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Vingtième Siècle, revue d'histoire

La construction de l'image comme matrice de l'histoire


Eric Michaud

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Michaud Eric. La construction de l'image comme matrice de l'histoire. In: Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°72, octobre-
décembre 2001. Image et histoire. pp. 41-52;

http://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_2001_num_72_1_1411

Document généré le 05/05/2016


Abstract
The Construction of the Image as a Matrix of History, Éric Michaud.
As of the 19h century, the image was no longer considered a document or witness of the past but an
actor of history. While Christianism had put forward a future preformed by the image of the past, the
"new Christianism " of the Saint Simonians put its faith in artists, "men with imagination", that it placed
in the avant garde of the society to shape its future : It was the artists' job to interest society for its
future well-being and to "transport the terrestrial paradise of the past towards the future". The last third
of the century, under the sign of science, through concepts of "psycho-motor induction " and
"suggestion " developed an image whose essential virtue was to affect bodies, to produce what the St.
Simonians called "an obligation to act" and tofound a new social order. Gustave Le Bon, Nietzsche,
Bergson or Georges Sorel theorized this effective power of the image that propaganda and advertising
developed in the 20h century to hasten the masses' path towards future happiness.

Résumé
La construction de l'image comme matrice de l'histoire, Éric Michaud.
À partir du 19e siècle, l'image est envisagée non plus comme document ou témoignage du passé,
mais comme acteur de l'histoire. Tandis que le christianisme avait projeté un futur préformé par l'image
du passé, le « nouveau christianisme » des saint-simoniens s'en remet aux artistes, « les hommes à
imagination », qu'il place à l'avant-garde de la société pour façonner son avenir : c'est à eux de la
passionner pour son bien-être futur et de « transporter le paradis terrestre du passé vers l'avenir ». Le
dernier tiers du siècle élabore sous le signe de la science, par les concepts d'« induction psycho-
motrice » et de « suggestion », une image dont la vertu essentielle est d'affecter les corps, de produire
ce que les saint-simoniens nommaient « une obligation d'agir » et de fonder ainsi un ordre social
nouveau. Gustave Le Bon, Nietzsche, Bergson ou Georges Sorel théorisent cette puissance agissante
de l'image que la propagande et la publicité mettront en œuvre, au 20e siècle, pour accélérer la course
des masses vers le bonheur à venir.
LA CONSTRUCTION DE L'IMAGE

COMME MATRICE DE L'HISTOIRE

Éric Michaud

Religion du salut par l'image, le la réalité, à quoi se réduirait finalement


christianisme s'est vu dépossédé au 19e siècle de sa toute propagande par l'image ? Mais ces
capacité à donner un contenu spirituel à lieux et ces corps représentés ne viennent-
l'histoire. Restait l'art, qui devint la matrice ils pas attester justement que la réalité
de l'histoire : l'image ne projetait plus un historique fut en effet mise en scène et
avenir homologue au passé dont elle modelée tout à la fois par l'image et en vue de
témoignait, elle devenait capable de produire un l'image ? La spécificité des images
avenir sans précédent. Notre siècle est produites par les régimes totalitaires semble
l'héritier des Romantiques, qui firent de tenir à ce brouillage de la causalité
l'artiste un prophète et donnèrent à l'image ce historique : les effets attendus des images y
pouvoir de façonner l'histoire, au risque deviennent à ce point contemporains de
que cette puissance nouvelle soit au service leurs causes qu'ils se confondent en se
des totalitarismes. superposant dans l'image.
L'historien ne peut certes plus ignorer
De quelle connaissance historique que l'inévitable part d'interprétation dont
une image peut-elle être la se charge l'image interdit l'illusion d'un
source ? Les images produites par accès au réel historique « brut » ; que toutes
les régimes totalitaires du 20e siècle - et les formes de la représentation imagée
singulièrement par le national-socialisme — construisent leur propre réalité par
sont de celles qui contraignent l'historien, transfiguration. C'est d'ailleurs dans cette
en raison des conditions politiques et transfiguration même (les marques de
idéologiques de leur production, à repenser les renonciation) qu'il déchiffre parfois les
réponses habituellement apportées à cette changements qui s'opèrent dans les relations
question. Car ces images - photographies, des hommes à la réalité - relations qu'il
peintures, sculptures, films - par lesquelles rapporte ensuite aux systèmes
l'historien tente aujourd'hui de saisir la symboliques que ces images rendent visibles en
réalité de la vie sous le Troisième Reich, il sait même temps qu'elles y prennent place.
qu'elles étaient, par décrets du Führer, en Mais ce n'est pas sur ces usages historiens
charge de transformer cette même réalité des images, souvent commentés, que ces
selon la « vision du monde » ou quelques pages voudraient attirer
Weltanschauung national-socialiste. Quelle l'attention ; elles souhaitent bien plutôt
connaissance historique attendre de ces images, contribuer, par le rappel intempestif de quelques
dès lors que le reflet du réel y importait lieux communs, à réorienter temporelle-
moins que sa mise en scène ? Doit-on y ment le regard porté sur les images de
déceler d'abord les modalités spatiales et sorte que, du statut de témoins, elles
figuratives par lesquelles la Weltanschauung passent à celui d'acteurs de l'histoire dont la
nazie cherchait à assurer son emprise sur puissance ne saurait être trop soulignée.
les corps et les âmes ? Ou bien doit-on les Parmi les domaines extra-langagiers « qui
voir comme d'odieux travestissements de rendent les événements possibles », Rein-

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2001, p.d'histoire,
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hart Koselleck compte la gestuelle du Il est clair que ni pour leurs


corps, les rituels magiques et divers commanditaires ni pour ceux qui les produisent, les
systèmes de symbolisation dont la « fonction images ne se réduiront jamais à de simples
consiste précisément à faire qu'il faille documents, ni à de simples témoignages
renoncer au langage parlé pour déclencher du passé : elles seront toujours conçues
ou contrôler, à travers eux, les actes, les comme des acteurs de l'histoire. Car si les
attitudes ou les comportements images assurent une part essentielle de la
correspondants x ». C'est bien dans cette perspective transmission du passé, elles ne s'acquittent
que l'image sera envisagée ici. jamais de cette tâche sous la forme de
Pour autant qu'« il n'est d'histoire que de l'enregistrement passif du présent. Elles ne se
ce qui change » - selon la formule de Paul contentent pas de donner un corps plus
Veyne -, c'est assez spontanément que durable que celui de l'homme à la
l'historien considère généralement toute mémoire de l'homme, devenue plus stable
dans ce corps plus résistant, capable de
image comme une source d'informations
sur les changements passés qui font la surmonter la décomposition organique ;
mais elles réorganisent chaque fois la
matière de l'histoire : non seulement source
mémoire humaine sur la surface matérielle de
d'informations sur les événements petits
leur support 2. C'est en cela que la
ou grands, exceptionnels ou quotidiens,
production d'une image, fût-elle celle d'un
sur les objets qui en ont dessiné les lieux et
événement passé, est une action orientée vers
sur les corps qui en ont été les acteurs, l'avenir.
mais aussi - et toujours davantage depuis
La production d'une image, même
Michelet - sur l'imaginaire d'un groupe
photographique, n'engage pas tant un processus
social ou d'une époque, cristallisé en ces de figuration du réel qu'un processus de
images qui entrent alors dans le champ de sélection et d'interprétation de ce qu'elle
l'histoire des « mentalités » et des « mémorise. De sorte que l'on peut dire de la
représentations ». production de l'image ce que Hannah
Aussi le regard historien qui se porte sur Arendt disait de l'écriture de l'histoire :
les images comme sources est-il « Toute sélection de matériel est en un sens
ordinairement orienté vers le passé : il les scrute en une intervention dans l'histoire, et tous les
amont d'elles-mêmes, comme autant de critères de sélection placent le cours
témoignages oculaires ou de miroirs tournés historique des événements dans certaines
vers ce qui a été et ne se reproduira plus. conditions dont l'homme est l'auteur3 ».
C'est là pourtant négliger ce qu'il faudrait Sans doute aucune image matérielle
nommer la part productive de l'image, n'est-elle par elle-même temporellement
celle dont précisément son producteur et orientée : elle est comme le milieu du
son commanditaire attendent le plus. Car temps, entre passé et futur. Elle ne s'affecte
ceux-ci, bien mieux que l'historien, savent d'un vecteur temporel que par le regard qui
que si toute image, dès le moment de sa la rencontre, et ce regard a lui-même une
conception, tisse nécessairement des liens histoire. Interne à une histoire générale du
avec les événements et les corps auxquels regard en Occident4, l'histoire des
elle redonne présence, elle en tisse bien conceptions de l'image matérielle comme force
davantage encore, en aval de sa productive d'avenir n'existe aujourd'hui
production, avec les hommes à venir - ceux
auxquels elle est adressée et destinée. 2. Cf. Jean-Louis Schefer, Questions d'art paléolithique,
Paris, POL, 1999, p. 93-95.
3. Hannah Arendt, « Le concept d'histoire » (trad. Patrick
1. Reinhart Koselleck, « Histoire sociale et histoire des Lévy), La crise de la culture. Huit exercices de pensée
concepts » (trad. Diane Meur), L'expérience de l'histoire (éd. politique, Paris, Gallimard, 1972, p. 68.
et préf. Michael Werner), Paris, Gallimard-Le Seuil, 1997, 4. Cf. Cari Havelange, De l'œil et du monde. Une histoire
coll. « Hautes Études », p. 101-119 (ici p. 106). du regard au seuil de la modernité, Paris, Fayard, 1998.

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que de façon fragmentaire. Elle se trouve miné - mais dont la détermination devient
disséminée pour l'essentiel dans les travaux une affaire exclusivement humaine,
portant sur l'art paléolithique, la magie, les l'affaire de « l'imagination ». Telle est la
images religieuses (celles du christianisme perspective historique nouvelle qui se construit
en particulier, orientant le regard vers le au 19e siècle, vectoriellement orientée vers
futur de la parousie), les pratiques le futur et qui donnera pleinement sens
divinatoires, les images de la propagande et celles à la plupart des images produites au
de la publicité : là en somme où l'image est 20e siècle.
investie du pouvoir d'affecter directement la
vie humaine, c'est-à-dire aussi là où l'image o LE MOMENT SAINT-SIMONIEN
s'intègre au dynamisme du processus vital.
L'hypothèse de ces pages est que cette Avec Saint-Simon, qui veut « terminer le
histoire a basculé au 19e siècle, entre le christianisme » comme d'autres veulent
moment du saint-simonisme, qui institue « terminer la Révolution », s'affirme la
l'artiste prêtre d'un « nouveau pleine conscience de « la grande opération
christianisme » et visionnaire du temps morale, poétique et scientifique, qui doit
messianique, et celui où Nietzsche abandonne le déplacer le paradis terrestre et le
point de vue contemplatif pour adopter transporter du passé vers l'avenir4 ». «
celui de l'artiste, cet être instinctivement L'imagination des poètes, écrit-il dès 1814, a placé
porté « vers le sens de l'art, vers la vie » - l'âge d'or au berceau de l'espèce humain,
une vie dont l'art serait le plus « grand parmi l'ignorance et la grossièreté des
"stimulant" 1 ». Entre ces deux moments, premiers temps ; c'était bien plutôt l'âge de fer
Ludwig Feuerbach aura renversé la qu'il fallait y reléguer. L'âge d'or du genre
dialectique hégélienne en proclamant que « le humain n'est point derrière nous, il est au-
savoir que l'homme a de Dieu est le savoir devant, il est dans la perfection de l'ordre
que l'homme a de lui-même », social ; nos pères ne l'ont point vu, nos
reconnaissant ainsi « l'anthropologie elle-même enfants y arriveront un jour ; c'est à nous de
comme théologie ». Son geste prométhéen leur en frayer la route 5 ».
fut d'arracher la puissance de l'image à la C'est Saint-Simon qui, pour effectuer ce
puissance de Dieu pour la restituer à grand transport du passé vers l'avenir,
l'imagination, puissance de l'homme 2. C'est promeut l'artiste au rang de guide de la société
alors seulement que l'Occident commence, tout entière. Après avoir mis d'abord les
par l'histoire des religions, l'ethnographie « industriels », puis les « savants » en tête de
ou la sociologie, à faire l'inventaire puis à la réorganisation de la société, il lui paraît
interroger toutes les pratiques, anciennes nécessaire de placer les artistes à « l'avant-
ou contemporaines, qui font de l'image un garde » dans le mouvement de la société
outil de production active du futur. vers l'instauration du paradis sur terre. La
L'attente eschatologique du christianisme, qui raison en est que ce mouvement est une
projetait un futur préformé par l'image du affaire purement humaine parce que
passé 3, fait place à un futur encore indéter- affaire d'image et d'imagination : « Dans cette
grande entreprise, les artistes, les hommes
1. Friedrich Nietzsche, « Divagations d'un "Inactuel" », à imagination ouvriront la marche ; ils
§ 24, Crépuscule des idoles ou comment philosopher à coups
de marteau, C. Colli et M. Montanari (éd.), trad. J.-C. He- proclameront l'avenir de l'espèce humaine ; ils
mery, Paris, Gallimard, 1974, p. 107.
2. Ludwig Feuerbach, L'essence du christianisme (1841), 4. Claude-Henri de Saint-Simon, - Quelques opinions
prés, et trad. J.-P. Osier, Paris, François Maspéro, 1982, philosophiques à l'usage du xixc siècle » (1825), Œuvres de
p. 382. Claude-Henri de Saint-Simon, Paris, rééd., Anthropos, 1966,
3. Cf. Herbert L. Kessler, « Gazing at the Future The Pa- tome V, vol. 10, p. 83.
rousia Miniature in Vatican Cod. gr. 699 », Spiritual Seeing. 5. Claude-Henri de Saint-Simon, - De la réorganisation de
:

Picturing Gods Invisibility in Medevial Art, Philadelphie, la société européenne - (1814), Œuvres, op. cit., tome I,
University of Pennsylvania Press, 2000, p. 88-103. vol. 1, p. 247-248.

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Éric Michaud

ôteront au passé l'âge d'or pour en enrichir nécessaires pour l'atteindre ». À cette
les générations futures1 ». Pour concourir à « faculté sentimentale », ces disciples
ce grand but, il faudra donc « exciter ceux opposent la « faculté rationnelle » dont ils
qui cultivent les beaux-arts et qui récusent la supériorité prétendue : non,
connaissent les moyens d'agir sur l'imagination disent-ils, contrairement à ce qu'affirment
des hommes, à passionner la société pour les « philosophes », le sentiment n'est pas
son bien-être général 2 ». Cette philosophie l'attribut de l'enfance de l'humanité, ni le
sociale se fonde sur ce postulat que raisonnement celui de sa virilité. Non, la
l'homme est un être de désir, tendu vers supériorité des temps modernes sur les
l'avenir et dont la satisfaction est aux mains temps anciens ne tient pas à la
de l'homme : « Que les beaux-arts, par la prédominance toujours croissante du raisonnement
force d'imagination qui est entre leurs sur le sentiment. Dans le développement
mains, exercent sur la masse commune de l'humanité, la raison ne s'est pas
l'action suffisante, pour la déterminer à suivre développée aux dépens du sentiment : ils se
irrévocablement cette direction3 ». La développent l'un et l'autre dans une égale
psychologie des foules de Gustave Le Bon, proportion ; mais le progrès de la
décrivant à la fin du siècle la malléabilité des civilisation provient de leur séparation croissante
foules d'abord sensibles à l'ordre du visible, - la raison et le sentiment étant toujours
et les « mythes sociaux » de Georges Sorel, mieux employés à l'ordre de travaux
préconisant douze ans plus tard la gestion auxquels ils se rattachent plus
par l'image des attentes eschatologiques des particulièrement. Car c'est bien « la division du
masses, reformuleront inlassablement cette travail », affirment les saint-simoniens, qui
injonction qui deviendra l'axiome des est l'une des conditions essentielles du
politiques et des industriels du 20e siècle, progrès de la civilisation 4.
lorsqu'ils confieront aux images de la Ainsi se trouvent justifiées non seulement
propagande et de la publicité la tâche de mettre en la séparation des tâches de l'artiste, du
mouvement les masses vers leur bonheur savant et de l'industriel, mais aussi la
hiérarchie qui les dispose dans la marche de la
prochain. Mais il fallait d'abord que soient
élucidés les mécanismes ou les processus société vers le bonheur à venir. En effet, « les
par lesquels cette « force d'imagination » préceptes de la science » ne sauraient
renfermer « une obligation d'agir » ; « la
s'exerçant sur l'imagination en vient à
démonstration scientifique peut bien justifier
s'emparer des corps par la médiation de l'image.
la convenance logique de tel ou tel acte »,
Ainsi les premiers disciples de Saint-
mais elle demeure impuissante à produire
Simon exposent une première et rudimen-
ces actes, car elle ne peut les faire aimer :
taire théorie sociologique de l'art fondée
« II ne suffit pas [à l'individu! que le but de
sur le « sentiment » comme force tout à la
la société et les moyens de l'atteindre lui
fois naturelle et sociale, qui porte en avant
soient connus ; il faut que ce but, ces
et ne s'attache pas au passé. Créateur de moyens soient pour lui des objets d'amour
tout lien social et vrai moteur permettant à et de désir. Or les savants peuvent bien sans
l'humanité d'atteindre l'âge d'or à venir, doute constater ce phénomène, et dire en
« c'est encore le sentiment qui, en lui conséquence ce qu'il faut aimer pour ne pas
faisant désirer, aimer ce but, peut seul lui contrarier la marche de la civilisation telle
donner la volonté d'y parvenir et les forces qu'elle est indiquée par l'enchaînement des
1. Claude-Henri de Saint-Simon, « De l'organisation faits historiques ; mais ils sont incapables de
sociale » (1825), Œuvres, op. cit., tome V, vol. 10, p. 137-138.
2. Claude-Henri de Saint-Simon, « Du système industriel » 4. [Bazard, Enfantin, Rodrigues, Bûchez], Doctrine de
(1821), Œuvres, op. cit., tome VI, p. 470. Saint-Simon. Exposition, première année, 1828-1829,
3. Claude-Henri de Saint-Simon, « L'Organisateur » (1820), troisième édition revue et augmentée, Paris, Au bureau de
Œuvres, op. cit., tome II, vol. 4, p. 166. l'Organisateur, 1831, p. 264-269.

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La construction de l'image comme matrice de l'histoire

produire les sentiments dont ils L'important est ici que si l'artiste est devenu
reconnaissent la nécessité. Cette mission appartient à prophète, ses prophéties sont maintenant
une autre classe d'hommes. » Cette classe pensées comme « auto-réalisatrices », c'est-
est celle des artistes, qui savent non à-dire capables de modifier les conduites
seulement produire des sentiments par leurs humaines de façon à réaliser l'utopie.
images, mais qui savent encore que Dans ce mouvement, le 19e siècle va
produire des sentiments, c'est toujours produire découvrir que la puissance de l'image ne
une obligation d'agir. tient pas tant à 1'« idée » qu'elle figure par le
Telle est en effet la leçon que les saint-si- moyen de corps représentés qu'à la forme
moniens retiennent de l'histoire : si l'on et à la matière qui en sont le véhicule ; que
examine « par quels hommes et par quels la fonction médiatrice de l'image peut, en
moyens ont toujours été déterminés les l'absence du dieu mort, s'exercer
volontés et les actes sociaux, [. .] on trouvera horizontalement entre les hommes eux-mêmes,
.

que dans tous les temps, dans tous les lieux, par n'importe quel moyen. Il redécouvre
la direction de la société n'a jamais été encore que si les passions de l'artiste
entraînée directement que par les diverses peuvent s'épuiser dans l'œuvre, celle-ci par
formes de l'expression sentimentale. [...] contre n'a d'autre fin que de communiquer
Ces formes, sous le nom de culte aux à son destinataire ces passions qui s'y
époques organiques, ou de beaux-arts aux trouvent déposées. En ce sens, l'art de la fin du
époques critiques, ont toujours pour 19e siècle est un laboratoire : une fois
résultat d'exciter des désirs conformes au but
formalisées, ses expériences et ses théories
que la société doit se proposer d'atteindre, vont trouver dans l'ensemble du corps
et de provoquer ainsi les actes nécessaires à
social, au siècle suivant, un champ
son progrès l ». Si l'art, puissance spirituelle
d'application nouveau et bien plus vaste.
qui s'exerce sur les corps, est donc la vraie
On sait que l'une des fonctions majeures
matrice de l'histoire, il ne l'est cependant
de l'art figuratif aura été, jusqu'au 19e siècle
que de l'histoire qui règle la longue marche
au moins, de fournir des modèles de
du progrès. Comme l'écrit Balzac en 1834 :
« Les rois commandent aux nations pendant conduites, et de construire ainsi l'homme
un temps donné ; l'artiste commande à des social. Telle fut la tâche que le
siècles entiers ; il change la face des choses, christianisme, par la vertu des exempla et de la
il jette une révolution en moule ; il pèse sur christomimesis, assigna longtemps aux
le globe, il le façonne2 ». Devenu seul images, comme aux visions autorisées par
dépositaire de la vision du temps messianique, l'Église, pour guider les fidèles dans leurs
l'artiste est maintenant celui dont la actions ici-bas. Ainsi le christianisme s'est-
production est non seulement capable de susciter il construit comme une religion du Salut
le désir du bien commun, mais encore de par l'image, pour laquelle le corps et la
faire passer à l'acte de sa réalisation dimension affective jouèrent un rôle
progressive. Cette conception de l'artiste prêtre croissant dans la propagation des
et prophète à la fois est celle du comportements orthodoxes3. Il n'en est que plus
romantisme, substituant comme lui l'art à la remarquable de constater combien l'art, à
religion ; mais elle s'accorde aussi partir de la fin du 19e siècle - c'est-à-dire
parfaitement à l'utilitarisme anglais - très alors même qu'il est orphelin de l'autorité
explicitement d'ailleurs - par le même souci du plus spirituelle dont il tirait autrefois sa
grand bonheur pour le plus grand nombre. puissance -, s'efforce de regagner son pouvoir

1. Ibid., p. 269-272 (nous soulignons). 3- Cf. Jean-Claude Schmitt, • L'Occident, Nicée II et les
2. Honoré de Balzac cité par Francis Haskell, L'historien images du viii*-' au XIIIe siècle », François Boespflug et Nicolas
et les images (1993), trad. A. Tachet et L. Evrard, Paris, Lossky (dir.), Nicée II, 787-1987. Douze siècles d'images
Gallimard, 1995, p. 535. religieuses, Paris, Éditions du Cerf, 1987, p. 271-301.

•45-
Éric Michaud

sur les âmes et les corps en faisant appel à qu'il faudrait qu'il fût pour son bonheur et
la nouvelle autorité de la science. pour celui de ses semblables 3 ». C'est ce
même récit, commencé au 18e siècle, d'une
possible progression continue vers la
o LE LABORATOIRE
perfection physique et morale de l'homme,
Laboratoire, l'art le devient en effet que poursuit la nouvelle « esthétique
lorsqu'il se fonde, directement ou scientifique ». Et c'est aussi pourquoi elle
indirectement, sur les travaux de la se donne aussitôt comme une politique : si
psycho-physique, de l'optique et de la « tous les circumfusa agissent sur l'homme,
psycho-physiologie qui dominent alors la recherche même en dehors de tout état de
savante en Europe K Ce que celle-ci conscience, en modifiant la forme et l'intensité
énonce pour « servir de base à une théorie de son énergie », si l'on peut fournir par la
physiologique de l'esthétique » - et que démonstration expérimentale de la
retiennent autant les producteurs d'images nécessité de nos actes la preuve que « la volonté
que des penseurs tels que Nietzsche ou n'est autre chose qu'une réaction
Bergson -, c'est d'abord la puissance du individuelle », alors on aura prouvé « par
phénomène qu'elle désigne, par la plume l'observation physiologique que l'idée de liberté
de Charles Féré, sous le nom d'induction n'est qu'une hypothèse sans fondement
psychomotrice : la seule vue d'un scientifique et qui ne mérite aucun
respect 4 ».
mouvement, fût-il figé par l'image, « provoque
l'exécution de ce mouvement », de même Que l'homme soit agi quand il croit
que toute excitation colorée « détermine contempler librement une image : tel est le
un effet dynamique ». Telle est la doxa de nouveau credo qui, bien avant d'être celui
l'Europe entière durant le dernier quart du des techniciens de la propagande et de la
siècle et la première moitié du suivant 2. publicité, oriente alors la recherche
Pour Condorcet, comme pour les sensua- plastique des peintres les plus novateurs. Paul
listes qui le précédaient, l'homme naît avec Gauguin, pour fonder sa peinture sur «
la faculté de recevoir des sensations, de l'action directe et mystérieuse des couleurs et
sentir du plaisir et de la douleur : « Les des lignes », cherche dans la nature « les lois
objets que le hasard lui présente agissent pour créer, avec des aspects tout différents
sur lui et forment son intelligence, ses et cependant semblables dans leurs effets,
tous les sentiments humains >• : il existe « des
opinions, ses passions, ses vertus et ses vices.
harmonies tranquilles » et « d'autres qui vous
. . . Soumettons-le à d'autres objets et il
excitent par leur hardiesse ». De même van
deviendra ce que nous voulons qu'il soit, ce
Gogh, exprimant « avec le rouge et le vert
1. Voir, pour sa très riche information surtout, Jonathan les terribles passions humaines », cherche-
Crary, Suspensions of Perception. Attention, Spectacle and t-il à « produire un sentiment d'angoisse ».
Modem Culture, Cambridge Mass/Londres, MIT Press, 1999-
2. Par exemple encore Jean-Marie Guyau, que Nietzsche Plus précis, Georges Seurat et Paul Signac,
lira de près dans la perception, nous • sommes acteurs fervents lecteurs d'ouvrages scientifiques,
autant que spectateurs. Les formes senties ne sont en
:

définitive que des mouvements sentis, et les mouvements jouent avec les valeurs « dynamogènes » ou
sentis ne sont que des mouvements exécutés ». (Les « inhibitoires » des lignes et des couleurs
problèmes de l'esthétique contemporaine [lrL éd. 1884], Paris,
Alcan, 1891, p. 59). De tels principes furent alors d'autant pour préparer, comme le veut l'esthétique
mieux intégrés par les peintres qu'ils semblaient prendre le scientifique de leur ami Charles Henry,
relais du modèle de la rhétorique de la persuasion par « l'avènement du normal par une hygiène
Yactio, qui s'était imposé à la peinture depuis le 15e siècle.
Voir notamment John R. Spencer, « Ut rhetorica pictura. A
study in Quattrocento theory of painting », Journal of The 3. « Réflexions sur les pensées de Pascal », Œuvres
Warburg and Courtauld Insitutes, 20, 1957, p. 26-42 ; Rens- complètes (publiées par A. O'Connor et F. Arago), Paris,
selear W. Lee, Ut Pictura Poesis. Humanisme & Théorie de la Firmin Didot frères, 1847-1849, t. III, p. 656.
Peinture, xv-xvnf siècles, trad. M. Brock, Paris, Macula, 4. Charles Féré, Sensation et mouvement (lreéd. 1887),
1991. Paris, Félix Alcan, 1900, p. 13, 57, 70-72.

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La construction de l'image comme matrice de l'histoire

savante et graduée du système nerveux 1 ». forme du rêve, un rêve de commande et un


Toute une nouvelle sémiologie de l'image rêve en action. N'avoir que des idées
s'élabore sur l'expérimentation des effets suggérées et les croire spontanées, telle est
que produisent les lignes et les couleurs l'illusion propre au somnambule, et aussi bien à
sur le comportement des hystériques. Le l'homme social 4 » ? Ou lorsque Bergson fait
concept de « suggestion », qui oppose de la suggestion la fin même de l'activité
Charcot à Bernheim, l'École de la Salpêtrière artistique qui doit produire l'imitation
à Nancy, hérité des pratiques mesmériennes mimétique de l'image par les corps : « L'objet de
et formalisé par les médecins hypnotistes l'art est d'endormir les puissances actives,
qui dominent maintenant la psychiatrie ou plutôt résistantes de notre personnalité,
européenne, envahit bientôt le champ de la et de nous amener ainsi à un état de docilité
réflexion sur l'art comme il a envahi celui parfaite où nous réalisons l'idée qu'on nous
des « sciences de l'homme » 2. En spécialiste suggère, où nous sympathisons avec le
de l'esthétique, Paul Souriau s'interroge : si sentiment exprimé » parce que « notre corps
vraiment l'art tire de la suggestion imitera machinalement » les signes que
hypnotique ses effets les plus puissants, son l'artiste aura fixés sur l'image 5 ?
pouvoir ne se trouvera-t-il pas singulièrement Mais l'art, corrige aussitôt Bergson, « vise
augmenté quand il en aura pris conscience à imprimer en nous des sentiments plus
et osera s'en servir ? Sans doute la qu'à les exprimer ; il nous les suggère, et
suggestion hypnotique est-elle une découverte se passe volontiers de l'imitation de la
récente, « dont on ne connaît pas encore bien nature quand il trouve des moyens plus
tous les effets, et qu'il faut manier avec efficaces6 ». Ce dernier point doit être
précaution ». Certains excès des pratiques souligné, qui indique fortement le
médicales en ont montré le danger. Mais est-
changement qui s'opère dans la vectorialisation
ce une raison pour en condamner l'emploi ? du temps de l'image. En se déprenant peu
Non : « C'est aux artistes à prendre leur
à peu de la figuration des corps, ou de
responsabilité morale et à se servir du pouvoir « l'imitation de la nature », l'image ne prend
dont ils disposent » pour de nobles fins3.
plus sens d'un passé auquel elle redonne
Mais quel rempart contre ce « danger »
la présence, mais produit son propre sens
pourrait bien constituer la seule
par et dans le spectateur à venir, ému et agi
responsabilité morale de l'artiste, lorsque le sociologue
par les seules qualités des formes et des
Gabriel Tarde étend le règne de la couleurs. « Au lieu d'évoquer nos
suggestion à toute vie sociale : « L'état social,
sensations anciennes devant le sujet représenté,
comme l'état hypnotique, n'est qu'une
écrit le peintre Maurice Denis, c'est l'œuvre
1. Charles Henry, Harmonies de formes et de couleurs, elle-même qui veut nous émouvoir 7 ».
Paris, Librairie scientifique Hermann, 1891, p. 63- Sur Charles Assurément, ce ne sont plus ni la mémoire
Henry, voir José A. Argüelles, Charles Henry and the
Formation of a Psychophysical Aesthetic, Chicago et Londres, The acquise ni la raison du spectateur qui sont
University of Chicago Press, 1972. Sur Seurat et Charles sollicitées. L'image ne figure plus le désir
Henry, voir Michael F. Zimmermann, Les mondes de Seurat,
son œuvre et le débat artistique de son temps, trad, fr., Paris, par l'invocation de ce qui est perdu, mais
Fonds Mercator/ Albin Michel, 1991, p- 227-299 ; Jean-Claude par la présentation de ce qui manque
Lebensztejn, Chahut, Paris, Hazan, 1989, p. 115-133. encore. Par l'ensemble des signes inscrits sur
2. Cf. Jacqueline Carroy, Hypnose, suggestion et
psychologie. L'invention de sujets, Paris, PUF, 2000 ; Henri
F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l'inconscient 4. Gabriel Tarde, Les lois de l'imitation (lrc éd. 1890), Paris,
(1970), trad. J. Festhauer, Paris, Fayard, 1994, p. 763-771. Félix Alcan, 1895, p. 83.
Pour une discussion sur la place de l'hypnose dans la 5. Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la
querelle entre Tarde et Durkheim, voir Pierre-Henri Castel, La conscience (lrc éd. 1889), Œuvres, éd. du Centenaire, Paris,
Querelle de l'hystérie. La formation du discours PUF, 1963, p. 13 et 16.
psychopathologique en France (1881-1913), Paris, PUF, Bibliothèque 6. Ibid., p. 14.
du Collège International de Philosophie, 1998, p. 216-235. 7. Maurice Denis, - Notes sur la peinture religieuse -
3. Paul Souriau, La suggestion dans l'art (l"-éd. 1893), (1896), Théories, 1890-1910, Paris, Bibliothèque de
Paris, Félix Alcan, 1909, p. 313-314. l'Occident, 1912, p. 33.

■47
Éric Michaud

sa surface, elle reconfigure la mémoire ainsi le vieux débat sur l'union du corps et
nerveuse de ses regardeurs futurs. L'image de l'esprit et récuser par là jusqu'à « l'idée
nous imprime, dit Bergson, comme pour de liberté ». Enchaîner le corps par les
signifier qu'elle constitue notre seconde images, c'est maîtriser la pensée qu'il
mémoire, effaçant ou recouvrant contient, c'est assujettir l'homme entier.
l'ancienne et nous libérant du passé. Hitler Pour tous en effet - peintres, savants,
comprendra très bien cet enjeu mémoriel philosophes —, interpréter une image c'est
de l'image dans la marche qu'il veut maintenant lui donner son corps. Kandinsky
imprimer à l'histoire. C'est au nom d'un art écrira que « le contenu » d'un tableau n'est
patrimonial, capable de fabriquer aux pas ce qu'il représente, mais « ce que le
Allemands une mémoire « grecque » dont ils spectateur "vit" ou "ressent" tant qu'il est
seraient les héritiers « racialement » sous l'effet de la forme et de l'agencement
naturels, qu'il condamne comme dégénéré l'art des couleurs du tableau 2 », tout comme
moderne. Cubisme, expressionnisme, Bergson avait pu dire que notre corps imite
futurisme et dadaïsme sont coupables, expli- machinalement l'image pour en produire le
quera-t-il en 1925 dans Mein Kampf, sens. Quant à Nietzsche, grand lecteur de
d'avoir rendu le passé illisible : « De cet Théodule Ribot et citant Charles Féré, il
effort même de soustraire le passé au n'hésite pas à définir « l'art en tant que
regard du présent, ressort clairement et suggestion, comme moyen de communication,
distinctement l'intention de ces apôtres des comme domaine d'invention de l'induction
temps futurs » ; c'est un effort pour psychomotrice » : « Tout art agit comme une
« préparer, d'un point de vue spirituel, le suggestion sur les muscles et les sens ... - il
bolchevisme politique x ». parle à cette façon de subtile mobilité du
Désormais fondée sur la seule efficacité corps ». Pour Nietzsche comme pour Féré,
des affects et de leur contagion, cette c'est encore l'induction psycho-motrice qui
image nouvelle, sans autre objet que les montre que la communication des pensées
corps qu'elle imprime en aval d'elle-même, elles-mêmes n'est qu'une imitation
ne se réfère plus au modèle d'aucune fable mimétique des corps : « On ne se communique
ni d'aucune historia. Elle se présente elle- jamais de pensées, on se communique des
même comme mythe, non parce qu'elle mouvements, des signes mimiques que
« raconte » l'histoire d'un passé intemporel nous ramenons, par transcription, à des
mais parce qu'elle s'affirme comme mythe pensées... 3 ».
fondateur, pour un futur encore Au tournant du 19e au 20e siècle, c'est
indéterminé, d'un ordre nouveau : celui qu'elle toutefois sous le signe de la domination
imposera aux corps dont elle saura d'un « présent » 4 libéré du passé qu'est
orienter le désir, diriger les passions. Le
grand principe des saint-simoniens, pour 2. Wassily Kandinsky, • Lettre à A. J. Eddy » (1913),
lesquels « l'expression sentimentale » de Regards sur le passé et autres textes, 1912-1922, éd. J.-P.
Bouil on, Paris, Hermann, 1974, p. 223.
l'art peut seule produire une obligation 3. Friedrich Nietzsche, La Volonté de Puissance. Essai
d'agir, réalise donc ici le triomphe du d'une transmutation de toutes les valeurs, trad. Henri Albert
(1903), Paris, Librairie Générale Française, 1991, L. III,
mythe, mais rationnellement construit sur ch. IV « Pour une physiologie de l'art », p. 400 et 402 (§ 355
l'expérimentation scientifique. Ce nouveau et 357). Sur Nietzsche et Ribot, voir Marcel Gauchet,
:

L'inconscient cérébral, Paris, Le Seuil, 1992, p. 127-152.


mythe radicalement déterministe, qui 4. Sur le « présentisme >■ du 20e siècle et ses effets sur la
réduit la volonté à une pure « réaction représentation du futur, voir François Hartog, • Temps et
histoire "Comment écrire l'histoire de France" », Annales
individuelle » du corps, pense résoudre
:

HSS, 6, 1995, p. 1219-1236 ; « Time, History and the Writing


of History the Order of Time », History-Making (éd.
1. Adolf Hitler, Mein Kampf (V éd. 1925 et 1927), R. Torstendahl et I. Veit-Brause), Konferenser, 37, Stockholm,
:

Munich, Eher Verlag, 1940 p. 287 ; Mon Combat, trad. 1996, p. 95-113 ; « Patrimoine et histoire les temps du
J. Gaudefroy-Demombynes et A. Calmettes, Paris, Nouvelles patrimoine », Jean- Yves Andrieux (dir.), Patrimoine et société,
:

Éditions Latines, 1934, p. 261. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1998, p. 3-17.

48-

La construction de l'image comme matrice de l'histoire

d'abord conçue la temporalité future l'art, de la publicité et de la propagande.


contenue dans l'image. Ce qui constitue Toutes se fondent sur un savoir commun,
notre perception, dit Bergson, c'est, au élaboré dans le laboratoire du 19e siècle où
sein même des objets ou de l'image, ont été expérimentées, « scientifiquement »,
« notre action naissante qui se dessine. de nouvelles techniques maintenant
L'actualité de notre perception consiste communes aux artistes, aux marchands et aux
donc dans son activité, dans les politiques. Tous se fondent, et pour
mouvements qui la prolongent ... : le passé n'est longtemps, sur les mêmes concepts
qu'idée, le présent est idéo-moteur1 ». Si d'impression et de sympathie, de suggestion et
l'image trouve son sens dans l'acte d'identification élaborés dans les dernières
d'interprétation des corps qu'elle affecte, c'est par années du siècle précédent. Chacun est
leur nécessaire co-présence primitive où convaincu qu'il tient entre ses mains
s'accomplit l'acte perceptif. De sorte que la l'avenir de l'humanité puisqu'il possède la
médiation du corps est alors très technique capable, par l'image, de faire
généralement comprise comme l'immédiateté de agir les corps. C'est pourquoi toutes les
l'effet de l'image, court-circuitant toute guerres du 20e siècle, économiques,
conscience et suspendant tout jugement. sociales ou politiques, seront pensées
Ainsi regarder une image ce n'est encore, comme des guerres des images dont elles
en des termes classiques, que regarder un ne seraient que les effets calculés, en tout
présent gros d'avenir. Mais après la Grande cas prévisibles. Le 19e siècle avait forgé
Guerre se répand la conviction que l'idée d'un art « national » comme dépôt de
regarder une image, c'est déjà voir le futur la mémoire et du génie d'un peuple ; celui-
puisque la réalité à venir est immanente à ci invente l'idée d'un art capable de créer
l'image. Ainsi ce nouveau dogme imma- sa propre communauté et d'en fixer tout à
nentiste renoue-t-il avec le dogme chrétien la fois l'avenir et les frontières. Aux
de la « présence réelle » dans les objets du chapelles esthétiques qui continuent à diviser
culte — reliques, images ou hosties —, le public des Salons, se superposent les
puisque la puissance agissante de l'image églises - sociales, économiques ou
n'est plus conçue comme seulement nationales -, vastes communautés
symbolique mais réelle. Mais tandis que les émotionnelles façonnées par l'image. Préfaçant en
images du culte construisaient un futur à 1939 une exposition d'affiches, Anatole de
l'image du passé, celui que dessinent les Monzie perçoit clairement, pour s'en
images nouvelles n'est à l'image de rien, ne féliciter, que de telles images procèdent à la
semble précédé de rien. Ou pour le dire fabrication d'une mémoire nouvelle,
avec Jan Patocka analysant notre immédiate, suffisamment active pour
modernité : « Le possible n'est plus ce qui précède dessiner un avenir libéré du passé : « Plus que
le réel ; il devient plutôt le réel lui-même jamais, les peuples ont besoin d'images. Il
dans son processus créateur2. » leur en faut pour orienter leurs curiosités,
approvisionner leurs mémoires, soutenir
leurs enthousiasmes et leurs
o DE L'IMAGE À L'ACTE approbations3. »
Nul ne s'aventurerait d'ailleurs à lui
Au 20e siècle le corps, comme lieu donner tort, tant la fabrication de la
politique et sujet du désir, est explicitement publicité, confondue avec la propagande,
devenu la cible tout à la fois des images de apparaît à beaucoup comme l'essence même de
1. Henri Bergson, Matière et mémoire (1896), Œuvres, l'activité créatrice ou poétique en lutte
op. cit., p. 215.
2. Jan Patocka, ■< L'Art et le temps. La crise de la 3- Anatole de Monzie, Préface au catalogue L'Affiche en
civilisation rationnelle et le rôle de l'art », L'art et le temps, trad. couleurs, de Chéret à nos jours, Paris, Conservatoire national
E. Abrams, Paris, POL, 1990, p. 359- des Arts et Métiers, 1939, n. p.

49
Éric Michaud

contre le passé. La publicité, écrit Biaise velles aux plus anciennes images
Cendrars en 1927, est « la fleur de la vie magiques ou propitiatoires. C'est un art de la
contemporaine, ... une affirmation captation du futur dont on trouve, comme
d'optimisme et de gaieté, ... la plus chaleureuse le rappelait Salomon Reinach, le
manifestation de la vitalité des hommes paradigme au paléolithique, dans ces figures
d'aujourd'hui, ... la plus belle expression d'animaux désirables percés de flèches
de notre époque, ... un Art . . . C'est « en prévision d'une chasse heureuse, ou
pourquoi je fais appel ici à tous les poètes : plutôt dans l'idée que la réalité se
Amis, la publicité est votre domaine. / Elle conformerait à l'image^ ».
parle votre langue. / Elle réalise votre Dans cette collaboration, les écrivains ne
poétique. ... Industriels, faites faire votre sont pas en reste. En France par exemple,
publicité par les poètes comme le fait Moscou Mistral assure la publicité du savon Congo,
pour sa propagande l ». Innombrables, de Armand Salacrou ou Jean Anouilh écrivent
fait, sont les artistes et les écrivains qui des slogans publicitaires, Colette des textes
mettent leur talent et leur savoir au service
pour l'eau Perrier, Mac Orlan pour le
de la publicité d'abord et de la propagande
magasin du Printemps4, Valéry pour les
ensuite. céramiques Rouait ou pour un groupe
La collaboration des peintres avec les
d'industriels de l'acier (Réflexions sur l'acier) . Mais
publicitaires, inaugurée à la fin du
le même Valéry pourtant s'inquiète devant
19e siècle et poursuivie par le futurisme en
le caractère incontrôlé et incontrôlable de
Italie, les Delaunay et Léger en France ou
cette puissance formatrice d'avenir qu'est
les artistes du Bauhaus en Allemagne n'a
la publicité, dont les images se combinent
plus cessé depuis, jusqu'à créer cette classe
maintenant aux forces de l'industrie :
unique de ceux qu'on nomme aujourd'hui
les « créatifs ». Si toute novation formelle
dans l'une des deux sphères de l'art et de « Vous êtes des cobayes, chers hommes, et
des cobayes fort mal utilisés, puisque les
la publicité passe immédiatement dans
épreuves que vous subissez ne sont infligées,
l'autre, chacune prenant modèle sur
variées, répétées, qu'au petit bonheur. Il n'est
l'autre, c'est aussi parce que, au-delà des point de savant, point d'assistant de laboratoire
fins partagées, la même concurrence qui règle, dose, contrôle, interprète des
s'impose maintenant à tous. Fernand Léger le expériences, des vicissitudes artificielles, dont nul
formule avec clarté dès 1924 : « Écrasé par ne peut prévoir les effets plus ou moins
l'énorme mise en scène de la vie, que va profonds sur vos personnes précieuses. Mais la
faire l'artiste prétendant conquérir son mode, l'industrie, mais les forces combinées de
public ? ... [Il doit] choisir dans le l'invention et de la publicité vous possèdent,
tourbillon qui roule sous ses yeux les valeurs vous exposent sur les plages, vous expédient à
plastiques et scéniques possibles ... et la neige, vous dorent les cuisses, vous cuisent
dominer à tout prix. S'il ne s'élève pas les cheveux ; cependant que la politique aligne
suffisamment, s'il n'atteint pas le plan nos multitudes, leur fait lever la main ou
supérieur, il est immédiatement concurrencé dresser le poing, les fait marcher au pas, voter,
par la vie même qui l'égale et le dépasse. // haïr ou aimer en cadence, indistinctement,
statistiquement ! 5 »
faut inventer coûte que coûte2. »
La nécessité vitale de capter le regard de
la proie apparente toutes ces images 3. Salomon Reinach, Orpheus. Histoire générale des
religions, Paris, Librairie d'Éducation Nationale, Publications
1. Biaise Cendrars, « Publicité = poésie » (1927), Œuvres Alcide Picard, 1924, p. 162-163 (je souligne).
complètes, Paris, Denoël, 1962, tome 4, p. 229-230. 4. Pierre Mac Orlan, Le Printemps, Paris, Gallimard, 1930.
2. Fernand Léger, - Le spectacle. Lumière, couleur, image 5. Paul Valéry, « Notre destin et les lettres » (1937),
mobile, objet-spectacle » (1924), Fonctions de la peinture, Regards sur le monde actuel et autres essais, Paris, Gallimard,
Paris, Gonthier, 1965, p. 132-133. 1945, p. 252.

50
La construction de l'image comme matrice de l'histoire

Loin du rêve saint-simonien d'une unique mêmes. En 1931, il voit encore en Picasso le
image du Bonheur à venir qui serait assez type de l'artiste solitaire, capable de «
puissante pour en produire la réalisation, déterminer la réalité future » par la seule
c'est assez justement que Valéry se plaint de puissance de sa subjectivité rayonnante, en
ces épreuves qui ne sont infligées aux donnant au mythe une valeur de révolte et non
hommes qu'« au petit bonheur » - tant il est plus de conservation des valeurs de la
vrai que le hasard ne saurait être aboli par communauté. Jusqu'en 1932 et proche alors de
les images incalculables de petits bonheurs Bataille et Caillois, il défend encore cette
promis, qui assignent aux masses leurs idée pour lui positive que l'art est « une
conduites réglées mais dessinent un force qui rend l'Être nettement irrationnel »,
ensemble chaotique de forces conflictuelles. Si « un moyen magique, une force qui
l'avenir immédiat de l'individu devient transforme le réel » parce qu'est « réintégré le
prévisible à travers chacune des images qui mythe dans la réalité », de sorte que « le
l'émeuvent, le futur collectif devient illisible poème devient l'origine du Réel ». « Pour
sur un plus long terme. nous, peut-il encore écrire en des mots qui
C'est pourquoi la reprise en main des sont en singulière résonance avec ceux des
images par les États fascistes rassure ceux nazis, toute Réalité future commence et
que l'avenir inquiète : elle braque les s'éveille sous la forme du mythe 2 ». Mais
regards sur l'idéal d'un futur sans conflit, au après l'arrivée au pouvoir de Hitler, il fait
prix de l'ignorance salvatrice du présent (et soudain volte-face. Il dénonce, dans La
souvent de la réplique du passé). Ici, les fabrication des fictions, la responsabilité
promesses de petits bonheurs individuels collective des artistes et des intellectuels :
des images publicitaires s'ordonnent toutes « Nous sommes les premières dupes de nos
à la promesse du grand Bonheur collectif de œuvres ». Et c'est à la pointe extrême de ce
la propagande. Mais les images de retournement que surgit « le problème
propagande, comme celles de la publicité et par- angoissant de savoir si ce qui est poétique ne
delà toutes leurs différences formelles et représente pas tout simplement une
idéologiques, ordonnent partout leurs fins régression, un archaïsme 3 ». La réponse se
aux mêmes moyens, qui visent non pas trouve dans ses propres thèses antérieures :
l'orthodoxie mais bien l'orthopraxie l des corps « L'art ne représente quelque chose de
dans le passage à l'acte selon l'image. Elles positif que dans la mesure où il détermine
prennent la place de la réalité présente et crée une conception du monde, un
parce qu'elles exigent l'adéquation de la mythe4 ». Soit dans la mesure où il se
réalité future à l'image présente. Ni les unes ni montre capable, comme le fut le cubisme,
les autres ne mentent ni ne dissimulent cette de « détruire les images mnémoniques 5 »
réalité présente : le temps futur qu'elles
offrent aux regards n'est advenu que pour 2. Cari Einstein, Braque (écrit en 1931-1932), trad.
ceux qui, leur ayant déjà succombé, E. Zipruth, Paris, Éd. Des Chroniques du jour, 1934, p. 139-
140. Je dois la copie de ce livre à Georges Didi-Huberman
s'éveillent ainsi dans le mythe en le réalisant. qui, dans le stimulant texte qu'il a consacré à Cari Einstein,
Le tournant théorique d'un historien fait malheureusement l'impasse sur le sens politique de son
tournant théorique (■• L'image-combat », Devant le temps,
allemand de l'art durant les années 1930 éclaire Paris, Éd. de Minuit, 2000, p. 159-232).
les enjeux véritables de l'image - enjeux 3- Cité par Liliane Meffre, Cari Einstein et la
problématique des avant-gardes dans les arts plastiques, Berne,
qui, à coup sûr, restent aujourd'hui les Éd. Peter Lang, 1989, p. 123 et 129.
4. Cari Einstein, Braque, op. cit., p. 64.
1. Cf. Jacques Ellul, Propagandes, Paris, Armand Colin, 5. Cari Einstein, <■ Notes sur le cubisme », Documents, nu3,
1962, p. 36-44 « Le but de la propagande moderne n'est 1929 ; repris dans L. Meffre (éd.), Ethnologie de l'art
plus de modifier des idées, mais de provoquer une action. moderne, Marseille, André Dimanche Éditeur, 1993, p. 31.
:

Ce n'est plus de faire changer d'adhésion à une doctrine, C. Einstein ajoute •■ II fallut [au cubisme] détruire l'héritage
mais d'engager irrationnellement dans un processus actif. Ce mnémonique des objets, c'est-à-dire oublier, et le tableau
:

n'est plus d'amener à un choix, mais de déclencher des devint non la fiction d'une autre réalité, mais une réalité
réflexes. » avec ses propres conditions » (ibid., je souligne).

51
Éric Michaud

pour reconfigurer autrement la mémoire, visible au non-visible qui réglaient l'ordre


ouvrir ainsi une liberté nouvelle et monarchique de l'Ancien Régime, c'est
commencer autrement l'histoire. Dans le bien parce que l'entreprise de désincarna-
retournement de Cari Einstein peut se lire la tion du pouvoir menée par la Révolution
prise de conscience, brutale, que sa propre française fut non seulement une désintri-
exigence de restauration de la puissance cation du politique et du religieux, mais
du mythe par les moyens de l'art est celle- aussi et simultanément un décollement du
là même du nazisme, usant alors de la visible de sa face invisible - une séparation
liberté du commencement pour construire dont les effets se font encore sentir
le mythe contraignant qu'il prétend aujourd'hui dans l'ordre des images. De
incarner et qui légitime son pouvoir. Dans la cette désincarnation sont résultés, dans le
conférence sur L'origine de l'œuvre d'art champ politique, une infigurabilité du lieu
qu'il prononce en 1935 et 1936, Martin du pouvoir et un vide inappropriable que
Heidegger formule de façon frappante l'on peut entendre retentir dans la phrase
cette haute fonction que presque tous - fameuse de Michelet : « La Révolution a
national-socialistes compris - assignent pour monument... le vide... ». Et l'on sait
alors communément à l'art : que l'exigence démocratique veille à
préserver ce vide ou ce non-lieu qui lui est
« Le commencement [Anfang] contient déjà, essentiel, puisqu'il génère la division et le
en réserve, la fin. . . Chaque fois qu'un art conflit constitutifs de l'espace propre à la
.

advient, c'est-à-dire qu'il y a commencement, un


démocratie.
éclatement de l'Histoire se produit : l'Histoire
commence ou reprend à nouveau. Histoire, C'est pourquoi l'atomisation des
cela ne signifie point ici le déroulement de faits pratiques et des formes de l'art, son
dans le temps - faits qui, malgré l'importance auto-dissolution par renoncement à sa propre
qu'ils peuvent avoir, ne restent toujours que « volonté de puissance » et, finalement, sa
des incidents quelconques. L'Histoire, c'est progressive désincarnation tout au long du
l'éveil d'un peuple à ce qu'il lui est donné 20e siècle ont constitué les seules réponses
d'accomplir, cet éveil étant vigilante insertion dans que pouvait apporter l'activité artistique à
ce qui lui a été confié. . . . L'art est Histoire en ce l'incessante incarnation du mythe
sens essentiel qu'il fonde l'Histoire. ... l'origine
de l'être-là historial d'un peuple - c'est l'art1. » producteur d'avenir, afin de préserver ce vide du
pouvoir essentiel à la démocratie, mais que
Cette conception qui fait de l'art la ne cesse de combler l'industrie de la
matrice de l'histoire est, tout au long du culture.
20e siècle, inséparable de l'opposition - la
D
plus vive comme la plus secrète - à la
démocratie parlementaire fondée sur le débat
contradictoire. Or, si l'âge démocratique Éric Michaud est directeur d'études à l'École des
moderne a bouleversé les rapports du hautes études en sciences sociales. Il a notamment
publié Un art de l'éternité. L'image et le temps du
1. Martin Heidegger, « L'origine de l'œuvre d'art », national-socialisme (Paris, Gallimard, 1996) et
Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brockmeier (très
légèrement modifiée), Paris, Gallimard, 1970, p. 6l (je Fabriques de l'homme nouveau : de Léger à Mon-
souligne). drian (Paris, Carré, 1997)-

■52-

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