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DEVOIR DE PHILOSOPHIE

EXPLICATION DE TEXTE

On m'a souvent reproché d'être anti-humaniste. Je ne crois pas que ce soit vrai. Ce contre quoi je me suis insurgé, et
dont je ressens profondément la nocivité, c'est cette espèce d'humanisme dévergondé issu, d'une part, de la
tradition judéo-chrétienne, et, d'autre part, plus près de nous, de la Renaissance et du cartésianisme, qui fait de
l'homme un maître, un seigneur absolu de la création.

J'ai le sentiment que toutes les tragédies que nous avons vécues, d'abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme,
enfin les camps d'extermination, cela s'inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme
sous la forme où nous le pratiquons depuis plusieurs siècles, mais, dirais-je, presque dans son prolongement naturel.
Puisque c'est, en quelque sorte, d'une seule et même foulée que l'homme a commencé par tracer la frontière de ses
droits entre lui-même et les autres espèces vivantes, et s'est ensuite trouvé amené à reporter cette frontière au sein
de l'espèce humaine, séparant certaines catégories reconnues seules véritablement humaines d'autres catégories
qui subissent alors une dégradation conçue sur le même modèle qui servait à discriminer entre espèces vivantes
humaines et non humaines. Véritable péché originel qui pousse l'humanité à l'auto-destruction.

Le respect de l'homme par l'homme ne peut pas trouver son fondement dans certaines dignités particulières que
l'humanité s'attribuerait en propre, car, alors, une fraction de l'humanité pourra toujours décider qu'elle incarne ces
dignités de manière plus éminente que d'autres. Il faudrait plutôt poser au départ une sorte d'humilité principielle :
l'homme, commençant par respecter toutes les formes de vie en dehors de la sienne, se mettrait à l'abri du risque de
ne pas respecter toutes les formes de vie au sein de l'humanité même.

Claude Lévi-Strauss

QUESTIONS D'ANALYSE

1. Quel sens l'auteur semble-t-il donner au concept d'humanisme dans cet extrait ?

Il y a pour Lévi-Strauss deux formes d'humanismes.

La forme originelle, c'est le respect de l'homme par l'homme. C'est un idéal moral et politique auquel souscrit
l'auteur.

La forme dégradée de l'humanisme - sa forme "dévergondée" dit Lévi-Strauss - c'est l'anthropocentrisme, c'est-à-
dire le fait pour l'homme de se penser au centre de tout et de considérer que la nature tout entière est à son service.

Complément de réponse pour le cours.

Cette deuxième forme d'humanisme a selon l'auteur ses sources dans trois moments de notre civilisation : les textes
de la religion juive puis de la religion chrétienne (Ancien Testament et Nouveau Testament : la Bible), les textes
d'auteurs de la Renaissance (comme Erasme ou Pic de la Mirandole) et enfin les écrits de Descartes (le Discours de
la Méthode notamment).

Explication :
- L'Ancien Testament met en avant la figure d'Adam, le premier homme. Adam se voit confier la tâche et l'honneur
de nommer les créatures de Dieu. Il se voit également octroyer le droit d'en disposer à sa guise. Du côté des
Evangiles (le Nouveau Testament), Jésus Christ est à la fois un homme et un dieu. Le christianisme est une religion
qui divinise l'homme. Cette double tradition juive et chrétienne place donc l'homme au-dessus des autres formes de
vie avec lesquelles il partage la Terre.

- A la Renaissance, Erasme écrit par exemple "On ne naît pas homme, on le devient". Il entend par là que,
contrairement aux autres vivants, l'homme se libère des déterminations naturelles et invente son destin -
individuellement aussi bien que collectivement. On trouve la même idée chez Pic de la Mirandole dans son livre De
la dignité de l'homme. L'homme a une dignité que les autres animaux, par exemple, n'ont pas, pour cette raison qu'il
a la liberté et la responsabilité de façonner sa propre figure, l'humanité. On retrouve ce terme de dignité dans le
texte de Lévi-Strauss : " certaines dignités particulières que l'humanité s'attribuerait en propre".

- Enfin, Descartes, dans le Discours de la méthode, appelle à développer les sciences dans une visée pratique - ce
qu'on appellerait aujourd'hui au lycée les "sciences de l'ingénieur" mais aussi la médecine. L'homme pourra ainsi,
écrit-il, devenir "comme maître et possesseur de la nature" (nous retrouvons ces termes dans le texte de Lévi-
Strauss). Au lieu de subir les assauts de la nature (inondations, sécheresses, maladies, etc.), l'homme s'en protégerait
et même, tournerait toujours plus les forces de la nature à son avantage. Aujourd'hui, cette phrase nous semble
représentative d'un rapport de force avec la nature.

2. Pourquoi semble-t-il spontanément paradoxal que le colonialisme, le fascisme et les camps d'extermination
puissent être considérés comme le prolongement "presque" naturel de l'humanisme ?

Si l'humanisme est le "respect de l'homme par l'homme", alors on ne comprend pas comment l'humanisme aurait pu
engendrer le colonialisme, le fascisme et les camps d'extermination [les trois ne sont pas la même chose, attention,
ne mélangeons pas tout], qui incarnent plutôt la domination de l'homme par l'homme.

3. Quel argument l'auteur utilise-t-il pour soutenir l'idée précédente ?

Le paradoxe disparaît si l'on tient compte de la forme dégradée de l'humanisme - l'anthropocentrisme. C'est en
plaçant une barrière imaginaire entre l'homme et les autres vivants que l'homme a sacralisé sa propre figure. Mais
Lévi-Strauss indique que cette délimitation a ensuite pu être reproduite au sein de l'humanité, par ceux qui se sont
estimés plus véritablement "hommes" que les autres - considérés, pour leur part, comme des sous-hommes.

4. Quel est le moyen proposé par l'auteur pour fonder le "respect de l'homme par l'homme" ? Expliquez la
pertinence de ce fondement.

Lévi-Strauss invite à fonder l'humanisme non pas sur une séparation de l'homme avec les autres formes de vie, mais
au contraire sur un respect plus général du vivant. Dans cette perspective, le respect dû à l'homme ne serait qu'un
cas particulier du respect dû au vivant (et sans doute un cas éminent de respect).

QUESTIONS DE SYNTHESE

5. A quelle question ce texte cherche-t-il à répondre ?

On pouvait proposer plusieurs questions :

- Qu'est-ce l'humanisme véritable ?

- Pour fonder le respect dû à l'homme, faut-il distinguer celui-ci des autres êtres vivants ?
6. Dans quel problème philosophique cette question s'inscrit-elle ?

Prenons pour question la deuxième formulation : "Pour fonder le respect dû à l'homme, faut-il distinguer celui-ci des
autres êtres vivants ? "

Dans ce cas, il y a un problème philosophique dans l'opposition entre deux réponses apparemment acceptables :

1) Lévi-Strauss répond que le meilleur moyen de respecter l'homme est d'inscrire ce respect dans un respect plus
général du vivant pour en finir avec la hiérarchisation des êtres (distinction entre les espèces puis, entre hommes,
distinction entre races...).

2) D'un autre côté, deux choses semblent difficiles :

a) de respecter toutes les formes de vie (quid du moustique porteur de maladies ? Quid de telles
bactéries ? Quid de telle espèce dite "invasive" comme le frelon asiatique par exemple ? - exemple doublement
délicat car elle est invasive à cause de l'homme).

b) de respecter l'homme autant qu'on le voudrait si l'homme est mis au même niveau (moral) que
n'importe quel être vivant. Pour respecter, ne faut-il pas sacraliser, c'est-à-dire distinguer par une dignité spéciale ?

Le problème est donc ici : considérer ce qui sépare l'homme de la nature peut apparaître, selon les perspectives,
tantôt comme le meilleur tantôt comme le pire des moyens pour fonder le respect dû à l'homme.

7. En vous appuyant sur vos réponses précédentes, vous vous efforcerez de dégager la thèse du texte et les
différentes étapes au moyen desquelles elle est établie.

Thèse :

Lévi-Strauss soutient dans ce texte qu'il faut fonder (ou refonder) l'humanisme, qu'il entend comme "respect de
l'homme par l'homme" sur un respect plus général de toute forme de vie et en finir avec un humanisme dévoyé, qui
se confond avec l'anthropocentrisme et fait de l'homme un être d'exception dans la nature, dominant celle-ci.

Plan :

Levi-Strauss commence par pointer l'ambiguïté du terme "humanisme" en faisant valoir qu'il en existe, aux côtés de
la forme originelle, une forme "dévergondée" - et il en donne les racines idéologiques.

L'auteur montre ensuite quelles graves conséquences selon lui cet humanisme dévoyé a pu produire dans l'histoire
et explique comment cela a pu être possible.

Enfin, il propose dans une dernière partie sa conception de ce que devraient être les fondements d'un humanisme
authentique : le respect général de toute forme de vie.

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