel concile, quel théologien a
appliqué à ce droit les passages de l'Écriture sur lesquels on
appuie les droits divins des papes ? Les évêques n'auraient-
ils pas, aussi bien que le pape, le droit qu'on réclame pour
lui seul?
M. le rapporteur pourrait-il prouver, que le pape a le droit
de remplacer, par de nouveaux règlements, les institutions
qui régissaient depuis un temps immémorial une grande
Église comme celle de France, et cela, sans le concours des
évêques de cette Églis'e? S'il le pense, je lui ferai observer que
tous les évêques de France pendant des siècles, ont exprimé
une opinion contraire à la sienne, et soutenu que le pape était
soumis aux canons.
[66

Ne serait-il pas permis de suivre le sentiment des évêques


de France? Suis-je obligé, pour être Catholique, de mettre
dans le pape toute l'autorité ecclésiastique? Ne peut-on être
Catholique sans être ultramontain ? Les évêques ne sont pas
les simples exécuteurs des volontés du pape ; ils sont de droit
divin pasteurs et gouverneurs de l'Eglise aussi bien que le
pape.
Cette doctrine ne convient sans doute pas à M. le rappor-
teur du concile de La Rochelle; mais je dois lui faire observer
que, dans les propositions qu'il a indiquées à ce concile, sur
les souverains pontifes et les concordats, il n'a rien pu trouver
de répréhensible qu'en se plaçant à un point de vue exclusi-
vement ultramontain. A ce point de vue, je suis digne de
censure, j'en conviens; mais alors il faudra, non seulement
me censurer, moi simple écrivain, mais aussi tous les anciens
évêques de France, et Bossuet en particulier, dont je ne suis
que l'humble disciple.
« III. Sur le droit liturgique. — L'auteur, parlant des
réformes faites en France au XVII" siècle, écrit « que les
évêques de tout temps avaient joui du droit incontesté de
donner à leurs Églises respectives la liturgie qui convenait le
mieux aux moeurs et aux goûts des peuples confiés à leurs
soins (Coup d'oeil gén., p. 4). »
Je l'ai soutenu et le soutiens encore; et c'est pour moi un
droit et un devoir de le soutenir parce que c'est la vérité.
L'établissement de toutes les liturgies dans toutes les Églises
le prouvent avec tant d'évidence, que je ne conçois pas que
l'on puisse avoir Une opinion contraire. Mon assertion est
tellement vraie, que les partisans exagérés de la liturgie
romaine sont obligés aujourd'hui, pour appuyer leurs idées,
d'improviser un nouveau droit liturgique. On peut consulter
sur ce point l'Instruction pastorale que M. Pallu-Duparc,
évêque de Blois, a publiée, en donnant la liturgie romaine à
— 167 —

son diocèse. Cet auteur ne sera pas suspect à M. le rapporteur


du concile de La Rochelle.
S'il faut établir aujourd'hui un droit nouveau pour soutenir
les nouvelles idées, c'est donc que l'ancien droit était
contraire. Or, je n'avais pas, en faisant l'histoire des seize
premiers siècles, à me préoccuper d'un droit que nous voyons
encore au berceau, et dont nous connaissons les fondateurs.
M. le rapporteur du concile de La Rochelle et le concile lui-
même, en notant mon opinion touchant la liturgie, n'ont
pas songé qu'ils censuraient avec moi le cardinal Bona, qui
s'exprime ainsi :
« Quant au rite et à la manière dont toutes ces choses se
font (les choses essentielles de la messe), les paroles dans
lesquelles sont conçues ces prières, l'ordre des cérémonies et
tout le reste d'une moindre importance, tout cela est différent
dans les différentes Églises, parce que ces choses n'ont point
été établies par les apôtres ni par les hommes apostoliques,
pour être perpétuelles et immuables ; ainsi, il s'y trouve des
différences et des changements qui ne rompent point l'unité
et ne blessent point les fidèles.
« Comme il n'y a point touchant ces choses de préceptes de
Jésus-Christ, chaque évêque à eu la liberté d'en juger, et de
les régler, sauf la foi, comme il l'a jugé à propos. Ce qui
paraît à V un plus convenable parait souvent à Vautre l'être
moins (1).
« IV. Sur les Ordres religieux :
« Les moines, alors, fiers d'un célibat dont ils ne respec-
taient guère les règles, s'élevaient souvent avec la plus grande
imprudence contre l'état du mariage... Pendant le moyen-
âge, cet abus (l'abus de la prière vocale) avait été porté

(1) Card. Bona, Rer. Liturg. Lib. I, c. LXII.


— i68 —

jusqu'à l'extrême, et les moines avaient surtout contribué à le


répandre. Comme leurs règlements les astreignaient à la réci-
tation de leurs offices et qu'ils étaient, pour la plupart,
presque fanatiques de leur institut, ils se trouvèrent naturel-
lement portés à appliquer aux autres, dans leurs prédications,
des lois auxquelles ils s'étaient obligés. Les simples fidèles,
entendant fréquemment les prédicateurs leur recommander
les longues prières, se croyaient d'autant plus parfaits qu'ils
en récitaient davantage, contrairement aux paroles si explicites
de Jésus-Christ lui-même (p. 182). «
« A côté de ces hommes spéculatifs, on remarquait chez eux
(les Jésuites) les hommes d'action qui s'emparaient de toutes
les conditions sociales... et cherchaient à gagner leurs faveurs.
Pour arriver à ce but, ils s'efforçaient d'assouplir les règles
évangéliques, de manière à les plier suivant les circonstances,
et établir un certain accord entre elles et les moeurs légères
qui dominaient alors dans la société. De là naquit une société
semi-chrétienne qui, sous la direction des Jésuites, alliait les
habitudes les plus mondaines avec les pratiques extérieures de
la religion (Coup d'oeil, p. 3o). »
« Les figures graves de ces hommes (Arnauld, Nicole) font
un contraste étonnant avec celles de leurs contemporains, aux
moeurs si légères. Tandis que les Jésuites cherchaient à don-
ner aux règles évangéliques les plus accommodantes interpré-
tations, ils prenaient ces règles dans toute leur sévérité, et
cherchaient à les mettre en pratique avec une ferveur digne
das chrétiens de l'Eglise primitive.
« Cette sévérité de moeurs se manifestait surtout dans
l'opposition qu'ils faisaient aux dévotions nouvelles qui ten-
daient à étouffer, sous leur ivraie, le bon grain du Christia-
nisme.
« Profondément initiés aux coutumes de l'antiquité chré-
tienne, les adversaires des Jésuites étaient remplis d'admira-
— 169

tion pour le culte si simple et en même temps si sublime des


premiers siècles ; mais ils ne dissimulaient pas leur antipathie
pour toutes ces inventions religieuses que les Jésuites proté-
geaient sous prétexte d'entretenir la piété dans les âmes
(Coup d'oeil, p. 32). »
Dans ces passages, je parle des moines dégénérés des XVe et -^
XVIe siècles. Pour être juste, M. le rapporteur aurait dû
mettre à côté des quelques mots qu'il a cités, les pages nom-
breuses dans lesquelles j'ai rendu aux institutions monasti-
ques la justice qui leur est due, où je les ai comblées d'éloges,
et vengées des attaques dont elles ont été l'objet.
Ces institutions ont dégénéré. M. le rapporteur peut-il le
nier? Qu'il lise donc les ouvrages des saints qui ont travaillé
à leur régénération, et il verra alors que j'ai été d'une pru-
dence peut-être excessive dans le tableau que je devais faire
de la décadence de ces belles institutions. Je constate, quel-
ques abus, et M. le rapporteur me désigne au concile de La
Rochelle comme ennemi des ordres religieux devais-je faire
!

l'apologie de ces abus? car je ne pouvais les nier, sans mau-


vaise foi ; je ne pouvais les dissimuler tout à fait, sans donner
une preuve évidente d'une partialité aussi inutile que ridi-
cule; qui ne connaît les abus des ordres monastiques depuis
le XVe siècle?
J'ai parlé en second lieu, dans les propositions signalées
par M. le rapporteur, de la morale relâchée des Jésuites.
M. le rapporteur a sans doute oublié les innombrables cen-
sures dont les Jésuites ont été l'objet de la part du Saint-
Siège et du clergé de France. Il n'y a pas un seul mot dans
mes propositions que je ne puisse appuyer sur les autorités
les plus respectables;, il en ressort que je n'estime pas les
Jésuites ; mais depuis quand est-on obligé de les estimer sous
peine d'être noté comme ennemi des ordres religieux? Certes,
les Jésuites mériteraient mieux que moi cette qualification. Le
—' 170 —

père Theiner, consulteur de l'Index, vient de publier, sous les


yeux du pape et avec son approbation, un livre dans lequel il
prouve tout ce que j'avance, et où il fait la plus savante apo-
logie de la bulle et de la conduite de Clément XIV ; à Rome,
on laisse pleine et entière liberté au père Theiner; et en
France, on me condamnera parce que je fais aux Jésuites des
reproches mérités?
M. le rapporteur peut avoir pour les Jésuites des sentiments
qui ne sont pas les miens ; mais a-t-il le droit de me donner
comme un ennemi des ordres religieux, parce que je pense,
touchant les Jésuites, comme pensait le pape Clément XIV,
sans compter les autres papes, les saints évêques et les hommes
vertueux qui ont eu la même opinion?
« V. Sur les prières vocales. (Voir le n° IV; premier pas-
sage cité). »
A l'endroit indiqué, je ne parle que de l'abus de la prière
vocale. Jésus-Christ, dans l'Évangile, n'a-t-il pas blâmé cet
abus : « Lorsque vous prierez, ne prononcez pas beaucoup de
paroles, comme les Pa'iens, qui s'imaginent ainsi obtenir ce
qu'ils demandent. Ne faites pas comme eux, parce que votre
Père céleste connaît vos besoins avant d'entendre votre
demande. Voici comment vous prierez : Notre Père, etc.
(Matth., ch. VI, V. et seq.). »
J'ai blâmé l'abus et non la chose.
En me censurant, M. le rapporteur a censuré Jésus-Christ
lui-même.
« VI. Sur le changement de la discipline et de la doctrine :
« Ceux-là seuls ont raison, qui... blâment en principe des
actes législatifs (les concordats) qui n'ont eu pour résultat que
le malheur de l'Eglise. A l'exemple des vieux Gallicans du
moyen-âge, ils aspirent après ces institutions primitives qui,
seules, peuvent rendre à l'Eglise sa liberté, et avec la liberté,
la puissance et la paix. C'est en ce sens que nous sommes Gal-
licans (Coup d'oeil, p. 16). »
171 —

« Le retour à la doctrine des premiers siècles eût remédié


à tous les abus de pouvoir consacrés par la théorie absolutiste
du moyen-âge, comme le retour pur et simple à la doctrine
primitive eût dégagé le dogme chrétien des obscurités dont
l'avait entouré le pédantisme philosophique des derniers siè-
cles n (Coup d'oeil, p. 28). »
Dans les passages cités, il est évident que j'ai voulu dire
que la discipline ecclésiastique, au moyen-âge, avait été
moins pure que dans les premiers siècles ; que les systèmes
des philosophes, à la même époque, avaient comme absorbé
les dogmes. Qui ne connaît les systèmes des écoles philoso-
phiques du moyen-âge, touchant les mystères du christia-
nisme? De ce fait que j'expose, aller conclure que je soutiens
que l'Eglise a varié dans sa doctrine, c'est, je crois, abuser
un peu de l'interprétation forcée et peu charitable. Je n'at-
tribue à l'Eglise aucune variation dans ce qui appartient à la
foi ; je dis seulement que son enseignement, ses dogmes,
étaient défigurés par ceux qui se donnaient la mission de les
discuter et de les enseigner dans les écoles.
Je ne vois pas ce que cette opinion peut avoir d'hétéro-
doxe. Peut-on dire qu'il soit défendu de préférer les canons
disciplinaires des conciles des premiers siècles à ceux des con-
ciles du moyen-âge, et de trouver ces derniers moins beaux et
moins purs que les premiers ?
M. le rapporteur n'a pas jugé à propos d'expliquer en quoi
ces opinions sont défectueuses.
« VII. Esprit de l'auteur dans cette histoire :
« i° Zèle amer. Voir Spécialement p. 208, alinéa 3e,

p. 182;
« 20 Sorte de complaisance à relever, sans aucun respect,
les fautes des supérieurs ecclésiastiques... V. Coup d'oeil
général, p. i3, alinéa 1e1', pp. 22, 28;
« 3° Injustice à l'égard des défenseurs de l'Eglise. V. Coup
d'oeil général, p. 3i;
« 4° Partialité en faveur des hérétiques. V. Coup d'oeil
général, p. 33 et pp. i6-3o, 323, etc. ;
« 5° Confiance trop grande dans les écrivains protestants.
Voir les IIe et IIIe livres, passim. »
Voyons les preuves à l'appui de ces assertions.
Ier REPROCHE : Zèle amer. Le passage indiqué est celui
cité ci-dessus, où il est parlé de la décadence des moines et
de l'abus de la prière vocale. Comment trouver de l'amer-
tume et du \èle dans des paroles aussi simples et aussi modé-
rées?
Que dirait donc M. le rapporteur des passages que je
pourrais lui citer de saint Jérôme, de saint Sulpice-Sevère,
de saint Gildas, de saint Pierre-Damien, de saint Bernard,
de Pierre-le-Vénérable, de saint Vincent-Fer.rier et de tant
d'autres saints personnages, sur les vices, les débauches hon-
teuses, l'avarice, l'orgueil qui faisaient comme l'apanage des
institutions monastiques dégénérées? Mes quelques mots sont
bien pâles auprès des tableaux peints par les saints avec des
couleurs si vives. Je pourrais les citer ; mais tous les hommes
instruits ne les connaissent-ils pas ? n'ont-ils pas lu les
innombrables canons des conciles, où les mauvais moines
sont flagellés avec tant d'énergie?
En rapprochant l'accusation de M. le rapporteur du pas-
sage qu'il cite à l'appui, tout homme équitable en tirera cette
conséquence : que j'aurais pu en dire bien davantage, et ne
pas m'attendre au reproche qu'il m'adresse.
2e REPROCHE : Sorte de complaisance à relever, sans
aucun respect, les fautes des supérieurs ecclésiastiques.
ire preuve : Coup d'oeil général, p. XIII, alinéa ier. Je dis
en cet endroit qu'après le concordat les évêchés furent don-
nés à des abbés de cour qui ne devaient leur dignité qu'à la
faveur; puis j'ajoute ces paroles, qui ont sans doute motivé le
reproche :
— 173 —

« La cour romaine ne songea qu'à tirer le plus grand avan-


tage possible des vacances et des collations, en doublant les
annates et en se réservant un certain nombre de dîmes ; les
taxes de la chancellerie s'accrurent de jour en jour, et l'on
ne put obtenir de faveur, même spirituelle, qu'argent comp-
tant. »
Je remarquerai d'abord que je ne parle pas du Saint-Siège
ni du pape, mais de la cour romaine, composée d'employés
dont les papes les plus vertueux ont connu et avoué les vices,
et qu'ils ont cherché à corriger.
Puis j'ajouterai : M. le rapporteur ignorait sans doute que
les plus saints personnages ont reproché à la cour de Rome
son amour de l'argent et ses autres vices, d'une manière plus
énergique que moi. Je lui citerai seulement saint Thomas de
Cantorbéry et saint Bernard, qui vivaient cependant dans un
temps où la cour de Rome était moins vicieuse qu'au
XVIe siècle. S'il veut connaître l'état de cette cour au
XVIe siècle, il pourra lire le projet de réforme composé par
plusieurs cardinaux, d'après les ordres de Paul III, et il
s'apercevra que mes quelques lignes ne sont qu'un faible
extrait de ce que j'aurais pu citer avec beaucoup moins dé
ménagement et de prudence, sans être répréhensible.
Revenons à saint Thomas de Cantorbéry et à saint Ber-
nard. Le premier s'exprime ainsi (liv. V, lettre 20) :
« Je ne sais par quelle
fatalité malheureuse nous voyons
tous les jours Barabbas mis en liberté par la cour romaine,
et Jésus-Christ condamné par elle à mort. »
Voici maintenant un passage de saint Bernard, que nous
prenons entre mille (liv. du Devoir des évêques, ch. VII,
n» 9) :

«Le génie et le caractère de la cour romaine est de s'em-


barrasser fort peu des suites d'une affaire ; elle n'est attentive
qu'aux avantages qui lui en reviennent ; elle aime les pré-
— 174 —

sents; l'amour de l'intérêt possède les Romains; j'en parle


sans façon, parce que ce désordre est public; plût à Dieu qu'il
le fût moins! Plût à Dieu qu'en le dissimulant, on le pût
dérober à la connaissance des hommes ! Et si nous parlons,
plût à Dieu qu'on refusât de nous croire Nous voudrions
!

couvrir la nudité de ces nouveaux Noé; mais après qu'ils sont


devenus la fable de l'univers, serons-nous donc les seuls à
nous taire? Je m'efforce inutilement de cacher une blessure
mortelle et profonde, le sang qui rejaillit de toutes parts trahit
mes précautions, et souille tout ce que j'applique sur la plaie :
mes soins sont inutiles; il ne me reste que la confusion
d'avoir voulu dissimuler ce que je ne pouvais dissimuler en
effet. »
Je pourrais remplir plusieurs volumes de passages analo-
gues tirés des écrivains ecclésiastiques les plus respectables, et
même des écrits des papes.
M. le rapporteur a été bien imprudent de relever notre
phrase, si calme et si modérée en comparaison de ce qu'ont
dit les saints sur le même sujet. Il aurait dû savoir qu'en me
censurant, il censurait tous les pieux personnages qui ont
gémi des maux de l'Eglise et des vices de la cour de Rome.
2e preuve à l'appui du second reproche de M. le rappor-
teur : Coup d'oeil général, page XXII.
J'y appelle Borgia ou Alexandre VI infâme; et j'affirme
que plusieurs papes vendirent des indulgences données à
ferme aux moines mendiants. Quatre lignes sur ce sujet!
Je ne ferai pas l'injure à mes lecteurs de les croire assez
ignorants pour ne pas connaître tout ce qu'il y a eu de dégoû-
tant et d'infâme dans la vie privée de Borgia et dans ce trafic
des indulgences qui a été l'étincelle de l'immense incendie
appelé la Réforme. Au lieu de me reprocher comme M. le
rapporteur, quelques lignes écrites sans passion, ils me tien-
dront compte de ma réserve. Car j'aurais pu dire sur ce sujet
- - i75

des choses horribles, et que l'on n'aurait pas pu contester. Je


ne suis point entré dans les détails, par respect pour l'Eglise ;
je n'ai dit que quelques mots pour l'acquit de mon devoir
d'historien, et M. le rapporteur base sur ces quelques mots
son 2° reproche, de relever sans respect les fautes des supé-
rieurs ecclésiastiquesl
3e preuve à l'appui de ce 2e reproche : Coup d'veil général,
page XXVIII.
Dans cette page, je dis que les règles de la plus pure disci-
pline existaient dans l'Eglise au XVI0 siècle, mais que, depuis
deux siècles, le clergé séculier et les ordres monastiques
étaient tombés en décadence sous le rapport des moeurs et de
la science, de sorte qu'au XVIe siècle, le mal était arrivé à son
comble.
En parlant ainsi, je ne fais qu'abréger ce qui a été dit par
les conciles et les écrivains de cette époque ; par le pieux car-
dinal Julien en particulier; par les Pères du concile de
Trente dans leurs discours;.par les papes dans leurs bulles
relatives à ce concile ; par tous ceux qui écrivirent seule-
ment quelques pages à cette époque sur les affaires de l'Église.
La seule différence qu'il y a entre eux et moi, c'est qu'ils
en disent beaucoup plus que moi, et qu'ils le disent avec plus
d'énergie.
Si j'ai mérité d'être censuré, pour le passage indiqué par
M. le rapporteur du concile de La Rochelle, les papes et tous
ceux que j'ai cités l'ont beaucoup mieux mérité que moi. On
peut se consoler d'être condamné en pareille compagnie, par
le rapporteur d'un concile provincial.
3e REPROCHE : Injustice à l'égard des défenseurs de
l'Eglise.
Preuve unique : Coup d'oeil général, page XXXI.
En cet endroit, je ne parle que des Jésuites, et je leur
reproche leur mauvaise morale. Les papes l'ont condamnée,
— 176 —

ainsi que le clergé de France, dans son assemblée générale


de 1700, et par une foule de mandements.
Je n'aurais donc pas dû respecter ces actes, d'après M. le
rapporteur du concile de La Rochelle, et j'aurais dû prendre
la défense des casuistes.
Je devais défendre les casuistes, sous peine d'être accusé
d'injustice envers les défenseurs de l'Eglise!!
Les lecteurs apprécieront la preuve apportée par M. le rap-
porteur à l'appui de son reproche.
4° REPROCHE : Partialité en faveur des hérétiques.
i-"c preuve : Coup d'oeil général, page XXXIII.
Je dis à l'endroit indiqué que les solitaires de Port-Royal
se réunirent pour rivaliser de science et de vertu, et composer
leurs ouvrages immortels.
Les solitaires de Port-Royal publièrent en effet les ouvrages
que je cite, page XXXIV: La Perpétuité de la foi, les traités des
principes de lafoi chrétienne,à&YUnité de l'Eglise, etc.^etc,
qui ne sont pas des oeuvres d'hérétiques, comme tout le
monde en convient.
Les solitaires de Port-Royal ne furent-ils pas vertueux?
M. le rapporteur n'oserait l'affirmer.
Furent-ils hérétiques? Bossuet ne le pensait pas ; et la
raison qu'il en donnait, c'est qu'ils rejetaient les hérésies con-
damnées par l'Eglise. Les Jésuites leur ont attribué une
hérésie sur la grâce. Je me contenterai de faire remarquer que
Arnauld, qui passait pour le chef de l'école de Port-Royal,
écrivit sur la grâce, à la prière de Bossuet, contre le père
Malebranche. Les ouvrages d'Arnauld furent dénoncés à
Rome aussi bien que ceux de Malebranche. Ceux d'Arnauld
ne furent pas condamnés, et ceux de Malebranche furent mis
à l'index. •
Si les solitaires de Port-Royal ne furent pas hérétiques sur
la grâce, sur quel point le furent-ils?
— i77 —

M. le rapporteur a pris pour guides les ouvrages et les accu-


sations des Jésuites ; il pouvait mieux choisir.
On peut blâmer, avec Bossuet, les solitaires de Port-Royal
de l'opposition qu'ils firent à certains actes des autorités
ecclésiastique ou civile ; mais on ne peut légitimement trans-
former cette opposition en hérésie.
Les solitaires de Port-Royal ne furent pas hérétiques, de
l'aveu de Bossuet qui s'y connaissait, ce me semble (V. le
journal de l'abbé Le Dieu, année 1703). Les papes, en con-
damnant l'hérésie dite Jansénisme, ne l'ont attribuée à aucun
des solitaires, et ceux-ci ont protesté qu'ils ne la soutenaient
pas. Dans le cas où ils seraient hérétiques, je ne les défends
pas à ce titre. Donc la première preuve de M. le rapporteur
tombe d'elle-même.
2e preuve : page XVI, du Coup d'oeil général.
Je n'ai pu découvrir dans cette page un seul mot qui ait pu
servir, même deprétexte, au reproche departialité en faveur
des hérétiques.
3e preuve : page XXX, du Coup d'oeil général,
le ne trouve dans cette page que cette phrase qui puisse se
rapporter, d'une manière bien éloignée, au sujet en question :
« Nous aurons besoin surtout de nous élever au-dessus des
préjugés et des passions, lorsque nous aurons à parler de
l'école de Port-Royal, de ses luttes avec les Jésuites sur la
matière la plus délicate de la théologie, »
Si cette proposition est répréhensible, il s'ensuivrait que
mon devoir d'historien m'eût obligé à écouter sur cette
question les préjugés et les passions.
M. le rapporteur a mis en pratique ce mauvais principe,
j'en conviens. Mais so.n exemple ne pourra me séduire; je
croirai toujours qu'il vaut mieux s'en rapporter, en histoire,
aux monuments authentiques, qu'aux récits où les passions
et les préjugés servent de preuves.
- - i78

4e preuve : page 323 du texte.


Dans cette page, j'affirme que Du Moulin était un honnête
homme. Qu'il eut tort de confondre les abus qui étaient dans
l'Eglise avec l'Eglise elle-même, et de croire qu'il trouverait
chez les protestants une doctrine plus pure que dans l'Eglise ;
qu'il sortit des bornes légitimes, dans ses attaques contre la
cour romaine; qu'un de ses ouvrages contre les abus fut cause
de son exil.
Quelques pages après, je raconte qu'après avoir fait l'expé-
rience du protestantisme, Du Moulin rentra dans l'Eglise
qu'il avait quittée et qu'il mourut bon catholique.
De tout cela, M. le rapporteur du concile de La Rochelle
conclut que j'ai de la partialité pour les hérétiques.
Ai-je besoin de prouver que cette conséquence va jusqu'au
ridicule ?
5e REPROCHE : « Confiance trop grande dans les écri-
vains protestants. »
Preuve unique : V. les 2e et 3° livres, passim.
Pour toute réponse à une attaque aussi vague, je dirai que
je n'ai regardé comme certains, dans les deux livres cités, que
les faits admis par des écrivains catholiques et protestants. Je
ne m'en suis jamais rapporté aux témoignages des seuls pro-
testants. Si M. le rapporteur ou quelque membre du concile
de La Rochelle veut citer un fait en particulier, je m'engage
à le présenter, accompagné de témoignages catholiques d'une
valeur incontestable.
On comprend que je ne puis répondre que d'une manière
générale au reproche vague de M. le rapporteur et à la preuve
plus vague encore qui lui sert de base.
J'ai donné le texte des deux documents qui ont servi de
base aux censures que l'on a faites de Y Histoire de l'Eglise
de France. J'ai fait connaître les réponses que j'opposai à ces
deux documents lorsque je n'étais pas encore orthodoxe.
— i?9 —

Aujourd'hui que je le suis et que je n'ai rien à ménager


avec une Eglise que j'ai abandonnée de tout coeur, il me
serait facile de faire des réponses bien plus énergiques. Je
prie de remarquer que, dans les prétendues erreurs qui me
sont reprochées, tout se rapporte à des appréciationshistori-
ques. Mes censeurs se prétendaient donc plus compétents que
moi en histoire ecclésiastique. Avaient-ils fait leurs preuves?
Quelles preuves de capacité et de science ce rapporteur du
conciliabule de La Rochelle avait-il données? Que ce soit
Gauthier, que ce soit Gilet, ces personnages étaient-ils com-
pétents? Le rapporteur du conciliabule s'est inspiré évidem-
ment de la lettre de M. Pallu qui ne devait être connue que
de moi, mais dont communication avait été faite à mes enne-
mis. Eh bien, quelle était la compétence de M. Pallu en his-
toire ecclésiastique? Il a donné lui-même la preuve de sa
crasse ignorance dans sa fameuse Instruction pastorale sur
la liturgie. Il ne connaissait seulement pas le premier mot
d'une question qu'il voulut traiter ex professo et mitre en
tête.
Je suis fâché d'être obligé de le dire, mais M. Pallu n'a
obéi qu'à une coterie de prêtres jaloux, ignorants, pleins de
mauvaise foi, et le rapporteur du conciliabule de La Rochelle
n'a été que l'écho de M. Pallu et des mauvais prêtres ses ins-
pirateurs.Tous n'ont trouvé à reprendre, dans mon ouvrage,
que des opinions soutenues, de tout temps, par toute l'Eglise
de France. La secte ultramontaine, qui prenait chaque jour
plus d'importance, voulut frapper un grand coup, en faisant
mettre à l'index quelques ouvrages où la doctrine de l'Eglise
de France était admise, mais qu'y a-t-elle gagné? Le Manuel
de droit canonique de M. Lequeux était, depuis plusieurs
années, accepté comme classique dans lès séminaires ; la théo-
logie de Bailly était classique depuis près d'un demi siècle ;
l'Histoire de l'Eglise de France avait été accueillie avec
i8o

faveur par l'épiscopat et tout le clergé de France ; qu'a-t-on


gagné à de telles censures? On a tout simplement encouragé
une secte qui a fait à l'Eglise romaine les blessures les plus
graves qu'elle eut encore reçues ; qui ont fait sortir la papauté
de toutes les bornes, qui lui a fait perdre l'autorité qu'elle
voulait agrandir outre mesure.
Je ne regrette pas d'avoir été en butte aux attaques de la
secte. J'envisageai de plus près cette papauté qui voulait se
donner comme infaillible, même dans les questions histori-
ques, et qui essayait de comprimer la science et l'intelligence.
Bientôt je la vis sous son vrai jour. Il n'y avait qu'un fil entre
le gallicanisme et l'orthodoxie. Le gallican voulait une
papauté soumise aux canons, soumise au concile oecuménique
qui était la plus haute autorité dans l'Eglise. Seulement il
admettait, en théorie, le pape comme chef de l'Eglise de droit
divin. C'était une inconséquence. Un chef de droit divin ne
peut être soumis ni à une autorité humaine, ni à des lois
ecclésiastiques. Les ultramontains ont profité de ce manque
de logique pour battre en brèche le gallicanisme. J'étudiai de
près leurs arguments.. Je lus les ouvrages des plus savants
défenseurs de la papauté; je les lus, non pas au point de vue
gallican, mais avec la plus entière indépendance. Je fus con-
vaincu que gallicans et ultramontains n'appuyaient leurs
thèses que sur des textes faux, altérés, tronqués, mal inter-
prétés et j'arrivai à cette conclusion : que la papauté n'était
appuyée ni sur l'Ecriture-Sainte, ni sur la tradition catho-
lique; que l'évêque de Rome n'avait reçu que des conciles de
l'Eglise primitive, son titre de premier patriarche; que la
papauté n'existait que depuis le neuvième siècle, et n'était
qu'une usurpation sacrilège sur les droits de l'Eglise repré-
sentée par l'épiscopat.
J'arrivai ainsi à l'orthodoxie avant d'être officiellement
orthodoxe.
Ce grand pas une fois fait, je ne pouvais plus voir une
Eglise schismatique dans cette vénérable Eglise orientale,
touchant laquelle j'avais accepté quelques-uns des préjugés
que soutiennent tous les écrivains occidentaux, soit gallicans,
soit ultramontains, pour se donner raison dans leurs systèmes
touchant la papauté.
C'est ainsi que les attaques injustes de mes ennemis m'ont
fait acquérir de nouvelles lumières et m'ont conduit à l'ortho-
doxie véritable.
Il ne faudrait pas croire que la censure de l'Index ait eu
assez d'autorité pour m'isoler dans l'Eglise romaine. A part les
quelques évêques que j'ai nommés, et quelques journalistes à
la tête desquels brillait Dulac, un pauvre garçon qui n'a pas
osé soulever contre moi une seule discussion scientifique, les
évêques et les prêtres, en masse, déploraient les mesures que
la secte ultramontaine avait provoquées contre mon ouvrage.
Comme la censure de l'Index de Rome a été le grand
événement de notre existence, je crois devoir, après avoir
exposé les critiques, enregistrer les éloges qui m'ont été
adressés.
Aussitôt que les décrets du conciliabule de la Rochelle
eurent été publiés, je fis imprimer mon Supplément à ce
concile. J'y prouvai facilement que l'on m'avait condamné
sans m'entendre, et que les "membres du conciliabule me
devaient une réparation. Je savais bien que je ne l'obtien-
drais pas. Je terminai mon Supplément par les réflexions
suivantes :
« Je m'arrête en déplorant qu'il se soit rencontré, au sein
de l'Église, des hommes a-ssez aveugles pour croire faire à
Dieu un sacrifice agréable en provoquant la censure d'un
ouvrage entrepris pour la gloire et l'utilité de l'Église; je les
plains de se croire obligés de chercher continuellement à me
nuire. Je leur pardonne, en les assurant toutefois que jamais
— 152 —
les rapports clandestins, les accusations malveillantes, les
persécutions, ne pourront me faire sortir de mon calme, ni
abandonner la cause de la VÉRITÉ.
« On a pu voir, dans ma correspondance avec Monseigneur
le cardinal-archevêque de Bordeaux, que j'avais envoyé à
Rome les 8e et 9e volumes de l'Histoire de l'Eglise de
France; que j'avais promis d'envoyer les suivants; que je
soumettais mon ouvrage à l'examen de la Congrégation de
l'Index, et que j'étais disposé à corriger ce qui me serait
indiqué comme répréhensible.
« Lorsque le 10e volume fut publié, je l'adressai à Monsei-
gneur le nonce, avec prière de le faire passer à la Congréga-
tion.
« L'envoi, à Rome, des 8e et 9e volumes, était accompagné
de lettres très respectueuses et d'un Mémoire, où je propo-
sais des modifications sur quelques endroits qui m'avaient
été indiqués comme pouvant donner lieu aux récriminations
de mes adversaires.
« Je n'ai reçu de réponse ni âmes lettres ni à mon Mémoire;
et, sans avis préalable, les 8e, 9e et 10e volumes ont été mis
dernièrement à l'Index.
« C'est ainsi que l'on traite à Rome un prêtre et un ouvrage
religieux, lorsqu'on y montre la plus grande déférence pour
M. Bouillet, membre de l'Université, auteur d'un Diction-
naire d'Histoire et de Géographie. M. Bouillet, mis à l'Index,
a obtenu de la Congrégation communication de ses griefs, le
décret qui le frappait a été annulé, et son ouvrage paraît
maintenant avec l'approbation romaine.
« Que l'on compare cependant les reproches faits à ce Dic-
tionnaire par l'Univers et ceux qu'adresse à l'Histoire de
l'Eglise de France le rapporteur du concile de La Rochelle,
et l'on sera convaincu que le Dictionnaire de M. Bouillet était
plus répréhensible que mon ouvrage.
i83

« Je.ne trouve pas mauvais que l'on ait bien traité à Rome
M. Bouillet et son Dictionnaire; mais je demande pourquoi
on y a moins de considération pour un prêtre que pour un
laïque; pourquoi on y garde plus de ménagements pour un
Dictionnaire d'Histoire et de Géographie, très répréhensible
aux yeux de l'Univers, que pour un ouvrage religieux dans
lequel des adversaires passionnés ne peuvent trouver à
reprendre que de rares passages, qu'ils sont obligés d'inter-
préter avec mauvaise foi pour les trouver répréhensibles?
« Lorsque je fis mes premières démarchesauprès de la Con-
grégation de l'Index, on me répondit que cette Congrégation
ne communiquait jamais ses griefs aux auteurs. Cependant,
on les a communiqués à M. Bouillet. La Congrégation a donc
cru devoir déroger à ses usages en faveur d'un laïque, et elle
ne daigne' même pas répondre à un prêtre qui lui soumet
humblement des corrections !
« Une telle conduite me dégage des promesses que j'avais
faites, et, puisque l'on m'a traité ainsi à Rome, on ne sera
point étonné d'y recevoir par d'autres que moi les 11e et
12e volumes de mon ouvrage. »
Quel homme sérieux aurait pu blâmer une telle détermina-
tion ?
On va voir que les hommes sérieux étaient pour moi, et que
je n'avais contre moi que quelques fanatiques ultramontains.
VI

Approbation de Mgr Fabre des Essarts. •— Elle est en complète contra-


diction avec les assertions mensongères de M. Pallu. — Entretiens
confidentiels de Mgr Fabre des Essarts et de Mgr Allôu, évêque de
M eaux, au sujet de ma personne et de mon ouvrage. — Approbation
de Mgr le cardinal de la Tour d'Auvergne-Lauraguais, évêque d'Arras.
— Quelques mots sur ce grand' évêque. — Approbation de Mgr
Robiou de la Tréhannais. •— Mgr Coeur, évêque de Troyes. — Nos
relations. — Magnifique lettre qu'il m'adresse. — Autres approbations.
— Insolences de Dulac de l'Univers à propos des approbations que
je n'ai pas publiées. — Comment le Messager de l'Ouest cherche-à
expliquer ces approbations. — Caractère de la polémique de Dulac. —
Il est désavoué par la rédaction de l'Univers elle-même. — Ce que
pensaient de mon ouvrage les hommes les plus savants. -— Le
R. P. Caillau. — L'abbé Delpit et l'abbé de Cassan Floyrac dans la
Galette de France. — Petites indiscrétions de l'abbé Delpit sur
M. Gousset. — Gousset et Guéranger. — Honte pour l'Eglise de France.
-—
L'abbé de Belot dans la France centrale.. — Pallu admoneste ce
journal-girouette. — M. l'abbé Morel me prie de lui permettre de faire
la table généralede mon ouvrage. — Quel était ce vénérable prêtre. —
L'abbé Lacarère. prêtre de la Mission. — Mes amis et mes ennemis.

5|||||ffi||||| e me suis abaissé jusqu'à répondre à des critiques


igllllfl 1H pleines de mauvaise foi et d'ignorance. J'aurais
WÊÊÊt ip£ Pu la*sser ce sorn à- ceux qui m'ont approuvé et
Eft§slr«giHa£il encouragé. Je vais les citer leurs éloges
; prou-
.
veront amplement que mes censeurs de Blois et de la Rochelle
n'ont été guidés que par les plus mauvais sentiments. Nous
n'avons mendié aucun éloge. Les encouragements que nous
avons reçus ont été tout spontanés.
Je commence par mon vénérable évêque diocésain, Fabre
des Essarts. J'ai dit qu'il avait auprès de lui des prêtres jaloux,
i86

qui ne pouvaient me pardonner d'avoir, très jeune encore,


fait un ouvrage considérable, lorsqu'ils n'avaient pu rien
faire pendant toute leur vie. Ils intriguèrent pour empê-
cher Mgr Fabre des Essarts d'approuver mon ouvrage.
Obligés de céder devant la volonté épiscopale, ils obtinrent
que l'approbation n'aurait pas la forme solennelle des actes
de ce genre, et qu'elle ne serait qu'une réponse à une lettre
que j'adresserais pour offrir à Mgr l'évêque la dédicace démon
livre. Il fut ainsi fait, et les deux lettres furent publiées en
tête du troisième volume.
Les voici :

« A Sa Grandeur Monseigneur Fabre des Essa?-ts,


évêque de Blois.
« Monseigneur,
« Je dédierais ce livre à Votre Grandeur quand elle n'y
aurait d'autre titre que d'avoir été préposée par la Provi-
dence au Diocèse auquel j'ai l'honneur d'appartenir.
« Mais Votre Grandeur y a d'autres droits.
« Vous êtes le premier, Monseigneur,qui avez connu mon
projet d'écrire l'histoire de notre belle Eglise de France.
L'intérêt que vous avez pris aussitôt à mon travail et vos
encouragements m'ont soutenu constamment dans la tâche
difficile que j'avais entreprise.
« Les témoignages précieux de votre bienveillance, j'ose-
rai dire, Monseigneur, de votre paternelle affection, sont
gravés dans mon coeur, et je prie Votre Grandeur d'agréer
l'hommage de mon livre comme l'expression de ma vive
reconnaissance aussi bien que de mon profond respect.
« Votre très humble et très obéissant serviteur,

« F. GUETTÉE.
« Prêtre du Diocèse de Blois.
« Saint-Denis, 15 mars 1848. »
— 187 —

Voici la réponse de Mgr Fabre des Essarts, dans laquelle


j'ai souligné plusieurs passages :
« J'ai reçu votre lettre, mon cher abbé, et j'accepte bien
volontiers la dédicace de votre Histoire de l'Eglise de France.
Les pages que j'ai parcourues moi-même dans les trois
volumes déjà livrés à l'impression et les divers rapports qui
m'en ont été faits par des prêtres recommandables, m'ont
convaincu du soin consciencieux que vous avez apporté dans
vos recherches, de l'exactitude de la doctrine que vous expo-
sez, et du bon esprit qui règne dans l'ensemble de votre
ouvrage. Je ne puis dès-lors que donner des éloges à votre
zèle et vous encourager de nouveau à persévérer dans la tâche
laborieuse et difficile que vous avez entreprise.
« Les intentions droites dont vous êtes animé m'inspirent
la confiance que vous continuerez votre travail dans le même
esprit de sagesse, d'impartialité, et que vous saurez tou-
jours vous tenir en garde contre les écarts si funestes de
l'exagération et de la nouveauté, devenus néanmoins si
communs de nos jours. C'est en persistant avec une religieuse
exactitude dans cette ligne de conduite que vous accomplirez
une oeuvre qui, j'aime à le croire, sera utile à la cause de la
Religion, contribuera à l'instruction du Clergé et dissipera
bien des préjugés contre l'Eglise de France, si grande et si
vénérable à toutes les époques de notre histoire.
« Recevez, mon cher abbé, l'assurance bien sincère de mes
sentiments les plus affectueux en Jésus-Christ.
« Signé f M.-A., évêque de Blois.
Blois, le 5 avril 1848. »

Mgr Fabre des Essarts affirme qu'il a lu une partie des


trois volumes de mon ouvrage et que des prêtres recommanda-
bles lui avaient adressé leurs rapports sur ces volumes.
Son successeur, M. Pallu, dans la lettre qu'on a lu précé-
— .188 —-

demment, ose affirmer que Mgr Fabre des Essarts n'avait lu


que quelques pages de mon ouvrage ; il ose affirmer qu'il ne
louait pas les choses que lui, Pallu, avait relevées. La pre-
mière assertion est un mensonge ; la seconde est idiote. En
effet, Mgr Fabre des Essarts, en reconnaissant te soin con-
sciencieux apporté dans mes recherches, l'exactitude de la
doctrine que j'ai exposée, le bon esprit qui règne dans l'en-
semble de mon ouvrage, les intentions droites dont j'étais
animé, n'a-t-il pas condamné d'avance tout ce que M. Pallu
a relevé dans mon ouvrage? On dirait que ce Pallu s'est
appliqué, dans sa lettre, à contredire son prédécesseur. Il était
persuadé, sans doute, qu'il était un savant et que Mgr Fabre
des Essarts n'était qu'un ignorant. Les Morisset, Doré et Ce
lui auront inspiré cette idée. Ils l'avaient inspirée préalable-
ment au Solitaire, auteur de la Biographie du-clergé contem-
porain, le diacre Barbier, chassé du séminaire d'Orléans, et
condisciple de ces messieurs au dit séminaire. Le diocèse de
Blois n'ayant été rétabli qu'en 1823, le département de Loir-
et-Cher ne formait qu'un diocèse avec celui d'Orléans. Bar-
bier trouva étrange que Mgr de Sausin eut fait venir de son
pays M. l'abbé Fabre des Essarts pour l'aider dans son admi-
nistration, et ne se soit pas contenté des Doré, Morisset et
autres de ses amis. Il fit donc un pamphlet ignoble contre
M. Fabre des Essarts, qu'il connaissait si peu qu'il ne savait
même pas écrire son nom. A ses yeux, comme aux yeux de
ses correspondants, M. l'abbé Fabre des Essarts était un
ignorant qui passait son temps à soigner sa chevelure, qui ne
connaissait même pas les éléments de la théologie, ne pou-
.
vait écrire deux mots qui se lient l'un à l'autre. Cependant,
Barbier avoue qu'il eut du succès dans ses études ; qu'il fut
professeur au séminaire de Valence et qu'il devint principal
du collège de cette ville. C'est de là qu'il passa à Blois sur la
demande du vénérable Mgr de Sausin qui était du même pays
que lui et qui le connaissait bien.
- - i8g

Les impertinences de Barbier étaient mot d'Evangile pour


ceux qui entouraient Mgr Fabre des Essarts, et je peux croire
que leurs mauvais sentiments à mon égard étaient un écho de
ceux qu'ils nourrissaient contre le vénérable évêque qui me
témoignait beaucoup d'affection et qui. encourageait mes tra-
vaux.
Si Mgr Fabre des Essarts n'était pas un aigle, comme
nous l'avons dit, il ne méritait certes pas le mépris d'un
Pallu qui n'était qu'un âne mitre, comme disait mon respec-
table ami Martin de Noirlieu. En voyant ce Pallu se mettre
ostensiblement en contradiction avec son prédécesseur, ne
doit-on pas en conclure qu'il n'avait pas le sentiment des plus
simples convenances? Etait-ce un beau spectacle que celui
d'un évêque qui affectait de se mettre en contradiction avec
son prédécesseur?
L'approbation de Mgr Fabre des Essarts n'était pas une
simple formalité. J'en trouve la preuve dans une lettre que
Mgr Allou, évêque de M eaux, m'écrivait trois ans après la
mise à l'index de mon ouvrage. Mgr Allou était un de mes
premiers approbateurs. Voici un extrait de sa lettre :

« 6 février 55.

« MONSIEUR L'ABBÉ,

« Quant à moi, Monsieur l'abbé, je suis bien aise que vous


m'ayez fourni l'occasion de vous écrire. J'avais lu avec grand
plaisir les deux premiers volumes de votre histoire ecclésias-
tique et j'avais eu des entretiens très confidentielsà votre sujet
avec le saint évêque de Blois. .
« M'intéressant vivement à votre avenir, j'ai été bien pro-
fondément affligé de tout ce qui s'est passé depuis, et je fais
des voeux pour que vous fournissiez à tous ceux, qui vous
aiment les moyens de vous défendre.
— 190 —

« Agréez, Monsieur l'abbé, l'assurance de mon sincère


dévouement.
« f AUGUSTE, évêque de Meaux. »

ff Les mots très confidentiels sont soulignés par Mgr Allou


lui-même.
Le saint évêque de Blois, comme s'exprimait Mgr Allou,
avait donc pour moi et mon ouvrage les sentiments qu'il
exprimait dans sa lettre approbative.
C'est en lisant cette lettre approbative que Mgr le cardinal
de la Tour d'Auvergne-Lauraguais, évêque d'Arras, eut la
pensée d'approuver mon ouvrage. Voici son approbation :

Hugues-Robert-Jean-CharlesDE LA TOUR D'AUVERGNE-


«
LÂURAGUAIS, par la miséricorde de Dieu et la grâce du
Saint-Siège apostolique, cardinal-prêtre de la Sainte Eglise
romaine, du titre de Sainte-Agnès (extra moenia), évêque
d'Arras, grand'croix de la Légion d'honneur, décoré' du
Pallium.
« J'ai eu une très heureuse pensée en promettant de m'unir
à l'approbation que donnerait sur l'Histoire de l'Église de
France, par M. l'abbé Guettée, Mgr l'évêque de Blois. Ce
que cet illustre Pontife en dit, suffirait assurément pour se
convaincre du mérite de cet ouvrage, si cette même appro-
' bation n'invitait point à vérifier par soi-même la haute portée
de cette oeuvre. Nous nous livrons à cet examen par une
lecture sérieuse et suivie, et nous éprouvons déjà, avec un
sentiment profond d'admiration, une reconnaissance sincère
pour son savant et judicieux auteur. Cette histoire est
un monument durable de la gloire de l'Eglise gallicane. A
son aide, on apprendra à mieux connaître la fille aînée de
l'Eglise catholique. Nous ne nous permettons pas toutefois
d'imposer notre jugement à personne, ce privilège est celui
— îgi —

dés savants ; mais nous serions heureux si l'intérêt que nous


inspire cet ouvrage recevait par l'adoption de tous les érudits
un assentiment général qui honorerait infiniment l'auteur et
nous flatterait nous-même.
« Nous n'hésitons point, en attendant, à le recommander
au clergé de notre diocèse.
« Arras, le 28 mai 1850.
« t Ch., Card. DE LA TOUR D'AUVERGNE-LAURAGUAIS,
évêque d'Arras.
Par mandement de Son Eminence,
TERKINCK, ch., sec. gén.

Mgr le cardinal de la Tour d'Auvergne Lauraguais aurait


pu occuper le premier siège épiscopal de France. Dès. qu'un
siège métropolitain était vacant, le gouvernement le lui
offrait. Lorsque Mgr Affre mourut victime de sa charité, on
offrit au vénérable cardinal l'archevêché de Paris. On y mit
tant d'instance qu'il alla à Paris pour refuser positivement
l'honneur qu'on lui offrait, et répondre verbalement à toutes
les instances. Comme on continuait dans les journaux à dire
qu'il accepterait, il écrivit à l'Ami de la religion une fort
belle lettre dans laquelle il affirmait qu'il resterait jusqu'à sa
mort dans sa chère Eglise d'Arras.
Il gouverna cette Église un demi-siècle, entouré de la véné-
ration de ses diocésains.
Si, en arrivant à Paris, j'y avais rencontré comme
archevêque ce respectable prélat qui avait approuvé, en si
bons termes mon Histoire de l'Eglise de France, je n'au-
rais certainement pas été censuré par la Congrégation de
l'Index. Cette boutique y aurait regardé à deux fois avant
d'entrer en lutte avec un grand évêque-cardinal qui avait
conservé religieusement les grandes traditions de l'Eglise
gallicane. Dois-je regretter qu'il n'en ait pas été ainsi? Non,
—- 192 —

Protégé'-'par le cardinal de la Tour d'Auvergne Lauraguais,


je n'aurais pas eu occasion d'étudier de près les questions sur
lesquelles l'Église occidentale était en discussion avec l'Eglise
catholique orthodoxe. Je serais resté avec les préjugés que l'on
m'avait imposés dès mon enfance, au nom de la foi, et je
n'aurais pas eu le bonheur de connaître cette grande et véné-
rable Eglise qui a conservé si soigneusement les traditions de
l'Eglise primitive et vraiment chrétienne.
Donc, en conservant dans mon coeur le respect que j'ai tou-
jours professé pour le saint cardinal qui m'aimait et m'approu-
vait, je ne puis regretter de ne l'avoir pas eu pour évêque
quand j'arrivai à Paris.
Parmi mes approbateurs, je dois compter Mgr Robiou de
laTréhannais, ancien évêque de Coutances. C'était un vétéran
de l'Episcopat, et un fidèle gardien des traditions de l'Église
de France. J'étais arrivé au douzième volume de mon ouvrage
et la Congrégation de l'Index avait doublé ses censures,
lorsque Mgr Robiou de la Tréhannais m'écrivit les deux
lettres suivantes :
« Rennes, le 20 novembre 1856.

« MONSIEUR L'ABBÉ,

«Permettez à un vieil évêque de vous transmettre confi-


dentiellement son opinion sur l'oeuvre importante que vous
venez de publier sous le nom d'Histoire de l'Eglise de
France.
« Cette production si remarquable par son orthodoxie
inattaquable, par la solidité des preuves qui lui servent d'ap-
pui et le bon esprit qui s'y rencontre à chaque page, me
paraît destinée à dissiper entièrement les nuages qu'un esprit
de coterie a essayé d'amonceler autour des antiques traditions
françaises recueillies par l'ancien épiscopat, en 1682.
« Ce serait une erreur de s'imaginer que nos
évêques
— ig3 —

actuels auraient déserté les enseignements que leur ont trans-


mis leurs devanciers. Je crois les connaître assez pour assurer
que l'immense majorité de ces prélats repousse avec énergie les
nouvelles doctrines dont le journal l'Univers s'est fait, de nos
jours, le zélé et infatigable propagateur. Grand nombre
d'entre eux, il est vrai, se tiennent à l'écart et n'osent mani-
fester au dehors leur manière de penser. Ils croient que la
prudence leur en fait un devoir! Le journal l'Univers exerce
aujourd'hui une si grande influence sur le clergé de second
ordre, que ses premiers pasteurs paraissent avoir à redouter
l'espèce de censure que ce même journal exerce quelquefois
sur.quelques-uns d'entre eux. Ce motif est le seul qui tient
nos évêques dans la réserve à ce sujet ; mais, à quelques rares
exceptions près, tous nos vénérables prélats professent avec
vous, Monsieur l'abbé, que le Saint-Père est le chef de l'Eglise
universelle; qu'il a, de droit divin, primauté d'honneur et de
juridiction sur toutes les Eglises particulières; que le siège
sur lequel il est assis est le centre essentiel de l'unité catho-
lique, dont on ne peut se séparer sans cesser de faire partie de
l'Eglise; mais aucun d'eux ne croit à Y absolutisme de la cour
de Rome ; pas même à celui du Souverain-Pontife, dans
lequel ils reconnaissent de divines prérogatives, mais préroga-
tives expliquées par les canons de l'Eglise, dans des bornes
peut-être trop peu précisément formulées par ces mêmes
canons; enfin, nos évêques croient avec les conciles de Con-
stance, de Bâle et de Florence, avec toute l'antiquité, que les
lois de ces saintes assemblées, qui représentaient l'Eglise uni-
verselle, atteignent et obligent le Pontife-Romain comme tous
les autres membres de l'Eglise. Ils sont attachés, par des liens
de conscience, à la papauté ; ils la respectent sincèrement et
désirent sa prospérité autant, et plus peut-être, que les
ardents zélateurs des nouvelles doctrines, sans toutefois la
séparer du corps des autres évêques. Ils .connaissent tous, ces
— i.94 —

paroles de saint Cyprien : « Episcopatus unus est cujus a sin-


« gulis, in solidum pars tenetur ».
« Il me reste une grâce à vous demander, Monsieur l'abbé :
je serais heureux, avant de mourir, de voir le complément de
votre ouvrage; je veux dire les Mémoires pour servir à
l'Histoire de l'Eglise de France, depuis le Concordat
de i8ot jusqu'à nos jours. Vous les avez promis, Monsieur
l'abbé, à la fin du 12e volume de votre histoire. J'attends,
avec bonheur, la réalisation de cette promesse.
« Veuillez agréer l'assurance du bien respectueux attache-
ment avec lequel j'ai l'honneur d'être, Monsieur l'abbé,
« Votre très humble et obéissant serviteur,
« Y L. J., anc. év. de Coutances. »

« MONSIEUR L'ABBÉ,

« Il n'y a rien d'étonnant, rien qui doive surprendre


l'homme de foi dans la conduite que le parti tient à l'égard de
l'auteur de l'Histoire de l'Eglise de France. Cette coterie a
pour objet de présenter au public, comme vérité, l'opinion
insoutenable qui donne au chef de l'Eglise le pouvoir le plus
absolu sur toutes les affaires qui la concernent. Cette préten-
tion si notoirement contraire aux documents de l'histoire, si
formellement opposée aux enseignements que l'Eglise a
donnés à Constance, à Bâle et même à Florence, exalte ses
partisans et les emporte loin des bornes de la raison et surtout
de la divine charité.
« Nos brouillons veulent, à tout prix, faire triompher leur
système reproduit, de nos jours, par M. de Maistre, et par le
trop célèbre Lamennais. Ce qui m'étonne, ce n'est pas seule-
ment l'abdication que font de leurs droits les plus sacrés quel-
ques-uns de nos prélats, en adoptant l'ultramontanisme
moderne; mais ce que je renonce à expliquer, c'est leur rup-
— 195 —

ture si tranchée avec les nobles et catholiques traditions de


nos pères !
« Prions Dieu avec ferveur, Monsieur l'abbé, et notre
Divin Maître les environnera du secours de sa grâce et leur
montrera la vérité où elle est.
« Ce qui les entraîne au delà du vrai et du juste, ce n'est
pas seulement l'aveuglement qui accompagne toujours la pas-
sion exaltée, mais c'est aussi le triste laisser-aller que le pou-
voir temporel a si malheureusement adopté comme règle de
conduite dans toute cette affaire. Osons espérer que bientôt il
en sera autrement.
« On assure que le nouveau ministre de l'instruction
publique et des cultes est remarquable par la connaissance
approfondie qu'il a du droit public ecclésiastique.et qu'il veut
l'accomplissement des lois. S'il manifeste avec fermeté cette
opinion, vous verrez bientôt les plus zélés partisans des nou-
velles doctrines les abandonner ; vous verrez surtout M. l'ar-
chevêque de Paris soutenir de tout son pouvoir, honorer et
récompenser les défenseurs généreux et zélés de nos antiques
doctrines.
« Quant aux mémoires qui doivent faire suite à l'Histoire
de l'Eglise de France, ne serait-il pas possible d'écrire les
noms propres, en se contentant de publier les faits sans appré-
ciation trop tranchée.
« Dans ce cas, les dangers que vous redoutez existeraient-
ils encore?
« Savez-vous si votre Histoire de l'Eglise de France est
connue en haut lieu. Il serait peut-être bon que vous la fissiez
parvenirjusque-là. Avez-vous quelquesrelations avec MM. du
ministère? avec M. Rouland fils, chef du cabinet? Le coura-
geux directeur de Marie-Thérèse pourrait peut-être vous faci-
liter l'entrée des bureaux du ministre.
« Je me suis permis (ceci est très confidentiel, comme tout
— 196 —
le reste), je me suis permis de dire un mot de votre Histoire
en haut lieu. Mais je n'ai plus aucun crédit. Je n'entretiens
de relations avec le pouvoir que pour obtenir l'érection cano-
nique du chapitre impérial. Jusqu'ici mes efforts sont restés
sans effet, encore bien qu'on me laisse espérer un succès ! ! !
« Veuillez agréer, Monsieur l'abbé, la nouvelle assurance
de mon bien respectueux attachement en Notre-Seigneur.

« f L. J., anc. év. de C.

« Rennes, le 28 novembre 1S56. »

Mgr Robiou de la Tréhannais était, comme on l'a vu,


très partisan du pouvoir de la papauté ; il n'apercevait pas la
contradiction qui existe entre une papauté divine, centre
divin d'Unité, et une papauté soumise aux lois de l'Eglise.
L'Eglise de France avait conservé de très bonnes doctrines
qui lui venaient de l'ancienne orthodoxie, mais la papauté
avait fini par lui imposer quelques dogmes de son invention.
De là la contradiction qui existait dans le gallicanisme.
L'épiscopat se débattait contre les entreprises sans cesse
réitérées de la papauté, mais il craignait toujours de dépasser
les bornes et d'arriver à une rupture qu'il considérait comme
un schisme. Les théologiens gallicans parlaient comme les
évêques, et moi, simple historien, absorbé par d'innombrables
recherches et lectures spéciales, j'avais accepté ce que théolo-
giens et évêques regardaient comme un dogme de foi. Cette
doctrine me fit commettre quelques erreurs; cependant, elle
n'influa pas sur mes études au point de me faire abandonner
les traditions orthodoxes conservées par l'Eglise de France,
et que mes adversaires m'ont reprochées comme autant
d'erreurs.
Ces reproches m'honorent ; je suis heureux que les circon-
stances m'aient permis de compléter mes croyances ortho-
— 197 —

doxes, au point de me trouver d'accord avec la véritable


Eglise catholique orthodoxe.
Parmi les évêques de France qui m'ont encouragé, même
après les censures de.l'Index, je dois mentionner Mgr Coeur,
évêque de Troyes. Ce vénérable évêque fut le plus grand
orateur chrétien en France, pendant le XIXe siècle. Pendant ce
siècle, on a entendu un grand nombre de prédicateurs et de
conférenciers célèbres; nous ne contestons pas leurs mérites
divers, quoiqu'on les ait beaucoup surfaits; mais ils n'étaient
pas orateurs. Lacordaire lui-même, fit voir qu'il ne l'était
pas, lorsqu'il voulut parler à l'assemblée constituante de 1848.
Mgr Coeur surpassa tous les prédicateurs, et il ne s'humilia
jamais jusqu'à solliciter les éloges intéressés de telle ou telle
coterie. Toute sa vie, il resta dans une noble indépendance.
Dès le séminaire ses condisciples l'appelaient le petit aigle.
Petit aigle devint grand, et s'il n'atteignit pas l'envergure de
l'aigle de Meaux, il fut un de ceux qui en approchèrent le
plus.
Mgr Coeur ne me connaissait encore que de réputation,
lorsqu'il suivait avec un vif intérêt mes diverses-publications.
Son frère, qui était en même temps son vicaire-général,
m'écrivait souvent et me faisait connaître la sympathie que
Mgr de Troyes éprouvait pour moi. Il m'écrivit : « Monsei-
gneur a une haute estime pour votre talent; et, pour votre
personne une affection sincère. Son plus grand désir serait de
vous voir heureux et honoré ».
Je fis la connaissance personnelle de Mgr Coeur ; lorsqu'il
venait à Paris, dans son petit appartement de la rue de l'Est,
il m'invitait à de bonnes et intéressantes causeries dans
lesquelles l'excellent évêque me parlait avec une franchise, un
laisser-aller que je n'avais encore rencontré chez aucun autre
évêque.
Dans une de ses lettres, l'abbé Coeur m'écrivit : « Monsei-
— ig8 —

gneur a reçu le XIe volume de votre bel ouvrage et je sais qu'il


le lit avec un ardent intérêt. Il admirait, hier encore, la pro-
fondeur et la pénétration de votre jugement sur le grand
siècle. Vous l'avez ravi par la manière dont vous parlez de
Bossuet. »
Monseigneur voulut me donner lui-même la preuve des
sentiments qu'il éprouvait pour moi, et il m'écrivit la lettre
suivante :

« Troyes, le 25 janvier 1855.


ÉVÊCHÉ
m TROYES.

« TRÈS VÉNÉRABLE ET DOCTE ABBÉ,

« Tout ce qu'on a pu vous dire, en mon nom, est bien


faible auprès de ce que je sens. J'ai pour vous de l'admiration
et une sorte de tendre respect. On ne peut donner moins à
tant de rares qualités que Dieu a mises en vous. Nous avons
force gens qui déclament et s'enrouent sous prétexte d'his-
toire ; vous seul êtes historien : et votre caractère est digne de
votre talent. La vérité imprime à ceux qui l'aiment le sceau
propre de sa majesté : elle l'a mis sur votre front, un jour on
vous rendra justice, quand on sera revenu de cette agitation
maladive, au calme du bon sens.
« Que Dieu vous garde, Monsieur et docte abbé, pour le
salut de l'avenir et le bien de l'Eglise!

« f P.-L., évêque de Troyes. »

Quand on a reçu une pareille lettre d'un des plus grands


évêques de France, on peut se consoler des insultes de quel-
ques pierrots comme Pallu, Cousseau, Baillés et l'odorant
Villecourt.
D'autres évêques avaient pour moi beaucoup d'estime et
de sympathie, mais ils n'osaient pas parler haut. Mgr Robiou
— i99 —
de la Tréhannais en a donné la vraie raison dans ses lettres.
Plusieurs m'écrivaient pour me demander des renseigne-
ments et terminaient leurs lettres par une formule analogue
à celle-ci : « Veuillez agréer, Monsieur l'abbé, l'assurance
de tous mes sentiments de respectueuse considération :

« CHARLES, évêque de Montpellier. »

On n'écrit pas ainsi à un prêtre, dont l'ouvrage aurait été


justement censuré.
Je ne dis rien des approbations reçues avant la censure de
mon ouvrage par l'Index. Elles étaient nombreuses et dépas-
saient le chiffre de quarante. J'aurais pu en compter un plus
grand nombre, si j'avais pris des compliments pour des appro-.
bâtions, comme j'en aurais eu le droit. Mais, après la censure
de mon ouvrage, je ne pouvais user de ces approbations.
Comme me l'a écrit Mgr Robiou de la Tréhannais, les
évêques étaient, pour la plupart, sous le joug de la secte
ultramontaine, et si j'avais publié leurs lettres approbatives,
je leur aurais fourni l'occasion de protester contre la publica-
tion de lettres qui n'étaient pas destinées à la publicité, et de
déclarer qu'ils se soumettaient au décret de l'Index. C'est ce
qu'aurait voulu un reptile venimeux, Dulac de l'Univers. Il
eut l'insolence d'écrire que je n'avais pas reçu les approbations
dont j'avais fait mention. Il me rabaissait jusqu'à sa catégorie.
Il comprenait bien que je ne pouvais publier les lettres sans
l'assentiment de ceux qui me les avaient écrites, et il abusait
de ma situation d'honnête homme pour m'adresser ses imper-
tinences. M. Sibour me demanda un jour mes lettres appro-
batives; je les lui remis. Quelques jours après, il me les rendit
en me demandant de lui en laisser quelques-unes. Je né pou-
vais les lui refuser ; je ne sais ce qu'il en a fait. Pour les
autres, je les confiai à un libraire qui m'acheta pour onze
mille francs d'exemplaires de mon ouvrage. Il devait lés
200

mettre entre les mains de ses voyageurs qui en useraient dans


les diocèses dont les évêques m'avaient approuvé. Quant à
Dulac, je ne m'humiliai jamais jusqu'à prendre au sérieux ses
impertinences. Il était,si peu sûr de lui, lorsqu'il soulevait
cette question, qu'il se rangea à l'avis d'un M. Follioley qui
essaya d'expliquer les fameuses approbations dans un journal
intitulé : Je Messager de l'Ouest. Ce M. Follioley annonça
un jour que j'avais, en effet, reçu de nombreuses lettres
approbatives, et qu'il tenait ce renseignement d'un évêque.
L'Histoire de l'Eglise de France, ajoutait-il, a été envoyée
à tous les évêques de France à titre gratuit. Les évêques ont
cru devoir remercier l'auteur et lui faire quelques compli-
ments. Telle est l'origine des fameuses lettres approbatives.
Il n'y a qu'un petit inconvénient à cette théorie : c'est
qu'elle est bâtie sur une assertion absolument fausse. Mon
ouvrage n'a été envoyé gratis à aucun évêque de France ;
ceux qui l'ont reçu n'avaient à me faire, par conséquent, ni
remerciements, ni compliments pour ma gracieuseté.L'évêque
quia renseigné M. Follioley n'était pas lui-même très bien
renseigné, et n'avait certainement pas reçu gratis un exem-
plaire.
Si je n'ai pas publié les lettres approbatives, il faut s'en
.
référer aux motifs que j'ai exposés ci-dessus et qui reçurent
l'approbation de M. Sibour.
Dulac avait manqué son coup, et n'avait pas le bonheur de
voir mes anciens approbateurs défiler sous ses yeux avec des
désaveux plus ou moins explicites de leurs anciennes appro-
bations. Comme les ultramontains auraient été heureux de
voir leur système imposé à une foule d'évêques, dont la
réserve leur était si désagréable! L'ulîramontanisme ne s'était
pas encore imposé comme dogme, et la plupart des évêques
refusaient de se soumettre au joug de Gousset et de Guéranger.
Cependant, les événements postérieurs ont prouvé que j'avais
— 20I —

bien jugé les évêques en ne comptant pas sur un acte tant soit
peu énergique de leur part. En publiant leurs lettres, j'aurais
fourni aux ultramontains une belle occasion de chanter sur
tous les tons que l'épiscopat français était avec eux. Je n'ai
pas voulu leur donner cette satisfaction.
Dulac avait des attaques de nerfs dès qu'il entendait pro-
noncer mon nom. Il faut dire que je ne lui laissais pas la
liberté de m'insulter et que je répondais à toutes ses injures
par des articles qui avaient le don de le surexciter au suprême
degré. Il m'avait déclaré dès le début, que l'Univers n'accep-
terait de moi aucune réponse. Il voulait donc m'attaquer et
me refuser tout droit de réponse dans son journal. Je ne lui
laissai pas la consolation de se poser en vainqueur vis-à-vis
de ses lecteurs ; à toutes ses attaques, j'envoyais ma réponse
par ministère d'huissier, conformément à la loi. Il essayait de
répliquer, et aussitôt il recevait une nouvelle réponse par la
même voie. Il devint furieux et se plaignit de mes procédés.
Encore M. l'abbé Guettée et son huissier, s'écriait-il, comme
si ce n'était paslui qui m'obligeait à me servir d'un huissier. Je
ne lui répondais, ajoutait-il, que pour faire de la réclame dans
son journal. Je ne tenais pas plus à la réclame dans l'Univers
que dans les autres journaux, il le savait bien. La grande thèse
de Dulac était celle-ci : que le gallicanisme est condamné par
le pape ; que les évêques de France ont adhéré à l'ultramonta-
nisme dans quelques conciles provinciaux tenus depuis 1848.
C'était pauvre. Avant 1S48, les évêques, ne pouvant se réunir
en concile, demandaient à grands cris la liberté de réunion.
La République de 1848 leur donna cette liberté. Dans quel-
ques provinces ecclésiastiques les évêques se réunirent. Que
firent-ils? Rien. Les actes sont là, pour prouver- qu'ils ne
savaient que faire de cette liberté qui leur était octroyée. Ils
renouvelèrent quelques règlements déjà en vigueur, et ils
firent quelques courbettes devant l'idole de Rome. Voilà tout.
— 202 —
Dulac voyait dans ces courbettes l'abolition du gallica-
nisme. Il en concluait que la Congrégation de l'Index avait,
en France, une autorité souveraine, et que je devais faire acte
de soumission publique, sous peine d'être en révolte contre
le pape et contre l'Eglise. Le conciliabule de La Rochelle
fournit surtout à Dulac une magnifique occasion de m'atta-
quer. Je n'eus pas de peine à répondre à toutes ses théories
qui attestaient chez lui la plus crasse ignorance. Mes réponses
intéressaient vivement des abonnés de l'Univers, qui m'écri-
vaient que mes articles les instruisaient sur des questions qui
n'avaient pas encore été aussi bien traitées, et qui me priaient
de les continuer.
Les collaborateurs de Dulac eux-mêmes comprenaient que
leur défroqué n'avait pas le beau rôle. Un d'entre eux,
M. Jules Gondon allait quelquefois aux soirées de M. Garcin
de Tassy. Cet excellent homme, qui était pour moi un ami
sincère, recevait dans son salon des hommes de toutes les
opinions. M. Jules Gondon y fut bien accueilli. M. Garcin
de Tassy suivait avec le plus grand intérêt ma polémique avec
Dulac. M. Jules Gondon étant allé en soirée chez lui, il le fit
causer sur cette polémique. M. Gondon ne se gêna pas pour
lui dire, qu'elle n'était pas à l'honneur de l'Univers. Dulac,
ajouta-t-il n'est pas de force à lutter contre M. l'abbé Guettée,
un vrai savant. Dulac est battu, archi-battu; nous l'engageons
à en finir avec cette polémique, mais il s'obstine. Il faudra
bien cependant que cela finisse bientôt.- En effet, Dulac ne
répondit pas un seul mot à la dernière réponse que je lui
adressai. Ilm'ôta ainsi le droit d'écrire dans l'Univers. Je n'y
tenais pas, mais je voulais écraser l'impertinent qui m'avait
si souvent-insulté. C'est ce qui eut lieu, et Dulac, en s'éclip-
sant est convenu de sa défaite.
On aurait pu croire que Dulac, ex-membre de la Congré-
gation de Solesmes, aurait au moins soulevé contre moi une
203

question historique, et essayé de prouver que je m'étais


trompé sur tel ou tel point. Il s'en garda bien. Il aimait
mieux faire remarquer qu'un libraire vendait mon ouvrage
au rabais, ce qui le transportait d'aise. Il s'agissait du libraire
qui m'avait acheté pour onze mille francs d'exemplaires.
Comme il me les avait bien payés, il était libre d'en faire ce
qu'il voulait, même de les donner gratis. Dulac voyait dans
le rabais du libraire un symptôme de décadence de l'opération
tout entière. Je ne daignai pas répondre à cette sottise.
J'aurais pu cependant m'amuser aux dépens de Dulac et des
deux volumes qu'il avait publiés sur la papauté. Passant un
jour devant l'étalage d'un libraire en vieux, au coin de la rue
de la Banque et de la place de la Bourse, je m'arrêtai pour
bouquiner selon mon habitude. Mon attention fut attirée sur
une vraie colonne de brochures, toute une édition évidem-
ment. C'était l'ouvrage de Dulac. Le libraire m'offrit les deux
volumes pour cinq sous. C'est beaucoup trop cher, lui dis-je;
vous'avez acheté tout le paquet au poids et à bon compte,
car le papier n'est pas bon même pour les épiciers; je n'en
voudrais pas à un sou le volume. Le libraire sourit et m'avoua
que pour se débarrasser de son acquisition, il allait'mettre
l'ouvrage à la fonte. Dulac avait obtenu un beau succès,
comme on voit, et pouvait bien regarder comme un symp-
tôme de décadence pour-l'Histoire, de l'Eglise de France,
le prix de 40 francs qu'un libraire avait fixé pour sa librairie,
ce qui n'empêchait pas l'ouvrage d'être vendu 72 francs
par d'autres libraires.
Aux insultes de Dulac, je puis opposer les éloges que les
hommes les plus doctes m'adressaient.
Depuis que j'avais commencé ma publication, M. l'abbé
Caillau, bien connu par ses ouvrages et, en particulier, par.
ses éditions des Pères de l'Eglise, rendait compte de m'es
volumes dans la Bibliographie catholique. Avant de mourir,
— 204 —

il put encore rendre compte de mon cinquième volume. Voici


le début de son article :
« Nos articles précédents (tome VII, pages i5 et 174, et

« tome IX, page 35g) ont dû suffisamment fixer nos lecteurs

« sur le mérite de cet excellent ouvrage; le seul devoir


qui
« nous reste à remplir est de constater le soin consciencieux
« de l'auteur à marcher toujours dans la droite
voie, à
« maintenirpartout les vrais principes, et
à ne pas se laisser
« détourner par la difficulté des temps qu'il est obligé de
« parcourir, de cette scrupuleuse exactitude , de cette

« inexorable impartialité qui font le caractère distinctif du


« véritable historien. Or,
toujours appuyé sur les pièces
« originales, collecteur
fidèle des anciennes chartes et des
« narrations anciennes, auteur et non copiste, M. l'abbé

« Guettée a su se maintenir dans ce volume à la hauteur qu'il

« avait atteinte dans les précédents, et c'est avec


le plus
a grand intérêt que nous l'avons suivi dans le cours des cent
« trente ans qu'il déroule avec ordre et clarté
devant nos
« yeux (iog6 à 1226). »
Après avoir analysé le volume, M. l'abbé Caillau s'expri-
mait ainsi :
« On ne finit un volume de cet intéressant ouvrage qu'avec
« le désir d'avoir bientôt le suivant à sa disposition. Espé-

« rons que, sans nuire à la perfection du travail, les autres

« volumes se.succéderont aux époques fixées. On en promet


« un tous les trois mois, et on nous assure que l'ouvrage sera

« complet à la fin de l'année i852. Ces dou^e volumes seront


« un monument glorieux élevé en l'honneur de l'Eglise de

« France ; le nom de M. l'abbé Guettée y restera gravé pour


« recueillir les éloges de nos successeurs, après sa mort,
« comme, durant sa vie, il aura reçu le témoignage de notre

« juste satisfaction. »
.
Je puis bien opposer les éloges d'un prêtre, aussi pieux que
savant aux impertinences d'un Dulac.
200

Dans la Galette de France, M. l'abbé Delpy, collabora-


teur de M. de Lourdoueix, parla ainsi de mon ouvrage :
« Dans la situation toute spéciale qui est faite aujourd'hui
à l'Église de France, il est de notre devoir de signaler à nos
lecteurs les travaux sérieux des hommes qui ont eu le courage
d'entrer dans la lice pour défendre la vérité.
« Parmi ces travaux, celui que l'on peut, à notre avis,

mettre au premier rang, est la belle et remarquable Histoire


de l'Eglise de France de M. l'abbé Guettée. L'érudition, le
style, la narration facile, et surtout les connaissances théolo-
giques et philosophiques de l'auteur font de son livre un livre
à part, qui, par le fond comme par la forme, se distingue de
toutes ces productions indigestes qui encombrent de nos jours
les bibliothèques ecclésiastiques.
« On est étonné, en lisant son livre,
des immenses études
qu'il a dû faire, et ce qui plaît surtout, c'est que son érudition
ne fatigue pas. Peut-être cet avantage, peu ordinaire aujour-
d'hui, vient-il de ce que M. l'abbé Guettée ne tient pas à
paraître érudit, bien qu'on sente partout qu'il l'est à un degré
éminent. Ce sentiment résulte principalement de fensemble
de ses récits, qui ne sont pour ainsi dire qu'un reflet de tous
les monuments historiques de notre Eglise. »
J'allai remercier l'abbé Delpy de son article si flatteur pour
moi. Cet honorable ecclésiastique avait connu M. Gousset à
Périgueux. Lorsqu'il était évêque de ce diocèse, M. Gousset
avait conçu l'idée de publier deux cours de théologie en fran-
çais l'un de théologie dogmatique, l'autre de théologie
,
morale. Comme toutes les théologies classiques étaient en
latin, M. Gousset choisit les traités qui lui convenaient dans
telle ou telle de ces théologies, et les donna à traduire aux
professeurs de son séminaire. Ces messieurs se déchargèrent
de ce travail sur leurs élèves, de sorte que ce sont en réalité
les élèves du séminaire de Périgueux qui firent les théologies
2o6

de.M. Gousset. Nous voulons bien croire que le docte évêque


revit le travail, surtout pour le bourrer d'ultramontanisme et
de la doctrine immorale que Liguorio avait copiée dans les
casuistes. M. Gousset aimait à copier; c'est ainsi qu'il avait
copié des extraits de Lamennais pour en enrichir les anciens
ouvrages théologiques qu'un libraire de Besançon publiait.
Ce copiste devint son Eminence le cardinal Gousset, arche-
vêque de Reims. Ce fut lui qui dirigea l'épiscopat français
dans les sentiers théologiques, tandis que Guéranger, supé-
rieur de la Congrégation de Solesmes, les dirigeait dans les
sentiers liturgiques. Quand on songe à l'influence que Gousset
et Guéranger exercèrent sur l'Eglise de France, on est vrai-
ment honteux pour cette grande Eglise, autrefois la plus
orthodoxe, la plus savante, la plus illustre de l'Occident!
La Galette de France inséra un second article en faveur
de l'Histoire de l'Eglise de France. Il était signé de mon
ami l'abbé de Cassan-Floyrac. Il fallait du courage alors
pour prendre si ouvertement mon parti contre l'Univers et
son Dulac. L'abbé de Cassan avait du caractère et écrivit
l'article suivant que j'oppose aux impertinences de Dulac :
« M. Dulac s'évertue dans l'Univers à rappeler à ses lec-
teurs que l'Histoire de l'Eglise de France, par M. l'abbé
Guettée, a été mise à l'index. Comme cette même histoire
avait été approuvée par deux évêques français, M. Dulac
espère sans doute faire ressortir par là Y unité de l'Eglise.
Dans notre temps, du reste, et depuis que messieurs de
l'Univers influent tant, dit-on, sur nos affaires, ce n'est pas
le seul exemple qui pourrait être cité.
« Nous répondrons à M. Dulac :

« i-° Qu'il ignore


complètement la valeur et la significa-
tion de l'Index;
« 2° Que nous, gallicans catholiques, nous reconnaissons
aux congrégations romaines le droit de mettre à l'index un
— 207 —'

ouvrage, non seulement pour une seule proposition erronée,


mais encore pour une seule proposition inopportune, ne fût-
elle inopportune qu'à Rome.
« Et de là, la sagesse de nos pères, qui, d'accord sur ce
point avec le Saint-Siège, exigeait pour que l'Index fût reçu
en France, l'approbation des évêques. Aussi voyons-nous
dans les théologiens, même Italiens, que l'Index n'est pas
reçu en France.
« Il suit évidemment de là que lorsqu'un ouvrage est à
l'index, nous ne pouvons le lire qu'avec précaution ; mais il
ne s'ensuit nullement que nous ne devons pas le lire. Excep-
tons toutefois les causes d'hérésies ou de licence de moeurs.
Dans ces deux cas les fidèles doivent s'abstenir.
« Les papes et les prélats italiens n'ont pas pensé autre-
ment, puisque Benoît XIV cite très souvent comme autorité,
le jugement du grand canoniste Van Espen, dont tous les
ouvrages sont mis nominativement à l'index.
« M. Dulac nous répondra peut-être que Benoît XIV, en
sa qualité de pape, avait le droit de décider par lui-même,
dans des livres condamnés, ce qui s'y trouve de bien ou de
mal.- C'est déjà reconnaître ce que je soutiens, qu'un auteur,
pour être à l'index, n'est pas au carcan, ainsi qu'on voudrait
le faire accroire chez nous, et que des ouvrages ainsi censurés
peuvent être utiles, même à des papes.
Mais voici un autre auteur ecclésiastique qui n'est point
pape, mais évêque et théologien, ce qui le rend doublement
suspect sans doute à M. Dulac. Qu'il se rassure toutefois, ce
théologien, cet évêque a été fort loué et fort approuvé par des
papes : c'est saint Liguori. Eh bien! saint Liguori, qui a écrit
une théologie élémentaire et par conséquent à l'usage des
jeunes gens, cite à chaque page des auteurs mis à-l'index. Il
invoque leur témoignage, leur autorité. Quel scandale!
quelle ignorance de la tradition ! Que M. Dulac cherche bien,
— 208 —

et il trouvera, j'en suis sûr, que saint Liguori était abonné à


la Galette de France.
« Quoi qu'il en soit, voilà quelle est sur ce point la tradi-
tion de l'Eglise; car ce que saint Liguori a fait, tous les théo-
logiens l'ont fait et le font encore.
« Concluons que les défauts qui peuvent se rencontrer
dans l'histoire de M. Guettée n'empêchent point qu'elle ne
soit à la foisznz monument catholique national. Cet ouvrage
est surtout mieux pensé et mieux écrit et plus savant, sans
comparaison, que tous ceux dont nous régalent messieurs-
de l'Univers.
« Et à ce propos, M. Dulac devrait se rappeler qu'il a
composé, il y a peu d'années, — avant le 2 décembre toute-
fois, — un écrit qui a pour titre : l'Eglise et l'Etat, écrit
dont le titre même est menteur; il aurait dû bien plutôt être
intitulé : VEglise-Etat, car l'Etat y est perpétuellement
dominé et absorbé par l'Eglise. Là, le pape est le roi des rois
et le seigneur des seigneurs : Rex regum et Dominus domi-
nanlium. — Avis au gouvernement.
« Il n'y a pas jusqu'au droit à l'insurrection qui n'y soit
proclamé en principe, non pas, il est vrai, à la volonté du
peuple, mais bien au gré du pape; et comme le Journal des
Débats crut devoir reprocher à M. Dulac cette dépendance
dans laquelle il plaçait les gouvernements, l'ultramontain
répondit qu'on pouvait être tranquille, que Grégoire XVI et
Pie IX n'entendaient pas autoriser la révolte. Mais si un
nouveau pape jugeait à propos de l'autoriser!... Demandez
à messieurs de l'Univers.
« Du reste, les arguments par lesquels M. Dulac soutient
le droit à l'insurrection sont identiquement les mêmes que
ceux du ministre protestant Jurieu ; ils produiraient le même
résultat.
« La Sacrée-Congrégationde l'Index n'a probablement pas
— 20g —

lu ce livre, puisqu'elle ne l'a point noté, et M. Dulac triomphe,


et M. Dulac nous veut imposer comme autant de dogmes, ses
opinions pendant qu'il croit accabler sous le poids de son
dédain honorable un écrivain de la taille de M. Guettée. Il
sied bien vraiment à messieurs de l'Univers de parler de tra-
ditions alors qu'ils s'efforcent de transformer l'Eglise catho-
lique qui est l'Eglise de la tradition en une Eglise d'absolu-
tisme! Pensent-ils, par hasard, qu'il nous sera défendu de
parler avec saint Cyprien et Bossuet, et qu'ils peuvent parler
à leur aise avec Jurieu?
« Que l'Index de Rome soit comme le grand Homère qui
sommeille quelquefois; pour nous, après avoir rendu aux
congrégations romaines le respect que nous leur devons,
quand il s'agira de nos idées et de nos moeurs nationales, ou
de notre dignité d'homme, nous nous occuperons avant tout
de-n'être pas mis à l'index de la France, à l'index du bon
sens.
« L'abbé de CASSAN-FLOYRAC. »

M. l'abbé de Cassan comprenait bien les démarches si


humbles que j'avais faites vis-à-vis de l'Index; je voulais bien
croire, comme lui, que mon ouvrage n'était pas parfait ; mais,
du moins, je devais connaître les critiques, avant de les
admettre comme fondées, et corriger. Au fond, la Congré-
gation de l'Index n'avait pas lu mon livre; elle l'avait cen-
suré sur les notes de Pallu, endossées par le Consulteur
Gauthier. L'abbé de Cassan le savait bien et ne parlait que
pour la forme des défauts supposés de mon ouvrage. Il
m'avait communiqué son article, chez notre ami commun
Martin de Noirlieu, et je n'avais fait aucune observation. Il
admirait mon livre et son article avait principalement pour
but de mettre Dulac dans l'embarras.
Cet article fut inséré dans la France Centrale de Blois,
'4
210

journal qui avait plusieurs fois changé d'avis à mon égard.


Il était alors dirigé par le frère de mon ami, M, l'abbé de
Belot, qui écrivit les lignes suivantes, pour servir de préam-
bule à l'article de l'abbé de Cassan :
« La Galette de France, dans son numéro du 29 septembre
donnait les plus grands éloges à l'ouvrage si remarquable de
M. l'abbé Guettée, l'Histoire de l'Eglise de France. Cet
article, à ce qu'il paraît, a soulevé les critiques et provoqué les
colères de l'Univers; il ne nous appartient pas, à nous autres
laïcs, de nous mêler de ces querelles si tristes au fond comme
dans la forme qui depuis plusieurs années déjà se produisent
trop souvent entre gens de bien, fidèles et croyants : mais
cependant, tout indignes que nous sommes, nous ne cesserons
d'avoir toujours la plus grande admiration pour cette illustre
Eglise de France, le plus beau fleuron de la couronne du
Père commun des fidèles, sans diminuer en rien notre atta-
chement à l'Eglise romaine. Nous aimons aussi à rendre
hommage au talent vrai et profond avec lequel M. l'abbé
Guettée a su écrire cette longue et instructive Histoire de
l'Eglise de France, disons mieux, celle de la religion chré-
tienne dans notre pays.
« Quoi qu'il en soit, nous pensons qu'il y a quelque gloire

pour le clergé de notre diocèse, que l'un de ses membres ait


entrepris et mené à fin une entreprise digne, par ses recher-
ches et ses travaux, du beau temps des bénédictins, et que le
pays, le clergé et nos lecteurs liront avec le plus grand intérêt
l'article suivant contenant une réponse tout à la fois forte et
spirituelle aux opinions un peu absolues de l'Univers. »
' Ces lignes que M. l'abbé de Belot publia par l'organe de

son frère, qui enprit la responsabilité, sont certainement très


modérées; mais M. l'évêque de Blois, Pallu, pouvait-il laisser
la liberté de m'adresser quelques éloges? Il saisit donc sa
meilleure plume et écrivit de sa propre main une rectification
ÏH
pour la France centrale. Une personne, qui avait ses entrées
à l'imprimerie, m'écrivit que la rectification était bien écrite
par Sa Grandeur elle-même, la voici :
« Mgr l'évêque de Blois a bien voulu nous faire part de la
peine profonde qu'il avait ressentie en lisant un article de
notre numéro du 5 octobre.
« Cet article, extrait de la Galette de France, et relatif à
Y Histoire de l'Eglise de France de M. l'abbé Guettée, con-'

damnée pajrun décret de l'Index, le 22 janvier i852, est précédé


de quelques lignes où il est dit que le pays, le clergé et nos
lecteurs le liront avec le plus grand intérêt.
« Monseigneur nous a déclaré qu'il ne pouvait considérer

que comme l'effet de l'inadvertance l'insertion de cet article


dans notre journal. Il lui serait trop douloureux de penser que
la rédaction de la France centrale pût ne tenir aucun
compte des décisions que le pape a confirmées de son auto-
rité suprême, se complaire à louer, recommander propager
ce que le Souverain-Pontife a blâmé, condamné, interdit ; à
trouver bien qu'on dise, à cette occasion, que l'Index de
Rome, comme le grand Homère, sommeille quelquefois, et
qu'on oppose à l'Index de Rome l'Index de la France et
l'Index du bon sens.
« Attachés comme nous le sommes à la foi catholique et à
l'autorité de notre premier pasteur, nous déclarons une fois
pour toutes que notre intentionné sera jamais d'admettre dans
notre journal rien qui puisse blesser les intérêts de la religion
ou l'autorité du Souverain-Pontife, et contrister le coeur de
notre évêque. Nous regrettons que cet article ait été reçu de
confiance et inséré dans notre journal. »
La prose de Monseigneur parut dans la France centrale
sous la signature de Renard. M. de Lourdoueix, ancien ami
et collaborateur de l'abbé de Genoude, catholique sérieux et
de meilleur aloi que tous les sectaires de l'Univers, prit la
— 212 —
défense de ses collaborateurs l'abbé Delpy et l'abbé de Cassan
Floryac ; il mit à leur place Dulac et le Renard de la France
centrale. L'abbé Delpy, outre l'article que nous avons cité,
s'était prononcé comme l'abbé de Cassan Floryac contre les
doctrines ultramontaines relatives à l'Index. UUnivers jeta
feu et flammes contre les écrivains de la Galette de France.
Ses foudres ne leur firent pas grand mal, et n'effrayèrent pas
mes amis qui me donnaient chaque jour des témoignages de
leur sympathie.
Nous ne pouvons ni les nommer, ni les citer tous. Voici,
une lettre d'un curé qui s'était fait connaître par quelques
ouvrages :

« A Monsieur l'abbé Guettée.

« MONSIEUR L'ABBÉ,

« Ayant pour Paris une occasion sûre, j'en profite pour


céder à un besoin que je ressens depuis longtemps, c'est celui
de vous exprimer mes vives sympathies pour vous, pour vos
ouvrages et pour votre fermeté.
« Les grands courages, les nobles
caractères sont bien
rares de nos jours.
« Ils n'en sont que plus remarquables et plus
dignes d'admi-
ration.
« Et c'est là, Monsieur l'abbé, le sentiment
qu'éprouve pour
vous, votre très humble et dévoué serviteur.

« CH. PAUL SAUSSERET,


« Curé de Dampierre de l'Aube. »

Un prêtre très pieux de Toulouse, ne laissait passer aucune


occasion de me féliciter à l'occasion de la publication de mes
divers ouvrages. C'était l'abbé Lacarère, prêtre de la Congré-
gation de la Mission. Non seulement il souscrivait à mes
ouvrages, mais il faisait de la propagande en ma faveur, et
m'avertissait des tristes menées de mes adversaires. Ce bon
prêtre était outré de tout ce que l'on faisait contre moi. La
piété la plus sincère inspirait ses lettres, mais il m'écrivait
avec une telle franchise que je ne pourrais publier ses lettres,
sans nuire à la Congrégation dont il faisait partie, et qui a
peut-être conservé des membres aussi pieux et aussi ortho-
doxes que lui.
M. l'abbé Dauphin et son ancien professeur de philosophie à
Oullins, l'abbé Bourgeat, étaient aussi pour moi des amis qui
me soutenaient dans mes épreuves et approuvaient mes
ouvrages. Lorsqu'ils eurent vendu leur collège d'Oullins aux
dominicains,' ils se retirèrent à Paris et me donnèrent des
preuves nombreuses d'une amitié dont je me trouvais d'autant
plus honoré, qu'il fallait un vrai courage pour affronter la
haine de mes adversaires parmi lesquels se distinguaient les
jésuites.
Je les payai avec de gros intérêts en publiant leur histoire
.
vraie.
Parmi mes amis les plus dévoués était un ancien prêtre,
M, Morel, qui fut successivementvicaire-généralde Mgr Affre
archevêque de Paris, et curé de la paroisse de Saint-Roch.
C'était un homme des plus vénérables. Ilavait quitté la paroisse
de Saint-Roch, et vivait de sa fortune personnelle lorsqu'il
vint me faire visite, et me demander mon amitié. Je fus pro-
fondément touché de la visite de ce prêtre éminent, que je
connaissais de réputation. Je savais que l'on avait pensé à lui
pour l'évêché de Blois à la mort de Mgr Fabre des Essarts. Ce
n'est pas lui qui aurait écouté la sotte coterie qui s'empara de
M. Pallu.
Les relations les plus cordiales furent bientôt établies entre
le vénérable prêtre et moi. 11 admirait mes ouvrages et ne se
gênait pas pour flageller M. Sibour, qui n'avait pas su me
— 214 —

soutenir. Lorsque je faisais imprimer le douzième volume de


l'Histoire de l'Eglise de France, le respectable M. Morel
me demanda comme une grâce de faire la table générale de
tout l'ouvrage. J'y consentis bien volontiers, et la table qui
a été publiée est de lui.
Je pourrais nommer encore beaucoup de mes amis, tous
fort honorables et prêtres distingués. D'après ceux que j'ai
nommés, on peut les comparer à mes adversaires ; la conclu-
sion sera que je puis être fier de tels amis qui étaient aussi
éclairés et aussi respectables que mes adversaires étaient hypo-
crites et ignorants.
VII

M. Sibour à Rome pour la définition de ITmmaculée-Conception.—


Précautions qu'il prend à mon égard avant son départ. •— Belle décla-
ration ultramontaine rédigée par M. l'abbé Darboy. — Je ne l'accepte
pas.—-L'archevêque m'envoie son valet de chambre pour me deman-
der ma correspondance avec l'archevêché. — On se moque de lui a
Rome. — Il prend l'engagement de persécuter les Gallicans. —Son
homonyme Sibour fait évêque de Tripoli. — Darboy, protonotaire
apostolique. — Promesse du cardinalat faite à l'archevêque. — A son
retour, il embouche la trompette ultramontaine. — Il persécute
Lequeux, Prompsault et Laborde. — Moyens.qu'il prend pour arriver
à m'ôter ma place.
— Ses intrigues échouent. — 11 m'annonce que je
dois me retirer. — Conditions que je mets à ma retraite. •— Belle
attestation que l'on me donne. — Je me retire. — Ma première lettre
à Mgr Sibour. — Grand émoi à l'archevêché. — On m'enlève et on
me rend immédiatement l'autorisation de dire la messe. — L'arche-
vêque m'invite à l'aller voir. — Notre entrevue. — Vérités que je lui
dis. — Il se fâche, puis il s'apaise et me promet de me donner une
place digne de moi après un certain délai. — Il est assassiné par le
prêtre Verger.

jl^|5i|™ï|| l'archevêque Sibour était bien connu à Rome;


H Ivifiafl! on savait qu'il était très fier de
son titre d'ar-
ts HkfcË I! cnev^clue de Paris, très vaniteux et très avide
IfgMgffilkgBL d'honneurs. En
ne lui envoyant pas d'invitation
pour se rendre à Rome avec les autres évêques pour le décret
de l'Immaculée-Conception, on était persuadé qu'il ferait des
démarches pour être invité, et qu'alors on aurait mille moyens
de le gagner à la cause ultramontaine. En effet, M. Sibour
écrivit à Rome pour se plaindre de n'avoir pas été invité.
2l6

Aussitôt on lui adressa une invitation, et, pour flatter sa


vanité on lui annonça qu'il aurait ses appartements au Vati-
can. Il fut radieux; mais, avant de partir il voulut prendre
ses précautions vis-à-vis de M. Lequeux et de moi. Pour les
autres prêtres frappés des censures de l'Index, l'abbé Promp-
sault et l'abbé Laborde, il pensa n'avoir pas besoin de s'en
occuper, ils étaient sacrifiés d'aVance. L'archevêque savait-
bien que, pour plaire à Rome, il devrait abandonner ceux
qu'il avait encouragés ; il en prit la résolution sans que sa
conscience se fût inquiétée de cette injustice.
M. Lequeux était allé deux fois à Rome pour arranger ses
affaires avec la Congrégation de l'Index, et c'est lui qui, à
son second voyage, avait emporté, pour les remettre à la
Congrégation de l'Index mes 8e, 9e et 10e volumes. Il n'obtint
rien, ni pour lui ni pour moi. C'était un parti pris à Rome
de nous tuer moralement, et nous n'avions, ni l'un ni l'autre,
assez d'argent pour séduire les membres de la Sacrée-Congré-
gation. C'est grâce à ses largesses que la librairie Hachette
avait pu obtenir, moyennant quelques corrections, la per-
mission de vendre avec approbation son dictionnaire de
Bouillet, qui fourmille encore d'erreurs. M. l'abbé Lequeux
n'avait pas d'argent, ni moi non plus, il fallut donc renoncer
à notre réhabilitation.
M. l'archevêque savait bien que pour être agréable à Rome,
il devrait nous sacrifier. Il s'y décida; seulement, quelque
chose le gênait à mon égard. Pendant deux ans qu'il m'avait
encouragé, j'avais eu avec l'archevêché une correspondance
fort active, et il savait que j'avais entre les mains des pièces
à l'aide desquelles je pourrais prouver qu'il m'avait encouragé
à résister à l'Index, et que mes lettres à quelques journaux
avaient été rédigées de concert avec l'autorité épiscopale. Il
osa m'envoyer un jour son valet de chambre me demander
toute la correspondance que j'avais eue avec l'archevêché. Je
fus outré d'une telle démarche faite d'une manière si incon-
venante. Un instant je fus sur le point de refuser; mais je
songeai que, à l'instant même on pouvait m'ôter ma place,
sous un prétexte quelconque, et que je me trouverais dans une
situation des plus difficiles. Je me décidai donc à obéir. Je mon-
tai dans mon cabinet, je mis seulement ^quelques lettres de
coté, et je fis un rouleau du reste. Je le remis au valet de
chambre chargé de la triste mission de l'archevêque. Comme
cet homme n'était chargé d'aucune lettre, je ne lui en remis
aucune. On n'avait pas voulu me faire remettre une lettre
qui aurait été nécessairement compromettante. Quelle igno-
minie ! Celui qui s'en rendait coupable était ce même arche-
vêque qui m'avait reçu si pompeusement, qui m'avait promis
une place si distinguée quand j'aurais mis lepied dans l'étrier
qui m'avait engagé à faire à la Congrégation de l'Index une
guerre à outrance, qui avait approuvé mes lettres publiées
dans l'Univers, qui avait résisté aux instances de la noncia-
ture, de Pallu, des trois pierrots du conciliabule de La
Rochelle, et d'autres encore. L'ambition lui avait enlevé tout
sens moral. Il voulait être cardinal!!! Quelle gloire pour lui
s'il avait pu s'habiller en rouge, au lieu de s'habiller en violet !
Cette perspectivelui souriait tellement qu'il ne reculait devant
aucune lâcheté.
Cependant, il aurait voulu emporter à Rome une belle
déclaration ultramontaine signée de moi et contenant l'acte
de ma soumission à la Congrégation de l'Index. Il avait peut-
être conservé pour moi un peu d'affection, et peut-être espé-
rait-il ainsi me sauver sans se compromettre lui-même. Je fus
donc un jour invité par M. Darboy à me rendre chez lui pour
affaire qui me concernait. Je me rendis chez mon ex-ami pour
lequel je n'avais jamais pu ressentir le plus petit sentiment
d'affection. En me recevant, il chercha à faire l'aimable et me
dit que Monseigneur me demandait de signer une pièce dont
— 210 —

il avait besoin. Je lui rappelai que je lui en avais déjà remis


une dont Monseigneur avait été satisfait. « Il en veut une
autre », répondit Darboy, qui me présenta cette pièce, écrite
sur un grand papier de luxe. Je la lus, mais, sans respect poul-
ie beau papier, je biffai tout ce qui n'était pas orthodoxe; je
remplaçai quelques phrases par d'autres, et je dis : « Voilà
tout ce qu'on peut exiger de moi, conformément au droit
canonique ».
« Je ne puis accepter cela », me répondit Darboy. « Cepen-
dant, lui dis-je, c'est conforme à'ce que Mgr l'archevêque m'a
demandé jusqu'ici ». « Allons trouver Monseigneur, reprit
Darboy, et soumettons»lui votre rédaction ».
Il me conduisit par des chemins détournés jusqu'au cabinet
de l'archevêque qui nous reçut immédiatement. Après avoir
lu ma rédaction, l'archevêque se contenta de dire : « Ce n'est
pas cela que j'aurais voulu obtenir de vous ». « Ma conscience,
lui répondis-je, me défend de faire d'autres concessions ».
« Alors, reprit l'archevêque, restons-en là ». Et la belle décla-
ration de Darboy fut sans doute mise au panier.
L'archevêque partit pour Rome accompagné de Darboy et
de son homonyme Sibour, curé et vicaire-général honoraire.
L'archevêque fut reçu par le pape et par son entourage avec
une distinction affectée ; il en fut si flatté qu'il fut tout de suite
gagné, non seulement à la cause de l'Immaculée Conception,
mais à celle de l'ultramontanisme le plus exagéré. On lui
assigna auprès du pape, pour le jour de la grande cérémonie,
une place honorifique : il portait le bougeoir avec une bougie
allumée. C'est la fonction d'un séminariste auprès de l'évêque
dans les offices solennels. On disait tout bas et en riant :
qu'on lui avait fait porter le bougeoir parce qu'il avait besoin
de lumières. Le pauvre Sibour se gonflait, il se croyait déjà
presque cardinal. Il obtint pour son homonyme le titre
d'évêque de Tripoli de Syrie, et pour Darboy le titre de pro-
— 21g —
tonotaire apostolique. Ce titre lui donnait le droit de
s'habiller en violet, comme un évêque. Il fut très flatté de cet
honneur, seulement, il n'osa s'habiller de la même couleur
que l'archevêque, et se contenta d'un beau gland à son cha-
peau.
Quant à l'archevêque, il n'obtint rien pour lui, mais on lui
fit comprendre qu'il serait cardinal dès qu'il aurait mis à la
raison les gallicans de son 'diocèse, spécialement M. Lequeux,
l'abbé Prompsault, l'abbé Laborde et moi.
De retour à Paris, l'archevêque ôta à M. Lequeux, du
moins en apparence, son titre de vicaire-général et ne lui
laissa qu'une place de chanoine de Notre-Dame pour subvenir
à ses besoins. L'abbé Laborde n'appartenait pas au clergé
diocésain ; on donna ordre de lui refuser dans toutes les sacris-
ties les vêtements sacerdotaux pour dire la messe ; l'abbé
Prompsault fut privé de son titre d'aumônier des Quinze-
Vingt, dont il remplissait les fonctions depuis trente ans. On
ne lui accorda aucune pension. Devenu aveugle quelque
temps après, il mourut à l'hôpital ecclésiastique connu sous
le nom d'infirmerie Marie-Thérèse. L'abbé Laborde mourut
quelque temps après à l'hôpital de la Charité.
Il ne restait que moi à sacrifier. On chercha les moyens de
m'atteindre. On mit plus d'un an à les chercher.
D'abord on me fit quitter l'hôpital Saint-Louis et l'on
m'envoya à l'hôpital de la Pitié, dans l'espérance que bientôt
j'entrerais en lutte avec un confrère qui s'était battu avec mon
prédécesseur. Cet aumônier était fou et mourut fou furieux
dans une maison de santé. Je ne me battis pas avec lui, mais
à peine étais-je arrivé qu'il me regarda- de travers et se permit
à mon égard des grossièretés. Je n'y fis aucune attention et je
remplis mes fonctions sans m'occuper du pauvre fou.
Je fus donc fort étonné de recevoir un jour de M. le vicaire-
général chargé des hôpitaux, un billet dans lequel il me man-
220

dait chez lui. Je connaissais le personnage, et tout le clergé


de Paris le connaissait bien. C'était un homme de profonde
immoralité. Chaque soir, il mettait de côté l'habit ecclésias-
tique et se rendait, tantôt au théâtre, tantôt à Cythère, tantôt
à Sodome. Il fut pris avec d'autres hauts personnages dans
la fameuse réunion du quartier del'Ecole militaire. On étouffa
l'affaire pour ne pas compromettre de hauts personnages pris
avec lui. Mais il dut quitter son titre de vicaire-général et se
contenter du titre de chanoine. Il était encore dans toute la
splendeur de son titre de vicaire-général lorsqu'il me manda
chez lui. Il me reçut avec sa grossièreté habituelle me disant
que je me conduisais mal à l'égard de mon confrère. Je lui
tournai le dos et me retirai vers la porte. Il me suivait en
disant qu'il avait à me parler. Je ne lui répondis pas, j'ouvris
sa porte et je la lui fermai sur le nez. J'écrivis aussitôt à
l'archevêque que s'il avait des observations à me faire au
sujet de mon confrère, je le priais de m'indiquer un vicaire-
général moins grossier et qui voulût bien faire une enquête.
On savait que l'on n'avait rien à me reprocher et l'archevêque
n'insista pas.
On eut recours à un autre moyen pour me trouver en faute.
J'avais pour servante une femme honorable qui était entrée
chez moi à Blois sur la recommandation du marquis de
Montpezat et du comte de Juigné, et avec autorisation de
Mgr Fabre Des Essarts.
Cette dame me suivit à Paris où elle avait des relations avec
la famille du comte de Montalembert dont elle était soeur de
lait, le ne sais comment on apprit cela à l'archevêché de
Paris. M. Sibour de Tripoli bâtit la dessus une jolie intrigue.
Par l'entremise d'une dame, parente de M. de Montalembert,
il pria ma servante de l'aller voir à l'archevêché, en lui recom-
mandant de ne m'en rien dire. Elle ne tint aucun compte de la
recommandation et me demanda si elle devait se rendre à
l'invitation. «Allez-y, lui dis-je, et nous verrons bien ce que
cela signifie. » Elle alla donc voir Monseigneur de Tripoli
qui lui parla à peu près en ces termes : « M. l'abbé Guettée
n'est pas dans une position très solide ; nous devons, dans
son intérêt et pour son bien, prendre une décision à son sujet ;
nous savons que vous êtes très honorable et nous avons pensé
à vous procurer une autre place. La famille de Montalembert
s'occupe de vous, et nous avons pensé à vous faire nommer
directrice d'un asile de jeunes filles. Vous serez mieux là que
chez l'abbé Guettée. Revenez me voir dans huit jours et nous
causerons plus longuement. » Il la congédia en lui mettant
dans la main une somme de cinquante francs. De retour chez
moi, ma servante me dit qu'elle ne voulait pas de la place
qu'on lui offrait et qu'elle rendrait les cinquante francs qu'on
lui avait donnés. « Gardez-les, lui dis-je, vous en avez besoin,
et vous retournerez dans huit jours voir Monseigneur de Tri-
poli. » Elle suivit mon conseil. Sibour de Tripoli crut qu'il
avait gagné sa confiance et lui demanda qu'elle était ma con-
duite privée, et s'il n'y aurait pas quelques reproches à me faire.
L'honnête femme répondit qu'elle ne savait pas ce qu'on
aurait à me reprocher et demanda un peu de temps pour
réfléchir à la proposition qu'on lui avait faite relativement à
la direccon d'un asile. Monseigneur de Tripoli lui remit une
nouvelle somme de cinquante francs, en la priant de lui
rendre visite lorsqu'elle aurait pris une décision. En rentrant
chez moi, elle se mit à pleurer, en me disant qu'on me voulait
du mal, qu'elle ne retournerait pas à l'archevêché, et qu'elle
ne voulait pas de la place qu'on lui offrait. Je la laissai libre.
Ne la voyant plus à l'archevêché, on comprit que l'on avait
fait fausse route, et que je connaissais probablementl'intrigue.
On y renonça donc.
Quelque temps après je reçus de l'archevêque lui-même
l'invitation de me rendre chez lui. J'y allai et je le trouvai
222

dans son cabinet avec Monseigneur de Tripoli, Monseigneur


Darboy, et le pauvre père Lequeux qui n'avait cependant plus
rien à faire à l'archevêché, du moins officiellement. Je saluai
l'archevêque, et je ne daignai pas jeter un simple regard sur
ses acolytes. L'archevêque me fit asseoir à côté de lui et prit
un ton solennel pour me dire : « Monsieur l'abbé, on vous
accuse d'être janséniste; dites-moi franchement si vous accep-
tez les cinq propositions de Jansenius condamnées comme
hérétiques. —Je répondis : Je n'admets aucune des cinq pro-
positions, et je défie qui que ce soit de .trouver dans mon
ouvrage un seul mot sur lequel on pourrait s'appuyer pour
m'attribuer cette doctrine. —Alors, dit l'archevêque, en regar-
dant M. Lequeux, M. l'abbé Guettée ne peut être accusé de
jansénisme. » M. Lequeux prit alors la parole et s'embarrassa
dans une foule de considérations fort obscures pour prouver
qu'on pouvait être janséniste de quatre manières. Le bon
homme m'agaçait les nerfs : « Vous oubliez, lui dis-je, une
cinquième manière qui est la seule vraie : Les jansénistes
sont de bons chrétiens qui n'aiment pas les jésuites. Mainte-
nant, Monsieur Lequeux, permettez-moi de m'étonner que
ce soit vous qui preniez ici la parole pour m'accuser. Vous
êtes mon confrère en Index, et cela seul devrait vous engager
à laisser la parole à Monseigneur l'archevêque, ou à Mgr de
Tripoli, ou à M. l'abbé Darboy. Ils doivent être aussi doctes
que vous, et ils n'ont pas été classés parmi les écrivains sus-
pects d'hétérodoxie. Je suis fâché, à cause de votre âge, de
vous donner cette leçon, mais il me semble que vous la méri-
tez. Vous savez mieux que tout autre combien j'ai cherché à
être agréable à Monseigneur l'archevêque dans mes réponses à
l'Univers; que j'ai subi toutes les corrections faites à mes
articles par vous et par Monseigneur l'archevêque; que je me
suis toujours conduit en prêtre soumis et ami de la paix.
Avez-vous oublié nos relations très fréquentes? »
223

L'archevêque m'arrêta, se leva et me dit : « Ne vous fâchez


pas, mon cher abbé. La question est terminée, on n'y
reviendra pas. »
Je saluai l'archevêque et me retirai; ses acolytes avaient
l'air assez embarassé, surtout Lequeux qui ne s'attendait pas
à la mercuriale qu'il venait d'entendre.
On fut donc obligé de chercher autre chose pour me retirer
mes fonctions. Comme on ne trouva rien à me reprocher,
l'archevêque en fut réduit à me demander ma démission. Il
m'avait encore appelé à l'archevêché pour me faire cette
proposition. Je lui répondis : « Monseigneur, je n'ai pas de
démission à donner. C'est vous qui m'avez offert une place
dans votre clergé; celle que-j'occupe ne devait être que transi-
toire, il est vrai, mais je ne devais la quitter que pour en
occuper une plus digne de mes mérites, ce sont vos expres-
sions. Vous pouvez me retirer ma place, mais si je donnais
ma démission, je reconnaîtrais indirectement que j'aurais
des torts, et vous savez bien qu'on n'a rien à me reprocher: Si
vous me retirez ma place, vous agirez arbitrairement, et tous
les torts seront de votre côté. — J'en ai le droit, dit fièrement
l'archevêque. — Non, Monseigneur vous n'en avez pas le
droit, vous en avez seulement le pouvoir ; si vous l'exercez ce
sera contre le droit. — Nous verrons, ajouta-t-il, et il me
congédia ».
Enfin, lé grand jour de l'injustice arriva, et je fus averti
par un vicaire-général, que je devais quitter ma place le plus
tôt possible, dans un délai de quinze jours au plus. Je
répondis que l'époque fixée n'était pas celle du terme des
locations et que j'avais encore deux mois à attendre pour
trouver un logement. Je savais bien où aller, mais, je voulais
que l'on sût que si l'on m'ôtait ma place, ce n'était pas parce
que j'avais commis quelque délit qui imposait mon expul-
sion. On consentit très gracieusement à ma demande.
— 224 —

Je posai une autre condition à mon départ : c'est qu'on me


remettrait une attestation écrite que l'on n'avait rien à me
reprocher. Je ne voulais pas d'une attestation imprimée
comme on en donne à tous les prêtres dont on veut se
débarrasser. Une attestation écrite avait son importance. On
se soumit à ma demande, et Monsignor Darboy fut chargé de
me remettre l'attestation écrite que j'avais demandée. Elle
était conçue en ces termes :

(Place des armes.)

« MARIA-DOMINICUS-AUGUSTUS SlBOUR, miseratione


divinâ et sanctoe Sedis Apostolicoe gratiâ, Archiepiscopus
Parisiensis.
« Omnibus quorum interesse poterit
fidem facimus et
testamur, Dilectum nobis in Christo Magistrum Renatum
Franciscum Guettée, Diocesis Blesensis Presbyterum.
« Nobis optime notum, pium esse et probum, moribus
vîro
ecclesiastico dignis commendabilem; nullis eum poenis, cen-
suris aut sententiis ecclesiasticis, saltem quoe ad nostram
notitiam pervenerint, innodatum esse, nihilque Nobis obstare
videri quominus, in locis per quosillum transire aut in quibus
commorari contigerit, sacrosanctum Missaj sacrificium cele-
brare ipsi permittatur à Superioribus Ecclesiasticis.
« Datum Parisiis, sub signo Vicarii nostri
Generalis, sigillo
nostro, ac Secretarii Archiepiscopatûs nostri subscriptione,
anno Domini millesimo octingentesimo quinquagesimo sexto
die vero mensis aprilis quinta.

« G. DARBOY, vie. gen.


« De Mandato Illustrissimi et
Reverendissimi
(Place du sceau.) « D. D. Archiepiscopi Parisiensis.

« E. SUQUET,
« Proesb. Sec. »
— 225 —

Il était donc reconnu par écrit que : « bien connu à l'arche-


vêché, j'étais pieux et honnête, recommandable par des
moeurs dignes d'un homme ecclésiastique ; que je n'étais
frappé par aucunes peines, censures ou sentences ecclésiasti-
ques et que rien ne s'opposait à ce que je fusse admis à célé-
brer la messe partout ou je me rendrais, avec l'assentiment
des supérieurs ecclésiastiques ».
L'époque de ma retraite arrivée, je fis imprimer- une pre-
mière lettre à Monseigneur Sibour, archevêque de Paris
La voici ;

« Non kedas servum in veritate operantem. » « Ne mal-


« traite pas le serviteur qui travaille dans la vérité ».
(Eccl. VII, 22).
Jésus-Christ a dit :
« Heureux ceux qui souffrent persécution pour hôjustice,
car le royaume des deux est à eux.
« Vous serez heureux lorsque les hommes vous maudiront
et vous persécuteront, et diront faussement toute sorte de mal
contre vous, à cause de moi.
« Réjouissez-vous et tressaillez de joie, parce que votre
récompense sera grande dans les deux.
« Gardez-vous des hommes, car ils vous flagelleront dans
leurs synagogues.
« Le disciple n'est pas au dessus
du Maître, ni le serviteur
au dessus de son Seigneur.
« Il suffit au disciple d'être comme son Maître, et au ser-
viteur d'être comme son Seigneur. S'ils ont appelé Béelzébub
le père de famille, combien plus ses serviteurs !
« Ne les craignez donc point, car rien de caché qui ne soit
révélé, et rien de secret qui ne soit connu. »

(Évangile selon.S. Mathieu, ch. V etx.)


— 226

Paris, 14 avril 1856.

MONSEIGNEUR,

Au moment de quitter un ministère que vous m'aviez


confié, il y a cinq ans environ, avec tant d'empressement, je
dois vous rappeler quelques faits que vos nombreuses préoc-
cupations vous ont sans doute fait oublier.
Vous savez bien, Monseigneur, que je n'ai quitté mon
diocèse d'origine que pour travailler plus facilement à la com-
position de l'histoire de notre illustre Eglise de France, et
que je m'étais acquitté, dans ce diocèse, des fonctions qui
m'avaient été confiées, de manière à mériter l'estime et les
éloges de mes supérieurs. Depuis que je suis à Paris, j'ai
rempli un ministère pénible et qui répugnait à ma nature, à
l'hôpital Saint-Louis et à celui de Notre-Dame-de-Pitié. Des
épidémies cruelles ont sévi pendant ce temps, et j'ai fait mon
devoir avec modestie, sans rechercher les louanges de per-
sonne, sans me préoccuper de ce que vous pensiez de moi ;
car, Dieu merci, je ne suis pas ambitieux, Monseigneur, et
je n'ai eu pour diriger mes actes que les seuls motifs qui soient
dignes du prêtre.
Tandis que je ne songeais qu'à mon ministère et à l'His-
toire de l'Eglise de France, mon travail fut dénoncé sour-
noisement à [la Congrégation de l'Index, qui le nota, sans
tenir compte des règles que lui avait si sagement prescrites le
savant pape Benoît XIV.
Je n'aurais pas cru, jusqu'alors, à la possibilité de telles
intrigues. Je me reposais, pour ce qui touche à l'orthodoxie de
mes opinions, sur des études approfondies, des intentions
droites ; sur les approbations et encouragements de quarante-
deux évêques de France.
Je n'avais pas reçu de lettre de vous, Monseigueur, comme
de ces quarante-deux évêques ; mais la manière dont vous
227

m'avez parlé de mon livre, à mon arrivée à Paris, m'autorise


bien à dire que vous étiez au nombre de mes approbateurs.
La mise à l'index de l'Histoire de l'Eglise de France vous
surprit, comme elle dut m'étonner moi-même. Je vis facile-
ment d'où le coup partait ; nous en causâmes confidentielle-
ment à plusieurs reprises : vos paroles sont encore présentes
à ma mémoire. Aurais-je besoin de vous les rappeler, Mon-
seigneur ? Non-seulement vous m'avez parlé à coeur ouvert de
l'injustice dont j'étais victime ; mais vous m'avez engagé à
m'entendre avec trois ecclésiastiques que je pourrais nommer,
pour lutter contre les prétentions de la cour de Rome et de la
Congrégation de l'Index en particulier. Je composai un
ouvrage en ce sens ; mais un des prêtres auxquels vous m'aviez
adressé me dissuada de le publier, en me disant que vous
m'abandonneriez dans la lutte. Quelque temps après, un de
vos valets se présenta chez moi, avec une lettre dans laquelle
on me demandait de votre part la correspondance que j'avais
eue avec l'archevêché, relativement aux affaires de ma mise
à l'index. Je regardai cette demande comme un outrage, Mon-
seigneur .Je fus sur le point de refuser. Après quelques
instants de réflexion, je remis à votre valet une partie de
cette correspondance qui vous causait tant d'inquiétude, afln
d'éviter un conflit pénible ; mais je compris que j'avais bien
fait de suivre le conseil qui m'avait été donné de ne pas
publier mon ouvrage contre la Congrégation de l'Index.
Le journal l'Univers m'insulta à propos du décret de
cette Congrégation. Les lettres que j'adressai à cette feuille
ont été modifiées par le vicaire-général que vous aviez spécia-
lement chargé de mon affaire ; elles vous ont été communi-
quées en ma présence. J'eus même l'honneur d'être invité à
me rendre à l'archevêché pour en causer avec vous. Je vous
trouvai, Monseigneur, dans ces circonstances, fidèle à la
doctrine de l'Eglisegallicane; j'en étais très heureux, car cette
— 228 —

.doctrine est vraie et conforme à renseignement de la sainte


antiquité chrétienne.
En i853, le concile de La Rochelle, dans lequel on pro-
posa de censurer Bossuet, attaqua le huitième volume de
l'Histoire de l'Eglise de France. A cette occasion, vous
m'avez demandé, Monseigneur, une déclaration qui me mît
en règle vis-à-vis du Saint-Siège et de vous, afin de pouvoir
répondre à mes adversaires, s'il en était besoin. Je rédigeai
cette déclaration, de concert avec M. l'abbé Darboy, selon
vos désirs; elle mérita votre approbation. Je vous proposai,
dans le même temps, de soumettre mon ouvrage à l'examen
d'une commission, et l'on me répondit, en votre nom, que
vous ne le jugiez pas à propos.
Après cette réponse, je dus être fort étonné, Monsei-
gneur, de recevoir peu de temps après le voyage que vous
fîtes à Rome, à la fin de l'année 1854, une lettre dans
laquelle on disait de votre part : « Que vous étiez obligé de
« soumettre mon ouvrage à l'examen d'une commission, et

« que vous espériez que je vous épargnerais cette peine en

« me retirant dans mon diocèse d'origine. » A cette condition,

on me promettait que mon ouvrage ne serait pas examiné par


votre commission. Je compris dès lors, Monseigneur, que je
ne serais pas longtemps dans les cadres du clergé officiel de
Paris. Mon parti fut bientôt pris ; je répondis que vous pou-
viez faire examiner mon livre par ceux qu'il vous plairait de
choisir; que je donnerais aux juges que vous me désigneriez
les éclaircissements qu'ils désireraient ; que vous pouviez me
retirer le ministère que vous m'aviez confié quand cela vous
conviendrait, sans vous préoccuper de savoir si je resterais à
Paris, ou si je me retirerais dans mon diocèse d'origine.
Quelque temps après, je fus cité à comparaître pardevant
vous, Monseigneur. Vous étiez assisté de Mgr de Tripoli, de
M. Lequeux et de M. Darboy. Le grand-vicaire, qui porta la
— 22g —

parole,fut convaincu par moi de n'avoir que des idées fausses


et incomplètes sur les questions qu'il avait soulevées. Son
embarras me fit peine ; je n'aurais pas cru que, dans la posi-
tion où il se trouvait lui-même, et après les témoignages
d'affection qu'il m'avait donnés, il se fût chargé de la mission
qu'il remplit en cette circonstance. Il ne pouvait rendre
bonne une mauvaise cause; je me défendis avec énergie, et
vous ne prîtes alors aucune résolution ; mais je m'aperçus faci-
lement que j'étais un embarras pour vous, et qu'il fallait
m'attendre à quitter bientôt le ministère.
Sur ces entrefaites, les décrets du concile de La Rochelle,
tenus en i853, furent publiés. Ils sont remplis d'outrages et
de calomnies contre ma personne et contre mon ouvrage. Il
me fut d'autant plus facile de me défendre, que j'avais en ma
possession le Rapport d'après lequel le concile avait jugé. Je
n'avais pu obtenir cette pièce directement du président de
l'assemblée de La Rochelle, mais la Providence me l'avait
mise entre les mains. Je fis imprimer ma défense, et, pour ne
point donner à votre administration un prétexte qu'elle eût
saisi avidement pour m'ôter mes fonctions, je vous demandai
humblement l'autorisation de la publier.
M. Buquet, vicaire-général, fut chargé de me répondre
que si je voulais me défendre contre les inculpations du con-
cile de La Rochelle, je devais préalablement donner ma
démission. Pourquoi avez-vous posé cette condition, Monsei-
gneur? N'est-ce pas un droit naturel que celui de défendre sa
réputation? Ne deviez-vous pas désirer ma complète justifica-
tion? N'aviez-vous pas pensé que ces instances réitérées tou-
chant ma démission étaient un outrage gratuit que vous
faisiez à un frère dans le sacerdoce? Je l'ai bien senti, cet
outrage, Monseigneur ; mais j'ai compris aussi que l'on vou-
lait m'amener à me retirer moi-même du saint ministère, afin
de pouvoir dire ensuite qu'on n'était pour rien dans cette
.230

résolution, dont j'aurais porté seul, en apparence^ la respon-


sabilité. Je. répondis à votre grand-vicaire que je ne donnerais
pas ma démission. Il fut convenu que je vous remettrais six
exemplaires de ma défense, et que l'écrit ne recevrait pas de
publicité. Je souffris de cette décision ; mais je ne voulais con-
tribuer en rien à la mesure que je prévoyais devoir être bien-
tôt prise.
Depuis quelque temps j'étais averti que vous étiez solli-
cité, à mon sujet, par des hommes qui, ne pouvant me vain-
cre par la science et la raison, croyaient pouvoir, faire appel
aux dénonciations et provoquer des moyens violents. Ces sol-
licitations n'étaient pas nouvelles ; car, il y a quelques années,
vous m'aviez communiqué un Post-scriptum haineux d'une
lettre d'un évêque qui n'a à me reprocher que de bons procé-
dés à son égard.
La défense que je fis contre les inculpations du concile
de Là Rochelle vous convainquit sans doute, Monseigneur,
qu'il m'était d'une facilité extrême de justifier mon ouvrage,
et qu'il fallait trouver un autre prétexte pour m'ôter l'humble
position où je faisais quelque bien.
Un de vos grands-vicaires se chargea de soulever une
question qui avait tout juste l'élévation de son esprit.
On pourrait susciter la même difficulté à tous les prêtres de
Paris, à peu près sans exception; et, jugée avec la plus grande
rigueUr, elle pourrait donner lieu, tout au plus^ à un déplace-
ment. Mais cet homme rie put trouver mieux, malgré le zèle
qu'il a déployé en cette circonstance. Il ne pouvait faire un
plus bel éloge de ma conduite.
Je vous adressai, Monseigneur, une note devant laquelle
disparaissait d'elle-même la pauvre question soulevée contré
moi. J'avais lu, autrefois^ vos Institutions diocésaines, et je
m'imaginais que, fidèle à vos doctrines, vous alliez donner
suite, judiciairement, à l'affaire sur laquelle je ne désirais qUe
231 —

la lumière et l'impartiale justice. Mes espérances ont été


trompées ; et, après avoir fait un livre dont la pensée domi--
nante, fort juste et très louable, est que l'évêque doit avoir
recours aux jugements réguliers pour éviter l'erreur et l'arbi-
traire, après, dis-je, avoir fait ce livre en faveur des jugements
ecclésiastiques, vous n'avez pas voulu laisser juger ma cause.
Vous n'avez donc pas réfléchi, Monseigneur, que l'on
verrait là une contradiction entre votre conduite et vos prin-
cipes d'autrefois ; que l'on dirait et surtout que l'on penserait
que, de parti pris, vous vouliez condamner l'innocence?
De tout ce que je viens de dire, Monseigneur, il résulte
que vous avez entièrement changé de sentiments à mon égard
dans le cours d'un bien petit nombre d'années. Quand je
descends au fond de ma conscience et que je l'interroge pour
savoir si j'ai fourni le moindre motif à ce changement, ma
conscience me répond que je n'ai rien fait qui ait pu vous con-
trister ni vous causer de la peine. LHistoire de l'Église de
France est aussi orthodoxe aujourd'hui qu'elle l'était lors-
qu'elle avait votre approbation, et je n'aurais certes jamais
pensé qu'un travail entrepris avec des vues aussi pures, pour-
suivi avec tant de persévérance, eût pu devenir, à vos yeux,
un motif de prendre contre moi une mesure qui, de sa
nature, est infamante, et que je suis obligé de considérer
comme injuste.
Donc, Monseigneur, après dix-sept ans d'un ministère
irréprochable; après une vie consacrée uniquement aux fonc-
tions sacerdotales et à l'étude des sciences ecclésiastiques ;
après des recherches opiniâtres qui ont eu pour principal
résultat l'Histoire de l'Église de France, sans compter d'au-
tres travaux appréciés par les hommes les plus compétents,
vous me trouvez indigne de remplir les humbles fonctions
d'aumônier d'hôpital !
Croyez-le bien, Monseigneur, je ne regrette pas cette
232 —

place d'aumônier d'hôpital. Ce n'est certes pas avec goût que


je me rendais, nuit et jour, auprès de ces infortunés que l'indi-
gence force à rendre leur dernier soupir dans les tristes asiles
de la charité officielle. Je n'aurais pas abandonné mon poste ;
mais vous me rendez service en m'enlevant au triste et conti-
nuel spectacle de toutes les misères humaines. Il n'en est pas
moins vrai, Monseigneur, que ce n'est point pour m'être
agréable que vous me retirez mes fonctions, et que vous ne
vous êtes point préoccupé de savoir si les émoluments qui y
sont attachés ne m'étaient pas strictement nécessaires.
Trouvez-vous, Monseigneur, que ce soit une chose toute
naturelle que de réduire un prêtre honorable et studieux à la
mendicité? A votre défaut, la Providence me viendra en aide,
elle qui nourrit les oiseaux du ciel, et qui donne au lis des
champs sa parure. J'ai confiance qu'elle ne m'abandonnera
pas.
Vous me direz peut-être, Monseigneur, que je ne suis pas
originaire de votre diocèse et que vous ne me devez rien.
Dites-moi, Monseigneur : ne m'avez-vous pas adopté le jour
où vous m'avez admis dans votre clergé? N'y a-t-il pas eu, ce
jour-là, entre vous et moi, un contrat tacite qui m'obligeait à
remplir dignement le ministère qui m'était confié, et qui vous
obligeait à me traiter avec charité et justice? La plupart des
prêtres qui exercent le saint ministère dans le diocèse de
Paris, depuis vos grands-vicaires jusqu'aux diacres d'office,
n'appartiennentpas à ce diocèse; pensez-vous avoir pour cela
le droit de ne pas reconnaître les services rendus par l'im-
mense majorité de votre clergé? Vous auriez alors, Monsei-
gneur, de singulières idées sur la justice. J'ai été fidèle au con-
trat qui nous liait. Demandez à votre conscience,Monseigneur,
si vous y avez été aussi fidèle.
C'est assez pour aujourd'hui, je m'arrête.
Je vous prierai seulement, en finissant, Monseigneur, de
233

songer que bientôt peut-être vous rendrez compte de votre


administration à CELUI aux yeux duquel les grandeurs d'ici-
bas ne sont que des titres à un jugement plus sévère, à une
sentence plus rigoureuse. Vous n'êtes pas éternel, Monsei-
gneur. Les honneurs dont vous jouissez, et ceux qui vous
sont, dit-on, promis, disparaîtront avec vous; et la mort
n'épargnera pas plus votre palais somptueux que la cabane
du pauvre. Alors, vous aurez un successeur qui tiendra peu
de compte de la manière dont vous aurez considéré les choses.
Dieu le chargera peut-être de me faire justice, s'il ne vous
inspire pas à vous-même la pensée de réparer, avant de mou-
rir, la faute que vous avez commise à mon égard.
Quoi qu'il arrive, je serai fidèle à mes convictions, et je
mériterai ainsi l'estime de ceux mêmes qui ne partageraient
pas mes opinions sur tous les points.
Il est si rare de rencontrer aujourd'hui, Monseigneur,
des hommes qui ne flottent pas à tout vent de doctrine !
Je vous prie, Monseigneur, de ne pas trouver mauvais que
je donne à cette lettre la plus grande publicité. On ne peut
ôter à personne le droit de défendre son honneur aussi bien
que sa vie.
J'ai l'honneur d'être, Monseigneur,
Votre très humble serviteur,
L'abbé GUETTÉE,

J'envoyai à M. Sibour un exemplaire de cette lettre, ainsi


qu'à plusieurs vicaires-généraux. Je reçus en conséquence de
M. Bautain, vicaire-général promoteur, le billet suivant :

« Paris, 22 avril 1856.


MONSIEUR L'ABBÉ,

« Après la lettre que vous venez de publier, j'ai le regret de


Î34

vous signifier que la permission de célébrer, qui vous


avait été accordée pour le diocèse de Paris, Vous est retirée à
partir de ce jour.
« Recevez, etc.

« L. BAUTAIN,
M Vicaire-général promoteur. »

M. L. Bautain ne se souvenait plus sans doute qu'il


avait subi lui-même l'affront qu'il m'infligeait, et pour des
ouvrages et des actes plus repréhensibles que ma lettre à
M. Sibour.
J'écrivis le jour même, au soir, une lettre à M. Sibour. Je
cherchai à lui faire comprendre que ma lettre était une défense
et non pas une attaque contre son administration. Je m'éten-
dis surtout sur la peine que nie causait le billet dé Bautain,
et je lui proposai de lui remettre les exemplaires de ma lettre,
pour lui prouver que, si je voulais me défendre, je né tenais
pas à faire du bruit.
Le lendemain, à midi, M. Sibour m'envoya son valet de
chambre avec cette lettre :

a Paris, le 23 avril 1856. »

« Je suis touché, monsieur Guettée, des sentiments que


vous m'exprimez dans votre lettre d'hier, et je désire vous en
témoigner ma satisfaction. Venez me voir ce soir à sept
heures et demie.
« Je vous rends là permission de dire la sainte Messe.
« Gomme Un témoignage de vos sentiments actuels, que je
serai heureux de faire connaître à mon administration, il est
nécessaire, en effets que vous fassiez déposer au secrétariat de
l'archevêché les exemplaires de votre lettre^ comme vous le
proposez. »
— 235 —

Je me rendis à l'archevêché. Il fut convenu que je retirerais


ma lettre, et que, dans un bref délai, on me conférerait de
nouvelles fonctions ecclésiastiques.
Il était bien évident que j'avais été victime d'une injustice
de la part de M. Sibour. En effet, quelqu'idée que l'on ait
d'une censure de l'Index, on est bien obligé de convenir que
cette censure n'emporte pas la note d'hérésie pour l'ouvrage
censuré, encore moins pour l'auteur, dont la personne n'est
réellement pas en cause. Un écrit peut être censuré par l'Index
à cause de certaines opinions, quand bien.même ces opinions
ne seraient inopportunes qu'à Rome. Or, des opinions inop-
portunes à Rome peuvent être fort licitement soutenues en
France ; de plus, des opinions ne peuvent fournir matière à
un jugement contre celui qui les soutient, à moins qu'elles ne
soient en opposition avec la doctrine de l'Eglise.
Or, ai-je soutenu des opinions de cette nature dans YHis-
toire de l'Église de France ?
C'est une question que l'autorité ecclésiastique n'a jamais
examinée.
Quand bien même cet examen aurait été fait, il aurait
encore été nécessaire de me faire connaître les erreurs qui
m'étaient reprochées, et dé se convaincre que j'y persistais,
avant de sévir contre moi ; car tout homme peut se tromper :
il n'y a de coupable que l'opiniâtreté dans l'erreur constatée et
connue.
Non seulement je n'ai pas été convaincu de persister opi-
niâtrement dans telle ou telle erreur, mais jamais l'autorité
ecclésiastique ne m'en a indiqué une seule dans tous mes
ouvrages. J'ai donc été privé de ma position par M. Sibour
contre toute justice.
La dernière entrevue qUe j'eus avec M. l'archevêque ne fût
pas absolument pacifique. Il essaya de justifier la mesure
qu'il avait prise contre moi, l'appuyant sur les difficultés que
236

k cour de Rome lui suscitait à cause de ma résistance à la


Congrégation de l'Index. Il me fournissait ainsi l'occasion de
revenir sur le passé. Je lui rappelai qu'il avait encouragé ma
résistance ; que je serais entré en lutte contre la Congrégation
si j'avais suivi ses conseils; je lui remis en mémoire tout ce
qu'il avait dit lorsque j'étais allé lui annoncer la mise à l'index
de mon ouvrage : « Voilà ce que vous étiez il y a deux ans,
Monseigneur, et aujourd'hui vous vous donnez un démenti
formel, vous voulez que je sois ultramontain. L'êtes-vous
vous-même, Monseigneur? Je ne le crois pas, malgré votre
mandement rempli de phrases si retentissantes. On ne change
pas si vite d'opinion, à moins qu'on n'ait aucune convic-
tion. Vous faites l'ultramontain aujourd'hui parce que vous
espérez être cardinal, mais vous ne le serez pas, Monseigneur.
A. Rome on s'est moqué de vous ; on vous fera commettre des
injustices dont on espère profiter, mais on se moquera tou-
jours de vous. » L'archevêque devint rouge, il se redressa et
me dit : « Monsieur, jamais un prêtre ne m'a parlé de la
sorte. » — « Vous ne le direz plus à l'avenir, Monseigneur.
Vous n'avez rencontré jusqu'ici que des flatteurs ; vous avez
devant vous aujourd'hui un prêtre qui vous dit la vérité. Vous
m'avez assuré autrefois de votre affection, je n'ai pas démérité.
Vous me sacrifiez sans motif raisonnable, je suis autorisé à
vous parler avec franchise ; je ne manque pas au respect que je
vous dois. Jepeux dire que, parmi les prêtres qui vous ont flatté,
il n'y en a pas un qui ait pour vous l'affection respectueuse
que je conserverai malgré vos injustices. » — « Et moi aussi
je vous aime, dit Monseigneur; personne ne regrette plus que
.
moi ce que je suis obligé de faire contre vous; mais cela
n'aura qu'un temps. Prenez patience, mon cher monsieur
Guettée; bientôt vous rentrerez dans mon clergé, et c'est
alors que je vous dédommagerai amplement de la peine que
je vous cause aujourd'hui. »
— 237 —

Nous nous séparâmes sur ces bonnes paroles. Je ne revis


plus l'archevêque Sibour, qui, six mois après, était assassiné
par un prêtre nommé Verger, en pleine cérémonie à l'église
de Saint-Étienne-du-Mont, près le Panthéon. Comme on a
cherché à me compromettre au sujet de ce crime si lamen-
table, je dois entrer dans quelques détails que personne n'a
connus aussi bien que moi.
VIII

Verger, ses antécédents. — Comment mon ami Parent du Châtelet fit sa


connaissance. — Confidences de Verger. — Comment il est traité par
l'archevêque. — Je vois Verger chez M. Parent du Châtelet. M. du

Châtelet et moi faisons placer Verger dans une cure du diocèse de
Meaux. — 11 vient me voir pour me demander des livres.
— Il me fait
une seconde visite pour me les rapporter. — Ses attaques contre le tri-
bunal de Melun. — L'évêque de Meaux est obligé de lui ôter sa place
— Il revient à Paris. — M. du Châtelet lui adresse des reproches. —
Il vient chez moi et me prie d'insérer un factum dans .mon journal
l'Observateur catholique. — 11 se jette à mes genoux et me fait peur.
— 11 était fou. — Ni M. Parent du Châtelet ni moi nous n'entendons
plus parler de lui. — Les journaux nous apprennent son crime.

M. Parent du Châtelet regrette de ne l'avoir pas pris chez lui, pensant
qu'il aurait peut-Être empêché le crime. — Procès de Verger. — Je
suis cité comme témoin à décharge. — Infamie des gens de l'archevê-
ché qui espéraient me compromettre. — Ma comparution.— Demandes
et réponses. — Impossible d'en abuser. — Mes ennemis se rabattent
sur mon titre de témoin à décharge qu'ils confondent avec celui de
défenseur. — Cette sottise fait son chemin. — Verger est condamné à
mort et exécuté. — Cette sentence est injuste. — On a guillotiné un
fou. — On devait l'enfermer dans une maison d'aliénés.

|F|5pp^|I]ERGER était un jeune prêtre de trente ans. A son


afftWlfolI an"ivée à Paris, il fut professeur à l'Institution
||s||nf|l||| de l'abbé Joliclerc; il fut ensuite attaché à une
Ssaltiicreiiia| paroisse de Paris. C'était
un très beau jeune
homme, fort bien fait, doué d'une figure douce et distinguée.
Son regard était d'une grande vivacité. Il y avait, dans'sa
physionomie, quelque chose de vague ; ma première impres-
sion, en le voyant, fut qu'il n'avait pas la tête très solide.
Je le vis pour la première fois chez mon respectable ami
Martial Parent du Châtelet.
— 240 —

Verger avait loué une petite chambre, dans la maison


de M. Parent du Châtelet. Il était en redingote et on le prit
pour un étudiant. Le lendemain il sortit en soutane, et l'on
vit qu'il était prêtre. M. Parent du Châtelet avait pour prin-
cipe de ne pas louer à des prêtres, quoiqu'il fût profondément
religieux. Ses parents avaient eu jadis tant de difficultés avec
des locataires ecclésiastiques, qu'il s'était imposé la règle de
n'accepter aucun prêtre comme locataire. Il fit en conséquence
donner immédiatement congé à Verger, pourleterme suivant.
Ce malheureux jeune homme n'avait dans sa chambrette
qu'un mauvais grabat. Après avoir reçu congé, il fut deux
jours sans sortir. Il faisait froid, il n'avait rien ni pour se
chauffer ni pour se nourrir. Le troisième jour, une brave et
honnête femme, sa voisine, fut inquiète et se rendit à l'appar-
tement de M. Parent du Châtelet pour l'avertir de ce qui se
passait. Cet excellent homme envoya aussitôt un domestique
à la chambre de Verger. On le trouva à demi-mort de faim et
de froid. M. du Châtelet le fit aussitôt descendre dans son
appartement auprès d'un bon feu et lui fit servir un bouillon,
et quelque temps après un excellent dîner. Verger, réconforté
et plein de reconnaissance pour un propriétaire aussi bon et
aussi charitable, put parler. M, du Châtelet lui demanda
naturellement comment.il se faisait qu'il fut dans un tel
dénuement; il croyait, à cause de sa beauté, que probablement
il avait été interdit pour quelqu'affaire de femme. Verger alors
lui raconta son histoire. Attaché à la paroisse de***,il avait
trouvé là un curé qui l'avait reçu avec beaucoup d'affection.
Après quelques mois, le-curé le logea dans une petite cham-
bre où il ne pouvait se rendre san s traverser celle du curé. Il ne
comprenait pas bien pourquoi le curé l'avait ainsi logé; il le
comprit lorsque, pendantune nuit, le curé entra dans sa cham-
bre et lui fit des propositions infâmes. Verger le repoussa avec
horreur; le curé recommença à plusieurs reprises. Alors
•— 241 '—

Verger, pour se débarrasser de lui, écrivit à l'archevêque pour


le prier de le placer dans une autre paroisse. Il ne disait pas
pourquoi il demandait ce changement. Il savait que le curé
était très influent à l'archevêché, et il craignait de l'accuser.
L'archevêque fit venir Verger chez lui et voulut savoir
pourquoi il voulait quitter la paroisse à laquelle il était atta-
ché. Verger hésitait; l'archevêque lui promit de garder pour
lui ce qu'il dirait et de n'en point faire part à son conseil.
Alors Verger se décida à parler, et raconta les propositions
infâmes que le curé lui avait faites.
L'archevêque manqua à sa parole, et rapporta à son conseil
ce que Verger lui avait dit. Il y avait dans ce conseil plusieurs
personnages aussi immoraux que le curé, ses amis,et peut-être
ses compagnons de débauche. Ils se prononcèrent contre
Verger, et crièrent à la calomnie. Le pauvre jeune homme fut
alors privé de sa place. On ne lui en donna pas une autre, et
011 le jeta sur le pavé de Paris sans aucune ressource.
QuoiqueVerger fut originaire de Paris, il avait été ordonné
prêtre dans le diocèse de Meaux. Il sollicita son exeat de
Meaux pour revenir à Paris. En lui ôtant sa place, on le ren-
voyait à Meaux, et l'évêque de Meaux refusait de le
reprendre.
Ce fut alors qu'il loua une chambrette chez M. Parent du
Châtelet.
Cet excellent homme,qui connaissait bien Paris et le clergé
parisien, prit très discrètement quelques informations pour
s'assurer si Verger lui avait dit la vérité. Il en fut bientôt
persuadé. Alors il résolut de garder son malheureux locataire
et de lui donner tout ce dont il avait besoin.
Il lui proposa un jour de le faire nommer curé dans une
paroisse du diocèse de Meaux. Il connaissait le premier
vicaire-général, qui avait été curé dans la paroisse où il avait
son château, et moi, j'étais en bons termes avec Mgr Allou,
i(5
évêque de Meaux. Verger ayant consenti à quitter Paris, fut
nommé curé et partit avec un mobilier, une bibliothèque et
de l'argent, le tout donné par M. Parent du Châtelet.
Il me fit visite avant de partir pour me remercier de l'inté-
rêt que je lui portais et m'emprunter quelques livres.
Il revint un jour à Paris, me fit une seconde visite pour me
rendre mes livres. C'est dans une de ces visites que, le voyant
toujours très excité contre l'archevêque de Paris, je cherchai
à l'apaiser en lui racontant que l'archevêque l'avait traité un
jour devant moi de mauvais prêtre, mais qu'il avait aussitôt
retiré cette expression injuste, sur une simple observation que
je lui avais faite.
Verger en parut satisfait. Mais il avait sur le coeur ce qu'il
appelait la félonie de Varchevêque, qui avait pris un enga-
gement qu'il n'avait pas tenu : M Je suis, disait-il, victime de
cette, félonie ». En disant cela, on voyait dans son regard,
d'ordinaire si doux, quelque chose de terrible.
Le séjour dans un village n'allait pas au caractère de
Verger. Il quittait souvent sa paroisse pour aller à Melun, et
il se rendait chaque fois aux séances du tribunal. Il assista un
jour au jugement d'un pauvre homme qui fut sévèrement
condamné. A ses yeux il était innocent ; aussitôt il fit impri-
mer une lettre dans laquelle il s'attaquait violemment aux
juges et leur reprochait leur injustice. Plainte fut portée à
l'évêque de Meaux, qui se crut obligé d'ôter à Verger la
paroisse qu'il lui avait accordée. M. Parent du Châtelet et
moi nous en fûmes avisés.
Verger, de retour à Paris, alla chez M. du Châtelet qui lui
fit des reproches sur sa conduite et lui dit : « Comment vou-
lez-vous que je m'occupe de vous? Qui vous empêchait de vous
tenir tranquille dans votre paroisse? » En sortant de la maison
de M. du Châtelet, Verger vint chez moi. C'était la troisième
visite qu'il me faisait. J'en eus peur ; ses yeux brillaient d'une
— 240 —

manière étrange ; il me pria de lui venir en aide pour publier-


une attaque virulente contre l'archevêque de Paris. Comme
je refusais, il se jeta à mes genoux. Pour me débarrasser de
lui, je lui promis tout ce qu'il voulut. Dès qu'il fut sorti, je
donnai ordre de ne plus le recevoir. Je ne le vis plus. Il ne se
présenta plus chez M. Parent du Châtelet. Nous ne savions
ce qu'il était devenu, lorsque les journaux nous apprirent, un
mois environ après nos dernières entrevues, qu'il avait frappé
l'archevêque d'un coup de poignard et l'avait tué, au milieu
d'une cérémonie religieuse à l'église de Saint-Étienne-du-
Mont.
M. Parent du Châtelet accourut chez moi et ses premières
paroles furent celles-ci : « Comme je regrette de n'avoir pas
reçu le malheureux Peut-être aurais-je empêché cet horrible
!

crime !» Je ne sais s'il l'aurait empêché, car Verger était


absolument fou, et, si nous avions continué nos relations avec
lui, peut-être nous aurait-il compromis, malgré notre hono-
rabilité bien connue.
Je n'avais pas à melouer de l'archevêque, mais je puis dire
que, dans le clergé de Paris, il n'y eut pas un seul prêtre qui
ait été aussi douloureusement impressionné que moi par sa
mort déplorable. M. du Châtelet et d'autres amis qui avaient
lu ma Première lettre à Mgr Sibour me rappelaient le der-
nier paragraphe et me disaient : « Vous avez été prophète ! »
J'aurais pu en avoir la prétention; l'ânesse de Balaam l'avait
bien été. Mais tout en n'ayant aucune prétention au don de
prophétie, j'étais frappé delà coïncidence entre ce que j'avais
dit et l'événement épouvantable qui venait d'avoir lieu.
Verger, arrêté et emprisonné, fut bientôt mis en jugement.
Je pensais quelquefois, qu'il pourrait me demander dans sa
prison, car il était furieux contre tous les autres prêtres, et
j'étais probablement le seul qu'il aurait écouté à ses derniers
moments. Je ne reçus aucun avis, et je jugeai qu'il était de
mon devoir d'attendre que je fusse appelé.
— 244 —

Je reçus seulement une assignation pour me rendre au


palais de justice le premier jour de l'audience, en qualité de
témoin à décharge. M. du Châtelet était assigné comme
témoin à charge. Pourquoi cette différence? Verger avait fait
citer M. du Châtelet comme témoin à décharge aussi bien
que moi ; mais il était laïc, l'archevêché n'avait sur lui aucune
prise ; tandis que moi, prêtre persécuté par M. Sibour, d'hor-
ribles prêtres de l'archevêché pensèrent que je devrais néces-
sairement me compromettre par ma déposition en faveur de
Verger. La haine de prêtre va loin. Verger avait demandé au
moins cent témoins à décharge. Je fus SEUL assigné! car
faut-il mentionner une pauvre fille que je vis dans la salle des
témoins, et qui ne savait absolument rien du crime de Verger.
Elle s'était confessée à lui et lui avait prêté une petite somme
d'argent. Voilà tout ce qu'elle avait à dire. Quant j'entrai dans
la salle des témoins, elle était sur le point de se trouver mal et
un imbécile de gendarme la regardait d'un air effrayant. Une
marchande d'oranges ayant passé dans la salle, j'en achetai
deux pour la pauvre fille, qui me faisait compassion, et je
priai le gendarme de ne pas l'effrayer plus longtemps puis-
qu'elle n'avait pas affaire à lui. Pandore voulut m'effrayer
aussi, mais il perdit son temps, et je l'avertis que s'il ne cir-
culait, pas, j'irais trouver son chef. Il fila. La pauvre fille
fut appelée avant moi. Je ne la revis plus. Quand je fus
appelé, tous les yeux se fixèrent sur moi. J'étais entouré, à
l'audience d'un grand nombre de prêtres témoins à charge,
et que Verger avait refusé de laisser sortir.
Comme en rentrant chez moi, je pris note exacte des
demandes qui me furent faites et de mes réponses, je vais les
copier textuellement :
« M. le président Delangle. — Accusé,
qu'avez-vous à
demander au témoin?
« Verger. — Je demande à M. l'abbé
Guettée s'il se sou-
243

vient d'une conversation qu'il aurait eue avec M. Sibour, dans


laquelle l'archevêque m'aurait traité de mauvais prêtre, et
aurait retiré cette expression sur une observation que
M. l'abbé Guettée lui aurait faite?
« M. l'abbé Guettée. — Je me souviens parfaitement de

cette conversation.
Le nom de M. Verger ayant été prononcé dans cette con-
versation, M. Sibour le traita de mauvais prêtre. Je me per-
mis alors de lui dire : « Ce mot est bien dur, Monseigneur ;
« pensez-vous que M. Verger mérite réellement ce titre? Je

« ne le connais pas, il est vrai, je ne l'ai vu qu'une fois; mais

« il m'a semblé être un bon prêtre. — Vous avez raison,

« répondit l'archevêque; le terme dont je me suis servi est

« trop dur. On n'a rien eu à reprocher à M. Verger quant à

« son ministère, et je suis bien aise que l'évêque de Meaux

« lui ait donné une paroisse ».

« M. le procureur impérial Weisse. — Comment, mon-


sieur l'abbé, pouviez-vous prendre la défense d'un homme qui
avait fait une brochure diffamatoire contre le clergé? L'au-
teur d'une telle brochure ne peut être un bon prêtre.
M
M. l'abbé Guettée. — Je vous ferai observer, d'abord,
monsieur, que je suis ici témoin et que je n'ai à répondre, selon
ma conscience, qu'aux questions qui me sont faites, sans avoir
besoin de justifier ma manière de voir. Je veux bien dire,
cependant, qu'à l'époque où je faisais mon observation à
Mgr Sibour, j'ignorais complètement l'existence de la bro-
chure dont vous parlez. Depuis, j'en ai entendu dire bien des
.
choses contradictoires; mais M. le procureur impérial sait
bien que personne ne l'a lue, puisqu'elle a été imprimée en
Belgique et qu'on l'a saisie à son entrée en France. On en
parle donc sans la connaître. Les uns en disent beaucoup de
mal, d'autres affirment qu'elle n'était qu'une défense légitime
contre l'arbitraire dont l'auteur prétend avoir été victime.
— 246 —

S'il en était ainsi, il aurait pu l'avoir faite sans mériter pour


cela le titre de mauvais prêtre, car un prêtre, comme tout
autre homme, peut se défendre lorsqu'il croit être victime
d'une injustice.
« M. le président Delangle. — C'est là, monsieur l'abbé,

votre manière de penser?


« M. l'abbé Guettée. — Oui, monsieur le président, c'est
ma manière de penser, et celle, je crois, de tout homme rai-
sonnable et juste.
« M. le président Delangle. — Accusé, avez-vous autre
chose à demander au témoin.
M
Verger. — Non, monsieur le président; je n'ai qu'à
remercier M. l'abbé Guettée d'avoir parlé selon sa conscience.
« M. l'abbé Guettée. — Alors, monsieur le président, je
puis mejretirer?
« M. le président Delangle. — Si l'accusé y consent, je
ne m'y oppose pas.
« Verger. — M. l'abbé Guettée peut se retirer. »
Pour sortir je devais passer devant le banc où se trouvait
l'accusé. Il se leva lorsque je passai et me salua très profon-
dément.
Aurait-on pu croire qu'une déposition comme la mienne
aurait donné occasion de dire que je m'étais constitué le
défenseur de Verger? C'est cependant ce que dirent mes enne-
mis de l'archevêché. J'allai m'en plaindre à M. Buquet, pre-
mier vicaire-général, qui me dit : « Ceux qui vous accusent
savent bien qu'ils mentent. Vos réponses aux questions qui
vous ont été faites ont été fort convenables, et en toute cette
triste affaire, vous vous êtes conduit avec la sagesse que j'atten-
dais de vous. Un ami de Mgr Sibour n'aurait pas mieux
répondu. — Je n'étais pas son ennemi, monsieur le vicaire-
général, et ce n'est pas moi qui aurais ri, comme l'ont fait
un grand nombre de prêtres, lorsque le malheureux arche-
247

vêque était sur son lit.de parade J'en suis persuadé, mon
cher abbé, me répondit M. Buquet; je vous connais assez
pour être persuadé que la mort terrible de l'archevêque vous
a fait de la peine, quoique vous ayez eu à vous plaindre de
lui. — J'en ai été très douloureusement affecté, monsieur le
vicaire-général, vous pouvez en être certain. Devant une
mort aussi épouvantable, je n'ai aucune peine à oublier tous
mes griefs ».
Les hommes infâmes qui voulaient absolument m'attaquer
abusaient du titre de témoin à décharge que l'on m'avait
imposé par l'assignation que j'avais reçue. Ils disaient queje
m'étais porté comme témoin à décharge et donnaient ainsi
une preuve de la plus noire malice. Qui donc se porte soi-
même comme témoin soit a charge soit a décharge dans un
procès quelconque? Un témoin est légalement assigné par la
justice; s'il ne se rend pas au tribunal sur cette assignation
légale, la loi autorise le magistrat à avoir recours à la force
publique contre lui, et le témoin récalcitrant devient passible
d'une condamnation. J'ai été assigné, par la justice elle-
même, à comparaître en qualité de témoin,.je ne me suis
donc pas porté comme tel.
Ai-je maintenu, après l'assassinat, l'éloge que j'avais fait
de Verger avant son crime? Ai-je adressé une seule louange
à Verger devant le tribunal? Interrogé sur mes souvenirs, j'ai
rappelé simplement ces souvenirs. On m'a posé une ques-
tion, j'y ai répondu ; à cela se bornait mon rôle de témoin. Je
ne devais pas plus injurier Verger que lui adresser de louanges.
Je n'ai fait ni l'un ni l'autre, parce qu'un témoin qui se res-
pecte doit à la justice la vérité.
Si l'on m'avait demandé ce que je pensais du caractère de
Verger, et si j'avais jugé à propos de répondre, j'aurais dit :
« Verger est fou : c'est dans un accès de folie furieuse qu'il a
commis son crime. Faites-le examiner par des médecins com-
— 248 —

pétents, et je suis persuadé que vous l'enverrez plutôt dans


une maison de fous qu'à la guillotine ».
C'est ainsi que Verger aurait été traité, s'il se fût agi d'un
assassinat ordinaire; mais il s'agissait de l'assassinat d'un
archevêque de Paris ! !
Verger fut donc condamné à mort, et fut porté presque
mourant sur la guillotine.
Je me suis bien gardé de me rendre à son exécution. Je
n'ai jamais vu la guillotine, et j'espère bien ne la voir jamais.
IX

M. Lequeux. — Jansénisme et jésuitisme. — Feu contre feu. — Messire


Pallu et Messire Bailles convaincus d'ignorance crasse. — Fondation
deï'Observateur catholique. — Attaques contre le nouveau dogme de
l'Immaculée-Conception. — M. le cardinal Gousset et M. Malou,
évêque de Bruges, réfutés. — Mgr Clausel de Montais, évêque de
Chartres vient à Paris pour me féliciter. — Les Sulpiciens empê-
chent mon entrevue avec le vénérable évêque. — Pourquoi les
Sulpiciens sont devenus ultramontains.— Suite de mes attaques contre
rultramontanisme et l'Immaculée-Conception. — Publication des
Mémoires et du Journal de l'abbé Ledieu sur Bossuet. —• MM. Pou-
joulat et Dulac convaincus d'ignorance. —Publication de YHistoire
des Jésuites. — Pourquoi on n'a pas mis cet ouvrage à l'index. —
Attaques contre les dévotions nouvelles. — Mgr Van Santen, arche-
vêque d'Utrecht, se prononce en ma faveur. — Après sa mort, les
représentants de la vieille Eglise de Hollande défendent la papauté
contre moi. — Singulière situation de cette Eglise. — Je n'ai aucune
peine à réduire au silence ses théologiens. •— Cette Eglise, qui
aurait pu avoir un si bel avenir, se meurt faute de science et de
logique.

||^|||pl|||a guerre continuait entre les journaux dits reli-


H illiil§ gieux et moi. Quelques grands journaux de
Il iKilcM Pal'*s donnaient le ton, et tous les journaux de
B8~°"""'-^3l province s'inspiraient de leurs attaques j'étais
;

un révolté, un schismatique,'un hérétique; mais on se gardait


d'entamer avec moi une discussion sérieuse. Cependant
M. Lequeux, qui avait sur le coeur la mercuriale prononcée
contre lui en présence de l'archevêque Sibour, voulut se
venger et plaça comme annexe aux Mémoires de Picot,
dont il donnait alors une édition, une dissertation sur le jan-
sénisme; elle était dirigée contre moi. Je lui répondis d'une
230

manière tellement péremptoire que Pallu lui-même dit à


M. l'abbé Léon Garapin : « Comment M. Lequeux a-t-il pu
se décider à attaquer M. l'abbé Guettée sur cette question?
Il voulait donc être battu ». En effet, il le fut si bien, dans
ma brochure intitulée : Jansénisme et jésuitisme, qu'il ne
voulut pas continuer la lutte. Sans se rendre, il m'écrivit que
ses occupations l'empêchaient de me répondre. Elles ne
l'avaient pas empêché de m'attaquer.
Messire Pallu, que je viens de nommer, se lança alors
comme écrivain. Il publia une instruction pastorale sur la
liturgie romaine; un libraire la publia en brochure, et je pus
alors apprécier la science de celui qui l'avait pris de si haut
pour me reprocher mes prétendues erreurs. J'eus tout de suite
l'idée de lui rendre un service analogue à celui qu'il m'avait
rendu, et je relevai ses erreurs et contradictions dans une
lettre très respectueuse, ainsi conçue :

« MONSEIGNEUR,

« Permettez-moi de soumettre à Votre Grandeur les


réflexions qui m'ont été inspirées par votre belle Instruction
pastorale sur la liturgie romaine. C'est un devoir, pour tous
les fidèles, d'écouter les leçons des pasteurs et de les interro-
ger : car il est écrit : Interroge tes pères, et ils te répondront.
C'est pour accomplir ce devoir que je soumets à Votre Gran-
deur les difficultés qui se sont élevées dans mon esprit en
étudiant ces belles pages que vous avez adressées d'abord
simplement au clergé et aux fidèles de votre diocèse, mais
qui ont dépassé ces humbles limites, grâce à une publicité
aussi peu attendue qu'elle avait été peu recherchée de votre
part, et aux éminents suffrages dont elles ont été honorées.
« C'est vous, Monseigneur, qui m'apprenez que votre
Instruction pastorale a été accueillie avec tant de faveur ;
— 25l —

je ne puis donc en douter; je dois croire aussi que les émi-


nents suffrages dont elle a été honorée lui étaient justement
dus; on aurait peine à comprendre, après cela, comment je ne
m'ensevelis pas dans le plus respectueux silence, si je n'avouais,
à ma honte, que j'ai été gallican ! Je n'ai même pu me résoudre
encore à faire abjuration de mon horrible et infâme hérésie,
tant il est difficile de se défaire du vieil homme pour se revêtir
du nouveau, créé dans la pureté ultramontaine. Un écri-
vain (i), qui comme moi, gémit de n'avoir pu encore secouer
ses préjugés, s'écriait dernièrement avec l'accent du déses-
poir :
Tantoe molis erat Romanam condcre gentem !

« Oh ! oui, il est bien pénible, ce travail de transformation


du gallicanisme à l'ultramontanisme! je m'efforce chaque
jour de l'opérer en moi; j'ai lu, dans ce but, les oeuvres si
pleines de science que nos ultramontains ont produites; et
j'espère vous convaincre en cette lettre, Monseigneur, que j'ai
bien profité des enseignements contenus dans votre magni-
fique Instruction pastorale.
« Je ne vous suivrai pas, Monseigneur, dans toutes vos
sublimes inspirations ; il faut laisser aux aigles les vastes
plaines de l'air ; et ceux qui, comme moi, n'ont pas d'ailes
doivent se résoudre à marcher sur la terre le mieux qu'il leur
est possible.
« J'ai donc lu, Monseigneur, votre Instruction pastorale
sur la liturgie romaine. Je l'ai admirée comme je le devais;
j'ai applaudi aux éloges désintéressés que vous a prodigués le
journal infaillible; mais, votre enseignement étant diamétra-
lement opposé aux hérésies gallicanes, Votre Grandeur ne

(i) Le spirituel auteur des Lettres cardinales, Cassan de Floyrac.


2D2

sera pas étonnée que les préjugés d'un vieux gallican comme
moi se soient parfois révoltés. Mon coeur était avec vous,
mais mon esprit était rebelle. Proh! dolorl O préjugés gal-
licans!
« Votre premier chapitre, Monseigneur, est plein de poésie,
il ravit l'âme. Comme vous prouvez bien que la prière publique
est nécessaire à l'Eglise et au prêtre ! Dans votre enthousiasme
lyrique, vous vous élevez bien au dessus de la sphère gram-
maticale, et l'on sent que pour vous le mot n'est rien; ainsi
vous dites (p. 2) : « Par la prière publique, la religion chré-
« tienne devient vraiment digne de Dieu. » Je croyais la
religion chrétienne digne de Dieu par elle-même, parce qu'elle
vient de Dieu, parce que sa doctrine est l'expression du verbe
éternel du Père incarné et immolé pour rendre perpétuelle-
ment à Dieu un hommage digne de lui; je croyais que la reli-
gion chrétienne n'avait pas besoin de devenir digne de Dieu,
par la raison qu'elle fut digne de lui dès le commencement;
j'avouerai, la rougeur au front, que je ne puis pas encore
comprendre comment le chant du peuple fidèle et le bré-
viaire du prêtre sont cause que la religion elle-même devient
digne de Dieu. Mais, Monseigneur, vous l'avez dit.
« Votre Grandeur nous apprend encore (p. 3) que : « La
liturgie est l'expression des prières de l'Eglise entière ».
« La liturgie ne serait-elle pas plutôt l'ensemble, la collec-
tion des prières ecclésiastiques que Y expression de ces prières?
En elle-même, la prière est l'expression d'un sentiment; mais
la liturgie est-elle l'expression des prières? Est-elle surtout
l'expression des prières de l'Eglise entière? Il suivrait de là,
Monseigneur, qu'une prière aurait besoin d'appartenir à
l'Eglise entière pour faire partie de la liturgie. Or,
j'ai cru jusqu'à présent que Pie V lui-même avait respecté
les liturgies particulières de certaines Eglises, l'Ambroi-
sienne ou la Mozarabique, par exemple, même les liturgies
de Paris, de Lyon et autres qui étaient antérieures de
plus de deux cents ans à la bulle Quod a nobis? Ces litur-
gies particulières, n'étant pas l'expression des prières de
l'Eglise entière, n'étaient pas, selon vous, des liturgies légi-
times; comment se fait-il donc, Monseigneur, que Pie V lui-
même les ait respectées ? Aurait-il eu, par hasard, des ten-
dances gallicanes? Je serais tenté de le croire, et je douterais
de son salut s'il n'avait pas été canonisé dans toutes les règles ;
sa bonne foi lui aura servi d'excuse devant Dieu. En effet, son
ignorance liturgique devait être invincible, puisqu'en son
temps oii ne possédait encore ni votre Instruction pastorale,
ni les iHsrzYztffons de domGuéranger, ni les fines observations
de M. Meslé, ni les profonds articles de M. Dulac, de l'Uni-
vers, ni le dictionnaire de M. Pascal. Ces illustres person-
nages sont les flambeaux lumineux qui nous ont inondés de
science liturgique; or, parmi ces gloires, vous n'êtes pas,
Monseigneur, la moins brillante; votre humilité me pardon-
nera cette petite flatterie, aussi sincère qu'elle est méritée.
« Ce qui fera surtout l'admiration de la postérité, Mon-
seigneur, c'est que la savante école à laquelle vous apparte-
nez a trouvé le moyen de refaire l'histoire entière de la
liturgie; et, ce qui est plus étonnant encore, de la refaire sans
aucun fait. Autrefois, on voulait des faits pour faire une his-
toire quelconque. O préjugés! des faits! mais les faits tuent
comme la lettre, l'esprit seul vivifie; aussi, Monseigneur,
êtes-vous très spirituel dans votre Instructionpastorale ; et si,
par hasard, vous affirmez que vous allez vous appuyer sui-
des faits, vous prouvez bien vite que vous n'attachez pas à
ce mot le sens ordinaire, que vous ne vous abaissez pas jus-
qu'à nous donner cette pâture grossière des faits historiques,
bonne seulement pour les encroûtés du gallicanisme. Les esto-
macs ultramontains veulent quelque chose de plus délicat,,
une substance éthérée, comme l'ambroisie, ou bien encore
— 2D4 —

l'émanation d'une fleur. C'est sur un fait aussi aériforme que


vous appuyez, Monseigneur, votre distinction des deux
époques liturgiques : celle de formation et celle d'unité.
« Vous établissez cela, Monseigneur, dans votre troisième
chapitre, en tête duquel vous avez soin d'inscrire cette majes-
tueuse proposition (p. 5) -.
« Les évêques n'ont jamais eu, relativement à cet objet
important (la Liturgie), une autorité sans règle et sans subor-
dination Cette VÉRITÉ de la théologie et du droit canon
.
va nous apparaître à la lumière de l'histoire de l'Eglise. »
« Qu'est-ce qu'une vérité delà théologie, Monseigneur? Il
me semble que c'est un dogme révélé et défini par l'Eglise.
Qu'est-ce qu'une vérité du droit canonique? Une loi formelle,
revêtue de toutes les conditions requises pour qu'elle oblige.
Vous dites donc, Monseigneur, que c'est une vérité de foi que
les évêques n'ont jamais eu qu'un pouvoir secondaire relati-
vement à la liturgie? Vous dites donc qu'il existe dans le droit
canonique une disposition formelle qui ne leur laisse que ce
pouvoir secondaire? Vous auriez bien dû, Monseigneur, nous
démontrer clairement que votre dogme a pour lui le témoi-
gnage toujours et partout uniforme, qui est, selon saint
Vincent de Lérins, le critérium de tout dogme catholique; il
n'eût pas été inutile non plus peut-être de citer le texte d'une
loi dont personne n'avait entendu parler avant la publication
de votre Instruction pastorale. Mais ce petit oubli, certaine-
ment involontaire, ne m'empêche pas d'apprécier votre
proposition comme elle le mérite. C'est là, on peut le
dire, une improvisation capable de faire mordre la pous-
sière à tous les gallicans, passés, présents et futurs; une
vérité de la théologie et du droit canonique!!! Songez-y donc,
gallicans! ne vous y trompez pas, cela veut dire que vous
êtes des hérétiques et des insurgés. Que faire, Monseigneur,
de cette race maudite, toute souillée de révolte contre votre
255

vérité et votre loi? Il n'y a qu'un moyen d'en purger la terre,


c'est de la livrer à la Sacrée-Congrégation du Saint-Office, qui
brûlera les corps pour sauver les âmes. Heureux les gallicans !
si, grâce à leur chétif sacrifice, Dieu leur épargne les feux
éternels !
« J'arrive, Monseigneur,
à votre distinction des deux épo-
ques liturgiques; vous dites donc (p. 5) :
« Il faut distinguer deux époques
dans l'histoire de la
« liturgie : l'époque de la formation des diverses
liturgies, et
« l'époque de l'unité dans la liturgie. »

« Vous admettez donc


qu'il y eut primitivement dans
l'Eglise diversité liturgique? Vous ne pouviez guère, en effet,
Monseigneur, nier ce fait, qui n'est pas moins visible dans
l'histoire ecclésiastique que le soleil dans la nature ; mais ne
voyez-vous pas combien ce fait favorise le système gallican?
Il est vrai que vous vous hâtez d'affirmer (p. 9) que les évêques
avaient alors des pouvoirs extraordinaires qu'ils n'ont plus
aujourd'hui. Mais, Monseigneur, qui vous a dit'cela? où
avez-vous vu que les pouvoirs exercés par les premiers évêques
ne leur avaient pas été conférés par leur ordination et leur
institution canonique, ou que l'ordination et l'institution ne
confèrent plus aujourd'hui les mêmes pouvoirs qu'autrefois?
Vous dites bien haut que votre assertion est un fait et un
principe sans la connaissance duquel on ne comprend rien à
l'histoire de l'Eglise; comment se fait-il alors que tous ceux
qui ont écrit cette histoire n'y aient même pas songé?...
« Hélas! je me suis
oublié! J'ai raisonné! Maudit vieil
homme qui l'emporte toujours sur le nouveau que je voudrais
si bien former en moi ! Pardon, Monseigneur, j'admire votre
fait-principe à l'aide duquel vous expliquez si bien la diver-
sité liturgique dont les gallicans ont tant parlé. Mais votre
fait-principe, n'est pas un de ces faits brutaux qui résistent
au génie lui-même : c'est un fait d'un genre particulier, un
256

fait aimable, bien élevé, complaisant, qui s'assouplit quand


on veut, qui se transforme au moindre signe, qui se prête,
de la meilleure grâce, aux besoins d'une cause. C'est un fait
qui s'invente et ne s'impose pas ; enfin, c'est un fait à Vultra-
montaine imaginé tout exprès pour faire comprendre l'his-
toire. Aussi est-il en même temps principe ; non pas principe
impitoyable qui a sa formule dans la lettre, mais dans l'esprit,
un principe subtil, pur, et que n'a jamais souillé le contact
d'un Gratien. Or, ce fait-principe aide non seulement à com-
prendre l'histoire, mais il a de plus l'immense avantage de
faire comprendre l'ÉTAT COMPARATIF DE L'ANCIEN DROIT
COMMUN ET DU NOUVEAU. Pourquoi faut-il qu'il ne me
fasse pas comprendre aussi parfaitement cette admirable
phrase ! elle me semble bien belle pourtant.
« J'ai encore un scrupule, Monseigneur, touchant votre dis-
tinction des deux époques liturgiques : c'est que tous les faits
la condamnent, comme vous, en conviendrez tout à l'heure.
Mais, grâce à votre Instruction pastorale, je commence à
voir que c'est une étrange opinion que celle de ces gens qui
prétendent que l'histoire doit être composée de faits bien
authentiques, et que ces faits doivent être d'autant plus soli-
dement prouvés que l'on veut appuyer sur eux des opinions
controversées. Arrière ce gallicanismequi ne sait que raisonner
et prouver! L'ultramontanismese contente de parler, et veut
qu'on obéisse les yeux fermés. Il faut avouer que son prin-
cipe est bien plus beau et plus fécond pour l'intelligence.
« Après quelques phrases un peu vaporeuses (pardonnez-
moi cette expression, Monseigneur) touchant la formation des
liturgies, vous passez vite à ce que vous appelez les règles de
l'unité liturgique et les preuves de l'autorité suprême du Saint-
Siège en matière de liturgie.
« Voyons d'abord les règles d'unité.

« La première consiste dans l'obligation où étaient les


prêtres d'obéir à leur évêque dans l'ordre des offices (p. 11).
251

« Quelle pénétration que la vôtre, Monseigneur! Un gallican


oserait dire que cette obligation d'obéir à l'évêque de chaque
diocèse, au moment où, de votre aveu, existait la diversité
liturgique, était l'obstacle le plus direct à l'établissement de
l'unité; mais un gallican raisonne, et vous, Monseigneur,
vous ne vous abaissez pas jusque-là.
« La seconde règle, ou loi d'unité, vous la trouvez, Mon-
seigneur, dans la fidélité de chaque évêque à conserver la
liturgie de son Eglise (p. 11).
« Un gallican dirait encore que cette fidélité à conserver
des liturgies particulières était, pour l'établissement de l'unité,
un obstacle d'autant plus insurmontable qu'elle était plus
grande.
« Mais un gallican est un raisonneur, c'est convenu; et un
Romain pur comme vous, Monseigneur, se contente déparier.
« La troisième règle, ou loi d'unité liturgique, d'après vous,
Monseigneur, c'est que des évêques, réunis en conciles provin-
ciaux, firent des prescriptions touchant des formules litur-
giques, et défendirentd'adopter celles qui n'auraient pas leur
approbation.
« Ces évêques me semblent user bien largement de leur pou-
voir secondaire; qu'en dites-vous, Monseigneur? Un gallican
trouverait certainement encore dans cette règle d'unité une
preuve de diversité : mais, non seulement vous y voyez le con-
traire, mais vous affirmez, de plus, que les évêques, dans ces
conciles, limitaient leur pouvoir liturgique. Comme Votre
Grandeur sait pénétrer au fond des choses et en tirer des idées
toutes neuves, inattendues, contraires à tout ce que les autres
y trouvent!
« Maintenant,, Monseigneur, paulb majora canamus.
Voyons les preuves qui établissent, d'après Votre Grandeur,
l'action du pouvoir suprême du Saint-Siège dans les choses
liturgiques.
— 258 —

« i° « Le pape saint Victor intervint dans la question de la


Pâque. » (P. i3.)
« Quelle preuve accablante! Le pape Victor veut que l'Eglise
d'Orient célèbre la Pâque le même jour que l'Eglise de Rome;
l'Eglise d'Orient refuse positivement ; et voilà comment est
prouvé invinciblement le pouvoir suprême du Saint-Siège sur
la liturgie!
« 2° « Le Bréviaire romain mentionne, dans la légende des

papes des premiers siècles, ce qu'ils firent pour la liturgie. »


(P. i3,)
n Ces légendes ne disent à peu près rien, et, de plus, elles
sont apocryphes; mais elles n'en prouvent pas moins le pou-
voir suprême, on le comprend parfaitement.
« 3° « Le pape saint Innocent, au cinquième siècle, repré-
sentait la nécessité de s'en tenir à la tradition liturgique. »
(P. ,3.)
« Or, il y avait variété précédemment; il fallait donc que
chaque Église fût fidèle à sa liturgie, ce qui devait l'empêcher
de s'entendre avec les autres pour en adopter une commune.
« Cependant, Monseigneur, votre argumentation
n'en est
pas moins satisfaisante.
«" 4P « Saint Grégoire autorise l'apôtre de l'Angleterre à
établir quelques rites convenables à l'état de son nouveau
troupeau. » (P. 14.)
« Voici, Monseigneur, le
fait auquel Votre Grandeur fait
allusion :
« Saint Augustin,, apôtre de l'Angleterre, part de Rome et
traverse les Gaules pour se rendre au lieu de sa mission. Pen-
dant son voyage, il remarque une grande diversité dans les
liturgies des. Eglises qu'il visite, et il écrit à saint Grégoire
pour lui demander quelle liturgie il choisira pour la nouvelle
Eglise qu'il va fonder. Le pape saint Grégoire, réformateur
de la liturgie romaine, lui répond qu'il devra composer sa
— 2DQ

liturgie de tout ce qu'il a trouvé de mieux dans celles des


Eglises qu'il a visitées.
« Voilà le fait dans toute sa simplicité ; vous n'y voyez qu'une
simple autorisation d'établir quelques rites. Aussi avez-vous
bien soin d'avertir que, jusqu'à vous, Monseigneur, le fait
avait été mal apprécié. Je remercie pour mon compte Votre
Grandeur de la précaution qu'elle daigne prendre; mais elle
aurait bien dû expliquer comment ce fait a été mal apprécié,
et les raisons qui l'ont déterminée à lui donner un sens diffé-
rent de celui qui a été généralement adopté jusqu'à notre
temps. Tous ceux qui ont lu la lettre de saint Grégoire n'ont
pu jusqu'ici s'empêcher de croire que ce grand et saint pape
n'avait été partisan ni de l'unité liturgique, ni du pouvoir
suprême du Saint-Siège dans les choses liturgiques. Je crois
donc, Monseigneur, que vous devrez avoir recours à toutes
les ressources de votre subtile et ingénieuse logique pour con-
vaincre tout le monde que, jusqu'à vous, personne n'a com-
pris la lettre de saint Grégoire.
« Mais que dis-je? vous l'affirmez, n'est-ce pas assez? Oui,
c'est assez pour les ultramontains. Quant aux gallicans,
valent-ils la peine qu'on s'en occupe?
« Avant de passer avec vous, Monseigneur, à l'époque
d'unité liturgique, je me permettrai de faire une réflexion
sur une phrase que je trouve à la page 8 de votre Instruction.
« Ne croyez pas, dites-vous, qu'on ait alors (au cinquième
siècle) composé ces liturgies comme de nouveaux livres. Non :
on mit par écrit tout ce que l'on conservait principalement
par tradition.
« J'aurais vivement désiré, Monseigneur, que Votre Gran-
deur eût daigné corroborer cette assertion au moins d'une
preuve. J'ai lu, en effet, quelque part que saint Venerius, de
Marseille, a fait composer, au cinquième siècle, de nouveaux
livres liturgiques par le prêtre Musoeus; Salvien, à la même
2Ô0

époque, fit aussi de nouveaux livres de liturgie; avant eux,


saint Hilaire, de Poitiers, avait Composé un livre d'hymnes ;
Claudien Mamert, par ordre de son frère saint Mamert, de
Vienne, rédigea une liturgie tout entière; dans le même temps,
saint Sidoine Apollinaire composaitdes préfaces et des messes.
Je pourrais citer encore d'autres faits semblables, si je tenais
à passer pour un savant ; de tout cela on serait assez porté à
conclure que votre proposition^ Monseigneur, n'est pas aussi
exacte qu'on pourrait le désirer. Qu'en pense Votre Gran-
deur ?
« Pour résumer ce que vous avez dit, Monseigneur, sur la
première époque liturgique, que vous appelez époque de for-
mation, il est certain : i° que, dans les huit premiers siècles
de l'Eglise, il y eut diversité liturgique ; car vous fixez vous-
même au neuvième siècle ce que vous appelez l'époque d'unité;
2° que les évêques, pendant les huit premiers siècles, ont
donné à leurs Eglises des liturgies particulières ; 3° que Votre
Grandeur a oublié de prouver que les évêques, en donnant
ces liturgies, ont agi, comme elle le prétend, en vertu de
pouvoirs extraordinaires que les évêques n'ont plus aujour-
d'hui.
« Vous comprendrez, Monseigneur, que cet oubli devra
être réparé, et vous tiendrez sans doute à appuyer cette vérité
de la théologie et du droit canonique sur des témoignages si
nombreux, si formels, si authentiques, qu'elle apparaîtra
radieuse, à la lumière de l'histoire ecclésiastique, comme
vous l'aviez promis.
« J'entre maintenant à votre suite, Monseigneur, dans le
sanctuaire vénérable que vous appelez l'époque d'unité.
« Vous dites un mot de Pépin et de Charlemagne, qui furent,
dites-vous, les auxiliaires de la papauté dans l'établissement
de l'unité liturgique; vous auriez pu ajouter, Monseigneur,
que Charlemagne, tout en adoptant quelques livres de chant
26 I

romain, faisait composer d'autres livres liturgiques, et que,


dans le courant du neuvième siècle, Amalaire constata qu'il
n'y avait aucun rapport entre les livres liturgiques de Rome
et ceux de France. Il suivrait de là que l'amour prétendu de
Charlemagne pour l'unité liturgique n'aurait pas obtenu de
résultats durables. Je pourrais, Monseigneur, vous en donner
bien d'autres preuves; mais cette peine serait inutile, car
Votre Grandeur l'avoue de cette manière à la page 17 : « Les
ordres religieux, dites-vous, et principalement ceux de Saint-
Dominique et de Saint-François d'Assise, aidèrent beaucoup
à l'établissement de l'unité liturgique » Votre Grandeur
daignera remarquer que les ordres de Saint-Dominique et
de Saint-François d'Assise ne naquirent que dans le courant
du treizième siècle, et que les ordres religieux antérieurs,
comme les Clunistes et les Cisterciens, avaient des liturgies
particulières. Ce ne fut donc qu'à la fin du treizième siècle
et au commencement du quatorzième qu'ils purent travailler,
comme vous le dites, à l'établissement de l'unité liturgique.
S'ils travaillèrent à cet établissement, c'est que cette unité
n'était pas encore établie ; qu'en pensez-vous, Monseigneur ?
C'est donc avec raison que je n'ai pas pris la peine de vous
exposer les raisons pour lesquelles je ne pouvais admettre
votre unité du neuvième au quatorzième siècle ; vous avouez
vous-même qu'elle n'exista pas plus à cette époque que dans
les huit premiers siècles de l'Église.
« Maintenant, quel fut le résultat des travaux des Domini-
cains et des Franciscains ?
« Je suis encore heureux, Monseigneur, de pouvoir vous
citer : « La liturgie romaine, dites-vous, devint la liturgie de
presque toute l'Eglise latine, etlesusagesparticuliersà beau-
coup de diocèses n'empêchaient pas que le fond delà liturgie
ne fût romain. »
« Ainsi, Monseigneur, l'unité si
belle qu'auraient établie
lG'2

les ordres de Saint-Dominique et de Saint-François n'empê-


chait pas que des Eglises entières n'eussent des liturgies
particulières, et que beaucoup de diocèses n'eussent des usages
particuliers.
« D'après Votre Grandeur, le quatorzième siècle aurait
donc été l'époque de cette Belle unité liturgique. Elle ne
dura pas longtemps, à ce qu'il paraît ; car vous nous dites,
aussitôt qu'au seizième siècle Paul IV et le concile de Trente
durent songer à la réforme de la liturgie. Vous auriez pu dire
encore, Monseigneur, que tous ceux qui alors s'occupèrent de
cette réforme s'accordèrent sur ce point : que, depuis deux
cents ans, les abus les plus déplorables s'étaient introduits
dans les offices de l'Église et dans les livres liturgiques. Il
faudrait en conclure que les quatorzième et quinzième siècles
furent une époque de confusion et de désordre liturgique ;
cependant, Monseigneur, c'est l'unique place que vous ayez
trouvée dans l'histoire pour y placer votre unité. Il faut
avouer que cette pauvre unité a du malheur. Malgré les
efforts héroïques de Votre Grandeur pour lui trouver une
petite place, tous les siècles la repoussent, et, par une fatalité
plus grande encore, vous êtes condamné à prouver vous-même
que cette place n'existe pas pour elle. Les papes eux-mêmes
s'appliquent, pour ainsi dire, dans leurs bulles à lui ôter ces
quatorzième et quizième siècles, où vous espériez qu'elle
pourrait se cacher en paix. Où la placerons-nous donc, Mon-
seigneur ? Exista-t-elle, du moins, depuis que saint Pie V eut
réformé la liturgie romaine? Oui, répondez-vous, à la page 21 :
« Vers la fin du
seizième siècle, l'unité liturgique se trouvait
établie, autant que possible, dans l'Église latine et dans la
France elle-même ».
« Est-ce bien vrai, cela, Monseigneur ? Pour ne parler que
de la France, qui nous est plus connue que les autres Églises,
je ne vois que trois provinces ecclésiastiquesqui adoptèrent
—-
263 —

les livres liturgiques de saint Pie V ; celle de Bordeaux, où la


liturgie romaine était déjà en usage auparavant, et celles de
Narbonne et d'Aix. Les autres Églises conservèrent leurs
liturgies particulières, et les conciles de Rouen, de Reims et
de Tours se contentèrent de décider qu'on réformerait ces
liturgies, selon l'esprit du concile de Trente et du Saint-Siège,
c'est-à-dire qu'on éliminerait tout ce qui était apocryphe,
ridicule ou scandaleux. L'évêque de Paris ayant voulu, à la
fin du seizième siècle, adopter les livres romains, son chapitre
protesta contre cette résolution, et la Sorbonne, dont vous
admirez, Monseigneur, les beaux principes liturgiques (p. 25),
donna en cette occasion une consultation dans laquelle elle
adopta des principes diamétralement opposés à ceux de Votre
Grandeur.
« La réforme prescrite à la fin du seizième siècle pour les
liturgies particulières s'effectua aux dix-septième et dix-
huitième. Voilà pourquoi, Monseigneur, on voit naître à cette
époque ces nouveaux livres liturgiques contre lesquels, à
l'exemple de dom Guéranger, vous faites éclater une si sainte
colère. Je respecte votre indignation, Monseigneur, et je me
contenterai de faire remarquer à Votre Grandeur une expres-
sion qui n'est pas aussi exacte qu'on pourrait le désirer. Vous
appelez la réforme liturgique des dix-septième et dix-huitième
siècles un événement inou'i dans l'histoire de la liturgie. Ce
que j'ni eu l'honneur de vous dire précédemment démontre-
assez que cet événement est ordinaire et non pas inou'i dans
l'histoire de la liturgie ; c'est là sans doute ce que vous avez
eu l'intention de dire.
« Autant que possible, Monseigneur, il faut interpréter les
choses avec bénignité et charité ; Benoît XIV a prescrit cette
règle aux consulteurs de l'Index, et tout chrétien doit en agir
ainsi pour obéir à la raison en même temps qu'au devoir de
la charité fraternelle. Je pense donc qu'il faut mettre le mot
264

inou'i sur le compte de l'imprimeur et excuser l'ignorance


liturgique de ce pauvre homme, qui n'est pas obligé d'en
savoir aussi long qu'un évêque en histoire ecclésiastique.
« J'en ai fini, Monseigneur, avec la théorie liturgique, qui
remplit les trente premières pages de votre Instruction pas-
torale.
« Je ne dirai qu'un mot à Votre Grandeur touchant son

examen de la question liturgique dans son diocèse de Blois.


Pensez-vous Monseigneur qu'il soit bien de dire tout
, ,
crûment aux fidèles de ce diocèse que vos prédécesseurs dépas-
sèrent les limites de leur pouvoir liturgique (p. 34) ? de leur
apprendre que M. de Sausin, un des évêques les plus respec-
tables de notre temps et qui jouissait d'une grande réputation
de science et de sainteté dans votre diocèse de Blois, a cherché,
jusqu'à la mort, à soutenir l'oeuvre des évêques qui dépas-
sèrent les limites de leur pouvoir ?. Pensez-vous qu'il était
bien, au début de votre épiscopat, d'aller faire, du haut d'une
petite brochure, le procès à de vieux évêques qui avaient,
Monseigneur, la même autorité que vous ? Croyez-vous que
vous n'affaiblissez pas votre propre autorité aux yeux des
fidèles en attaquant celle de vos prédécesseurs, qui ne fait
qu'un tout moral avec la vôtre? Je ne nie point le droit que
vous aviez d'adopter pour votre diocèse les livres de la liturgie
romaine; mais, je dis, Monseigneur, que Votre Grandeur
pouvait le faire sans infliger un blâme public à des évêques
qui n'ont eu que le tort de penser autrement que vous. Vous
êtes, Monseigneur, un grand évêque, un liturgiste habile, un
théologien profond; je veux bien le croire; mais on peut-
être tout cela sans se poser en juge infaillible des vivants et des
' morts.

« Maintenant, que dirai-je, Monseigneur, du reste de votre


Instruction pastorale? Votre Grandeur, dans l'espace de
quatre-vingts pages, n'a pas' épargné les phrases pour nous
265
— —

prouver que rien dans le monde n'égale le Bréviaire romain.


Le Bréviaire romain surpasse tous les autres livres en élo-
quence, en onction, en images, en sentiments. Le plus petit
mot du Bréviaire romain, que dis-je? une simple lettre du
Bréviaire romain, surpasse en beauté tout ce que vous pourriez
trouver ailleurs. Oh! ah! c'est admirable quand on le ren-
contre dans le Bréviaire romain. Le Bréviaire romain est un
poème épique! Heureux Italiens! ils avaient déjà le Roland
furieux et la Jérusalem délivrée ; ils peuvent joindre à ces
deux chefs-d'oeuvre le Bréviaire romain! Le Bréviaire pari-
sien est composé de psaumes, de passages de l'Écriture sainte
et des Pères, comme le Bréviaire romain ! mais ce qui est
beau dans le romain est détestable dans le parisien ; le parisien
possède des légendes comme le romain, mais, fi donc! il a
osé en ôter les faits apocryphes, qui font toute la beauté des
légendes romaines ! Le parisien possède des hymnes comme
le romain ! mais il a osé préférer celles de Santeuil et de
Coffin à celles du Bréviaire romain ! Quelle profanation!
préférer des odes pieuses, aussi riches de poésie que celles
d'Horace, aussi belles de sentiment que les chants prophé-
tiques, à des rapsodies qui n'ont ni pensées, ni style, ni
poésie ! Mais ces rapsodies sont belles, parce qu'elles sont
dans le Bréviaire romain ; et les hymnes de Santeuil sont
détestables parce qu'elles sont dans le parisien. Monseigneur
d'Astros (i) et M. l'abbé Laborde (2) ont été vraiment par
trop simples de prouver que, sous tous les rapports, les livres
de la liturgie parisienne sont bien supérieurs aux livres
romains. Ces théologiens ne savaient pas le premier mot de

(1) L'Eglise de France injustement flétrie, etc., par Monseigneur


d'Astros, archevêque de Toulouse. Ce livre est une réfutation savante et
digne des Institutions liturgiques de D. Gueranger.
(2) Lettres parisiennes. Ce livre, fort savant, contient un parallèle très
bien fait et complet du Bréviaire parisien et du Bréviaire romain.
266

la question. Ils auraient bien dû comprendre, comme vous,


Monseigneur, que tout ce qui est romain est bon, parce que
c'est romain ; que tout ce qui est parisien est mauvais, parce
que c'est parisien.
« Avec ce principe et des points d'admiration, vous avez su
habilement vous soustraire, Monseigneur, à une discussion
qui n'eût pas été digne de Votre Grandeur. Je sais, Monsei-
gneur, que vous n'aviez rien à craindre dans cette discussion.
Personne plus que moi n'admire la science dont nous possé-
dons, dans votre Instruction pastorale, un impérissable
monument. Mais les raisonnements des gallicans eussent
entravé l'élégante rapidité de votre style. Il valait mieux vous
en rapporter exclusivement à Dom Gueranger ; transporter
toutes ses idées (les gallicans disent ses erreurs) dans votre
Instruction pastorale; les enseigner du haut de votre chaire
épiscopale, passer condamnation sur tout le reste, et prouver
ainsi au monde catholique que la cause du Bréviaire romain
est gagnée.

« J'ai l'honneur d'être,


« Monseigneur,
« de Votre Grandeur,

« Le très humble et très obéissant serviteur. »

Cette lettre était certainement assez respectueuse. Je la fis


imprimer et envoyer en brochure à Messire Pallu, qui ne
souffla mot et se garda bien de la faire mettre à l'index.
Mon ami, M. Léon Garapin m'écrivit : « Personne à
l'évêché ne parle de votre lettre. Pour moi, si j'étais évêque,
je serais bien humilié si je m'étais mis dans le cas d'en rece-
voir une pareille ».
Il fallait bien prouver à Messire Pallu qu'il n'était qu'un
ignorant, puisqu'il s'érigeait si majestueusement en censeur
de ceux qui savaient quelque chose.
•—
267 •—

Je rendis le même service à Messire Baillés, un des trois


pierrots du conciliabule de La Rochelle. Il publia aussi une
instruction pastorale sur l'index.
Ce factum était principalement dirigé contre moi. Je dus
y répondre. Je prouvai donc à Baillés qu'il ne savait pas ce
que c'est que l'Index; qu'il en a fait une histoire remplie
d'erreurs et de contradictions ; que jamais l'Index n'a été reçu
en France; que, pour prouver le contraire, Baillés n'avait
avancé que des faits faux et des textes inexacts ; que cet
apologiste de l'Index n'avait été, par conséquent, qu'un mau-
vais avocat de la Sacrée-Congrégation.
L'instruction pastorale de Baillés était de même force que
celle de Pallu. Ce -pierrot du concile de la Rochelle aurait
voulu donner une preuve de son ignorance crasse qu'il n'au-
rait pas mieux réussi.
J'entrai en lutte, à la même époque, contre le cardinal de
Bonald, archevêque de Lyon. Ce prélat se croyait un grand
homme parce qu'il avait pour père l'écrivain de ce nom, qui
avait obtenu une certaine célébrité sous la monarchie de la
branche aînée; mais il se trompait; son père ne manquait
pas de talent, mais le fils n'en avait pas du tout.
Mon ami l'abbé Prompsau.lt ayant fait un petit volume sur
le Siège du pouvoir dans l'Eglise, M. le cardinal de Lyon
fit un mandement pour le condamner. Prompsault était gal-
lican ; le cardinal de Bonald lui opposa l'ultramontanisme.
Je prouvai au cardinal que sa doctrine ultramonaine était
absolument fausse; que l'autorité qu'il réclamait pour le pape
était contraire à l'Écriture Sainte, à la tradition, à l'histoire
ecclésiastique.
Ma lettre au cardinal archevêque de Lyon était un témoi-
gnage fort clair en faveur de l'étude que j'avais faite de la
papauté. Depuis que l'on me persécutait à propos de l'Index,
j'avais étudié non seulement l'histoire de cette congrégation
268

mais celle de la papauté. Mes lettres à Baillés et au cardinal


de Bonald prouvèrent que mes études avaient été sérieuses
et devenaient de jour en jour plus indépendantes; j'avais
laissé de côté cette timidité qui m'avait fait humilier devant
M. Sibour et devant la congrégation de l'Index; j'abordais
avec la plus entière indépendance les questions que j'étudiais,
et, je n'avais qu'un but : celui de connaître et d'exposer
l'exacte vérité.
Après avoir publié mes Lettres à quelques évêques, je pensai
qu'il vaudrait mieux publier une Revue dans laquelle je
pourrais faire une guerre plus vive aux ultramontains. Je
fondai donc l'Observateur catholique. Par prudence, et pour
m'éviter de nouveaux désagréments, je ne signai pas d'abord
mes articles. Des amis, comme MM. Parent du Châtelet,
Guélon, Poulain, etc., etc., signaient pour moi. On ne se
trompait pas sur la valeur de ces signatures et, dès que le
premier numéro parut, Rome le mit à l'index. Ce décret me
fit rire, et je fis observer à mes abonnés qu'ils ne devaient pas
trop s'effrayer de la censure, puisque chaque numéro ne
pourrait être censuré qu'après son apparition, c'est-à-dire
quand ils l'auraient lu. Au lieu de m'arrêter dans la guerre
que je déclarais à l'ultramontanisme, la censure de l'Index ne
fit que m'encourager, en me prouvant que je frappais juste.
Déjà, dans ma lettre au cardinal de Bonald j'avais écrit que
le système papal était le plus grand obstacle à l'union avec
les autres églises chrétiennes, particulièrement avec l'Église
orientale. J'étais lancé sur la voie, et chaque numéro appor-
tait la preuve des progrès que je faisais dans la doctrine vrai-
ment catholique-orthodoxe. J'attaquais avec vigueur les
mandements hétérodoxes des évêques, les nouvelles inven-
tions dites religieuses. Le nouveau dogme de 1854111e fournit
surtout l'occasion de faire les études les plus approfondies sur
la question de l'Immaculée-Conception. M. le cardinal
>
6g

Gousset publia un gros volume pour en faire l'apologie; je ne


laissai debout aucun de ses raisonnements, aucun de ses
textes. Il avait osé attribuer à l'Église orientale la doctrine
papale sur cette question. Je lui prouvai qu'il n'en était rien
et que des fidèles de cette Église, consultés par moi, m'avaient
prouvé qu'ils ne comprenaient même pas la question. Ils
s'imaginaient que le pape avait décidé que Marie était imma-
culée, en ce sens qu'elle avait conçu Jésus-Christ sans le
concours d'un homme. Quand je leur eus expliqué que le
décret du Pape signifiait que Marie avait été conçue elle-
même sans être atteinte par le péché originel, ils affirmèrent
que, pour leur Église, une telle doctrine était hérétique.
On pense bien que le cardinal Gousset n'osa pas répondre
à mon travail, et reçut en silence les coups que je lui donnai.
Il prévoyait qu'il n'aurait pas le dernier mot avec moi. lien fut
de même de M. Malou, évêque de Bruges, qui inventa, pour
défendre la décision du pape, le système de la tradition
occulte. Je poursuivis cet évêque et ses systèmes hérétiques
avec vigueur. Il reçut aussi les coups sans mot dire. Mes
ouvrages contre le faux dogme de 1854 firent du bruit, et le
vénérable évêque de Chartres, Monseigneur Clausel de Mon-
tais fit, malgré son grand âge, le voyage de Paris pour me
féliciter et m'encourager. Je connaissais ce respectable évêque
et ses écrits. Quand il se rendit à Paris, il prit un logement
au séminaire de Saint-Sulpice. Il ne savait pas que cette
congrégation de Saint-Sulpice s'était ralliée à l'ultramon-
tanisme. Rome l'avait menacée de mettre à l'index les ouvrages
de son supérieur, M. Carrière, et cela avait suffi pour lui
faire abandonner le gallicanisme pourtant si mitigé de son
ancien supérieur Emery. Quand on sut à Saint-Sulpice que
Mgr Clausel de Montais voulait me voir et m'encourager,
on mit tout en oeuvre pour empêcher le rendez-vous. Je me
présentai au séminaire, mais on me dit que Monseigneur
était tellement fatigué du voyage, que je devais mettre ma
visite au lendemain. Je me présentai le lendemain ; et l'on me
dit que Monseigneur avait eu peur d'être tout à fait malade à
Paris et qu'il était retourné chez lui.
J'appris que tout cela était faux, et que Mgr Clausel de
Montais avait été désolé de ne m'avoir pas vu. Je lui écrivis
que je m'étais présenté deux fois à son rendez-vous, et com-
ment les Sulpiciens avaient trouvé moyen de m'empêcher de
le voir. Mgr. Clausel de Montais était arrivé à l'extrême
vieillesse; il mourut peu de temps après. Si tous les évêques
de France avaient été aussi saints et aussi savants que
Mgr. Clausel de Montais, Rome n'aurait pas réussi à répan-
dre ses nouveaux dogmes, son nouveau culte, ses inventions
de toutes sortes. Je m'appliquais à poursuivre tout cela dans
l'Observateur catholique; je prouvais que, par toutes ses
dévotions nouvelles, Rome remplaçait le christianisme par
le paganisme ; que le respect pour la Sainte-Vierge devenait
une mariolâirie ; que le culte du Sacré-Coeur était héréti-
que ; que les prétendues révélations de Jésus-Christ à la fille
Alacoque étaient immorales et formaient une insulte à Jésus-
Christ lui-même; je poursuivais les prétendues prophétesses
dont les récits étaient allégués en preuves des nouvelles
erreurs; j'eus même la patience de lire attentivement les livres
de la soeur-Emmerichet de Marie d'Agréda, afin de les mettre
en contradiction l'une avec l'autre. On croirait que les livres
de ces deux hystériques ont été faits pour se contredire ; elles
se contredisent en effet même sur les plus petits faits et les
plus petites circonstances de la vie de Jésus-Christ et de la
famille à laquelle il appartenait. Les deux inspirées, malgré
leurs évidentes et innombrables contradictions, ont toujours
leurs partisans dans l'Eglise papistequi est possédée de l'esprit
d'erreur. On y avait dès lors admis la conjuration du silence,
à propos de mes publications, mais si l'on n'osait pas entre-
— 271 —

prendre de polémique contre moi, on essayait de m'intimider.


Le directeur de la presse au ministère de l'intérieur, un
nommé Salles, fut chargé de me dompter. Ce Salles avait été
préfet de Troyes. Lorsqu'il fut nommé directeur delà presse,
Mgr Coeur l'alla trouver pour lui recommander de ne pas
obéir aux dénonciations qui lui seraient faites certainement
au sujet de mes ouvrages. Salles promit tout ce que
Mgr. Coeur lui demanda et ne tint rien.
Je reçus un jour de lui un billet dans lequel il me priait de
passer à son cabinet. Je m'y rendis avec le libraire chargé de
la vente de mes ouvrages et des abonnements à Y Observateur
catholique. A mon entrée dans son cabinet, Salles se leva en
singeant un air majestueux qui ne lui allait pas du tout. Sans
prendre la peine de saluer, ni moi, ni mon libraire, il me dit :
« Monsieur, je vous ai appelé pour vous faire des
observations
touchant l'indigne revue que vous publiez. Il n'y a qu'un
mauvais prêtre qui puisse attaquer ainsi tout ce que les catho-
liques respectent ». Je lui répondis: « Je croyais, Monsieur,
qu'on ne rencontrait qu'au quartier Mouffetard des insulteurs
de votre espèce; il paraît qu'on en rencontre aussi dans les
ministères ». En prononçant ces paroles, je m'avançai pour
prendre mon chapeau que j'avais déjà déposé sur un meuble.
Mon libraire crut que j'allais donner un soufflet à Salles et il
s'enfuit à toutes jambes. Il paraît que Salles s'était attendu à
la même correction, car il avait fait un mouvement qui effraya
mon libraire. Je n'avais pas eu du tout la pensée de donner à
Salles le soufflet qu'il méritait ; je n'ai jamais frappé personne.
Je voulais tout simplement prendre mon chapeau et m'en
aller, ce que je fis.-Salles me suivit en me disant : « J'ai des
ordres, je dois les exécuter ». Je lui répondis dans l'anticham-
bre, en présence de ses garçons de bureau stupéfaits : « Mon-
sieur, je ne m'abaisse jamais jusqu'à répondre aux insolents »,
et je me retirai.
Je trouvai dans le rue mon libraire pâle comme un mort.
« Qu'avez-vous, lui dis-je? — J'ai cru. me répondit-il, que
vous alliez donner un soufflet à ce monsieur et que nous
allions être arrêtés ». Je me moquai de lui et je n'entendis
plus parler de Salles qui portait bien son nom.
Je continuai donc l'Observateur catholique où je com-
battais les fausses doctrines, les faux miracles, les fausses
révélations, le faux culte, les immoralités des casuistes, et
toutes les cérémonies ridicules au moyen desquelles l'Église
papiste voulait rétablir le vieux paganisme des Grecs et des
Romains.
Je faisais chaque jour des progrès dans la connaissance de
la papauté et j'en étais arrivé, en suivant la doctrine des Pères
de l'Église primitive et les décrets des premiers conciles oecu-
méniques, à constater : que l'évêque de Rome n'avait aucune
autorité de droit divin ; qu'il avait reçu des conciles le titre
de premier patriarche ; qu'il avait voulu en abuser et exercer
une juridiction sur l'Église entière ; qu'il avait fini par ériger
cette doctrine en dogme au neuvième siècle et par établir ce
qu'on a appelé depuis la papauté. Je constatai qu'à partir de
ce fait, les papes avaient favorisé l'établissement de nouvelles
doctrines en Occident, en particulier l'hérésie cachée sous les
expressions Filioque, ajoutées à l'ancien symbole.
J'étais devenu orthodoxe, sans avoir lu un seul livre ortho-
doxe, et uniquement d'après mes études sur les Pères de
l'Église, les décrets des premiers conciles oecuméniques, et les
faits incontestables de l'histoire de l'Église.
En faisant ces études, je prenais de nombreuses notes dans
le but de publier un jour une grande histoire de l'Eglise.
J'en prenais aussi pour faire une Histoire des jésuites que
je publiai au moment où je rédigeais VObservateur catho-
lique. Elle parut en trois volumes in-8°. Je n'y admis que des
documents et des faits dont les jésuites eux-mêmes ne pou-
vaient nier l'authenticité.
— 273 -—

Mon Histoire des jésuites était un véritable réquisitoire


contre cette affreuse société qui a rempli le monde de ses
erreurs, de ses intrigues, de ses vilenies. Outre les notes que
j'avais prises en travaillant à mon Histoire de l'Eglise de
France, j'eus à ma disposition une bibliothèque très riche en
ouvrages favorables ou hostiles à la fameuse Compagnie, et
j'en profitai largement. Je pus même me procurer des pièces
appartenant aux archives secrètes du Vatican.
Les jésuites m'avaient fait menacer de terribles représailles
si j'osais publier l'ouvrage que j'avais annoncé. J'ai dit plus
haut que le frère de mon vénérable ami Léon Garapin s'était
fait jésuite. Il écrivit à son frère que j'aurais à me repentir de
mon audace et que l'on déchaînerait contre moi le fameux
Crétineau-Joly, auteur responsable d'une prétendue histoire
des jésuites dont les bons Pères lui avaient fourni tous les élé-
ments, et dont il leur fit payer très cher la publication sous
son nom. Je connaissais toutes les circonstances de cette
publication et ce que pensaient les jésuites de Crétineau-Joly.
J'avais appris tout cela d'un jésuite qui se trouva, en même
temps que moi, dans la librairie des frères Guyot, qui ven-
daient l'Histoire des jésuites de Crétineau-Joly et mon His-
toire de l'Église de France. Je n'étais pas à l'index alors, et
les Guyot, mes libraires devenus depuis si respectables
jésuites, ne- ménageaient pas leurs expressions au sujet des
bons pères, lorsqu'ils étaient sûrs de n'être pas entendus par
eux. Tandis que le jésuite, chargé de la publication de Créti-
neau-Joly, parlait à coeur ouvert de ce personnage qui avait
un peu trop spéculé sur leur caisse, j'étais dans une pièce où
Guyot m'avait laissé pour recevoir le bon père dans son
cabinet. Il avait laissé la porte de son cabinet ouverte, et je
pus entendre toute la conversation. Quand le bon père fut
parti, Guyot vint à moi riant comme un fou, et ajouta quel-
ques renseignements à ceux que le bon père avait donnés.
18
— 274 —
Je savais'^bien que Crétineau-Joly, en publiant son His-
toire des jésuites et son Clément XIV, s'était moqué d'eux,
mais je n'étais pas fâché d'apprendre, de la bouche d'un
jésuite, les détails de cette spéculation.
On pense que je fus bien édifié, lorsque le Général de la
Sainte Compagnie publia, dans les journaux, une note où il
déclarait que la Compagnie n'avait jamais été pour rien dans
les publications de Crétineau-Joly. Je n'avais pas besoin de
cette déclaration solennelle pour apprécier à sa valeur la
moralité du petit troupeau choisi, comme disait mon cher
.Père Fantin. J'avais appris à connaître ce petit troupeau.
Lorsque mon ami Léon Garapin m'eut communiqué la
lettre de son frère Alexandre, je lui répondis que je n'avais
pas peur du terrible Crétineau-Joly, et que, s'il m'attaquait,
je saurais lui répondre. La Sainte Compagnie se le tint pour
dit ; je publiai mes trois volumes sans avoir été attaqué ni
par Crétineau-Joly, ni par qui que ce fût ; les bons pères ne
firent même pas mettre à l'index un ouvrage que l'on peut
considérer comme le plus terrible réquisitoire contre eux. La
mise à l'index aurait été, en effet, un moyen de donner de la
publicité à mon ouvrage dans un parti où il fallait absolu-
ment qu'il fût ignoré.
UHistoire des jésuites devait paraître à la librairie Didot,
où je m'étais fait connaître par mes articles publiés dans
Y Encyclopédie du XIXa Siècle. Lorsque je proposai mon

manuscrit aux Didot, ils ne répondirent qu'à leur grand


regret, ils ne pouvaient publier mon ouvrage : « Nous devons,
me dirent-ils, ménager le gouvernement qui soutient nos
grandes publications grecques et qui pourrait, à l'instigation
des jésuites, nous retirer sa souscription ». Alors je publiai
l'ouvrage avec l'aide de quelques amis, et l'édition de 2,000
exemplaires fut placée en peu de temps.
J'essayai depuis d'en faire une seconde édition. Je fis des
— 275 —

traités avec deux libraires qui, au moment de s'exécuter, me


déclarèrent ne pouvoir tenir leurs engagements. J'aurais pu
les poursuivre en justice, mais je n'avais pas grande confiance
dans les juges qui auraient été chargés de l'affaire, et je ne fis
pas de procès.
J'espère qu'un jour un libraire ne se laissera pas- effrayer ^
par les jésuites et donnera une seconde édition de mon livre,
le plus savant et le plus sérieux qui ait été publié sur l'hor-
rible compagnie qui a détruit en Occident l'esprit chrétien, et
qui s'est mêlée à toutes les intrigues qui ont couvert de nom-
breux pays de sang et de ruines.
Il n'est pas rare de rencontrer aujourd'hui des gens qui
s'imaginent se donner de l'importance, en disant que lé
jésuitisme e„t une vieille question dont on ne doit tenir aucun
compte de nos jours. Ces gens dits sérieux ne sont que des
imbéciles, qui n'ont pas la plus légère notion du jésuitisme
et des jésuites. Les jésuites sont partout; Te jésuitisme a
pénétré dans toutes les classes de la société et y fait d'épou-
vantables ravages. Ceux qui n'en parlent que d'un air dédai-
gneux en sont eux-mêmes les victimes sans s'en douter.
On rencontre souvent des gens fort entichés de leur impor-
tance et qui vous disent sottement : « Je ne mange pas de
jésuite ». Qu'est-ce que cela prouve? La nourriture serait, en
effet, assez malsaine pour qu'on s'en prive; mais est-ce
manger du jésuite que d'exposer les moyens astucieux et
immoraux dont se servent les bons pères pour s'emparer d'une
influence sociale dont ils abusent, et pour éclairer ceux qu'ils
exploitent ? Mon Histoire des Jésuites est écrite sans passion ;
les documents authentiques y abondent et ils sont si incon-
testables que la fameuse Compagnie n'a jamais osé les atta-
quer. Quelques-uns de ces espions crasseux et hypocrites que
la Compagnie emploie, se sont présentés chez moi pour me
faire causer au sujet de mon ouvrage et des sources où j'avais
— 276 —

puisé certains documents ; mais ces cuistres n'ont pas eu de


succès. Si j'avais vécu au bon vieux temps où les jésuites
jouaient impunément du couteau ou du poison, j'aurais
certainement dû prendre beaucoup de précautions; mais je
n'en ai jamais pris d'autre que de laisser toujours la porte de
mon cabinet ouverte, et d'éliminer promptement les cuistres
qui s'étaient introduits chez moi comme des reptiles.
S'ils n'ont pu me faire de mal ostensiblement, les bons
pères m'en ont fait le plus qu'ils ont pu par ces calomnies
qu'ils savent si bien répandre partout. D'un établissement
central part le mot d'ordre ; des établissements secondaires,
le mot est donné aux congrégations qui dépendent presque
toutes de la Compagnie ; des congrégations le mot d'ordre
passe à toutes les associations, et, par elles, à tous les affiliés,
à tous les dévots et dévotes. La calomnie ainsi établie défie
toutes les réfutations. Le seul moyen à prendre contre elle,
c'est de s'en moquer et de continuer avec énergie la lutte qui
vous en a rendu digne.
C'est le moyen que j'ai employé. A toutes les insinuations
des reptiles, j'ai répondu par des attaques directes, accablantes,
très solides. J'ai prouvé ainsi à l'horrible Compagnie et à
ses sectaires que je n'avais pas peur d'eux et que je les mépri-
sais. Quelques personnes ont pu me trouver quelquefois trop
rude pour certains adversaires ; c'est qu'elles ne savaient pas
quels ennemis j'avais à combattre. On ne peut lutter avec
avantage contre l'hypocrisie et le mensonge que par la fran-
chise et la vérité, sans se préoccuper si la franchise et la vérité
pourront sembler trop rudes aux yeux des gens timides, qui
voudraient tout ménager parce qu'ils ne se trouvent pas sur
la brèche et n'ont pas à combattre.
Dites-moi, cher lecteur, si vous étiez obligé de vous battre
avec des loups enragés, cônserveriez-vous assez de sang-froid
pour ménager vos coups et rendre votre défense polie et
— 277 —

bénigne? Vous lutteriez avec énergie, vous ne ménageriez pas


vos coups, et vous feriez bien.
Je publiai encore contre mes adversaires un autre ouvrage
qui les mit en fureur : Les Mémoires et Journal de l'abbé
Ledieu sur la vie et les ouvrages de Bossuet, évêque de
Meaux.
Ce grand homme a eu des faiblesses; il en a eu vis-à-vis de
Louis XIV, sans toutefois approuver ce que ce roi fit de mal ;
il en eut vis-à-vis de Rome, et croyait que l'on ne devait pas
faire schisme avec la papauté ; mais au milieu des luttes,
fort vives de son temps, entre gallicans et ultramontains,
entre jésuites et jansénistes, il sut conserver une position
supérieure et indépendante, tout en faisant parfois des con-
cessions de circonstance, pour plaire à son grand roi.
Louis XIV avait aussi pour Bossuet les sentiments d'un pro-
fond respect, et acceptait de lui des remontrances qu'aucun
autre n'aurait pu lui adresser.
Sans se rallier à l'école de Port-Royal, Bossuet professait
des doctrines conformes à celles de cette savante et illustre
école, et détestait les doctrines jésuitiques. Le père Quesnel
ayant publié son ouvrage intitulé : Réflexions morales sur
le Nouveau Testament, les jésuites en firent grand bruit.
Ils y trouvaient, en effet, sous des formes très pieuses, la
réfutation de toutes leurs doctrines sur la dévotion et sur les
cas de conscience. On soumit à Bossuet l'ouvrage du père
Quesnel ; il l'approuva et fit une préface qui devait être mise
entête de l'ouvrage.
Les jésuites n'en devinrent que plus hostiles à l'ouvrage,
et travaillèrent si bien contre lui qu'ils décidèrent Rome à
faire la fameuse bulle Unigenitus, dans laquelle on accusa
Quesnel de toutes les erreurs. Les jansénistes reçurent dès
lors le titre de Quesnellistes,- et une nouvelle hérésie fut
improvisée.
Seulement, une chose gênait les jésuites : l'approbation
donnée par Bossuet à l'ouvrage que Rome condamnait comme
hérétique. On n'osait pas dire que Bossuet avait manqué
d'intelligence en approuvant un livre que Rome avait con-
damné si rigoureusement. On répandit alors cette légende :
que Bossuet n'avait pas fait, pour être imprimée, sa fameuse
préface, et qu'après réflexion, il l'avait condamnée. Le cardi-
nal de Beausset, historien de Bossuet, mit surtout cette
légende en circulation. Ce personnage eut entre les mains les
manuscrits de Bossuet, et ceux de son secrétaire l'abbé
Ledieu. Les circonstances me mirent entre les mains les
mêmes manuscrits, parmi lesquels je trouvai les notes auto-
graphes du cardinal-historien. J'y trouvai la preuve qu'il
avait sciemment falsifié les manuscrits, et qu'il n'y avait pris
que ce qui lui convenait. J'en étais là de mes études lorsque
Poujoulat eut l'idée de publier ses Lettres sur Bossuet. Pou-
joulat se croyait un homme de haute capacité, un grand écri-
vain religieux surtout. Les légitimistes l'adulaient. Cepen-
dant, c'était un pauvre écrivain qui essaya de tous les genres
religieux et ne réussit en aucun. Quand je lus ses lettres sur
Bossuet, j'y trouvai, outre mille autres erreurs, la légende que
le cardinal de Beausset avait mise en circulation. J'en écrivis
au Journal des Débats, qui admit ma lettre.
Ce journal avait alors pour principal rédacteur un petit
myope nommé Sylvestre de Sacy. Il s'était imaginé qu'il était
allié à la fameuse famille des Le Maistre de Sacy, une des
gloires de la magistrature et de l'école de Port-Royal. Il n'en
était rien, mais il s'appliquait à le faire croire en rééditant de
petits ouvrages religieux qui sortaient de l'école de Port-
Royal. C'est à cette disposition que je dois l'insertion dans le
Journal des Débats de ma lettre où je prouvais que Bossuet
avait réellement approuvé le livre du père Quesnel, et que sa
préface était bien destinée à l'impression.
— 279 —

Dulac, de l'Univers,se hâta de prendre parti pour Poujou-


lat; mais je le réduisis au silence par une brochure que je
publiai sur la question. Poujoulat vérifia lui-même les textes
du manuscrit de Ledieu que j'avais cités, et qui fut très gra-
cieusement mis à sa disposition. Il convint, en particulier,
que j'avais raison; mais il n'était pas homme à en convenir
en public. Dulac, qui ne s'était occupé de la question que sur
les données de Poujoulat, ne reconnut pas davantage son
erreur. Mes deux antagonistes se renfermèrent dans un silence
prudent.
Lorsque j'eus en ma possession les manuscrits de Bossuet
et de Ledieu, je me rendis à la Bibliothèque nationale pour
étudier les autres manuscrits que j'y pourrais trouver sur le
même sujet. Je trouvai le manuscrit des Mémoires de l'abbé
Ledieu ; on n'était pas certain de leur authenticité ; je la four-
nis en disant qu'ils étaient de la même écriture que le Jour-
nal dont l'authenticité n'était pas contestée, et d'autres notes
dont j'étais en possession et qui étaient également de l'abbé
Ledieu. Je commençai alors la publication de ces manuscrits
qui démentent le cardinal de Beausset et les autres écrivains
qui avaient travaillé d'après lui.
Je démontrai aussi que Bossuet fut hostile aux jésuites
et à leurs doctrines ; que s'il fut gallican trop timide, il se
montra néanmoins ennemi de l'ultramontanisme. Il se mon-
tra surtout ennemi des jésuites dans la censure des casuistes.
Dans cette censure, on ne nomma pas les auteurs ; mais
l'abbé Ledieu, qui écoutait toujours aux portes, connaissait
les auteurs censurés, et il fit la Clef de la censure, pour
ouvrir tous les secrets dont on s'était entouré eivcette affaire.
Cet ouvrage de Ledieu existe en manuscrit dans la Biblio-
thèque du séminaire de Meaux. J'aurais voulu le publier et
j'allai, dans ce but, faire visite au bon évêque Allou, qui me
renouvela, en cette.circonstance, ses témoignages d'amitié. Il
280

n'osa m'accorder ce que je lui demandais avant d'avoir con-


sulté son entourage. L'entourage se prononça contre la publi-
cation de la Clef de la censure, dans la crainte d'éveiller la
susceptibilité des bons pèresjésuites. Je le regrette, car ma
publication des manuscrirs de Ledieu eût alors été complète,
et complète aussi ma démonstration que Bossuet détestait les
jésuites.
Il n'appartenait pas non plus à l'école de Port-Royal.
Cependant les doctrines enseignées par cette illustre école
avaient son approbation, comme le prouvent ses ouvrages et
en particulier la préface destinée à l'ouvrage du père Quesnel.
Lorsque j'eus l'heureuse chance de retrouver une grande par-
tie des manuscrits de Bossuet dans une vente publique (i),
j'acquis la preuve que l'Avertissement sur les Réflexions
morales du père Quesnel avait été composé et revu avec soin
par Bossuet, et qu'il avait préparé et annoté la dernière copie
destinée à l'impression. Il n'y a plus moyen aujourd'hui de
dire honnêtementce qu'avait dit le cardinal de Beausset : que
Bossuet n'avait pas fait son Avertissementpour être imprimé.
C'est tout le contraire qui est vrai. Ce fait est de la plus haute
gravité pour les discussions théologiques qui avaient lieu
alors, et pour déterminer le vrai caractère de Bossuet dans
ces discussions.
Bossuet jouissait d'une telle autorité dans les luttes doctri-
nales, que les jésuites auraient bien voulu faire croire qu'il
était pour eux. Le cardinal de Beausset essaya de le faire
croire, même en falsifiant le Journal de Ledieu et les autres
documents qu'il eut sous les yeux. Il laissa même dans les

(1) N'ayant pas d'argent pour aborder la vente de ces manuscrits, je


priai mon ami Parent du Châtelet de les acheter. Il les acheta à un prix
dérisoire; les vendeurs ne savaient pas ce qu'ils vendaient. M. Parent du
Châtelet en fit présent à la Bibliothèque nationale.
— 281 —

manuscrits des notes écrites par lui-même, et qui prouvent


qu'il fit ces falsifications sciemment et de propos délibéré.
Depuis que je le prouvai dans ma publication des manuscrits
de l'abbé Ledieu, le parti jésuitico-ultramontain s'est acharné
après la mémoire de Bossuet et a publié contre ce grand
homme des ordures ignobles. J'ai dit que les trois pierrots du
conciliabule de la Rochelle, qui m'ont honoré de leur haine,
de concert avec le siéur Pallu leur ami, auraient voulu se
coaliser pour arracher une plume à l'Aigle de Meaux. Les
autres membres du conciliabule n'osèrent pas se charger d'une
besogne aussi honteuse.
Pendant qu'on imprimait mon ouvrage sur Bossuet, un
fanatique de jésuitisme, nommé U. Maynard, allait souvent
chez Didier, mon éditeur, pour le menacer de faire une guerre
des plus redoutables à ma publication. Toutes ses menaces se
réduisirent à un article ignare publié dans la Bibliographie
catholique. Je réduisis à néant, sans aucune difficulté, le
fameux article de U. Maynard, et ma réfutation parut dans
la Bibliographie catholique, qui avait publié auparavant les
articles du savant abbé Caillau sur mon Histoire de l'Église
de France.
Tous les grands journaux de Paris rendirent compte de ma
publication des manuscrits de Bossuet et en firent les plus
grands éloges.
L'Observateur catholique ne s'arrêtait pas dans sa publica-
tion, et poursuivait sa course à travers mes grandes publica-
tions. Les ultramontains m'avaient en horreur, ce qui me
plaisait beaucoup.
Ici un petit épisode. L'éditeur des Mémoires et Journal
de l'abbé Ledieu était Didier, qui intitulait sa maison Librai-
rie académique. Pour le brave éditeur, un académicien devait
absolument mettre son nom sur les plus importantes de ses
publications. Il me proposa donc un jour de faire précéder
mon travail d'une préface signée de M. Sylvestre de Sacy, qui
venait d'être nommé immortel.
Cet immortel n'ayant aucun titre littéraire, avait été obligé
de faire imprimer en deux volumes ses articles publiés dans

le Journal des Débats, pour prouver qu'il avait fait quelque
chose. Sans cela, son bagage littéraire aurait été le même que
celui du baron Pasquier, qui, selon le Charivari, était entré
à l'Institut précédé d'une énorme voiture de papier blanc,
traînée par quatre chevaux. Le petit myope Sylvestre, dit de
Sacy, aurait dû, je pense, se hâter de joindre son nom au
mien pour la publication des manuscrits de Ledieu, et trou-
ver que je lui faisais honneur en consentant à accepter sa pré-
face et son nom. Le petit myope Sylvestre n'en jugea pas
ainsi. Il voulut bien accepter mon travail, mais à la condi-
tion qu'il lui serait attribué à lui seul et que son nom seul
apparaîtrait sur la publication.
Cette impertinence ne valait qu'une réponse ; je la lui
adressai et je refusai sa préface et son nom.
Voyez-vous ce petit Sylvestre se gonflant dans sa nullité
et refusant de mettre son nom à côté de celui de l'auteur de
YHistoire de l'Eglise de France! Je dégonflai cette gre-
nouillle, et je lui fis comprendre que ce n'était pas son nom
qui aurait illustré le mien, mais le mien qui aurait illustré le
sien. Le petit immortel a vu mourir ses oeuvres, avant de
mourir lui même, et l'auteur de l'Histoire de l'Eglise de
France voit ses oeuvres vivre avec lui ; plusieurs lui survi-
vront.
L'Observateur catholique me fit d'autres ennemis, sur les-
quels je ne comptais pas, c'est-à-dire ceux que les jésuites et
consorts appellent jansénistes. Lorsque je faisais l'éloge de
l'école^de Port-Royal, ils battaient des mains et m'exaltaient,
mais dès qu'ils me virent réduire la papauté à ses proportions
orthodoxes, ils m'adressèrent des observations. Qui l'aurait
cru ?
283

La situation des jansénistes, représentés principalement


par l'ancienne Église de Hollande, est assez singulière vis-à-
vis de la papauté. Lorsqu'un évêque est élu, il adresse au pape
une lettre de communion ; le pape répond par une excommu-
nication, et prétend que les excommuniés n'appartiennent pas
à l'Église; qu'ils sont hérétiques, schismatiques, etc., etc. Les
excommuniés prétendent qu'il ne sont séparés de l'Église
qu'en apparence, puisqu'ils en appellent du pape au concile
général ou oecuménique. Qu'est-ce que le concile général
pour eux? L'assemblée des évêques de l'Église romaine con-
voqués par le pape, présidés par le pape, approuvés par le
pape dans leurs décisions. Ils savent bien que leur appel n'a
aucune signification. Ils doivent même en avoir la démonstra-
tion aujourd'hui, puisqu'en 1869-70 le pape a assemblé à
Rome un concile qui réunissait toutes les conditions d'un
vrai concile oecuménique tel que les jansénistes de Hollande
l'acceptent. Ils se sont adressés à ce concile pour obtenir jus-
tice contre la papauté ; le concile ne leur a même pas répondu
et a décidé qu'il fallait croire à l'infaillibilité papale transfor-
mée en dogme. Ils devaient bien s'attendre à cette décision,
mais ils feignaient de ne pas la prévoir. Aujourd'hui, qu'ont-
ils à dire? Qu'on n'a pas voulu les entendre? Mais si le con-
cile qu'ils doivent appeler oecuménique d'après leurs prin-
cipes, n'a pas voulu les entendre, c'est qu'il les condamnait et
n'attachait aucune importance à leurs revendications. Cela
doit leur suffire pour apprécier la papauté, son prétendu con-
cile oecuménique, et ses décisions hérétiques. Leurs distinguo
n'ont plus aucune valeur.
En face de l'ancienne Église de Hollande, et en opposition
avec elle, le pape établit d'abord des vicaires apostoliques;
il les transforma ensuite en évêques attachés à des sièges déter-
minés, ce qui fit que l'Église de Hollande fut double ; qu'on
éleva autel contre autel, épiscopat contre épiscopat, et cela en
— 284 —

présence d'une majorité protestante qui se moquait des jansé-


nistes et des papistes.
Il n'y avait qu'un moyen, pour les jansénistes, de sortir de
la situation illogique où ils se trouvaient : c'était d'en reve-
nir à la notion orthodoxe de la papauté.
J'essayai de leur faire comprendre, dans l'Observateur
catholique, que c'était pour eux l'unique planche de salut,
l'unique moyen de donner à leur Église l'importance qu'elle
aurait dû avoir. Les jansénistes me reprochèrent mes ten-
dances anti-papistes. Le vénérablearchevêque d'Utrecht, Van
Santen, se déclara pour moi; je possède de lui plusieurs
lettres. Si ce respectable évêque n'avait pas été si vieux et
n'était pas mort sur ces entrefaites, je crois que nous nous
serions parfaitement entendus et que la vieille Église hollan-
daise aurait renoncé à sa théorie illogique sur la papauté.
Après sa mort, on en revint à des reproches ridicules et on
écrivit à l'Observateur catholique des lettres en faveur de la
théorie papale-gallicane.Je demandai à mes correspondants
des preuves en faveur de leur théorie. On me renvoya à la
Théologie de Lyon.
Qu'est-ce que c'est que la Théologie de Lyon ? Un cours
de théologie destiné aux séminaires, comme la Théologie de
Bailly, la Théologie de Poitiers et autres abrégés qui se
ressemblent et sont copiés les uns sur les autres. Je n'eus
aucune peine à prouver que la Théologie de Lyon n'avait cité
en faveur de la théorie gallicane de la papauté que des textes
falsifiés et sans aucune valeur, cités dans tous les abrégés de
théologie gallicans ou ultramontains.
Comme je réduisais à sa juste valeur le fameux texte de
saint Irénée, un Lyonnais, appartenant à l'Eglise anti-con-
cordataire, dite petite Eglise, vint à la rescousse de l'Eglise
de Hollande. Ce pauvre homme avait copié le texte dans une
traduction française publiée sous les auspices de l'abbé de
— 285 —

Genoude, lequel n'avait jamais lu le texte très probablement.


Je prouvai à mon pauvre anti-concordataire que saint Irénée
avait dit tout le contraire de ce qu'il lui attribuait d'après
l'abbé de Genoude, et qu'il ferait bien de chercher d'autres
preuves en faveur de la papauté.
N'est-il pas très drôle d'avoir rencontré comme défenseurs
de la papauté, des jansénistes et des anti-concordataires con-
damnés par la papauté? Ils voulaient absolument que la
papauté fût le centre d'unité de l'Eglise, par droit divin, et
ils condamnaient les actes de la papauté, et la papauté les
condamnait eux-mêmes.
Mes adversaires réduits au silence, ne cherchèrent pas à
détruire mes preuves; mais ils restèrent dans leurs préjugés.
J'ai vu, dans cette obstination, une preuve de l'influence mor-
telle que la papauté a exercée sur les consciences. Moi-même
j'en avais été victime ; mais je dois dire que je professai
franchement et ouvertement la vérité dès qu'elle me fut
connue.
Si l'Eglise de Hollande avait eu la même loyauté, elle ne
serait pas tombée dans l'état misérable où elle se trouve
aujourd'hui ; elle n'avait qu'un pas à faire dans la vérité pour
se trouver en union avec la vénérable et apostolique Eglise
catholique-orthodoxed'Orient. Elle serait devenue, en Occi-
dent, un centre d'orthodoxie autour duquel auraient gravité
les catholiques scandalisés des entreprises hétérodoxes de la
papauté, et les protestants restés chrétiens. Une grande
Eglise catholique-orthodoxe aurait existé en Occident; elle
aurait donné la main à la grande Eglise catholique-orthodoxe
d'Orient, et l'Eglise papiste n'aurait plus été qu'une secte
méprisée pour ses doctrines anti-chrétiennes, et ses pratiques
païennes.
Au lieu de cet avenir brillant, le clergé hollandais a fait à
son Egliseune situation ridicule, illogique. Cette Eglise tombe
— 286 —

chaque jour plus bas; elle se disloque, se débat dans le vide ;


ses fidèles l'abandonnent ; elle n'existerait plus si elle n'avait
quelques finances pour se soutenir. Tel est le résultat de ses
théories contradictoires sur la papauté.
X

M. Morlot, successeur de M. Sibour sur le siège de Paris. — Ses antécé-


dents. — 11 ameute l'aristocratie légitimiste de Dijon contre M. Rey,
premier évêque nommé par Louis-Philippe. — M. Morlot abandonna
ses beaux principes politiques, mais resta fidèle au beau sexe. — Ses
amours épiscopales à Orléans. — 11 devient archevêque de Tours et
cardinal. — Réunion épiscopale en 1848. — Il est nommé archevêque-
de Paris. — M. Buquet, premier vicaire-général, l'engage à réparer
l'injustice de M. Sibour à mon égard. — Il engage l'Ami de la Religion
à m'attaquer à propos de jansénisme. — 11 engage également l'abbé
.
Lavigerie à m'attaquer dans son cours de Sorbonne. — L'abbé Sisson,
directeur de l'Ami de la Religion, avoue que son journal est battu. —
11 me demande la paix au nom de l'archevêque,
— Promesses de Mor-
lot. — Comment il les tient. —L'abbé Lavigerie battu. — Il est obligé
d'abandonner son cours sur le jansénisme. — Quelques détails sur ce
cours. —L'archevêque veut venger l'A mi de la Religion et l'abbé Lavi-
gerie. — Il entreprend de me faire chasser de Paris par la police. —
La loi sur les ouvriers sans ouvrage. — Je me moque de ses intrigues.
— Tout ce que fit Morlot contre moi était dirigé par Darboy. —• Mor-
lot passait son temps avec les Belles crinolines. — Petite historiette.

|g"|S£®g|i|evenons à l'archevêché de Paris.


H mÊJÊÊÈ ^e ne sa*s s' -l'archevêque Sibour aurait tenu
1Ë TOMIII "^es Promesses qu'il m'avait faites je crois cepen-
;
JgBs^rolIftM dant qu'il les aurait tenues dès qu'il aurait été
persuadé que Rome se jouait de lui, et qu'il ne serait pas
cardinal. Peu m'importe, du reste, et je ne suis pas fâché
d'être sorti d'une Église dans laquelle j'aurais été obligé d'ac-
cepter les erreurs communes, en luttant contre ma conscience.
— 288 —

En brisant ma position, dans cette Eglise on me donna la


liberté et j'en usai pour arriver à la vérité.
Le successeur de M. Sibour fut l'archevêque de Tours
nommé Morlot. Il était fils d'un pâtissier de Dijon. Sa vraie
position aurait été celle de pâtissiercommeson père et de vendre
des Nonnettes. On le mit au séminaire et il devint prêtre. 11
n'avait aucune capacité et un caractère très humble vis-à-vis
de ses supérieurs. C'était un double titre pour arriver, car les
évêques de France, fort médiocres pour la plupart, n'aiment
pas à s'entourerd'hommes capables qui pourraientles éclipser.
Morlot devint donc peu à peu chanoine et vicaire-général. Il
se montrait très légitimiste, ce qui lui attira les sympathies de
toute l'aristocratie dijonnaise. On l'invitait à toutes les fêtes
du grand monde ; il se plaisait beaucoup au milieu des femmes
les plus décolletées, et ne songeait pas, comme Tartuffe, à leur
offrir son mouchoir en disant :

Cachez, cachez ce sein que je ne saurais voir.

Quand la révolution de i83o renversa Charles X et mit


Louis-Philippe sur le trône, il se montra légitimiste enragé.
L'évêquede Dijon étant mort, Louis-Philippe nomma M. Rey
pour occuper ce siège. C'était le premier évêque qu'il nom-
mait. Morlot et toute l'aristocratie s'élevèrent contre le pauvre
évêque et le considérèrent comme une brebis galeuse. Morlot
lui fit tant de misères, au moyen de l'aristocratie, qu'il fut
obligé de donner sa démission.
M. Morlot était tourmenté du désir de l'épiscopat. Lui et
ses amies cédèrent sur les principes, et c'est ainsi que sous des
gouvernements usurpateurs, M. Morlot fit si bien son chemin
qu'il devint successivement évêque d'Orléans, archevêque de
Tours et cardinal. Quelle preuve de capacité avait-il donnée?
Il avait mis une petite préface à un livre de prières composé
— 289 —

par une dame; ensuite il avait pris la peine de lire un caté-


chisme composé par Couturier et d'en éliminer les demandes
afin qu'on pût le lire couramment. Je ne pense pas que ces
belles oeuvres littéraires l'aient désigné à l'attention du gou-
vernement pour en faire un évêque ; mais il avait des protec-
trices qui le firent monter vite. Ce que je ne puis comprendre,
c'est le zèle de ces dames en- faveur d'un protégé qui n'était ni
beau ni spirituel. Mais il était si aimable, et il savait si bien
donner l'absolution aux jolies pénitentes coupables de péchés
mignons ! Il en commettait lui-même, à ce qu'il paraît, et de
grandes dames étaient devenues amoureuses du fils du pâtis-
sier. On en parla à Orléans, lorsqu'il en fut devenu évêque, et
il eut même avec une dame une correspondance très intéres-
sante, m'a-t-on dit. Cette dame mourut sans avoir détruit
cette correspondance, qui tomba en héritage à un magistrat
protestant. Un vieux prêtre de mes amis connaissait l'exis-
tence de cette correspondance et il était reçu dans la famille
du magistrat protestant. Il en causa et fit tout son possible
pour qu'elle lui fût confiée. Mais le magistrat ne voulut
pas s'en dessaisir sous prétexte qu'il était inutile de donner
du scandale; je ne sais ce qu'elle est devenue. C'est vraiment
dommage qu'une si belle oeuvre littéraire soit perdue.
Morlot était archevêque de Tours en 1848.
On agitait alors une foule de questions ecclésiastiques, et
le clergé secondaire, sous le souffle révolutionnairede l'époque,
remuait beaucoup de questions qui n'étaient pas du goût de
l'épiscopat. Mgr Fabre des Essarts me demanda un mémoire
sur. ces questions et partit pour Tours afin d'en parler avec
M. Morlot et avec M. Bouvier, évêque du Mans. Mon
mémoire était trop libéral pour être accepté tel qu'il était. On
accepta les chapitres, mais on s'appliqua à atténuer les choses
de manière à ce que tout parût comme ce qu'il y avait de
mieux dans le meilleur des mondes. De retour à Blois,
'9
.
— 2go —
Mgr Fabre des Essarts, fit copier le mémoire de la petite
assemblée de Tours et le fit autographier chez son imprimeur.
Il était bien entendu qu'aucun exemplaire ne serait tiré en
dehors du nombre strictement prescrit. L'imprimeur en tira
un pour moi et je le possède encore. Il prouve que les évêques
savaient bien qu'il y avait quelque chose à faire ; mais que,
dans l'intérêt de leur autorité, il valait mieux laisser les
choses dans l'état où elles étaient et se contenter de quelques
mots pour répondre aux aspirations de leur clergé.
Les choses ne se seraient pas passées aussi facilement si le
fils de Verhuel et de la reine Hortense n'avait pas eu la fan-
taisie de tuer la République, à laquelle il avait juré fidélité,
et ne se fût couronné empereur sous le titre de Napoléon III.
Les évêques respirèrent et se prosternèrent tous devant le
nouveau souverain, qui saurait réduire leur clergé s'il osait
se révolter contre leur despotisme. Morlot, le légitimiste, qui
avait encensé Louis-Philippe, encensa le faux Napoléon, et
l'encensa si bien qu'il devint archevêque de Paris, sénateur,
membre du conseil privé, etc., etc., et qu'il vit tomber annuel-
lement dans sa caisse des centaines de mille francs.
Un si haut personnage pouvait-il s'occuper de moi?
Cependant M. Buquet, premier vicaire-général de Paris,
osa lui dire que Mgr Sibour avait commis une injustice à mon
égard, et qu'il ferait bien de la réparer dès son arrivée à
Paris. Mais à l'archevêché il y avait un autre vicaire-général
qui fut bientôt le confident et le conseiller de Morlot, c'était
Darboy. Ces deux hommes étaient bien faits pour s'entendre.
Darboy, qui m'avait si humblement demandé mon amitié,
était devenu mon ennemi parce que je lui avais dit quelques
vérités. Il influença Morlot qui, au lieu de me rendre justice,
s'en rapporta à Darboy pour me tourmenter.
Darboy s'empara de l'idée de M. Lequeux et m'accusa de
jansénisme. Il s'entendit avec l'abbé Sisson, alors directeur
— 291 —

de l'Ami de la Religion, et ce journal publia contre moi plu-


sieurs articles. Il s'entendit aussi avec l'abbé Lavigerie, qui
est aujourd'hui un grand personnage, cardinal-archevêque
d'Alger et de Carthage. Il était alors un jeune abbé, très
coquet et pimpant. Il n'avait aucun titre, aucun grade pour
être professeur à la Sorbonne; mais il professait tout de
même, grâce à l'archevêché de Paris. Il fut convenu qu'il
interromprait son cours d'histoire ecclésiastique à la Sor-
bonne, et traiterait du jansénisme. J'en fus averti. Je me ren-
dis à son cours, qui devait durer deux ans. Dès la première
leçon, je fus certain qu'il ne durerait pas aussi longtemps. Il
était bien impossible d'être aussi prétentieux et aussi pauvre
que l'abbé Lavigerie sur le sujet qu'on l'avait chargé de trai-
ter. Dès la première leçon je pris des notes, et je relevai les
plus grosses erreurs du professeur. Je voulais seulement
mettre ma réfutation dans l'Observateur catholique sous la
signature de M. Parent du Châtelet; mais cet excellent
homme jugea que mes réfutations devaient paraître chaque
semaine, le jour où l'abbé Lavigerie donnerait sa leçon ; ce
qui fut fait. Donc, chaque semaine, en arrivant à la Sorbonne,
le professeur pouvait lire la réfutation de la leçon précédente ;
il la trouvait sur son bureau dans son cabinet, et un libraire la
distribuait à tous ceux qui venaient au cours. Ils n'étaient pas
nombreux d'abord, mais dés qu'on apprit que je réfuterais la
leçon chaque semaine, les auditeurs accoururent et la salle
était comble. Chacun, en attendant le professeur, lisait ma
réfutation et ne se gênait pas pour dire que le professeur
n'était pas de force à lutter avec moi. On s'amusait beaucoup
des erreurs grossièresque je mettais en relief. Quand le profes-
seur arrivait dans la salle, il était facile d'apercevoir son état
nerveux. J'avais oublié, un jour, d'ôter mon chapeau, je
n'étais préoccupé que de mes papiers. Aussitôt il en fit la
remarque d'une voix tremblotante; j'ôtai aussitôt mon cha-
— 292 —

peau et je saluai le professeur de la manière la plus respec-


tueuse. Je me trouvai un jour entouré de quelques jeunes
gens amis de l'abbé Lavigerie. Ils se penchaient jusque sur
mes épaules pour lire les notes que je prenais. Je leur dis
simplement : « Ne vous donnez pas tant de peine pour vous
approcher, je vous communiquerai mes notes et vous pourrez
les lire à votre aise ». Ils eurent honte, me laissèrent tran-
quille et ne revinrent plus se placer auprès de moi. L'abbé
Lavigerie feignit un jour de croire qu'on voulait troubler son
cours. Quand les auditeurs arrivèrent, ils aperçurent un vrai
déploiement de forces. On en rit, et l'on crut que le brave
professeur aurait été enchanté de faire constater un petit
trouble afin d'interrompre un sujet qu'il avait entamé un peu
trop à la légère. Mais ses adversaires étaient des gens paci-
fiques, les plus pacifiques de ses auditeurs. On se montrait
M. Parent du Châtelet qui signait les réfutations, mais tous
disaient que c'était moi qui en étais l'auteur. Dès que j'arri-
vais, tous les yeux étaient braqués sur moi. En attendant le
professeur, je préparais mon cahier de notes sans dire un mot
à qui que ce fût.
Mes critiques étaient sérieuses et courtoises ; mais le pro-
fesseur, dès la deuxième leçon, affirma avec émotion qu'il
maintiendraitla notion qu'il avait donnée du jansénisme,mal-
gré les injures et les injustices de quelque part qu'elles lui
vinssent. Je répondis : « M. l'abbé était ému en prononçant
ces paroles. Nous sommes vraiment bien fâché de causer
à notre professeur la moindre peine, mais qu'il considère,
s'il lui plaît, que nous ne l'avons point injurié et que nous
n'avons point été injuste à son égard. Lui avons-nous repro-
ché des doctrines qu'il n'avait pas soutenues? Non, puisqu'il
déclare les maintenir malgré nos observations. L'avons-nous
injurié? Nous ne le pensons pas. S'il y avait une seule injure
dans nos premières observations, nous la retirerions aussitôt.
— 290 —

Ainsi, que M. l'abbé Lavigerie ne voie pas en nous des enne-


mis, mais des auditeurs sérieux, qui se croient permis d'op-
poser leurs recherches aux siennes. Il n'a certainement aucune
prétention à l'infaillibilité ; donc, la critique de son cours est
permise. Son cours est public, on peut le critiquer publique-
ment; ainsi, pas d'émotion, pas de gros mots à propos de
nos observations, qui seront toujours calmés, solides et modé-
rées ». C'est précisément parce que nos critiques avaient ces
qualités, que le jeune professeur s'en montrait plus ému. Il
essaya de répondre à nos observations dans un petit imprimé
où il affirmait qu'il ne nous répondrait pas. En effet, il ne
répondit rien : mais comme il s'était montré très irrité, je ter-
minai la critique de la deuxième leçon par cette petite obser-
vation : « Nous ferons tout notre possible pour ménager le
système nerveux de M. l'abbé, qui a fait trop voir à son
auditoire qu'il était fort irritable. Nous serions désolé de lui
fournir l'occasion de manquer aux convenances et à cette
modestie qui va si bien à un jeune ecclésiastique ».
Je ne puis, dans ces Souvenirs, revenir sur les questions
théologiques et philosophiques que l'abbé Lavigerie voulait
enseigner sans les connaître. Je me contenterai donc d'indi-
quer quelques détails à propos desquels j'humiliai parfois le
jeune professeur. En tête de ma critique de la quatrième
leçon, je dis : « M. l'abbé Lavigerie va de plus fort en plus
fort dans son cours d'histoire ecclésiastique. Il n'est guère
possible de débiter plus d'erreurs historiques et doctrinales
qu'il ne l'a fait dans sa quatrième leçon. Il est vraiment déplo-
rable d'entendre un jeune prêtre attaquer, au nom de l'Eglise,
les principes fondamentaux de la doctrine catholique, et don-
ner comme le jansénisme, la plus pure doctrine de saint
Augustin, de saint Thomas, de Bossuet, de tous les grands
docteurs catholiques. Le jeune professeur vous débite les
hérésies les plus monstrueuses avec un air de satisfaction qui
— 294 —

ne peut qu'impressionnertrès péniblement les hommes sérieux


quiTécoutent ».
Cette compassion méritée avait le don défroisser son amour-
propre et ses prétentions si peu justifiées. Dans sa cinquième
leçon, il revint d'une manière très nerveuse sur nos injures
et nos calomnies. Seulement, il ne put en indiquer une seule.
Il fit cependant distribuer à sa cinquième leçon, sa troisième
et sa quatrième, considérablement diminuées et corrigées
par l'auteur. Il avait tenu compte d'un grand nombre de nos
critiques, mais sans en convenir.
Au début de mes critiques sur la septième leçon, je consta-
tai que, chaque semaine, M. le professeur devenait plus pas-
sionné. Je dis : « Avant de commencer nos observations sur la
septième leçon de M. Lavigerie, nous devons remarquer que
le jeune professeur devient plus violent et moins impartial à
mesure que nous le réfutons ; ses gestes deviennent plus ani-
més, sa voix plus accentuée. Ses petites colères ne nous
effrayent ni pour l'illustre école de Port-Royal ni pour nous.
Seulement, dans la dernière leçon, nous avons vraiment eu
pitié de son bureau; qu'il l'épargne davantage, ce malheu-
reux ; pourquoi le frapper si fort et si souvent? Son innocence
ne peut être mise en doute par personne. M. Lavigerie vou-
drait-il punir sur lui ses fautes contre l'histoire, la justice et
la charité? Son procédé ne serait pas plus honnête que celui
de Louis XIV faisant pénitence de ses adultères sur le dos
des jansénistes et des protestants, comme disait le duc de
Saint-Simon ».
Pour faire l'histoire de Port-Royal, M. Lavigerie n'avait
pris pour guides que les pamphlets les plus dégoûtants des
jésuites. Il nous était facile de lui opposer des écrits plus- res-
pectables: cela le mettait en colère, et, plus il était battu,
plus il se démenait. Nos critiques avaient le don de le rendre
.

presque épileptique. Il abandonna ses leçons sur le prétendu


— 29D —

jansénisme, et en donna avis au début de sa dixième leçon.


Cependant, il avait annoncé que ce cours durerait deux ans.
Il comptait sans nos critiques. A dater de la dixième leçon,
il réduisit son cours à une étude sur Pascal. Je continuai
mes critiques. Il essaya de me répondre dans un petit cahier
qu'il distribua au début de sa onzième leçon. Comme dans
ses petits cahiers précédents, il dissimulait mes critiques et
atténuait ce qu'il avait dit de trop erroné. Il ne répondait
absolument à rien. Seulement, au début de sa onzième leçon,
il déclara qu'il ne prenait aucun souci de mes critiques, parce
que : « Il n'y a que les petits hommes qui se préoccupent des
petits écrits ». M. l'abbé Lavigerie se plaçait ainsi parmi les
grands hommes. C'était assez comique. Depuis lors, il a bien
fait tout son possible pour passer grand homme. A-t-il réussi?
Nous nous permettons de répondre négativement. M. Lavi-
gerie sera grand homme quand on adjugera ce titre aux intri-
gants qui ont abusé de toutes les occasions pour se mettre en
évidence et faire parler d'eux, aux ambitieux dont toute la
vie se résume dans un ardent désir de se faire remarquer, et
qui, en réalité n'ont rien fait-d'utile.
Le cours de M. Lavigerie, qui devait durer deux ans, ne
dura que treize semaines. Les treize leçons qu'il donna ne
sont qu'un résumé très mal fait des assertions de quelques
pamphlétairesjésuitessur les doctrines et les origines du jan-
sénisme.
L'archevêque de Paris, qui l'avait lancé contre nous, l'ar-
rêta court, lorsqu'il vit qu'il était solidement réfuté.
M. l'archevêque agit de même avec l'Ami de la Religion
et son rédacteur en chef, l'abbé Sisson. Il fut convenu que
dans son journal, l'abbé Sisson me ferait attaquer et m'atta-
.
querait lui-même au sujet du jansénisme.
L'abbé Jager entra le premier en ligne. Je connaissais cet
ignare et grossier personnage. Je ne me serais jamais abaissé
— 296 —

jusqu'à répondre aux sottises qu'il avait copiées dans les


pamphlets des jésuites; je protestai seulement d'une manière
générale contre l'accusation de jansénisme. L'abbé Sisson
voulut dire son mot à ce sujet ; j'en profitai pour donner à
l'Ami de la Religion une leçon qu'il méritait bien.
J'ai parlé plusieurs fois de jansénisme, et les lecteurs de
mes Souvenirs ne sont pas au courant, sans doute de cette
vieille question. Il l'auront bientôt comprise en lisant ma
polémique avec l'Ami de la Religion. Ce journal était plus
sérieux que l'Univers qui n'avait jamais su que me dire, par
l'organe de son Dulac, que j'étais un révolté parce que je ne
me soumettais pas à l'Index, et qui n'admettait mes réponses
que sur l'ordre d'un huissier. L'abbé Sisson fut plus sérieux ;
il discuta de son mieux des questions théologiques, et
aucun huissier n'eut à s'interposer entre nous.
Nous avions protesté contre l'accusation de jansénisme que
Jager nous avait jetée à la tête, et nous avions mis cet ecclé-
siastique au défi de trouver dans nos ouvrages une seule pro-
j
position anséniste.
M. l'abbé Sisson prit la parole à l'occasion de ce défi :
« M. l'abbé Guettée, dit-il (i), proteste contre l'accusation de
jansénisme, nous l'en félicitons. Mais d'où vient alors qu'il
s'attache avec tant d'ardeur A SOUTENIR ET A DÉFENDRE
LES HOMMES qui ont professé cette erreur et les livres qui
la contiennent? POUR SE LAVER D'UNE ACCUSATION AUSSI
GRAVE, il ne suffit pas de repousser la doctrine des cinq pro-
positions, il faut encore : i° admettre avec l'Eglise que CETTE
DOCTRINEEST RÉELLEMENT CONTENUE DANS LES ÉCRITS
de Jansénius et de Quesnel; 20 reconnaître l'autorité dogma-
tique obligatoire des bulles pontificales Vineam Domini
sabaoth et Unigenitus. »

(1) Ami de la Religion, 23 juin 1857.


— 2.97 —

M. l'abbé Sisson ne détermine pas le sens de ces bulles. Il


veut qu'on les admette d'une manière générale, sous peine
d'être janséniste. Il veut, en outre, que l'on admette la ques-
tion de fait aussi bien que la question de droit, et de la même
manière, sous peine, d'être janséniste. Enfin, sous la même
peine on ne peut défendre les hommes qui ont professé
le jansénisme ou les livres qui le contiennent. Il affirme, en
outre, que ce sont là des doctrines et des décisions qui por-
tent LE SCEAU DE L'INFAILLIBILITÉ DIVINE. Tous les
catholiques, ajoute-t-il, sont unanimes sur ce point.
Laissons de côté les questions incidentes dont M. l'abbé
Sisson a accompagné ses réflexions; nous ne nous occu-
pons ici que du reproche de jansénisme qu'il a soulevé contre
nous.
Voici la réponse que nous lui avons adressée, et qui a été
insérée dans l'Ami de la Religion (numéro du 3o juin 1857) :

« Paris, le 23 juin 1857.


« MONSIEUR L'ABBÉ,

« Vous m'avez posé avec gravité, dans votre numéro de


ce jour, plusieurs questions auxquelles je m'empresse de
répondre.
« Vous dites que dans ma lettre en réponse à M. Jager, j'ai
mal posé la question et que_/e ne réponds pas à là vraie por-
tée des articles de cet ecclésiastique, en le défiant de trouver
une seule proposition janséniste dans mes ouvrages. Il me
semble, Monsieur, que si j'enseigne le jansénisme dans mes
ouvrages, on devra l'y trouver, et que si on l'y trouve, on
pourra en extraire des phrases jansénistes, puisque je ne puis
écrire ni enseigner qu'au moyen de phrases. Il me semble
donc que j'ai très nettement posé la question.
« Si je vous ai bien compris, il n'y aurait rien dans mes
— 298 —

ouvrages de favorable à la doctrine des cinq propositions,


c'est-à-dire au Jansénisme proprement dit; mais i° je m'at-
tacherais avec ardeur à soutenir et à défendre les hommes qui
ont professé cette erreur et les livres qui la contiennent;
2° pour me laver de l'accusation de jansénisme, il ne suffit
pas. dites-vous, de repousser la doctrine des cinq propositions,
il faut encore se soumettre aux bulles Vineam Domini et
Unigenitus. Ainsi, Monsieur, d'après vous, on peut être
janséniste de trois manières. Vous voulez bien admettre que
je rejette la doctrine de la grâce nécessitante contenue dans
les cinq propositions condamnées par Innocent X; et vous
avez eu raison de penser ainsi, Monsieur ; je rejette cette doc-
trine, non seulement à titre de catholique, mais de philo-
sophe.
« Me voilà donc déchargé, même par vous, de la plus lourde
part de jansénisme; car vous ne pouvez refuser de convenir
que l'hérésie de la grâce nécessitante ne soit la vraie doctrine
connue sous ce nom.
« Vous m'accusez d'être janséniste parce que j'ai défendu
les hommes qui ont professé cette erreur et les livres qui la
contiennent. Sur ce point, Monsieur, vous vous faites illu-
sion. D'abord, on ne peut être hérétique pour défendre des
hommes, quels qu'ils soient; on ne peut l'être qu'en soutenant
avec opiniâtreté une doctrine condamnée par l'Eglise. De
plus, Monsieur, je n'ai pu défendre les hommes qui ont pro-
fessé le jansénisme, par la raison bien simple que je n'en ai
point rencontré dans l'histoire qui l'aient professé. Il en est
beaucoup qui en ont été accusés, mais ils ont toujours pro-
testé qu'ils rejetaient l'hérésie de la grâce nécessitante. Pre-
nons un exemple : j'ai défendu dans mon Histoire de l'Eglise
de France la mémoire du docteur A. Arnauld. Arnauld a
passé pour le chef du jansénisme ; cependant j'ai lu, dans ses
ouvrages, qu'il adhérait sans restriction à la bulle d'Inno-
299 —

nocent X contre la doctrine des cinq propositions; j'ai remar-


qué qu'il avait écrit sur la grâce contre le père Malebranche,
à la prière de Bossuet ; que les ouvrages d'Arnauld sur la
grâce, après un examen sévère fait à Rome, n'avaient pas été
censurés, tandis que ceux de son adversaire, dont on n'a
cependant jamais fait un hérétique, l'avaient été ; j'ai vu que
le pape Innocent XI aimait Arnauld et correspondait avec lui
par son premier ministre, le cardinal Cibo ; que ces éminents
personnages ne lui ont adressé aucun reproche sur sa doctrine,
qu'ils l'ont loué au contraire de son courage et de sa patience
au milieu des persécutions.
« De ces faits et de beaucoup d'autres que je ne mentionne

pas pour abréger, j'ai conclu que le fameux chef du jansé-


nisme n'avait pas été janséniste; que sa personne n'avait pas
été condamnée comme telle ; que ses écrits sur la grâce avaient
été regardés, même par les congrégations romaines, comme
orthodoxes.
« J'ai cru alors pouvoir me déclarer en faveur d'un homme
que Bossuet appelait grand; qui composa avec Nicole la
Perpétuité de la foi; qui fit dans son exil cette magnifique
Apologie des catholiques que le cardinal Maury signale
comme un chef-d'oeuvre de la plus haute éloquence; enfin,
qui publia plus de cent ouvrages dans lesquels on n'a jamais
relevé que deux propositions, dont une seule lui appartenait,
et qu'il a expliquée d'une manière orthodoxe.
« Je n'ai donc pris la défense d'Arnaud qu'au point de vue
de l'orthodoxie. Je pourrais en dire autant de tous les autres
que j'ai loués dans mon ouvrage. Aucun n'a été condamné
personnellement comme janséniste; aucun n'a professé le
jansénisme, tous ont affirmé au contraire qu'ils condam-
naient cette hérésie. Je n'ai loué que leurs vertus et leurs
talents. J'ai peine à croire qu'en disant la vérité sur ces deux
points, j'aie pu être janséniste.
— 3oo —-

« Mais ces hommes de talent, ces hommes vertueux, n'ont-


ils pas soutenu que les cinq propositions n'étaient pas dans
Jansénius? Oui, ils l'ont soutenu; c'est-à-dire qu'ils ont
déclaré qu'après avoir lu YAugustinus, il leur semblait qu'on
pouvait bien interpréter ce livre d'une manière orthodoxe ;
qu'on le devait même par respect pour Jansénius, qui était
un évêque très pieux, très savant, et qui avait donné des
preuves de son orthodoxie dans ses autres ouvrages, par
exemple dans ses Commentaires sur le Pentateuque et sur les
Évangiles.
« Mais, dites-vous, c'est précisément en cela qu'ils ont été
hérétiques; car l'Église a déterminé le sens de YAugustinus;
elle a été infaillible dans cette décision, et on ne peut inter-
préter YAugustinus autrement qu'elle sans être hérétique.
« Je vous ferai remarquer, Monsieur, que votre raisonne-
ment, fût-il vrai de tous points, ne prouverait qu'une chose :
c'est qu'il faudrait trouver une autre désignation que celle de
jansénisme pour caractériser l'hérésie de ceux qui tiendraient
à interpréter YAugustinus d'une manière orthodoxe; car
n'est-ce pas abuser un peu des mots que de nommer jansé-
nistes ceux qui ne veulent pas voir l'hérésie appelée jansé-
nisme dans Jansénius lui-même? Il faudrait, pour parler avec
exactitude, ne donner ce titre qu'à ceux qui ont professé cette
hérésie et qui l'ont soutenue opiniâtrement. On n'a jamais
reconnu comme hérétiques, dans l'Église, que ceux qui ont
soutenu ouvertement et avec opiniâtreté une doctrine opposée
à un dogme révélé et défini. Il est évident que ceux qui ont
cherché dans YAugustinus un sens orthodoxe n'ont pas pro-
fessé la doctrine des cinq propositions condamnées et ne l'ont
point professé avec opiniâtreté.
.
« Mais, dites-vous, ils sont du moins hérétiques en ne se
soumettant pas à la bulle Vineam Domini, qui a condamné
du même coup le silence respectueux et ceux qui ne croient
3oi

pas intérieurement que les cinq propositions sont dans le


livre de Jansénius. C'est là votre argument pour prouver mon
prétendu jansénisme et condamner tous ceux qui contestent
l'infaillibilité de l'Église dans la décision des faits dogma-
tiques.
« En lisant attentivement mes ouvrages, Monsieur, vous
vous convaincrez que je n'ai pas plus attaqué cette bulle de
Clément XI en elle-même que celles d'Urbain VIII, d'Inno-
cent X ou d'Alexandre VIL Seulement, comme historien, j'ai
constaté et prouvé qu'on avait voulu abuser et qu'on avait en
effet abusé de ces bulles. Tout en admettant ces actes sans
difficulté, un historien a bien le droit de constater les abus'
que tel ou tel parti en a faits. De cette constatation des abus
conclure au rejet des bulles, c'est un paralogisme insoute-
nable.
« J'admets donc sans difficulté la bulle Vineam Domini ;
mais, Monsieur, ne lui donnez-vous pas un sens qu'elle n'a
pas en disant que l'on est hérétique si l'on ne croit pas d'après
cette bulle à l'infaillibilité de l'Église dans la décision des faits
dogmatiques? Vous regardezla question comme décidée : cepen-
dant Clément XI n'en a fait aucune mention dans sa bulle;
il y déclare simplement qu'on ne doit pas seulement une sou-
mission extérieure aux constitutions apostoliques, mais une
soumission intérieure, même dans les questions de fait. De là,
M. Jager a tiré cette conclusion : que le pape a décidé l'in-
faillibilité des constitutions apostoliques. Et sa raison, c'est
qu'une autorité infaillible seule peut exiger une adhésion
intérieure. Cette conclusion lui paraît claire comme le jour,
et il ajoute que le moindre séminariste pourrait nous en
démontrer la légitimité.
« Je crois, Monsieur, que Bossuet avait au moins autant
de pénétration que nos séminaristes d'aujourd'hui. Eh bien,
Bossuet réclamait tout ce que réclame la bulle Vineam
302

Domini avant la publication de cette bulle, et il ne croyait


pas du tout à l'infaillibilité de l'Eglise dans la décision des
faits dogmatiques. Clément XI, avant de donner sa bulle,
avait, par un bref daté du 12 février 1703, donné une déci-
sion analogue à celle de cette bulle. Bossuet adhéra sans dif-
ficulté à ce bref, comme le rapporte l'abbé Le Dieu dans son
Journal. Cependant, il est certain que Bossuet rejetait comme
une erreur l'infaillibilité de l'Église dans la décision des faits
dogmatiques, et qu'il blâme Fénélon et Godet des Marais
d'avoir soutenu cette opinion. Bossuet voulait une adhésion
intérieure, même pour des décisions non infaillibles, parce
que la soumission purement extérieure lui paraissait entachée
d'hypocrisie; mais, comme il le disait fort bien, il ne deman-
dait qu'un acte d'humilité, de respect sincère pour l'opinion
des chefs de l'Église, mais non pas un acte de foi comme à
une définition de l'Eglise elle-même.
« La conséquence que vous tirez de la bulle Vineam Domini
en faveur de l'infaillibilité dans les faits dogmatiques, n'est
donc pas aussi claire que veut bien le dire M. Jager. De plus,
ce n'est qu'une conséquence. Or, un acte législatif doit se
prendre tel qu'il est; on n'a pas le droit de lui faire dire ce
qu'il ne dit pas expressément. Ce n'est qu'en vertu de l'inter-
prétation particulière que vous donnez à la bulle de Clé-
ment XI, que vous regardez comme décidée la question en
litige, et non en vertu de la bulle elle-même qui n'en dit
absolument rien. Or, votre interprétation, Monsieur, n'est
ni rigoureuse ni claire, comme le prouve l'exemple de Bos-
suet, qui ne manquait certes pas d'intelligence ; de plus, elle
n'est pas de foi.
« Vous avez donc tort, Monsieur, de donner le titre d'hé-
rétique à ceux qui n'entendent pas, comme vous, la bulle
Vineam Domini; je pourrais ajouter que votre interprétation,
loin d'être de foi, est très erronée : car, Monsieur, un dogme
— 3o3 —

révélé peut seul être l'objet d'une définition dogmatique. Or,


la question de fait, en ce qui concerne le livre de Jansénius,
a-t-elle été révélée? Vous ne prétendez pas certainement que
Jésus-Christ ait révélé que les cinq propositions étaient dans
ce livre : l'Église n'a donc point défini et n'a pu définir cette
question comme un point de foi ; elle n'a point défini qu'elle
était infaillible dans de telles questions. Clément XI n'en a
pas même fait mention dans la bulle sur laquelle vous vous
appuyez; vous ne pouvez, sans erreur, tirer de cette bulle une
conséquence qui n'irait à rien moins qu'à ébranler la base
même de la foi chrétienne.
« Je ne suis donc point hérétique en n'admettant pas votre
interprétation de la bulle Vineam Domini; je ne suis point
non plus janséniste, car la question du jansénisme et celle
de l'infaillibilité de l'Eglise n'ont entre elles aucun rapport :
je ne suis donc janséniste à aucun titre,
« Quant à la bulle Unigenitus,
j'ai cru être respectueux
pour le Saint-Siège en prouvant que c'était abuser de cet acte
que de l'interpréter comme les Jésuites et de le donner comme
la consécration du Molinisme. Je me suis appuyé, dans mon
appréciation, sur la décision antérieure de tous les papes et
de Clément XI lui-même, qui avaient décrété que la doctrine
de saint Augustin sur la grâce était celle du Saint-Siège. Or,
Molina a donné sa doctrine comme opposée à celle de saint
Augustin, et les meilleurs théologiens, Bossuet en particulier,
en ont toujours pensé comme Molina lui-même. De là, j'ai
dû conclure que la bulle Unigenitus ne condamnait, comme
la bulle In Eminenti, que la doctrine de la grâce nécessitante.
J'y ai adhéré en ce sens, et je n'ai blâmé que les abus qu'on a
faits de cette bulle, les intrigues et les violences dont elle a été
l'occasion.
« Ceux qui ont lu mon livre ne peuvent
douter que telle ne
soit ma véritable opinion sur la bulle Unigenitus.
— 004 —

« Vous avez dit, Monsieur, que je m'étais déclaré pour les


livres jansénistes. Ayez la bonté d'en désigner un en particu-
lier. Peut-être avez-vous eu en vue celui du père Quesnel. Je
vous prie de remarquer, Monsieur, que la question de fait
n'a pas été agitée à propos des Réflexions morales : que ni
l'Eglise ni les papes n'ont décidé qu'ils condamnaient les cent
et une propositions dans le sens de l'auteur. Ainsi, même
d'après vos principes, on peut interpréter le livre du père Ques-
nel dans un autre sens que celui qui a été condamné par la
bulle Unigenitus. Vous savez que, pendant un grand nombre
d'années, ce livre fut lu avec grande édification par tout le
clergé de France; que le cardinal de Bissy lui-même, étant
évêque de Toul, le recommanda à ses prêtres; que Bossuet
en a pris la défense contre l'auteur du Problème ecclésias-
tique. Les Mémoires et Journal del'abbé Le Dieu contiennent
sur ces faitsdes renseignements précieux. Je fais ces remarques
pour vous faire voir l'étrange exagérationde ceux qui croient
qu'on ne peut parler dulivre du père Quesnel que pour insulter
à la mémoire de cet écrivain, et qu'on ne peut en dire du bien
.
sans être janséniste.
« De ces observations, je conclus que vous avez eu grand
tort, Monsieur, en disant que j'ai méconnu l'autorité de
l'Église et que je n'ai pas condamné le jansénisme avec
l'Église et comme l'Église. Cette question, comme vous le
dites fort bien, a des proportions de la plus haute gravité ;
c'est pourquoi il eût été désirable que vous eussiez approfondi
davantage mes écrits avant de me jeter à la tête des accusa-
tions comme celles que vous avez formulées.
« Agréez, etc.

« L'abbé GUETTÉE,
« Auteur de l'Histoire de l'Eglise de France. »

Cette lettre était, ce semble, fort catégorique : on n'est


— 3o5 —

point janséniste pour soutenir que des hommes ont été ortho-
doxes; on n'est point janséniste pour interpréter tel ou tel
livre d'une manière orthodoxe. L'Église, en interprétant
d'une manière hétérodoxe un livre qu'elle a condamné, n'a
pas obligé tous les fidèles, sous peine d'hérésie, à voir des
hérésies où elle en a vu; on peut admettre d'une manière
générale les constitutions apostoliques en donnant à ces actes
l'interprétation que l'on trouve la plus juste et la plus respec-
tueuse pour les papes, dès que ceux-ci n'ont pas eux-mêmes
fixé d'interprétation particulière.
Toute cette doctrine est conforme aux brefs d'Innocent XII.
Elle n'est, du reste, que la conséquence de ce principe catho-
lique : que, pour être formellement hérétique, il faut soute-
nir opiniâtrement et ouvertement une doctrine opposée à un
dogme révélé et défini. C'est pour cela qu'Innocent XII a si
clairement ordonné de ne donner le titre de janséniste qu'à
ceux qui soutiendraient de vive voix ou par écrit quelqu'une
des cinq propositions condamnées par Innocent X, comme
contenant le jansénisme, c'est-à-dire la doctrine de la grâce
nécessitante.
M. l'abbé Sisson n'a pas respecté cet ordre. Il établit diffé-
rentes catégories de jansénistes, malgré la défense du même
pape.
M. l'abbé Sisson n'a trouvé notre réponse à ses réflexions
ni assez nette ni assez précise. Il l'a accompagnée des obser-
vations suivantes :
« i° Il (M. l'abbé Guettée) nous
reproche d'avoir compris
dans le terme de jansénisme d'autres doctrines que celle de
la grâce nécessitante. A cela nous répondons que le jansé-
nisme est tout un système d'erreurs dont le développement
a été successif, et dont les unes servent à appuyer les autres.
C'est ainsi que Quesnel a été condamné pour ses doctrines
sur l'Eglise aussi bien que pour celles qui ont rapport à la
3o6

grâce, au libre arbitre et à l'ordre naturel tout entier. Le mot


jansénisme désigne d'une manière générale tout cet ensemble
d'erreurs, et l'usage l'a parfaitement consacré.
« 2° Nous accordons très volontiers à M. Guettée
qu'on
n'est point hérétique par cela seul qu'on défend un homme,
fût-il hérétique, d'ailleurs. NOUS N'AYONS NI DIT, NI INSI-
NUÉ RIEN DE SEMBLABLE. Mais ce que nous avons fait
entendre, et ce dont tout le monde conviendra avec nous,
c'est que s'attacher, comme le fait M. l'abbé Guettée, à défendre
l'orthodoxie des docteurs reconnus du jansénisme, c'est se
rendre légitimement suspect de partager leurs erreurs.
« 3° Notre but n'a point été et ne saurait être, quant à pré-
sent, de discuter sur les sentiments d'Arnauld et de plusieurs
autres hommes considérables engagés dans le jansénisme. Ce
sont là des thèses de détail, et trop secondaires pour que nous
en embarrassions notre marche. Nous nous bornons à Jansé-
nius et Quesnel, dont les livres ont été solennellement con-
damnés par l'Eglise.
« 4° M. Guettée nous parle de l'opinion que Bossuet aurait
eue sur la question de l'infaillibilité dans les faits dogma-
tiques. Nous ne nous occupons point ici de Bossuet, ni d'au-
cune autre opinion individuelle. Il s'agit de ce que l'Eglise
croit et admet. Nous ferons remarquer cependant que Bos-
suet n'a pu interpréter la bulle Vineam Domini et n'en tirer
aucune conclusion, puisqu'il est mort deux ans avant que
cette bulle existât (i).
« Arrivons maintenant au point essentiel.
« En terminant notre article du 23 juin, nous avions posé
à M. l'abbé Guettée cette question :

(i) Mais la question des faits dogmatiques était soulevée avant cette
bulle, et Bossuet vivait en )703, époque où elle fut soulevée par le bref
de Clément XI. M. Sisson l'avait sans doute oublié.
— 307 —

« M. l'abbé Guettée juge-t-il et condamne-t-il les doc-


« trines.et les livres du jansénisme, comme les a jugés et
« condamnés l'Eglise, et particulièrement, comme les ont
« jugés et condamnés les bulles Vineam Domini sabaoth et
« Unigenitus? »
« Nous le répétons, c'est ici surtout que. la pensée de
M. l'abbé Guettée ne se traduit point par des propositions
très précises. Il nous dit d'une manière vague comment il
n'admet pas les bulles en question ; mais il n'explique pas
suffisamment en quel sens il reconnaît leurs décisions. En
tout cas, nous ne voyons pas comment les opinions qu'il
professe se concilient avec les déclarations solennelles
qu'elles contiennent; Exposons successivement les unes et les
autres...
« Quelle est maintenant l'attitude de M. l'abbé Guettée
vis-à-vis des décisions de cette bulle ?
« M. l'abbé Guettée nous assure bien qu'il n'attaquepoint
cette bulle en elle-même, qu'il Yadmet sans difficulté; mais
lorsque nous cherchons le sens et l'application de ces vagues
paroles, nous ne.- trouvons plus rien ; au contraire, nous
voyons M. l'abbé Guettée tout occupé à montrer que le seul
principe en vertu duquel le pape Clément XI a pu exiger,
sous peine d'anathème, l'obéissance intérieure aux bulles de
ses prédécesseurs, est un principe très erroné! Bien plus
encore, en soutenant, comme il le fait dans sa lettre que
jamais il n'a rencontré dans l'histoire des hommes qui aient
professé le jansénisme, que la vérité est qu'aucun des pré-
tendus jansénistes n'a professé cette erreur, et en louant l'école
de Port-Royal d'avoir cru qu'on pouvait et même qu'on
devait interpréter YAugustinus dans un sens orthodoxe, ne
combat-il pas ouvertement la bulle Vineam Domini, laquelle,
cependant, frappe d'anathème tous ceux qui, d'une manière
quelconque, pensent ou insinuent que le livre de Jansénius
— 3o8 —

ne contient pas la doctrine hérétique que le pape Innocent X


y a condamnée ?
« C'est avec une profonde douleur que nous écrivons ces
lignes; mais le devoir nous les arrache; et nous supplions
M. l'abbé Guettée de réfléchir à la position terrible que lui
fait, dans sa solitude, cette sentence apostolique si solennelle,
si claire et si irréfragable.
« A la question de la bulle Vineam Domini sabaoth se
rattache celle de l'infaillibilité de l'Eglise dans les faits dog-
matiques. Il est évident, en effet, que, sans cette infaillibilité,
l'acte suprême et accepté de l'Eglise entière, par lequel Clé-
ment XI a exigé sous peine d'anathème l'adhésion intérieure,
complète et sincère, au Formulaire d'Alexandre VII, serait
un acte de tyrannie insupportable, ainsi injurieux à l'Eglise
que contraire à la sainteté de Dieu.
« Cependant, Clément XI a-t-il, dans sa bulle Vineam
Domini, défini cette infaillibilité, ou cette infaillibilité
a-t-elle été, depuis, solennellement proposée par l'Eglise
enseignante ?
« NOUS N'AVONS JAMAIS RIEN AVANCÉ DE SEMBLABLE.
L'infaillibilitéde l;Eglise dans les faits dogmatiques n'a jamais
été l'objet d'une définition expresse et directe. Mais de ce que
cette sanction définitive manque à cette doctrine s'ensuit-il
qu'elle ne fasse pas partie de V enseignement de l'Église pro-
posé par la voie ordinaire! Que M. l'abbé Guettée ouvre
les traités de théologie enseignés dans les séminaires du
monde catholique tout entier, qu'il consulte tous les juges de
la foi. Pour nous, nous ne connaissons pas un théologien
autorisé qui n'établisse cette thèse, aujourd'hui complètement
dégagée des premières incertitudes, comme aussi nous ne
connaissons aucun évêque du monde catholique qui ne pro-
clame cette vérité, sans laquelle, témoin la résistance indomp-
table des jansénistes, il n'est plus de véritable soumission
— 3og —

aux constitutions apostoliques, Yautorité de l'Église devient


un objet de dérision, et l'hérésie voit protéger son empire
(Clément XI).
« Nous ne voulons point résoudre ici la question de savoir
si les décisions sur les faits dogmatiques doivent être crues
de foi divine ou ecclésiastique. Dans tous les cas, il y a
infaillibilité de privilège divin; soutenir le contraire, dit le
savant et pieux Liebermann, ce n'est sans doute point être
strictement hérétique, mais c'est enseigner une erreur et une
témérité qui méritent à juste titre les peines dont l'Eglise
frappe les rebelles.
« A l'égard de la bulle Unigenitus, nous serons très
court.
« M. l'abbé Guettée déclare y avoir adhéré en ce sens
qu'elle ne condamne que la grâce nécessitante. C'est beau-
coup trop peu. Cet acte pontifical, qui a un caractère dogma-
tique obligatoire dans toute l'Eglise, condamne tout un s}rs-
tème d'erreurs contenues dans les Réflexions morales de
Quesnel. C'est ainsi que, sans parler des erreurs sur l'Eglise,
nous y trouvons aussi condamnées un grand nombre d'erreurs,
sur les forces du libre arbitre et l'ordre naturel en général. Ce
n'est plus reconnaître la bulle que de ne point accepter ces
diverses condamnations sans en omettre une seule.
« M. l'abbé Guettée nous avertit que la question du fait
n'a pas été agitée à propos des Réflexions morales, et que,
par conséquent, d'après nos propres principes, on est libre
d'interpréter le livre du père Quesnel dans un autre sens que
celui qui a été condamné par la bulle Unigenitus.
« Ces assertions nous étonnent. Nos principes n'admettent

pas du tout cette liberté d'interprétation. En condamnant la


distinction du droit et du fait pour YAugustinus, Clément XI
l'a condamnée pour tous les autres cas semblables. Il l'a con-
damnée pour des raisons générales indépendantes des eircon-
3io

stances particulières de l'hérésie janséniste ; il suffit de se


rappeler les raisons qu'il a données et les qualifications éner-
giques dont il l'a flétrie, et dont l'a encore flétrie, il y a
soixante ans, le pape Pie VI. Du reste, il suffit de lire le texte
même de la bulle Unigenitus pour être convaincu qu'il n'y
a liberté pour personne d'interpréter dans un sens ortho-
doxe les cent-et-une propositionscondamnées in globo. Après
avoir énuméré les notes qu'il leur inflige et avoir déclaré en
particulier qu'elles renouvellent les hérésies condamnées
dans les fameuses propositions de Jansénius, et qu'elles les
renouvellent dans le sens même où celles-ci ont été condam-
nées, l'illustre pontife ajoute :
« Mandantes omnibus utriusque sexus Christi fidelibus,

« ne de dictis propositionibus sentire, docere, proedicare

« aliter proesumant, quam in hac eadem nostra constitutione

« continetur; ita ut quicumque illas, vel illarum aliquam

« conjunctim, vel divisim, dqcuerit, defenderit, ediderit, aut

« de eis, etiam disputative, publiée, aut privatim tractavefit,

« nisi forsitan impugnando, ecclesiasticis censuris, aliisque

« contra similia perpétrantes à jure statutis poenis ipso facto


« absque alia declaratione subjaceat. »
« De ce qui précède, nous sommes fondé à conclure que
M. l'abbé Guettée ne juge et ne condamne pas les doctrines
et les livres du jansénisme, comme les a jugés, et condamnés
l'Eglise, et particulièrement comme les ont jugés et con-
damnés les bulles Vineam Domini et Unigenitus.
« Loin de nous la pensée
d'avoir voulu affliger son âme et
troubler sa vie! Dieu nous est témoin que nous n'avons fait
ce travail que. sous l'empire d'une amère tristesse. Que
M. l'abbé Guettée en croie cette franchise qu'il a bien voulu
nous reconnaître,lorsque nous l'assurons que c'est pour nous
une grande douleur de le savoir en opposition avec l'Eglise
et avec le successeur de celui de qui l'Eglise chante aujour-
— 311 —

d'hui même dans le monde catholique tout entier : « Tu es


« Petrus et super hanc petram oedificabo Ecclesiam meam.
« Tu es pastor ovium, princeps apostolorum, tibi traditoe

« sunt claves regni coelorum. »


Nous avons adressé, en réponse à cet article, la lettre sui-
vante à M. l'abbé Sisson.

« Paris, le 30 juin 1857.

« MONSIEUR L'ABBÉ,

« Dans votre numéro de ce jour, vous trouvez que ma


dernière lettre n'a été ni assez nette ni assez précise. Je vais
tâcher de vous satisfaire pleinement dans celle-ci.
« D'abord, n'oublions pas le point de départ de la discus-
sion qui s'est élevée entre nous. Vous m'avez reproché d'être
janséniste, c'est-à-dire hérétique, tout en convenant que je
ne soutenais pas la doctrine des cinq propositions qui consti-
tuent le jansénisme proprement dit.
« Vous m'avez reproché d'être janséniste de deux autres
manières : en défendant les hommes qui ont professé le jan-
sénisme, et en ne croyant pas à l'infaillibilité de l'Eglise sur
les faits dogmatiques, conformément à la bulle Vineam
Domini. Je vous ai prouvé qu'on ne pouvait être janséniste
ou hérétique, ce qui est la même chose, en défendant des
hommes et en professant telle ou telle opinion sur une ques-
tion non définie. Vous convenez aujourd'hui que cette ques-
tion n'a pas été définie et qu'on n'est point hérétique en
défendant des hommes quels qu'ils soient. Seulement vous
ajoutez qu'en défendant l'orthodoxie des docteurs reconnus
dujansénisme, c'est-à-dire de Jansénius et de Quesnel, je suis
suspect de jansénisme ; et qu'en niant l'infaillibilité de l'Eglise
sur les faits dogmatiques, je nie un dogme qui, quoique non
défini d'une manière expresse, appartient cependant kl'enséi-
— 012 —

gnement de l'Eglise. En conséquence, je ne puis éviter,


d'après vos principes, la note de témérité, en niant cette
partie de l'enseignement de l'Eglise, proposé, dites-vous, par
la voie ordinaire. Je reviendrai tout à l'heure sur ces expres-
sions. Pour le moment, je constate seulement qu'on ne peut
être formellement hérétique sans nier avec opiniâtreté un
dogme révélé et défini; qu'on ne mérite d'être appelé publi-
quement hérétique que si on l'estformellement. D'où je con-
clus que vous avez eu tort de m'appeler janséniste, puisque
ce titre est équivalent à celui d'hérétique.
« Suis-je du moins suspect d'hérésie, ou téméraire, comme
vous le dites aujourd'hui? Je ne suis, Monsieur, ni l'un ni
l'autre. Voici pourquoi :
« Je serais, d'après vous, suspect de jansénisme, parce que
je défends l'orthodoxie des docteurs reconnus du jansé-
nisme. Tous les théologiens qui admettent votre opinion sur
les faits dogmatiques conviennent que ni le pape ni les évêques
ne prétendent, en censurant un livre dans le sens de l'auteur,
affirmer que l'auteur ait réellement admis, dans son for inté-
rieur, les erreurs qu'ils ont trouvées dans son livre. « Il faut
soigneusement remarquer, dit Bailly {sedulo notandum), que
ces paroles des papes : Dans le sens de Jansénius, dans le
sens de l'auteur, signifient seulement : dans le sens du livre
de tel auteur. » Bailly cite les papes eux-mêmes en faveur de
cette opinion. Baston, auteur de la Théologie de Rouen,
s'exprime de la même manière, ainsi que Régnier, dans leurs
Traités de l'Eglise. Le père Perrone, qui ne doit pas vous
être suspect, s'exprime sur ce point avec beaucoup de netteté.
« Le sens de l'auteur, dit ce
théologien jésuite, n'est pas le
sens subjectif et personnel dont DIEU SEUL EST JUGE, mais
le sens objectif tel qu'il résulte du livre lui-même ».
« De
là il résulte, Monsieur, qu'un historien qui croit,
d'après des documents certains, que tel auteur condamné
pour tel de ses ouvrages n'a pas en réalité et dans son for
intérieur admis les erreurs que l'autorité ecclésiastique a con-
damnées dans son livre peut très bien le dire, sans se rendre
suspect des erreurs condamnées ; pourvu qu'il ne s'élève pas
ouvertement contre l'interprétation de l'autorité ecclésias-
tique, et qu'il ne prétende pas que le livre a été injustement
condamné, on ne peut lui reprocher de prendre parti pour
l'erreur et de manquer de soumission pour l'autorité qui l'a
condamné.
« Vous devez savoir, Monsieur l'abbé, que tous les théolo-
giens qui admettent votre opinion sur l'infaillibilité dans les
faits dogmatiques distinguent ces faits de ceux qu'ils nomment
pej'sonnels. Tous conviennent que l'Église n'est pas infaillible
sur ces faits personnels, et disent, avec saint Thomas, qu'elle
peut être trompée par de faux témoins. Or. Monsieur, je
n'ai jamais défendu que les intentions des personnes, et je n'ai
jamais prétendu mieux interpréter tel ou tel livre que l'auto-
rité ecclésiastique. Je me suis tenu dans le domaine des faits
personnels en défendant les personnes. Je ne puis donc être
regardé comme suspect des erreurs dont j'ai cru innocents
ceux dont j'ai cherché à réhabiliter la mémoire contre les
calomnies dont ils ont été l'objet à l'occasion de la condam-
nation de leurs livres. Le bon sens tout seul ne dit-il pas que
je ne puis être suspect d'erreur en plaidant l'orthodoxie de tel
ou tel personnage historique? On peut soutenir que j'ai eu
tort d'avoir d'eux une opinion aussi favorable, en opposant à
mes preuves des preuves plus décisives; mais on passé les
bornes dé la saine théologie, en prétendant que je suis sus-
pect d'hérésie en défendant des hommes qu'on a voulu à tort
-faire passer pour hérétiques dans leur for intérieur.
« Maintenant, suis-je téméraire en me prononçant contre
l'infaillibilité dans les faits dogmatiques, ou, en d'autres
termes, cette infaillibilité, quoique non définie, appartient-
- 3i4 —

elle à l'enseignement de l'Eglise proposé par la voie ordi-


naire? Vous l'affirmez, Monsieur ; et vous apportez en preuve
les traités de théologie enseignés dans le monde entier, et
tous les juges de la foi que vous me proposez de consulter.
« On n'a pas besoin, Monsieur l'abbé, de consulter chaque
évêque en particulier pour connaître Y enseignement de
l'Église. Cet enseignement résulte d'actes officiels publics de
leur nature et dûment promulgués. Ces actes existent-ils?
U enseignement de l'Église est constaté ou peut l'être; s'ils
n'existent pas, l'enseignement de l'Église n'existe pas réelle-
ment sur telle ou telle question. Les traités de théologie
enseignés dans les séminaires n'attestent point l'enseigne-
ment de l'Église. Le sentiment commun des théologiens est
bien donné comme une preuve à l'appui de certaines thèses;
mais jamais on n'y a vu une preuve péremptoire en faveur
d'une opinion : à plus forte raison n'y a-t-on pas vu un moyen
de constater l'enseignement de l'Église. L'enseignement de
l'Église résulte de l'Écriture sainte et de la tradition catho-
lique; il n'est que la doctrine permanente et unanime con-
servée par tous les siècles chrétiens comme un dépôt sacré
confié à l'Église par son divin auteur, et non pas la doctrine
souvent contradictoire qui est enseignée dans les traités de
théologie, où sont entassées mille questions dont les unes
appartiennent à la foi, dont les autres restent dans le domaine
des opinions libres.
« A. Rome, on ne pense pas comme vous, Monsieur l'abbé,

i sur l'importance des livres classiques de théologie, puisqu'il


\
y a peu de temps, on y a censuré la théologie de Bailly, ensei-
\^, gnée depuis un demi-siècle environ dans la plupart des sémi-
naires du monde chrétien. Le Manuel de droit canonique dé
M. l'abbé Lequeux était aussi classique dans un très grand
nombre de séminaires de France et de l'étranger ; cependant
il a été censuré. Ces deux ouvrages étaient approuvés par la
.— 3i5 —
congrégation de Saint-Sulpice, vouée spécialement à l'éduca-
tion des ecclésiastiques. Aux yeux de la cour de Rome, les
livres classiques les plus autorisés ne prouvent donc rien tou-
chant l'enseignement de l'Église.
« Je pourrais en outre, Monsieur l'abbé, opposer aux
théo-
logiens que vous auriez à citer en faveur de votre opinion
d'autres théologiens qui jouissent dans l'Église d'une très
haute considération. Les cardinaux jésuites Bellarrriinet Pal-
lavicin,le cardinal Baronius, les jésuites Petau et J. Sirmond,
Bossuet, ce sont là des noms auprès desquels les vôtres pour-
raient bien être très pâles. Les personnages que je viens de
nommer se sont prononcés ouvertement contre l'infaillibilité
de l'Église sur les faits dogmatiques.
« De plus, Monsieur, les théologiens les plus
favorables en
apparence à cette infaillibilité ne l'admettent pas comme vous
d'une manière générale. Ils ont compris qu'on ne pouvait,
sans ébranler le principe même de la foi chrétienne, soutenir
que l'Église est infaillible dans les questions non révélées
comme sur les dogmes dont le dépôt a été confié par Jésus-
Christ à son Eglise. Ils ont donc distingué l'infaillibilité de
privilège dont jouit l'Église dans la constatation ou définition
des vérités non révélées, de l'infaillibilité dont elle jouit, selon
eux, dans la décision des faits dogmatiques, et qu'ils ont
appelée infaillibilité morale. Or, Monsieur, qu'est-ce en réa-
lité qu'une infaillibilité morale que l'on doit distinguer de
l'infaillibilité dont l'Église jouit en vertu du privilège que lui
a donné Jésus-Christ ? N'est-ce pas un de ces mots vagues
plus propres à entretenir la discorde qu'à exprimer une vérité?
Au lieu de s'en servir, ne vaut-il pas mieux dire tout simple-
ment avec Bossuet, et conformément à la bulle Vineam
Domini, que l'on doit aux constitutions apostoliques une
soumission intérieure et non pas seulement un respect pure-
ment extérieur ou simplement apparent? Par là, on se trouve
3i6

d'accord avec la bulle Vineam Domini; on n'introduit pas


dans l'enseignementthéologique un mot vague et indéterminé
dont il est très facile d'abuser en le prenant d'une manière
générale, comme vous l'avez fait; de plus, en rejetant ce mot,
on enlève l'obstacle qui empêche tous les catholiques de s'en-
tendre. Soyez assuré, Monsieur, que même les partisans les
plus décidés du silence respectueux ne se montreraient pas
difficiles sur la soumission intérieure, dès qu'ils ne verraient
plus sous ce nom ï'infaillibilité,qu'onne peut admettre d'une
manière proprement dite sans attaquer la base de la foi,
comme vos théologiens eux-mêmes en conviennent par leur
distinction entre les deux infaillibilités.
« Vous vous êtes attaché. Monsieur, dans vos dernières
réflexions, à prouver que l'infaillibilité ressortait nécessaire-
ment de la bulle Vineam Domini; qu'elle n'était qu'une con-
séquence de la soumission intérieure que réclame cette bulle
pour les constitutions apostoliques. Vous admettez en même
temps qu'il n'y est point parlé d'infaillibilité, et que la ques-
tion n'y a pas été définie expressément.
« Je vous ai déjà fait remarquer. Monsieur, qu'on doit
prendre les actes législatifs, purement et simplement, sans
en rien retrancher, sans y rien ajouter. La bulle Vineam
Domini ne parle pas d'infaillibilité : donc, vous n'avez pas le
droit de dire que c'est une obligation d'admettre cette opinion
pour obéir à cette bulle. Vos rapprochements de textes et vos
commentaires ne prouvent pas que la bulle ait dit ce qu'elle
n'a pas dit en effet.
« De plus, Monsieur l'abbé, votre conclusion n'est pas
rigoureuse, elle est même très fausse. Pourquoi la soumission
intérieure supposerait-elle l'infaillibilité? Ne peut-on pas
croire intérieurement sans être appuyé sur un témoignage
infaillible? Vous soutenez contre les traditionalistes que la
raison nous fait connaître avec certitude plusieurs vérités ;
- - 3,7

or, la raison humaine est-elle infaillible? Vous croyez inté-


rieurement et d'une manière absolue qu'il existe une ville
nommée Pékin : eh bien ! vous appuyez-vous sur des témoi-
gnages infaillibles pour le croire? Vous croyez intérieurement
que la terre tourne autour du soleil; cependant vos sens
vous disent que c'est le soleil qui tourne autour de la terre ;
et. les savants qui vous disent le contraire ne sont pas plus
infaillibles que vos sens. De ce que la bulle Vineam Domini
prescrive une soumission intérieure pour les constitutions
apostoliques, il ne s'ensuit donc pas qu'elle proclame indi-
rectement l'infaillibilité de l'Église dans les faits dogma-
tiques.
« Je crois donc, Monsieur, être beaucoup mieux que vous
dans le sens de la bulle Vineam Domini en la prenant à la
lettre, en admettant purement et simplement avec elle que
tout catholique doit une soumission intérieure aux actes qui
émanent de l'autorité de l'Église, de quelque nature qu'ils
soient. Je ne sais si vous trouverez cette déclaration assez
nette et assez précise. Il me semble qu'il serait à peu près
impossible d'en donner une qui jouisse mieux de ces qua-
lités.
« Me voici arrivé à la bulle Unigenitus.
Vous trouvez que
j'ai accordé beaucoup trop peu à cet acte? Pourquoi? parce
que je me suis borné à la question de la grâce nécessitante,
tandis que la bulle condamne bien d'autres erreurs dont l'en-
semble forme, d'après vous, le jansénisme. Il ne s'agit ici que
de s'expliquer pour s'entendre. Je croyais, moi, que le pre-
mier principe de l'hérésie dite jansénisme était la grâce néces-
sitante, et que toutes les erreurs sur la grâce et le libre arbitre
qui sortent de ce principe comme de leur source formaient
un tout qui, seul, était appelé jansénisme ; c'est encore là ma
conviction, je vous l'avoue ; mais dès que vous avez une autre
opinion, je la tolérerai bien volontiers; je tolère même celle
— 3i8 —
du duc de Saint-Simon, qui disait que trop souvent le jansé-
nisme était le pot au noir à l'aide duquel on barbouillait ceux
qu'on voulait perdre. Vous voyez que je suis très tolérant
pour les opinions libres. Si je n'avais parié que de la grâce
nécessitante à propos de la bulle Unigenitus, c'était à cause
de mon opinion sur le jansénisme, et par suite du reproche
vague de jansénisme qui m'était adressé par vous.
« Comme je n'ai admis dans mes ouvrages aucune des

erreurs condamnées, vous ne me demandez, sans doute,


Monsieur l'abbé, aucune explication, sur telle ou telle propo-
sition condamnée par la bulle Unigenitus. Seulement, il me
semble que vous condamnez toute explication qu'on en vou-
drait donner. Je ne suis pas sûr d'avoir bien saisi votre opi-
nion sur ce point. Vous n'avez écrit que quelques phrases
assez vagues qui donneraient à penser que le sens de la bulle
Unigenitus est tellement déterminé qu'il faut y adhérer sans
se permettre la plus simple observation sur les propositions
condamnées.
« Si telle est votre opinion, Monsieur l'abbé, elle est fausse
et exagérée. Veuillez réfléchir que l'on peut abuser d'une
bulle et lui donner une portée qu'elle n'a pas réellement. C'est
ce qui est arrivé à la bulle Unigenitus plus qu'à toute autre.
Vous connaissez certainement les intrigues et les violences
dont elle a été le prétexte; les fausses interprétations que les
jésuites lui ont donnée. Les choses allèrent si loin, que les
évêques de France réunis par le roi pour recevoir la bulle, et
qui montrèrent le plus de zèle pour son acceptation, se crurent
obligés de composer un corps de doctrine destiné à déter-
miner le sens dans lequel certaines propositions étaient con-
damnées. Parmi les évêques acceptants, les uns. publièrent
avec la bulle ce corps de doctrine; les autres firent des man-
dements qui avaient le même but. Vous voyez, par cet
exemple, Monsieur l'abbé, que l'on peut déterminer le sens
—- 3 r9 —

dans lequel on entend les propositions condamnées par la


bulle Unigenitus. Voilà pourquoi je l'avais déterminé, quant
à,moi, dans ma dernière lettre, au sujet de la grâce nécessi-.
tante. Vous me demandez quelque chose de plus général; je
vous l'accorderai sans difficulté : je condamne donc, sans
exception, toutes les erreurs contraires à la doctrine catho-
lique condamnées par la bulle Unigenitus comme par toutes
les autres ; dans ma conviction, Clément XI n'a eu pour but
que de condamner des erreurs dans cette bulle; et je con-
damne, avec les évêques de France, les interprétations erro-
nées que certain parti a données à cette bulle.
« Je ne peux croire, Monsieur l'abbé, qu'après de telles
déclarations, vous éleviez encore quelque soupçon au sujet
de mon orthodoxie. La tristesse avec laquelle vous avez parlé
de mon opposition avec l'Eglise et avec le pape pourrait faire
croire aux personnes peu éclairées que je suis sur le penchant
de l'abîme de l'hérésie, tandis qu'en réalité je ne suis en dis-
cussion qu'avec vous sur la manière d'interpréter une bulle.
Il est dangereux, Monsieur l'abbé, de se poser, comme vous
l'avez fait, en interprète infaillible de l'enseignement de
l'Église. J'aurais pu prendre ces allures à votre égard; mais à
Dieu ne plaise que j'usurpe des droits qui sont ceux de
l'Église,non des simples particuliers! Défendez votre opinion,
rien de mieux ; essayez de faire voir qu'elle est plus conforme
que la mienne à l'enseignement de l'Église, vous en avez le
droit; mais laissez de côté ces mots d'hérétique, ou de jansé-
' niste, de suspect d'hérésie ou autres analogues. L'Église seule
a le droit de prononcer de pareils mots.
« Veuillez publier cette lettre dans un de vos prochains
numéros.
« Agréez, Monsieur l'abbé, l'assurance de mes sentiments
d'estime et d'affection.
« L'abbé GUETTÉE. »
Au lieu d'insérer cette lettre, M. l'abbé Sisson m'honora
d'une visite dans laquelle il me dit qu'il avait vu S. E. Mgr le
cardinal Morlot; que Son Éminence désirait la fin de la lutte '
engagée entre l'Ami de la Religion et moi, et qu'elle était
dans l'intention de me donner, dans son clergé, une position
qui me mît à même de consacrer-mes talents, d'une manière
plus directe, à la défense de la vérité et de l'Église, à une
condition cependant, c'est que je ferais le sacrifice de la pré-
cédente lettre. M. Morlot reconnaissait donc qu'une réponse
tant soit peu raisonnable était impossible, et l'abbé Sisson en
convenait.
M. le premier vicaire-général Boquet s'était joint à l'abbé
Sisson pour- solliciter ma réintégration dans les cadres du
clergé de Paris. Pour tenir sa parole, à sa manière, M. Morlot
consentit à me confier un ministère, mais à condition que je
me rendrais à Rome pour arranger mes difficultés avec la
Congrégation de l'Index. Je ne pus admettre cette condition.
Je savais d'avance que ce voyage serait inutile; M. l'abbé
Lequeux, étant vicaire-général de Paris, et recommandé chau-
dement par plusieurs évêques, avait fait à Rome deux voyages
pour négocier, avec la Congrégation de l'Index, la correction de
son Manuel de droit canonique; et ces deux voyages furent
sans résultat. Cependant, ce Manuel ne contient guère que ce
que l'on trouve dans les ouvrages du même genre, à l'exception
de ce qui touche au gallicanisme; sur cette dernière question,
M. Lequeux va moins loin que Bossuet. Si l'on ajoute à cela
que M. l'abbé Lequeux avait fait sa soumission extérieure au
décret de l'Index, et qu'il était l'homme de toutes les soumis-
sions à l'égard des supérieurs ecclésiastiques, on sera obligé
de convenir que s'il n'a pu réussir à satisfaire la Congrégation
de l'Index, je le pourrais bien moins encore, moi qui soutiens,
avec toute l'Eglise de France, que cette Congrégation ne jouit
chez nous d'aucune juridiction, et qui aurais à m'entendre avec
321

elle sur un ouvrage de douze gros volumes in-8°, dans lesquels


sont traitées mille questions diverses sur lesquelles les Fran-
çais ne s'entendront jamais avec-les Italiens.
Je ne pouvais donc consentir à faire à Rome un voyage
qui aurait été complètement inutile. Morlot le savait bien,
c'est pour cela qu'il l'avait mis comme condition à l'exé-
cution de la promesse qu'il avait faite.
Je la fis connaître à l'abbé Sisson qui me répondit qu'on
ne m'en parlerait plus; que j'étais dans mon droit en ne me
soumettant pas à l'Index ; qu'il me suffirait d'écrire à Son
Éminence une lettre dans laquelle je l'assurerais de mon
orthodoxie, delà disposition où j'ai toujours été de corriger,
dans mes ouvrages, les erreurs qui me seraient signalées.
Je comptais peu sur le résultat que M. l'abbé Sisson me
promettait comme conséquence d'une telle démarche; cepen-
dant je cédai, non pas pour obtenir une place dont je n'avais
pas besoin, mais pour donner une preuve de plus de l'esprit
de conciliation qui m'a toujours animé. J'écrivis, dans les
bureaux mêmes de l'Ami de la Religion, à Mgr le cardinal,
une lettre que je communiquai préalablement à M. l'abbé
Sisson et qu'il se chargea de faire mettre à la poste. Sur sa
demande, je lui sacrifiai la lettre que l'on a lue en réponse à
ses observations, et il fut convenu que je la remplacerais par
une autre beaucoup plus courte, dans laquelle, sans rien
sacrifier de mes convictions, je m'exprimerais de manière à
ce qu'il pût y adhérer, et déclarer la paix conclue entre
nous.
Je fis la lettre de concert avec l'abbé Sisson. Il l'inséra en la
noyant dans une foule de réflexions analogues à celles qu'il
avait déjà faites.
Après avoir ainsi recommencé la polémique, il déclara que,
sur de sages conseils, il suspendait la controverse.
J'aurais pu la reprendre et publier la lettre accablante dont
— 022 —

j'avais fait le sacrifice. L'abbé Sisson me supplia de n'en rien


faire. Je le vis plusieurs fois et toujours il me faisait espérer
justice de M. Morlot qui n'y songeait guère. Bientôt, je ne
vis plus l'abbé Sisson qui m'avait avoué, dans sa dernière
visite, que Morlot ne voulait pas tenir ses promesses.
Je n'en avais pas été étonné.
La campagne de l'archevêque contre moi à propos de
jansénisme avait échoué aussi pitoyablement que celle de
Lequeux. Mais au lieu de le reconnaître, on résolut de
pousser jusqu'au bout l'injustice commencée par l'archevêque
Sibour.
A la fin de l'année, je dus, conformément aux règlements
diocésains, me présenter à l'archevêché pour faire renouveler
mon celebret, c'est-à-dire la permission de dire la messe.
Celui qui était alors chargé de donner cette permission était
un certain V... En vertu de sa charge de promoteur, il était
chargé de faire des admonestations aux prêtres accusés de
quelque faute.
Le choix du personnage était vraiment bien fait. En quit-
tant sa province pour se rendre à Paris, il avait emmené une
jeune femme mariée, avec laquelle il vivait en adultère. Le
mari y consentait, mais à condition que V... lui donnerait de
l'argent. Le vertueux prêtre avait une certaine fortune. Il ne
fut donc pas confondu avec le peuple ecclésiastique et posa en
prêtre aristocratique. Cela lui ouvrit les portes de l'arche-
vêché, déjà riche en hommes aussi vertueux que lui. Les
vices de V... ne pouvaient effrayer Morlot, qui avait passé
toute sa vie au milieu des femmes. Il était donc promoteur et
vicaire général, lorsque Darboy inspira à Morlot l'idée de me
persécuter. V... était digne d'être l'homme des hautes oeuvres
de ces deux bons amis. Il m'écrivit cet élégant billet, le
28 décembre 1857 :
— 323 —

« Archevêché de Paris.

« M. l'abbé Guettée est prié de passer, demain, au cabinet


du promoteur, de midi à cjeux heures. »
C'est bien ainsi qu'écrit un goujat.
Afin de donner à l'entretien que j'eus avec V... un carac-
tère authentique, j'écrivis la lettre suivante à Morlot :

« Paris, 29 décembre 1857.

« MONSEIGNEUR,

« Je me suis rendu à l'archevêché chez M. le promoteur et


d'après l'invitation qui m'avait été adressée par lui, hier,
28 décembre.
Ï. Je dois vous rendre compte, de la manière la plus exacte,
de ce qui s'est passé entre M. le promoteur et moi.
« M. le promoteur m'a dit : « Je vous ai mandé, monsieur,

pour vous faire savoir que le Conseil a décidé que l'on ne


vous continuerait pas le celebret. » — J'ai répondu : « Sur
quels motifs le Conseil s'est-il appuyé pour prendre cette déci-
sion?» — Réponse de M. le promoteur : ;; Vos ouvrages ont
causé du scandale, et plusieurs évêques et prêtres éminents
sont scandalisés de ce que vous avez un celebret. Vous nous
causez des ennuis, des embarras; Monseigneur à le droit
d'ôter le celebret aux prêtres qui ne sont pas du diocèse de
Paris. » — J'ai répondu : « Je suis venu à Paris avec l'auto-
risation des supérieurs ecclésiastiques du diocèse de Blois,
d'où je suis originaire; ces supérieurs ne me réclament pas.
J'ai exercé pendant cinq ans le ministère à Paris, en qualité
d'aumônier; Mgr Sibour ne m'a ôté cette place que tempo-
rairement, sous la pression d'une coterie qui m'a déclaré la
guerre, et après m'avoir donné une attestation manuscrite
qui rend hommage à mon caractère sacerdotal; et dans
- - 324

laquelle on déclare que je puis être autorisé à dire la messe


partout où je résiderai. C'est donc une injustice de m'ôter le
celebret à Paris, où je réside depuis neuf ans. Mes ouvrages
n'ont pas causé de scandale, seulement on en fait à leur occa-
sion. Je ne vpus cause ni ennuis, ni embarras; je ne vous
demande rien qu'une autorisation à laquelle a droit tout
prêtre honorable. On n'a pas jugé mes ouvrages. Est-ce parce
que l'un d'eux a été mis à l'index, que l'on prend cette mesure
contre moi? » — M. le promoteur a répondu : « Non, ce
n'est pas à cause de cette mise à l'index. Monseigneur n'a pas
à juger vos livres; c'est à l'évêque de Blois à vous juger. Du
reste, des hommes impartiaux ont examiné vos livres à Paris
et les ont trouvés répréhensibles. » -— J'ai répondu : « Je n'ai
pas été appelé à donner d'explications; on m'a jugé sans
m'entendre, sans même m'avertir. Si certaines personnes ont
trouvé à reprendre dans mes livres, d'autres les trouvent irré-
prochables, et parmi ces derniers il y a des évêques. Je puis
vous communiquer confidentiellement, et à l'instant même,
des lettres qui vous le prouveront. » — M. le promoteur a
répondu « Je n'ai pas besoin de les voir. Vous n'êtes pas du
.-

diocèse de Paris ; Monseigneur a le droit de vous ôter le cele-


bret sans vous juger. » — J'ai répondu : u Non, monsieur,
Monseigneur n'a pas ce droit. La mesure qu'il prend contre
moi est infamante de sa nature et équivaut à un interdit. »
-—
M. le promoteur a répondu : « Pas .du tout, elle n'équivaut
pas à un interdit. Monseigneur est-il obligé de donner des
celebret à tous les prêtres de France et de Navarre? » •—
J'ai répondu : « Il n'a pas le droit d'en refuser aux prêtres
honorables qui résident à Paris. En les refusant, il commet
un acte injuste, arbitraire, contraire au droit. » — M. le pro-
moteur a dit : « Si vous prouvez cela, vous pourrez prouver
qu'il ne fait pas jour en plein midi. » — J'ai répliqué : « Je le
prouverai. Je suis un homme pacifique, mais je sais me
325

défendre quand il le faut. On veut me faire quitter Paris, on


n'y parviendra pas. J'y resterai comme citoyen, si je n'y reste
pas comme prêtre. J'assisterai à la messe, si je ne la dis pas.
Monseigneur commence la guerre, je me défendrai. » — M. le
promoteur a ajouté : « Je communiquerai vos observations
au Conseil, ce soir, et je vous en écrirai demain. »
« Sur cela, je me suis retiré.
« J'ai cru devoir, Monseigneur, vous donner textuellement
cette conversation. Il faut que les motifs qui vous ont déter-
miné à me refuser l'autorisation de dire la messe soient
authentiquement connus, puisqu'ils doivent être le point de
départ des procédures qui vont commencer. M. le promoteur
ne me les ayant notifiés que de vive voix, je dois prendre un
moyen de les avoir par écrit. II.me répugne encore d'employer
le ministère d'un huissier pour vous mettre en demeure de me
les faire connaître de cette manière, quoique cet officier
public soit le seul dont on puisse se servir, depuis qu'il n'y a
plus d'officiers de justice ecclésiastique. J'ai pensé qu'en vous
donnant moi-même connaissance des motifs exprimés de vive
voix par M. le promoteur, j'agirais d'une manière plus respec-
tueuse et qui aurait le même caractère légal qu'une somma-
tion, dans les circonstances exceptionnelles où se trouve le
clergé de France.
« Je n'ose espérer une réponse qui infirme les dires de
M. le promoteur ; mais, j'ai l'honneur de vous déclarer, Mon-
seigneur, que je regarderai votre silence comme un aveu de
tout ce que m'a dit cet ecclésiastique, car vous êtes obligé de
le désavouer, s'il n'a pas traduit exactement votre pensée.
a J'affirme sur l'honneur que tout ce que j'ai rapporté dans
cette lettre est la vérité.
« J'ai l'honneur d'être, Monseigneur, votre très humble
serviteur.
« L'abbé GUETTÉE. »
— 326 —

Malgré l'opinion du docte et vertueux V..., je prouvai que


M. Morlot avait agi à mon égard d'une manière anti-cano-
nique, illégale, despotique et absolument arbitraire. Ce fut
l'objet d'un mémoire à consulter, que je publiai à l'appui de
mon double appel au pape et au gouvernement français.
L'appel au pape, prescrit par les canons de l'Eglise de France,
ne fut rédigé que pour la forme ; je savais bien qu'on n'en
tiendrait aucun compte. Mon appel au gouvernement était
plus sérieux. Je crois qu'on le lira avec intérêt.

« Requête et mémoire adressés à Son Excellence M. le


Ministre des cultes, par M. l'abbé Guettée, en appel
comme d'abus d'une décision de M. Morlot, cardinal-
archevêque de Paris.

« MONSIEUR LE MINISTRE,

« Je lis dans la loi organique du Concordat :


« Art. 6. Il y aura recours au Conseil d'Etat, dans tous

« les cas d'abus de la part des supérieurs et autres personnes


« ecclésiastiques.
« Les cas d'abus sont :

« L'usurpation ou l'excès de pouvoir ;

« La contravention aux lois et règlements de la Répu-

« brique;
« L'infraction des règles consacrées par les canons reçus
« en France ;
u L'attentat aux libertés, franchises et coutumes de

« l'Eglise gallicane;
« Et toute entreprise ou tout procédé qui, dans l'exercice

« du culte, peut compromettre l'honneur des citoyens, trou-


327

« bler arbitrairement leur conscience, dégénérer contre eux


« en oppression, ou en
injure, ou en scandale public.
« Art. 8. Le recours compétera
à toute personne intéres-
« sée. A défaut de plainte
particulière, il sera exercé d'office
« par les préfets.

« Le fonctionnaire public, l'ecclésiastique ,ou la personne

« qui voudra exercer ce recours, adressera un mémoire,


« détaillé et signé, au conseiller d'Etat chargé de toutes les
« affaires concernant les cultes, lequelSERA TENU de prendre,

« dans le plus court délai, tous les renseignements convena-


it blés, et sur son rapport, l'affaire sera suivie et définitive-

« nient terminée dans la forme administrative, ou renvoyée,


« selon l'exigence des cas, aux autorités compétentes. »
« En conséquence de ces dispositions, René-François
Guettée, prêtre, domicilié à Paris, rue de l'Arbalète, 35, a
l'honneur de vous adresser, avec cette requête, un Mémoire
détaillé et signé, duquel il résuie que M. François-Nicolas-
Madeleine Morlot, cardinal-archevêque de Paris :
« A commis contre lui un excès de pouvoir ;

« Qu'il a enfreint les règles consacrées par les canons reçus

en France ;
« Qu'il a commis un attentat contre les libertés, franchises

et coutumes de l'Eglise gallicane ;


« Que par ces excès, infraction et attentat, il a compromis
l'honneur du requérant et troublé arbitrairement sa con-
science; que l'acte qu'il s'est permis a dégénéré contre le
requérant en oppression, en injure et en scandalepublic.
« En conséquence, René-François Guettée, prêtre, confor-
mément à l'art. 8 de la loi organique, qui déclare que le
recours au conseil d'Etat compète à toute personne inté-
ressée, et en particulier à l'ecclésiastique, porte plainte contre
M. François-Nicolas-Madeleine Morlot, cardinal-archevêque
de Paris, et en appelle comme d'abus de l'acte illégal, arbi-
— 328 —
traire et despotique qu'il s'est permis contre le requérant,
comme il résulte du mémoire ci-joint.
« J'ai l'honneur d'être, monsieur le Ministre,
de Votre Excellence,
Le très humble et obéissant serviteur.
L'abbé GUETTÉE. »

MÉMOIRE

Le 28 décembre iSSy, M. Véron, promoteur et vicaire


général de M. François-Nicolas-Madeleine Morlot, cardinal-
archevêque de Paris, adressa à M. Guettée, prêtre, domicilié
à Paris, le billet suivant :

« Archevêché de Paris.

((
Monsieur l'abbé Guettée est prié de passer demain au
cabinet du promoteur, de midi à deux heures, »

Je me rendis, au jour et à l'heure indiqués, au cabinet de


M. le promoteur vicaire général. 11 m'annonça que M. l'ar-
chevêque, de l'avis de son conseil, ne jugeait pas à propos de
me continuer l'autorisation de célébrer la messe dans les
églises de son diocèse. Interpellé sur les motifs de cette réso-
lution, M. le promoteur me déclara qu'on agissait ainsi sur
les plaintes de certaines personnes scandalisées de mes écrits.
Je fis observer à M. le promoteur que, si mes écrits étaient
jugés répréhensibles par certaines personnes, ils étaient
approuvés par d'autres; je lui offris de lui donner à l'instant
même, communication des lettres par lesquelles des évêques
de France approuvaient mes écrits. M. le promoteur refusa
de les voir ; me déclara que M. l'archevêque de Paris ne vou-
lait pas juger mes écrits, et que, sans jugement, il pouvait me
refuser l'autorisation de célébrer la messe dans son diocèse
32Q

Je donnai connaissance à M. Morlot, cardinal-archevêque


de Paris, de la décision que m'avait communiquée son vicaire
général promoteur, afin qu'il pût désavouer cet ecclésias-
tique, s'il n'avait pas suivi exactement ses intentions. Cette
lettre est jointe au présent mémoire, avec mon acte d'appel
au pape comme pièce justificative. M. l'archevêque ne me
répondit pas.
Il a été ainsi acquis que M. le vicaire général promoteur
avait exécuté les ordres de M. l'archevêque et traduit exacte-
ment ses motifs et ses raisons.
Dans ce refus d'autorisation de dire la messe, il y a une
question purement ecclésiastique que j'ai portée au tribunal
du pape, afin qu'il la fît juger sur les lieux, conformément
aux libertés, franchises et coutumes de l'Eglise gallicane.
Il y a, en outre, dans ce refus d'autorisation, de nombreux
cas d'abus que mon devoir m'oblige de dénoncer à M. le
ministre des cultes, le priant de me faire rendre justice, ou
de porter ma cause au conseil d'Etat, tribunal compétent
pour en juger.

PREMIER CAS D'ABUS

Il y a dans le refus que m'a fait M. Morlot un excès de


pouvoir.
Cet excès existe évidemment chaque fois que celui qui agit
n'est pas fondé en droit; qu'aucune loi ne l'autorise, et qu'il
blesse, au contraire, par son acte, les lois les plus claires et les
plus certaines.
Or, M. Morlot ne pourrait appuyer sur aucune loi la déci-
sion qu'il a prise contre-moi ; en la prenant, il a lésé un droit
strict, puisque, n'ayant jamais été ni interdit, ni suspens de
mon ordre, je jouis de tous mes droits sacerdotaux.
Je l'ai prouvé surabondamment dans le Mémoire à con-
— 33o —
sulter pour la question ecclésiastique ; lequel est joint au pré-
sent Mémoire comme pièce justificative.
Il y a donc eu excès de pouvoir de la part de M. Morlot.

DEUXIÈME CAS D'ABUS

La décision de M. Morlot est contraire aux règles consa-


crées par les canons reçus en France.
Je l'ai prouvé dans la deuxième partie du même Mémoire à
consulter.

TROISIÈME CAS D'ABUS

Le refus que m'a fait M. Morlot équivaut à un interdit ou


à une suspense ab Ordine; car ceux-là seulement peuvent
perdre leurs droits sacerdotaux qui ont été frappés de ces
condamnations canoniques ; j'ai donc été véritablement con-
damné par M. Morlot à la peine la plus grave qui puisse
être prononcée contre un prêtre. M. Morlot ayant refusé et
refusant de me juger, tout en me condamnant, son acte est
un déni de justice.
Or, dans notre ancien droit civil canonique, le déni de
.
justice était regardé comme contraire aux libertés, coutumes
et franchises de l'Eglise gallicane et constituait un cas d'abus.
La nouvelle législation civile ecclésiastique ne contredit
point l'ancienne sous ce rapport. On peut d'autant mieux s'en
référer à cette ancienne législation, que la raison sur laquelle
elle était appuyée est de tous les temps.
Le premier devoir du souverain, disaient les savants juris-
consultes Forget et Fevret, est de veiller à ce que la justice
soit rendue à tous ses sujets de tous les états, qualités et con-
ditions. Aussi les anciens parlements, gardiens des lois, rece-
vaient-ils les appels comme d'abus pour les dénis de justice.
— 331 —

Leur droit ayant été contesté, fut fixé par un arrêt du


27 août 701.
T.

Le Conseil d'Etat, dans l'esprit de nos nouvelles institu-


tions, a été investi des droits des anciens parlements, pour
recevoir les appels des ecclésiastiques comme de tous les
autres citoyens qui seraient victimes de l'abus d'autorité ou
de l'arbitraire épiscopal.
Je suis donc fondé en droit et en raison en appelant comme
d'abus du déni de justice de M. Morlot à mon égard, et en
le dénonçant comme un attentat aux libertés, franchises et
coutumes de l'Eglise gallicane.

QUATRIÈME CAS D'ABUS

La décision de M. Morlot a compromis mon honneur.


Il n'y a, en effet, pour le public, aucune différence entre un
prêtre qui, par suite d'un refus arbitraire ne peut dire la
messe, et celui qui a été interdit par suite d'un jugement
régulier et d'une condamnation méritée. Pour le commun
des fidèles, l'un et l'autre sont des prêtres interdits ; et qui
ne sait qu'un prêtre interdit est, pour l'immense majorité,
un prêtre coupable, jugé indigne d'exercer ses fonctions pour
des fautes graves; un être dégradé que l'on fuit avec une
espèce d'horreur? Le prêtre interdit est rejeté de tous; il ne
peut trouver la plus humble position sans dissimuler son
caractère sacerdotal; dès qu'il est connu comme prêtre inter-
dit, il est rejeté ignominieusement; c'est un paria au milieu
de la société.
La mesure de M. Morlot ne peut avoir d'autre résultat à
mon égard que de me faire classer parmi ces parias de la
société; et cela sans avoir jamais subi d'autre censure (1)

(1) Je l'ai prouvé dans mon Mémoire à consulter à l'aide de pièces


officielles et authentiques.
— 332 —

qu'une mise à l'index de l'un de mes ouvrages, censure illé-


gale, non reconnue en France ; qui n'a été portée en réalité
que contre les opinions de l'Eglise gallicane dont je me suis
constitué le défenseur, comme le doit tout Français qui res-
pecte les lois de son pays; censure qui n'atteint jamais la per-
sonne, même selon les usages ultramontains, et qui ne peut
nulle part, surtout en France, servir de base à un acte tel que
celui que s'est permis M. Morlot. C'est cependant sur cette
mise à l'index seulement que se sont appuyées les personnes
qui ont eu la conscience asse^ délicate pour se scandaliser de
me voir dire la messe, et qui ont cru devoir provoquer contre
moi un excès de pouvoir, contraire aux canons de l'Eglise,
aux coutumes de notre Eglise gallicane, et infamante de sa
nature.
M. Morlot aurait dû apprécier une telle délicatesse de
conscience, et ne pas fouler aux pieds la loi qui lui défend,
sous peine d'abus, de compromettre l'honneur d'un citoyen
qu'il doit considérer comme son frère dans le sacerdoce.

CINQUIÈME CAS D'ABUS

Par sa décision M. Morlot a arbitrairement troublé ma


conscience.
Je le dis bien haut : je n'ai écrit que par suite d'une con-
viction profonde. J'ai cherché consciencieusement la vérité et
je l'ai dite avec sincérité. Les preuves sur lesquelles je me suis
appuyé n'ont point été ébranlées. Je ne pourrais renoncer à
mes opinions sans renier ma raison et mon intelligence ; je ne
pourrais les désavouer que dans deux cas : i° Si l'on détrui-
sait mes preuves; 20 si l'on me prouvait que mes opinions
sont contraires à la doctrine de l'Eglise catholique. Renoncer,
en dehors de ces deux cas, à des sentiments laborieusement
acquis et qui forment comme une foi scientifique, ce serait
— 333 —

prouver que je ne fais aucun cas de la vérité; ce serait trafi-


quer de ma conscience et de mes convictions, les subordonner
à mon intérêt.
Je ne saurais me résoudre à agir ainsi, et l'on ne peut m'en
faire une obligation. Je suis même convaincu qu'il est plus
honorable pour moi d'être persécuté à cause de mes convic-
tions, que de les plier aux exigences des circonstances, et de
les subordonner à quelques profits ou honneurs.
Mais malgré la voix de ma conscience, qui m'atteste qu'une
telle conduite est plus digne d'un prêtre de Jésus-Christ qu'une
conduite inspirée par l'ambition et l'intérêt, je suis troublé en
me voyant honni, persécuté, interdit, dégradé pour ainsi
dire, par ceux qui devraient me soutenir et m'encourager. Je
vois quelques évêques, des représentants de Jésus-Christ, des
chefs de l'Eglise, qui prétendent que je me trompe ; qui assu-
rent que l'honnêteté de mes convictions n'est que de l'entête-
ment ; que mon amour de la vérité n'est que l'amour de
l'erreur ; que je ne puis en conscience me déclarer pour la
doctrine de l'Eglise gallicane; qui me dénoncent, qui m'inju-
rient, qui demandent qu'on me traite en prêtre interdit; je
vois un cardinal-archevêque qui, acceptant ces dénonciations,
me refuse, en conséquence, une autorisation qui ne peut être
refusée qu'aux prêtres interdits ou suspens de leur ordre, ou
vagabonds, ou inconnus (i).
Si ces quelques évêques dénonciateurs, si le cardinal-arche-
vêque qui s'est fait l'exécuteur trop complaisant de leur
volonté, m'avaient jugé et convaincu d'erreur contre la doc-
trine de l'Eglise ; s'ils m'avaient trouvé persistant opiniâtre-
ment dans les erreurs dont j'aurais été atteint et convaincu,

(]) J'ai prouvé dans mon Mémoire à consulter (deuxième partie), que
ces cas étaient les seids où un prêtre pouvait être privé de son droit de
célébrer.
- - 334

alors, je le reconnais, on aurait dû me condamner, m'inter-


dire et m'éloigner de l'autel.
Mais je ne vois de leur côté que des exigences déraison-
nables ; je n'ai été ni accusé, ni condamné ; ni convaincu
d'erreurs, ni d'opiniâtreté dans ces erreurs : bien plus, des
évêques savants et respectables ont loué mon orthodoxie.
Mais, malgré ces approbations, un prêtre, convaincu que
les évêques ont été établis par Dieu pour régir et gouverner
son Eglise, ne peut, sans avoir la conscience troublée, se
trouver dans l'obligation de lutter contre plusieurs d'entre
eux, parce qu'ils sont revêtus d'une dignité qu'il vénère et qu'il
a toujours respectée. Je suis convaincu qu'il ne faut con-
fondre l'autorité ni avec ceux qui en sont revêtus, ni avec le
despotisme et l'arbitraire ; que ce despotisme est aussi cou-
pable que la révolte ; qu'il n'y a pas révolte contre l'autorité,
dès qu'on ne fait qu'user des droits les plus sacrés que les
dépositaires de l'autorité doivent eux-mêmes respecter ; mais,
malgré, dis-je, ces convictions, et à cause même de ces con-
victions, je ne puis être victime du despotisme, sans avoir la '
conscience profondément troublée. L'arbitraire dont je suis
victime, est pour moi un scandale, une tentation épouvan-
table. D'un côté, on m'ôte injustement les droits de mon
sacerdoce, on ne respecte pas en moi le caractère du prêtre;
de l'autre, on m'en laisse toutes les obligations ; cependant,
les devoirs et les droits sont corrélatifs. Les lois ecclésiastiques
n'ont été établies par l'Eglise que pour rendre le sacerdoce
plus vénérable, et rendre plus utile l'exercice du saint minis-
tère. Ces lois sont sages et vénérables ; mais il n'en est pas
moins vrai qu'elles supposent le prêtre exerçant son ministère,
et vivant de son ministère. Si le prêtre coupable n'en est pas
délié, c'est qu'il ne peut évidemment bénéficier de son crime;
mais l'Eglise, en bonne mère, avait compris que ce coupable,
rejeté d'un côté du sein du clergé, et de l'autre ne pouvant
— 335 —

rentrer dans la classe commune, ne devait pas être abandonné


dans son malheur, et elle avait chargé l'évêque de sa subsis-
tance. Mais un prêtre honorable, qui n'a qu'un tort : celui
d'avoir écrit selon ses convictions et selon les lois de son pays ;
un prêtre qui s'est toujours fait un devoir de respecter l'ortho-
doxie; qui n'a jamais été ni jugé ni condamné; qui n'a
jamais eu de démêlés avec l'autorité ecclésiastique pour l'exer-
cice de son ministère ; un prêtre dont la science et les moeurs
ecclésiastiques sont reconnues (i) : un tel prêtre peut-il être
chassé ignominieusement de l'autel en vertu d'un refus illégal,
arbitraire, despotique, et jeté au milieu du monde avec ses
obligations ecclésiastiques, sans pouvoir vivre de son minis-
tère, et sans pouvoir obtenir, dans un monde honorable,
une position qui lui fournisse un moyen honnête de vivre?
Un tel prêtre peut-il subir un pareil traitement sans être hor-
riblement et arbitrairement troublé dans sa conscience?

SIXIÈME CAS D'ABUS

On ne peut nier que le refus de M. Morlot ne dégénère en


oppression, en injure, en scandale public.
Sous ce triple rapport, cet acte renferme un sixième cas
d'abus clairement fixé par l'art. 6 de la loi organique du
Concordat.
N'est-ce pas opprimer un prêtre, n'est-ce pas l'injurier
gravement que de le classer illégalement et despotiquement
parmi les coupables flétris par un jugement infamant? Un
prêtre privé de ses droits sacerdotaux est dans une position
analogue à celle du citoyen privé de ses droits civils et poli-

(1) -Mon Mémoire à consulter (ire partie) contient les faits qui me
concernent.
— 336 —

tiques. Ce serait une infamie de priver un citoyen honorable


de l'exercice de ses droits civils ; n'aurai-je pas le droit de
traiter aussi rigoureusement l'acte qui me prive illégalement
de l'exercice de mes droits sacerdotaux?
Dans l'état où l'on m'a mis, j'ai été obligé de m'éloigner
de la plupart des prêtres, mes amis, dans la crainte de les
compromettre aux yeux de l'administration ecclésiastique.
L'effet de la mesure prise par M. Morlot est donc dem'isoler,
de me séquestrer, de m'emprisonner au milieu de la société ;
de me faire supporter toutes les rigueurs d'une sentence
redoutable, quoique je sois innocent. N'est-ce pas là une
oppression? n'est-ce pas me faire une injure publique, et des
plus cruelles, que de dire, par un acte, public de sa nature :
« Ce prêtre est indigne de monter à l'autel ; ce prêtre est un

« si grand coupable qu'il mérite d'être privé des droits les

« plus sacrés de son sacerdoce ». Telle est la traduction litté-


rale de la décision de M. Morlot.
Cette oppression, cette injure, ne constituent-elles pas un
scandale public? N'est-il pas souverainement scandaleux de
voir un évêque assez peu soucieux de la justice pour traiter en
coupable un prêtre qu'il ne veut pas juger? un prêtre qu'il
est obligé d'estimer ; auquel il n'a rien trouvé à reprocher? Ce
prêtre doit se défendre ; c'est son droit, c'est son devoir. Pour
se défendre, il doit prouverle despotisme dont il est victime;
le faire toucher du doigt, le flétrir.
De là.résulte un grave scandale; mais ce scandale doit-il
retomber sur celui qu'on a mis dans la nécessité de se défen-
dre, ou sur celui qui abuse de son autorité pour faire une
victime ?
La réponse n'est pas douteuse.
— 337

RESUME

Le refus que m'a fait M. le cardinal Morlot, archevêque de


Paris, de m'autoriser à dire la messe est donc :
i° Un excès de pouvoir;
2° Une infraction aux règles consacrées par les canons
reçus en France ;
3° Un déni de justice, et, à ce titre, un attentat aux liber-
tés, franchises et coutumes de l'Eglise gallicane;
4° Ce refus est une entreprise, un procédé qui compromet
mon honneur;
5° Qui trouble arbitrairement ma conscience;
6° Qui dégénère contre moi en oppression, en injure et en
scandale public.
La décision de M. Morlot contient donc six des cas d'abus
exprimés dans l'art. 6 de la loi organique du Concordat.
En conséquence, j'en appelle à qui de droit comme d'abus:
c'est mon droit et mon devoir.

Paris, ce i« février 1858.


RENÉ-FRANÇOIS GUETTÉE.

M. Roulland, ministre des cultes, me pria poliment de


passer chez lui, pour causer de mon affaire. Il avait étudié les
questions de droit ecclésiastique. Il me donna raison sur tous
les points, et me dit même que mes appels et mon Mémoire
à consulter étaient des chefs-d'oeuvre de logique. Mais il
ajouta : « Comment voulez-vous, monsieur l'abbé, que nous
exercions des poursuites contre Mgr le cardinal-archevêque
de Paris? Jamais l'empereur ne les autoriserait. » — Je
répondis : « L'empereur manquerait à son devoir en se
mêlant d'une affaire dans laquelle, d'après la loi, il n'a rien à
— 338 —
voir. La loi est faite aussi bien pour M. Morlot que pour tout
autre évêque qui abuse de son pouvoir ; et, le devoir, mon-
sieur le ministre, que la loi vous impose, doit être sacré pour
vous. » — « Je ne le conteste pas, ajouta M. Roulland, mais
si vous saviez combien de plaintes, souvent fondées, nous
recevons au ministère, de la part des prêtres contre les
évêques! Si vos appels et votre Mémoire à consulter étaient
connus du clergé secondaire, les plaintes se multiplieraient et
nous ne saurions plus où donner de la tête. J'espère,monsieur
l'abbé, que vous ne donnerez pas beaucoup de publicité à ces
ouvrages. Vous êtes un homme très sérieux, ennemi du scan-
dale et ami de la paix. Je vous en prie, laissez passer l'injus-
tice dont vous êtes victime. Les circonstances pourront
changer en votre faveur. »
Je ne promis pas au ministre de tenir dans l'ombre mes
appels et mon Mémoire. Je vis bien que je n'obtiendrais pas
justice de la part du gouvernement, et les politesses de
M. Roulland furent\h2/tout\résultat que j'obtins démon appel
comme d'abus. La loi si formelle que j'invoquais n'était pas
faite pour le cardinal archevêque de Paris qui payait en bas-
sesses, vis-à-vis du pseudo-empereur, les honneurs et l'argent
qu'il en recevait.
Quant à M. Morlot qui, par sa décision, s'attaquait à mon
honneur sacerdotal, il se moquait de l'honneur d'un prêtre
comme de la première nonnette fabriquée par monsieur son
père; Darboy, son conseiller, s'en moquait autant que du
premier pot de moutarde vendu dans l'épicerie paternelle ; le
docte etpieux V. ne s'en souciait pas plus que du sien. Il
continua si bien ses adultères et ses versements d'argent au
mari, qu'il dépensa sa fortune personnelle et tout l'argent
qu'il put se procurer. Il fit, en outre, des dettes si considéra-
bles, qu'un grand scandale était sur le point d'éclater en plein
archevêché. Alors on jugea qu'il était temps de placer V. à la
— ooq —

tête d'une des plus riches paroisses de Paris, afin de lui four-
nir les moyens de payer ses dettes si saintement contractées.
Un de ses prédécesseurs, aussi moral que lui, avait fait une
belle fortune dans cette paroisse; pourquoi n'en ferait-il pas
autant?
Mais les créanciers le harcelèrent tellement qu'il ne put y
tenir plus longtemps. Un matin, on le trouva mort. Le bruit
courut dans le clergé de Paris qu'il s'était empoisonné. On
vendit jusqu'à son dernier rabat, mais l'argent recueilli n'était
rien en comparaison des dettes. C'est ainsi que paya ses dettes
le grossier personnage qui était chargé des hautes oeuvres de
Morlot-Darboy.
Ces deux Dijonnais, nonnette et moutarde, n'en faisaient
vraiment qu'un. Peut-être que la nonnette se serait contentée
de ce qui avait été fait contre moi; mais la moutarde ne
trouva pas que ce fut assez piquant.
Donc, un beau jour je reçus de la préfecture de police un
petit papier qui m'indiquait un rendez-vous dans cette hor-
rible maison où je n'avais jamais mis le pied. L'employé qui
me reçut me dit en rougissa?it : « Monsieur l'abbé, nous avons
reçu de l'archevêché de Paris une note dans laquelle on nous
prie de vous appliquer la loi sur les ouvriers sa?is ouvrage
et de vous expulser de Paris ».
Je dois rendre justice à l'employé de la préfecture de police;
je voyais bien que c'était malgré lui qu'il faisait la honteuse
commission dont il avait été chargé. Je lui répondis : « Ayez
la bonté, Monsieur, d'écrire à messire l'archevêque que je ne
suis pas un ouvrier, que l'ouvrage ne me manque pas, que je ne
lui ai jamais rien demandé, que je ne lui demanderai jamais
rien. Si je le gêne à Paris, il peut lui-même se retirer ;
personne n'y perdra rien. Quant à la préfecture, je lui déclare
que je n'obéirai pas à ses injonctions ». Là-dessus je me
retirai.
— 340 —
Je prévis bien que l'archevêché ne s'arrêterait pas en si beau
chemin. Je pris mes précautions. J'achetai une petite maison
dans les environs de Paris, je m'y installai, et je conservai
quelques obligations de chemins de fer.
A peine avais-je pris ces dispositions, que je reçus un nou-
veau papier de la préfecture. Je me rendis de nouveau dans
l'horrible maison où l'on me dit que l'archevêché insistait et
que je devais quitter Paris dans les vingt-quatre heures. Je
me mis à rire et je répondis : « C'est toujours en vertu de la
loi sur les ouvriers sans ouvrage?— Oui, me répondit-on.
— Vous écrirez, répondis-je, à messire Morlot, que M. l'abbé
Guettée n'est pas un ouvrier, quoique je travaille plus que lui
et les siens ; vous ajouterez que je suis propriétaire, que je suis
logé dans une maison m'appartenant, ce que lui et les siens
ne pourraient pas dire; vous direz encore que je suis rentier,
et que si mes rentes ne sont pas aussi grosses que les pensions
qu'il reçoit sans les gagner, elles sont bien à moi; enfin vous
écrirez à messire Morlot que je suis homme de lettres, titre
qu'il n'a jamais pu obtenir, et que je travaillerai encore à
Paris pour la bonne cause qui m'attire les persécutions des
ignorants et des hypocrites. Quant à la préfecture de police,
je la préviens qu'elle aura à m'expulser par la force de ma
maison. —Pourriez-vous,Monsieur l'abbé, médit l'employé,
me communiquer l'acte de propriété de votre maison? —
Parfaitement, monsieur». Je l'avais apporté avec moi. Après
avoir jeté un coup d'oeil sur cette pièce, il me dit : « Mon-
sieur l'abbé, vous pourrez rester tranquille chez vous. La
préfecture n'a plus à s'occuper des sollicitations de l'archevê-
ché. En effet, la nonnette et la moutarde furent obligés de
subir mon séjour à Paris. La moutarde y reviendra, quand
elle aura coiffé la mitre de la nonnette.
Morlot laissa sans doute à Darboy les relations avec la
préfecture. Il avait bien-autre chose à faire. Chaque jour l'ar-
— 341 —
chevêche était rempli de dames qui gouvernaient le diocèse
de Paris. M. Buquet, premier vicaire général, était humilié
de voir toutes ces crinolines, comme il disait, papillonner
autour de l'archevêque et faire nommer leurs préférés, aux
places les plus importantes.
Un premier vicaire, fort respectable, et déjà vieux, voyant
une foule de jeunes gens investis de places supérieures à la
sienne, alla un jour trouver M. Buquet pour savoir si l'on
avait quelque chose à lui reprocher, puisqu'on ne lui donnait
aucun avancement. M. Buquet lui répondit : « Mon cher
abbé, on n'a rien à vous reprocher ; vous êtes un prêtre
instruit et respectable. Mais que voulez-vous? Les vicaires
généraux ne dirigent pas le diocèse sous la nouvelle adminis-
tration ». Après un moment de silence, il ajoua : « Connais-
sez-vous une belle crinoline! » Le prêtre répondit : « Je ne
comprends pas ce que vous voulez me dire. — Mon cher
abbé, ajouta M. Buquet, ce sont les femmes qui font le choix
des ecclésiastiques. Si vous connaissez une femme belle et
aimable, priez-la de vous recommander à l'archevêque et vous
réussirez. Par moi, vous n'aurez aucun succès ».
Telle était l'administration de Morlot, qui ne s'occupait
que des belles crinolines et laissait à Darboy les vilaines
besognes.
XI

La Sacrée-Congrégation de l'Institut de France.— M. de Salvandy recon-


naît que j'ai mérité le prix Gobert. —• Pourquoi l'Institut, ne peut me
l'accorder. — Singulière théorie historique de M. de Salvandy. — La
Sacrée-Congrégation du Palais de Justice.—Le testament de mon ami
Parent du Châtelet reconnu légal excepté en ce qui me concerne. —
Pourquoi. —Juges et héritiers me doivent solidairement cinq mille
francs et les intérêts. — Je n'ai .aucun mérite en abandonnant le tout
aux pauvres. — M. le procureur impérial essaie de me faire peur. —
Darboy, archevêque de Paris, ne veut pas que je prenne le titre d'abbé.
— Je me moque de l'archevêque et de son procureur. — Je n'ai jamais
été interdit. — Que signifie ce mot. — Les journaux cléricaux me l'in-
fligent à propos d'une brochure qui n'est pas de moi. — Je les pour-
suis. — Par extraordinaire le tribunal me rend justice grâce au pre-
mier président Benoît-Champy. — L'archevêché lui-même déclare que
je n'ai jamais été interdit.

ragg|>|ffi|s||j| e n'ai jamais eu la pensée d'entrer à l'Institut. Je


Slllti IH savais bien que je ne serais admis dans aucune
WËÈÊi iH des classes de cette Société scientifique et litté-
rafffemriswoSal raire, quoique j'aie écrit plus et mieux
que la
plupart de ceux qui en font partie. Je n'ai jamais eu la pensée
de concourir pour les prix qu'il distribue chaque année.
Cependant, je concourus une fois pour obéir aux instances
d'un respectable membre de l'Institut, mon ami M. Garcin
de Tassy. Dans l'idée de cet excellent ami, l'Institut ne pour-
rait refuser le prix Gobert à un ouvrage comme l'Histoire de
— 344 -
l'Église de France, plus savant que tous ceux qui étaient
depuis bien des années admis au concours.
Je déclarai franchement à M. Garcin de Tassy que je ne
recevrais pas le prix quand bien même mon ouvrage serait
encore plus savant et mieux écrit; mais M. Victor Leclerc
fut de l'avis de M. Garcin de Tassy. Je dus céder et j'adressai
à l'Institut les cinq exemplaires exigés par les règlements. Je
vis partir avec peine mes soixante volumes, bien certain que
je n'en tirerais pas grand'chose. Je n'en fis pas le sacrifice de
bon coeur.
L'Institut fit choix du vicomte de Rougé pour faire le rap-
port sur mon ouvrage. M. de Rougé s'excusa en disant qu'il
n'était pas compétent. En effet, c'était un égyptiologue dont
les études n'avaient aucun rapport avec l'Histoire de l'Église
de France. Il me pria très poliment de ne pas considérer
son refus comme un acte d'hostilité contre mon ouvrage.
Sur son refus, l'Institut chargea du rapport sur mon livre
M. le comte de Salvandy, ancien ministre de l'instruction
publique, sous le règne de Louis-Philippe. M. de Salvandy
accepta. Un mois ou deux après, il m'écrivit et me pria de
passer chez lui. Je me rendis à l'invitation.
Je trouvai un homme qui avait l'air d'être très content de
lui, et persuadé de son haut mérite. Il me dit : « M. l'abbé
vous avez fait un grand et bel ouvrage. En voyant vos douze
volumes, ma première impression a été que je n'aurais pas le
courage de les lire. Eh bien, je les ai lus avec le plus grand
intérêt. Vous méritez le prix Gobert, certainement; mais je
dois vous dire avec la même franchise que l'Institut ne pourra
pas vous l'accorder. Il ne peut se mettre en contradiction
avec l'Index de Rome et avoir l'air de lui donner une leçon.
Vous le comprenez certainement ». Je répondis : « M. le
comte, je ne le comprends pas du tout. Pour l'Institut et
même pour l'Eglise de France, l'Index n'existe pas. Quand
345 —

il s'agirait entre l'Index et moi d'une question d'orthodoxie
et non d'une question d'ultramontanisme, l'Institut n'aurait
pas à intervenir ; ce qui- est de sa compétence c'est la valeur
historique de mon livre. Sur cette question. l'Index n'a rendu
ni pu rendre aucune décision. L'Institut en se prononçant en
ma faveur, ne se met donc pas en contradiction avec l'Index;
quand même il prendrait une décision en contradiction avec
celle d'une congrégation romaine, je ne vois pas quel inconvé-
nient il y aurait à cela. L'Institut de France doit-il s'humilier
devant une assemblée composée de quelquesmoines de Rome, et
conformer ses décisions aux siennes? » — « Non, dit M. de
Salvandy, mais il y a certaines convenances à observer. —
Lesquelles, répondis-je? — Je ne veux pas, reprit M. de Sal-
vandy, discuter sur ce point ; je vous dirai seulement que je
comprends la censure dont votre ouvrage a été frappé. Vous
êtes trop franc. Ainsi, après avoir fait de la Saint-Barthélémy
un récit très exact et du plus haut intérêt, vous ajoutez qu'en
apprenant les massacres des protestants, le pape fit chanter
un Te Deum solennel dans l'Église de Saint-Pierre de Rome.
On est étonné de lire un tel fait dans l'ouvrage d'un ecclé-
siastique. — Le fait est-il vrai, Monsieur le comte? — Oui,
certainement. — Alors, il vaut mieux qu'il soit constaté par
un ecclésiastique, que d'être passé sous silence. Si je n'en avais
rien dit, on aurait pu en conclure que je voulais le cacher et
que mon ouvrage n'était pas une histoire, mais une apologie '
du clergé. Si les papes et le clergé ont commis des fautes, il.
vaut mieux les signaler avec indépendance que de les laisser
exploiter par les ennemis de l'Église, et faire croire que
l'Église est responsable des fautes de quelques-uns de
ses
pasteurs. Voilà pourquoi j'ai voulu être franc dans moii
ouvrage. Dans ma franchise, je n'ai pas dépassé les bornes;
j'aurais pu dire des choses horribles sur les moeurs du clergé
et des moines au moyen-âge; je me suis contenté de quelques
— 346 —

réflexions générales, et mon ouvrage, malgré sa franchise,


peut-être lu par tout le monde sans qu'il en résulte aucun
scandale. — Certainement, Monsieur l'abbé, votre ouvrage
est très moral et bien religieux, mais je n'en persiste pas moins
dans mon opinion, que l'Institut ne peut vous décerner le
prix Gobert. Il devra cependant vous donner un témoignage
flatteur pour le travail si remarquable que vous avez fait. —
Je vous ferai'remarquer, Monsieur le comte, que l'Institut ne
pourra m'accorderce témoignagesans se compromettre autant
que par le prix Gobert, vis-à-vis de la Congrégation de l'Index.
Quant à moi, je refuserai positivement tout ce que l'Institut
voudrait m'accorder en dehors du prix pour lequel j'ai con-
couru, et que je mérite, m'avez-vous dit. J'aurai ce prix ou
rien. — Je ferai mon rapport, Monsieur l'abbé, et l'Institut
jugera ».
M. de Salvandy fit ce rapport et, tout en se prononçant
contre le prix Gobert, aurait voulu que l'Institut m'accordât
quelque chose, une mention honorable, par exemple. Mes
amis Garcin de Tassy et Victor Leclerc se prononcèrent
contre le rapport et dirent qu'on devait m'accorder le prix
que je méritais ou rien; car, en m'accordant autre chose on
me mettait à un rang d'infériorité vis-à-vis de mes concur-
rents, injure que je ne méritais pas et contre laquelle je pro-
testerais certainement.
Devant ces considérations, l'Institut ne m'accorda rien ; ce
qui ne m'étonna pas. Il y avait, dans ses rangs, bon nombre
d'écrivains ennemis de la religion, et qui auraient mieux
mérité que moi les censures de l'Index; ils firent cause com-
mune avec les ultramontains et les politiques, et la Sacrée-
Congrégation de l'Institut devint une succursale dé la Sacrée-
Congrégation de l'Index. Elle sanctionna la singulière théo-
rie historique de M. de Salvandy, un pauvre historien, un
pauvre écrivain, mais qui devait, être un grand personnage
- 347-
puisqu'on en avait fait un ministre de l'instruction publique
et un membre de l'Institut.
Cette vénérable et sacrée congrégation de l'Institut de
France aurait dû, au moins, me rendre les soixante volumes
que je lui avais adressés conformément à ses-règlements. Elle
les garda et je ne sais ce qu'ils sont devenus.
Qui aurait pu croire que l'influence jésuitique se serait fait
sentir jusque sous la coupole de l'Institut?
Elle s'exerça contre moi, même au Palais de Justice.
Mon respectable ami Martial Parent du Châtelet, étant
mort, on ouvrit son testament, sur lequel il m'avait mis pour
une somme de 5,ooo francs. Le testament, attaqué par ses
gendres, fut reconnu valable et légal par le tribunal, qui
admit même un legs fait à un vieux prêtre, confesseur de
M. Parent du Châtelet, quoique la loi invalide les legs faits
aux confesseurs.
Le legs de 5,ooo francs qui m'était fait fut seul annulé, sous
prétexte qu'il était fait, sous mon nom, à une association
non autorisée. Je demandai quelle était cette congrégation,
on ne me répondit pas, et on ne pouvait, en effet, me
répondre, car je n'ai jamais fait partie d'aucune association,
autorisée ou non. Je fis observer qu'on devait faire la preuve
de ce qu'on affirmait ; j'ajoutai que l'on ne pouvait pas me
répondre, et je prouvai de la manière la plus évidente que je
n'appartenais à aucune association.
Sans entrer dans la question, le tribunal prononça que le
legs qui m'était fait était et demeurait annulé.
Le tribunal s'était transformé, pour moi, en Sacrée-Congré-
gation du Palais de Justice, ou plutôt d'injustice. Dès qu'il
s'agissait de me nuire soit à l'Institut, soit au Palais dit de
Justice, tous les moyens étaient bons.
Il n'en est pas moins certain que les héritiers de mon ami
Parent du Châtelet, etles juges qui leur ont octroyé si gra-
— 348 —
cieusement 5,000 francs qui ne leur appartenaient pas, me
doivent solidairement cette somme avec les intérêts.
Comme je suis persuadé qu'ils n'acquitteront jamais leur
dette, je ne fais aucun sacrifice en transférant tous mes droits
aux pauvres.
Je revis le Palais de l'injustice à l'occasion d'un billet peu
poli que je reçus du procureur impérial. Je fus fort surpris
d'être mandé au parquet de ce monsieur, que je ne connais-
sais pas du tout et avec lequel je n'avais rien à démêler. Intro-
duit dans son cabinet, le susdit monsieur s'adressa à moi
d'une manière grossière, comme si j'avais été un criminel. Je
le regardai avec mépris et, sans lui répondre, je me diri-
geai vers la porte. Il se leva alors et me dit : « Restez, j'ai à
vous parler ». Je répondis : « Monsieur, je ne réponds jamais
aux gens grossiers ; si vous avez quelque chose à me dire,
vous m'écrirez poliment et je vous répondrai ». Le susdit
monsieur s'adoucit subitement. « Rentrez, monsieur, me
dit-il, je vous en prie », et il m'approcha un fauteuil. Alors je
consentis à m'asseoir et à l'écouter. Le crime dont j'étais
accusé était de joindre à mon nom le titre d'abbé. C'était
Darboy, devenu .archevêque de Paris, qui m'avait dénoncé
pour cela au procureur impérial. « Je ne sais, monsieur, me
dit le procureur, si vous avez droit à ce titre, mais l'arche-
vêque de Paris prétend que vous n'y avez pas droit, et j'ai dû
vous mander à ce sujet. » Je répondis : « Monsieur, j'ai droit
à ce titre aussi bien que mon ex-ami Darboy, qui a recours
aujourd'hui à tous les moyens, même aux plus ignobles, pour
satisfaire sa haine. Je ne tiens pas à ce titre, et j'avais déjà
songé à y renoncer; mais dès que Darboy prétend que je n'y
ai pas droit, je le conserverai aussi longtemps que cela me
conviendra. Je suis un prêtre integri status, et personne ne
pourra jamais prouver que j'aie perdu aucun de mes droits
sacerdotaux. Je continuerai donc à ajouter à mon nom le
titre d'abbé, selon l'usage ».
— 349 —

Le procureur me fit quelques questions sur mes anciennes


relations avec l'archevêché. J'entrai dans des détails qui, évi-
demment, l'intéressaient. Après une assez longue séance, pen-
dant laquelle M. le procureur impérial fut charmant pour
moi, nous nous quittâmes bons amis, et il daigna me serrer
la main.
Ce petit fait prouve jusqu'à quel degré Darboy était enragé
après moi. Je n'avais pas peur de lui; je me contentais de le
mépriser. Il savait bien que je n'ai jamais été interdit et que
j'ai toujours joui, par conséquent, de tous mes droits sacer-
dotaux, mais lui et les siens me traitaient secrètement de
prêtre interdit, afin de me nuire et de donner une fausse
opinion de moi. Je le savais et je me tenais sur mes gardes,
bien décidé à poursuivre ceux contre lesquels j'aurais des
preuves juridiques.
L'occasion se présenta bientôt. Un de mes amis, M. Fau-
gère, un des plus hauts fonctionnaires du ministère des
affaires étrangères, avait publié une brochure intitulée : Rome
et les évêques de France. On avait pris l'habitude de me
charger de tous, les péchés d'Israël, parce que, en effet, j'en
avais commis un certain nombre, en publiant des brochures
qui ne plaisaient pas du tout à la secte ultramontaine. On
m'attribua donc la brochure de M. Faugère. Pour nuire à la
brochure et à celui qu'on en donnait comme l'auteur, une de
ces Correspondances qui sont adressées aux journaux de pro-
vince et de l'étranger, annonça que la brochure n'avait pas
l'importance qu'on voulait lui attribuer, puisqu'elle était
l'oeuvre de M. Guettée, un prêtre interdit. J'eus ainsi entre
les mains une preuve de la diffamation que l'on répandait
clandestinement et par tous les moyens et procédés jésui-
tiques. Plusieurs journaux ultramontains publièrent la cor-
respondance parisienne. Ayant appris que j'allais les pour-
suivre, ils se hâtèrent de rejeter sur cette correspondance la
— 35o —
diffamation dont ils s'étaient rendus coupables et à demander
pardon. Je le leur octroyai volontiers; mais je poursuivis
devant les tribunaux l'auteur de la correspondance et la
France centrale, qui n'était plus entre les mains de M. de
Belot, et qui me diffamait sous l'inspiration de l'évêché. Le
rédacteur de ce journal et l'évêché de Blois savaient bien
cependant que je n'avais jamais été interdit, que je n'avais
jamais mérité de l'être; ils me diffamaient donc avec une
insigne mauvaise foi.
Le mot prêtre interdit signifie, dans l'Eglise romaine, un
prêtre dégradé de son sacerdoce pour ses crimes ou pour les
fautes les plus graves contre les devoirs sacerdotaux. Je ne
pouvais donc laisser passer une pareille diffamation et je citai
devant les tribunaux le directeur de la Correspondance qui en
avait accepté la responsabilité, et la France centrale qui
avait reproduit la diffamation de cette correspondance.
Je l'avoue, j'avais peu d'espoir dans un bon résultat. Le
palais de justice m'avait prouvé qu'il n'était pour moi que le
palais d'injustice et que je ne pouvais compter sur son impar-
tialité. Heureusement que le premier président, M. Benoît-
Champy s'intéressa à mon affaire et la réserva pour la pre-
mière chambre du tribunal civil qu'il présidait. Il avait connu
Lamennais et savait comment ce grand écrivain avait été
traité par ses adversaires, quoiqu'il valût beaucoup mieux
qu'eux. Il prit sur ma personne et mes écrits, les renseigne-
ments les plus précis. Son fils disait à mon avocat, M. Emile
Jay : « M. l'abbé Guettée ne se doute-pas quelle enquête
.
sérieuse mon père fait sur sa personne et ses ouvrages. Il
attache la plus grande importance à son affaire ».
La France centrale fut défendue par M. Andral, petit-fils
de M. Royer-Collard. Je l'avais connu encore enfant au châ-
teau delà Ferté-Beauharnais. Etant vicaire de Saint-Aignan,
j'étais allé plusieurs fois chez M. Royer-Collard qui se mon-
351

trait étonné qu'un jeune prêtre de vingt-quatre ans connût si


bien les questions philosophiques. Il prenait plaisir à causer
avec moi. Quand j'avais quitté M. Royer-Collard, je faisais
une partie de billes avec son petit-fils, et je gagnais presque
toujours. J'avais perdu de vue M. Andral, lorsque je le retrou-
vai au palais de justice, faisant de l'avocasserie contre moi
pour défendre sa cliente. Il avoua que je n'avais jamais été
interdit, mais que mes allures pouvaient donner lieu de
croire que je l'étais, puisqu'on me rencontrait partout habillé
d'une manière excentrique, avec un gros cigare à la bouche.
Le fait est que j'étais toujours tout de noir habillé, et que
je ressemblais si bien à un prêtre, que des enfants me disaient
souvent, lorsqu'ils me rencontraient : « Bonjour, monsieur
le curé ». Quant au fameux cigare, je puis affirmer que non .

seulement il ne toucha jamais mes lèvres, mais que je ne


fumai jamais la plus petite cigarette. L'argumentde M. Andral
était une vraie plaisanterie, et mon avocat s'en moqua si bien
que M. Andral en fût honteux.
Afin de prouver au tribunal, d'une manière démonstrative,
que je n'avais jamais été interdit, j'écrivis à M. l'abbé
Buquet, premier vicaire général de l'archevêché, pour le prier
d'attester que je n'avais jamais été frappé d'aucune censure et
que je n'avais jamais été interdit.
M. Buquet m'avait toujours témoigné beaucoup d'intérêt.
Il blâmait la faiblesse de M. Sibour, qui m'avait trahi, et il
avait essayé de faire comprendre à M. Morlot qu'il devait
réparer l'injustice dont j'avais été victime. A cause de moi, on
le tenait en suspicion sous l'administration Sibour. C'est ce
qui explique le post-scriptum d'une lettre de M. Lequeux
transcrite précédemment. Darboy avait trop d'influence sous
MM. Sibour et Morlot pour qu'on me rendît justice. Ce petit
homme, grincheux et méchant, m'avait voué une haine dont
il me donna toutes les preuves qui pouvaient être à sa dispo-
352
— —

sition. S'il ne me fit pas plus de mal, c'est qu'il ne le pouvait


pas. Pourquoi ne me suis-je pas prosterné à ses pieds ? Pour-
quoi l'ai-je remis plus d'une fois à sa place? C'était un crime
qu'il fallait bien me faire expier.
M. Buquet me répondit très poliment que je n'avais jamais
.
été ni interdit ni frappé d'aucune censure dans le diocèse de
Paris. Je remis sa lettre à mon avocat. M. Andral lui en
demanda communication et la perdit (sic). Je fus donc obligé
de m'adresser de nouveau à M. Buquet qui m'adressa une
copie de sa première lettre.
Mon. avocat, M. Emile Jay, avait entre les mains des
lettres épiscopales, comme celle de Mgr Coeur. Il en donna
lecture au tribunal ; j'avais rédigé pour lui des notes tirées des
plus savants canonistes. Sa plaidoirie avait attiré à la première
chambre une foule d'avocats soucieux de s'éclairer sur une
question si nouvelle pour eux.
M. Andral n'est qu'un avocat de trente-sixième ordre, quoi-
que, sous la présidence de Mac-Mahon, M. de Broglie l'ait
bombardé vice-président du Conseil d'Etat. Il fut fort embar-
rassé pour répondre à mon avocat. Il dit que n'ayant pas un
client savant comme son confrère, il ne pouvait pas faire tant
de science, et il se contenta de plaider les circonstances atté-
nuantes, en prétendant que la France centrale n'avait pas
eu de mauvaises intentions en me diffamant.
Le tribunal ne fut pas séduit par ses éloquentes considé-
rations, et condamna mes adversaires comme diffamateurs
de mauvaise foi. Je n'avais pas demandé dédommages et
intérêts. Mes adversaires durent seulement publier le juge-
ment et le faire insérer dans plusieurs journaux. Ils appe-
lèrent du jugement,-qui fut confirmé par la cour d'appel.
C'était la première fois que j'obtenais justice.
XII

Comment je fis la connaissance de M. l'archiprêtre Joseph Wassilieff. —


L'intermédiaire entre nous fut M. Serge Souchkoff. — Circonvenu
par les jésuites, M. S. Souchkoff s'adresse à M. J. Wassilieff, qui lui
communique l'Observateur catholique. — M. S. Souchkoff me fait
visite et m'engage à voir M. J. Wassilieff. •— Je fais visite à M. l'archi-
prêtre. -— Notre conversation théologique. — Nos relations deviennent
plus fréquentes. — Fondation de l'Union chrétienne. —Mgr Léontius
vient à Paris consacrer la nouvelle église russe orthodoxe. — Mes rap-
ports avec lui. — Je suis admis à titré de prêtre dans l'Eglise ortho-
doxe de Russie. — Je publie la Papauté schismatique pour prouver
qu'en entrant dans l'Eglise Orthodoxeje restais fidèle aux grands prin-
cipes catholiques orthodoxes et que je ne quittais que le schisme papal.
— Mon ouvrage est mis à l'index. — Curieuse coïncidence. —
Une
lettre approbative du patriarche de Constantinbple m'ârrive le jour
même où j'apprends que Rome m'a censuré. — J'entre en lutte contre
les-ennemis de l'orthodoxie. — Question de l'autorité spirituelle de
l'empereur de Russie. — Lettres à l'évêque de Nantes signées par
M. J. Wassilieff.— La thèse de l'abbé Tilloy. — Il s'éclipse de la lutte.
— Réfutation des pseudo-Russes Gagarin, A. Galitzine. — Ignobles
pamphlets de Nicolas Galitzine. — Il s'esquive de Paris dans la crainte
que je le fasse arrêter. — La flèche du Parthe; elle ne m'atteint pas.
— Le père Tondini, réfutation de ses ouvrages. — Il cherche
à faire
supprimer V Union chrétienne. — Mes principes sur l'union des Eglises.
— On oppose.à mes principes des persécutions ridicules. — Ils sont
vainqueurs.

|§||||^|ï|| e continuais à poursuivre


le système papal et
||l|iy|; gM : j'en étais arrivé sur ce point à l'orthodoxie. Je
IPilljlil n'avais lu cependant encore aucun ouvragé
K"™=«™®g™' orthodoxe; mais j'avais lu
avec la plus sérieuse
attention les. ouvrages des ultramontains et j'avais vérifié les
textes, des Pères et des conciles qu'ils citaient en faveur de
— 354 —

leur système. Je fus ainsi initié à toute la tradition sur la


fameuse question de la papauté. J'avais acquis la certitude
que tous les textes cités en faveur de la papauté étaient faux,
tronqués, détournés de leur vrai sens; que l'on avait fabri-
qué avec eux une tradition fausse, absolument opposée à la
vraie; L'Observateur catholique était devenu une véritable
publication orthodoxe. J'y publiai, en particulier, un travail
spécial sur la papauté pour établir que cette institution ne
datait que du neuvième siècle, qu'elle n'avait aucune base
divine; que lé pape n'était le premier patriarche de l'Eglise
que par décision des premiers conciles oecuméniques;
Lorsque je faisais imprimer ce travail, je reçus la visite d'un
Russe, M. Serge Souchkoff. Pendant son séjour à Paris
M. S. Souchkoff avait eu des relations avec quelques-uns de
ses compatriotes qui avaient abandonné l'orthodoxie et qui
cherchaient à l'attirer à eux. Pour répondre à leurs attaques
contre l'Eglise orthodoxe, M. S. Souchkoff s'adressa à
M. l'archiprêtre Joseph Wassilieff, alors supérieur de l'Eglise
russe de Paris. Celui-ci était abonné à l'Observateur catho-
lique. Il montra à M.' S. Souchkoff le travail que j'avais
publié contre la papauté en lui disant qu'il y trouverait les
réponses à toutes les objections des pseudo-Russes. M. Souch-
koff lut mon travail et en fut si satisfait qu'il voulut faire ma
connaissance personnelle. Il vint me voir ; c'était le premier
Russe que je voyais. Je le reçus avec empressement, et il
m'engagea à faire visite à M. l'archiprêtre J. Wassilieff,
s'offrant pour être notre intermédiaire. J'acceptai et j'allai avec
lui faire visite à M. l'archiprêtre. Aussitôt des relations plus
suivies et plus intimes s'établirent. Naturellement, la conver-
sation roula sur des questions théologiques.
Après quelques entretiens, M. J. Wassilieff me dit : « Si
vous aviez fait vos études théologiques à l'académie ecclésias^
tique de Moscou, vous ne seriez pas plus orthodoxe que vous
— 355 —

ne l'êtes ». Au fond, j'avais toujours été orthodoxe, excepté


sur la prétendue autorité divine du pape que l'on m'avait
donnée comme un dogme de foi et que j'avais acceptée
comme on accepte les dogmes d'une Eglise à laquelle on
appartient par sa naissance. Cette erreur m'avait nécessaire-
ment conduit à d'autres erreurs de fait qui en étaient la con-
séquence; niais, dès que les excentricités ultramontaines dont
j'étais victime m'eurent conduit à l'examen approfondi de
tout le système papal; ce système et les erreurs de fait qui en
découlaient, tombèrent comme les murs de Jéricho au son
des trompettes de Josué.
Sur toutes les autres questions, l'enseignement des grands
théologiens occidentaux était orthodoxe, et j'étais orthodoxe
avec eux. C'est ainsi que M. J. Wassilieff me trouva ortho-
doxe comme si j'avais étudié à l'académie ecclésiastique de
Moscou.
Dans les entretiens que j'eus avec M. J. Wassilieff, je sou-
levai la question d'une Revue orthodoxe dans laquelle vien-
drait se fondre mon Observateur catholique qui verrait ainsi
s'agrandir le cercle de son action. Dans la nouvelle revue on
ne se bornerait pas à attaquer les erreurs occidentales,
l'Eglise catholique orthodoxe d'Orient se ferait entendre et
opposerait ses doctrines apostoliques aux erreurs de la papauté
et de ses adhérents. Mon idée fut acceptée; c'est ainsi que fut
fondée l'Union chrétienne, le premier journal orthodoxe qui
parut en Occident. Je fis le numéro-programme qui eut un
grand retentissement. Ilintéressa principalementles anglicans
et m'attira les colères des papistes.
L'Union chrétienne était fondée lorsque Mgr Leontius,
évêque-vicaire de Mgr Isidor, métropolitain de Novogorod et
Saint-Pétersbourg, arriva à Paris pour consacrer l'église
russe orthodoxe que M. l'archiprêtre J. Wassilieff avait fait
construire.
356

J'assistai à la cérémonie de la consécration et au dîner qui


suivit. Je fus placé auprès de Monseigneurqui fut rempli de
bienveillance pour moi. Le résumé de notre conversation fut
que, sans appartenir à l'Eglise orthodoxe, j'étais cependant
un écrivain orthodoxe, et que je n'appartenais plus à l'Eglise
papiste qui me condamnait et que je condamnais moi-même.
« Tout mon désir,
dis-je à Monseigneur, c'est d'appartenir à
l'Eglise orthodoxe de Russie, mais je ne sais pas le russe et je
ne pourrai par conséquent me rendre utile ». Monseigneur
voulut bien me répondre que, en résidant à Paris et en conti-
nuant à travailler pour l'orthodoxie je serais très utile à
l'Eglise. Il fut donc convenu que je remettrais entre.ses
mains une demande au Saint-Synode, suppliant le vénérable
Concile de vouloir bien m'accepter parmi les prêtres de
l'Eglise orthodoxe de Russie. Mgr Leontius remit cette sup-
plique au Saint-Synode, et quelque temps après je reçus
l'ukase par lequel j'étais accepté et autorisé à exercer toutes
les fonctions du ministère sacerdotal auprès des orthodoxes.
C'est ainsi que je suis entré dans la sainte et vénérable
Eglise orthodoxe de Russie.
Mes adversaires, et spécialement M. Pallu, évêque de
Blois, se flattaient que je deviendrais protestant, et ils s'en
réjouissaient; à leurs yeux, en entrant dans le protestantisme,
j'aurais abjuré ma foi. Cependant, dans le protestantisme on
rencontre de meilleurs chrétiens qu'eux.
Je n'avais aucune tendance pour le protestantisme. Ses
principes fondamentaux n'avaient pas mon adhésion. Toutes
mes études, en me conduisant à l'orthodoxie,me confirmaient
dans les vrais principes catholiques, et je retrouvais ces prin-
cipes dans toute leur pureté au sein de l'Eglise orthodoxe. Je
m'étais toujours cru exclusivement catholique au sein du
papisme. Mes études me démontrèrent que je m'étais trompé,
et que la papauté au lieu d'être catholique, dans le vrai sens
— 057 —

de ce mot, avait .créé un schisme dans l'Eglise de Jésus-


Christ. Je devais donc devenir orthodoxe pour être véritable-
ment catholique.
Dans tous mes ouvrages, je n'ai jamais dévié de cette
doctrine et, c'est au nom du vrai principe catholique que
j'attaquai l'Eglise.qui usurpe le titre de catholique et qui ne
l'est pas.
Mes ennemis furent décontenancés en me voyant prendre
cette voie. Ils crièrent que j'étais devenu schismatique en
entrant dans une Église schismatique. Je leur répondis par
un volume intitulé la Papauté schismatique. Cette publica-
tion mit mes ennemis en fureur. Je reçus une foule de lettres
anonymes dans lesquelles on m'insultait de la manière la plus
stupide. Au lieu de me répondre, on m'appelait horrible
schismatique et l'on me disait que ma main avait dû trembler
en écrivant seulement le titre de mon épouvantable volume.
Ma main n'avait pas tremblé du tout et j'étais bien
convaincu, en mon âme et conscience, que le plus horrible
schismatique était le pape.
On pouvait m'injurier; mais me réfuter, non.
Mon excellent ami Martin de Noirlieu comprit parfaite-
ment mon entrée dans l'Eglise orthodoxe. En traversant la
Bavière pour aller présenter ses hommages à son roi, le comte
de Chambord, il rendit visite au plus grand théologien alle-
mand et lui demanda son avis touchant la Papauté schisma-
tique. Il répondit : « C'est-là un de ces ouvrages qu'il est
impossible de réfuter ».
Un jour, M. Martin de Noirlieu se rendit à l'Eglise russe
de Paris. Après l'avoir examinée dans tous ses détails, il se
prosterna sur les degrés du sanctuaire devant la Porte Sainte
et dit à demi voix : « Mon Dieu, je vous rends grâce de ce
que vous m'avez fait voir votre Eglise telle qu'elle était dans
les anciens jours », et le bon prêtre se retira après avoir donné
de nouvelles marques de son respect et de sa vénération.
^- 358 —

La curie romaine qui n'aurait pu me réfuter, eut assez de


talent pour me censurer et me mettre sur le catalogue de
l'Index. Au lieu d'entrer en polémique avec la Sacrée Congré-
gation, je Ja remerciai de l'honneur qu'elle avait bien voulu me
faire.
Le jour où j'apprenais par les journaux la mise à l'index
de mon ouvrage, je recevais une lettre très élogieuse de Sa
Sainteté le patriarche oecuménique de Constantinople. Ce
vénérable évêque est le premier patriarche de l'Eglise, depuis
que l'évêque de Rome, par son schisme et ses hérésies, a perdu
les droits que les premiers conciles oecuméniques lui avaient
accordés.
Si j'avais eu besoin d'être consolé de la censure de l'Index,
je l'aurais été surabondamment par les éloges du premier
évêque de l'Eglise. Comme on voit, j'entrais dans l'Eglise
orthodoxe sous d'heureux auspices.
Parmi les évêques orthodoxes russes qui me félicitèrent de
mon entrée dans leur vénérable Eglise, je dois citer celle de
S. Em. Mgr Isidor qui m'écrivait comme à un frère, et celle
de S. Em. Mgr Philarète de Moscou. C'est sur l'initiative de
ce saint et savant évêque que l'académie ecclésiastique de
Moscou me proposa au Saint-Synode pour le titre de docteur
à l'effet de me récompenser de mon ouvrage intitulé : Papauté
schismatique et tous les autres écrits orthodoxes que j'avais
publiés.
Je fus d'autant plus flatté de cet honneur que je ne l'avais
pas sollicité, et qu'il m'était accordé sur l'initiative d'un savant
évêque, vénéré dans toute l'Eglise de Russie. C'est avec res-
pect que je vois sur le diplôme qui me fut adressé, la signature
de l'illustre métropolitain, suivie de celles des docteurs Gorsky
et Ternowsky, et des autres professeurs de la docte académie.
Un tel diplôme m'a amplement dédommagé des attaques
injurieuses de quelques écrivassiers papistes qui, malgré leur
— 35g —

désir de me trouver en faute n'ont jamais pu relever, dans


mes nombreux écrits une seule erreur véritable. Ils n'ont pu
me reprocher qu'une chose : de n'avoir pas courbé la tête
devant les honteuses doctrines ultramontaines. Je l'avoue, ils
ont eu raison de me faire ce reproche, mais je m'en honore,
et je suis heureux qu'avant même d'appartenir à la vénérable
Eglise orthodoxe, j'ai pu découvrir si nettement la vérité sur
une foule de questions que le papisme a dénaturées.
J'eus pour principaux collaborateurs orthodoxes à l'Union
chrétienne, M. l'archiprêtre J. Wassilieff et M. S. Souchkoff.
Le premier n'avait pas l'habitude d'écrire en français. Les
articles qu'il me donnait étaient bons au fond, mais j'étais
obligé de les refaire quant au style. Peu à peu M. J. Wassilieff
écrivit mieux; mais le temps lui manquait; ses articles
n'étaient souvent qu'à moitié faits lorsqu'il me les remettait
et il me priait de les terminer. M. S. Souchkoff n'avait que
des connaissances superficielles en théologie ; il me donnait
des articles interminables; j'en extrayais quelques idées princi-
pales avec lesquelles je faisais un autre article. U Union chré-
tienne était donc véritablement mon oeuvre. Au bout d'un
an, M. J. Wassilieff écrivit mieux, et ses articles me don-
naient moins de peine pour la correction.
A peine avais-je commencé la publication de la revue que
je rencontrai sur mon passage la secte des pseudo-Russes qui
avaient quitté l'orthodoxie pour le papisme. L'ex-prince
Gagarine était à leur tête. On ne reconnaissait pas plus à ce
jésuite qu'à un autre jésuite nommé Balabine beaucoup de
capacité ; mais un troisième jésuite travaillait pour eux, c'était
Martinoff. A côté des jésuites travaillait un pauvre écrivain
qui s'était fait ouvrir les portes de quelques revues, grâce à
son nom, le prince Augustin Galitzine. Je soutins la lutte
sans beaucoup de peine. Mes Lettres au père Gagarine leur
apprirent qu'il était imprudent de m'attaquer et ils jugèrent
36o

qu'il était temps pour eux d'abandonnerla lutte, et de se ren-


fermer dans leur système habituel de calomnies sournoises
répandues chez les adeptes. Parmi ces adeptes était un prince
Nicolas Galitzine qui se donnait en Russie comme orthodoxe;
qui prenait en Occident le titre de Grec-uni et qui, au fond,
n'était qu'un suppôt des jésuites. Ce. personnage ne me con-
naissait pas ; il ne me vit sans doute jamais. La secte russo-
jésuitique en fit son porte-voix. On lui fit endosser de mauvais
pamphlets dont le principal mérite était de me diffamer et de
m'insulter. Ces pamphlets parurent en épreuves clandestines,
sans nom d'imprimeur. M. Augustin Galitzine écrivait alors
dans un journal d'Angers intitulé : l'Union de l'Ouest. Je me
procurai quelques numéros de ce journal et j'acquis la preuve
que le pamphlet était imprimé avec les mêmes caractères que
le journal.
Quoique en lutte avec M. Augustin Galitzine, nos relations
épistolaires étaient restées dans les termes de la politesse. Je
lui écrivis donc qu'il connaissait probablement les pamphlets
diffamatoires publiés par son parent et ami M. Nicolas
Galitzine, d'autant plus qu'ils étaient imprimés avec les
mêmes caractères que l'Union de l'Ouest, et qu'ils, avaient
été mis à la poste au chemin de fer de Versailles, qu'il habitait
alors. Je le priai donc de me dire si réellement il avait eu
part à cet ignoble écrit.
M. A. Galitzine s'esquiva, tout en disant solennellement
qu'il prenait la responsabilité de ce qu'il publiait, ce qui
n'était pas tout à fait vrai. Malgré le ton hautain de M. le
prince, je savais positivement qu'il avait pris part avec d'au-
tres aux pamphlets de M. Nicolas Galitzine. Ce monsieur ne
venant en France que transitoirement, on pensa dans la secte
qu'il lui serait toujours facile de s'enfuir à l'étranger si je le
poursuivais devant les tribunaux français pour diffamation.
Il pouvait donc, impunément, prendre la responsabilité des
361

ordures de ses co-sectaires. Voilà pourquoi on les lui avait


fait endosser.
Après la publication clandestine de ses pamphlets, M. Ni-
.
colas Galitzine s'éclipsa. Quand il crut pouvoir revenir en
France sans être inquiété, il revint et se logea dans un petit
hôtel situé rue Saint-Honoré, près le Temple protestant de
l'Oratoire. J'en fus aussitôt averti. Je n'avais aucune envie de
poursuivre mon diffamateur devant les tribunaux, et je ne vis
dans son retour à Paris, qu'une occasion d'acquérir la preuve
de la complicité de M. A. Galitzine dans les ignobles pam-
phlets publiés par son cousin. Je lui écrivis donc qu'ayant
appris l'arrivée de son ami et parent Nicolas Galitzine, j'espé-
rais qu'il me donnerait la preuve qu'il n'était pour rien dans
ses ordures, en me faisant connaître son adresse qu'il connais-
sait sans doute, afin que je pusse le faire assigner en correc-
tionnelle. Deux jours après l'envoi de ma lettre à Versailles où
demeurait M. A. Galitzine, je me présentai au petit hôtel où
M. Nicolas s'était caché. L'hôtelier me répondit : M. le prince
a quitté l'hôtel sans demander son compte et en emportant
seulement une partie de ses bagages. Où était-il allé ? On n'en
savait rien.
Je le sus quelques jours après, lorsque je reçus un petit
imprimé, criblé de fautes de français et dé fautes d'ortho-
graphe, et dans lequel M. le prince avait mis à profit sa belle
éducation pour m'adresser les injures les plus grossières. J'eus
ainsi la preuve des bons rapports qui existaient entre les jolis
princes Augustin et Nicolas Galitzine. Cela me suffisait.
M. Nicolas, en m'envoyant la flèche du Parthe, manqua
son coup et ne me blessa pas. Les injures de tels personnages
honorent. J'appris qu'il s'était fait expédier à Berlin le reste
de son bagage, sans doute après avoir payé sa dette à l'hôte-
lier. Il eut une telle peur qu'il retourna en Russie pour
échapper à mes poursuites. On voit par là que le bouc-émis-
362

saire de la secte jésuitico-pseudo-russe n'avait pas la con-


science tranquille, et qu'il avait commis sciemment son
ignoble délit. Il me reprochait d'avoir été non seulement le
défenseur de Verger, l'assassin de M. Sibour, mais son com-
plice. C'était infâme; mais c'est dans les habitudes des
jésuites.
Parmi les ennemis de l'Église orthodoxe que j'eus à com-
battre, je dois mentionner M. l'abbé Tilloy. Je le connaissais
personnellement et je l'avais vu chez l'abbé Dauphin, doyen
des chapelains de Sainte-Geneviève,dont l'abbé Tilloy faisait
partie. Il n'était pas fort, l'abbé Tilloy. Il se crut de force,
cependant, à traiter la question de l'Église catholique ortho-
doxe d'Orient dans ses rapports avec l'Église romaine papiste.
Il le fit dans une thèse qu'il présenta à la Faculté de théo-
logie, pour obtenir le titre de docteur. Il avait fait quelques
visites à M. l'archiprêtre J. Wassilieff, sous prétexte d'en
obtenir quelques éclaircissements sur certaines questions. Par
reconnaissance, il lui offrit un exemplaire de sa thèse.
M. J. Wassilieffm'en fit cadeau ; il me suffit d'y jeter un coup
d'oeil pour voir qu'elle était criblée de fautes vraiment impar-
donnables. J'en commençai aussitôt la réfutation. Mes obser-
vations étaient tellement incontestables, que l'auteur courut
chez son libraire et retira du commerce les exemplaires qu'il
avait déposés. Lorsque je me présentai chez le libraire pour
en acheter un exemplaire, le brave homme répondit avec un
sourire faux et tout à fait jésuitique, qu'il ne savait pas ce
que je lui demandais. « Mais, lui répondis-je, j'ai un exem-
plaire de l'ouvrage que je vous demande, et votre nom est en
toutes lettres sur la couverture et sur le titre ». Le'libraire fit
un second sourire aussi faux, aussi jésuitique que le premier,
en me disant : « Je ne sais pas, monsieur, ce que vous voulez
me dire; je ne connais pas l'ouvrage que vous me demandez ».
C'est tout ce que je pus en obtenir. J'en conclus que l'abbé
— 363 —

Tilloy, honteux des fautes que j'avais relevées dans sa thèse,


s'était hâté de la retirer de la publicité. Je continuai mes cri-
tiques et je démontrai que le candidat qui se présentait, pour
le doctorat en théologie ne connaissait rien aux questions
qu'il avait voulu traiter.
J'assistai à la séance où il devait être interrogé par les pro-
fesseurs de la Faculté. Je n'y avais pas été invité ; mais
M. J. Wassilieff avait eu cet honneur. Nous étions seuls dans
la salle. M. Maret, qui présidait, ne dit rien. M. Freppel
prouva que le candidat avait cité des textes falsifiés de saint
Ignace d'Antioche. M. l'abbé Barges lui fit plusieurs objections
auxquelles il ne put répondre. Le pauvre abbé Tilloy était
fort embarrassé et balbutiait quelques mots qui n'avaient
même pas-le sens commun. La séance fut levée et je pensais
qu'on n'oserait pas faire un docteur de ce pauvre ignorant.
Mais la Faculté n'avait pas souvent l'occasion de fabriquer un
docteur. Elle profita de l'occasion pour se donner ce plaisir,
et l'abbé Tilloy fut déclaré docteur de la Faculté de Paris.
Pauvre salle de la Sorbonne qui reçut cette déclaration ! Si
les vieux docteurs de cette illustre école l'entendirent, comme
ils durent s'envelopper la tête de leur hermine! Je ne laissai
debout aucune page de la thèse de l'abbé Tilloy, qui ne souf-
fla mot et ne répondit pas plus à mes critiques qu'aux objec-
tions bénignes des professeurs.
Nous en avons conclu qu'on pouvait devenir facilement
docteur dans les Facultés de théologie de l'Université de
France. Si les docteurs sont si savants, que penser des autres?
Du reste, les professeurs eux-mêmes étaient fort peu de chose.
Plusieurs, et entre autres M. l'abbé Lavigerie, n'avaient aucun
droit d'enseigner dans la Faculté. Ils n'avaient pas les grades
nécessaires pour cela. On les avait bombardés professeurs,
comme eux-mêmes bombardaient des docteurs. Ce qu'ils
savaient le mieux, c'était l'art de poser en savants ; mais dès
— 364 —

qu'ils voulaient donner des preuves de leur science, ils ne don-


naient que des preuves de leur ignorance.
Accordons une place honorable au père Tondini parmi les
papistes refutés dans V Union chrétienne. Le révérend père
Tondini, barnabite, était élève de ce pauvre comte Schou-
waloff, qui se fourvoya dans cette congrégation des Barna-
bites, où il fut si malheureux.
Tondini apprit un peu le slave et le russe à l'école du comte
Schovrwalbff, et fut pris d'un beau zèle pour la conversion
des Russes au romanisme papiste. Il fonda une association
de prières pour la conversion de la Russie, et il publia plu-
sieurs opuscules pour prouver qu'en se faisant papistes, les
Russes rentraient dans leurs traditions nationales. Il essaya
d'établir sa thèse sur des textes des livres ecclésiastiques de
l'Eglise catholique orthodoxe. A ses yeux, le grand point
à établir est que saint Pierre a été établi chef de l'Église par
le Christ lui-même, et que les évêques de Rome sont les suc-
cesseurs de saint Pierre dans cette dignité. Pour prouver sa
thèse, il recueillit tous les textes où il est question de saint
Pierre, et en tira les conclusions les plus exagérées. Pour lui
répondre, nous avons recueilli, dans les mêmes livres ecclé-
siastiques de l'Eglise orthodoxe, une foule de textes dans
lesquels on donne à saint Paul et aux autres apôtres, même
à un grand-nombre de saints d'ordre inférieur, tous les titres
accordés à saint Pierre, et même des titres supérieurs. Il
devenait évident que les titres collectionnés par Tondini,
n'étaient pas exclusivement attribués à saint Pierre, et qu'on
ne pouvait, par conséquent, en tirer les déductio.ns Tondi-
niennes.
La polémique de.7''Union chrétienne ne plaisait pas au
bon père. Il songea que si notre Revue était supprimée, il
pourrait avoir seul la parole et se donner raison. Depuis la
guerre de- 1870, je faisais imprimer VUnion chrétienne à
— 365 —

Bruxelles. Le cher père Tondini s'imagina qu'on pourrait


intercepter notre Revue à la frontière, et qu'il en serait ainsi
débarrassé. Si nous en croyons des personnes amies et dignes
de foi, le bon père alla trouver Mme de Mac-Mahon, femme
du président de la République d'alors, et la supplia de se
prêter à la bonne oeuvre à laquelle il s'intéressait si fort. Il
faut croire que Mm" de Mac-Mahon était plus forte en théo-
logie que son mari. On donna donc des ordres pour que
l'Union chrétienne fût arrêtée à la frontière belge. Je deman-
dai à la préfecture de police pourquoi on avait pris cette
mesure. On me répondit qu'on n'avait fait qu'exécuter les
ordres du ministère de l'intérieur. Je m'adressai donc à ce
ministère. Le directeur de la presse était alors M. Lavedan,
dit comte Lavedan, comte de Grandlieu pour le Figaro,
pour nous : Lavedan de Petitlieu.
On sait que, sous le Mac-Mahonnat, les catholiques dits
libéraux étaient au pouvoir. La France était gouvernée par
M. de Broglie et ses amis. C'était un beau'règne. M. Lave-
dan,-commis de M. de Broglie, étant directeur de la presse,
dut me répondre. Pour se tirer d'affaire, il m'écrivit que la
mesure dont je me plaignais avait été prise avant son entrée
au ministère et qu'il ne faisait que l'exécuter. Il donnait son
adhésion à la dite mesure. C'était le mieux que pouvait faire
un catholique dit libéral. Je cherchai un moyen d'échapper à
ce libéralisme. Le ballot contenant les numéros à destination
de Paris avait été renvoyé de la frontière à Bruxelles. Je fis
mettre les numéros sous bande. On les expédia par la poste
et tous arrivèrent à leur destination. C'est ainsi que le père
Tondini et M. le comte Lavedan de Petitlieu furent joués.
Bientôt le règne des Broglie et Lavedan cessa et /' Union chré-
tienne parut en paix.
V Union chrétienne ne s'effrayant pas facilement ; elle
déclara la guerre à M. Jacquemet, évêque de Nantes. Dans
— 366 —

un mandement adressé à ses diocésains, cet évêque avait


fait du Tsar le chef de l'Eglise orthodoxe pour le spirituel.
J'engageai M. l'archiprêtre J. Wassilieff à lui répondre.
Il ne pouvait alors écrire en français. Je me chargeai de
répondre à l'évêque de Nantes et M. J. Wassilieff consentit à
signer mon travail. Sa signature, dans une pareille question,
avait plus d'importance que la mienne. Ses lettres à l'évêque
de Nantes, et celle à l'archevêque de Lyon sur la même
question, eurent beaucoup de succès. M. Augustin Galitzine,
en les attaquant, s'appliqua surtout à humilier M. J. Was-
silieff, en faisant entendre qu'elles n'étaient pas de lui. Le
style, selon M. A. Galitzine, sentait plutôt les bords de la
Loire que ceux de la Neva. C'était vrai, mais il n'en était
pas moins certain que l'évêque de Nantes et l'archevêque de
Lyon étaient battus, et n'avaient pas un mot raisonnable à
opposer à mes preuves.
La question du prétendu pouvoir spirituel du Tsar fut tel-
lement approfondie dans les colonnes de l'Union chrétienne,
que les hommes sérieux, et même les journaux fanatiques,
reconnurent la vérité de ce que nous avions démontré. Il n'y
a plus aujourd'hui que quelques fanatiques ignares qui osent
dire encore, quand ils veulent attaquer l'Eglise orthodoxe,
qu'elle reconnaît le Tsar pour pape. Mais cette assertion est
reconnue tellement stupide qu'un homme tant soit peu sérieux
n'oserait plus en assumer la responsabilité. Ce n'est plus bon
que pour M. W. Solovieff qui cite à l'appui un texte faux, et
qui le cite encore quand on lui en a démontré la fausseté.
Il faut abandonner ces gens à leur monomanie qui n'a rien
de bien dangereux.
Il y a des fous très inoffensifs.
Dans toutes les polémiques que j'ai soutenues dans l'Union
chrétienne, j'ai suivi ces principes :
L'union des Eglises doit avoir pour base l'unité de doc-
trine.
. — 367 —

L'Unité de doctrine ne s'entend que de la doctrine révélée,


et non des opinions que l'on à droit de soutenir dès que la
doctrine révélée n'est pas atteinte.
La liberté des opinions est aussi sacrée que la foi eh la doc-
trine révélée.
La doctrine révélée est celle qui a été enseignée par le Christ
et les apôtres, et qui à pour elle le témoignage constant des
Eglises apostoliques.
Ce témoignage résulte des écrits apostoliques acceptés dès
les premiers siècles par toutes les Eglises ; des écrits des Pères
de l'Eglise reconnus comme interprètes de la doctrine
acceptée de leur temps ; des décisions des conciles, surtout
des conciles oecuméniques, échos de la foi de leur époque.
De ces principes découlaient ces déductions :
La vraie Eglise est celle qui a enseigné la doctrine aposto-
lique traditionnelle sans y rien ajouter, sans en rien retran-
cher.
Toute Eglise qui a retranché quelque doctrine du symbole
de la foi primitive, ou qui y a ajouté, est une fausse Eglise.
De là ces conséquences : que l'Eglise catholique orthodoxe
d'Orient est la vraie Eglise ; que les Eglises romaine et pro-
testantes sont de fausses Eglises.
Nous n'avons pas dévié de nos principes.
Ils étaient ceux des anciennes Eglises occidentales. Leur
critérium de foi était celui que l'Eglise orthodoxe maintient
encore. Qu'on lise le célèbre traité De Locis theologicis du
savant évêque Melchior Cano, et Y Introduction à la théo-
logie de notre docte contemporain Macarius, ancien métro-
politain de Moscou, et l'on croira que ces deux ouvrages ont
été pour ainsi dire copiés l'un sur l'autre. Aujourd'hui l'Eglise
româno-papiste a changé son critérium de foi et a fait de
nouveaux dogmes. Nous avons dû le constater, discuter ces
prétendus dogmes; établir qu'en agissant comme elle l'a fait,
— 368 — .

elle a suivi une mauvaise tradition, en contradiction avec les


principes qu'elle admettait en apparence. De là une polé-
mique qui m'a conduit à mon volume intitulé : La papauté
hérétique. Je n'ai pas eu besoin d'avoir recours aux adver-
saires du romano-papisme pour prouver les innovations des
papes ; les érudits et les théologiens occidentaux m'ont fourni
des preuves suffisantes. J'ai démontré que la papauté, qui
avait créé le schisme entre l'Orient et l'Occident, avait déna-
turé le christianisme et remplacé la doctrine apostolique tra-
ditionnelle par des doctrines nouvelles contraires aux vieux
dogmes qui ont pour eux le témoignage constant de toutes
les Eglises.
Pour échapper aux conséquences qui découlaient des inno-
vations romaines, certains théologiens ont inventé une tradi-
tion occulte qui serait venue peu à peu au grand jour et
aurait eu le pape pour organe infaillible. Ces théologiens ne
pouvaient mieux démontrer que leur Eglise avait abandonné
le vrai critérium catholique. Qu'est-ce qu'une tradition
occulte? C'est celle qui n'existe pas. Lorsque l'Eglise romano-
papiste conservait encore, du moins en apparence, le crité-
rium catholique, elle ne voyait la tradition que dans le
témoignage de toutes les Églises, témoignage rendu univer-
.
sellement et perpétuellement aux doctrines crues et profes-
sées. C'était l'idée qu'en donnaient les plus anciens Pères de
l'Église, Tertullien dans son livre Des Prescriptions, saint
Irenée dans son livre Des Hérésies. Ce grand évêque théolo-
gien démontrait que les hérésies étaient écrasées par le témoi-
gnage rendu à la doctrine révélée par toutes les Églises apos-
toliques. Il se faisait cette objection : comment connaître ce
témoignage? Il établissait qu'il était facile de le connaître.
Puis il ajoutait : On n'a pas besoin de faire de grandes
recherches pour arriver à ce résultat. Nous avons près de
nous l'Eglise de Rome. Rome est la capitale de l'empire et
"
— 36g —

une foule de chrétiens s'y rendent continuellement. Arrivés à


Rome, ils se trouvent en communication avec les chrétiens
qui y résident et attestent par la foi qu'ils professent, la doc-
trine des Églises auxquelles ils appartiennent. C'est ainsi que
la foi universelle est attestée par ceux qui.viennent à Rome
de toutes parts, et que le témoignage de l'Église de Rome est
le résumé du témoignage universel.
Aujourd'hui, le témoignage. de l'Église de Rome n'a plus
la même valeur, puisqu'elle est tombée dans l'hérésie, qu'elle
n'est plus un- centre pour le monde entier, qu'elle a contre
elle le témoignage de toutes les Églises apostoliques; mais les
relations faciles qui existent entre les diverses parties du
monde chrétien suffisent pour que l'on connaisse parfaite-
ment la doctrine crue et professée dans toutes les Eglises
apostoliques, et que l'on soit convaincu des hérésies que la
papauté a mises à la place des anciennes doctrines révélées.
Je me suis attaché à mettre en lumière ces grandes doc-
trines dans l'Union chrétienne. Depuis trente ans je lutte
pour elles et je poursuis les hérésies romanistes sous toutes
leurs formes. Je puis dire que les trente volumes de cette
publication forment le recueil le plus complet de toutes les
questions qui ont été soulevées entre les Églises d'Orient et
d'Occident, et que je n'y ai laissé sans réponse aucune objec-
tion soulevée contre l'orthodoxie.
L'Union chrétienne est le premier journal orthodoxe fondé
en Occident. Je continuerai cette oeuvre- avec bonheur tant
que Dieu me conservera, la vie. Les adversaires de l'ortho-
doxie ont pu organiser contre elle la conjuration du silence;
ce silence systématique ne sert qu'à dissimuler à leurs yeux
leur défaite. Ils savent si bien qu'ils ne peuvent me
répondre, qu'au lieu de me combattre.ouvertement ils n'ont
jamais eu recours qu'à des moyens aussi lâches que ridicules
pour tuer mon oeuvre.
24
— 370 —

J'en ai cité quelques-uns. En voici encore un qu'il sera bon


de faire connaître.
Sous le règne du fameux Verhuel, dit Napoléon III, il y
avait une loi d'après laquelle on ne pouvait parler politique
dans un journal qui n'était pas timbré. Il est bien entendu
qu'on pouvait trouver de la politique partout. Le but de la
loi était, qu'à moins d'être timbré, on ne pouvait s'occuper
des affaires du gouvernement; mais avec un peu de bonne
volonté on pouvait trouver de la politique dans les articles
d'histoire, de philosophie, d'économie sociale, etc., etc.
On n'aurait pu trouver, dans l'Union chrétienne, aucune
phrase où je me sois occupé de la politique de M. Napo-
léon III ou de son gouvernement. On ne put donc pas son-
ger à me poursuivre devant les tribunaux, pourtant bien sou-
mis. Alors on songea aux employés du Timbre qui ne
devaient pas être bien difficiles en cette matière.
Sous l'inspiration de mes bons amis, l'administration du
Timbre me demanda d'abord cinquante francs pour avoir
parlé politique dans un numéro non timbré. Je n'avais pas
du tout envie de payer cette petite somme que je ne devais
pas, mais M. J. Wassilieff, mon collaborateur, m'engagea à
payer sans rien dire, afin d'éviter de plus fortes avanies. Je
payai de bien mauvais coeur, dans la persuasion que, bientôt,
le Timbre alléché me demanderait davantage. Je ne m'étais
pas trompé. Le Timbre alléché me demanda une seconde
fois trois cent cinquante francs. Cependant, le nombre des
numéros non timbrés était le même qu'à la première invita-
tion à payer. Alors je n'écoutai pas mes collaborateurs et
j'allai trouver un jurisconsulte, M. Laferrière, qui me
blâma d'avoir payé une première fois et me conseilla d'opposer
le silence le plus absolu à toutes les réclamations qui me
seraient faites : « Quand le papier timbré arrivera, me dit-il,
et que vous serez assigné devant les tribunaux, on verra ce
qu'il y aura à faire. » Le conseil était bon, je le suivis.
— 371 —

Je reçus une quantité considérable de petits papiers d'un


monsieur probablement timbré et qui signait d'une manière
illisible. Dans les premiers il me montra de grosses dents, soit
dit au figuré, car je ne sais pas s'il en avait. Il me menaçait de
toutes ses foudres si je ne me rendais pas à l'administration
du timbre pour payer. Pas de réponse. Alors des petits papiers
dans lesquels on me priait de solder l'amende à laquelle
j'avais été condamné. Pas de réponse. Puis, des petits papiers
où le monsieur me disait qu'il s'était présenté lui-même au
bureau de l'Union chrétienne pour s'entretenir avec moi de
mon affaire et qu'il ne m'avait pas rencontré. Pas de réponse.
Puis un petit papier dans lequel on me disait que je serais
déchargé de l'amende si j'en faisais la supplique au ministre
des finances. Pas de réponse.
L'Union chrétienne était alors imprimée à Paris. J'avais
prévenu mon imprimeur qu'il n'avait pas à s'occuper de cette
affaire, et que s'il payait quelque chose, il en serait pour ses
frais. Le monsieur à la signature illisible se présenta chez
mon imprimeur et l'avertit que j'allais avoir un procès. L'im-
primeur répondit : C'est justement ce que désire le directeur
de l'Union chrétienne. Devant cette, déclaration si catégo-
rique, les foudres du monsieur à la signature illisible s'étei-
gnirent tout à coup, et il proposa à mon imprimeur de signer
une supplique à M. le ministre des finances pour être déchargé
de l'amende dont j'avais été frappé. Le brave homme ne vit
à cela aucun inconvénient. Tel fut le résultat absolument ridi-
cule où aboutirent les adversaires de l'Union chrétienne.
Des intrigues aussi hypocrites que sottes, c'est tout ce
~

qu'ils eurent à opposer à une revue qui les poursuivait au


grand jour, qui dévoilait leurs erreurs et les mettait au défi de
répondre.
Plus je m'appuyais sur le vrai critérium catholique pour
dévoiler leurs hérésies, plus ils se sentaient faibles pour
— 372 —

répondre à un orthodoxe franc, loyal, instruit. C'est un hon-


neur pour notre humble revue, d'avoir tenu haut et ferme le
drapeau de la vérité chrétienne, au milieu du camp ennemi,
sans paour et sans reprouche, comme disaient les vieux che-
valiers.
XIII

Mémoire à l'empereur Napoléon III pour le rétablissement de l'Eglise


gallicane. — L'Exposition de la doctrine de l'Eglise orthodoxe. —
Les politesses des gentilshommesde l'Union (ci-devant monarchique)
à cette occasion. — Leur gentilhommerie courbe la tête et s'exécute.
— Importance de mon petit ouvrage. — Sa
Majesté l'impératrice Maria
Alexandrowna en accepte la dédicace. — Il fait son chemin et beau-
coup de bien. — S. M. Alexandre II encourage mes travaux. — Je
reçois la croix de Sainte-Anne de seconde classe. — La chancellerie
de la Légion d'honneur se transforme en Sacrée-Congrégation et me
refuse le droit de porter les insignes de la décoration. — Ma corres-
pondance avec le clérical Vinoy transformé en révérend père de la
Congrégation. — Rapport de l'archevêché. — Les trois mensonges de
Guibert. •— Le clérical Vinoy meurt et est remplacé par l'honorable
général Faidherbe. y— Je sollicite une nouvelle enquête. — Elle m'est
accordée. •— On me reconnaît le droit de porter les insignes de ma
décoration et la première enquête est annulée^ — Je deviens par occa-
sion rédacteur de .l'Univers sans qu'il s'en doute. — M. Dupanloup
mis en cause par le Dr Lefort ne répond rien. — Quelques notes sur
cet évêque. — L'Univers répond peu de chose au Dr Lefort — 11
s'agissait de l'incendie de la Bibliothèque d'Alexandrie. —: Le Dr Lefort
en accuse un patriarche orthodoxe. — Je confonds le Dr Lefort dans
les colonnes de l'Univers. — Singuliers procédés des journaux Le
Temps et le XIXe Siècle. — L'Univers, grâce à moi, a le beau rôle.
— Il me fait de
jolis compliments qu'il ne m'aurait pas adressés s'il,
m'eut connu. — Continuation de mes travaux orthodoxes. — L'his-
toire de]ïEglise.— Caractère de ce grand ouvrage dans lequel je
résume les études de toute ma vie. — Parallèle entre cet ouvrage et
lés prétendues histoires soit papistes soit protestantes. — Que Dieu
me prête vie pour arriver à mon but !

|5||mîï||||ous les ouvrages que je publiais avaient attiré'


Pill:S§pi 'attention. Ils me faisaient beaucoup d'ennemis
HH Bll Parrm les uitramontains, mais un grand nombre
^wn^MI de prêtres instruits avaient conçu pour moi la

plus haute estime. Plusieurs me faisaient visite, mais j'allais


rarement les voir, dans la crainte de les compromettre et
— 374 —
d'attirer sur eux les foudres de l'archevêché. Ceux qui étaient
dans une position à peu près indépendante se gênaient moins.
Parmi eux était M. l'abbé Vilain, ancien principal dans un
collège de Belgique. Il vint un jour me faire une commission
qui m'étonna beaucoup. Des prêtres du clergé de la chapelle
impériale l'avaient prié, de me voir et de me prier de faire
pour l'empereur Napoléon, un mémoire pour la restauration
de l'Eglise gallicane. L'abbé Vilain connaissait mes opinions
et mes sentiments à l'égard de ce triste Sire. Mais il me répon-
dit : « Faites un petit sacrifice. En fait, il est empereur ; en
fait, vous êtes son sujet, que vous le vouliez ou non. Laissez
ces petits détails de côté et adressez-lui un mémoire qui pourra
faire beaucoup de bien. Il en a assez de la curie romaine, et
si vous lui indiquez le moyen de s'en, débarrasser, il en sera
enchanté. Plusieurs prêtres de la cour pensent que vous seul
pouvez faire un pareil travail. Il faut que ce soit court, mais
clair et substantiel. Je vous en prie, au nom de notre vieille
amitié, faites ce que je vous demande ». J'hésitais, je croyais
que mon travail n'aurait aucun résultat.. A la fin, je cédai,
mais à condition que mon travail serait anonyme. La condi-
tion fut acceptée. En quelques jours il fut fait et imprimé
avec luxe. L'empereur le lut, l'approuva et promit d'en tenir
compte.
A dater de ce moment, il devint gallican, et il fit voir, à
l'époque du faux concile du Vatican, que mon mémoire ne
lui avait pas été inutile. Il n'avait pas assez de caractère pour
le mettre à exécution, mais il se montra fort opposé à l'in-
faillibilité papale. Darbo)"-, au moment du pseudo-concile,
était archevêque de Paris. Il connaissait si bien les disposi-
tions de son Seigneur et Maître qu'il fut un des opposants
les plus énergiques. S'il n'avait pas été aussi sûr de- lui
plaire en faisant de l'opposition, il aurait été ultramontain
comme il'l'avait été déjà plusieurs fois. Il alla même, jusqu'à
— 375 —

plaisanter le concile. Comme on avait écrit que presque tous


les membres avaient proclamé le dogme de l'infaillibilité, il
changea le mot presque ffere], en fer,oe, qui signifie bête, et
dit que toutes les bêtes avaient adhéré au nouveau dogme.
L'abbé Maret, évêque in partibus, se prononça également
contre le pseudo-concile et fit deux volumes qui furent impri-
més aux frais de l'empereur.
Qui sait ce qui serait advenu, si le pauvre Sire ne se fût pas
fourvoyé dans la triste guerre franco-allemande? Lorsqu'il fut
tombé de son trône usurpé" l'opposition au pseudo-conciledis-
parut, et monsignor Maret se soumit avec fracas et condamna
son livre. Pauvre Maret ! C'était cependant un homme esti-
mable et qui connaissait la'vérité. Mais il n'avait pas de
caractère et il aimait mieux dissimuler ce qu'il pensait que
d'avoir des difficultés.
Quant à Darboy, était-il encore gallican lorsqu'il fut fusillé
à la Roquette? Les ultrâmontains le pensent, car sa mort n'a
pas été un grand deuil pour eux ; leur requiescat in pace dis-
simulait mal le plaisir qu'ils ressentaient d'être débarrassés de
lui.
J'attaquai avec vigueur le pseudo-concile et son prétendu
dogme. Mais la polémique ne me faisait pas oublier un petit
ouvrage auquel mes amis attachaient la plus haute impor-
tance. C'était l'Exposition de la. doctrine de l'Eglise ortho-
doxe, à l'usage des personnes qui n'ont ni le temps ni la
capacité d'approfondir les questions théologiques. On sait que
la plupart des membres des diverses Eglises ne connaissent
ni les doctrines de leur propre Eglise, ni celles des autres
Eglises chrétiennes; de là, une foule'.d'erreurs dont sont
émaillées les conversations des gens du monde sur les ques-
tions religieuses.
Je conçus donc le projet de composer un petit ouvrage,
peu compliqué, très clair, dans lequel j'exposerais-les doc-
— 376 —
trines de,l'Eglise orthodoxe, en mettant en regard les.doc-
trines des Eglises romaine, anglicane et protestantes. L'ou-
vrage terminé, je demandai à M. le comte D. Tolstoï, alors
procureur général.du Saint-Synode, si Sa Majesté l'impéra-
trice Maria-Alexandrowna, daignerait en accepter la dédicace.
J'avais eu l'idée de faire cette demande pour recommander
mon ouvrage auprès des dames orthodoxes qui; à mon avis,
avaient besoin d'une connaissance plus exacte de la question
religieuseTorsqu'elles venaient en Occident et avaient des
relations avec la société papiste ou protestante. La pieuse
impératrice accepta la dédicace et approuva la lettre par
laquelle je lui dédiai mon petit livre. L'ouvrage fut bientôt
traduit dans toutes les langues des Eglises orthodoxes, y com-
pris l'arabe. Il se plaça bien partout, et j'estime que dans les
diverses Eglises orthodoxes on en plaça plus de vingt mille
exemplaires. Pour un-ouvrage religieux et qui n'eût jamais
recours à la réclame des journaux, c'est un succès tout à fait
exceptionnel. Ce que je considère aussi comme un succès,
c'est qu'aucun théologien dés Eglises dont j'ai exposé les doc-
trines ne m'a reproché une seule erreur. Les protestants, en
particulier M. de Rougemont, parlèrent de mon ouvrage avec
sympathie. On le traduisit eh anglais, et, ni en Angleterre,
ni en Amérique, on ne souleva d'objections. Les papistes
gardèrent le silence. Seule, l'Union (ci-devant monarchique)
en parla, mais seulement pour m'injurier, pour faire plaisir
aux Galitzine. M. Laurentie n'était plus directeur de ce jour-
nal, qui étaittombé entre-les mains de quelques gentillâtres;
ils n'avaient pas suivi les traditions du fils de paysan avec
lequel j'avais eu quelques relations au début de ma carrière
littéraire. Aucun d'eux n'avait vu un exemplaire de mon petit
livre qu'ils transformèrent en un gros volume rempli d'inep-
ties à peine intelligibles. S'ils'n'avaient parlé que du livre, je
n'aurais pas l'éclàmé; je n'aurais,opposé qu'un silence dédai-
— 377 —

gneux à leur stupide appréciation, mais ils s'attaquaient à


ma personne, me traitant grossièrement de schismatique et
d'apostat.
Je fis une réponse et je la portai moi-même au bureau des
gentilshommes journalistes. C'était une démarche polie.
Quand je me présentai, un gros hobereau enluminé vint à
ma rencontre et me' dit avec grossièreté : « Qu'est-ce que
vous voulez? » Je répondis : « Je vous apporte, Monsieur,
une réponse aux injures dont j'ai été l'objet dans votre jour-
nal, et je vous prie de l'insérer dans votre prochain numéro.
— Qui êtes-vous?—-Je suis M. l'abbé Guettée. — Ah! ah !
Eh bien ! nous insérerons votre lettre si cela nous convient et
quand nous voudrons. — Je regrette de ne pas rencontrer
ici M. Laurentie, votre maître à tous, et avec lequel j'ai eu
des relations fort polies; il m'aurait mieux écouté, ou plutôt
il ne m'eût pas injurié. Vous savez, Monsieur, que la loi est
faite pour votre journal comme pour tous les autres. Je me
suis dérangé pour vous apporter ma lettre par respect pour
M. Laurentie, votre directeur honoraire, et pour le comte de
Chambord dont vous êtes l'organe. Mais si vous ne tenez pas
compte de cette politesse, demain vous recevrez ma lettre par
ministère d'huissier. — Je vous réponds que nous nous
moquons de votre huissier, et que nous inséreronsvotre lettre si
cela nous convient.— Nous verrons bien, Monsieur ». Après
ces mots, je me retirai sans daigner saluer ce malotru. C'est
en de pareilles mains sales qu'était tombé l'organe du comte
de Chambord. Malgré les bravades du malotru, le journal
inséra ma lettre dans le numéro du lendemain. On avait un
peu plus peur de l'huissier qu'on le disait, et afin de ne pas
me donner le droit de répondre une seconde fois, on inséra
ma lettre purement et simplement, et sans commentaires.
Si les pseudo Russes- Augustin et Nicolas Galitzine cher-
chaient à me salir, je recevais des vrais Russes de nombreux
— 378 —

encouragements et témoignages de sympathie. Je ne puis les


mentionner tous ; mais, il en est un que je dois faire con-
naître pour rendre hommage au grand et si sympathique
empereur Alexandre II. Ce souverain si éclairé, si digne de
respect, on peut dire, si digne de vénération, n'a pas trouvé
grâce devant une secte immonde qui ne respecte rien, qui ne
croit ni à la vertu ni au bien. La mort cruelle qu'infligèrent
au grand empereur des sectaires qui font de l'assassinat un
moyen politique, nous a frappé au coeur. Nous avions eu
l'occasion de voir l'empereur Alexandre II lors de notre
voyage en Russie en i865. Le comte Tolstoï qui venait
d'être nommé procureur-général du Saint-Synode me dit
un jour : « L'Empereur sait que vous êtes à Saint-Péters-
bourg et m'a demandé si vous n'aviez pas sollicité une
audience. J'ai répondu : Le R. P. Wladimir est un homme
modeste et qui n'oserait demander une audience à Votre
Majesté. — Je veux le voir, répondit l'Empereur, faites lui
remettre de ma part une croix, et dites-lui que je l'attends à
Alexandrie. » C'est un petit chalet au milieu d'une forêt,
l'Empereur aimait à l'habiter une partie de l'année. En arri-
vant à la gare de Peterhoff, je trouvai une voiture de la Cour
qui me conduisit au chalet impérial.,
L'aide-de-camp de service était averti. Quelques minutes
étaient à peine écoulées que je fus introduit dans un modeste
cabinet où se trouvait l'Empereur. J'avais passé toute ma vie
au milieu des livres ; je n'étais pas au courant des usages du
grand monde, et j'étais fortement impressionné en pensant
que j'allais voir l'Empereur. Mon émotion ne dura pas
longtemps. Alexandre II me reçut avec une si noble simpli--
cité, me parla d'une manière si aimable que tout à coup je fus
absolument maître de moi. L'excellent Empereur' me fit
asseoir et m'offrit une cigarette, selon un usage bien répandu
parmi les Russes. ;
- - 379

J'avouai que je n'avais jamais fumé la plus innocente ciga-


rette, à plus forte raison le cigare ou la pipe. Heureux mortel,
me dit l'Empereur en riant. Puis la conversation s'engagea
sur la question religieuse, sur mon entrée dans l'Eglise ortho-
doxe. Je répondis à toutes ses questions. La conversation
l'intéressait, car il en oublia une revue qu'il devait passer à
Cronstad. L'audience durait depuis plus d'une demi heure,
lorsqu'un général entra fort discrètement et dit quelques
mots. L'Empereur se leva comme poussé par un ressort, et
me dit : « Père Wladimir, l'histoire dira que vous avez fait
oublier une revue à Alexandre II. C'est la première fois que
cela arrive. » En un clin d'oeil il était sur son cheval et filait
comme un oiseau, suivi d'un brillant état-major.
Je restai à causer quelques instants avec l'aide-de-camp
de service qui me demanda : « Eh bien, mon révérend père,
comment trouvez-vous notre empereur? » Je répondis :
C'est bien là un vrai empereur. Celui qu'on a en France,
n'est qu'un empereur d'occasion ». M. le comte D. Tolstoï
me dit que ce mot avait été rapporté à l'empereur qui en avait
beaucoup ri. On me félicita, dans toute la société russe,
d'avoir obtenu une si longue audience, et l'on me considéra
comme étant bien en cour. Je n'avais pas tant de prétentions,
et je savais bien que je n'étais bon que dans la société de mes
bouquins. La sainte impératrice Maria-Alexandrowna était
malade au moment ou je me rendis à Alexandrie. Elle avait
chargé l'empereur de me dire qu'elle regrettait beaucoup que
la maladie l'empêchât de me recevoir.
Dans la conversation que j'eus avec Sa Majesté Alexandre II,
je fus convaincu qu'il s'intéressait vivement à mes ouvrages.
Ce fut pour me donner une preuve de son intérêt qu'il me fit
adresser, de la manière la plus gracieuse, le cordon de com-
mandeur de l'ordre impérial et ro3ral de Sainte-Anne. J'en fus
d'autant plus flatté que je ne l'avais pas sollicité. Cette dis-
38o.
— —
tinction dont j'étais honoré mit en fureur mes adversaires. Il
ne sera pas'inutile de donner les pièces officielles de cette
affaire.
Afin de pouvoir porter, quand cela me conviendrait, les
insignes de l'ordre qui m'était conféré, je déposai à la Caisse
des dépôts et consignations la somme de cent francs, et à la
préfecture de la Seine les pièces qu'on me demanda à l'appui
de ma demande en autorisation.
Après deux mois, je reçus avis de me rendre à la préfecture
de la Seine. Je m'y rendis, et l'on m'y annonça que le Conseil
de la Légion d'honneur me refusait l'autorisation demandée.
On me remit mes pièces.
Je recevais en même temps avis de la Grande Chancellerie
de la Légion d'honneur que je pouvais retirer mes cent francs
de la Caisse des dépôts et consignations.
Je demandai à l'employé de la préfecture chargé de me
notifier le refus, sur quels motifs on s'appuyait pour me
refuser l'autorisation que j'avais demandée. Il me répondit
que je devais m'adresser, pour les connaître, à la Grande
Chancellerie de la Légion d'honneur.
Le jour même j'écrivis la lettre suivante à M. le Grand
Chancelier :

« Paris. 15 novembre 1873.

« MONSIEUR LE GRAND CHANCELIER,

« La préfecture de la Seine vient de me remettre les pièces


déposées par moi à l'effet d'obtenir l'autorisation de porter les

insignes de l'Ordre Impérial-Royal de Sainte-Anne de Russie.
On m'a donné avis, à la préfecture, que cette autorisation
m'était refusée par la Grande Chancellerie. J'ai demandé les
motifs de cette décision ; on m'a répondu que c'était à vous
que je devais m'adresser pour les connaître.
38i

« C'est pourquoi, Monsieur le Grand Chancelier, j'ai


l'honneur de vous écrire pour vous demander communication
des motifs sur lesquels on s'est appuyé pour me refuser l'au-
torisation demandée,
« Comme je suis un citoyen honorable, jouissant de tous
ses droits civils et politiques ; que je n'ai jamais rien eu à
démêler ni avec la police ni avec les tribunaux, je dois penser
que votre religion a été surprise ; sans cela vous n'auriez pas
pris une décision qui porte atteinte à mon honneur, sans
compter qu'elle est un affront pour Sa Majesté l'empereur de
Russie qui me connaît depuis longtemps et qui m'a envoyé
son Ordre de Sainte-Anne sans même que j'aie sollicité cet
honneur.
« J'espère, Monsieur le Grand Chancelier, que vous vou-
drez bien prendre cette lettre en considération, et me mettre,
par la communication que je vous demande, en mesure de
vous éclairer sur les faux renseignements qu'on aurait pu vous
donner.
« J'ai l'honneur d'être, Monsieur le Grand Chancelier,, de
Votre Excellence le très humble serviteur.

« WLADIMIR GUETTÉE,

« Docteur en théologie. »

Le lendemain, j'écrivis cette lettre à M.Te préfet de la


Seine :
« Paris, 16 novembre 1873.

« MONSIEUR LE.PRÉFET,

J'avais remis à la préfecture de la Seine les pièces à


«
l'appui d'une demande en autorisation de porter les insignes
de l'Ordre Impérial-Royal de Sainte-Anne de Russie. Hier
on m'a remis ces pièces en me donnant avis que la Grande
382

Chancellerie de la Légion d'honneur me refusait l'autorisation


demandée. Ce refus est une atteinte portée à mon honneur,
et je dois en connaître les niotifs. Vous avez été, Monsieur le
préfet, l'intermédiaire par lequel ma demande a été transmise
à la Grande Chancellerie de la Légion d'honneur. Je dois
donc m'adresser à vous pour avoir connaissance officiellement
des motifs du refus. Vous ne pouvez-trouver étrange que je
demande cette communication, car un citoyen honorable,
jouissant de ses droits civils et politiques, et qui n'a jamais
rien eu à démêler ni avec la police ni avec les tribunaux, doit
trouver fort extraordinaire qu'on lui refuse une autorisation
à laquelle il a droit.
« J'espère, Monsieur le préfet, que vous reconnaîtrez la
légitimité de la demande que je vous adresse et que vous
voudrez bien m'envoyer copie de la pièce qui a dû vous être
adressée par la Grande Chancellerie avec mes pièces à l'appui
de, ma demande en autorisation.
« J'ai l'honneur d'être, Monsieur le préfet, votre très
humble serviteur.
« W. GUETTÉE,

« Docteur en-théologie. »

Le Grand Chancelier, M. le général Vinoy, répondit ainsi


à ma lettre du 15 :

« Paris, le 19 novembre 1873.

« MONSIEUR L'ABBÉ,

« J'ai reçu la protestation que vous m'avez adressée en date


du i5 de ce mois, contre le refus opposé à Votre demande en
autorisation d'accepter et de porter les insignes dé l'Ordre de
Sainte-Anne de Russie.
« La décision qui vous concerne a été prise en conseil de
— 383 —

la Légion d'honneur, après avis de Son Excellence le Ministre


.
des cultes, et conformément à la législation sur les ordres
étrangers.
« Recevez, Monsieur l'abbé, l'assurance de ma parfaite
considération.
« Le Grand Chancelier,

« VINOY. »

De son côté, M. le préfet de la Seine me fit répondre ainsi :

« Paris, le 21 novembre 1873.

«. MONSIEUR,

« J'ai reçu la lettre, en date du 16 de ce mois, par laquelle


vous me demandez de vous faire connaître officiellement les
motifs qui ont déterminé le conseil de l'Ordre dé la Légion
d'honneur à vous refuser l'autorisation de porter les insignes
de la décoration de Sainte-Anne de Russie.
« Je n'ai été, Monsieur, dans cette circonstance, qu'un
intermédiaire entre vous et la Grande Chancellerie ; je ne puis
donc que vous inviter à adresser votre requête à M. le Grand
Chancelier, à qui il appartient de vous fournir, s'il y a lieu,
les renseignementsque vous demandez.
« Recevez, Monsieur, l'assurance de ma considération
distinguée.

« Le Préfet de la Seine,
« Pour le Préfet et par autorisation : '
« Le Secrétaire général de la préfecture,
« E. TAMBOUR.,»:
— 384 —

Je répondis à.M. le Grand Chancelier :

« Paris. 20 novembre 1S73.

(c
MONSIEUR LE GRAND CHANCELIER,

« Par votre réponse en date, d'hier, 19, vous me faites con-


naître que « la décision qui me-concerne », au sujet des insi-
gnes de l'Ordre de Sainte-Anne-de Russie, « a été prise en
conseil de la Légion d'honneur ».
« C'est une raison de plus pour moi de tenir à ce que cette
décision soit annulée, puisqu'elle a tant d'importance.
Vous ajoutez qu'« elle a été prise après avis de Son Excel-
lence le Ministre des cultes ».
Il y a là une illégalité. M. Batbie, ministre des cultes, n'a
pas plus à s'occuper de moi que moi de lui, car je n'appartiens
à aucun des cultes reconnus par l'Etat. 11 est vrai que j'ai
exerercé le' ministère ecclésiastique dans l'Eglise romaine;
mais je n'appartiens plus ni à cette Eglise ni à son clergé
depuis l'année 1857. Je les ai quittés alors volontairement,
parce que la religion est pour moi chose très sérieuse et que
ma conscience ne m'a pas permis de suivre le pape et les évo-
ques français à travers leurs évolutions doctrinales. Je suis
étonné qu'un ministre, professeur,de droit, n'ait pas compris
qu'il était incompétent en ce qui me concerne, dès que je
n'appartiens pas à un clergé reconnu-par l'Etat.
« Je ne suis et ne dois être pour l'Etat qu'un citoyen; or,

sous ce rapport, comme sous tous autres, personne ne peut


se dire .plus honorable que moi.
« Mais enfin puisque M. Batbie, ministredes cultes, a jugé
à propos de donner son avis sur une. question'qui me con-
cerne, je dois insister pour avoir communication de son rap-
port qui a été la base de la décision prise contre, moi par le
385

conseil de la Légion d'honneur. J'en connais le contenu ; mais


cela ne suffit pas.
« Je mets d'autant plus d'insistance pour en obtenir une
communication textuelle, que j'y suis calomnié. Il y a même
dans cette pièce deux calomnies, sans compter le reste. J'ai
le droit de me servir du mot calomnie, car il est consacré par
un jugement du tribunal civil de la Seine, lequel a condamné
comme diffamateurs de mauvaise foi plusieurs individus
qui s'étaient servis, dans certains journaux, de quelques-unes
des expressions employées par M. le ministre Batbie dans son
rapport. Ce jugement a été confirmé par la Cour d'appel.
« Je veux croire que c'est par inadvertance que M. le
ministre Batbie m'a calomnié, quoique je ne comprenne pas
plus une inadvertance dans un ministre qu'une illégalité dans
un professeur de droit. Mais, un fait certain, c'est que le con-
seil de la Légion d'honneur a été induit en erreur par l'avis
illégal et calomnieux de M. le ministre des cultes, et que ce
conseil doit tenir à honneur de revenir sur sa décision. L'illé-
galité est flagrante, elle fournit au conseil un motif suffisant
pour revenir sur sa décision. Quant aux calomnies dont je
suis l'objet dans le rapport de M. le ministre des cultes, j'en-
verrai ma défense au conseil de la Légion d'honneur dès que
le rapport m'aura été communiqué.
« Je dois vous déclarer, Monsieur le Grand Chancelier,
que je ne suis pas homme à laisser dormir une question, dès
que mon honneur y est intéressé. Un général français ne peut
blâmer cette juste susceptibilité; et, en homme intelligent,
vous comprenez qu'il n'y a pas seulement de l'honneur dans
l'armée. '
« Si je n'obtiens pas justice, j'en appellerai au tribunal de
l'opinion publique. Je n'aime ni le bruit ni le scandale, niais
je ne laisserai pas la parole à mes diffamateurs. La vérité'et
la justice les ont déjà flétris ; mais puisqu'ils relèvent la tête
— 386 —

et qu'ils n'ont pas craint de tromper un ministre et par là


le conseil de la Légion d'honneur, je saurai de nouveau les
écraser.
« Ne croyez pas, Monsieur le
Grand Chancelier, que je
fasse ces démarches pour la satisfaction de mettre une rosette
à ma boutonnière. Je suis bien au dessus de cette sotte vanité.
Mais mon honneur est en cause, et c'est un devoir pour moi
de le faire respecter.
« J'ai l'honneur d'être,
de Votre Excellence, le très humble
serviteur. N

« W. GUETTÉE,

« Docteur en théologie, commandeur de l'Ordre


.
impérial-royal de Sainte-Anne de Russie. »

Le même jour, j'adressai cette lettre à M. Batbie, ministre


des cultes :
« Paris, 20 novembre 1873.

« MONSIEUR LE MINISTRE,

« Vous avez adressé au conseil de l'Ordre de la Légion


d'honneur un rapport contre moi. Ce rapport a motivé le
refus qui m'a été fait de porter les insignes de l'Ordre impé-
rial-royal de Sainte-Anne de Russie.
« Le rapport que vous avez fait. Monsieur le Ministre, est
illégal, car vous n'aviez pas à vous occuper de moi dès que je
ne fais pas partie d'un clergé reconnu par l'Etat. Je ne dois
être pour vous qu'un citoyen, et la question ecclésiastique
n'est de votre compétence que lorsqu'il s'agit d'un culte
reconnu par l'Etat. De plus, vous vous' êtes fait l'écho de
calomnies flétries par un jugement du tribunal civil de Paris,
confirmé en appel.
: « Je viens de développer ces considérations dans, une
lettré
à M. le Grand Chancelier de la- Légion d'honneur. Je lui
— 387 —

demande communication textuelle de votre rapport, afin que


je puisse y répondre sur tous les points.
« Vous avez été, Monsieur le Ministre,
indignement trompé
par mes adversaires. Vous aurez, je l'espère, assez d'honnêteté
pour le reconnaître, lorsque j'aurai présenté, mes preuves.
Veuillez donc m'aider auprès de la Grande Chancellerie ou
de la préfecture de la Seine pour que votre rapport me soit
communiqué officiellement et que j'aie la possibilité de vous
présenter une défense complète.
« Je ne vous dissimulerai pas, Monsieur le Ministre, que
si je n'obtiens pas justice, je ferai appel à l'opinion publique.
Je n'aime ni le bruit ni le scandale, mais je dois défendre mon
honneur injustement attaqué.
« J'ai l'honneur d'être, Monsieur le Ministre, de Votre
Excellence, le très humble serviteur.

« W. GUETTÉE,
«Docteur en théologie, commandeur de l'Ordre
impérial-royal de Sainte-Anne de Russie. »

Je ne reçus pas de réponse de ce grand personnage qui


s'appelle Batbie. C'était un clérical féroce, et il se croyait en
sûreté de conscience parcâ les calomnies dont il s'était fait
l'écho, lui avaient été fournies par le cardinal Guibert, arche-
vêque de Paris.
Son silence est significatif.
Le préfet de la Seine avait été plus poli ; mais sa lettre
demandait une réponse. Je lui écrivis ainsi :

« Paris, 22 novembre 1873.

« MONSIEUR LE PRÉFET,.

« J'ai reçu votre lettre datée d'hier, 21, et dans laquelle vous
me dites que vous ne pouvez me communiquer officiellement
— 388 —

-
les motifs qui ont déterminé le conseil de l'ordre de la Légion
d'honneur à me refuser l'autorisation de porter les insignes de
la décoration de Sainte-Anne de Russie.
« Votre raison c'est, que, « dans cette circonstance, vous

« n'avez été qu'un intermédiaire entre moi et la Grande

« Chancellerie. »

« C'est précisément à titre d'intermédiaire que je me suis


adressé à vous ; c'est à vous que les pièces à l'appui de ma
demande ont dû être remises ; c'est à vous qu'elles ont été ren-
voyées avec le rapport sur lequel on s'est appuyé pour motiver
le refus. J'ai donc dû m'adresser à vous pour avoir copie de
ce rapport.
« Je ne vous dissimulerai pas que je me suis adressé en
même temps à la Grande Chancellerie.
« On m'a répondu que la décision avait été prise en consei
de la Légion d'honneur sur l'avis du ministre des cultes.
« J'ai répondu que l'avis de M. le ministre des cultes est
illégal, puisque je n'appartiens pas au clergé reconnu par
l'État; que cet avis est calomnieux, puisqu'il contient des
accusations que les tribunaux ont flétries comme autant de
diffamations faites de mauvaise foi. C'est le jugement du tri-
bunal civil qui le dit.
« J'ai donc insisté auprès de la Grande Chancellerie;
j'insiste en même temps auprès de vous, Monsieur le préfet,
comme mon intermédiaire auprès de la Grande Chancellerie.
« J'ai écrit également à M. Batbie, ministre des cultes, pour
l'avertir qu'il avait été indignement trompé par mes adver-
saires, et qu'il devait, pour son honneur, me communiquer
son rapport, afin de me fournir l'occasion de l'éclairer.
« Je vous le dirai franchement, Monsieur le Préfet, je ne

me contenterai pas d'un jugement dans lequel, sur l'avis illé-


gal et calomnieux de M. Batbie, on a jugé, condamné et
exécuté mon honneur, à huis-clos,' comme dans un tribunal
— 389 —

d'inquisition; je n'aime ni le bruit ni le scandale, mais si


justice ne m'est pas rendue, je publierai un Mémoire dont
j'ai déjà réuni les éléments. Je ne permettrai pas qu'on attente
à mon honneur resté intact en France comme en Russie, mal-
gré la haine dont me poursuivent de pieux adversaires, qui
ont fourni à M. le ministre des cultes des calomnies qu'il a
acceptées sans les contrôler.
« Vous pouvez, je crois, Monsieur le préfet,
éviter ce scan-
dale en vous entendant avec MM. le Grand Chancelier et le
ministre des cultes pour me communiquerle rapport qui vous
a été transmis.
« J'ai l'honneur d'être, M. le préfet, de Votre
Excellence,
le très humble serviteur.
« W. GUETTÉE,
,

« Docteur en théologie, commandeur de l'Ordre


impérial-royal de Sainte-Anne de Russie. »

M. le préfet de la Seine garda le silence.


Le Grand Chancelier m'adressa cette réponse à ma lettre
du 20.
« Paris, le 23 novembre 1873.

« MONSIEUR L'ABBÉ,

« J'ai reçu la nouvelle lettre que vous m'avez écrite le 20 de


ce mois, au sujet du refus opposé, par le conseil de la Légion
d'honneur, à votre demande en autorisation de porter les
insignes de l'ordre de Sainte-An ne de Russie.
« L'autorisation d'accepter et de porter une
décoration
étrangère n'est pas un droit que chacun soit apte à revendi-
quer, c'est un acte purement gracieux que rien n'oblige le
gouvernement à souscrire. Dans ces conditions, la Grande
Chancellerie n'a pas à revenir sur l'avis émis par le Conseil
de l'Ordre, et je ne puis que vous en témoigner mon regret.
— 390 —

« Recevez, Monsieur l'abbé, l'assurance de ma considéra-


tion.
«Le Grand Chancelier
« VINOY. ».
Je répondis :

« Paris, 29 novembre 1873.

« MONSIEUR LE GRAND CHANCELIER,

En réponse à ma lettre du 20, vous m'écrivez que



« chacun n'est pas apte à revendiquer l'autorisation d'accep-
té ter et de porter une décoration étrangère » ; que cette auto-
risation est « un acte purement gracieux que rien n'oblige le
« gouvernement à- souscrire ».
« Je vous* prierai de remarquer que je n'ai point demandé
l'autorisation, d'accepter la décoration dont Sa Majesté l'em-
pereur de toutes les Russies m'a honoré. Une acceptation est
un acte privé qui n'est pas plus du ressort du gouvernement
français que l'acte par lequel Sa Majesté l'empereur de toutes
les Russies m'a honoré de son Ordre de Sainte-Anne.
« Quant à porter les insignes d'un ordre, c'est un acte
public que le gouvernement peut autoriser ou refuser. Mais
son autorisation est-elle un acte purement gracieux que rien
n'oblige le gouvernement à souscrire? S'il en était ainsi, le
gouvernement ne demanderait pas les pièces à l'appui de la
demande en autorisation, ne prescrirait pas une double
.
enquête, et surtout ne demanderait pas de l'argent pour l'ac-
corder. L'autorisation susdite est donc un acte administratif
que le gouvernementpeut accorder ou refuser, selon la nature
des motifs qui peuvent le déterminer.
« Quels sont les motifs qui ont décidé le gouvernement à
me refuser l'autorisation que j'ai demandée? On ne veut pas
me les faire connaître officiellement, on élude de répondre
— 391 —

directement à ma demande. Pourquoi? Le gouvernement


aurait-il de ces motifs que l'on n'ose pas avouer publique-
ment? Je regrette, pour le conseil de la Légion d'honneur,
qu'il ait accepté, les yeux fermés, Yavis du gouvernement
transmis par un ministre qui ne pouvait le transmettre légale-
ment; je regrette, pour la Grande Chancellerie, qu'elle ait été
l'intermédiaire d'une décision prise par suite de cet avis illégal
et calomnieux. Mais puisque le conseil de la Légion d'hon-
neur doit obéir à dés règlements que l'on dirait calqués sur
ceux de l'Inquisition, et qu'il ne peut pas plus revenir sur sa
décision que s'il était infaillible, je me contenterai de faire
cette déclaration : que je n'aurais point demandé l'autorisa-
tion de porter les insignes de l'Ordre de Sainte-Anne de
Russie,- si j'eusse considéré cette autorisation comme une
grâce de la part du> gouvernement. Je n'ai pas plus de grâce
,
à demander au gouvernement actuel qu'à ceux qui l'ont pré-
cédé. Je n'ai jamais revendiqué que mes droits; je ne me suis
jamais abaissé au métier de solliciteur. On aurait pu m'accor-
der, depuis longtemps, même un grade élevé dans la Légion
d'honneur, et l'on aurait été moins embarrassé de faire con-
naître mes titres que ceux d'un grand nombre de chevaliers,
et même d'officiers du grade le plus élevé; mais je n'ai jamais
rien demandé, et je ne veux même pas que l'on croie que j'aie
sollicité une faveur, en demandant l'autorisation de porter les
insignes d'un ordre qui m'ont été gracieusement octroyés par
Sa Majesté l'empereur de toutes les Russies. Libre au gou-
vernement actuel de la pauvre France de se montrer plus dif-
ficile que ce grand-et magnanime souverain; mais libre à
nioi de déclarer que je n'ai voulu lui demander ni grâces ni
faveurs.
« La question étant posée comme elle l'a été par vous,
Monsieur le Grand Chancelier, je suis si éloigné d'insister
pour obtenir l'autorisation que j'ai demandée comme un
droit, que je la refuserais si on voulait me raccorder.
— 392 —

«; Seulement je ne veux pas laisser, par mon silence, votre


décision prescrire contre mon honneur. Je connais les motifs
.
qui ont déterminé le gouvernement à me refuser l'autorisation
que j'ai demandée. Le public les connaîtra également et jugera
entre lui et moi.
« J'ai l'honneur d'être,. Monsieur le Grand Chancelier,

« Votre très humble serviteur.


« W. GUETTÉE,

«. Docteur en théologie, Commandeur de l'Ordre


Impérial-Royal de Sainte Anne de Russie. »

Lorsque, à la préfecture de la Seine, on me communiqua


la décision du conseil de la Légion d'honneur, je fus surpris,
on le comprend. Je m'imaginais être un citoyen honorable,
et cette décision m'apprenaitqu'on n'avait pas de moi la même
opinion au palais de la Légion d'honneur.
Je demandai sur quels motifs on s'appuyait pour me
refuser l'autorisation que j'avais demandée. On me répondit
que je devais, pour les connaître, m'adresser à la Grande
Chancellerie.
Cependant on voulut bien me lire une phrase du rapport
fait contre moi ; elle était à peu près ainsi conçue : « L'atti-
tude de M. Guettée, lors du procès Verger, lui mérita une
admonestation sévère de M. le procureur impérial Waïsse,
et, par suite, une sentence d'interdit de la part de l'autorité
ecclésiastique ».
Tels sont les motifs à moi connus qui ont motivé la déci-
sion du conseil delà Légion d'honneur. S'il en a eu d'autres,
on refuse de me les faire connaître; je ne puis donc les dis-
cuter. Quant à ceux qui précèdent, voici ce que j'ai à
répondre.
Il n'est pas- vrai que M. Waïsse, .procureur-impérial, m'ait
.
- -
393

adressé une admonestation sévère par suite de mon attitude


lors du procès Verger. Celui qui a donné ce renseignement à
M. Batbie, et par lui au conseil de la Légion d'honneur, EN
A MENTI. Ce menteur est M. le cardinal Guibert, archevêque
de Paris.
Voici les faits: tels qu'ils se sont passés :
Parmi les nombreux témoins à décharge réclamés par l'ac-
.
cusé Verger, assassin de M. Sibour, archevêque de Paris, je
fus seul assigné, moi qui ne savais rien, et une pauvre fille
qui n'en savait pas davantage.
J'étais seul avec cette pauvre fille dans la salle des témoins
à décharge, et avec les gendarmes qui allaient et venaient.
Jamais je n'avais assisté à aucune audience de cour d'assises,
et je n'y ai jamais assisté depuis. J'avais été tellement impres-
sionné par l'assignation qui m'avait été envoyée que j'en
fus malade. Avant de paraître devant la cour, j'étais trem-
blant; lorsque je fus appelé et interrogé, je pus à peine
ouvrir la bouche pour répondre, en quelques mots, à la
question qui me fut posée par le malheureux Verger.
Telle a été mon attitude à l'audience, et j'inflige le démenti
le plus formel à ceux qui diraient le contraire.
On le dira cependant, et on a dit même plus; M. Batbie et
M. Guibert n'ont pas eu la primeur des calomnies répandues
contre moi.
A peine le procès Verger était-il terminé, que l'on- me fai-
sait écrire, par ma propre soeur, religieuse à la Guadeloupe,
qu'elle était désolée de ce que j'étais compromis dans l'affaire
Verger.
Le Jésuite n'avait pas perdu de temps, comme on-voib II
s'était hâté' d'aller jusqu'à la Guadeloupe pour me noircir-. Il
exploitait le titre de témoin à décharge que l'assignation
m'avait donné; on transformait ce titre en celuide défenseur.
Je sais que'ma déposition, simple, exprimée modestement:,
— 394 —

je dirai même avec embarras et timidité, ne fit pas l'affaire de


certains adversaires haut placés. M. l'abbé Buquet, un hon-
nête homme égaré dans la société des E. et des V., me remer-
cia de la manière dont je m'étais exprimé au sujet de l'arche-
vêque; il savait que j'avais de graves et justes motifs de le
traiter sévèrement; mais j'aurais cru manquer à toutes les
convenances si je n'avais pas été respectueux pour un homme
assassiné, en présence d'une cour d'assises appelée à juger son
assassin. Du reste, je ne me faisais pas violence en parlant
convenablement de M. Sibour. Je l'avais aimé, et sa mort
m'affligea profondément. Ce n'est pas moi qui aurais ri,
comme l'ont fait d'autres prêtres, en allant lui jeter l'eau
bénite sur son lit funèbre. Comme je parlais à M. Buquet de
ce scandale qui m'avait attristé : « Je sais bien, mon cher
ami, me répondit-il, que vous n'appartenez pas à cette caté-
gorie de prêtres ».
Si l'injustice dont M. Sibour s'était rendu coupable à mon
égard, ne fut pas réparée par son successeur, M. Buquet n'en
fut pas responsable. Cet honnête prêtre devait échouer devant
l'intrigue de quelques misérables fanatiques. S'il n'est plus là
pour l'attester, je pourrais nommer tel et tel prêtre, dans le
diocèse de Paris, qui savent parfaitement à quoi s'en tenir à
ce sujet.
Mais le jésuite sait-il respecter la vérité? Son métier n'est-il
pas de tant mentir, de tant calomnier, qu'il en reste toujours
quelque chose ?
Passons au second mensonge du Rapport Guibert. signé
Batbie. Ai-je été interdit par l'autorité ecclésiastique?
Non ; le dire est un mensonge; et la vérité est si claire,
peut être si facilement connue, que le mensonge devient une
diffamationfaite de mauvaise foi.
En I86T, plusieurs journaux clérico-légitimistes s'étaient
avisés de m'attribuer une brochure qui n'était pas de moi, et
— 395 —

qui était intitulée : Rome et les évêques de France. Ils


disaient beaucoup de mal de la brochure pour rabaisser l'au-
teur ; et ils insultaient l'auteur en prétendant qu'il était un
prêtre interdit, afin de rabaisser la brochure. Parmi les
journaux qui répandirent la fausse nouvelle et la diffamation,
était la France centrale, de Blois, patronnée parle sieur
Pallu. Or, Blois est le lieu de ma naissance; je dévais donc
attacher plus d'importance à l'article de la France centrale
qu'à tous autres. La Correspondancefrançaise avait com-
muniqué la diffamation à plusieurs autres journaux.
Je déférai la France centrale et la Correspondancefran-
çaise au tribunal civil delà Seine, qui rendit, les 5 et 12 avril
1861, le jugement dont la teneur suit :
« Sur la demande formée par M. l'abbé Guettée contre
M. Blazeix, gérant de la France centrale, et M. Privât, direc-
teur de la Correspondancefrançaise, le Tribunal a rendu
le jugement suivant :
« En ce qui touche la France centrale :

« Attendu que dans son numéro du 12 janvier .1861, le


journal la France centrale a publié un article dans lequel il
indiquait l'abbé Guettée comme l'auteur d'une brochure inti^
tulée : Rome et les évêques de France et le qualifiait prêtre
interdit ;
« Attendu qu'il résulte des documents produits au tribunal
la preuve que cette énonciation est inexacte, et que l'abbé
Guettée n'a jamais été prêtre interdit ;
« Attendu que la publication de ce renseignement erroné
est de nature à porter atteinte à l'honneur et à la considéra-
tion du demandeur ;
« Attendu que le gérant du journal ne saurait décliner la
responsabilité de l'article qu'il a inséré en établissant que la
nouvelle avait déjà été annoncée dans d'autres journaux ;
qu'en effet il est de principe que le journal qui, reproduit, un
— 3g6 —

article déjà paru se l'approprie en le publiant, et qu'il doit


vérifier les renseignements qu'il donne à ses lecteurs ;
« Attendu que le gérant de LA FRANCE CENTRALE peut
d'autant moins invoquer sa bonne foi, que l'abbé Guettée
avait longtemps exercé son ministère dans le diocèse de Blois ;
qu'il avait coopéré à la rédaction du journal, et que tous les
documents de la cause démontrent que les rédacteurs n'ont pu
se méprendre sur la position réelle de l'abbé Guettée :
« En ce qui touche Privât :

« Attendu que la Correspondance française, dont Privât


est le directeur, a recueilli les renseignements donnés par la
France centrale, et, au moyen de sa correspondance auto-
graphiée, les a transmis, notamment aux différents rédacteurs
du journal 7e Courrier de Lyon, sans prendre soin d'en véri-
fier l'exactitude ;
« Que ce fait porte également préjudice à l'abbé Guettée,
puisqu'il a permis au Courrier de Lyon de donner une nou-
velle publicité aux renseignements erronés déjà annoncés par
la France centrale;
« Attendu que le tribunal a les éléments nécessaires pour
apprécier le préjudice causé au demandeur et prescrire les
mesures propres à les réparer ;
« Attendu "qu'il n'y a aucune solidarité entre les défen-
deurs, dont les deux faits sont indépendants l'un de l'autre ;
« Attendu que l'exécution provisoire est demandée en
dehors des termes de l'art. i35 du code de procédure civile ;
« Attendu, en ce. qui touche la demande en garantie de
Privât contre Blazeix, que Privât ne pose pas de conclusions
à l'audience et que d'ailleurs, par les motifs énoncés plus haut,
cette demande devrait être repoussée ;
-
« Par ces motifs,
« Condamne Blazeix, comme gérant de la France cen-
trale, à titre de dommages-intérêts,- à insérer le présent juge-
— 397 —

ment en tête des trois premiers numéros qui paraîtront de


son journal ;
« Autorise l'abbé Guettée à le faire insérer dans trois jour-

naux de Paris et cinq journaux des départements, à son


choix, et aux frais des défendeurs, qui supporteront par
moitié le coût de ces insertions ;
« Sur le surplus des conclusions, met les parties hors de

cause ;
« Condamne Blazeix et Privât, tous deux es noms, aux
dépens envers l'abbé Guettée ;
« Condamne Privât aux dépens de sa demande en garantie
contre Blazeix. »
J'aurais pu déférer mes calomniateurs au tribunal correc-
tionnel qui les aurait sans doute condamnés à l'amende ou à
la prison. C'est à la demande de mon avocat que je les déférai
seulement au tribunal civil ; il me disait que le procédé était
plus honorable.
Il y avait parmi les pièces lues au tribunal, une lettre éma-
nant de l'archevêché de Paris et qui, sur ma demande, m'avait
été adressée pour la circonstance. Dans cette lettre, on déclare
positivement et formellement que je ne suis pas interdit. Il
parut si clair au tribunal que je n'avais pas encouru cette
flétrissure, et les pièces imprimées qui lui étaient fournies en
contenaient la preuve si évidente, qu'il n'hésita pas à juger
que mes adversaires n'avaient pu me diffamer sans mau-
vaise foi.
Le jugement de la première chambre du tribunal civil de
la Seine, publié par les journaux judiciaires, fut reproduit
par un très grand nombre d'autres journaux. Il est donc
notoire que je n'ai jamais encouru la plus légère condamna-
tion de la part de l'autorité ecclésiastique.
Lès pièces imprimées transmises au tribunal étaient mon
acte d'appel contre Morlot et mon Mémoire à consulter. Il
- - 398

était bien démontré que l'affaire Verger n'avait même pas


servi de prétexte à la mesure que l'on avait prise contre moi.
Comment donc se faisait-il que Son Eminence Monsei-
gneur le cardinal Guibert, archevêque de Paris, avait osé
donner à M. Batbie ce renseignement: que j'avais été interdit
par suite de mon attitude dans l'affaire Verger?
C'est là tout simplement une infamie. Mais Guibert ne
s'était pas contenté d'une double diffamation mensongère.
Dans son mémoire à M. Batbie il y en avait une troisième
que je n'ai connue que plus tard.
Le général Vinoy étant mort, sans doute en odeur de sain-
teté, puisqu'il était clérical de la plus vilaine eau, l'honorable
général Faidherbe fut nommé à la place de grand chancelier
delà Légion d'honneur. Je lui adressai une lettre dans laquelle
je le priais de reviser ma cause, enterrée par le Révérend Père
Vinoy, et de faire une nouvelle enquête. J'avais ajouté à cette
lettre les pièces à l'appui. Peu de temps après cet envoi, je
reçus la visite d'un monsieur qui me dit être chargé de venir
causer avec moi à propos de mon affaire. J'avais reçu une
semblable visite lors de la première enquête ; mais celui qui
était venu chez moi alors me parut un vrai cuistre; il était
très crasseux et avait un air patelin qui sentait son jésuite à
plein nez. Il m'avait parlé de l'affaire Verger et de mon inter-
dit. Je lui avais fourni tous les renseignements que l'on
pouvait désirer, je n'avais rien à cacher. Le visiteur delà
seconde enquête était propre et n'avait pas l'air jésuite. « Je
viens, me dit-il, simplement pour la forme. L'affaire Verger
et l'interdit sont choses jugées, d'après les renseignements
exacts que vous avez donnés. Quant à la question de moeurs,
nous savons que vous êtes trop honorable.pour qu'on puisse la
soulever. « Il y a donc une question de moeurs, dis-je à mon
interlocuteur? L'employé de la préfecturede la Seine, qui m'a
donné'connaissance du rapport fait contre moi, ne m'a parlé
— 399 —

que du procès Verger et de l'interdit. — Il n'aura pas osé sou-


lever la troisième question ; il savait que le rapport ne vous
serait pas communiqué, et, du reste, l'accusation n'est
appuyée sur aucune preuve ; c'est une simple insinuation. »
J'appris ainsi que Son Eminence Monseigneur le cardinal
Guibert, archevêque de Paris, s'était rendu coupable à mon
égard de trois mensonges diffamatoires. C'était beau pour un
archevêque. Je dis à mon interlocuteur : « Je ne demande pas,
Monsieur, que vous n'attachiez aucune importance à l'accu-
sation portée contre moi. Il y a seize ans que j'ai quitté ma
maisonnette des environs de Paris, pour venir me fixer dans,
le pavillon que j'habite, afin de me rapprocher de l'Eglise
russe. Mon quartier est comme un village ; tout le monde se
connaît. Vous pouvez aller chez tous mes voisins ; ils vous
renseigneront sur tous les détails de ma vie. Allez aussi chez
l'archevêque et demandez lui des preuves à l'appui de son troi-
sième mensonge. — Je ne ferai pas cela, Monsieur, vous êtes
un homme trop honorable pour qu'on attache la moindre
importance à une imputation dénuée de preuves. Je me suis
contenté d'aller chez le curé de la paroisse qui vous connaît
et vous respecte. » Au bout de quelques jours, je reçus une
lettre fort polie par laquelle j'étais invité à passer à la Grande
Chancellerie de la Légion d'honneur. Je m'y rendis. Un
homme fort distingué me reçut, et me dit que la première
enquête était annulée ; il me remit le diplôme qui m'auto-
risait à porter les insignes de commandeur de l'Ordre de
Sainte-Anne, et ajouta que j'étais dispensé de verser les cent
francs que l'on exigeait dans les cas ordinaires.
C'est ainsi qu'un honnête homme comme le général
Faidherbe avait pu transformer en très peu de temps une
administration, assez pourrie, sous le régime du Révérend
Père Vinoy, pour accepter comme des:.vérités les TROIS
MENSONGES:- DIFFAMATOIRES de Son Eminence
— 400 —
Monseigneur le cardinal Guibert, archevêque de Paris.
Je ne connaissais pas cet homme avec lequel je n'eus jamais
aucune relation ; mais il voulait se venger des critiques faites
dans l'Union chrétienne sur quelques-uns de ses mande-
ments. Il s'imaginait que ses calomnies resteraient cachées
sous son beau costume d'écrevisse cuite ; il n'en a pas été
ainsi; son infamie éclate avec évidence.
Le directeur de /' Union chrétiennen'était cependant pas si
canaille que voulait le faire croire M. le cardinal Guibert ;
la preuve, c'est que je vins au secours de M. Dupanloup et
du journal l'Univers qui paraissaient bien battus par le
D Le Fort, un chirurgien très connu qui eut un jour la fan-
1'

taisie de publier une brochure dans le but de prouver que la


fameuse Bibliothèque d'Alexandrie n'avait pas été brûlée par
Omar, mais par le patriarcheThéophile.
M. Dupanloup, évêque d'Orléans, était pris à partie par
M. le D Le Fort. Ce personnage, dont on a tant parlé, était
1'

fort peu de chose. Il était fils de la Savoie et de sa mère,


comme dit l'abbé Barbier dans la Biographie du clergé con-
temporain. M 110 Dupanloup était servante chez le cardinal de
Rohan-Chabot, archevêque de Besançon. Son Eminence avait
un amour paternel pour le fils de sa servante et le gâtait au
suprême degré. Le jeune Dupanloup fut placé au petit sémi-
naire de Paris. Il allait passer ses vacances au palais archié-
piscopal de Besançon. Il s'y plaisait tant et on l'y aimait tant,
qu'il oubliait le jour de la rentrée.
L'abbé Frère, qui était alors supérieur du séminaire, écrivit
à son élève qu'il n'aurait plus à revenir s'il n'était demandé ;
mais Son Eminence apaisa l'abbé Frère et M. Dupanloup
rentra au séminaire dont il fut depuis supérieur. Il y amena
sa mère qui gouvernait sa maison.
M. Dupanloup s'illustra en publiant six volumes d'extraits
textuels de Fénélon; il prêcha dans plusieurs paroisses de
— 40'1 —

Paris, se faufila un peu partout et finit par devenir évêque.


A part ses extraits de Fénélon, tout ce qui fut publié sous
son nom était de fort médiocre qualité. Il appartenait à la
secte catholique-libérale avec MM. de Montalembert, de
Broglie, de Falloux, etc., etc., et ce fut lui qui donna la
communion aux membres de la secte, dans' la chapelle de
la Roche en Brénil, appartenant à M. de Montalembert.
Arrivé à ce degré de célébrité, il n'est pas étonnant que
M. le D1' Le Fort l'ait choisi pour antagoniste lorsqu'il lui
prit fantaisie de traiter une question historique qu'il ne con-
naissait pas, mais que M. Dupanloup connaissait peut-être
encore moins.
M. Dupanloup ne jugea pas à propos de répondre à M. le
D1' Le Fort. L'Univers essaya de répondre, mais sa réponse
était si faible qu'elle n'aurait fait qu'augmenter la con-
fiance que le célèbre chirurgien avait dans ses connaissances
,
historiques. S'il ne s'était agi que d'une question romano-
papiste, je ne me serais pas mêlé de la querelle, mais il s'agis-
sait d'un patriarche orthodoxe d'Alexandrie, et je crus de mon
devoir de prendre sa défense.
J'aurais pu répondre, dans l'Union chrétienne, à M. le
D 1' Le Fort ; mais ma réponse n'aurait pas eu autant d'im-
portance que dans un journal quotidien, organe reconnu dés
jésuites et des grands catholiques. Seulement, comment
l'aborder? comment amener M. le D1' Le Fort à répondre?
C'était le point difficile. Pour la première fois de ma vie, je
fus diplomate.
11 s'agissait de faire croire à M. le Dr Le Fort que je n'étais

pas bien sûr de pouvoir lui répondre ; à l'Univers que je lui


répondrais très bien. J'adressai donc au pieux journal une
lettre assez ingénue pour tromper M- le Dr Le Fort, et faire
comprendre à l'Univers que son correspondant n'était pas
aussi ingénu qu'il avait l'air de l'être.
26
— 402 —

Je réussis, nia lettre parut dans l'Univers. M. le Dr Lé


Fort le prit de haut, et me traita en ingénu qui avait besoin
de son érudition. Le Temps, un journal savant et très sérieux
comme chacun sait, accepta les lettres du D Le Fort. Le
1'

XIXe Siècle inséra ma lettre ingénue et la réponse du


Dr Le Fort. Il me croyait si bien battu que je ne pourrais
que balbutier pour répondre à mon antagoniste. Il se posa
donc fièrement en journal honnête qui publierait toutes les
pièces de la discussion.
Il oublia ses engagements dès ma première réponse au
D Le Fort, et ne la publia pas. Il en fut de même pour les
1'

suivantes, il donnait les lettres de mon adversaire et non les


miennes, c'était significatif. Seulement, dans une note signée
A., on me reprochait de garder l'anonyme. Je répondis que
le rédacteur du XIXe Siècle gardait aussi l'anonyme puisqu'il
ne signait que d'une majuscule, à moins que ce rédacteur ne
crut que ses lecteurs n'avaient besoin que d'ajouter un N et
un E à sa majuscule pour trouver son vrai nom. Alors-,
About se fâcha tout rouge. Croire qu'il n'était qu'un âne !!!
quelle outrecuidance. Il m'appela alors Sous-Veuillot et
déclara que les lettres que je lui adresserais seraient jetées à
la hotte du chiffonnier. Je répondis qu'elles seraient ainsi
dans un endroit plus propre que le bureau de son journal. Je
m'amusais des colères d'About. L'Univers reproduisait.mes
petites lettres et disait : on voit que notre savant et spirituel
correspondant s'amuse. En effet, je m'amusais des colères
d'About, sans oublier le principal, c'est-à-dire, mes réponses
au Dr Le Fort. L'Univers avait le beau rôle. A ma prière, il
avait publié les lettres dû D Le Fort à côté des miennes. Le
1'

Temps, en journal de haute honnêteté, ne publia pas une


seule ligne de mes réponses. Après avoir publié quelques
lettres du D1' Le Fort, il déclara que la discussion était close.
La dernière qu'il publia ne fut pas placée dans le corps du
.
--— -4o3 —
journal, mais au bas d'un supplément, à la fin de la dernière
colonne et en très petits caractères, afin que personne ne
l'aperçût. C'était bien avouer que le Dr Le Fort n'avait pas
les honneurs de la polémique. Il faut avouer que le Temps se
conduisit d'une singulière manière. Il insultait le Dr Le Fort
en ne lui laissant que la place que nous avons indiquée pour
la dernière lettre qu'il voulait insérer ; puis, il déclarait close
une discussion où il n'avait pas cité une seule ligne des
réponses adressées à son correspondant. Ces procédés sont
ordinaires dans la petite presse sans science et sans principes,
mais dans un journal qui a tant de prétentions à l'honnêteté,
à la science, au sérieux !!!
Le XIXe Siècle ne publia plus rien dès que le Temps
n'admit plus de lettres du D Le Fort.
1'

Mais la question n'était pas épuisée. Je continuai dans


jl'Univers à publier des lettres au Dr Le Fort, qui ne répondit
!pas.
La discussion fut donc terminée à mon avantage, même
de l'aveu tacite des journaux qui s'étaient si bruyamment
déclarés en faveur de mon adversaire.
De toutes les pièces delà polémique je fis une brochure, et
j'en envoyai un paquet fort convenable à l'Univers en le
priant de distribuer les exemplaires à ses amis.
L'Univers saura à l'avenir que j'ai été un de ses rédac-
teurs, que mes articles ont eu son approbation, qu'il me
trouva de la science et de l'esprit, et que ses adversaires furent
bien battus, mais pas contents.
Admettons des circonstances atténuantes pour les compli-
ments que me fit l'Univers; il ne savait pas qu'un hérétique
s'était faufilé dans sa pieuse phalange.
Cette petite excursion dans les colonnes de l'Univers ne.
m'empêcha pas de continuer mes travaux orthodoxes. La
rédaction de l'Union chrétienne ri'était pour moi qu'une dis-
—' -404 —

- traction et mes études les plus sérieuses étaient concentrées


dans YHistoire de l'Eglise dont je viens de publier, ces
jours-ci, le sixième volume. Toute ma vie a été consacrée aux
études les plus approfondies sur les Pères de l'Église, les actes
des conciles et les documents de l'histoire de l'Église. J'ai
voulu concentrer dans un grand ouvrage le résultat des tra-
' vaux de toute ma vie, ce grand ouvrage, je le publie sous le
titre à!Histoire de l'Église.
Dans les Eglises occidentales, romaine et protestantes, on
a publié beaucoup d'Histoires de l'Eglise. J'ai lu les plus
importantes et j'ai vu que, dans tous ces ouvrages, on s'était
principalement attaché à faire plier tous les documents dans
un certain sens favorable à tel ou tel système ecclésiastique.
J'ai rencontré, dans la plupart de ces ouvrages, de véritables
monstruosités qui accusaient chez les auteurs, ou la plus
grande mauvaise foi ou la plus crasse ignorance. Je me suis
aperçu que la plupart de ces prétendus historiens se copiaient
les uns les autres, et ne s'inquiétaient pas des documents
authentiques dont ils n'avaient aucune connaissance.
Mon système historique a été tout autre. l'ai composé mon
livre avec les documents. Je n'ai pas fait de théories au sujet
de l'Église primitive dont tous se réclament ; j'ai traduit les
documents de cette Église; on les lit, en lisant mon ouvrage.
Cela valait mieux que de faire de prétenduephilosophie de
l'histoire qui n'est fondée ni sur les documents ni sur les
faits.
Pour les périodes apostoliques et des Conciles oecuméni-
ques, j'ai cru qu'il fallait donner les textes des Pères et des
Conciles, véritables interprètes des doctrines et témoins des
faits. Les conclusions découlent d'elles-mêmes de ces véné-
rables documents qui sont si clairs, si positifs que toute dis-
cussion est inutile, et ne peut être abordée que par les écri-
vains qui veulent les subordonnera leurs théories.
— 4°5 —

Pour les époques suivantes, on n'a à sa disposition que des


écrivains plus ou moins honnêtes et sérieux dont les témoi-
gnages doivent être sévèrememt contrôlés. Leurs écrits n'ont
plus l'importance de ceux des Pères de l'Église primitive
pour constater là foi et la discipline apostoliques, mais
d'après leurs témoignages on peut établir tels ou tels faits qui
ont, même au point de vue de la doctrine, la plus haute
importance.
Nous écrirons YHistoire de l'Église jusqu'à nos jours avec
l'honnêteté et le soin que nous avons mis aux six premiers
volumes, publiés aujourd'hui. Si Dieu nous accorde encore
quelques années de vie, nous aurons démontré que l'Eglise
orthodoxe actuelle à continué l'Eglise primitive ; qu'à l'époque
où la papauté commença la guerre contré cette vénérable
Église, elle n'a fait qu'opposer à ses innovations la doctrine
et les lois de l'Eglise primitive, et qu'encore aujourd'hui, si
'elle se trouve séparée de l'Église occidentale, c'est qu'elle est
restée fidèle à la foi et aux lois de l'Église primitive, qu'elle
oppose aux innovations de la papauté.
Notre'ouvrage sera donc la démonstration de cette vérité :
que l'Église orthodoxe actuelle est l'héritière de l'Église primi-
tive, qu'elle en est l'héritière fidèle, qu'elle n'a rien ajouté à
ses doctrines, qu'elle n'en a rien retranché, qu'elle est, par
conséquent, la véritable Église du Christ et des apôtres.
XIV

Résumé de mes souvenirs

|||||^|||||jj 1 résulte de mes Souvenirs que, dès ma jeunesse,


wÊÈ, llllll je pourrais dire, depuis mon enfance, j'ai été
'SJ WÈ&
un travailleur infatigable;
BagffiQgEJiËial Que les études les plus arides, avaient de
l'attrait pour moi ;
Que j'ai eu à combattre, dès mes débuts, quelques cuistres,
qui trouvaient que je ne subissais pas assez leur direction
dans mes études;
Encouragé par un évêque respectable, Mgr Fabre des
Essarts, de vénérée mémoire, je pus lutter contre ces cuis-
tres, et arriver à une haute réputation dans le clergé français ;
A la mort de Mgr Fabre dés Essarts, je quittai le diocèse
de Blois, et les prêtres que mes travaux avaient rendus jaloux
furent obligés d'attester que j'étais un prêtre distingué par mes
moeurs aussi bien que par ma science ;
Mgr Fabre des Essarts fut remplacé sur le siège épiscopal
de Blois par un sieur Pallu aussi distingué par son ignorance
que par son fanatisme ultramontain. Les prêtres jaloux de
Blois organisèrent contre moi une conjuration honteuse et
— 4p8 —-

digne d'eux ; ils étaient gallicans sous Mgr Fabre des Essarts ;
ils devinrent tout à coup ultramontains exagérés sous le sieur
Pallu, et condamnèrent, dans YHistoire de l'Eglise de
France ce que Mgr Fabre des Essarts avait approuvé. Leur
mauvaise marchandisefut couverte par le pavillon d'une mitre
épiscopale;
Le sieur Pallu se gonfla ; prit à mon égard un grand air
d'autorité scientifique et m'écrivit une lettre dont on fit
plusieurs copies à l'adresse des chefs de la secte ultramon-
taine;
Cette secte s'organisait alors sous la haute protection de la
(l'é?) curie papale. De pauvres sires comme Thomas Gousset,
archevêque de Reims, et Guéranger, dominaient l'Église de
France; la plupart des évêques subissaient leur joug;
La secte me dénonça à Rome en s'appuyant sur la lettre
ignare du sieur Pallu, et la Congrégation de l'Index mit sut-
la liste des livres prohibés un ouvrage qui m'avait mérité
l'approbation de la plus grande partie des évêques de France.
C'estjjainsi que, dans cette fameuse Eglise romaine, qui a
tant de prétentions si mal justifiées, on a traité un prêtre que
l'on considérait comme savant et honorable.
Malgré mes démarches pour connaître ce que l'on avait à
reprocher à mon livre, je ne pus rien savoir que ce qui était
contenu dans la lettre du sieur Pallu. Que me reprochait-on
dans cette lettre? Des opinions qui avaient été toujours sou-
tenues par cette grande Église de France, que les papes eux-
mêmes étaient obligés de proclamer la plus belle province du
royaume de Jésus-Christ.
Un archevêque de Paris, M. Sibour, prit quelque temps
ma défense contre la coterie ultramontaine. Obsédé par le
sieur Pallu et ses amis, il me trahit, et je restai sans appui
contre un parti qui ne reculait devant aucune injustice, et
qui m'était d'autant plus hostile qu'il ne pouvait répondre
— 4o9 —

aux écrits dans lesquels je les poursuivais au nom delà vérité


catholique.
Les persécutions dont je fus l'objet ne me découragèrent
jamais Je luttai avec courage contre mes adversaires, et
j'abordai cette fameuse question de la papauté que l'on me
jetait à la face pour me déclarer hérétique, schismatique et
révolté.
J'étudiai la papauté, non dans les livres de ses adversaires,
mais dans ceux de ses défenseurs, les Bellarmin, les Zaccharia
et tant d'autres. Comme ils prétendent que la papauté a pour
fondement la tradition catholique, je contrôlai tous les textes
des Pères et des conciles qu'ils ont cités. Je trouvai que tous
les textes cités par eux étaient faux, tronqués, détournés de
leur vrai sens. J e dus en conclure que la papauté n'était
qu'une institution basée sur le mensonge.
Dès lors, j'avais fait le grand pas vers l'orthodoxie.
J'étais déjà presque orthodoxe en écrivant comme les
anciens gallicans. Car, à part deux ou trois questions sur
lesquelles elle avait subi l'influence papale, l'Eglise gallicane
s'était énergiquement prononcée en faveur des grands prin-
cipes qui font la base de l'orthodoxie. Une fois la question de
la papauté résolue, j'étais complètement orthodoxe.
C'est ainsi que la sotte opposition qui me fut faite me con-
duisit à l'examen des questions que l'on soulevait contre moi,
.
et que cet examen me conduisit à l'orthodoxie.
J'en étais là, lorsqu'un vénérable évêque de l'Eglise ortho-
doxe de Russie, Mgr Leontius, aujourd'hui archevêque de
Varsovie et membre du Saint-Synode, me vit à Paris et vou-
lut bien être mon intermédiaire auprès du Saint-Synode
Dirigeant de l'Eglise orthodoxe russe. Que le vénérable Leon-
tius daigne recevoir l'hommage de ma profonde reconnais-
sance pour le service qu'il m'a rendu, en me faisant ouvrir les
portes de la sainte Eglise orthodoxe dé Russie!
— 410 -~'

Dès que je fus membre de l'Eglise orthodoxe, je sentis


comme un souffle de liberté. Cette Eglise romaine que je quit-
tais n'avait été pour moi qu'une prison où l'on avait essayé
de me charger de chaînes, où l'on avait eu recours aux plus
hypocrites tortures pour tuer ma science et ma raison. Si
encore on m'avait poursuivi au nom de la doctrine divine et
des canons vénérables édictés par les apôtres et les grands
conciles oecuméniques! Mais l'Eglise romaine n'a plus ni
doctrine, ni canons respectés. L'évêque s'attribue l'infaillibi-
lité et la puissance absolue dans son diocèse, comme le pape
dans toute l'Eglise. Ses prêtres sont des esclaves. L'évêque
peut les briser, les déshonorer, selon son bon plaisir. Un mot
de lui suffit pour briser la carrière la plus honorable et
flétrir celui qui mériterait, mieux que lui, de porter la mitre.
L'Eglise orthodoxe s'est toujours tellement prononcée en
faveur de la doctrine révélée et la disciplineprimitive, que les
papistes lui reprochent sottement son immobilité. Mais, en
même temps, elle est respectueuse de la raison de l'homme et
de la liberté de son intelligence.
J'ai donc pu, en croyant et en professant la doctrine divine,
en me soumettant aux lois vénérables de l'Eglise primitive,
écrire en toute liberté, discuter les erreurs occidentales, sans
recevoir la moindre admonestation de mes vénérables pères,
les évêques orthodoxes.
Elle est belle, elle est vénérable et sainte cette grande Eglise
orthodoxe de Russie! Je ne veux pas terminer mes Souvenirs
sans lui rendre l'hommage qui lui est dû. Immobile dans la
doctrine révélée que l'on ne pourrait modifier sans donner
un démenti à Dieu, elle respecte l'intelligence que Dieu a
donnée à l'homme pour s'exercer dans tous les domaines qui
appartiennent au monde. Comme Dieu, elle abandonne le
monde aux discussions humaines et se contente d'être la gar-
dienne immobile de l'héritage apostolique.
— 4II —

Dans son organisation extérieure, conforme aux anciennes


lois disciplinaires, elle sait rendre à César ce qui appartient à
César et à Dieu ce qui appartient à Dieu. Les souverains de
Russie, ses fils et ses protecteurs, ne lui ont jamais demandé le
plus petit sacrifice de la doctrine dont elle est l'héritière et la
gardienne, et elle-même n'a jamais manqué aux devoirs
qu'elle avait à remplir envers ceux qui sont appelés de Dieu
pour gouverner l'Etat. Ce n'est pas aujourd'hui qu'elle aurait
quelque chose à craindre du grand empereur Alexandre III,
le modèle des orthodoxes et le modèle des souverains; et ce
magnanime empereur n'a rien à craindre, de son côté, de la
sainte Eglise qui met son honneur à lui rendre les hommages
qui lui sont dus.
Grâce à cet accord qui découle des principes mêmes de
l'orthodoxie, la Russie forme ce grand Etat chrétien, que l'on
cherche vainement ailleurs, et qui n'existera jamais que dans
lès Etats orthodoxes.
ERRATA

Des erreurs typographiques se^sont glissées dans ce volume. Nous


en indiquons quelques-unes que nos lecteurs rectifieront- facilement :

P. 17. Dernière ligne, au lieu de oedificatibus, lisez : oedificautibus.


P. 18. Première ligne, au lieu de aporteat, lisez : oporteat.
P. 18. Douzième ligne, au lieu de autum, lisez : autem.
P. 44. Première ligne, au lieu de ^'ouvrage, lisez : ouvrage.
P. 64. Huitième ligne, au lieu de Sulpice, lisez : Saint-Sulpice.
P. 64. Vingt-sixième ligne, au lieu de Bloisois, lisez : Blésois.
P. 70. Dix-septième ligne, au lieu de Ils les avaient, lisez : 11 les avait.
P. 133. Deuxième ligne, au lieu de ma, lisez : une.
P. 195. Huitième ligne, au lieu de laisser, lisez : laissé.
TABLE DES MATIÈRES

' * ' '' " /' "PAGES


I. —
Mon éducation ecclésiastique. — Chez M. l'abbé Léon Gara-
pin.— Au petit séminaire.—,-Un..s'upérieur éteignoir.-— L'abbé
Meunier. — Les professeurs'.'— Mes lectures. — Au grand
séminaire. — La philosophie sous l'abbé Venot. — La théo-
logie sous les abbés Laurent et Richaudeau. — Une petite
lettre de M. Richaudeau et réponse. — L'abbé de Belot et
l'abbé Duc, supérieurs du séminaire. — La congrégation
jésuitique de l'abbé Duc. — Une émeute. — Les noirs et les
.blancs. — Intervention de l'évêque M. de Sauzin. — La paix
-rétablie.— Mauvais sentiments de l'abbé Duc à mon égard. —

11,
naire avec bonheur ............
Mes relations avec le père Fantin, jésuite. — Je quitte le sémi-

— Débuts de la vie ecclésiastique. — Vicaire à Saint-Aignah-


-. -.

sur-Cher. — Un joli curé et son joli régiment du ruban rongé.


7

— Pourquoi M. le curé fit grand éloge de moi pour me faire


nommer curé. — Vicaire à Montrichard. — Un bon curé qui
apprit à connaître Duc et Ci 0. — Curé à Fresnes. — Méthode
pour apprendre le catéchisme à des crétins. — Mes écoles.
— Joli rôle de M. l'inspecteur et de M. le préfet. — Mes pre-
mières relations avec M. Fabre des Essarts, vicaire général.
— Mes premiers travaux littéraires. — M. Fabre des Essarts
veut m'encourager et me nomme curé de Saint-Denis-
sur-Loire. — Intrigues de Duc et Cie pour m'empêcher
d'avoir cette place. — Mort de Mgr de Sauzin. — M. Fabre
des Essarts lui succède. — Il s'intéresse à mes travaux. —
11 veut voir le manuscrit de mon premier volume et le fait
examiner par M, Guillois, le prêtre le plus savant du diocèse.
— Rapport de M. Guillois. — M. Fabre des Essarts remet
mon premier volume à son imprimeur. •— Ecrivain ecclé-
siastique par autorité épiscopale. —- Nuée de jaloux. — Les
cinq propositions de l'abbé Morisset. —Intrigues pour empê-
cher l'approbation officielle de mon premier volume. — Mes
relations avec M. de Belot. .— Conférences ecclésiastiques. —
— 4*6 —
FAGES
Je suis élu secrétaire à l'unanimité. — Succès de mes Rap-
ports. — Projet de confier la direction du grand séminaire à
M. Léon Garapin. — Il accepte à condition que je serai au
séminaire pour le seconder. —Les oies de la cour épiscopale
font un tel bruit que le pauvre évêque est obligé d'abandonner
son projet. — Les jésuites remplacent Duc et Cîc au sémi-
naire. — Ma réputation comme écrivain en dehors du diocèse
de Blois. — Souscriptions et lettres épiscopales. •— Eloges de
M. l'abbé Darboy; du père Prat, jésuite; des trappistes de
Staouéli ; de M. Laurentie, —, Révolution de 1848. — Les
républicains de Blois m'offrent la rédaction de leur journal.
— Mgr Fabre des Essarts m'engage à accepter. — Je viens
me fixer à Blois. — Mgr des Essarts me fait préparer un loge-
ment à l'évêché. — Il tombe malade. — M. Léon Garapin me
conseille de différer mon installation à l'évêché. — Mgr des
Essarts atteint mortellement. — Je demande l'autorisation
de quitter le diocèse. — Gracieuse autorisation qui m'est
accordée. — Tout le monde content 29
II!. — A Paris.— Mon professorat.— Ordures et bigoterie.— Une
soirée à l'archevêché. — L'archevêque Sibour veut que j'ac-
cepte un ministère ecclésiastique. — L'hôpital Saint-Louis.—
Invitation de Mgr le cardinal Gousset, archevêque de Reims.
— Visite à Son Eminence. •— Elle court après sa pantoufle.
— L'abbé Gerbet. — M. Pallu-Duparc nommé évêque de
Blois. —-. Je lui fais visite et lui envoie mon ouvrage. — Drôle
de remerciement de Sa Grandeur. — Sa lettre à l'Ami de la
Religion. — Ma réponse. — Lettre que M. Pallu m'adresse.
— Ses critiques de l'Histoire de l'Eglise de France. —
Double réponse. •— Intrigues secrètes contre mon ouvrage à
l'évêché de Blois. — M. Gousset et les amis de M. Pallu dans
les diocèses d'Angoulême, de La Rochelle et de Poitiers. —
Ils prennent au sérieux les observations de M. Pallu. — Ce
qu'elles valent. — Elles sont l'écho des sottises de mes
anciens ennemis de Blois. — Je veux bien en tenir compte
par amour de la paix. — Je consens à faire des corrections.
— Pendant mes démarches pacifiques, les amis de M. Pallu
me dénoncent à Rome par l'entremise d'un certain Gauthier.
— La Congrégation de l'Index condamne mon ouvrage. —
Cette besogne est si malpropre que MM. Pallu, Gousset et
Pie se défendent d'y avoir pris part 57
IV. — Comment j'apprends la mise à l'index de mon ouvrage. —
Belle récompense pour mon dévouement pendant une épi-
démie cholérique, — J'annonce à Mgr Sibour le décret de
l'Index. •— Ses dispositions. — 11 m'engage à m'entendre avec
plusieurs théologiens pour combattre l'Index. — Ma corres-
pondance avec le nonce et le préfet de la Congrégation de
— 417 —
FAGE
l'Index. — Petites comédies à l'archevêché. — Premières
polémiques avec les journaux. — Je demande des examina-
teurs qui se récusent. — Lettres de M. Pie, de Poitiers;
Gousset, de Reims ; Pallu, de Blois. — L'archevêché contrôle
et approuvemes lettres aux journaux. — L'abbé Migne et son
journal. — Soumission ridicule des libraires Guyot. —
L'archevêque est circonvenu par les ultramontains. — Singu-
lières recommandations de M. Lequeux faites au nom de
l'archevêque. — Je prévois, dès lors, que l'archevêque
m'abandonnera après m'avoir encouragé. — Je demande qu'il
fasse examiner mon livre; il refuse. — La prétendue soumis-
sion de M. Lequeux. — Il se fait défendre et se défend lui-
même par un écrit anonyme intitulé : Mémoire sur le droit
coutumier. — Ma conduite est plus franche 85
V. — Situation de M. l'archevêque de Paris vis-à-vis de Rome. —
Mes amis et mes ennemis dans le diocèse de Blois et à Paris.
— Publication de mon huitième volume.-— Colère de mes
ennemis. — Les trois indignes évêques de la Rochelle, Lucon
et Angoulême demandent des mesures rigoureuses contre
moi à l'archevêque de Paris.— Pallu, de Blois, agit de même.
— La farce appelée concile de La Rochelle. — Trois Pierrots
i contre un Aigle.
— Correspondance avec M. Donnet, arche-
vêque de Bordeaux et avec Cousseau, d'Angoulème. — Rap-
port fait au pseudo-concile de La Rochelle. — Il est envoyé
à l'archevêque de Paris à condition qu'on ne me le communi-
querait pas. — Comment je pus en prendre copie. — Discus-
sion du rapport. — Mon supplément aux décrets du concile
de La Rochelle 131
VI. — Approbation de Mgr Fabre des Essarts. — Elle est en
complète contradiction avec les assertions mensongères de
M. Pallu. — Entretiens confidentiels de Mgr Fabre des
Essarts et de Mgr Allou, évêque de Meaux, au sujet de ma
personne et de mon ouvrage. — Approbation de Mgr.le car-
dinal de la Tour d'Auvergne-Lauraguais,évêque d'Arras. —•
Quelques mots sur ce grand évêque. — Approbation de Mgr
Robiou jde la Tréhannais. -*- Mgr Coeur, évêque de Troyes. •—
Nos relations. — Magnifique lettre qu'il m'adresse. — Autres
approbations. — Insolences de Dulac de l'Univers a propos
des approbations que je n'ai pas publiées. — Comment le
Messager de l'Ouest cherche à expliquer ces approbations.
— Caractère de la polémique de Dulac. — Il est désavoué
par la rédaction dé l'Univers elle-même. — Ce que pensaient
de mon ouvrage les hommes les plus savants. — Le R. P.
Caillau. — L'abbé Delpit et l'abbé de Cassan. Floyrac dans
la Galette dé France.— Petites indiscrétions de l'abbé Delpit —.
sur M, Gousset. — Gousset et Guéranger. — Honte pour
27
— 4i,8 —
- l'Eglise de France. — L'abbé de Belot dans la France cen-
PAGE

trale. — Pallu admoneste ce journal-girouette. — M. l'abbé


Morel me prie de lui permettre de faire la table générale de
mon ouvrage. — Quel était ce vénérable prêtre. — L'abbé
Lacarère, prêtre de la Mission. — Mes amis et mes ennemis. 185
VII. — M. Sibour à Rome pour la définition de l'Immaculée-
Conception. — Précautions qu'il prend à mon égard avant
son départ. — Belle déclaration ultramontaine rédigée par
M. l'abbé Darboy. —Je ne l'accepte pas. — L'archevêque
m'envoie son valet de chambre pour me demander ma cor-
respondance avec l'archevêché. — On se moque de lui a
Rome. — Il prend l'engagement de persécuter les Gallicans.
— Son homonyme Sibour fait évêque de Tripoli. — Darboy,
protonotaire apostolique, — Promesse du cardinalat faite à
l'archevêque. — A son retour, il embouche la trompette ultra-
montaine. — Il persécute Lequeux, Prompsault et Laborde.
— Moyens qu'il prend pour arriver à m'ôter ma place. — Ses
intrigues échouent. — 11 m'annonce que je dois me retirer.
— Conditions que je mets à ma retraite. — Belle attestation
que l'on me donne. — Je me retire. _— Ma première lettre à
Mgr Sibour. — Grand émoi à l'archevêché. — On m'enlève
et on me rend immédiatementl'autorisation de dire la messe,
— L'archevêque m'invite à l'aller voir. — Notre entrevue. —
Vérités que je lui dis. — Il se fâche, puis il s'apaise et me
promet de me donner une place digne de moi après un cer-
tain délai.— Il est assassiné par le prêtre Verger 215
VIII. — Verger, ses antécédents. — Comment mon ami Parent
du Châtelet fit sa connaissance. :— Confidences de Verger. —
Comment il est traité par l'archevêque. — Je vois Verger chez
M. Parent du Châtelet. — M. du Châtelet et moi faisons
placer Verger dans une cure du diocèse de Meaux. — Il vient
me voir pour me demander des livres. — Il me fait une
secpnde visite pour me les rapporter. •— Ses attaques contre
le tribunal de Melun. — L'évêque de Meaux est obligé de lui
ôter sa place. — Il revient à Paris. — M. du Châtelet lui
adresse des reproches. — 11 vient chez moi et me prie d'in-
sérer un factum dans mon journal l'Observateur catholique.
— 11 se jette à mes genoux et me fait peur. — Il était fou. —
Ni M. Parent du Châtelet ni moi nous n'entendons plus parler
de lui. — Les journaux nous apprennent son crime. —
M. Parent du Châtelet regrette de ne l'avoir pas pris chez lui,
pensant qu'il aurait peut-être empêché le crime.-^Procès de
Verger. — Je suis cité comme témoin à décharge. — Infamie -
des gens de l'archevêché qui espéraient me compromettre.
— Ma comparution. — Demandes et réponses. — Impossible
d'en abuser.,— Mes ennemis se rabattent sur mon titre de
— 419 —
PAGES
témoin à décharge qu'ils confondent avec celui de défenseur.
— Cette sottise fait son chemin. — Verger est condamné à
mort et exécuté. <— Cette sentence est injuste. "— On a guil-
lotiné un fou. — On devait l'enfermer dans une maison
d'aliénés 239
IX. — M. Lequeux. — Jansénisme et jésuitisme — Feu contre
feu. — Messire Pallu et Messire Baillés convaincus d'igno-
rance crasse. — Fondation de l'Observateur catholique. —
Attaques contre le nouveau dogme de l'Immaculée-Concep-
tion. — M. le cardinal Gousset et M. Malou, évêque de
Bruges, réfutés. — Mgr Clausel de Montais, évêque de
Chartres vient à Paris pour me féliciter. — Les Sulpiciens
empêchent mon entrevue avec le vénérable évêque. — Pour-
quoi les Sulpiciens sont devenus ultramontains. — Suite de
mes attaques contre l'ultramontanisme et l'Immaculée-Con-
ception. — Publication des Mémoires et du Journal de l'abbé
Ledieu sur Bossuet. — MM. Poujoulat et Dulac convaincus
d'ignorance. — Publication de l'Histoire des Jésuites. —
Pourquoi on n'a pas mis cet ouvrage à l'index. — Attaques
contre les dévotions nouvelles. — Mgr Van S'anten, arche-
vêque d'Utrecht, se prononce en ma faveur. — Après sa
\ mort, les représentants de la vieille Eglise de Hollande
1

défendent la papauté contre moi. — Singulière situation de


cette Eglise. — Je n'ai aucune peine à réduire au silence ses

Ses antécédents. Il ameute l'aristocratie


....
théologiens. — Cette Eglise, qui aurait pu avoir un si bel
avenir, se meurt faute de science et de logique
X. — M. Morlot, successeur de M. Sibour sur le siège de Paris.
légitimiste de
.
249

— —
Dijon contre M. Rey, premier évêque nommé par Louis-
Philippe. — M. Morlot abandonna ses beaux principes poli-
tiques, mais resta fidèle au beau sexe. — Ses amours ëpisco-
pales à Orléans.
— Il devient archevêque de Tours et
cardinal. — Réunion épiscopale en 1848. — Il est nommé
archevêque de Paris. -—• M. Buquet, premier vicaire-général,
l'engage à réparer l'injustice de M. Sibour à mon égard.
— II
engage l'Ami de la Religion à m'attaquer à propos de jansé-
nisme. — Il engage égalementl'abbé Lavigerie à m'attaquer
dans son cours de Sorbonne. — L'abbé Sisson, directeur de ~~
l'Ami de la Religion, avoue que son journal est battu. —
II me demande la paix au nom de l'archevêque. Promesses

— :
de Morlot. — Comment il les tient. — L'abbé Lavigerie battu;
— Il est obligé d'abandonner son cours sur le jansénisme.
— Quelques détails sur ce cours. — L'archevêque veut venger
l'Ami de la Religion et.l'abbé Lavigerie. Il entreprend de

me faire chasser de Paris par police. —La loi sur les
la
ouvriers sans ouvrage^ — Je me moque de ses intrigues.

— 420 —
PAGES
Tout ce que fit Morlot contre moi était dirigé par Darboy. —
Morlot passait son temps avec les Belles crinolines. — Petite
historiette 255
XL — La Sacrée-Congrégation de l'Institut de France. — M. de
Salvandy reconnaît que j'ai mérité le prix Gobert. — Pour-
quoi l'Institut ne peut me l'accorder. — Singulière théorie
historique de M. de Salvandy. — La Sacrée-Congrégationdu
Palais de Justice. — Le testament de mon ami Parent du
Châtelet reconnu légal excepté en ce qui me concerne. —
Pourquoi. — Juges et héritiers me doivent solidairement cinq
mille francs et les intérêts. — Je n'ai aucun mérite en aban-
donnant le tout aux pauvres. — M. le procureur impérial
essaie de me faire peur. — Darboy, archevêque de Paris, ne
veut pas que je prenne le titre d'abbé. •— Je me moque de
l'archevêque et de son procureur.— Je n'ai jamais été interdit.
— Que signifie ce mot. — Les journaux cléricaux me l'infli-
gent à propos d'une brochure qui n'est pas de moi. — Je les
poursuis. — Par extraordinaire le tribunal me rend justice
grâce au premier président Bénoît-Champy, — L'archevêché
lui-même déclare que je n'ai jamais été interdit 343
XII. — Comment je fis la connaissancede M. l'archiprêtre Joseph
Wassilieff. — L'intermédiaire entre nous fut M. Serge
Souchkoff. — Circonvenu par les jésuites, M. S. Souchkoff
s'adresse à M. J. Wassilieff, qui lui communique l'Obser-
vateur catholique. — M. S. Souchkoff me fait visite et
m'engage à voir M. J. Wassilieff. — Je fais visite à M. l'archi-
prêtre. — Notre conversation théologique. — Nos relations
deviennent plus fréquentes. — Fondation de l'Union chré-
tienne. — Mgr Léontius vient à Paris consacrer la nouvelle
église russe orthodoxe. — Mes rapports avec lui. — Je suis
admis à titre de prêtre dans l'Eglise orthodoxe de Russie. •—
Je publie la Papauté schismatique pour prouver qu'en
entrant dans l'Eglise orthodoxe je restais fidèle aux grands
principes catholiques orthodoxes et que je ne quittais que le
schisme papal. — Mon ouvrage est mis à l'index. — Curieuse
coïncidence. — Une lettre approbative du patriarche de
Constantinople m'arrive le jour même où j'apprends que
Rome m'a censuré. — J'entre en lutte contre les ennemis de
l'orthodoxie. — Question de l'autorité spirituelle de l'empe-
reur de Russie. — Lettres à l'évêque de Nantes signées par
M. J. Wassilieff. — La thèse de l'abbé Tilloy.— Il s'éclipse de
lalutte, — Réfutation des pseudo-Russes Gagarin, A. Galitzine.
— Ignobles pamphlets de Nicolas
Galitzine. — Il s'esquive de
Paris dans la crainte que je le fasse arrêter. — La flèche du
Parthe; elle ne m'atteint pas. — Le père Tondini, réfuta-
tion de ses ouvrages.,— Il cherche à faire supprimer l'Union
— 421 —
PAGES
chrétienne. — Mes principes sur l'union des Eglises. — On
oppose à mes principes des persécutions ridicules. — Ils sont
vainqueurs . 353 .
XIII. — Mémoire à l'empereur Napoléon III pour le rétablisse-
ment de l'Eglise gallicane. — h'Exposition de la doctrine de
l'Eglise orthodoxe. — Les politesses des gentilshommes de
l'Union (ci-devant monarchique) à cette occasion. — Leur
gentilhommerie courbe la tête et s'exécute. — Importance de
mon petit ouvrage. — Sa Majesté l'impératrice Maria-Alexan-
drowna en accepte la dédicace.— Il fait son chemin et beau-
coup de bien. — S. M. Alexandre II encourage mes travaux.
— Je reçois la croix de Sainte-Anne de seconde classe^ —
La chancellerie de la Légion d'honneur se transforme en
Sacrée-Congrégation et me refuse le droit de porter les insi-
gnes de la décoration. — Ma correspondance avec le clérical
Vinoy, transformé en révérend père de la Congrégation. —^
Rapport de l'archevêché. — Les trois mensonges de Guibert.
— Le clérical Vinoy meurt et est remplacé par l'honorable
général Faidherbe. — Je sollicite une nouvelle enquête. —
Elle m'est accordée. — On me reconnaît le droit de porter
les insignes de ma décoration et la première enquête est
.annulée. — Je deviens par occasion rédacteur de l'Univers
sans qu'il s'en doute. — M. Dupanloup, mis en cause par le
D1' Lefort, ne répond rien. — Quelques notes sur cet évêque.
— L'Univers répond peu de chose au Dr Lefort — Il s'agis-
sait de l'incendie de la Bibliothèque d'Alexandrie. — Le
D1' Lefort en accuse un patriarche orthodoxe. — Je confonds
le Dr Lefort dans les colonnes de l'Univers. — Singuliers
procédés des journaux Le Temps et le XIXe Siècle. —
L'Univers, grâce à moi, a le beau rôle. — Il me fait de jolis
compliments qu'il ne m'aurait pas adressés s'il m'eut connu.
—: Continuation de mes travaux orthodoxes. — L'Histoire de
l'Eglise. — Caractère de ce grand ouvrage dans lequel je
résume les études de toute ma vie. — Parallèl.e_.entre cet
ouvrage et les prétendues histoires soit papistes soit protes-
tantes. — Que Dieu me prête vie pour arriver'à mon but !_._'.\ 373
XIV. — Résumé de mes Souvenirs.
. .
./ --.', \
•:-. 407
Bruxelles. — Imp. V Monnom, rue de l'Industrie, 28.

Vous aimerez peut-être aussi