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L’HOMME

DE RAISONS

LES FONDEMENTS

DES SCIENCES HUMAINES

Jean-Claude QUENTEL
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INTRODUCTION
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Nous le savons depuis Gaston Bachelard, le déploiement historique
de l’activité scientifique suppose le constant dépassement de positions qui
apparaissent d’autant plus comme des obstacles épistémologiques qu’elles
répondent à des habitudes intellectuelles et, singulièrement, se trouvent
socialement consacrées. Saisie sous l’angle de la communauté qu’elle
constitue, la science se trouve en effet prise dans le social ; elle n’est de ce
point de vue qu’une figure de la communauté appréhendée dans son
ensemble et elle ne peut notamment échapper aux effets de mode. Dès lors,
et de manière paradoxale, autant la distance entre la « cité scientifique » et
la cité politique se creuse sous certains aspects, autant, sous d’autres
aspects, cette distance se révèle fort mince. Ce dernier point vaut en
particulier pour les sciences humaines, du fait de leur jeunesse, mais
également de leur moindre capacité à se déprendre des injonctions sociales
auxquelles elles se confrontent. Incontestablement, pourtant, cet ouvrage-ci
ne se situe pas dans le mouvement de mode qui domine, en ce début de
XXIè siècle et depuis un moment déjà, la réflexion sur l’humain. Le seul
fait de prétendre traiter encore de « sciences humaines » suffira déjà à
nombre de ceux qui se situent dans ce mouvement de pensée à lui dénier
tout intérêt. Il semble qu’au-delà de l’expression elle-même —
effectivement discutable — délimitant un tel champ d’investigation
spécifique, la tentative d’élaborer des sciences humaines ait pour beaucoup
fait long feu. Et si elles ont, pour d’autres, quelques raisons de continuer à
exister, c’est en tout cas sur un tout autre mode que celui des années 1970
où elles paraissaient pourtant florissantes. Assurément, un véritable fossé
s’est épistémologiquement fait jour entre cette période et celle que nous
connaissons aujourd’hui. On peut parler, à vrai dire, d’un véritable reflux
des sciences humaines.

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Les raisons, ou certaines des raisons, de cet étonnant reflux seront
exposées, travaillées parfois, dans cet ouvrage, au fil de la réflexion. Au
risque de heurter d’emblée, nous résumerons la situation en disant que
nous assistons depuis trois décennies à l’épanouissement d’un paradigme
positiviste qui tend à résorber le registre de l’humain dans celui des
sciences de la nature. Qu’une petite part de ce mouvement se défende
éventuellement de tenir une telle position n’y change rien. Face à cette
pensée qui domine actuellement de manière outrancière le paysage
intellectuel et qui investit les lieux institutionnels stratégiques, des îlots de
résistance subsistent toutefois qui perpétuent les recherches traditionnelles
en sciences humaines. Au demeurant, ce n’est pas la première fois que l’on
assiste, dans le champ de la réflexion sur l’homme, à une telle forme
d’emprise sociale. La période précédente a également connu la sienne,
avant que ne s’effectue précisément un mouvement de bascule ; nous
aurons l’occasion d’y revenir. On peut vraisemblablement prévoir de la
même façon une sorte de retour de balancier : lorsqu’un mouvement
devient trop exclusif, il secrète sa propre contradiction. Il est par
conséquent possible de parier sur un rejet plus ou moins proche du
mouvement actuellement dominant, lequel s’est par ailleurs et en fin de
compte révélé jusqu’ici peu productif scientifiquement, quelle qu’ait été
l’ampleur de la mobilisation : il ne peut étrangement se prévaloir d’aucune
découverte fondamentale.
Le présent travail se veut une réflexion dépassant ces simples effets
de mode, en même temps d’ailleurs que le seul registre du social ou de
l’histoire où ils s’originent. Nul ne saurait toutefois sortir d’un tel registre,
et donc entre autres, nous l’avons dit, échapper aux modes. Encore faut-il
prendre conscience de leur importance et chercher à en être le moins
dépendant possible1. Socialement, il s’agit surtout d’assumer un héritage,
fût-ce précisément dans la contestation. Une véritable réflexion sur le
déploiement de la recherche dans le domaine de la science interdit
d’adhérer naïvement à une vision cumulative du savoir ; la position
opposée, qui consiste à s’imaginer qu’une création s’opérerait en fait ex
nihilo, n’est toutefois pas plus tenable. Nul n’échappe en fin de compte à la
contradiction de la dette et de la rupture. Or, dans le domaine des sciences

1 Dans les années 1970 déjà évoquées, la question épistémologique par excellence était la
suivante : « d’où parlez-vous ? » ou « d’où est-ce que je parle ? ». Si elle fut souvent
répétée à l’excès et vira parfois à la ritournelle, elle avait précisément le grand mérite de
positionner véritablement un auteur dans le savoir.

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humaines, on ne peut sur ce point que s’interroger : comment est-il
possible que les chercheurs des générations précédentes, notamment ceux
qui passent pour des fondateurs, puissent être à un tel point méconnus et
même occultés ? Sans nul doute, la science, envisagée sous l’angle qui
nous intéresse ici, n’est-elle jamais qu’une rectification d’erreurs, ainsi que
nous l’a rappelé le même Bachelard. L’erreur repérée aujourd’hui
constituait justement la vérité d’hier, et ce qui nous apparaît à présent
comme la vérité ne nous est par conséquent devenu accessible qu’à partir
du dépassement des auteurs qui nous ont précédés. Il faut donc connaître
leurs thèses, et pour cela commencer par reconnaître leur existence.
Que penserait-on d’un physicien qui prétendrait ne jamais avoir
entendu parler de Newton ou d’Einstein, pour ne nous en tenir qu’aux plus
grands penseurs ? Newton a certes été dépassé, contredit, mais il a frayé la
voie à ses successeurs et il est impossible pour un physicien de
méconnaître son apport. Einstein, sans nul doute, sera également un jour
contesté et dépassé, même si la physique semble pour l’instant loin d’avoir
fini de s’approprier certaines de ses thèses. Peut-être faudra-t-il attendre
plusieurs siècles pour qu’advienne ce nouveau théoricien, mais il
adviendra. Einstein ne sera pas pour autant effacé, puisque les générations
suivantes inscriront leurs réflexions dans la suite et dans l’opposition à ses
thèses ou à certaines de ses thèses. Comment comprendre, dès lors, que des
chercheurs réfléchissant sur l’humain puissent faire l’impasse sur l’apport
des pionniers des sciences humaines, comme c’est très majoritairement le
cas aujourd’hui ? Nombre de grands découvreurs ont eu, par le passé,
d’importantes difficultés à faire reconnaître leur apport aux yeux de leurs
contemporains, mais il pourrait sembler, par l’ampleur du déni auquel nous
assistons aujourd’hui, que nous soyons confrontés à une situation inédite
dans l’histoire de la pensée scientifique.
Marx est aujourd’hui totalement ou quasi-totalement tombé dans les
oubliettes de l’histoire ; Freud subit une véritable chasse aux sorcières dans
certains pays et Saussure n’est pas loin d’être à présent ignoré2. Une partie
de la réponse à la question posée ci-dessus réside sans nul doute dans les
effets sociaux que de tels modèles théoriques ont entraînés. Les sociétés
occidentales ont été marquées par les œuvres de ces pionniers, notamment
celles des deux premiers. Certes, Marx n’est pas à confondre avec le

2.La publication de nouveaux manuscrits découverts récemment est ainsi passée à peu
près inaperçue du grand public averti.

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marxisme, mais il lui a donné naissance et une bonne part de la planète a
été, dans la suite de ses travaux, divisée en deux blocs opposés durant les
trois quarts du XXè siècle. La disparition quasi-complète du communisme a
de fait entraîné la mort intellectuelle de Marx. Pourtant, sans nier
l’importance qu’il confère à la praxis dans son œuvre, Marx est aussi un
penseur qui a fortement contribué à l’instauration des sciences humaines.
L’impact de Freud n’a pas été le même ; du moins son œuvre n’a-t-elle pas
eu des effets aussi dramatiques. Il n’avait pas, lui, l’ambition de
transformer la société, bien qu’il l’ait chargée d’un certain nombre de
maux. Le XXè siècle a néanmoins été profondément marqué par ses
travaux, au point de parfois friser la démesure dans leur exploitation. Une
forme d’impérialisme s’en est également suivie et, socialement, on
comprend que Freud ait à son tour suscité un rejet. À l’instar de Marx, il
est toutefois un penseur de poids et l’un des grands pionniers des sciences
humaines ; les raisons pour lesquelles on récuse aujourd’hui son œuvre
n’ont rien à voir, quoi qu’on prétende souvent, avec des raisons
scientifiques : les condamnations se révèlent du reste d’une incomparable
naïveté et prouvent avant tout qu’il n’a pas été lu.
Tout ceci ne suffit cependant pas à expliquer la situation
contemporaine des sciences humaines qui, au regard des années 1970, frise
parfois le délabrement. Parmi les autres raisons qu’il est possible
d’invoquer, la suivante paraît avoir une particulière importance : le projet
même des sciences humaines suppose que l’homme s’étudie lui-même ; il
peut donc s’imaginer d’emblée savoir de quoi il parle lorsqu’il parle de lui.
C’est aussi l’homme qui étudie la nature (on ne tire d’ailleurs pas
suffisamment les enseignements de cette situation ; nous aurons à y
revenir) ; toutefois, l’homme vise précisément là à s’effacer de l’objet qu’il
se donne. Dans le cas des sciences humaines, il en va différemment : c’est
l’homme qui constitue l’objet de la réflexion que produit l’homme, quelles
que soient les thèses par ailleurs défendues. Nous serons amené à travailler
cet aspect du problème. Quoi qu’il en soit, tout homme peut prétendre, non
seulement se connaître lui-même, mais encore livrer une part du secret de
l’humanité puisqu’il en participe et la représente à titre d’exemplaire. Le
foisonnement des ouvrages en tout genre, s’inscrivant dans le cadre des
sciences humaines3, auquel on assiste aujourd’hui, rendu possible par de

3. On remarquera que bien souvent, les ouvrages de sciences humaines cohabitent


aujourd’hui avec les livres d’occultisme, dans les mêmes rayons, notamment dans les

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nouveaux moyens techniques, trouve sans nul doute dans cette forme de
revendication l’essentiel de son explication.
L’enseignement de Freud se trouve du même coup bel et bien nié.
Le découvreur de l’inconscient a de quoi se retourner dans sa tombe ! Non
seulement la conscience que l’homme prend de lui-même tient à présent le
devant de la scène, mais on assiste à une dénégation de plus en plus forte
d’un quelconque fonctionnement propre à l’homme qui échapperait à son
contrôle. Freud soutenait que l’homme n’est en fin de compte pas maître
dans sa propre maison. Aujourd’hui, ce même homme paraît affirmer le
contraire : il est bien maître chez lui, maître de lui-même. Ce n’est pourtant
pas seulement Freud qui se trouve ainsi écarté, c’est tout autant Durkheim
et les grands noms de la sociologie qui ont soutenu et montré que la
condition humaine se trouve déterminée par des raisons qui, pour
l’essentiel, échappent à l’homme. On assiste à nouveau au règne de la
conscience et de l’évidence du sens commun ; celles-ci expriment de nos
jours leur revanche, en apparence pour le plus grand plaisir de chacun.
L’individualisme auquel tend notre société n’est pas pour rien dans une
telle entreprise : il conduit notamment à mettre en avant les notions
humanistes — et surtout conformes à l’inspiration libérale — de liberté et
d’épanouissement de l’homme. La sociologie elle-même pourrait
disparaître dans une telle opération. Sa situation, aujourd’hui, ne semble en
tout cas guère enviable.

Le présent ouvrage part, lui, de l’idée que pour prétendre élaborer


des sciences humaines, il faut d’abord tenter de se dégager de cette
immédiateté dans laquelle tout homme se trouve pris. Toute recherche en
ce domaine doit impérativement débuter par une prise de distance par
rapport aux fameuses données immédiates de la conscience chères au
philosophe Bergson : ce qui se donne à l’homme sous le sceau de
l’évidence répond toujours à une construction qui s’opère en lui à son insu.
Ce travail, visant à faire ressortir les fondements des sciences humaines,
n’a par ailleurs pas l’ambition de constituer une sorte d’histoire des
sciences humaines ; il se veut une réflexion d’ordre épistémologique,
faisant notamment retour sur l’origine des questions essentielles dont nous

bouquineries. Ils sont très majoritairement représentés pour le reste, dans les librairies, par
des ouvrages de vulgarisation, prétendant la plupart du temps apporter des recettes
pratiques au lecteur lambda.

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héritons aujourd’hui dans ce domaine. Il ne s’agit pas d’entériner la façon
dont elles se sont posées aux fondateurs des sciences humaines, encore
moins d’adhérer aux réponses que ces pionniers ont apportées, mais de
restituer la problématique rendant compte des problèmes dont nous
héritons aujourd’hui, en ayant pour objectif d’approfondir le
questionnement présent sur l’homme saisi dans la spécificité de son
fonctionnement. C’est uniquement en ce sens que cet ouvrage interroge les
fondements des sciences humaines. En l’état actuel des recherches, un
retour sur leurs fondations paraît nécessaire pour à nouveau ouvrir un réel
débat et travailler, dans un climat plus serein, des questions aujourd’hui
évacuées.
Il s’agira, dans une première partie, de questionner la visée
scientifique des sciences humaines, c’est-à-dire leur prétention à constituer
des sciences alors qu’elles se donnent l’homme comme objet. Nous
interrogerons les obstacles majeurs qu’elles rencontrent dans la réalisation
d’un tel objectif, notamment ceux qui leur sont attribués par leurs
opposants et qui leur paraissent rédhibitoires. Il nous apparaîtra qu’aucun
de ces obstacles n’est en fait insurmontable et que le problème doit, comme
souvent, être posé autrement qu’il ne l’est. Nous verrons qu’aucun des
pionniers des sciences humaines ne les a éludés et qu’ils ont tous d’emblée,
de manières différentes, mais toujours concordantes, répondu aux
objections qui leur étaient déjà faites, et, souvent, qu’ils s’étaient d’abord
faites à eux-mêmes. Dans une seconde partie, nous nous questionnerons
sur cet humain dont nous aurons par conséquent soutenu qu’il peut
constituer un objet de science. Nous nous interrogerons sur ce qui le
particularise comme objet par rapport aux objets que se sont
antérieurement donnés les sciences de la nature. Nous nous demanderons,
en d’autres termes, ce qu’il en est de la spécificité de l’humain, de cette
réalité proprement humaine dont des sciences particulières prétendent
rendre compte, et à quelles conditions celles-ci peuvent attendre leur
objectif.
Dans une troisième et dernière partie, nous étudierons plus en détail
les caractéristiques essentielles de l’homme telles que l’ensemble des
sciences humaines s’attachent à les définir. Une des questions importantes
que nous rencontrerons en effet dans ce travail est celle de la pluralité des
disciplines à l’intérieur des sciences humaines, de leur positionnement et
des relations qu’elles entretiennent entre elles. Cette pluralité s’ordonne à

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la complexité de l’humain et à son hétérogénéité au regard de chacune des
approches disciplinaires. Faire ressortir les caractéristiques communes dont
l’ensemble des sciences humaines font état paraît d’autant plus nécessaire
que chacune d’entre elles demeure aujourd’hui dans l’ignorance foncière
de ce qui la rapproche des autres, au-delà de l’objectif très général de
rendre compte du fonctionnement de l’homme dans ce qui constitue sa
spécificité d’homme. Sans nul doute tenons-nous là, dans l’appropriation
consciente et concertée de ces caractéristiques communes, l’un des enjeux
majeurs de la construction à venir des sciences humaines et de leur
consolidation. D’autant que cerner ce qui ne constitue jamais que des
identités partielles revient évidemment en même temps à marquer des
différences et en définitive à tenter de comprendre comment les différentes
disciplines qui forment les sciences humaines s’ordonnent ensemble en un
réseau explicatif cohérent.

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I° partie

LA VISÉE SCIENTIFIQUE

DES SCIENCES HUMAINES

La science à propos de l’humain


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I

NÉCESSITÉ SOCIALE

ET NÉCESSITÉ EXPLICATIVE

La première difficulté, en ce début de XXIè siècle, à laquelle se


heurtent les sciences humaines dans leur prétention à s’installer comme
sciences tient très certainement à la confusion qui s’introduit d’emblée
entre les exigences qui sont celles du chercheur et du théoricien, d’une part,
et celles dont participe le professionnel ou l’homme de métier, d’autre part.
Les sciences humaines n’en étant véritablement qu’à leur début et ayant
encore à faire leurs preuves en tant que sciences paraissent aujourd’hui, la
plupart du temps, n’exister, aux yeux du public, mais également, et surtout,
aux yeux de ceux qui semblent les promouvoir, qu’à travers les démarches
des divers professionnels qui s’inscrivent dans leur sphère d’influence. Au
point qu’on peut légitimement se demander, bien souvent, en quoi elles
consistent actuellement, si ce n’est dans des formes très diversifiées de
pratiques sociales qui ont toutes pour point commun de revendiquer leur
participation à une forme d’intervention qui porte avant tout sur le registre
de l’humain.
En d’autres termes, le souci de l’utilité sociale paraît aujourd’hui
très nettement l’emporter, quoi qu’on dise, sur celui de l’explication
conceptuelle. Le problème n’est pas nouveau : les autres champs
scientifiques l’ont également rencontré et ont eu à lutter contre une telle
tendance pour s’affirmer réellement et s’installer dans leur prétention
explicative. L’utilité est toujours le premier aspect qui se trouve

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socialement mis en avant et, somme toute, pour le non-initié, qu’importent
encore les progrès de la physique s’ils ne se traduisent pas dans des
applications dont il lui est possible de bénéficier immédiatement. S’il sait
plus ou moins sommairement ce qu’il en est des recherches autour de
l’atome ou des processus cellulaires, il est surtout intéressé par ce qui en
découle pour son bien-être immédiat. Pour autant, il ne viendrait à l’idée
d’aucune personne sérieuse de contester aujourd’hui la nécessité d’une
recherche dont on ne saisit pas d’emblée les implications sociales, bien
qu’il ne paraisse pas concevable qu’elle ne puisse en dernier lieu avoir des
débouchés pratiques pour la communauté. Autrement dit, la recherche n’est
pas là entièrement assujettie à des nécessités sociales, même si l’on attend
qu’elle produise des effets à ce niveau.
Dans le registre des sciences humaines, il n’en va pas actuellement
de même. La nécessité sociale l’emporte dans la très grosse majorité des
situations. Souvent, on ne saurait même affirmer que ce sont les
applications sociales qui sont régulièrement mises en avant puisqu’une
telle formulation supposerait qu’un corpus théorique consistant ait été
préalablement constitué, alors que ce n’est pas le cas. Très fréquemment,
en effet, ce sont uniquement les impératifs liés à l’organisation des
pratiques sociales qui tiennent lieu de démarche explicative. Tout se passe
donc comme si l’application était ici en mesure de précéder la recherche
fondamentale et comme si celle-ci naissait progressivement de celle-là. Or,
il s’agit de comprendre d’abord et avant tout que la nécessité sociale est
une chose, que les pratiques sociales requièrent effectivement une forme de
cohérence propre, mais que la nécessité explicative en est une autre,
exigeant également un type de cohérence, qui ne se fonde absolument pas
sur la même raison.

1) L’utile et le fonctionnel

Régulièrement, dans le registre de l’humain, la recherche de l’utilité


paraît pouvoir se substituer à celle de l’explication et suffire en elle-même
à définir le problème dont on s’occupe. Concernant le langage, par
exemple, il est usuel et quasi constant de voir le non-initié, et même le
chercheur, proposer une définition qui se fonde d’abord et avant tout sur la
communication, et secondairement sur d’autres critères éventuels. Or la

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communication correspond à la fonction sociale du langage. Et s’il ne
s’agit aucunement de récuser son existence ni son importance, il convient
en revanche de se demander si le fait d’aborder un tel problème sous
l’angle de son utilité sociale permet de le définir réellement. Que le langage
« serve » à communiquer, nul ne le contestera, même si on fera aussitôt
remarquer qu’il comporte aussi d’autres « fonctions », tout aussi
importantes, telle, par exemple, celle de s’exprimer (qui peut être
distinguée de la communication). Cependant, si l’on y réfléchit bien, et
c’est là le plus important, une telle manière d’appréhender le problème du
langage, outre le fait qu’elle tend à réduire sa complexité à une seule
dimension, suppose qu’on sache préalablement ce qu’il est.
Si le langage « sert » à communiquer, alors il se trouve déjà
implicitement cerné comme phénomène, donc défini d’une manière ou
d’une autre ; ce n’est qu’ensuite, dans un second temps par conséquent, que
la réalité que l’on a ainsi posée comme un préalable (sans la plupart du
temps s’en rendre compte) comporte une utilité sociale, en l’occurrence la
communication. Or, c’est cette réalité dont l’existence se trouve déjà
présupposée, dans une telle démarche, qu’il s’agit de définir. Le problème
ne se trouve nullement réglé par un tel tour de passe-passe ! Cela
reviendrait, dans le domaine de la physique, à prétendre pouvoir expliquer
la structure de l’atome à partir du seul fait qu’on construit des bombes pour
la défense nationale ou des centrales nucléaires pour produire de
l’électricité dans nos chaumières ! Aura-t-on, de même, dégagé les
caractéristiques des ondes électromagnétiques lorsqu’on aura dit qu’elles
permettent de réchauffer nos mets plus rapidement au micro-onde ou
d’écouter tel émetteur radio, local ou national ? On saisit à quel point le
raisonnement se trouve ici totalement inversé et la définition de la réalité
dont on prétend rendre compte radicalement occultée.
Pour faire ressortir autrement encore, d’une manière plus
caricaturale mais en même temps plus démonstrative, les limites de
l’appréhension strictement utilitaire d’un phénomène, à quelque niveau
qu’on le prenne, et le fait, surtout, qu’elle soit totalement inopérante pour
l’expliquer, c’est-à-dire pour mettre en évidence ses caractéristiques
définitoires, risquons la question suivante : imagine-t-on un physicien, ou
un chimiste, définir l’eau en se contentant de dire qu’elle sert à se laver, à
faire la vaisselle ou à nettoyer les pommes de terre ? Bien évidemment, une
telle manière de poser le problème paraîtra énorme et l’exemple,

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aujourd’hui, franchement ridicule. Il faut se rendre compte qu’on en
arriverait pourtant à ce genre d’aberration, si l’on transposait dans le champ
des sciences de la nature la façon qu’on a très fréquemment de procéder,
sans même s’en apercevoir, dans le domaine des sciences humaines. Et
l’on concédera que c’est inquiétant et qu’il est donc grand temps de réagir.

Partir de l’utilité d’une réalité dont on se préoccupe, quelle qu’elle


soit, revient, en conclusion, à s’interdire de l’expliquer réellement. On ne
rendra jamais compte que de ce à quoi elle sert et, de ce point de vue, on
risque fort de voir la liste de ses « fonctions » s’allonger régulièrement, au
fil des découvertes et des transformations sociales. En termes plus
techniques, telle est la limite, dans le champ des sciences humaines, de
toute approche dite « fonctionnaliste » (en tant qu’elle traduit un
finalisme4) : se fondant sur la recherche des « fonctions », donc en dernier
lieu sur l’utilité — laquelle se révèle en fin de compte toujours sociale chez
ceux qui se réclament d’une telle méthode5 —, elle s’empêche de traiter
explicativement de ce dont elle s’empare. Là où une telle approche croit
réellement expliquer, elle ne fait en fin de compte que révéler l’utilité,
laissant entière la question de ce qui détermine un tel phénomène dans sa
spécificité. « L’utilité d’un fait n’en explique pas l’existence », soulignait
déjà Émile Durkheim en… 1895. Et il commentait ainsi son propos : « La
plupart des sociologues croient avoir rendu compte des phénomènes une
fois qu’ils ont fait voir à quoi ils servent, quel rôle ils jouent. On raisonne
comme s’ils n’existaient qu’en vue de ce rôle et n’avaient d’autre cause
déterminante que le sentiment, clair ou confus, des services qu’ils sont
appelés à rendre.6 »

4. Le fonctionnalisme est un mouvement qui calque en fait son explication sur un modèle
biologique. Il s’est notamment développé dans le champ de l’anthropologie sociale anglo-
saxonne et de la sociologie : la société est conçue comme un organisme, c’est-à-dire
comme un tout biologique. Ses « organes » ont alors des « fonctions », le rôle de chacune
d’entre elles se trouvant défini par rapport à la totalité. Tout fonctionnalisme recèle en
définitive une forme de finalisme — ou, comme on dit alors, de téléologie —, dès lors
qu’il prend avant tout en considération les effets, essentiellement sociaux, des phénomènes
qu’il étudie.
5. La notion d’utilité n’est pourtant pas d’abord une notion sociale. Elle suppose avant tout
chez l’homme une capacité à conférer une valeur à une réalité qui devient dès lors, à ses
yeux, convoitable, et pour l’obtention de laquelle il est prêt à payer un certain prix. Ce
processus opère quelle que soit la portée sociale que la réalité en question prend par
ailleurs. Dans l’argumentation qui est ici la nôtre, c’est toutefois cette portée sociale qui
nous retient.
6. Les règles de la méthode sociologique, 1895, p. 88.

22
Il n’est pas sans importance de voir le même Durkheim, fondateur
de la sociologie française, ériger, il y a plus d’un siècle, la règle suivante
pour l’explication des faits sociaux : « faire voir à quoi un fait est utile
n’est pas expliquer comment il est né ni comment il est ce qu’il est ». Et
d’ajouter aussitôt : « car les emplois auxquels il sert supposent les
propriétés spécifiques qui le caractérisent, mais ne le créent pas »7. Il ne
faut pas confondre, en bref, la cause efficiente du phénomène et la fonction
qu’il remplit : « non seulement ces deux ordres de problèmes doivent être
disjoints, mais il convient, en général, de traiter le premier avant le
second », poursuit Durkheim. En effet, il est légitime que le sociologue
cherche par ailleurs à rendre compte de la fonction du phénomène
puisqu’elle est nécessairement sociale, et que c’est à ce niveau précis qu’il
situe son analyse : la détermination de la fonction « ne laisse pas d’être
nécessaire pour que l’explication du phénomène soit complète8. » On ne
s’étonnera donc pas du fait qu’un fonctionnalisme réducteur, confondant
les « deux ordres de problèmes », se soit épanoui avant tout dans les
sciences sociales. Pourtant, au-delà du domaine des sciences sociales où
elle a été explicitement revendiquée, une telle manière de procéder est
usuelle dans les différentes disciplines qui composent les sciences
humaines et elle donne régulièrement lieu à des débats, souvent
passionnés.

Si l’on en revient ainsi à l’exemple du langage, on soulignera par


conséquent que nombre de spécialistes de ce phénomène s’en sont tenus —
et se tiennent bien souvent encore — à une « explication » mettant en
avant sa fonction de communication. Comme si cela allait de soi de
procéder de la sorte. Or, déjà, il est intéressant d’opposer aux partisans
d’un tel point de vue que si le langage a effectivement une fonction de
communication, il est en même temps un puissant moyen de… non-
communication ! En effet, puisque c’est la dimension de la langue qui les
retient avant tout dans le langage lorsqu’ils mettent en avant sa fonction de
communication, il est facile de faire remarquer que la langue, donc,
constitue en même temps une réelle barrière, qui empêche la
communication, et qu’il s’agit là d’une caractéristique de l’homme : jamais

7.id., p. 90.
8. id., p. 96. C’est ce qui donne au phénomène son statut véritablement social, au-delà du
fait qu’il soit logiquement déterminé.

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il ne parle « humain » (en d’autres termes une langue qui serait
« universelle », constitutive de l’espèce qui est la sienne), mais toujours en
« langues », c’est-à-dire dans des langues diverses et multiples, lesquelles
constituent autant d’obstacles à l’échange langagier pour celui qui ne les
maîtrise pas.
Or, cet argument n’apparaît pas décisif en ce qui concerne la
question de la définition même du langage ; il situe le phénomène au seul
niveau social. Il faut pousser plus loin l’argumentation et faire ressortir que
l’appel à la notion de communication ne rend pas compte du fait que le
langage se trouve par ailleurs, avant même de servir à une négociation,
spécifiquement organisé en mots et en phonèmes — pour ne pas entrer
plus, pour le moment, dans le détail de ce qu’une telle analyse suppose.
Une telle organisation vaut quel que soit l’usage qui se trouve fait du
langage dans la communication, c’est-à-dire socialement. Les lois qui
rendent compte du fait que le langage, en tant que production grammaticale
ayant son ordre de réalité propre9, se trouve nécessairement structuré en
mots et en phonèmes n’ont rien à voir, explicativement, avec celles qui
permettent de comprendre qu’on puisse échanger du langage, sachant en
outre qu’on n’échange pas que cela et que les lois de l’échange règlent de
la même façon — c’est-à-dire à partir des mêmes processus — le langage
et le reste. Et les unes n’effacent pas les autres.
L’importance donnée à la communication dans le champ de la
linguistique, ou de ce qu’on convient aujourd’hui d’appeler les « sciences
du langage », se retrouve aujourd’hui jusque dans la « pragmatique ». Ce
mouvement, qui se donne pour objectif l’élaboration d’une véritable
théorie de l’interlocution, n’est assurément pas apparu sans raison : il
répond à certains abus dans la façon d’aborder la question du langage, dès
lors que, cette fois, l’aspect qui nous retient ici, à savoir la dimension de
l’échange ou de l’interlocution, se trouvait quasiment éliminé, comme, plus
largement, se trouvait évacué le fait que les mots permettent de désigner le
monde en même temps qu’ils participent d’une structuration spécifique. La
prééminence donnée à la communication vaut cependant dans toutes les
disciplines constituant les sciences humaines, au point que le terme même
de « communication » est devenu un maître mot dans la doxa (c’est-à-dire
la manière habituelle de penser) contemporaine et que, universitairement,
des départements se sont créés avec pour objectif exclusif de traiter de la

9. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point.

24
communication et de fournir à la société des spécialistes de cette question
dans des domaines variés (sans nécessairement, d’ailleurs, se réclamer
explicitement des sciences humaines).
La psychologie, la sociologie, par-delà les frontières disciplinaires et
les spécialisations qu’elles connaissent, ne cessent de mettre l’accent sur la
dimension de la communication et, de manière générale, de prendre les
thèmes dont elles s’emparent par le biais de leur utilité, dans la mesure où
elles sont censées répondre à des demandes sociales. Les pressions sociales
font exister un certain nombre de réalités : celles-ci prennent un statut
politique, au sens où elles répondent à un type particulier d’organisation et
de fonctionnement lié à une société donnée, et elles sont à ce moment-là
livrées au chercheur comme objet même de son investigation. La
psychologie de l’enfant tire ainsi, incontestablement, son essor, au XXème
siècle du moins, du fait qu’elle traite avant tout de l’écolier, c’est-à-dire de
l’enfant tel que l’école est venu le désigner comme objet d’étude avec la
création de l’école obligatoire et gratuite. Il s’agit pour la psychologie de
l’enfant, en premier lieu, de répondre aux questions qui surgissent à partir
de formes diverses d’inadaptation scolaires. Et l’on peut légitimement se
demander si, aujourd’hui encore, la réflexion sur l’enfant parvient à
s’affranchir d’une telle situation de dépendance et dans quelle mesure elle
peut produire un discours qui ne soit pas d’abord ordonné aux exigences
sociales.

2) Métier et théorisation

La liste est longue de ces réalités sociales qui deviennent ipso facto
des réalités dont on prétend, en toute innocence la plupart du temps, rendre
compte scientifiquement. Que l’anorexie ou la boulimie constituent des
réalités sociales (très relatives au demeurant, puisqu’elles ne se manifestent
sous ces formes que dans certaines sociétés) paraîtra aujourd’hui
incontestable, et ceux qui s’y trouvent confrontés pourront par ailleurs
vivre la situation de manière dramatique. Elles ne formeront pas pour
autant des réalités scientifiquement analysables en tant que telles : elles ne
sont que l’émanation sociale, variable et non généralisable, de processus
plus larges auxquels il faut les rapporter si l’on veut les expliquer. Ainsi en
est-il également de l’alcoolisme ou d’une manière plus générale des

25
phénomènes dits de dépendance, telle la toxicomanie. Une réalité
socialement instituée ne saurait sécréter sa « science » particulière, sinon il
y aurait autant de sciences et d’objets scientifiques qu’il est dégagé de
réalités sociales. Se représente-t-on le médecin (qui n’est d’ailleurs pas, en
tant que médecin, un homme de science : il s’appuie sur les acquis des
sciences de la vie) décréter qu’il existe autant de réalités nosographiques
qu’il y a de circonstances dans lesquelles s’observent les entités cliniques
qu’il reconnaît ?
On en est pourtant fréquemment là dans le champ des sciences
humaines et tant qu’on n’aura pas perçu la différence entre le registre du
social et celui de l’explication scientifique, on continuera à opérer des
confusions et à ne pas œuvrer scientifiquement, même lorsqu’on est
persuadé du contraire. Les professions, notamment, s’inscrivant dans la
mouvance des sciences humaines, obscurcissent constamment la différence
de ces deux registres : elles répondent à des demandes sociales qui mettent
en avant des réalités tout à fait relatives ; en même temps, elles anticipent
ces demandes, en imposant au corps social leur spécialisation et donc
l’existence de la réalité dont elles se réservent le traitement. Nous sommes
ici dans le registre de l’offre et de la demande, lequel est exclusivement
social ; le tour de force consiste à faire croire que nous sommes dans celui,
pourtant différent, des nécessités logiques, sur lequel s’appuie la démarche
explicative. On voit ainsi naître, régulièrement, sinon de nouveaux corps de
métier, du moins de nouvelles phalanges de spécialistes auxquels il suffit
d’accoler le suffixe « logue » à leur créneau social d’intervention pour
prétendre travailler scientifiquement (et surtout se garantir une notoriété).
C’est ainsi que nous avons aujourd’hui des « alcoologues », des
« graphologues », des « criminologues », des « gérontologues », etc.
Sans nous en tenir à ces artifices langagiers, prenons l’exemple de
ce qu’on appelait naguère la « débilité » et qu’on désigne aujourd’hui d’une
manière générale sous le terme de « déficience mentale » : elle existe
incontestablement, puisqu’ont été créés des établissements recevant des
enfants et des adultes déficients mentaux et que la société règle la prise en
charge de ceux qui les fréquentent. De nombreux professionnels y
travaillent, précisément, qui s’imposent comme autant de spécialistes
incontournables de la question (pédopsychiatres, psychologues,
psychomotriciens, orthophonistes, éducateurs, etc.). Pour autant, la
déficience mentale n’est qu’une réalité sociale, ne correspondant, ni à une

26
réalité médicale ou organique, ni à une réalité psychologique. De ces points
de vue, elle se révèle totalement hétérogène et ne constitue aucunement un
objet scientifiquement analysable. Il n’y a pas à se tromper… Or, depuis
essentiellement le début du XXème siècle, ont malgré tout fleuri quantité
d’explications soi-disant scientifiques de la déficience mentale, qui
forment autant d’obstacles — de nos jours encore — à une réflexion sur les
processus explicatifs en jeu dans les réalités nosographiques regroupées
sous ce registre.
Autres exemples contemporains, donnant lieu à de véritables
empoignades en raison des enjeux sociaux qu’ils soulèvent : la « dyslexie »
et la « dysphasie ». On tend à désigner du terme de « dyslexie » quasiment
toutes les difficultés qui surgissent dans l’apprentissage de la lecture,
comme si leur explication était toujours la même et les processus en cause
invariablement homogènes. Que cette réalité soit socialement circonscrite
est une chose ; qu’elle ait une quelconque réalité scientifique en est une
autre. On confond ici, pressé par les exigences sociales, le trouble, dont il
s’agit d’expliquer les processus, avec ses lieux de manifestation, de telle
sorte que la dyslexie n’a de réalité que par rapport au fait social de la
scolarisation. Ceci explique que de savants auteurs contemporains
comptent au nombre des quelques critères permettant de la définir… un
retard scolaire de plus de deux ans ! On perçoit clairement dans ce cas
l’absolue confusion des registres. La question de la dysphasie est
analysable de façon analogue : on tend à regrouper sous le terme de
« dysphasie » tous les troubles oraux du langage qui constituent
aujourd’hui un handicap social (quelles que soient leurs causes) et, par la
même opération, on fait exister une pseudo réalité scientifique dont prétend
rendre compte un corps nouveau de spécialistes.

Dans tous ces cas, on ne fait qu’opérer un amalgame entre, d’une


part, une réalité administrative, supposant un mode particulier de prise en
charge, relatif à une époque et à une société donnée, et, d’autre part, une
réalité qui serait scientifiquement explicable. La psychiatrie
contemporaine, d’obédience anglo-saxonne, radicalise ainsi ce genre de
confusion en identifiant des prétendues réalités cliniques qui ne
correspondent qu’à des réalités sociales, immédiatement articulées à des
codifications et à des barèmes de prise en charge : les classifications
qu’elle propose n’ont aucune réalité scientifique et ses promoteurs ont

27
même méticuleusement évacué tous les efforts qui avaient été faits
antérieurement en ce sens. Le D.S.M. (Diagnostic and Statistical Manual of
Mental Disorders), qui constitue à ce niveau l’ouvrage de référence,
prétendant à l’universalité, va même jusqu’à revendiquer une absence
totale de théorisation : il ne fait dès lors que s’adapter, le plus fidèlement
possible, aux exigences sociales du moment, et notamment donc aux
impératifs économiques. Une telle entreprise relève clairement de la
gestion sociale du handicap et non d’une démarche authentiquement
nosographique : elle continue pourtant de se poser comme une réflexion de
nature psychiatrique.
Dans le champ des sciences humaines, la problématique sociale et
plus particulièrement celle du métier l’emporte donc aujourd’hui, et de très
loin, sur celle de l’explication conceptuelle. De telle sorte que ce sont les
contraintes liées à l’exercice des professions qui tiennent le devant de la
scène et qui, non seulement occultent le questionnement sur le statut causal
des réalités dont on traite, mais décident des seules réponses à apporter aux
questions qu’elles soulèvent. Autre exemple : le métier d’instituteur
conduit, depuis plus de deux cents ans, à élaborer ou à diffuser des
« grammaires » qui s’offrent comme autant de théories de la langue, alors
qu’elles ne sont que des créations — qui peuvent par ailleurs se révéler tout
à fait cohérentes — répondant à des impératifs strictement pédagogiques.
Le linguiste, averti de la différence des registres de l’utilité sociale et de
l’explicatif, pourra n’y voir, d’un point de vue théorique, qu’une sorte de
bricolage ingénieux, voire socialement un « monstrueux bric-à-brac » à
visée idéologique10, dont le seul but consiste à apprendre aux enfants à lire
et à écrire la langue en vigueur dans la société dont ils participent — ce qui
n’est pas sans importance. Que le non-initié prenne du coup cette
« grammaire » dont il s’est imprégné à l’école pour la théorie du langage ne
prête guère à conséquences. Cependant, lorsque le spécialiste fait perdurer
la confusion, il n’en va plus de même.
Il suffit de constater les contraintes auxquelles ont été soumis les
premiers instituteurs pour saisir à quel point la dimension sociale, assortie

10. Cf. Chervel, Histoire de la grammaire scolaire, 1977, p. 276. Au seuil de sa


recherche, André Chervel situe déjà le problème : « il semblait s’avérer […] que
l’enseignement français avait délibérément fabriqué, à des fins pédagogiques, sa propre
grammaire, et avait su l’imposer en la faisant passer pour la grammaire du français. […]
Le détournement de la grammaire à des fins utilitaires, tel est l’objectif de cette
recherche » (id., p. 9-10).

28
d’une très forte prescriptivité, est centrale dans l’objectif que poursuit
l’école en inculquant aux enfants l’apprentissage d’une grammaire,
laquelle se propose pourtant comme une théorie de la langue, sinon du
langage, à visée scientifique. Les « hussards noirs », ces premiers
fonctionnaires de la République formés dans les écoles normales
françaises, étaient, on le sait, investis d’une véritable mission civilisatrice :
il s’agissait pour eux d’instruire les nouvelles générations, de leur fournir
un modèle uniforme de la citoyenneté porteur de progrès et d’éviter du
même coup de nouveaux désordres sociaux. En fin de compte, fort des
manuels dont il s’inspire, l’instituteur passe pour le grammairien par
excellence, c’est-à-dire, encore une fois, pour le théoricien du langage,
dans la plus parfaite confusion, en outre, d’une part de l’oral et de l’écrit —
jusqu’à faire croire, contre toutes les cours de récréation, qu’on doit parler
comme un livre —, d’autre part du dire et du bien-dire — en accréditant,
cette fois, l’idée que l’écart de langage par rapport à l’usage attesté par le
milieu social dominant se révèle fautif et donc condamnable (là prend
corps la prescriptivité évoquée ci-dessus).

Si l’on passe du côté des métiers faisant appel au registre de la


psychologie, il est encore plus facile de montrer, au-delà de la seule
psychologie de l’enfant, à quel point des pratiques sociales sont
constamment amenées à voiler le réel registre de la théorisation. D’autant
qu’on utilise le terme de « psychologue » aussi bien pour ceux qui
pratiquent une profession après avoir obtenu un certain diplôme que pour
ceux qui s’inscrivent dans le champ de la recherche… Si l’on prend
l’ensemble de la psychotechnique, la tâche est trop aisée, quoique fort
instructive : on sait que les tests dits « d’intelligence », par la magie d’un
chiffre qui est en définitive une grandeur dérivée (âge mental divisé par âge
réel, éventuellement multiplié par 100, tel est le mode d’obtention
classique du fameux Quotient Intellectuel), donnent l’illusion d’une
caution scientifique à l’évaluation menée auprès du sujet, alors qu’il ne
s’agit en fin de compte que de mesurer son degré d’adaptabilité à des
standards sociaux, relatifs à une société donnée. Depuis longtemps déjà, le
sociologue dénonce, à tout le moins lorsque la confusion des registres est

29
patente, une opération de pure mystification idéologique, même non
consciente11.
Si l’on change toutefois de domaine, toujours à l’intérieur du champ
des pratiques psychologiques, et que l’on en vient à considérer la
psychologie clinique, et même la psychopathologie, fréquemment teintée
de psychanalyse, on retrouve, sous une autre forme, cette même absence de
distinction entre ce qui se trouve lié à l’exercice du métier et ce que
requiert par ailleurs la théorisation. Il est extrêmement difficile de faire
entendre à un psychologue clinicien, et, d’une manière générale, à tous
ceux qui s’inspirent de cette approche, que le critère de validation d’une
théorisation, quelle qu’elle soit, ou d’une simple distinction conceptuelle,
ne se situe jamais dans l’efficace de l’action menée au niveau
thérapeutique. Celle-ci trouve nécessairement ses repères au niveau social
et ne saurait ainsi prouver quoi que ce soit d’un point de vue purement
explicatif12. Nous reviendrons plus loin sur ce point, mais il est important
de souligner que pour la quasi-majorité des cliniciens, l’idée même qu’une
démarche explicative ne soit pas immédiatement ordonnée à une démarche
thérapeutique se révèle proprement irrecevable. Quand elle ne se borne pas
à réaffirmer l’importance primordiale d’un « vécu » prétexte à toutes les
élucubrations, une telle attitude ne fait qu’entériner l’identification
malheureuse de l’expérience, qui doit effectivement résister à la
construction théorique, et de la pratique professionnelle.
La clinique thérapeutique court constamment le risque d’être sous
l’urgence du résultat, et l’intervention qu’elle requiert renvoie toujours,
quelle que soit l’idée que l’on s’en fait, à la dimension du social, à travers
la gestion d’un trouble ou celle de simples difficultés existentielles. On est
loin ici des exigences qui sont celles de la visée purement explicative. Et
l’objection selon laquelle cette autre façon de procéder ne servirait alors à
rien se révèle on ne peut plus naïve : elle ne fait que refléter l’argument
utilitaire par excellence13. Il faut cependant aller plus loin encore et

11. Cf. l’ouvrage ancien de Michel Tort sur « le Q.I. » (1974). Écrit sous une forme très
polémique (nous sommes dans l’après 68), il n’en soulève pas moins des problèmes réels
qui se posent encore actuellement, notamment dans le champ de la neuropsychologie.
12. Autrement dit, la mise à l’épreuve du modèle ou de l’hypothèse passe par une forme
d’expérimentation qui ne se confond pas avec une efficacité sociale et l’exercice
professionnel ne correspond nullement à la « pratique » qu’on oppose souvent à la
« théorie ».
13. Freud y avait répondu par avance, lorsqu’en 1916, dans son Introduction à la
psychanalyse, il déclarait : « Nous avons le droit et même le devoir de poursuivre nos
recherches, sans nous préoccuper de leur utilité immédiate ». Même si le peu de savoir

30
s’interroger très sérieusement sur le fait que, pour le psychologue clinicien,
la « cause » du trouble se situe nécessairement au même niveau que là où
se fonde son intervention, c’est-à-dire dans la relation. Il n’est pas jusqu’au
psychanalyste le plus réticent à l’égard de la notion de guérison (laquelle,
précise-t-il alors, ne survient que « de surcroît », le but premier n’étant pas
l’adaptation du sujet à son environnement) pour ne pas participer d’un tel
raisonnement rabattant la cause logique sur la dimension de l’altérité —
c’est-à-dire en définitive, qu’on le veuille ou non, sur celle du social et de
l’intervention elle-même —, confortant au passage un étrange fantasme qui
le rend sourd à l’énoncé de toute autre hypothèse.

3) Discipline et recherche fondamentale

L’absence de différenciation entre les impératifs liés au social et


ceux liés à l’explication se retrouve à un autre niveau encore, proche
toutefois de celui que nous venons de considérer. Elle concerne cette fois le
découpage des disciplines universitairement consacrées à l’intérieur même
du champ des sciences humaines et le rapport que ces disciplines
entretiennent avec la recherche. On fera d’abord remarquer que la
répartition des disciplines à l’intérieur des sciences humaines se révèle tout
à fait variable selon les sociétés, mais, on peut déjà le dire aussi, selon les
époques (il faudrait d’ailleurs ajouter souvent : selon les universités elles-
mêmes). Ainsi, des disciplines qui sont universitairement distinguées dans
la plupart des pays européens ne le seront pas dans certains pays dits « en
voie de développement ». L’appellation même de « sciences humaines »
n’est guère reprise dans les pays anglo-saxons, qui parlent plus facilement,
quant à eux, de « social sciences »… Autrefois, on évoquait des « sciences
de l’esprit », notamment en Allemagne ; puis on a parlé de « sciences
morales ». Or le contenu de ces rubriques peut à chaque fois changer :
d’ailleurs, dira-t-on, aujourd’hui encore, que l’histoire fait partie des
sciences humaines, en tout cas d’un point de vue universitaire ?
Ces différences de repérage de champs disciplinaires s’articulent à
la relativité des usages sociaux, au même titre que les professions : ces

acquis, continuait-il, ne se transformait pas en pouvoir thérapeutique, la psychanalyse


« n’en resterait pas moins parfaitement justifiée comme moyen irremplaçable de recherche
scientifique. » (p. 237). Une telle argumentation ne saurait être balayée par l’accusation de
« scientisme » que certains ne manqueraient ici de porter.

31
champs peuvent révéler une divergence de contenu selon les moments et
les lieux, mais ils peuvent aussi bien disparaître ou éclater dans de
multiples sous-parties d’une discipline dont l’unité se révélera bientôt
problématique. Ainsi, si l’on entre dans le détail de ce qu’on convient
d’appeler chez nous les « sciences humaines » et qu’on considère tout
d’abord la « linguistique », on est surpris de constater qu’elle s’est
universitairement muée, comme nous l’avons déjà souligné, en « sciences
du langage ». À peine trente ans auparavant, cette discipline était pourtant
considérée comme la discipline pilote des sciences humaines : elle avait,
croyait-on alors, trouvé son objet (ce qui était loin d’être le cas des autres
disciplines), mais également sa méthode (structurale, en l’occurrence).
Aujourd’hui, cependant, ce que l’on inclut sous le registre des « sciences
du langage » déborde très largement l’ancienne linguistique et l’on
soulignera que le terme de science se trouve mis de manière significative
au pluriel. Les sciences du langage souffrent à présent, du coup, d’un réel
problème d’identité et de légitimité : qu’est-ce qui les définit réellement et
ne seraient-elles pas susceptibles de disparaître prochainement ?
La psychologie, en tant que discipline, se trouve dans une situation
différente, mais somme toute guère plus enviable. Elle est parvenue à
pénétrer profondément notre société, de telle sorte qu’il est fait appel à la
compétence du psychologue formé universitairement pour quasiment
n’importe quel problème se posant actuellement au sein de la société. La
psychologie se trouve pourtant menacée à présent dans son existence de
discipline par un morcellement qui aboutit à faire coexister en son sein des
sous-disciplines qui, bien souvent, entrent en rivalité les unes avec les
autres et s’opposent même parfois franchement. Daniel Lagache avait
défendu en son temps L’unité de la psychologie (1949) : la question n’est
plus aujourd’hui de savoir si elle existe véritablement et si elle peut
toujours se justifier, mais bien de saisir combien de temps il sera encore
possible de la voir durer. Car si cette « unité » trouve de nos jours une
justification, ce n’est que du seul point de vue social, à travers la forme de
partage qui prévaut toujours administrativement au niveau universitaire.
Elle ne peut plus se fonder sur des critères scientifiques, dès lors que les
options théoriques des diverses composantes de la discipline deviennent
contradictoires.

32
Il est en effet notoire que la plupart des universités européennes
connaissent des conflits très importants, à l’intérieur de leur département
de psychologie, entre, d’une part, les tenants d’une approche clinique et
psychopathologique, plus ou moins marquée par la psychanalyse, et,
d’autre part, ceux qui s’inscrivent dans le fil d’une approche scientifique
simplement calquée sur le modèle des sciences de la nature. Ces conflits
ont donc pour supports des modèles explicatifs différents ; ils se sont sans
nul doute exacerbés depuis l’époque de Daniel Lagache, mais il est clair
qu’ils existaient déjà à cette période et que les enjeux étaient en fin de
compte les mêmes. La force d’un Daniel Lagache, en France, a été de
parvenir, après guerre, à imposer socialement aux autres disciplines
universitaires l’existence, au plan national, d’un cursus de psychologie et
de fonder un diplôme qui avait une visée clairement professionnelle et
pratique. En d’autres termes, c’est avant tout une corporation que crée
Lagache à son époque et, en tant que discipline, la psychologie ne répond
qu’à une nouvelle répartition socio-politique des savoirs et des pratiques
qui s’y trouvent liés, nullement à un partage scientifiquement fondé.
L’ouvrage essentiel de Daniel Lagache (lequel est psychanalyste,
rappelons-le) n’est jamais qu’une justification a posteriori d’un projet
politique, au sens noble du terme (il s’agit de régler la vie de la cité). Il
différencie la psychologie et l’unifie comme discipline par rapport à
d’autres disciplines comme la sociologie ou l’ethnologie, mais également
et surtout par rapport à la médecine et aux attributions qu’elle se
reconnaissait jusque-là. Son existence est promue socialement, malgré les
divergences scientifiques fondamentales que ses diverses composantes
révèlent. Tant que cette existence n’est pas contestée du point de vue social
et que ceux qui se reconnaissent à l’intérieur des limites de la discipline
conviennent tacitement de ne pas se séparer (et de ne pas trop faire état « à
l’extérieur » de leurs divergences), la psychologie pourra continuer
d’exister. Qu’en est-il cependant de sa réalité explicative ? Quel objet
scientifique se donne-t-elle ? Si la question s’est naguère posée vers les
années 1970 (sans, bien évidemment, qu’une solution ait pu être trouvée),
elle n’est plus à l’ordre du jour14. La psychologie étudie les faits
psychiques : le moins qu’on puisse dire est qu’une telle définition répond à

14.Dès 1949, Lagache assigne comme objet à la psychologie la « conduite » ; cependant,


la définition qu’il donne de ce terme est tellement vague qu’il n’a plus aucune portée
scientifique (op. cit., p. 52 et sv. et p. 70-71).

33
une large extension, tellement large qu’elle ne signifie plus rien ! Sauf d’un
point de vue disciplinaire, c’est-à-dire social…
Le tableau que présente cette autre discipline que constitue la
sociologie n’est pas tout à fait le même non plus. Pourtant, elle connaît
aussi cette division entre ceux qui, d’une part, prônent une approche dite
« scientifique » parce qu’elle s’inscrit dans la suite des sciences dites
naturelles et ceux qui, d’autre part, essayent de promouvoir une autre
conception de la recherche et de l’objet même de leur discipline. Elle réunit
donc des chercheurs dont on peut se demander ce qu’ils ont réellement de
commun. Une telle hétérogénéité des supports théoriques se révèle
impossible en physique par exemple : dans un tel cas, certains s’excluraient
eux-mêmes de son champ d’étude. C’est peut-être surtout l’éclatement de
la sociologie en sous-spécialisations qui doit toutefois retenir l’attention
aujourd’hui. Nous aurions presque autant de sociologies qu’il est de
domaines d’étude possibles. Citons par exemple la sociologie urbaine, la
sociologie rurale, la sociologie des organisations, la sociologie de la santé,
la sociologie de la famille, etc. Le sociologue paraît souvent n’exister
qu’en imitant l’historien qui se fait spécialiste de telle moitié de siècle ou
de telle objet précis. Que reste-t-il de la sociologie après une telle
énumération ? Son objet et son projet explicatif se résument-ils à l’énoncé
d’une telle liste ? Son existence risque fort de se subordonner totalement de
la sorte aux demandes sociales.

En fait, quelle qu’elle soit, la discipline n’a d’existence que


socialement. Elle ne doit pas être confondue avec la recherche
fondamentale. Ces deux réalités n’ont pas le même statut ou, plus
exactement, elles répondent à des nécessités différentes, au même titre que
la pratique du métier et la visée explicative. Ce qu’on appelle « discipline »
répond à une certaine organisation sociale du savoir ; une discipline
n’existe que dans son rapport aux autres disciplines. À ce titre, elle sera
toujours relative, à l’image de tout usage social : elle variera
nécessairement selon les époques, les lieux et les communautés elles-
mêmes (y compris celles dites précisément « scientifiques »). Il ne s’agit
cependant plus d’organisation sociale des professions en général, fussent-
elles liées de près ou de loin au domaine des sciences humaines, mais
d’organisation, sociale toujours, du savoir. Et le savoir se révèle également
affaire de capitalisation sociale, même si celle-ci porte alors sur un usage

34
particulier. À ce titre, le savoir se trouve lié à la notion de compétence et à
la question sociologique majeure du pouvoir ; il requiert une constante
négociation et engendre inéluctablement des conflits. Et à tout ceci, la
réalité disciplinaire ne saurait dès lors échapper.
Si le découpage des disciplines ne fait que s’ordonner en dernière
analyse à la répartition sociale des métiers du savoir, la démarche que
requiert la recherche fondamentale est d’une tout autre nature : elle tient
son statut d’un autre déterminisme qui n’est pas social en son principe,
mais logique. Il s’agit en effet de tenter de rendre compte de différences, ou
de distinctions, qui s’observent dans la réalité étudiée, quel que soit par
ailleurs le statut social que celle-ci recouvre (elle peut très bien n’avoir
aucune utilité ou même ne pas exister encore de ce point de vue…). La
recherche fondamentale, ou la visée scientifique, ne doit pas être
confondue avec le savoir qui répond en quelque sorte à la forme sociale
qu’elle prend dans le même temps ; les deux réalités doivent être
distinguées. Toutefois, une telle distinction ne vaut finalement
qu’abstraitement, et c’est bien ce qui fait toute la difficulté de la question :
elle ne se réalise pas concrètement dans des réalités immédiatement
saisissables et manipulables, au même titre que, quoi que prouve la
physique nucléaire, jamais nous n’obtiendrons dans la réalité directement
observable un électron isolé (ni du reste un atome…). Dans les deux cas, il
ne s’agit que du produit d’une analyse.
Autrement dit, il n’est pas de recherche fondamentale qui ne
s’ordonne par ailleurs à l’intérieur d’un champ disciplinaire, ni donc de
démarche scientifique qui ne se traduise aussitôt en savoir. Il n’empêche
que la distinction est fondamentale et que sa méconnaissance ouvre la porte
à toutes les confusions, annihilant toute possibilité de voir des sciences
humaines s’élaborer. Si la théorisation n’est pas la pratique sociale,
l’expérimentation, ou, si l’on préfère, la mise à l’épreuve de l’hypothèse
effectuée, ne se confond pas avec la preuve sociale, qu’elle se traduise par
une modification des manières d’être, par une transformation des réalités
socio-politiques ou tout simplement par une évolution sensible au niveau
personnel, un mieux-être, sinon une guérison, dans le cas d’une thérapie.
Jamais des critères sociaux ne viendront en fait valider la scientificité de la
démarche entreprise.

35
En définitive, qu’il s’agisse du non-initié (du « vulgaire », comme
l’énonce Durkheim — du latin « vulgus », le commun des hommes), du
professionnel ou du savant, c’est toujours du sens commun dont il faut se
méfier15. Sur ce point précis, la mise en garde répétée de Gaston Bachelard
conserve toute sa pertinence. Toute démarche explicative, dans quelque
domaine que ce soit, s’élabore en rompant d’abord avec l’expérience
commune et avec l’opinion, lesquelles constituent, comme y insistait
Bachelard, le premier obstacle de la connaissance scientifique. On
soulignera cependant que l’expérience commune, comme l’opinion, ne
produit pas de résistance que chez le non-initié : certes, elle n’est pas tout à
fait la même chez lui, chez le professionnel et chez le savant, mais elle se
retrouve chez chacun d’entre eux. Autrement dit, il serait dangereux de
s’imaginer que le sens commun est réductible au sens du commun, du
vulgaire évoqué ci-dessus, et qu’il ne se retrouve que chez lui : il est ce
sens qui donne lieu à négociation et qui s’éprouve exclusivement dans la
relation sociale, fut-elle limitée à un aréopage de savants. Ce sens-là, qui
s’élabore, par-delà les divergences, dans une mise en commun, va par
ailleurs de pair avec les préjugés ou ce que d’autres appelleraient des
prénotions. C’est lui qui oblige le chercheur à la vigilance, en pratiquant
vis-à-vis de lui-même une constante « surveillance intellectuelle », ainsi
que Bachelard l’a depuis longtemps fait remarquer16.
La première condition, par conséquent, pour que les sciences
humaines, à leur tour, puissent revendiquer le statut de science consiste à
bien distinguer la nécessité sociale, quelle que soit la forme qu’elle prend,
et la nécessité explicative. Il s’agit d’épouser une attitude de constante
prévention « contre la fausse clarté de notions prises dans l’expérience
commune »17 ; une telle attitude de prévention doit s’exercer même et
surtout si de telles notions paraissent s’imposer au chercheur, ou bien sous
la pression générale de la société qui ne prend en compte que les

15. « S’il existe une sciences des sociétés, écrit Durkheim, il faut bien s’attendre à ce
qu’elle ne consiste pas dans une simple paraphrase des préjugés traditionnels, mais nous
fasse voir les choses autrement qu’elles n’apparaissent au vulgaire ; car l’objet de toute
science est de faire des découvertes et toute découverte déconcerte plus ou moins les
opinions reçues. À moins donc qu’on ne prête au sens commun, en sociologie, une autorité
qu’il n’a plus depuis longtemps dans les autres sciences — et on ne voit pas d’où elle
pourrait lui venir — il faut que le savant prenne résolument son parti de ne pas se laisser
intimider par les résultats auxquels aboutissent ses recherches, si elles ont été
méthodiquement construites » (Préface à la 1è édition des Règles de la méthode, op. cit., p.
VII)
16. Cf. notamment Le rationalisme appliqué, 1949, p. 65 et sv.
17. Bachelard, L’activité rationaliste de la physique contemporaine, 1951, p. 262.

36
réalisations qui lui bénéficient, ou bien sous celle, plus insidieuse, des
habitudes qui sont celles de la corporation dont il participe. On ne saurait
trop souligner, par exemple, l’importance particulière que prennent les
phénomènes de mode dans les sciences humaines : elle ne pourra
qu’étonner un chercheur participant des autres champs scientifiques, dont
ils sont en principe radicalement exclus. Pour que les sciences humaines
s’inscrivent dans une démarche explicative réelle, il leur faut ensuite
satisfaire aux conditions précises de la scientificité, toute la question étant
de savoir à présent ce qu’elles sont exactement, avant même de juger de
leur application, possible ou impossible, à un tel domaine d’étude.

37
II

DÉMARCHE SCIENTIFIQUE

ET DOMAINES D’INVESTIGATION

La seconde difficulté à laquelle se trouvent confrontées les sciences


humaines dans leur volonté d’être considérées comme sciences ne tient pas
tant à des considérations internes qu’à ce qui découle de leur statut de
petites dernières. Constituent-elles véritablement des sciences ? Telle est la
question la plus fréquemment posée, et sans cesse remise sur le tapis.
Peuvent-elles prétendre en fin de compte avoir le droit de jouer dans la
cour des grands ou doivent-elles encore rester à l’écart faute d’avoir fait
leurs preuves et, surtout, d’avoir satisfait à un certain nombre de critères
jugés comme essentiels ? Plus encore, leur démarche elle-même est-elle
réellement scientifique et ne sont-elles pas appelées à demeurer
éternellement dans une sorte d’imitation et de captation du prestige de leurs
aînées sans jamais parvenir à les rejoindre ? Il n’est donc pas possible
d’échapper, quand on prétend expliciter les fondements des sciences
humaines, à une solide réflexion sur ce qu’on désigne du terme de science
et sur les critères qui permettraient d’accréditer une démarche scientifique.
Or, si l’on y regarde de près, le terme même de « science » se révèle très
ambigu. Plus exactement, il recouvre plusieurs réalités auxquelles on fait
simultanément référence quand on l’emploie spontanément.
La science se trouve d’abord, la plupart du temps, identifiée au
savoir disciplinairement réparti et en l’occurrence à un savoir partagé entre
initiés, qui introduit donc socialement une ligne de partage entre ceux qui

38
en participent et ceux qui s’en trouvent exclus. Le « savant » a capitalisé
des connaissances, dont le sociologue fera aussitôt remarquer qu’elles le
distinguent des non-initiés, c’est-à-dire qu’elles le classent socialement
parmi ses pairs. En outre, la science requiert de la rigueur, c’est-à-dire une
forme de constante contrainte vis-à-vis de soi-même. Cette rectitude dans
le raisonnement conduira à ne formuler de propositions, à quelque niveau
que ce soit, qu’à partir d’un ensemble de conditions qui balisent en quelque
sorte le terrain et interdisent des propos trop rapides et non mesurés. Cet
ensemble d’exigences, auquel se soumet de lui-même le scientifique et qui
habilitent son propos, constitue très précisément ce que l’on appelle la
méthode. La science réclame une approche méthodique, qu’il ne faut pas
confondre avec le savoir engrangé. Ces deux aspects sont toutefois,
ensemble, constitutifs de ce qu’on convient d’appeler la science. Sa réalité
ne se réduit cependant pas à ces points. Il faut encore faire état de
l’appareillage technique mis en œuvre pour expérimenter, c’est-à-dire pour
mettre à l’épreuve les hypothèses formulées. De telle sorte que, d’un tel
point de vue, la science se révèle, comme y insistait également Bachelard,
« délibérément factice », en l’occurrence outillée. Les phénomènes sont, en
d’autres termes, fabriqués par l’homme de science.
Pourtant, si savoir, méthode et technicité contribuent à la réalisation
effective de la science, considérée dans son ensemble, aucune de ces
perspectives ne suffit à la caractériser et à la spécifier comme démarche. En
effet, tout savoir constitué n’est pas nécessairement scientifique, tant s’en
faut : il peut concerner des réalités très diverses, et se traduire par exemple
en érudition à propos du sport, du cinéma ou de la littérature. Toute
méthode ne pourra, pareillement, être associée au même qualificatif, car il
est possible de mettre une rigueur tout aussi importante dans des
comportements qui n’auront rien de scientifique comme, entre autres
exemples, le discours littéraire, l’établissement d’une collection de timbres,
de cartes téléphoniques ou postales. Toute technicité, enfin, ne sera pas liée
à un projet scientifique et il ne paraît pas utile d’insister sur ce point tant
l’expérience nous l’enseigne quotidiennement : le fait de conduire une
voiture, de bricoler dans son appartement ou d’ouvrir une bouteille avec un
tire-bouchon ne comporte, en soi, rien de scientifique, même s’il s’agit par
ailleurs d’applications de découvertes scientifiques…

39
1) La visée scientifique

La démarche spécifiquement scientifique appelle une mise en forme


logique particulière de la réalité. Elle se traduit d’abord par une
problématisation : « avant tout, rappelait Bachelard, il faut savoir poser des
problèmes ». Et d’ajouter aussitôt : « et quoi qu’on dise, dans la vie
scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est
précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit
scientifique. Pour un esprit scientifique, poursuit-il, toute connaissance est
une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir
connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est
construit.18 » Ce célèbre passage de Bachelard résume remarquablement les
conditions premières de l’entreprise scientifique. Si les problèmes ne se
posent pas d’eux-mêmes, c’est qu’ils ne surgissent pas de l’observation
immédiate et qu’ils ne se réduisent notamment pas, nous le savons, aux
questions que la société ne manque pas de soulever régulièrement.
Autrement dit, lorsqu’un problème paraît se poser par lui-même, ou bien
nous ne faisons qu’en hériter socialement, ou bien nous ne sommes pas
conscients de la mise en forme que nous avons malgré tout opérée.
Rien ne va effectivement de soi, quoi que nous puissions
spontanément croire : nous n’obtenons de fait, à quelque niveau que ce
soit, que dans l’après coup d’un questionnement qui, la plupart du temps,
se joue en nous à notre insu. Il est, en revanche, du devoir de l’homme de
science de mettre à jour les paramètres à partir desquels il interroge la
réalité, et de les maîtriser en les organisant en un réseau de problèmes.
Tout est effectivement construit, du point de vue de la connaissance que
nous prenons du monde et, a fortiori, l’objet dont la science se dote se
révèle élaboré : il ne se donne pas à voir en l’état dans ce qui est
immédiatement observable ; il est créé parce qu’il constitue en quelque
sorte la réponse à la question précise ou à l’ensemble de questions qui ont
été formulées et adressées à ce que nous appelons ordinairement la
« réalité ». Ainsi, il est facile de faire ressortir que les cellules ou les
atomes — pour nous en tenir ici aux exemples les plus courants — ne se
trouvent pas tels quels dans la nature, qu’ils n’existent que dans la mesure
où un corps cohérent d’hypothèses a été produit et qu’avant leur
découverte, ils n’avaient pour nous aucun statut.

18. La formation de l’esprit scientifique, 1938, p. 14.

40
L’observation ne précède donc pas l’élaboration théorique, malgré
ce que soutiennent les tenants de l’empirisme ou du réalisme. Eux
s’imaginent, non seulement que le monde nous préexiste, mais qu’il attend
en fin de compte gentiment que nous découvrions sa nature intime : il
serait en lui-même tel qu’il s’offre à nous et il suffirait donc de bien
l’observer, de rendre compte fidèlement de ce que nous contemplons, pour
faire ressortir ses lois intrinsèques et produire une théorie. Or, la démarche
scientifique est tout le contraire d’une contemplation. Il s’agit de discerner
dans le monde des faits qui, du coup, existeront aux yeux du chercheur,
revêtant pour lui des caractéristiques précises. Les réalités que découvre
toute science sont d’abord et avant tout le produit d’une analyse : les
éléments que la chimie, par exemple, met à jour aujourd’hui n’ont plus rien
à voir avec la terre, l’eau, l’air et le feu, à savoir les quatre éléments, sinon
palpables, du moins immédiatement observables, qui avaient été isolés et
saisis comme les principes constitutifs de tous les corps avant l’apparition
de ce qu’on désigne comme la science moderne (une telle démarche
supposant déjà, on le remarquera, une analyse19).

Pour être plus précis, un fait n’existe, scientifiquement, que dans la


mesure où il est mis en relation avec d’autres faits. En lui-même, il n’a
aucune consistance puisqu’il ne fait que découler logiquement d’une
démarche d’analyse qui introduit de nouveaux contours et met du même
coup de l’ordre dans la réalité. Les limites ainsi introduites sont le produit
d’une double opération de différenciation, par un jeu d’oppositions, et de
distinction, à partir d’un découpage ou d’une segmentation : tel
phénomène, qu’il soit physique, biologique ou humain, prend son statut de
fait scientifique, à la fois en s’opposant à tel autre — avec lequel il se
trouvait éventuellement jusque-là confondu et qu’on aurait pu invoquer en
ses lieu et place — et en se scindant de tel autre élément — avec lequel il
aurait pu être amalgamé, mais dont il doit être dégagé, pour être
éventuellement rapproché, en revanche, d’un autre encore, auquel on
n’avait pas songé jusque-là à l’associer. Ce double processus de mise en
rapports, taxinomique et génératif, par opposition qualitative et
délimitation quantitative, confère en fin de compte au phénomène sa

19. En fait, il n’est jamais rien d’observable en soi, lorsqu’on s’inscrit dans une démarche
explicative, pas plus les quatre éléments que l’électron : seule une forme d’illusion
rétrospective peut nous le faire croire.

41
cohérence dans une série d’éléments substituables, en même temps que sa
cohésion dans un groupe d’éléments qui peuvent être combinés ; il n’est
plus du tout aléatoire, tirant son sens de l’ensemble dont il se déduit.
Par conséquent, dès lors qu’un phénomène, quel qu’il soit, va se
trouver mis, d’une manière ou d’une autre, en relation avec d’autres
phénomènes, il va pouvoir, en même temps qu’eux, être rapporté à un type
défini de nécessité qu’on appellera une cause. On dira qu’il n’est jamais
que l’effet de cette cause plus générale qui le rend en fait intelligible. Tout
le problème revient alors à savoir quelle est la nécessité qui produit le
phénomène qu’on se donne pour but d’examiner. On est conduit à formuler
une hypothèse sur le déterminisme qui rend le fait en question non
seulement possible, mais du coup nécessaire : c’est à ce moment qu’on
parle de loi. Une théorie se comprendra précisément comme un corps
cohérent d’hypothèses, formulant des lois. Elle recèle un pouvoir
explicatif ; à partir d’elle, on ne se contente donc pas de décrire. Elle a
d’ailleurs en même temps un pouvoir prédictif, puisqu’elle peut déduire
logiquement la survenue de phénomènes qui n’ont pas encore été observés.
On insistera par conséquent sur la dimension logique de l’explication qui
se trouve alors fournie ; c’est elle qui est en jeu lorsqu’on parle de
démarche scientifique. Il ne faut pas la confondre avec d’autres types de
nécessitation, notamment historique. La raison de l’histoire n’est pas, quant
à elle, d’ordre logique, bien qu’il soit possible de produire par ailleurs une
théorie de l’histoire — nous aurons l’occasion de revenir sur ce point.
Cependant, si la science est observation contrainte, donc mise en
œuvre d’un principe de tri et de recherche dans l’information et la
connaissance, elle est du même coup observation provoquée : elle se fait,
autrement dit, expérimentation. Formulant par hypothèse des lois, elle en
déduit aussitôt des protocoles expérimentaux. Laissant de côté l’aspect
technique que comporte toute procédure expérimentale — se traduisant
dans des dispositifs et des montages diversifiés —, nous saisirons
l’expérience comme forme de mise à l’épreuve des hypothèses. Ce moment
est essentiel dans la démarche scientifique. Les hypothèses produites
devront être confirmées ou infirmées, sachant que de toute façon le réel
que l’homme de science s’attache à définir et à expliquer ne se révélera
jamais tout à fait conforme à ce qu’il pensait qu’il était… En d’autres
termes, il résiste toujours, d’une façon ou d’une autre, à la mise en ordre
que le scientifique tente d’opérer : expérimenter revient précisément pour

42
lui à se donner la possibilité d’éprouver cette résistance. Dès lors, il est
possible de soutenir que tout modèle théorique, en même temps qu’il
permet au chercheur de cerner une certaine réalité, l’amène à s’apercevoir
que jusque-là il se trompait dans sa manière d’appréhender les
phénomènes… On comprend que Bachelard ait pu définir la marche de la
science comme une suite de rectifications des erreurs antérieures.

Le moment de théorisation ne suffit donc pas. Il faut qu’il y ait


confrontation à l’expérience, que l’hypothèse soit testée afin de savoir si
elle peut être conservée en l’état, du moins pour le moment, ou si, à
l’inverse, elle doit être modifiée, voire rejetée, auquel cas il faut penser
autrement et en élaborer une nouvelle. Il n’empêche, encore une fois, que
l’observation n’est jamais vierge et qu’elle ne s’effectue qu’en fonction de
la théorisation dont on dispose. Il doit être clair qu’un fait scientifique n’a
d’existence, en tant que fait et non en tant que réalité concrète, qu’en
fonction de ce qui a permis de l’établir comme fait, à savoir l’ensemble
théorique dont il se déduit. En d’autres termes, la réalité obtenue à partir
des processus évoqués ci-dessus ne se ramène pas à la réalité perçue ; elle
se trouve nécessairement conçue. Du point de vue cognitif, l’homme ne
peut que concevoir le monde qui l’entoure, puisqu’il l’analyse
nécessairement, même lorsqu’il ne s’en aperçoit pas. Il se l’explique
logiquement en le causant, c’est-à-dire, non seulement en le mettant en
mots, mais en y introduisant implicitement des rapports et donc de la
causalité.
C’est en fin de compte le « regard » qu’on porte sur le monde, à
partir des questions qu’on lui pose — ou plus exactement de celles qu’on
se pose à son propos —, qui constitue les phénomènes. Explicitement ou
de manière sous-jacente, nous mettons constamment en œuvre une grille de
lecture. On peut reprendre ici l’exemple, devenu fameux, du linguiste
Ferdinand de Saussure : « Quelqu’un prononce le mot français nu : un
observateur superficiel sera tenté d’y voir un objet linguistique concret ;
mais un examen plus attentif y fera trouver successivement trois ou quatre
choses parfaitement différentes, selon la manière dont on le considère :
comme son, comme expression d’une idée, comme correspondant du latin
nùdum, etc. » Et de conclure : « Bien loin que l’objet précède le point de
vue, on dirait que c’est le point de vue qui crée l’objet, et d’ailleurs rien ne
nous dit d’avance que l’une de ces manières de considérer le fait en

43
question soit antérieure ou supérieure aux autres. »20 Par conséquent le
statut de ce qu’on appelle ordinairement le « concret » se trouve
inévitablement mis en question. Et Marx, déjà, avait fait remarquer, avant
Ferdinand de Saussure, que « la totalité concrète en tant que totalité pensée,
en tant que représentation mentale du concret, est en fait un produit de la
pensée, de la conception.21 »
Toutefois, la visée proprement scientifique suppose, non seulement
que le chercheur soit conscient de ces opérations qui se jouent en lui, mais
qu’il soit constamment prêt à modifier l’analyse produite en fonction des
différences qu’il pense, par l’expérience, saisir dans la réalité. C’est à cette
condition qu’il ne sera pas dupe de sa propre analyse et des mots qu’il
emploie pour faire ressortir la réalité visée. Sinon celle-ci se réduirait en fin
de compte à l’ombre des mots qu’il emploie. On comprend dès lors que le
langage scientifique vise à la désignation la moins ambiguë possible et
s’assortisse inévitablement d’une forme de prolifération conceptuelle22. Il
n’en demeure pas moins qu’un concept — c’est-à-dire en fait un mot, en
tant qu’il désigne ici une réalité clairement circonscrite — ne se définit pas
d’abord par le sens qu’il vise, mais par les rapports qu’il entretient avec les
autres concepts que produit le modèle théorique : c’est bien ce qui fait
difficulté à celui qui s’attaque à un raisonnement scientifique particulier ;
ce dernier ne peut être que cohérent et traduire des mises en relation.

En résumé, la démarche scientifique s’inscrit donc d’abord dans un


constant refus de l’évidence. « Le fait est conquis contre l’illusion du
savoir immédiat », rappellent Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon
et Jean-Claude Passeron, dans un remarquable ouvrage traitant de
questions préalables à toute recherche23. Il faut, soulignent ces auteurs,
accomplir une rupture avec les prénotions qui relèvent du sens commun,
mais également avec toutes les formes d’illusion de transparence qui nous
feraient croire que la réalité est à la portée immédiate du chercheur. La
démarche scientifique met ensuite en évidence le rôle central de
l’abstraction logique et du langage qui permet d’expliquer et de désigner

20. Cours de linguistique générale, 1915, p. 23.


21. « Introduction à la critique de l’économie politique », in Contribution à la critique de
l’économie politique, 1859, p. 165.
22. À la prolifération conceptuelle répond, si l’on ne s’inscrit pas dans une démarche
scientifique, la prolifération des sens que les mots supportent.
23. Le métier de sociologue, 1968, p. 27-34.

44
les phénomènes. En son essence, la science n’est finalement pas autre
chose qu’une théorie de l’observation et elle doit constamment se méfier
des pouvoirs du langage24. Enfin, la démarche scientifique s’inscrit dans
une parfaite relativité et l’on ne s’en étonnera plus depuis le
bouleversement introduit par un dénommé Einstein dans le champ de la
physique et du savoir scientifique contemporain.

2) La science et son histoire

Nous savons donc ce que suppose, pour l’essentiel, la démarche


scientifique. Elle n’a cependant pas été mise en œuvre de tout temps de
cette façon, ni surtout dans tous les domaines en même temps. Si nous
voulons à présent comprendre quel rapport les sciences humaines
entretiennent avec la perspective scientifique, il nous faut d’abord prendre
un recul sur l’histoire des sciences. Seule l’adoption d’un tel point de vue
nous permettra de faire clairement ressortir les raisons de la difficulté que
les sciences humaines ont aujourd’hui à s’imposer en tant que sciences. Il
ne peut bien évidemment s’agir ici d’entrer dans le détail d’une question
aussi vaste, pas plus que de chercher à faire de l’érudition. Il suffira de
faire apparaître les articulations essentielles qui ont permis l’émergence
d’un nouveau mode de scientificité dans les différents domaines reconnus
de nos jours dans le champ du savoir.

On s’accorde aujourd’hui pour faire remonter la naissance de la


science moderne, dans le monde occidental, aux XVIe-XVIIe siècles. On
résume ce moment à travers l’expression, devenue classique, de
« révolution galiléenne ». Pour nous en tenir aux enjeux essentiels qui
marquent cette époque, nous résumerons les conditions à partir desquelles
émerge alors la physique, laquelle va se poser comme le premier domaine
dans le champ du savoir à accéder à la scientificité, du moins dans
l’acception que nous en avons aujourd’hui. D’autres diront que les
mathématiques existaient depuis déjà fort longtemps. Certes, mais si l’on y
réfléchit bien, on devra concéder que les mathématiques ne constituent pas
en elles-mêmes une science : n’exprimant que des relations, elles ne sont
jamais que le langage — ou l’écriture — de la science, qui aboutit toujours

24. id., p. 36-41.

45
à une formalisation, quel que soit le domaine dans lequel elle s’exerce. Le
physique devient donc, à la charnière de ces deux siècles, et surtout au
XVIIe siècle, objet de science, dans la mesure où il se trouve détaché du
domaine de la métaphysique. Question d’analyse, par conséquent, et de
regard porté sur le monde. On désassemble ce qui, jusque-là, ne faisait
qu’un : un nouvel objet s’impose que l’homme peut analyser.
Jusqu’au XVIe siècle, en effet, le domaine terrestre se trouvait
soumis à l’influence transcendante des astres-dieux. Son étude échappait
donc par définition à la juridiction de l’homme. La révolution galiléenne
vient précisément lever les hypothèques transcendantes : à partir d’elle,
Dieu n’intervient plus dans le champ scientifique. Comme l’a montré
depuis longtemps Alexandre Koyré, Galilée détruit l’idée qui prévalait
jusque-là d’un cosmos ordonnancé hiérarchiquement, à l’intérieur d’un
espace clos25. Il introduit donc une rupture fondamentale qui autorise la
constitution d’un nouveau domaine d’étude ayant pour objet l’univers
physique. L’astronomie s’impose à cette époque comme la discipline
centrale ; c’est à travers elle que se révèle l’existence de lois naturelles qui
paraissent immuables. L’ouvrage de Copernic, paru en 1543, signait déjà la
fin du géocentrisme, sur lequel se fondait toute l’astronomie grecque,
découlant de la physique d’Aristote ; mais c’est en fait Képler, on le sait,
qui mettra fin au règne du principe du mouvement circulaire uniforme qui
était pour les grecs le seul mouvement rendant compte de la trajectoire des
astres. Le véritable fondateur de la physique moderne demeure néanmoins
Galilée, pour les raisons que nous venons de souligner.
Descartes, puis Newton (et avec lui la physique mathématique), ne
feront que s’inscrire dans le prolongement de la voie ouverte par Galilée.
Newton, notamment, montrera l’identité des forces d’attraction gouvernant
le mouvement des planètes et de la pesanteur réglant la chute des corps.
Deux réalités, jusque-là totalement disjointes, se trouvent dorénavant mises
en relation et rapportées à la même cause : il en découle une loi unique
pour tout l’univers. Ce sera l’énoncé de la loi de la gravitation universelle.
La physique céleste devient en fin de compte la même que la physique
terrestre, d’où, nous précise Koyré, la substitution de la notion
d’ « univers » à celle du « Cosmos ». Et Newton, encore, pourra conférer au

25. Cf. Du monde clos à l’univers infini (1957) et, notamment, « L’apport scientifique de
la Renaissance », in Études d’histoire de la pensée scientifique (1966).

46
monde un principe d’intelligibilité qu’on ne lui connaissait pas auparavant,
fondé sur une nouvelle conception de la force.

Une nouvelle rupture va se jouer dans l’histoire des sciences à


l’orée du XIXe siècle, c’est-à-dire à une époque relativement proche de la
nôtre à l’échelle du savoir, et les modalités qui l’entourent se révèlent pour
nous particulièrement instructives. Elle concerne la naissance de la
biologie. Le concept de vie lui-même n’apparaît vraiment, en tant que tel,
qu’au XIXe siècle. Avec un auteur comme Lamarck, la coupure devient
nette entre la matière et la vie. Il serait du reste, avec l’allemand
Treviranus, le premier à avoir employé le terme de « biologie ». La notion-
clé de la biologie naissante, outre celle de vie elle-même, est celle
d’organisation : on saisit dorénavant dans un être vivant l’unité
fonctionnelle d’un système de parties intégrantes. L’organisme est conçu
comme un tout qui d’abord se définit par lui-même. C’est à ce modèle
qu’empruntera donc le fonctionnalisme. L’organisme est saisi comme
autonome, opérant une assimilation de ce qu’il reçoit du milieu et pouvant
par ailleurs se reproduire. Il est par conséquent fait état de caractéristiques
conduisant à distinguer nettement la vie de la matière. « Organique »
s’oppose d’ailleurs à « inorganique » (là où l’on distinguait auparavant
« l’animé » et « l’inanimé »), plante et animal jouissant de l’organisation26.
Un auteur comme Cuvier élaborera une théorie de l’organisation qui
fera de la subordination le propre du vivant. Il règne en fait dans le vivant
une interdépendance hiérarchisée et on y relève des degrés27. Ce qui
toutefois porte la vie est la fonction, puisque la vie est saisie comme action.
La fonction devient un élément capital de l’organisation, les organes lui
étant naturellement ordonnés (le système nerveux constituant le système
organisateur par excellence). Si donc la vie s’oppose dorénavant clairement
à la matière, la fonction en devient le principe central au même titre que la
force l’a été pour la physique naissante. Ceci dit, on veut souvent voir en
Xavier Bichat le véritable fondateur de la biologie moderne : avec lui,
effectivement, la vie se définit par rapport à la mort ; elle se fait
différenciation par opposition à l’indifférenciation radicale. Ce qui importe
ici, c’est que la spécificité du vivant se trouve affirmée, bien que la vie ne

26. Sur les façons de cerner l’organisation, cf. notamment Michel Foucault, Les mots et les
choses, 1966, p. 239 et sv.
27. Sur Cuvier, cf. également Foucault, id., p. 275 et sv. Sur les notions de dépendance et
de hiérarchie, voir p. 277.

47
soit rien d’autre qu’une certaine organisation de la matière qui, une fois
apparue, la soumet alors à ses conditions et à son organisation.
Certes, les choses vont encore se compliquer tout au long du XIXe
siècle, avec le formidable développement que va connaître la physique et
l’apparition de l’énergétisme. La première forme d’énergie que révèle la
physique se résume au travail mécanique. La thermodynamique et
l’invention de la machine à vapeur vont conduire les physiciens à
s’intéresser à un nouveau type d’utilisation des énergies de la nature : les
retient alors le problème de la conversion d’une forme d’énergie en une
autre, et notamment les transformations de la chaleur en travail et
réciproquement. La thermodynamique énonce trois principes et, surtout,
met en avant le concept central d’entropie. Il définit la perte d’énergie, le
désordre, que connaît tout système physique, par exemple dans la
transformation de chaleur en travail qui apparaît plus difficile que
l’inverse. Ce concept d’entropie deviendra l’un des concepts majeurs du
XIXe siècle et son influence se fera sentir dans tous les domaines, y
compris donc dans celui des sciences de la vie. Au désordre de l’univers de
la matière, on va précisément pouvoir opposer l’ordre ou l’organisation
d’un être autonome, s’entretenant tout seul (et luttant donc contre le destin
de désorganisation universellement proclamé par Carnot à travers le
deuxième principe de la thermodynamique). En d’autres termes, à
l’entropie que connaît la matière s’oppose ici la néguentropie du vivant,
c’est-à-dire son négatif28.

En fait, nous soulignerons surtout que les sciences de la vie, qui


surgissent alors dans leur version moderne, viennent s’inscrire à un certain
degré d’achèvement des sciences de la matière : elles leur sont donc
redevables de leur existence, en même temps qu’elles s’opposent à elles.
D’une part, les sciences de la vie doivent d’une certaine manière leur
éclosion au remarquable développement des sciences de la matière, lequel
conduisait à se poser des questions nouvelles à propos de ce qu’on est venu
appeler le vivant. La physique et la chimie cernaient là un ordre de
problèmes particulier qui opposait en fait une résistance à leur approche.
D’autre part, l’affirmation du domaine physiologique et de sa spécificité

28. Ce n’est que bien plus tard, en 1929, qu’apparaîtra le concept d’homéostasie (dû à
Walter Cannon) qui renvoie à la notion d’un état stationnaire, en dépit donc de la tendance
à l’entropie croissante.

48
s’est en même temps faite contre l’esprit et la prégnance du mécanisme,
c’est-à-dire d’un mouvement de pensée qui aborde l’homme vivant comme
une machine qu’il suffit de démonter et qui ne le conçoit dès lors qu’à
travers les lois de la physique mécanique ; en d’autres termes, cette
affirmation a dû s’effectuer contre une clôture que nous qualifierons de
scientiste de l’idée de science.
Comme l’a résumé Georges Canguilhem, auquel on doit une
réflexion particulièrement approfondie sur les sciences de la vie et leur
statut au XIXe siècle29, le mécanisme demeure inopérant pour rendre
compte des phénomènes proprement vivants dans la mesure où il offre une
théorie du fonctionnement de la machine, mais non de la construction de la
machine (vivante) elle-même30. Il ne fournit pas la cause spécifique de
cette organisation et, dès lors, on ne s’étonnera pas de voir un mouvement
apparemment opposé comme le vitalisme (qui se comprend d’abord
comme un refus de l’annexion de la biologie par les sciences de la matière)
aller de pair avec lui, dans la mesure où il en contrebalance les excès. Le
mécanisme se révèle inadéquat, car il cherche à expliquer un pouvoir au
moyen de concepts et de lois initialement formées à partir d’hypothèses qui
le nient, explique Canguilhem. Pour faire ressortir le problème sous un
autre angle, nous dirons avec E. Callot que le mécanisme « conduit le
déterminisme jusqu’à un certain point où, de ce déterminisme même, en
sort un autre qui lui impose ses propres déterminations »31. En somme, une
« biologie mécaniste », c’est une biologie sans l’idée de vie, donc une
biologie impossible ! Le modèle explicatif laisse ici échapper la spécificité
de ce qui est à analyser…
L’autonomisation de la biologie comme nouveau champ du
rationalisme scientifique se comprend donc dans la suite des avancées de la
physique qui conduit à poser l’originalité du phénomène de la vie par
rapport à la matière, mais en même temps en rupture avec elle, dans la
mesure où se trouve affirmée l’irréductibilité du vivant par rapport à la
matière. Autrement dit, la biologie a eu à s’inscrire à son apparition contre
des tentatives réductionnistes, l’enjeu n’étant ni plus ni moins que son

29. cf. notamment La connaissance de la vie, 1952 et « La constitution de la physiologie


comme science », 1963.
30. « On a presque toujours cherché, à partir de la structure et du fonctionnement de la
machine déjà construite, à expliquer la structure et le fonctionnement de l’organisme ;
mais on a rarement cherché à comprendre la construction même de la machine à partir de
la structure et du fonctionnement de l’organisme » (La connaissance de la vie, id., p. 101).
31. « Organisation », 1973, p. 204.

49
existence même. Une leçon importante peut en fin de compte être tirée de
cette histoire : il faut pouvoir mettre en évidence, et surtout accepter de
reconnaître, le caractère inopérant, et du coup l’inadéquation des
concepts, d’un modèle explicatif lorsqu’il laisse échapper la spécificité de
ce dont il est censé rendre compte. On peut être scientifique malgré tout,
même s’il faut l’être autrement, en l’occurrence en se définissant un
nouveau registre de connaissance.

Analysons en effet ce qui s’est joué à cette époque à la lumière de


nos réflexions précédentes sur la démarche scientifique et ses présupposés.
D’abord, un nouvel objet est apparu, s’opposant à ceux qui avaient été
dégagés jusque-là et se dissociant d’eux. Dans la mesure où il ne pouvait
plus, scientifiquement, être confondu avec ceux qu’on connaissait déjà, un
redécoupage de la réalité observée s’imposait. Le modèle théorique devait
être corrigé ; plus exactement, il révélait ses limites et de nouvelles
hypothèses devaient être produites. C’est alors un corps de disciplines bien
installées (constituant les sciences de la matière) qui est venu faire obstacle
à la mise à jour de cette nouvelle réalité scientifique. Dans un tel cas, le
savoir dont on dispose résiste vigoureusement à sa remise en cause et à sa
réorganisation : il tend à se figer dans une certaine organisation
disciplinaire. Le conflit devient à ce moment-là inéluctable ; un domaine
nouveau d’expérimentation se détache en l’occurrence de l’ancien qui lui
refusait toute existence. Il nous faut garder précieusement à l’esprit cette
aventure ; nous verrons en effet dans un instant quels enseignements nous
pouvons analogiquement en tirer.

3) La science et les sciences

Un tel recul laisse pour l’instant en suspens la question de l’étude de


l’homme dans ce qui pourrait le spécifier. Qu’en a-t-il été, d’abord, lors de
ces deux moments de rupture que nous venons de rappeler ? Disons qu’à
l’époque de l’émergence de la physique, cette question n’est pas encore
mûre pour surgir en tant que telle. Plus exactement, l’homme n’entre pas
dans le champ d’étude de la physique et il ne peut que se situer en dehors
de la science… En fait, deux attitudes vont se faire jour, en ce qui le
concerne, dans les décennies et même dans les siècles qui suivent. La

50
première va consister à maintenir à son propos une forme d’appel à un
transcendant. Autrement dit, l’émancipation que le champ de ce qu’on
appelle donc la physique a connue ne s’étend pas encore à l’homme et
celui-ci demeure la propriété de la métaphysique. Georges Gusdorf, auquel
on doit un énorme et magistral traité, encore trop méconnu, sur
l’avènement des sciences humaines, nous en donne la raison essentielle :
« Chassée du monde extérieur, la métaphysique pouvait espérer limiter les
dégâts en devenant une méta-psychologie ; la pensée humaine constituait
un terrain de repli pour les espérances déçues des tenants de l’absolu »32.
L’homme se trouve toujours livré au transcendant, qu’il s’agisse de Dieu
ou d’un autre principe explicatif. Chez Descartes, par exemple, la Raison
vient de Dieu ; du moins est-ce lui qui garantit la connaissance. L’homme
n’est par conséquent pas l’auteur de sa propre rationalité : voilà ce qu’il
faut avant tout souligner.
La deuxième attitude représente l’inverse de la première : selon
l’expression de Georges Gusdorf, on passe de la transcendance à la
« transdescendance »33 (de la métaphysique au physique). On cherche cette
fois à objectiver l’homme au même titre qu’on objective l’univers : en
l’occurrence, on en ramène l’étude à la seule dimension naturelle. Il s’agit
d’une sorte de « transcendance par en bas », comme l’énonce Gusdorf,
puisqu’on le soumet à un principe qui lui est également extérieur — si l’on
admet l’hypothèse qu’il relève d’un registre d’étude spécifique —, en
l’occurrence aux seuls déterminismes physiques ou organiques. En d’autres
termes, si l’astronomie, et notamment Newton, a rendu les planètes
silencieuses, au sens où elles ne s’adressent plus à l’homme et continuent
de tourner quelles que soient les projections anthropomorphiques
auxquelles elles donnent lieu, cette dernière attitude revient, quant à elle, à
rendre l’homme silencieux ou, plus exactement, à lui ôter ce qui fait sa
spécificité d’homme. Celle-ci se trouve en fait maintenue à cette époque,
outre par l’astrologie (qui fait perdurer, contre l’astronomie, l’unité perdue
entre l’homme et les astres), par la philosophie et d’une manière générale
par ce qu’on appelle précisément « l’humanisme ».
Un domaine comme l’architecture connaîtra par exemple à cette
époque une évolution tout à fait intéressante : d’une part, il vit une

32. Les sciences humaines et la pensée occidentale, tome VI, L’avènement des sciences
humaines au siècle des Lumières, 1973, p. 31.
33. id., p. 36.

51
profonde transformation du fait de la géométrisation de l’espace qui est
corrélative de la révolution galiléenne, mais aussi du fait de formes
d’expérimentation artistiques, chez les peintres et chez les sculpteurs, qui
sont en partie étrangères aux découvertes scientifiques qui se jouent dans le
champ de la physique34. Une nouvelle conception de l’espace s’impose, qui
se traduira par la mise en œuvre de la perspective, c’est-à-dire d’un
système de figuration géométrique instituant une correspondance métrique
rigoureuse entre les objets dans l’espace et leur représentation. De
nombreux géomètres ou physiciens sont ainsi en même temps des
architectes. D’autre part, et dans le même temps, la figure d’un architecte
humaniste vient s’affirmer (elle se révélait déjà chez Filippo Brunelleschi
et Léon Alberti), qui ne réduit pas ses préoccupations aux techniques
constructives et met en avant les notions d’utilité et de beauté,
redécouvrant par exemple, dans une démarche typique de l’humanisme, un
auteur ancien comme Vitruve. En bref, l’architecte qui se définit comme un
ingénieur du bâti ne cesse de réclamer parallèlement une sorte de
« supplément d’âme », c’est-à-dire ni plus ni moins de faire valoir la
dimension humaine dans son travail.

Cette sorte de bipartition des réflexions concernant le registre de


l’homme, ce dualisme qui l’écartèle en fin de compte entre le physique et
le métaphysique, produisant sa disparition comme objet particulier d’étude,
se retrouve encore au XIXe siècle, lorsque surgit la biologie comme
nouveau champ d’étude. Toutefois, les thèmes majeurs qui s’imposent peu
à peu durant ce siècle, à la fois dans le domaine des sciences de la matière
et dans celui des sciences de la vie, vont fortement infléchir la réflexion à
son sujet. L’influence de la pensée énergétique, d’une part, va se retrouver
jusque dans le vocabulaire de Karl Marx, mais également, plus tard, dans
celui de Sigmund Freud ; celle de la pensée biologique, d’autre part, se fera
ressentir essentiellement à travers la notion d’évolution. Il serait plus juste
de dire qu’une telle notion n’est pas uniquement lié au champ de la
biologie. Prise dans son sens le plus large, elle découle de l’idée de
progrès, issue du XVIIIe siècle et, bien avant le XIXe siècle, la géologie et

34. Koyré a insisté à plusieurs reprises sur le fait qu’il s’est agi, au XVIe siècle, d’une
mutation intellectuelle radicale « dont la science physique moderne est à la fois
l’expression et le fruit » (Études d’histoire…, op. cit., p. 166, 196, 289 et aussi 1957, p.
9). En d’autres termes, l’évolution des idées à partir de la Renaissance est en même temps
le produit de transformations sociales qui se sont traduites à des niveaux très divers.

52
l’anatomie comparée ont mis en avant les thèmes de l’évolution et du
progrès. Cependant, c’est essentiellement la biologie qui va lui procurer ses
lettres de noblesse et l’imposer à l’ensemble de la pensée de l’époque,
l’ouvrage de Darwin venant lui offrir une véritable consécration.
L’historicité pénètre profondément au cœur de toute chose et l’évolution
devient le moyen par excellence d’expliquer quasiment n’importe quel
phénomène.
Le temps devient prépondérant et si, aux XVIe-XVIIe siècles on
était passé d’un monde clos à un univers spatial infini, à cette époque on
semble passer d’un monde immuable à l’infini du temps. On remonte aux
origines ; on met en avant les notions de parenté et de lignée ; on dresse des
échelles de succession et d’apparition et toutes les futures disciplines des
sciences humaines emprunteront à ce modèle, dont l’influence se fera
sentir jusqu’à nos jours. Plus généralement, le XIXe siècle sera le siècle de
l’histoire et il faut lui reconnaître d’avoir par là préservé la spécificité de
l’humain : chassé des sciences naturelles (auxquelles on ne cesse cependant
de puiser, y compris à travers la notion d’évolution), l’homme, lorsqu’il
n’est pas encore livré au transcendant, trouve en quelque sorte refuge dans
l’histoire. Là résiderait sa spécificité. On pourrait donc soutenir que
l’histoire constitue, de ce point de vue, la toute première des sciences
humaines — le problème étant de savoir, d’abord, si elle peut être la seule
et, ensuite, s’il n’est pas nécessaire de réfléchir plus avant sur le type
d’histoire qui se trouve alors promu. Ne ressortit-elle pas, notamment, à la
mouvance évolutionniste ? Ne se réduit-elle pas au simple enchaînement
logique des événements ?35
Précisément, c’est à un questionnement de ce type que nous
conviera Marx, qui constitue indéniablement l’un des fondateurs des
sciences humaines. Il fait partie de ces chercheurs qui vont soulever des
questions fondamentales à propos de l’homme et qui proposeront des
solutions nouvelles. En effet, dès la fin du XIXe siècle, et surtout à l’orée
du XXe siècle, vont surgir dans l’histoire des idées des personnages qui
vont s’inscrire en rupture avec ce qui pouvait s’énoncer jusque-là à propos
de l’homme. Marx est donc de ceux-là, mais il faut également citer à ses
côtés Freud et de Saussure : ces trois auteurs-là constituent

35. Sur les questions qui se posent à propos de l’histoire et de l’historicisation des
phénomènes humains, cf. Quentel, L’enfant. Problèmes de genèse et d’histoire, 1993,
p. 252-256.

53
incontestablement les pères fondateurs des sciences humaines. Ils
travaillent dans des domaines différents, mais ils découvrent, tous les trois,
un champ nouveau de scientificité. Présenter les choses de cette façon,
c’est bien évidemment prendre déjà position. Et cette découverte va du
reste se trouver contestée à leur époque (différemment d’ailleurs selon les
cas), comme elle l’est encore aujourd’hui. Avec leurs œuvres respectives
s’ouvre en tout cas le débat de l’enjeu fondamental des sciences humaines.
Essayons par conséquent d’y voir un peu plus clair, au-delà des polémiques
stériles.

Prenons d’abord le cas de Freud : neurologue, il fait les études


classiques qu’un médecin peut effectuer à son époque et se trouve
totalement marqué par la pensée de son temps, notamment scientifique.
Socialement, nous dirons qu’il est plutôt conservateur, même si un tel
qualificatif se révèle totalement relatif ; il n’a en tout cas rien d’un
révolutionnaire dans ses manières d’être. Or, il va être amené, entre autres,
à reprendre la question, déjà fort controversée à son époque, de l’hystérie.
Qu’en est-il en quelques mots ? L’hystérique fait échec au savoir médical
de l’époque ; on en vient à se demander s’il s’agit vraiment d’une maladie
et si les personnes qui en sont affectées ne simulent pas (et ne se moquent
donc pas du corps médical…). Une chose paraît acquise, néanmoins : les
phénomènes hystériques, tels qu’on les observe à l’époque, contreviennent
totalement aux schémas neurologiques dont on dispose depuis peu. Il est
fort instructif, de ce point de vue, de lire la mise au point qu’effectue
Freud, dès 1893, dans un article (directement écrit en français36) auquel il
donne pour titre : « Quelques considérations pour une étude comparative
des paralysies motrices organiques et hystériques ». Freud travaille là dans
le détail la comparaison entre les deux types de paralysie, pour faire mieux
ressortir les particularités des secondes.
Le créateur de la psychanalyse observe en fait que certains
symptômes entrent en contradiction totale avec ce que l’on sait déjà du
schéma de l’innervation. « Comme il ne peut y avoir qu’une seule anatomie
cérébrale qui soit la vraie et comme elle trouve son expression dans les
caractères cliniques des paralysies cérébrales, il est évidemment impossible
que cette anatomie puisse expliquer les traits distinctifs de la paralysie

36. Dans l’importante revue qui s’intitule Archives de neurologie.

54
hystérique »37, conclut-il en bon médecin. Si une telle affection peut se
montrer à ce point « ignorante et indépendante de toute notion de
l’anatomie du système nerveux »38, c’est qu’elle n’y trouve pas son
explication. Et il faut surtout risquer d’autres hypothèses… Il faut faire
appel à un autre schéma explicatif, proposer donc une autre théorie et
tenter de dégager d’autres lois. Ainsi est née en fin de compte la
psychanalyse, non pas de l’esprit tordu d’un auteur moyenâgeux ou d’un
charlatan comme on se plaît encore à le dire parfois, mais de celui d’un
homme de science, ingénieux certes, mais surtout intellectuellement
honnête et capable de remettre en cause ses certitudes pour ne pas rester
campé sur des positions intellectuellement dépassées et d’un rationalisme
étriqué.
Il est important de remarquer à quel point la psychanalyse est à la
fois la fille de la neurologie et celle qui s’émancipe totalement de sa tutelle,
tout comme cela a été le cas de la biologie vis-à-vis de la physique au tout
début du XIXe siècle : si la neurologie ne s’était pas alors située à ce degré
de développement qui lui permettait d’affirmer, sans contestation possible,
que les phénomènes hystériques ne pouvaient être expliqués à partir des
schémas théoriques dont elle disposait, jamais la psychanalyse n’aurait pu
naître. Toutefois, une fois que la neurologie a ainsi prouvé qu’ils ne sont
pas de son ressort, qu’elle a donc admis qu’ils ne relèvent plus de sa
juridiction, il faut qu’elle concède l’existence d’un autre ordre de réalité
que celui qu’elle-même régit, appelant du coup la formulation d’autres lois
qui tenteront d’en rendre compte. Et lorsqu’on suit attentivement
l’itinéraire de Freud, on s’aperçoit qu’il lui a fallu un énorme courage, car
d’une certaine manière son premier adversaire, c’était lui-même, en
l’occurrence le médecin qu’il demeurait, avec une formation qui ne pouvait
pas lui faire admettre l’existence d’un tel ordre de réalité.

Freud découvrait, en quelque sorte malgré lui, l’existence d’une


réalité spécifique, comportant de nouveaux objets scientifiques, et
irréductible aux champs de compétence et aux lois aussi bien de la

37. 1893, in Résultats, idées, problèmes, I, 1890-1920, p. 54. Et encore : j’affirme « que la
lésion des paralysies hystériques doit être tout à fait indépendante de l’anatomie du
système nerveux, puisque l’hystérie se comporte dans ses paralysies et autres
manifestations comme si l’anatomie n’existait pas, ou comme si elle n’en avait nulle
connaissance. » (id. p. 55, souligné par Freud).
38. id., p. 57.

55
physique que de la biologie. Cependant, si la psychanalyse a pu
véritablement se développer, c’est surtout parce que Freud a montré qu’au-
delà des phénomènes hystériques, d’autres phénomènes, qui demeuraient
jusque-là inexpliqués, pouvaient dorénavant l’être de manière cohérente. Il
élève du même coup à la dignité de phénomènes scientifiquement
analysables des réalités jugées auparavant sans intérêt, tels les rêves, les
lapsus, les actes manqués, etc. Et il montre surtout que ces phénomènes,
jusque-là distingués et entre lesquels on ne faisait aucun lien, doivent être
rapportés aux mêmes processus et au même déterminisme. Or, comme
l’énonçait Jacques Lacan, dès son premier séminaire, « l’introduction d’un
ordre de déterminations dans l’existence humaine […] s’appelle la raison.
La découverte de Freud, c’est la redécouverte, sur un terrain en friche, de la
raison »39. En bref, Freud analyse, par différence et par contraste ; il
distingue ce qu’on mêlait et met en rapport ce qu’on dissociait : il ne fait
pas autre chose que mettre en œuvre la démarche scientifique pour se
donner des objets nouveaux dont il rapporte l’existence à des lois
nouvelles40.
Ferdinand de Saussure n’agira pas autrement, dans un tout autre
domaine, lorsqu’il adoptera un nouveau « point de vue » (cf. ci-dessus) sur
le langage et dotera la linguistique d’un objet spécifique, qu’il appelle la
langue. Sa première préoccupation consiste à « dégager la nature de son
objet d’étude »41, lequel se révèle irréductible aux abords que les autres
champs disciplinaires effectuent du langage : ni l’analyse physique (telle
qu’elle se trouve par exemple effectuée par l’acoustique), ni l’analyse
physiologique (qui étudie par exemple la conformation des organes
producteur de sons et leur fonctionnement), ni du reste la neurologie (qui
en appelle à des zones corticales ou à des faisceaux nerveux), ne sont en
mesure d’en rendre compte. La langue devient dès lors « un objet bien
défini dans l’ensemble hétéroclite des faits de langage »42. Et non
seulement la science qui l’étudie « peut se passer des autres éléments du
langage, mais elle n’est possible que si ces autres éléments n’y sont pas

39. Les écrits techniques de Freud, 1975, p. 10.


40. On ne peut que s’étonner de la naïveté des critiques adressées aujourd’hui à Freud : il
aurait dérogé à des critères de scientificité qui, tels qu’ils sont énoncés, évacuent d’emblée
la spécificité de l’objet qu’il découvre. Ainsi, une telle affirmation relève du scientisme le
plus intransigeant.
41. Cours, op. cit., p. 16.
42. id., p. 31.

56
mêlés.43 » Certes, la réflexion sur le langage n’en est pas demeurée à
Ferdinand de Saussure et ses successeurs n’ont cesser d’opérer par la suite
des rectifications. Son entreprise est malgré tout marquée par la tentative
de définition d’un objet particulier qui ne se réduit pas aux lois que les
autres sciences, et notamment donc celles des sciences de la nature,
peuvent formuler à propos du langage.

Nous aurons tout le loisir de revenir sur nombre de points que


soulève cette argumentation, à peine développée ici, lorsque nous traiterons
dans le détail de la spécificité des sciences humaines. Nous soulignerons en
attendant que la démarche de tels chercheurs répond incontestablement aux
critères qui sont ceux de la scientificité. La visée scientifique qui est la leur
ne peut être mise en cause. Ce qui fait problème, et ce qui demande donc
d’être clairement précisé, c’est l’objet qu’ils se donnent. Et précisément, à
l’aube du XXIe siècle, la question est toujours de savoir si oui ou non l’on
accorde aux sciences humaines deux points essentiels : d’une part, qu’elles
traitent d’un objet spécifique dont elles ont dégagé les contours ; d’autre
part, que l’étude de cet objet se trouve hors de portée des modes de
scientificité antérieurs, en l’occurrence les sciences de la matière et les
sciences de la vie. Et l’on saisit dès lors que, de ce point de vue, le
problème est effectivement le même que pour la biologie, au moment de
son apparition sur la scène des disciplines scientifiques. Analogiquement,
les sciences humaines se trouvent aujourd’hui dans une situation identique
à celles des sciences biologiques à l’époque.
Aujourd’hui, cependant, ce ne sont plus les sciences de la matière
qui menacent l’existence des sciences humaines, en l’occurrence
l’affirmation de leur spécificité, mais précisément ces sciences de la vie qui
ont eu elles-mêmes à se battre pour fonder leur particularité. Certains
pourraient presque ici en appeler à un « devoir de mémoire »…44 Car on se
trouve confronté en fin de compte à une simple transposition des
problèmes, c’est-à-dire à une forme de recommencement. On peut donc en
conclure que ce qui se joue dans le champ scientifique participe bien, du

43.id.
44.On assiste en effet, de nos jours, à des opérations qui ne le cèdent à rien, en termes de
violence, à la mainmise et aux tentatives de récupération effectuées par le mécanisme lors
de l’émergence difficile de la biologie. Nommément, les neurosciences pratiquent
fréquemment une forme d’impérialisme lorsqu’elles prétendent tout expliquer de l’homme
à partir de leur mode d’approche.

57
point de vue du savoir et des ruptures qu’il suppose, des mêmes processus
que ce qui opère dans la vie courante, notamment d’une génération à une
autre, lorsque l’expérience des uns ne vient jamais profiter immédiatement
aux autres qui les suivent : l’héritage suppose toujours une forme
d’appropriation, donc de remise à zéro du compteur de l’histoire par
récusation d’une dette qui demande pourtant en même temps à être
assumée. On en conclura que la seule façon de se sortir d’une telle situation
consiste en l’occurrence à distinguer deux réalités qui ne ressortissent pas
aux mêmes processus : la démarche scientifique, d’une part ; son champ
d’application, d’autre part, lequel donne aussitôt lieu à des découpages
disciplinaires différents, à l’intérieur d’une société donnée.

58
III

CIRCULARITÉ

ET OBJECTIVITÉ

La troisième difficulté que rencontrent les sciences humaines


lorsqu’elles briguent le statut de sciences paraît de loin la plus importante,
si on la compare aux précédentes. Elle semble au demeurant fournir à
nombre de leurs détracteurs un argument majeur, sinon décisif. Ceux-ci
comprendront éventuellement l’ambition générale des sciences humaines,
quoi qu’il puisse en être des caractéristiques de l’objet spécifique dont elles
en viendraient alors se doter, mais ils objecteront d’emblée à leur
prétention à une réelle démarche d’objectivation. Comment leur serait-il
possible, en effet, de revendiquer une véritable objectivité alors même que
l’homme est à fois le but qu’elles se donnent et, si l’on peut dire, le moyen
par lequel elles l’étudient ? En d’autres termes, comment pourraient-elles
atteindre cette forme d’impartialité et de neutralité qu’on croit pouvoir
attendre d’un scientifique, puisque c’est nécessairement un homme qui
étudie l’homme ? On aboutirait à une forme de circularité qui permettrait
promptement de conclure à l’inanité de la démarche et à l’inconsistance du
projet lui-même. En bref, on pourrait en quelque sorte soutenir que les
sciences humaines sont mortes dans l’oeuf.
Un tel argument peut être à vrai dire avancé par n’importe quelle
personne, non spécialiste, amenée à réfléchir à la question ; il lui semblera
rapidement déterminant. Maintes fois, il a été soulevé et repris par des
auteurs déclarant avoir mûrement travaillé le problème et ils en ont du reste

59
tiré des conclusions totalement contradictoires, comme nous le verrons.
Pourtant, ce fameux argument de la circularité n’a aucunement arrêté les
promoteurs des disciplines s’inscrivant dans le champ des sciences
humaines et, si leur démarche se révèle sur ce point cohérente, il ne devrait
pas plus aujourd’hui qu’hier hypothéquer leur existence, ni surtout leur
légitimité scientifique. Or, non seulement cet argument a été d’emblée pris
en compte par les fondateurs des sciences humaines, comme il doit l’être
de nos jours encore, mais ils l’ont aussitôt érigé en véritable point d’appui
de leur entreprise ; il est précisément venu en marquer l’originalité. Ce
retournement est essentiel : ce qui, pour beaucoup, constitue toujours un
indépassable obstacle devient pour les sciences humaines le cœur même de
leur programme scientifique. Comment est-ce possible ? Et à quelles
conditions ? La discussion d’un tel point apparaît primordiale.
On ne peut pourtant que s’étonner, tout d’abord, de la
méconnaissance profonde, notamment de la part des détracteurs des
sciences humaines, des travaux de leurs fondateurs et des réflexions, la
plupart du temps très approfondies, qu’ils ont menées sur cette question
précise de la circularité de leur démarche. Qu’il s’agisse de Marx ou de
Durkheim, dans le champ de ce qui est devenu aujourd’hui la sociologie,
qu’il soit question de Freud, dans le registre de la psychanalyse, ou qu’on
s’arrête encore à Saussure, dans le domaine de la linguistique, il apparaît
que chacun de ces auteurs n’a cessé de revendiquer haut et fort une
approche objective en même temps qu’il spécifiait clairement l’objet qu’il
se donnait. Certes, les termes dans lesquels chacun d’eux soulève ces
problèmes se révèlent datés et parfois critiquables, aujourd’hui, à nos yeux,
mais la démarche elle-même s’avère novatrice et garde toute son actualité.
Et déjà se fait jour ici une question qui se révélera rapidement récurrente :
comment est-il possible, dans un champ de recherche particulier, d’ignorer
à ce point la démarche et les résultats auxquels des personnages fondateurs
sont parvenus ? Peut-on par exemple imaginer méconnaître en physique
l’apport de Newton et d’Einstein, et prétendre élaborer quoi que ce soit
dans ce domaine en occultant leurs travaux ?

1) Utilisateur et créateur

60
Quel que soit le sujet d’étude choisi, et donc la branche des sciences
humaines considérée, le chercheur s’inscrivant dans leur champ sera
conduit à étudier un aspect de sa propre humanité. Certes, ce n’est pas
nécessairement son propre fonctionnement qu’il tente à première vue
d’objectiver. S’il est ethnologue, son étude porte sur des usages sociaux et
des manières de vivre en société qui, sur bien des points, sont très éloignés
de ceux dont il participe. C’est d’ailleurs l’une des raisons qu’il se donne
pour en rendre compte. S’il est psychologue, de même, il tente de
formaliser des processus qu’il découvre chez des personnes différentes de
lui, dont il ne partage pas obligatoirement les représentations, les façons
d’opérer ou les sentiments. Plus elles le confrontent à des modes
d’organisation distincts, plus elles lui semblent alors enrichir sa recherche.
Dans toutes ces occurrences, la mise à distance paraît se faire très
naturellement, à travers la disparité des moeurs, mais surtout du fait de
l’artifice qu’introduit dans la situation le registre de la profession en faisant
inévitablement de l’un de ces protagonistes l’observateur et de l’autre, à
l’inverse, l’observé.
Toutefois, s’en tenir à ce type de considération serait profondément
naïf. L’observateur, bien que physiquement distinct de celui qu’il étudie,
est psychiquement proche : il participe en effet des mêmes processus
humains que lui, même si cela ne se traduit pas dans une homogénéité des
comportements. Il est donc, en tant qu’observateur, nécessairement présent
dans l’observation : à travers son objet d’étude, en tant qu’il est un homme
au même titre que lui, c’est lui-même qu’il analyse également. L’homme
qu’il s’est donné comme objet d’étude met en œuvre, comme lui, des
comportements que nous qualifierons de culturels ; il le confronte, par
conséquent, à des caractéristiques que, de ce point de vue, il partage avec
lui. On peut donc soutenir que, par-delà les différences d’usages
immédiatement observables, l’observateur se retrouve dans celui qu’il
observe, quelle que soit par ailleurs la procédure d’objectivation qu’il a
mise en œuvre et dont il peut penser qu’elle garantit de toute forme de
confusion. Plus encore, du fait qu’il participe des mêmes processus
humains que lui et bien qu’il les fassent fonctionner différemment, il va
nécessairement se projeter en lui et risquera donc d’abord et avant tout de
se trouver confronté à lui-même…
De telles réflexions ont été produites depuis fort longtemps. Elles
soulèvent à vrai dire plusieurs problèmes derrière l’apparente simplicité de

61
la question. Tout d’abord, se trouve ici mise en évidence l’inéluctable
dimension de l’altérité : quel que soit le champ dans lequel on prétend
mener l’enquête et obtenir des matériaux pour expliquer le fonctionnement
de l’homme, on se trouvera nécessairement confronté au fonctionnement
d’un autre être humain. Et dans cet être humain-là, d’une manière ou d’une
autre, on viendra, en tant qu’observateur, se projeter, quasiment au sens
psychanalytique du terme : on tendra à retrouver en lui, sans même s’en
apercevoir, une partie plus ou moins importante de ses propres manières
d’être et de faire. Plus exactement, ce n’est qu’à partir des usages
particuliers auxquels on adhère, c’est-à-dire de sa manière singulière
d’assumer l’humanité, qu’on pourra saisir l’autre auquel on se trouve
confronté. Aussi bien est-ce finalement à un autre soi-même qu’on a
affaire, en tant d’abord qu’il est un homme au même titre que soi, mais
dans la mesure, surtout, où l’on tend à ne découvrir en lui que ce qui existe
déjà en soi. Il est certain que c’est à partir de ce que je suis, en tant
qu’observateur, que je peux saisir l’autre et essayer d’expliquer ce qu’il est
et que je ne pourrai jamais me mettre réellement à sa place, même par la
seule pensée.
Comment, dans ces conditions, serait-il possible de prétendre rendre
compte de l’autre dans son altérité même ? Peut-on véritablement
comprendre ce qu’il en est de ses mœurs et de ses usages ? C’est la
question que l’ethnologue est amené à se poser à l’orée même de son
travail. Ainsi, Jean Pouillon s’interroge-t-il : « Qu’est-ce en effet que
comprendre ? La conception « digestive », qu’on s'en fait souvent et dont il
n’est pas si facile de se déprendre, place sa réussite dans ce qui est en
réalité son échec. Comprendre serait assimiler — au sens propre de ce
verbe : rendre semblable à soi — ce qui pourtant se présente d'abord
comme différent, transformer la différence en identité »45. Or, il ne fait pas
de doute que pour l’ethnologue, « c’est en tant qu’essentiellement autre que
l’autre doit être vu. Le premier mérite de l'ethnographie est de faire de cette
règle d’apparence logique un impératif pratique »46. Comment toutefois y
parvenir ? Ne voir dans la différence de l’autre que le masque d’une
ressemblance avec soi-même n’est, certes, qu’une illusion. Pourtant, n’est-
ce pas tout aussi illusoire de prétendre pénétrer l’altérité de l’autre en tant
que telle ? Or, il n’est pas que l’ethnologue à se poser semblable question ;

45. In Lévi-Strauss C., Race et histoire, 1961, p. 90-91.


46. id., p. 92-93.

62
il partage cette interrogation avec tous les spécialistes des sciences
humaines.
Tous ceux qui s’inscrivent dans le champ des sciences dites
« sociales » connaissent ce problème. L’historien ne saurait y échapper :
comment se départir de sa vision actuelle d’homme d’une époque donnée
pour expliquer le comportement de ceux qui ont vécu en un autre temps ?
Lui est-il possible d’éviter une approche rétrospective, qui ne donne sens
aux événements retenus qu’en fonction des préoccupations présentes de la
société dont il participe ? Plus encore, il lui apparaîtra qu’il n’est en fin de
compte nul autre que lui au principe du choix des événements eux-mêmes
qu’il va relater et tenter d’expliquer en les mettant en rapport avec d’autres
événements. Quel type d’histoire va-t-il dès lors produire ? Les historiens
agitent ouvertement ces questions depuis fort longtemps47. Quant au
sociologue, dont l’investigation ne se fonde plus sur une sorte de
dépaysement dans l’espace, comme l’ethnologue, ou dans le temps, comme
l’historien, mais, dirons-nous, dans la stratification sociale, il sait, de la
même façon, qu’il ne lui est pas possible de sortir de lui-même et de
prétendre atteindre une forme d’extra-territorialité qui le garantirait de
toute projection dans ses observations. Tout comme l’historien, il est pris
dans une situation et produit nécessairement ses observations d’un certain
point de vue.
Il n’est cependant pas que les spécialistes des sciences dites
« sociales » à se trouver concernés par un tel problème de circularité.
Toutes les disciplines qui s’inscrivent dans le champ des sciences
humaines participent de telles interrogations, en tant que la mise en place
de leurs problématiques passe par une forme de relation avec autrui. Pour
ne prendre qu’un exemple, le psychologue, ou le psychanalyste, ne pourra
ainsi faire l’économie de la question de sa propre implication dans sa
compréhension des phénomènes qui le retiennent. Lui aussi se demandera
ce que c’est que « comprendre » et le psychanalyste Jacques Lacan, à
l’aube de son enseignement, ne cessait ainsi de mettre en garde ses élèves :

47. Cf. ces extraits de l’ouvrage d’E.H. Carr intitulé « Qu’est-ce que l’histoire » (1961) :
« L’historien fait partie intégrante de l’histoire » (p. 85) ; « L’œuvre de l’historien reflète
la société au sein de laquelle il la construit » (p. 92) ; « L’histoire prend précisément sa
grandeur lorsque la vision que son auteur entretient du passé est éclairée par son
appréhension des problèmes du présent » (p. 86) ; « On a longtemps répété que les faits
parlent d’eux-mêmes. À l’évidence, c’est faux. Ils ne parlent qu’à l’invitation de
l’historien : c’est lui qui décide de ceux auxquels il donnera la parole, et dans quelle
succession ou dans quel contexte » (p. 56).

63
« Nous comprenons toujours trop, spécialement dans l’analyse. La plupart
du temps, nous nous trompons. »48 Et d’en tirer l’enseignement suivant,
adressé à ses disciples : « Commencez par ne pas croire que vous
comprenez. Partez de l’idée du malentendu fondamental. C’est là une
disposition première, faute de quoi il n’y a véritablement aucune raison
pour que vous ne compreniez pas tout et n’importe quoi. »49 Tout à fait
paradoxale, à première vue, la conclusion sera pourtant à retenir et nous
soulignerons particulièrement cette idée d’un malentendu premier.

Cependant, contrairement à ce que beaucoup croient encore, la


circularité, dans le domaine des sciences humaines, ne se limite pas à
l’aspect relationnel ; elle dépasse très largement le fait que l’observateur ne
pourra éliminer de son observation sa singularité propre, qu’elle constituera
même son seul point d’appui, et qu’il opérera dès lors, qu’il en soit ou non
conscient, une forme de projection sur celui qu’il observe. Le point de vue
qu’épouse nécessairement l’observateur vaudra dans tous les registres de la
vie psychique, quoi qu’il en soit du type de rapport dans lequel par ailleurs
il entre avec « l’objet » qu’il se donne. En d’autres termes, la relativité dans
laquelle son observation s’inscrit n’est pas simplement historique, au sens
où elle est, certes, datée, mais où, surtout, elle est obligatoirement liée à
une manière particulière de poser les problèmes. Pas plus que l’homme ne
saurait faire abstraction de la société dans laquelle il s’inscrit, donc des
usages dont il participe, il ne saurait s’exclure de son propre psychisme
(« sortir de sa tête » en quelque sorte…) et prétendre analyser le
fonctionnement de l’homme sans en référer immédiatement au sien propre.
Encore faut-il, pour saisir la portée d’un tel argument, n’avoir pas identifié
d’emblée les sciences humaines aux sciences sociales.
Développons par conséquent ce point. Lorsque l’homme s’essaie,
non seulement à décrire, mais à expliquer les processus qui fondent la
« socialité », c’est-à-dire le fait de pouvoir s’inscrire dans du social, quelle
que soit la société dans laquelle cette capacité s’investit conjoncturellement
(en l’occurrence historiquement), c’est son propre fonctionnement qu’il
tente de mettre à jour, quand bien même il aurait pris comme point de
départ de son analyse des usages totalement différents des siens. Soit !

48. Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la
psychanalyse, 1978, p. 128.
49. Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, 1981, p. 29.

64
Qu’il tente à présent de rendre compte des processus qui fondent le désir de
l’homme et il en sera exactement de même. Cherchant à expliquer ce qui
fait que l’homme se comporte d’une façon spécifique dans ce registre, il se
heurtera non seulement à des manières particulières de les faire fonctionner
(celle de l’autre, aussi bien que la sienne propre), mais au fait que ces
processus-là sont, dans ce qui les fonde, les mêmes chez tout homme et
qu’étant lui-même homme, il en participe nécessairement. Autrement dit, il
prétend rendre compte objectivement d’un fonctionnement qui est en
même temps le sien. La psychanalyse, qui s’intéresse d’abord et avant tout
à cette dimension de l’homme, s’est trouvée d’emblée confrontée à ce
problème et ne l’a pas éludé.
Cependant, c’est sans nul doute dans le champ de ce qu’on appelait,
jusqu’à il y a peu, la « linguistique générale » que cette même difficulté
prend une tournure encore plus étrange. En effet, expliquer, nous le savons,
suppose nécessairement l’usage du langage et de ses propriétés, quel que
soit l’objet qu’on se propose de rendre intelligible. Par conséquent,
expliquer le langage revient à tenter de rendre compte par des mots de ce
qui rend possible le fait même d’utiliser des mots ! Allons plus loin
encore : l’entreprise consiste ni plus ni moins, à ce niveau, qu’à
expliquer… ce qui nous rend capable d’explication50. Il ne peut exister de
meilleure illustration de ce qu’est la circularité dans le champ des sciences
humaines que celle que fournit ici la linguistique ! Et l’on saisit en même
temps les limites d’une démarche qui se contenterait de s’appuyer sur les
possibilités que le langage fonde en nous pour expliquer ses propriétés.
Ordinairement, et pour autant que le langage constitue effectivement une
réalité qui n’est aucunement homogène, c’est plus précisément à propos de
la logique qu’un tel argument a été moult fois développé. Il est certain qu’il
faut non seulement souligner une telle circularité, inévitable dans
l’ensemble des sciences humaines, mais se montrer capable de l’assumer
véritablement en ne cultivant pas ce qui serait une simple aporie.

50. « Toute anthropologie, écrit René Jongen, se fonde sur le paradoxe d’une double
« présence » humaine. L’homme y intervient une première fois, comme dans toute science,
en tant qu’auteur du dire explicatif : toute science est tentative de conceptualisation
explicative du monde […]. Mais l’humain intervient une deuxième fois, et notamment au
titre d’objet à expliquer ». Ainsi le chercheur « exploite cela même qu’il explique »
(Quand dire, c’est dire, 1993, p. 15-16).

65
2) L’anthropomorphisme comme objet

La position qu’épouse le spécialiste des sciences humaines ne


serait-elle pas analogue à celle de ce jeune enfant de 15 mois tentant
désespérément de soulever le plateau sur lequel il s’est installé ? Quel point
d’appui ce spécialiste est-il en mesure de se donner lorsqu’il traite de lui-
même ? Bref, sa démarche ne participe-t-elle pas au mieux d’un
impossible, au pire d’une mystification ? Ce spécialiste peut d’abord
essayer de comprendre comment ont procédé ces autres disciplines qui ont
déjà fait leur preuve, en l’occurrence les sciences dites naturelles. Elles ont
acquis depuis un certain temps ce brevet de scientificité après lequel les
sciences humaines paraissent encore en train de courir… En fait, la réponse
est claire : elles n’ont cessé, depuis qu’elles se sont instaurées comme
sciences, de traquer tout anthropomorphisme ; et leur légitimité leur vient
précisément de là. En d’autres termes, non seulement elles ont dû lever
toutes les hypothèques transcendantes51, mais il leur a fallu éliminer le plus
possible de leur observation l’interférence de l’homme, notamment de ses
intérêts immédiats et des sentiments qu’il ne peut manquer de projeter sur
la nature. En bref, l’objectivation à laquelle prétendent les sciences de la
nature passe par une entreprise, de plus en plus prononcée, de
« désanthropomorphisation ».
L’œuvre de Gaston Bachelard, encore, est sur ce point exemplaire,
lorsqu’elle met clairement en évidence la catharsis, tout à la fois
intellectuelle et affective, que suppose la « culture » scientifique. Il s’agit
pour le chercheur opérant dans le champ des sciences de la nature d’exiger
de lui-même une discipline extrême, non seulement par rapport aux relents
de substantialisme et d’animisme qu’il garde encore en lui, mais encore par
rapport aux valorisations qu’il continue malgré lui d’effectuer ; celles-ci
« viennent faire tort aux véritables valeurs de la pensée scientifique »52.
Sorte de base affective de la connaissance, ces obstacles particuliers
réclament des formes spéciales de psychanalyse, souligne Bachelard et l’on
saisit dès lors le sens du sous-titre, « Contribution à une psychanalyse de la

51. En l’occurrence, à l’époque galiléenne, il s’agissait de ne plus faire intervenir Dieu


dans le discours scientifique. De manière plus générale, on évoque un transcendant dès
lors qu’on fait appel à un principe qui existerait au-delà du registre d’étude qu’on se donne
et qui viendrait rendre compte des phénomènes observés. Un tel principe contredit la
possibilité d’un déterminisme qui soit propre au registre d’étude en question, puisqu’il est
situé au-dessus ou en dehors de lui.
52. La formation de l’esprit scientifique, op. cit., p. 21.

66
connaissance objective », qu’il a donné à l’un de ses ouvrages majeurs La
formation de l’esprit scientifique. Bachelard précise en effet : l’influence
de la libido (puisque c’est d’elle qu’il s’agit ici, derrière les valorisations et
les intérêts) se fait d’autant plus insidieuse qu’elle a été plus tôt écartée, par
une forme de refoulement qui semble fonctionner « naturellement ». Il
s’agit donc de psychanalyser l’intérêt, de ruiner tout utilitarisme si déguisé
soit-il, si élevé qu’il se prétende53.
Le résumé que Gaston Bachelard nous propose ainsi des exigences
que doit s’assigner le chercheur dans le champ des sciences de la nature
vaut également, quant au principe, pour celui qui s’inscrit dans le champ
des sciences humaines. Ce dernier doit notamment se méfier du
substantialisme qui imprègne régulièrement son observation des
phénomènes. En revanche, il ne saurait reprendre à son compte l’idéal
général de désanthropomorphisation. Comment pourrait-il s’agir dans son
cas de désanthropomorphiser l’objet qu’il se donne alors que celui-ci est
précisément l’anthropos ? On comprend le sens du renversement que
réclame Georges Gusdorf pour les sciences humaines :
« L’anthropomorphisme, qui est un obstacle épistémologique dans l’ordre
des sciences de la nature, devient le fondement même de l’épistémologie
dans le domaine humain »54. Exiger du chercheur qu’il élimine dans son
approche toute trace d’anthropomorphisme revient à annuler la raison
d’être des sciences humaines, puisqu’il s’agit de chercher à vider son objet
de sa spécificité même. Autrement dit, il ne peut être question pour les
sciences humaines de souscrire à cet idéal de désanthropomorphisation,
sauf à se saborder d’entrée de jeu !
Dès 1936, Jacques Lacan avait fait valoir un tel argument :
« L’anthropomorphisme qu’a réduit la physique, dans la notion de force par
exemple, est un anthropomorphisme non pas noétique [lié à l’acte même de
connaissance], mais psychologique, à savoir essentiellement la projection
de l’intention humaine ». Et d’ajouter aussitôt : « Transporter la même
exigence de réduction dans une anthropologie en train de naître, l’imposer
même dans ses buts les plus lointains, c’est méconnaître son objet et
manifester authentiquement un anthropocentrisme d’un autre ordre, celui

53. id., p. 9-10.


54. Introduction aux sciences humaines, 1960, Préface pour l’édition italienne, p. VI.

67
de la connaissance. »55 Que cela revienne pour les sciences humaines
naissantes à méconnaître leur objet, on vient de le voir, mais à quoi renvoie
cette autre forme d’anthropomorphisme « noétique », touchant la
connaissance elle-même, qu’évoque ici Lacan ? La réflexion est en fait
d’importance. Il s’agit de comprendre que dans l’acte même de
connaissance, en l’occurrence dans le fait de chercher à expliquer,
l’anthropomorphisme se trouve nécessairement en acte. Et Lacan de faire
remarquer que celui qui cherche à imposer un tel idéal de
désanthropomorphisation aux sciences humaines n’échappe pas, en
théorisant, au principe qu’il prétend combattre.
En effet, en énonçant une telle proposition au même titre que
n’importe quelle proposition à visée scientifique, l’homme affirme, qu’il le
veuille ou non, sa spécificité d’homme. En d’autres termes, c’est
nécessairement un homme qui fait de la science. Et seul l’homme peut
expliquer. Aussi bien, toute science est-elle en ce sens « humaine » et
l’appellation « sciences humaines » prête-t-elle à confusion. Il ne peut donc
être question d’éliminer tout anthropomorphisme de la démarche de
l’homme, non seulement lorsqu’il s’inscrit dans le champ de ce qu’on
convient d’appeler les sciences humaines (puisqu’il fait alors de l’homme
son objet même), mais « authentiquement » également lorsqu’il s’inscrit
dans le champ de sciences de la nature, qu’il s’agisse de la matière ou de la
vie. Il n’en a pourtant la plupart du temps nulle conscience, tout comme cet
adversaire scientifique auquel Lacan s’adresse et auquel en même temps il
restitue son « bien », c’est-à-dire l’implicite de son propre fonctionnement.
Autrement dit encore, jamais les sciences dites naturelles n’atteindront
l’objectif qu’elles se donnent et dont on doit souligner la parfaite
légitimité : elles demeureront toujours marquées d’un anthropomorphisme
et d’un animisme indépassables ! Néanmoins, s’il leur faut s’en
accommoder et l’assumer, cela ne les empêche pas de ne cesser de le
combattre.
C’est bien la raison pour laquelle Gaston Bachelard insiste sur cette
continuelle psychanalyse objective de la connaissance que doit s’imposer
l’homme de science : elle est tout aussi impérative qu’impossible à mener à
son terme. L’observateur scientifique ne pourra s’éliminer totalement de

55.« Au-delà du “principe de réalité” », Écrits, 1966, p. 87. Et Gusdorf de prévenir :


« L’anthropomorphisme le plus dangereux est celui qui s’ignore en se dupant lui-même »
(1960, p. 482).

68
l’observation et ce ne sont pas les découvertes d’Einstein qui sur ce point
démentiront une telle affirmation. Somme toute, Einstein a clairement
démontré l’importance du système de références qu’on se donne en
physique et réintroduit par là même l’observateur dans l’observation. Sa
théorie de la relativité généralisée prend son assise même de la
démonstration qu’il opère à partir de là. Cependant, si Bachelard demande
que soit également mis à jour l’obstacle de la valorisation ou de l’intérêt,
c’est pour faire saisir le fait qu’il n’est pas plus possible à ce niveau qu’à
celui de l’explication en elle-même d’éliminer toute trace
d’anthropomorphisme. L’argument de Lacan repris ci-dessus doit donc être
reprécisé : « psychologiquement », il n’est pas plus réalisable que
« noétiquement » pour l’homme de s’extraire véritablement de
l’observation qu’il conduit. Lacan le sait fort bien qui ne cesse d’éprouver,
à la suite de Freud, les pouvoirs du désir, y compris dans le champ de la
connaissance scientifique, à commencer bien sûr par la théorisation
psychanalytique.

Si l’on admet que l’anthropomorphisme constitue le fondement


même de l’observation dans le champ des sciences humaines, on enlève du
même coup toute légitimité à des entreprises telle celle du béhaviorisme56.
Surtout si l’on fait remarquer que les sciences exactes n’y échappent pas,
quelle que soit leur volonté de le traquer le plus possible. Le béhaviorisme
tente d’échapper à ce qu’on appelle classiquement le « mentalisme », c’est-
à-dire à ce type d’approche qui considère qu’une place particulière doit être
laissée à la dimension psychique. Il s’agit dès lors pour lui de tendre à une
objectivation maximale en ne prenant en considération que les faits
matériellement observables. Or l’idée selon laquelle les faits psychiques se
trouvent nécessairement attestés dans des réalités observables n’est pas en
soi contestable : même clairement spécifié par rapport au registre dont
traitent les sciences de la matière et de la vie, le domaine du psychisme se
trouve en effet marqué dans des phénomènes matérialisables. En d’autres
termes, le psychique ne renvoie pas à une mystérieuse forme invisible qui
prêterait à tous les fantasmes idéalistes57. Telle n’est pas toutefois la

56. Ou des théories du conditionnement en général. Le pavlovisme et ses dérivés sont en


effet touchés par les mêmes critiques.
57. Nous reviendrons ultérieurement sur ce point.

69
conception que se fait le béhavioriste du psychisme : il n’existe en fait pour
lui rien d’autre que les phénomènes immédiatement saisissables.
Le béhavioriste est donc un réaliste, qui accuse précisément ses
adversaires scientifiques de courir après de vains songes, comme l’écrit
avec propos Gaston Bachelard. Il ne croit qu’à ce qu’il voit et s’interdit de
saisir dans ce qu’il observe la simple trace d’un processus auquel il lui
faudrait dès lors remonter. Il « prend tout de suite l’objet particulier dans le
creux de la main »58 ; on peut dire qu’il l’étreint littéralement. Le
phénomène n’est pour lui que la réponse au stimulus qu’il a déclenché, de
telle sorte que le lien ne peut être qu’immédiat et que, toute variable étant
maîtrisée, la causalité du phénomène ne saurait d’aucune manière lui
échapper. Rien d’autre ne saurait ici intervenir. Par ailleurs, les
phénomènes, en tant qu’ils sont enregistrables, deviennent pour le
béhavioriste calibrables quantitativement. Autrement dit, le béhavioriste
mesure et cette forme d’arpentage représente pour lui la garantie même
d’une approche scientifique. Il n’est pas sans importance de souligner qu’il
se garantit en même temps, à travers la méthode utilisée, de toute
angoisse59. Ainsi opèrent toujours ceux qui ont d’emblée besoin de
certitudes et qui ne supportent pas de naviguer vers des terres inconnues.
Peu importe parfois ce qu’ils chiffrent, du moment qu’ils chiffrent !60
Soucieuses d’obtenir la crédibilité la plus grande — mais en même
temps, soulignons-le, la plus facile à obtenir —, ces façons d’opérer
singent littéralement les sciences dites exactes. Elles n’en gardent en fait
que l’apparence de sérieux, à travers l’appareillage qu’elles leur
empruntent. Et l’habit ne fait le moine, en l’occurrence l’apparat scientiste
le véritable homme de science. Il est toujours plus facile de calquer un
modèle sur une réalité nouvelle que de le transposer véritablement en

58. Bachelard, La formation…, op. cit., p. 213.


59. Georges Devereux a montré, dans un remarquable ouvrage (De l’angoisse à la méthode
dans les sciences du comportement, 1980), à quel point la méthode garantissait contre
l’angoisse et que certains, du coup, en abusaient, fonçant tête baissée dans des comptages
prenant la forme de statistiques ou, par la suite, de procédés informatiques. Or quelle
qu’elle soit, la méthode ne permet jamais de s’affranchir de la procédure de définition de
l’objet qu’on se donne.
60. Le fameux Q.I. (Quotient Intellectuel), avec ses dérivés, se révèle exemplaire d’une
telle façon de procéder. On avait pu le croire définitivement condamné
épistémologiquement vers les années 1970 : on l’a vu non seulement renaître, mais
reprendre dans certains milieux (essentiellement médicaux, à travers notamment la
neuropsychologie) une surprenante vigueur. Le succès qu’il y connaît trouve d’abord et
avant tout, comme autrefois, son origine dans le chiffrage qu’il offre, comme si c’était une
indéniable garantie de scientificité.

70
tenant compte de l’originalité de cette réalité. La démarche ne saurait
suffire. Refuser de comprendre que l’anthropomorphisme constitue l’objet
même de ces disciplines nouvelles qui se réclament des sciences humaines
revient en l’occurrence à prôner un réductionnisme qu’il faut
épistémologiquement combattre. Il y va de l’existence même des sciences
humaines, en tant que l’objet qu’elles se donnent ne peut être ramené à un
simple épiphénomène des processus dont traitent les sciences de la nature ;
il y va également de la conception qu’on se fait de la science, dans la
mesure où celle-ci ne saurait se résumer à un scientisme. Le cognitivisme
contemporain, pourtant issu historiquement d’un refus du béhaviorisme,
vient très fréquemment provoquer, de ce point de vue, les mêmes
objections et nous aurons à y revenir.

3) Objectiver de l’humain

Nécessairement, par conséquent, le chercheur s’inscrivant dans le


champ des sciences humaines se trouve impliqué dans son observation. La
notion d’ « observation participante » que certains évoquent ici se révèle en
fin de compte redondante ; elle ne doit par ailleurs pas aboutir à justifier
n’importe quel type d’entreprise, voire n’importe quelle forme d’activisme,
comme c’est parfois le cas, aussi bien dans le champ de la recherche que
dans des pratiques professionnelles. Il s’agit malgré tout pour le chercheur
en sciences humaines d’objectiver de l’humain : qu’il soit partie prenante
de son observation, qu’il ne puisse se donner aucun point d’appui extérieur
intangible et que, plus encore, ce soit en fin de compte
l’anthropomorphisation elle-même — c’est-à-dire la façon dont l’homme
se confère à lui-même le monde — qui constitue l’objet de sa recherche ne
modifie aucunement le but qu’il se donne en tant qu’homme de science. Il
lui faut expliquer le fonctionnement de l’homme dans ce qui le spécifie et
énoncer des lois qui rendent intelligibles les processus particuliers que
celui-ci met en œuvre. La circularité anthropologique doit être, encore une
fois, pleinement assumée et une telle opération n’est pas contradictoire
avec la revendication d’une démarche réellement scientifique.
Comment, toutefois, une anthropologie peut-elle remplir toutes les
conditions pour qu’il y ait bien objectivation, dès lors qu’elle procède en
pleine circularité et qu’il ne peut en être autrement ? Quelles limites le

71
chercheur va-t-il pouvoir donner à son entreprise ? En effet, s’il ne lui est
pas possible d’étudier le social sans lui-même en participer et du même
coup contribuer de manière active à modifier l’objet qu’il se donne61,
comment peut-il prétendre expliquer le social ? Si, de même, il est illusoire
de penser qu’il sera réalisable de rendre compte du désir sans soi-même
influer par son propre désir sur cet objet d’étude particulier, comment
prétendre objectiver le désir ? Enfin et surtout, si l’analyse du langage se
fait nécessairement avec des mots, ceux du chercheur bien évidemment,
qui lui permettent précisément de mettre de l’ordre dans le monde,
comment celui-ci peut-il prétendre expliquer ce qu’il en est du langage ? À
chacune de ces questions, un même type de réponse peut être en fait
apporté.

Il ne pourra s’agir pour le chercheur qui veut rendre compte du


social de se contenter de décrire les configurations que celui-ci peut
prendre, sachant en outre qu’il est lui-même nécessairement contenu dans
la description qu’il opère. On comprend du coup la méfiance quasi
générale des sociologues (mais précisément pas de ceux qui s’intitulent
« sociobiologistes ») vis-à-vis de la politique, c’est-à-dire de la manière
dont se trouve gérée la vie de la cité à laquelle ils participent. Le
sociologue adoptera toujours une attitude « en rupture critique avec les
catégories de l’ordre social, les idéologies et les pressions des pouvoirs,
pour découvrir comment les sociétés se constituent et se transforment »,
écrit ainsi Alain Touraine en avertissement à son ouvrage intitulé Pour la
sociologie62. Il « lutte en permanence contre la fausse positivité de l’ordre
et de son discours »63, mais il a d’autant plus à se battre qu’il y participe.
Le sociologue s’impose du coup un mode d’existence particulier, explique
encore Touraine, car il n’y a pas pour lui de position satisfaisante : il ne
peut se distancier de sa société ni dans le temps, ni dans l’espace, et, ne
devant pas s’identifier à l’acteur social qu’il décrit et qu’il est
simultanément, « il ne peut travailler qu’en détruisant sa propre identité »64.

61. On sait par exemple, depuis un certain temps, que les sondages d’opinion concourent à
modifier l’opinion en même temps qu’ils aspirent à en rendre compte.
62. 1974, p. 11. Corrélativement, l’ouvrage est dédié « À tous ceux qui ont été persécutés
parce qu’ils étaient sociologues ». Pour la sociologie résume en quelque sorte, par
ailleurs, les thèses sociologiques principales exposées par Touraine dans Production de la
société (1973).
63. id., p. 17.
64. id., p. 16.

72
Tâche impossible et pourtant nécessaire : il lui faudrait en quelque
sorte que le sociologue soit de nulle part et reste « en l’air », au-dessus ou
en deçà de toute contingence sociale, ce qui est évidemment exclu ; il est
impératif, toutefois, qu’il parvienne, tout en étant situé quelque part, à
s’abstraire de la position qui est la sienne et celle de l’acteur qu’il observe.
S’il veut rendre compte du social, c’est-à-dire l’expliquer, il lui faudra ne
pas en rester à la situation immédiate qu’il décrit, mais d’abord l’inscrire
dans un réseau de relations qui la lui rendra intelligible. Et pour autant que
l’objet réel de la sociologie serait ce qui permet à tel acteur social de
découvrir le sens de son action, pour reprendre les formulations de
Touraine, il faudra au sociologue remonter au principe même de ce qui
fonde le social. Là réside la nécessaire abstraction à laquelle il doit
parvenir. Qu’est-ce qui permet à une société, quelle qu’elle soit, de se
donner son énergie propre, en l’occurrence de constamment se transformer
en produisant une action sur elle-même ? De quoi relève l’acteur du social
pour poser comme sociales les situations qu’il vit et pour parvenir à les
mettre en relation les unes avec les autres, sans même s’en apercevoir ?
Comment l’homme crée-t-il en définitive de la socialité, quel que soit
l’aspect qu’elle prend ? À partir de quels processus met-il en forme
socialement la réalité ?
Telles sont les questions déterminantes qui se posent à la sociologie.
Dans la mesure où le chercheur remonte à l’origine même de ce qui fonde
le social, ce sont les seules qui permettent d’assumer la fameuse circularité
(qui fait que l’homme, en l’occurrence, ne pourra sortir du social pour
tenter d’en rendre compte) et en même temps d’y échapper (en ne se
trouvant plus dans une situation analogue à celle du chien qui court après
sa queue)65. Encore faut-il, pour accorder un quelconque crédit à ces
questions, ne pas s’être imaginé de manière très réaliste que l’homme
trouve simplement la société en dehors de lui telle qu’elle va lui apparaître
et qu’il n’a donc qu’à se l’agréger. Une telle façon de concevoir le
problème revient alors à l’avoir résolu avant même qu’il ne soit posé ! En
réduisant le social à ce qu’on observe immédiatement, au reflet d’une
réalité indépendante de soi, on fait en effet l’économie de la réflexion sur
son fondement : on le prend pour acquis et on peut, par ailleurs, aller
jusqu’à prétendre que les animaux y participent au même titre que

65.D’une manière générale, le fait de dégager un principe permet de se situer dans une
forme d’extériorité par rapport à l’observé.

73
l’homme, sous prétexte qu’ils sont amenés à tenir compte les uns des
autres et à entrer dans des interactions qui peuvent être effectivement
complexes66.

Le chercheur qui vise à présent à expliquer ce qu’il en est du désir


de l’homme et de la morale qu’il se donne ne pourra, de même, se
contenter de récolter les rêves ou les fantasmes qu’il observe, sachant que
ses propres désirs interfèrent avec ceux dont il prétend rendre compte.
Aussi ne devra-t-il pas simplement se montrer, tout comme le sociologue,
d’une méfiance extrême par rapport à l’ordre établi qui, en l’occurrence,
tend à imposer socialement une certaine façon de se comporter
moralement. Il devra également se révéler d’une très grande vigilance par
rapport à sa propre façon de faire jouer son désir. Le psychanalyste, par
exemple, spécialiste de ces questions, devra mettre en suspens d’une
certaine façon sa propre manière d’articuler son désir s’il veut mettre à jour
la façon dont un homme, quel qu’il soit, s’arrange de cette problématique.
Le pourra-t-il véritablement ? Pas plus, en fait, que le sociologue, car il est
un être de désir au même titre que le sociologue est un être social.
Cependant, il s’imposera d’abord à lui-même une psychanalyse qui lui
permettra, non pas d’évacuer toute la dimension désirante qui le meut, pas
plus du reste que de pouvoir prétendre la maîtriser, mais d’être en mesure
de prendre malgré tout une certaine distance jugée nécessaire.
Ces questions ont été abordées classiquement, dans l’histoire du
mouvement psychanalytique, à travers les notions de « transfert » et de
« contre-transfert ». Elles se complexifient du fait que le psychanalyste est
en même temps un « thérapeute », ayant affaire à la souffrance de l’autre, et
un théoricien plus ou moins affirmé. Tel était le cas, bien évidemment, du
fondateur de la psychanalyse, mais également — parmi bien d’autres — de
Jacques Lacan : hommes de métier, ces deux personnages-là ont en même
temps produit un imposant corpus théorique. Or, Lacan a depuis fort
longtemps, non seulement compris l’enjeu de la circularité anthropologique
dans le cadre de sa discipline, mais essayé d’en tirer des conséquences
théoriques et pratiques. Dès le début de ses séminaires, il enseignera que,
contrairement à ce qu’on pourrait spontanément croire en fonction de ce

66. En d’autres termes, pour s’inscrire pleinement dans du social, l’homme doit être
capable de produire lui-même de la socialité, ce qui n’est pas le cas des autres êtres
vivants, même « d’hommestiques », pour reprendre ici une écriture de Lacan.

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qu’on aurait retenu de l’œuvre de Freud, la résistance ne vient pas d’abord
de l’analysant, mais de l’analyste67. C’est à cette même occasion,
d’ailleurs, qu’il essaie de faire saisir à ceux qui l’écoutent qu’il ne faut pas
trop vite comprendre, car il s’agit, de manière générale, de ne pas projeter
en l’autre ses propres processus. Lacan pousse l’analyste à exiger de lui-
même qu’il interroge constamment son propre désir.
Que veut l’analyste ? Que veut-il à son analysant, certes, mais
surtout que veut-il à propos de son analysant, c’est-à-dire comment fait-il
fonctionner sa propre problématique désirante en écho à ce que lui livre
l’analysant ? Si l’on se situe dans une perspective explicative, il ne suffit
pas de prendre acte du désir de l’analysant, il faut l’inscrire dans un réseau
de relations qui le rendra intelligible. Cependant, si l’objet réel de la
psychanalyse est ce qui permet à tel homme de découvrir le sens de son
comportement, il faudra au psychanalyste, pour plagier les formulations
concernant la sociologie, se donner les moyens de remonter au principe
même de ce qui fonde le désir de l’homme, saisi bien évidemment dans sa
particularité. La démarche est décisive. Qu’est-ce qui permet à l’homme de
se conférer cet autre type d’énergie propre qui l’amène à constamment
transformer son désir en jouant sur lui-même ? Comment est-il amené à
convoiter des « choses » et à les poser précisément comme désirables,
d’une manière par ailleurs toujours singulière ? Comment l’homme
produit-il de la morale ou de l’éthique68 ? À partir de quels processus, sans
qu’il en ait conscience, formalise-t-il son désir de manière spécifiquement
humaine ? La psychanalyse contemporaine vise précisément à se donner les
moyens de répondre à ces questions.

Si l’on se penche, enfin, du côté du langage et de la logique, le


même type de raisonnement vaudra et une démarche du même ordre sera
requise du chercheur. Il ne pourra se contenter de collecter des corpus
langagiers ou de décrire des opérations logiques, sachant que sa propre
capacité à parler et à rendre logique le monde sont en œuvre dans le temps
même où il prétend en rendre compte. Le linguiste, notamment, a d’abord

67. « Il n’y a qu’une seule résistance, lance ainsi Lacan en 1955, c’est la résistance de
l’analyste » (Le Séminaire, Livre II, op. cit., p. 267). Et encore, à ses élèves : « La
résistance du patient est toujours la vôtre, et quand une résistance réussit, c’est parce que
vous êtes dedans jusqu’au cou, parce que vous comprenez » (Le Séminaire, Livre III, op.
cit., p. 60).
68. Ces deux concepts ne sont pas à cet endroit distingués et ils peuvent donc être
considérés comme des synonymes.

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eu toutes les peines du monde à se départir d’une vision normative qui le
conduisait à n’accepter comme langage que le « bon » langage, celui qui
était jugé seul valable. Une telle démarche prescriptive allait totalement à
l’encontre d’une visée scientifique. Le linguiste a ensuite longtemps
soutenu que son objet était la langue c’est-à-dire l’usage social qui est fait
du langage à fin de communication (il continue souvent de le soutenir).
Depuis, l’étude du langage s’est profondément diversifiée et ce sont donc
des sciences du langage qui ont pris universitairement la relève de la
linguistique : des points de vue différents sur le langage cohabitent en fin
de compte aujourd’hui, rendant improbable une réflexion générale sur les
études qui lui sont consacrées et leurs méthodes. Il reste que le chercheur
dans un tel domaine, comme dans le champ de la logique, devra se méfier
des mots ou des catégories logiques qu’il utilise.
Il sera d’autant plus impossible au chercheur de mettre ici en
suspens son propre langage qu’il constitue, nous le savons, le moyen même
à travers lequel il théorise69. Il n’en devra pas moins demeurer vigilant. Il
saisira d’abord les faits qu’il se donne pour but d’expliquer en les
inscrivant, lui aussi, dans un réseau de relations qui les rendra à ses yeux
intelligibles. Ensuite et surtout, s’il s’agit pour lui de mettre à jour ce qui
permet à l’homme de conférer une valeur grammaticale à n’importe lequel
de ses messages, il faudra qu’il se donne les moyens de remonter au
principe même de ce qui fonde la grammaticalité de ses énoncés. Une telle
démarche se révèle là encore capitale. Qu’est-ce qui permet à l’homme de
se doter d’un dynamisme particulier qui le conduit à sans cesse remanier
son propos à travers de la reformulation ? Comment est-il amené à
formuler grammaticalement le monde qui l’entoure et à poser précisément
comme dicibles les objets qu’il vise à désigner, quels qu’ils soient et
quelles que soient les circonstances dans lesquelles il s’y confronte ?
Comment, en bref, l’homme élabore-t-il à travers le langage du sens
conceptuel ? À partir de quels processus, sans qu’ils émergent pour autant
à sa conscience, formalise-t-il son dire, de telle sorte qu’il soit le seul être
vivant sur terre à parler ?
En fin de compte, qu’il s’agisse du social, de la morale, du langage
ou encore de la technique dont nous n’avons pas ici parlé, il ne peut s’agir,
pour le chercheur s’inscrivant dans le champ des sciences humaines, de

69.« Son problème spécifique réside dans l’inéluctable circularité de son propos, qui
consiste à dire ce qu’est dire », résume René Jongen ( 1993, op. cit., p. 16)..

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désanthropomorphiser son approche, la circularité anthropologique étant au
contraire à assumer pleinement. En revanche, il serait possible de soutenir
qu’il lui faut constamment se « désillusionner » et, si l’on peut dire,
« déréaliser » son entreprise (lui ôter toute forme de réalisme) pour
prétendre à une réelle objectivation. Cela consiste d’abord à se méfier des
apparences, à son niveau comme dans n’importe quel domaine de
recherche scientifique : il faut absolument être en mesure de se dégager de
la simple description et s’interdire dès lors de tirer des lois générales à
partir de l’observable brut. Cela revient, ensuite, à abandonner l’idée d’une
quelconque transparence du sujet observé à son propre fonctionnement et,
d’une manière plus générale, d’une transparence à soi-même70. Enfin, cela
implique de se donner les moyens de remonter du phénomène à sa cause et
surtout, dans le domaine particulier des sciences humaines, de comprendre
à quel niveau de réalité elle se situe par rapport à lui.

70.Ce point suffit à rappeler les limites de toute introspection et, plus communément, de
toute démarche réflexive sur soi-même.

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