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UNE SCIENCE
DE L’HUMAIN
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LE GÉNÉRAL ET
L’UNIVERSEL
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1.L’histoire, écrit Michel Foucault, est « comme la mère de toutes les sciences humaines »
(1966, op. cit., p. 378). Et certaines mères, on le sait, se font abusives…
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10. La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, 1927, notamment p. 16.
11. Évelyne Pewzner, L’homme coupable, 1992, p. 40.
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2) La singularisation
12. Race et histoire (1961, op. cit., p. 23). « Car, poursuit immédiatement Lévi-Strauss, si
l’on traite les différents états où se trouvent les sociétés humaines, tant anciennes que
lointaines, comme des stades ou des étapes d’un développement unique qui, partant du
même point, doit les faire converger vers le même but, on voit bien que la diversité n’est
plus qu’apparente. L’humanité devient une et identique à elle-même ; seulement cette
unité et cette identité ne peuvent se réaliser que progressivement et la variété des cultures
illustre les moments d’un processus qui dissimule une réalité plus profonde ou en retarde
la manifestation » (id. p. 23-24).
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13. Ainsi de l’analyse produite par Ruth Benedict à propos de la culpabilité : seules les
civilisations occidentales connaîtraient un tel sentiment, les autres en demeurant à la honte
(cf. Quentel J.-C., Le Parent, 2001, p. 126).
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14. C’est donc aux travaux d’Alexandre Koyré (1940, 1957, 1966) qu’on doit la réflexion
la plus approfondie sur la modification profonde des cadres de la pensée de l’homme qui
s’est produite à cette époque. La mutation intellectuelle radicale à laquelle on assiste alors
est en fait corrélative d’une géométrisation de la nature, c’est-à-dire d’une
mathématisation de la science.
15. Le Séminaire, livre XI, 1973, p. 81. Le sujet cartésien devient la source même de
l’intelligibilité ; toutefois, Dieu continue paradoxalement à garantir la connaissance. Sur la
« géométrisation » de l’espace humain, « où se développe l’imagerie du moi », cf. aussi
Lacan, Écrits, op. cit., p. 122. « Le moi métapsychologique intériorise une simple
constellation spatiale », résumera François Dagognet (Une épistémologie de l’espace
concret, 1977, p. 168).
16. L’ouvrage d’Edmund Husserl, consacré à cette crise européenne, analyse de manière
très approfondie l’origine de cette opposition entre le subjectivisme et l’objectivisme (La
crise des sciences européeennes et la phénoménologie transcendantale, 1954).
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17. Il serait possible de soutenir, par exemple avec Marcel Mauss, que « ce sont les
chrétiens qui ont fait de la personne morale une entité métaphysique après en avoir senti la
force religieuse » (« Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de
moi », Sociologie en anthropologie, 1938, p. 357). Mauss expliquera toutefois que cette
notion, qu’il identifie à celle de « moi », subira « une autre transformation », de Descartes
jusqu’à Kant, pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui (id., p. 359). Par ailleurs, à la fin du
XVIIIè siècle et surtout au XIXè, on assistera à la revendication romantique de
l'individualité et à une autre forme d'affirmation du moi, corrélative d'une prise de
conscience de la singularité de l'existence. Cf. pour une vision d’ensemble, l’histoire du
sujet telle que la résume M. Gauchet (notamment La condition historique, 2003, ch. IX).
18. L’emploi du terme d’individu est évidemment bien antérieur. Il s’agit ici de le saisir
dans son rapport à l’individualisation biologique. « L’individu, rappelle Canguilhem, c’est
ce qui ne peut être divisé quant à la forme, alors même qu’on sent la possibilité de la
division quant à la matière » (La connaissance de la vie, op. cit., p. 62).
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3) Le registre du général
Dès lors qu’il n’existe pas d’universaux et que la notion ne fait que
traduire une sorte d’idéal jamais réalisé, il devient impossible de parler
d’une humanité une et indivisible, qui pourrait s’offrir sans difficulté
notable à la démarche de la science. Il est d’autant plus important d’insister
sur ce point que nombre de recherches contemporaines, souvent à la mode,
continuent d’affirmer l’inverse. La plus connue des tentatives en ce sens est
indéniablement celle de Noam Chomsky, dans le champ du langage. Cet
auteur cherche à rendre compte de la faculté de langage, propre à l’espèce
humaine ; il a développé un modèle consacré à l’exploration d’une
grammaire universelle. Il cherche donc à spécifier les invariants des
systèmes de règles observés dans les langues les plus diverses et essaie de
21. On songe ici notamment à Ferdinand de Saussure qui, s’exprimant avec une
terminologie empruntée à l’énergétique comme tous les auteurs de son époque, opposait
« l’esprit de clocher » (ou la force particulariste, dont l’action est « dissolvante ») à « la
force d’intercourse » (ou principe d’unification), ces deux forces devant précisément être
ramenées, dans son esprit, à un seul principe (Cours, op. cit., p. 281 et sv.).
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montrer que les différences que celles-ci révèlent ne sont dues qu’à
l’interaction de principes universels sous-jacents. On ne s’étonne plus, dès
lors, de voir Chomsky renouer avec une « linguistique cartésienne » qui
s’inscrivait, à son époque, dans la même démarche de recherches
d’universaux ; il affirme la filiation directe de son modèle avec celui de
Port-Royal.
Toutefois, on observera que les invariants que Chomsky cherche à
établir font la part belle à l’anglais, de la même façon que ceux que
voulaient promouvoir les théoriciens de Port-Royal conféraient au français
une place privilégiée. À chaque fois ces langues — dont, par ailleurs, la
domination sur l’échiquier mondial répond à une situation sociale ou
économique bien particulière qui les favorise — s’offrent étrangement
comme la matrice même de la grammaire universelle. Curieusement, le
« locuteur-auditeur » idéal que se donne Chomsky épouse les intérêts de la
langue anglaise en même temps qu’il paraît n’être socialement de nulle
part. Plus précisément, on soulignera chez cet auteur l’absence de
distinction dans la notion, essentielle à ses yeux, de « compétence
linguistique » entre, d’une part, la compétence générale de tout locuteur, à
savoir sa capacité de langage qui lui permet de structurer logiquement un
message, et sa compétence à parler telle langue, dans une situation
interlocutive et sociale précise22. Ceci n’échappera pas au sociologue Pierre
Bourdieu, qui conclura avec raison à l’effacement total, dans une telle
démarche, de la dimension sociologique23. Le fameux locuteur-auditeur ne
tient qu’à cette condition, purement artificielle : il demeure bien un idéal,
jamais réalisé. Cela n’arrête aucunement Chomsky, puisqu’il tentera
d’élaborer sur le même principe une théorie générale de la nature
humaine.24
Pourtant, en même temps, Chomsky n’a pas tort de chercher à
formuler des lois générales concernant des capacités humaines.
22. Le concept de grammaire, tel qu’il fonctionne chez Chomsky, prétend rendre compte à
la fois de « l’universalité » de la capacité de langage et de la « particularité » des langues
(celles-ci ne résultant, selon lui, que de la combinaison des règles générales formulées par
la grammaire universelle).
23. Bourdieu insistera sur le fait que la compétence de Chomsky rend capable de produire
en même temps des phrases grammaticalement ou logiquement construites et des phrases
susceptibles d’être reconnues comme recevables dans toutes les situations. Se trouve dès
lors sollicitée, dans ce dernier cas, une manière sociologiquement conditionnée de réaliser
une potentialité « naturelle » (« Le fétichisme de la langue », 1975, p. 14 ; Ce que parler
veut dire, 1982, p. 42).
24. Notamment dans ses ouvrages Le langage et la pensée (1968) et Réflexions sur le
langage (1975).
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25. Dans la logique de Port-Royal, notamment, tous les concepts que nous nous attachons
ici à dissocier sont donnés pour équivalents. Ainsi : « Les idées qui ne représentent qu’une
seule chose s’appellent singulières ou individuelles, & ce qu’elles représentent, des
individus ; & celles qui en représentent plusieurs s’appellent universelles, communes,
générales. » (Arnauld et Nicole, La logique ou l’art de penser, 1683, p. 86 — souligné par
les auteurs).
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générales. Ceci vaut quel que soit le phénomène humain qu’on s’attache à
expliquer.
Il n’est par exemple que des différences observables dans les
manières de construire, dans les matériaux employés, mais aussi dans les
usages affectés aux pièces d’habitation. L’histoire, les particularités
géographiques et les différences sociales obligent à saisir qu’il n’est aucun
universel dans le champ de l’architecture ou de l’urbanisme. Bien des
architectes ont pourtant procédé comme si cette réalité n’avait guère
d’importance ; ils ont construit dans des pays étrangers au leur comme s’ils
pouvaient transposer le même idéal d’universalité et n’ont pas plus tenu
compte des différences sociales auxquels leurs projets les confrontaient
pourtant. Il n’en demeure pas moins que, d’un autre point de vue, l’homme
a toujours montré qu’il était capable de bâtir et que son habitat était autre
chose qu’un terrier ou une niche. Ce faisant, il a mis en œuvre des
capacités techniques qui, pour se traduire en styles ou en réalisations
totalement différents, n’en sont pas moins générales : les procédures mises
en œuvre par les bâtisseurs de cathédrale ne sont pas celles des
constructeurs de gratte-ciels ; les uns et les autres ont toutefois en commun
d’élaborer techniquement leur production, à partir de processus dont il est
possible de montrer qu’ils demeurent identiques à eux-mêmes26.
Autrement dit, si, en aucun cas, l’humanité ne peut être saisie
comme une et indivisible (les universaux n’existant pas), il n’est pas
contradictoire d’affirmer que les capacités humaines, au niveau des
principes qu’elles supposent, demeurent, elles, toujours les mêmes (et sont
dès lors explicables à partir de lois générales). De ces capacités générales,
l’histoire, quelle que soit la forme qu’elle peut recouvrir, ne peut rendre
compte ; la contradiction qui opère entre la tendance à l’universel et la
tendance au singulier n’a sur elles aucune prise. Elle relève à vrai dire d’un
autre registre. Tous ceux qui ont refusé et refusent encore la possibilité de
principes humains qui ne varieraient pas l’ont fait au nom, souvent d’un
empirisme (tout devant être expliqué à partir de l’expérience27), mais
surtout d’une confusion de ces registres. Et tel est le cas, entre autres, du
26. Le même type d’argumentation est développé dans Le parent à propos de la question
de la culpabilité (Quentel, 2001, op. cit., notamment p. 127-128).
27. C’est par exemple le cas de J. Piaget dans le champ de la psychologie de l’enfant,
quoique, « constructiviste » déclaré, il prétende précisément échapper à l’empirisme
comme au préformisme.
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28. Dans le champ de la sociologie, une approche de cette nature tombe sous le coup de la
même critique : elle réduit en effet la totalité de l’humain à l’énumération des
configurations socio-historiques dans lesquelles il se manifeste nécessairement. Ce faisant,
elle laisse en suspens la question de la causalité des phénomènes dont elle produit
socialement la description.
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29. On fera déjà remarquer que le fait de produire un ouvrage de psychanalyse, surtout s’il
n’est pas consacré à la relation de cas (occurrence qui est, somme toute, assez rare)
suppose qu’on se place d’emblée sur le terrain théorique, donc explicatif… même pour
affirmer que la psychanalyse n’a rien à voir avec la science. Nous reviendrons par ailleurs
sur l’appel qui est fait dans un tel cas à la notion de science.
30. Cf. « Entre autres choses. Petits fragments d’épistémo-logie », 2003, p. 69 et sv.
31. Cf supra p. 151-152.
32. Tel est donc le cas du complexe d’Œdipe pour Freud.
33. En affirmant sa singularité ou sa différence, l’homme se soustrait des contraintes du
groupe dans lesquelles l’animal reste, quant à lui, pris. Par là, paradoxalement, il inaugure
son entrée dans le social.
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sens logique et non social (il ne s’agit donc pas de la confondre avec le
particularisme social)34.
Une telle différenciation entre le général et l’universel n’a aucun
sens dans le champ des sciences de la nature et on comprend que
l’indistinction des termes ne prête à aucune conséquence. Énoncer, à
propos de la loi de la gravitation par exemple, qu’il s’agit d’une « loi
générale » ou d’une « loi universelle » n’a aucune espèce d’importance35.
Elle vaut en effet, comme toutes les lois physiques, en dehors de toute
contingence historique ou sociale. Les sciences de la nature ont pour
objectif, nous le savons, de désanthropomorphiser leur objet, et donc, en
particulier, d’évacuer le registre du social et de l’histoire. Leur but est
d’analyser la nature pour elle-même, bien qu’on ne puisse éliminer le fait
que ce soit encore un homme qui l’étudie et qui tend donc à y projeter
constamment ses préoccupations, mais aussi tout simplement ses questions.
Cependant, si l’indistinction des termes est permise dans le champ des
sciences de la nature, il n’en va plus de même dans le champ des sciences
humaines où la dimension historique et sociale se révèle essentielle : ces
termes vont constituer des concepts différents. À vrai dire, une réflexion de
ce type a déjà été engagée, avant même l’émergence des sciences
humaines, dans le cadre de la philosophie. Un auteur comme Kant nous fait
valoir l’opposition à partir du moment, précisément, où il s’attaque à la
« raison pratique », qu’il distingue de la « raison pure ».
La raison pure soulève le problème de lois générales et de leur
constitution même : Kant vient se demander à quelles conditions elles sont
34. Prenons un exemple, pris à nouveau dans le champ de la psychanalyse, pour illustrer
ces oppositions : le rêve procède explicativement d’un processus de spécification. Mis en
rapport avec d’autres phénomènes comme le mot d’esprit, le lapsus, les actes manqués, les
oublis ou les symptômes névrotiques, il s’inscrit en effet dans l’ensemble des formations
de l’inconscient. Le rêve relève dès lors des lois générales qui régissent le fonctionnement
de cet inconscient et il n’en constitue plus qu’un cas particulier. Cela n’empêche pas de le
saisir, non plus à travers une seule relation causale mais en tant que matériel fourni par tel
rêveur, comme à chaque fois singulier et ne se résorbant jamais sous une quelconque
production universelle ou archétypique au sens de C.-G. Jung.
35. La biologie, en revanche, a eu, dès ses origines, à opérer la même distinction de
registre, mais à partir d’une opposition épistémologiquement différente. Elle a dû dissocier
clairement la « loi » du « genre » : la loi, de la même façon, est générale, alors que le genre
n’existe que dans son rapport à l’individu qui, en quelque sorte, le représente (cf.
Canguilhem, La connaissance de la vie, op. cit., p. 157). Or, cet individu, par la variabilité
qu’il donne à voir, peut sembler constituer une sorte d’irrationnel au regard d’une loi
confondue avec un genre qui n’est précisément jamais réalisé dans l’absolu. Dès lors que
la loi biologique n’est plus assimilée au genre biologique (qui n’est pas l’universel auquel
tend l’humain), l’individu ne constitue plus un obstacle à l’élaboration d’une biologie qui
se veut scientifique. Qui plus est, cette biologie se trouve alors en mesure d’expliquer la
possibilité même de l’individuation.
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36. Encore qu’il faille se méfier des problèmes de traduction de l’allemand au français.
37. Cf. par exemple le passage suivant, à propos de l’éthique : « Nous ne nous
demanderons pas, on s’en doute, s’il faut ni s’il suffit qu’une société sanctionne un droit à
la jouissance en permettant à tous de s’en réclamer, pour que dès lors sa maxime s’autorise
de l’impératif de la loi morale.
Nulle légalité positive ne peut décider si cette maxime peut prendre rang de règle
universelle, puisqu’aussi bien ce rang peut l’opposer éventuellement à toutes.
Ce n’est pas question qui se tranche à seulement l’imaginer, et l’extension à tous du droit
que la maxime invoque n’est pas ici l’affaire.
On n’y démontrerait au mieux qu’une possibilité du général, ce qui n’est pas l’universel,
lequel prend les choses comme elles se fondent et non comme elles s’arrangent. » (« Kant
avec Sade », 1962, in Écrits, op. cit., p. 769). En termes plus simples, le registre à partir
duquel une société légifère sur les us et coutumes du moment (les « arrangements ») n’a
rien à voir avec celui où s’ordonnent les capacités proprement humaines (en l’occurrence,
ici, celui où se « fonde » l’éthique).
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II
LA RÉALITÉ HUMAINE
38.Cf. par exemple l’analyse proposée par Pierre Kaufmann (Psychanalyse et théorie de la
culture, 1974, ch. IV, et V dans la réédition de 1985).
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39. Dilthey est notamment l’auteur d’une « Introduction aux sciences de l’esprit » (1883),
dans laquelle il se donnait comme objectif de transposer aux sciences historiques l’analyse
proposée par Kant des sciences de la nature (l’histoire étant, on le sait, la seule science
« humaine » possible à son époque). Il se posait notamment la question de l’objectivité de
ces sciences de l’esprit (Geisteswissenschaften).
40. « Ici, résume Gilles-Gaston Granger à propos de cette dernière attitude, l’on veut
comprendre, c’est-à-dire reproduire intuitivement un sentiment, une appréciation, une
émotion » (La Raison, 1955, p. 82). Dilthey proposait également la notion
d’ « interprétation » comme synonyme de celle de compréhension, ce qui, pour certains,
faisait du coup relever les sciences de l’esprit de l’herméneutique.
41. « Il semble bien que le désir de tout comprendre dévoie la connaissance dans la
direction du mythe et de la magie », indique par ailleurs Gilles-Gaston Granger (id., p. 83).
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43. Parmi les champs sociaux très divers dans lesquels la question se trouve aujourd’hui
posée, on soulignera malicieusement le suivant : la justice se trouve confrontée,
notamment aux U.S.A., au problème des souvenirs particuliers recouvrés par des patients
lors d’une psychothérapie, souvenirs qui les ont conduits à intenter des milliers de procès
pour abus sexuels. Or ces mêmes patients, déboutés de leur action, se retournent souvent
contre leurs psychothérapeutes et les assignent à leur tour en justice pour leur avoir
suggéré de « faux-souvenirs »… D’où un certain désarroi, non plus seulement des juges,
mais des psychothérapeutes eux-mêmes !
44. Introduction à la psychanalyse, 1op. cit., p. 347 (souligné par l’auteur).
45. Terminologiquement, Freud opère une distinction entre « Realität » (qui vaut dans le
premier cas) et « Wirklichkeit » (qu’il utilise dans le second).
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46. cf. « Il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est distinct avant l’apparition de la
langue » (Cours, p. 155 - voir encore p. 97).
47. Id., p. 116.
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48.Sous la plume de Durkheim, la morale doit être ici saisie comme le domaine des mœurs
dont traite précisément la sociologie.
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autre manière »49. Tout réside ici dans la dernière partie de la proposition :
en quoi ce dont traite la sociologie, et dont s’occupent plus largement les
sciences humaines, peut-il être appelé « chose » et qu’en est-il de cette
« autre manière » de traiter de telles choses ? La réponse s’ordonne, chez
Durkheim comme chez tous les fondateurs des sciences humaines, à
l’affirmation d’un ordre de réalité spécifique.
À tous ceux qui refusent la scientificité de la démarche entreprise
dans un domaine aussi particulier, Durkheim oppose avec force l’argument
d’une objectivation, non seulement possible mais nécessaire. Aussitôt, il
subit les attaques du camp opposé, celui des tenants d’une position
humaniste qui refuse toute approche scientifique de l’homme. Or, forts de
la distinction des registres du général et de l’universel, nous comprenons
qu’on parvienne à une forme de dépassement du vieil antagonisme entre la
science et les phénomènes proprement humains dont traitent précisément
les sciences humaines : « Ainsi disparaît l’antithèse que l’on a souvent
tenté d’établir entre la science et la morale, argument redoutable où les
mystiques de tous les temps ont voulu faire sombrer la raison humaine »,
écrit Durkheim50. Elles peuvent dorénavant aller de pair : « Ce qui
réconcilie la science et la morale, c’est la science de la morale », ajoute
Durkheim51. Encore faut-il que la science saisisse la morale, ou tout
phénomène humain, dans sa spécificité et qu’elle ne se montre pas de ce
point de vue réductrice. Encore faut-il également que les tenants de la
spécificité des phénomènes humains n’épousent pas, de leur côté, une
conception tout aussi réductrice de la science (en refusant, en raison même
de cette conception, toute approche scientifique de l’humain) !
Freud, quant à lui, affirmera d'abord sa foi dans le déterminisme de
la vie psychique52. Il ne cessera ensuite de demander qu’on accorde à la
psychanalyse un statut équivalent, dans le principe, à celui concédé aux
49. Préface à la seconde édition des Règles de la méthode sociologique (op. cit., p. XII).
50. 1930, préface de la première édition, p. XLI. À l’époque de Durkheim, les sciences
morales se résument à des approches spirituelles de l’homme qui s’opposent aux sciences
de la nature.
51. Id. Toutefois, Durkheim en tire aussitôt des enseignements politiques : la science doit
permettre d’améliorer la vie sociale.
52. « Vous remarquerez déjà que le psychanalyste se distingue par sa foi dans le
déterminisme de la vie psychique. Celle-ci n'a, à ses yeux, rien d'arbitraire ni de fortuit ; il
imagine une cause particulière là où, d'habitude, on n'a pas l'idée d'en supposer » (Cinq
leçons sur la psychanalyse, 1909, 43).
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53. « J’ai toujours éprouvé comme une injustice grossière le fait qu’on ne voulût pas traiter
la psychanalyse à l’instar de n’importe quelle autre science de la nature » (Sigmund Freud
présenté par lui-même, 1925, p. 98).
54. « Résistances à la psychanalyse », 1925b, p. 127. « Au cours de cette période de
matérialisme, ou mieux de mécanisme, la médecine a accompli des progrès fabuleux, mais
elle n'a pas laissé de témoigner de son étroitesse, en méconnaissant le plus important et le
plus difficile des problèmes de la vie », conclut Freud (id., p. 128)
55. « On ne peut lui faire [à la psychanalyse] le reproche d'avoir négligé le psychique dans
l'image du monde. Sa contribution à la science consiste précisément dans l'extension de la
recherche au domaine psychique. Sans une telle psychologie, la science serait, il est vrai,
très incomplète. » (Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933, p. 212-
213.)
56. Freud écarte cependant clairement toutes les prétentions illégitimes qui émaneraient de
sources non scientifiques, telles l’art, la philosophie et surtout la religion. Ainsi dans le
passage suivant : « La recherche considère tous les domaines de l'activité humaine comme
les siens propres et […] il lui faut devenir inexorablement critique lorsqu'une autre
puissance veut en confisquer une part pour elle-même. » (id., p. 214).
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57. Le savant et le politique, 1959, p. 70. Marcel Gauchet fera paraître en 1985 un ouvrage
qui reprend en titre cette formule : la « sortie de la religion » caractérise, à ses yeux, le
mouvement même de la modernité, bien au-delà de ce qui s’est joué pour la physique à la
Renaissance.
58. L’expression est de Georges Gusdorf (L’avènement des sciences humaines au siècle
des Lumières, op. cit., p. 21). « La conscience humaine devient le lieu propre d’une vérité
qui ne cède plus aux prestiges de la transcendance », explique-t-il (id.).
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59. « Si la psychologie prétend se présenter comme une science, elle doit adopter le style
de la révolution galiléenne, se soumettre au nombre et à la mesure ; elle doit devenir une
psychométrie », écrit Gusdorf à propos de ce qui s’est joué dès le XVIIIè siècle (id.,
p. 27).
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60. Cf. le bilan sévère qu'effectue le psychologue humaniste Jean Château ; il qualifie
notamment la psychologie expérimentale de psychologie des « lieux bas » (elle a des
« vues étriquées et infécondes », dit-il ; elle demeure dans des domaines « élémentaires »
et « tient encore trop à [la psychologie] du rat blanc » — Le malaise de la psychologie,
1972, p. 22, 6, 20 et 25).
61. La formation de l’esprit scientifique, op. cit., p. 213.
62. Si l’on considère par exemple les arguments mis en avant par Paul Fraisse dans l’avant-
propos de son Manuel pratique de psychologie expérimentale (intitulé du reste « Défense
de la méthode expérimentale en psychologie »), il n’en est guère avec lesquels, de ce point
de vue, nous ne pouvons être d’accord aujourd’hui encore (1956).
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65. Cf. Dan Sperber : la révolution cognitive « a été accomplie essentiellement par des
« déçus du béhaviorisme ». Elle aura consisté à réintroduire dans la psychologie l’étude
des phénomènes mentaux tout en s’imposant les contraintes d’un matérialisme pris au
sérieux », (« Les sciences cognitives, les sciences sociales et le matérialisme », in Andler,
Introduction aux sciences cognitives, 1992, p. 401).
66. Comment, par exemple, les processus dits « supérieurs » sont-ils conçus, par les moins
matérialistes parmi les cognitivistes, par rapport aux processus « inférieurs » ?
67. Cf. Andler, Introduction aux sciences cognitives, op. cit., p. 14 et 13.
68. Il est difficile, écrit Jacques Laisis, de méconnaître dans le cognitivisme « une sorte de
renaissance du physicalisme. Si vous acceptez d’appeler physique tout ce qui s’extrapole
d’une technologie quant aux propriétés de l’univers, vous ne pouvez pas manquer de
repérer, installé au cœur de la production cognitiviste, le fait qu’on en revient toujours à la
cybernétique, à l’informatique, à l’intelligence artificielle, bref, à ces nouvelles machines
que sont les ordinateurs » (« Quel « discours de la méthode » pour les sciences
humaines ? », 1995, p. 12).
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3) L’immanence causale
69. Reprenant l’argumentation d’Henry More, Ernst Cassirer soulignera le fait que
Descartes « n’a pas seulement distingué les deux substances, il les a séparées l’une de
l’autre, poussant si loin la distinction rationnelle qu’il a rendu toute connexion réelle
impossible entre elles, qu’il a établi de l’une à l’autre un abîme infranchissable » (La
philosophie des Lumières, 1932, p. 132).
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70.Gusdorf, L’avènement des sciences humaines au siècle des Lumières, op. cit., p. 27.
71.Entretemps, Kant, notamment, sera passé par là. Il rend caduques les efforts de Wolff
en décrétant l’impossibilité de rendre compte de manière quantitative du psychisme de
l’homme ; cependant, un de ses successeurs, Johann Friedrich Herbart, contestera ces
conclusions et offrira dès lors à la psychophysique, puis à la psychologie expérimentale, la
légitimité dont elles ont besoin. L’épisode inauguré par l’œuvre de Wolff est clos pour un
bon moment. L’influence de l’œuvre de Kant ne se réduit cependant pas, on le sait, à ces
quelques données historiques.
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72. L’avènement des sciences humaines au siècle des Lumières, 1973, op. cit., p. 37.
73. Id., p. 31.
74. Ernst Cassirer ira jusqu’à soutenir que c’est la philosophie des Lumières dans son
ensemble qui « proclame, pour la nature, comme pour la connaissance, le principe de
l’immanence » (op. cit., p. 90).
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75. Cassirer, encore, fera remarquer que le lien unissant théologie et physique n’était
toutefois pas définitivement tranché avant le XVIIIè siècle : il était relâché, mais pas
rompu, car on veillait toujours jalousement à l’autorité de l’Écriture (op. cit., p. 93). Il
appartiendra au XVIIIè siècle d’entériner, selon Cassirer, la rupture ; en fait, précisera-t-il,
il s’agira « de séparer conceptuellement ce qui avait été disjoint effectivement » (id., p.
105).
76. Cette fois, les choses sont en effet mûres : ainsi que nous l’avons vu, la spécificité de la
réalité biologique apparaît d’autant plus nettement qu’elle échappe à l’approfondissement
des lois des sciences de la matière.
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78. Toute philosophie de l’histoire fait appel à d’autres puissances déterminantes, écrit
Engels : « Elle ne les cherche pas dans l’histoire elle-même, elle les importe plutôt de
l’extérieur, de l’idéologie philosophique, dans l’histoire » (Ludwig Feuerbach et la fin de
la philosophie classique allemande, 1886, p. 69). Ainsi, chez Hegel, la causalité de
l'histoire est purement logique.
79. Les animaux, quant à eux, ne font pas leur histoire ; ils n’ont que celle que l’homme
leur confère.
80. Lettre à Annenkov du 28 décembre 1846 (1846, p. 1439).
81. « Acceptons donc que la société ne repose sur rien d’autre que sur l’action sociale, que
l’ordre social n’a aucun garant méta-social, religieux, politique ou économique et est tout
entier le produit de rapports sociaux » (Production de la société, op. cit., p. 8 - cf. encore
Pour la sociologie, p. 13-14).
82. 1968, p. 35. C’est « dans la nature de la société elle-même qu’il faut aller chercher
l’explication de la vie sociale », écrit par exemple Durkheim (Les régles…, p. 101).
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III
L’HOMME PLURIDIMENSIONNEL
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ait mis en œuvre ses capacités humaines, alors le rapport entre ces trois
autres de réalité s’inverse d’une certaine façon au profit du registre des
sciences humaines.
La première question est, en revanche, d’une autre nature : elle ne
pose plus le problème des relations extérieures de l’entité sciences
humaines, mais celui des relations internes aux sciences humaines elles-
mêmes. Comment les différentes sciences humaines coexistent-elles à
l’intérieur de ce champ dorénavant spécifié ? Comment se considèrent-
elles les unes les autres et, surtout, comment se définissent-elles
mutuellement ? Contribuent-elles, sur le mode d’une sorte de partenariat, à
élaborer le registre de la réalité humaine ou, à l’inverse se situent-elles
dans un rapport concurrentiel ? À travers chacune d’elles, en principe,
l’homme se trouve étudié différemment : sur quoi cette différence se
fonde-t-elle ?
1) Disciplines et indiscipline
89. Cf. Gusdorf, L’avénement des sciences humaines au siècle des Lumières, op. cit., p.
21.
90. La philosophie des Lumières, op. cit., p. 146.
91. Tout comme, de nos jours, dans le cas du cognitivisme. Cette identification de
l’ensemble du psychisme à la cognition est à souligner.
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94. Lagache, L’unité de la psychologie, op. cit., p. 6. Autre définition, nous l’avons vu, de
Lagache concernant la psychologie, aussi large que celle-là : elle est la science de la
conduite (id., p. 52).
95. Ce faisant, la psychologie réaffirmait sans état d’âme son appropriation du domaine
social. Dans sa critique, Pierre Bourdieu paraît de prime abord plus intransigeant que le
fondateur de la sociologie française : en fait, si Durkheim semblait accorder un certain
crédit à la « psychologie collective », science qui était à ses yeux « tout à fait dans
l’enfance » (Éducation et sociologie, 1922, p. 89), c’était pour mieux la fondre dans la
sociologie (cf. « La psychologie, c’est la sociologie toute entière ; pourquoi ne pas se
servir exclusivement de cette dernière expression ? », Sociologie et philosophie, 1924, p.
47. Dans cette même page, il est question de « l’idéologie des psycho-sociologues »).
96. Bourdieu, Chamboredon et Passeron, Le métier de sociologue, op.cit., p. 35.
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97. À l’inverse, cependant, le recours à ces moyens ne met pas d’emblée le chercheur hors
de la sociologie.
98. Cf. « Les faits sociaux ne diffèrent pas seulement en qualité des faits psychiques ; ils
ont un autre substrat, ils n’évoluent pas dans le même milieu, ils ne dépendent pas des
mêmes conditions » (Les règles…, préface de la seconde édition, p. XVII — souligné par
Durkheim) ou encore : « Alors que d’une manière générale les sociologues n’ont vu dans
les faits sociaux que des faits psychiques dérivés, c’est-à-dire agrandis et généralisés, nous
avons établi qu’entre les premiers et les seconds, il y a une ligne de démarcation analogue
à celle qui sépare le règne biologique du règne minéral » (« L’état actuel des études
sociologiques en France », 1895b, p. 101).
99. Les régles…, p. 106.
100. id., p. 109 (souligné par Durkheim).
101. « S’ils sont intelligibles tout entiers, […] il n’y a pas […] de motif pour chercher en
dehors d’eux les raisons qu’ils ont d’être » (id., préface à la première édition, p. IX).
102. Elle est très exactement de ne pas être la psychologie. Car une science « n’a de raison
d’être que si elle a pour matière un ordre de faits que n’étudient pas les autres sciences »
(Les règles…, p. 143).
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106. Georges Gusdorf rappelle par ailleurs que la séparation entre linguistique et philologie
est également une acquisition du XVIIIème siècle : une fois le langage désacralisé, les faits
de langue peuvent être étudiés en eux-mêmes (L’avènement des sciences humaines au
siècle des Lumières, p. 287).
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107. À moins qu’on ne cherche à expliquer cette caractéristique elle-même, ce qui est un
autre problème. Il s’agit alors de rendre raison de cette arbitrarité, « irrationnelle » au
regard d’une approche relevant des sciences de la nature.
108. Ainsi font donc toujours ceux qui ne cessent de s’élever contre le « discours de la
science ».
109. Sur cette problématique de l’arbitraire chez Saussure et les deux conceptualisations
qu’elle recouvre, cf. J.-Y. Urien, « De l’arbitraire saussurien à la dissociation des plans »
(1988).
110. L’argumentation de Ferdinand de Saussure est particulièrement intéressante : « En
effet, lui font dire les rédacteurs du Cours, tout le système de la langue repose sur le
principe irrationnel de l’arbitraire du signe [où l’on voit clairement, au passage, à quel
point, pour Saussure, l’arbitrarité est irrationnelle] qui, appliqué sans restriction, aboutirait
à la complication suprême ; mais l’esprit réussit [malgré tout et par ailleurs, ajouterions-
nous] à introduire un principe d’ordre et de régularité dans certaines parties de la masse
des signes, et c’est là le rôle du relativement motivé » (Cours…, p. 182).
111. Id., p. 112. « Son caractère social, considéré en lui-même, ne s’oppose pas
précisément à ce point de vue », ajoute aussitôt Saussure.
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être rapporté à des lois qui — c’est cela qui nous intéresse ici — ne sont
pas celles du social, ni celles que la psychologie dégage dans son domaine
propre. Pourtant Saussure définit par ailleurs la langue comme une
« institution sociale » et le signe comme une « entité psychique » : les
frontières de sa discipline gardent par conséquent encore un certain flou.112
De son côté, la psychanalyse a toujours cherché, contrairement à la
psychologie, à spécifier son objet, en l’occurrence la dimension de
l’inconscient. Elle s’inscrit du reste, dès son origine, en rupture avec la
psychologie régnante, tout en se présentant comme une nouvelle
psychologie puisqu’elle se fait « psycho-analyse ». Il est vrai qu’elle
contribuera à renouveler les études psychologiques, mais elle aura aussi
constamment à se méfier de l’assimilation que la psychologie opère de ses
découvertes. Le rapport qu’elle entretient par ailleurs, depuis Freud, avec
la sociologie, l’ethnologie et la linguistique n’est pas non plus aussi
simple qu’il n’y paraît : elle leur emprunte, tout en affirmant sa
spécificité, mais elle tend aussi fréquemment à absorber les domaines
d’étude que recouvrent ces disciplines, allant jusqu’à les en désapproprier.
Nous allons y revenir ; provisoirement, nous pouvons conclure que le
champ de compétence des sciences humaines se trouve traversé par des
conflits disciplinaires importants : les frontières sont incertaines et les
rapports plus tendus qu’il n’y paraît. Chaque discipline se définit bien
dans l’indiscipline vis-à-vis de ses consœurs. Sans doute est-ce là un
défaut de jeunesse, mais il faut aller plus loin dans l’analyse pour
comprendre ce qui fonde ces rapports conflictuels.
112.Cours…, op. cit., p. 107 et 99. De telle sorte que sa disparition et la naissance sur ses
cendres de « sciences du langage », au pluriel, étaient en un certain sens prévisibles. Est-ce
cependant là la meilleure manière d’honorer l’héritage de Saussure ?
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âge d’or des sciences humaines ; d’une certaine façon, les sciences
cognitives ont connu récemment une période analogue. En même temps,
pourtant, ce dialogue n’en a pas vraiment été un : pour qu’un échange
véritable s’instaure, encore faut-il qu’il y ait des protagonistes prêts à
modifier leurs propres points de vue, mais d’abord et avant tout capables
d’accorder à l’autre une position dont il lui faut tenir compte. Or tel n’a
pas été véritablement le cas : tout s’est passé comme si chaque discipline
ne pouvait pas ne pas prendre note de la réalité de sa voisine dont elle
enregistrait les avancées, mais comme si, en même temps, elle lui déniait
l’existence même. Jamais donc les disciplines constituant les sciences
humaines n’ont connu autant de relations qu’à cette époque113, mais
jamais non plus ce qui fonde leurs rapports n’a été aussi nettement mis en
évidence.
L’homme d’ouverture qu’était à l’époque le chercheur ou la
personne avertie dans le champ des sciences humaines114 se sentait en fait
envahi d’un étrange sentiment : d’une part, il participait d’une certaine
effervescence des esprits, avec des débats qui se déroulaient à peu près
dans toutes les directions ; d’autre part, il se vivait d’autant plus déchiré
entre des positions auxquelles il pouvait plus ou moins adhérer qu’il ne lui
était pas permis d’assumer l’ensemble de ses choix théoriques. Il faut
d’abord avoir en tête que cette époque est celle qui a connu pêle-mêle la
publication des Écrits de Lacan (1966), celle de Les mots et les choses de
Foucault (1966), la diffusion importante des travaux de Claude Lévi-
Strauss, les recherches de Louis Althusser et de son équipe (Pour Marx
paraît en 1965, Lire le Capital en 1968), celle encore des sociologues de
l’éducation et les premiers travaux marquants de Pierre Bourdieu et de ses
collègues (Les héritiers sont publiés en 1964, Le métier de sociologue en
1968 et La reproduction en 1970) ; bien d’autres ouvrages encore seraient
113. è
À vrai dire, les premières décennies du XX siècle ont connu une période remarquable
de confrontation et d’enrichissement mutuels, dont témoigne par exemple une revue
comme le Journal de psychologie.
114. Les éditeurs témoignent très fortement de cette sorte d’âge d’or des sciences humaines
et de la variété des ouvrages publiés : ils contribuaient, certes, à créer la demande, mais
celle-ci était très importante. De telle sorte que la chute des ventes dans ce domaine s’est
révélée quelques années plus tard extrêmement brutale, alors que, paradoxalement, le
public potentiel de ce type d’ouvrages ne cessait de croître au sein des universités… cf. M.
Gauchet, « Le niveau monte, le livre baisse » (1996, in La démocratie contre elle-même,
2002, p. 171-175).
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115. Par exemple le traité sur Les sciences humaines et la pensée occidentale de Georges
Gusdorf, dont le premier tome paraît en 1966. Cet ouvrage n’aura toutefois pas, nous
l’avons souligné, l’audience qu’il méritait.
116. Entre autres exemples, le linguiste Roman Jakobson assiste à certains séminaires de
Jacques Lacan qui emprunte lui-même à ses travaux et à la linguistique en général ; Louis
Althusser fréquente les milieux psychanalytiques et s’inspire de la démarche de Lacan ;
ses élèves suivent les séminaires de Lacan, lesquels ont lieu à partir de 1964 à l’École
Normale Supérieure de la rue d’Ulm, fief d’Althusser, etc.
117. Il fait en quelque sorte, au sens étymologique, l’expérience de la schizo-phrénie d’un
point de vue théorique !
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120. Cf. par exemple l’ouvrage d’Antoine Vergote qui commence ainsi : « Freud ne cesse
d’affirmer la nécessité pour l’homme de sublimer une part importante des pulsions
libidinales ; mais tout le long de son œuvre, il essaie en vain d’élaborer l’articulation
conceptuelle de ce qu’il désigne par le mot de sublimation » (La psychanalyse à l’épreuve
de la sublimation, 1997, p. 7).
121. Engels écrira ainsi que la loi d’après laquelle toutes les luttes historiques ne sont
jamais que l’expression des luttes des classes sociales « a pour l’histoire la même
importance que la loi de la transformation de l’énergie pour les sciences naturelles »
(Marx, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, 1885, Préface à la 3è édition allemande,
p. 14).
122. Les préfixes « sub » et « super » renvoient en fait tous deux à l’idée d’un déplacement
vers le haut. On soulignera qu’à l’instar des commentateurs de Freud et de sa notion de
sublimation, Louis Althusser mettra l’accent sur la « lacune théorique » concernant « la
nature du rapport existant entre la base d’une part et la superstructure d’autre part. »
« Tout ce que Marx en dit, poursuit-il, est que la superstructure s’élève (sich erhebt) sur la
base… Nous voilà bien avancés » (« Marx dans ses limites » , in Écrits philosophiques et
politiques, 1994, p. 416, souligné par l’auteur).
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123. « Dans la production sociale de leur existence, explique Marx, les hommes entrent en
des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production
qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives
matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique
de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique
et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de
production de la vie matérielle conditionne le processus de la vie sociale, politique et
intellectuelle en général » (Préface à la « Critique de l’économie politique » , in
Contribution à la critique de l’économie politique, op. cit., p. 4). Cf. encore Engels : « La
structure économique de la société constitue chaque fois la base réelle qui permet, en
dernière analyse, d’expliquer toute la superstructure des institutions juridiques et
politiques, aussi bien que les idées religieuses, philosophiques et autres de chaque période
historique » (Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1880, p. 87).
124. Quoi que dise Althusser : selon lui, Marx n’inclut pas dans la superstructure la
science, pas plus que la langue (Lire le Capital, I, 1968, p. 169).
125. Cf. l’ouvrage de Jean-Michel Le Bot, Aux fondements du « lien social », 2002.
126. Il l’a montré dans ses propres travaux, mais également à travers ceux de son école,
publiés notamment dans la revue qu’il dirigeait, Les Actes de la Recherche en Sciences
Sociales.
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127. Cours…, p. 33 (souligné par Saussure). Il est hautement significatif qu’il ait fait
dépendre une telle science d’une « psychologie sociale » (la langue étant à ses yeux une
institution sociale parmi d’autres), et par conséquent, comme il le dit lui-même, de la
psychologie (on saisit encore une fois l’importance accordée à cette discipline en tant
qu’elle subsume l’humain — cf. ci-dessus)
128. Cf. « Il faut donc peut-être renverser la formulation de Saussure et affirmer que c’est
la sémiologie qui est une partie de la linguistique » (Système de la mode, 1967, Avant-
propos, p. 9).
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alimentaire. Avec lui, c’est en fin de compte de toute réalité culturelle que
la sémiologie s’empare et, pour ce faire, Barthes utilise un concept
particulier qui aura analogiquement le même statut que ceux de
sublimation ou de superstructure : la connotation, en tant qu’elle s’oppose
à la dénotation129, permet à la sémiologie d’avoir une emprise décisive sur
tout phénomène humain dans la mesure où elle lui permet de le faire
entrer dans le domaine de la « signification ». En d’autres termes, grâce à
ce concept, tout phénomène humain, et en définitive tout processus
humain devient du signe130.
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en avant sa voisine, il lui faut admettre que cette voisine a un mot à dire de
la réalité dont elle pourrait s’imaginer avoir l’apanage. Le sociologue et le
psychanalyste ont ainsi quelque chose à dire d’un langage qui paraît de
prime abord être l’objet de la seule linguistique ; de même du sociologue et
du linguiste à propos de ce dont traite le psychanalyste, à travers la loi par
exemple.
Il est en fait possible de produire un schéma cohérent de
l’articulation des diverses approches relevant des sciences humaines,
schéma qui ne sacrifie ni à l’unidimensionnalité, ni à la
pluridimensionnalité sous son versant pluridisciplinaire (de juxtaposition)
ou interdisciplinaire (de synthèse). Il faut pour cela introduire une
différence entre un déterminisme spécifique et un déterminisme incident.
Une explication spécifique, quel que soit le domaine auquel elle s’applique,
a pour caractéristique de rendre compte de ce qui particularise la réalité à
laquelle elle s’attaque. Elle fait état, à son niveau, d’un principe
d’immanence causale : ce dont elle traite, sous l’aspect que son point de
vue définit, ne saurait être expliqué par un autre déterminisme que celui
qu’elle fait valoir. Le sociologue peut ainsi dénier à quiconque, à la suite
de Durkheim, non seulement le droit, mais la compétence à traiter du social
dans ce qui le fonde en tant que tel. De même, le psychanalyste contestera à
tout chercheur s’inscrivant dans le cadre d’une autre discipline la capacité à
rendre compte de ce qui installe véritablement l’homme dans un rapport à
la satisfaction qu’il est le seul à connaître parmi les espèces vivantes. De
même encore, l’analyste du langage récusera toute prétention d’une autre
discipline à expliquer le langage dans ce qui le caractérise comme langage.
À chaque fois, il s’agira de faire remarquer qu’une définition tout à
la fois homogène, interne et cohérente du phénomène dont on traite est
possible et que nulle autre approche ne satisfait à ces exigences
méthodologiques. Jamais un psychologue ou un linguiste ne sera ainsi en
mesure d’expliquer ce qui fait que l’homme est capable de créer du lien
social dans ce qui fait la caractéristique même du lien social. Et de même
pour les autres disciplines lorsqu’elles dévoilent leur objet spécifique. En
revanche, la compétence de chacune de ces disciplines ne se superpose pas
au champ concret duquel elle extrait son objet. Ceci permet au sociologue
de produire des analyses pertinentes du langage ou du désir et de l’éthique
saisis dans l’acception la plus large, au psychanalyste de faire de même à
propos du langage et du social, enfin à l’analyste du langage — celui qu’on
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136. Cf. le livre de Bourdieu, Ce que parler veut dire, op. cit.
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