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II° partie

UNE SCIENCE

DE L’HUMAIN

L’humain comme objet de


science
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LE GÉNÉRAL ET

L’UNIVERSEL

Il n’y a de science que du général. D’une certaine manière, l’homme


en a conscience depuis qu’il cherche à savoir, c’est-à-dire depuis qu’il est
homme. Les grecs soutenaient explicitement une telle proposition,
notamment sous la plume d’Aristote, bien avant, par conséquent, qu’on
n’entende le terme de science dans l’acception qui est aujourd’hui la nôtre
depuis la Renaissance. Sur ce point, en l’occurrence, rien n’a changé ; en
revanche, depuis la Renaissance, on ne saurait en rester à la simple
spéculation et il s’agit de se doter d’un point de résistance à travers
l’expérimentation. Aristote précisait toutefois que non seulement la science
porte sur le général, mais qu’elle procède par nécessité. En d’autres termes,
elle met en évidence des lois qui réfutent le hasard et permettent de
remonter à la cause du phénomène. La relation est nécessaire en ce sens
que le phénomène en question ne peut être autrement qu’il n’est, étant
donné ce qui en rend compte. Ces lois comme cette cause ne peuvent être
que générales : elles valent pour des phénomènes distincts, tous ensemble
rapportables au même déterminisme. Or, si les sciences humaines se
veulent des sciences, et si la science en son principe, ainsi que nous l’avons
rappelé, n’est pas réductible à telle science historiquement définie (c’est-à-
dire à tel mode disciplinaire de connaissance se dotant d’un objet précis),
alors la proposition en question vaut pour elles également : les sciences

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humaines visent nécessairement une généralité au même titre que les


sciences de la nature.
Certes, les sciences humaines prétendent mettre en évidence des lois
qui valent spécifiquement pour l’homme. Ses fondateurs y tendent, quel
que soit le domaine d’étude qu’ils se donnent ; qu’il s’agisse de Marx et de
Durkheim pour la sociologie, de Freud pour la psychanalyse ou encore de
Saussure pour la linguistique, ils affirment même y être déjà parvenus.
Leur entreprise d’hommes de science n’a pas d’autre but. Cependant,
beaucoup s’interrogeront ici sur la légitimité — encore une fois — d’une
telle prétention. Comment est-il possible de viser une généralité à propos
du fonctionnement de l’homme, alors qu’il suffit de se confronter à des
situations sociales différentes (sans même chercher le dépaysement
complet, à travers l’exotisme) pour constater à quel point les usages dont il
fait preuve sont particuliers, à quelque niveau qu’on les observe ? Et sur ce
point, paradoxalement, ces sceptiques seront rejoints par nombre de
professionnels, et même de chercheurs, s’inscrivant dans le champ des
sciences humaines. Ces derniers, notamment, s’installeront fréquemment
dans des formes de contradiction tout à fait étonnantes : en même temps
qu’ils théorisent à propos de l’homme et de son fonctionnement, ils
dénoncent toute visée généralisante qui, à leurs yeux, ferait disparaître
l’originalité même de l’objet qu’ils se donnent. Ils tendent en quelque sorte
à limiter le plus possible la portée de leur explication, tout en espérant
qu’elle puisse valoir, d’une manière ou d’une autre, au-delà de la réalité
phénoménale qu’ils s’attachent à définir.
Il est vrai qu’il impossible de s’intéresser aux productions
humaines, quelles qu’elles soient, sans aussitôt relever leurs infinies
variétés. De telle sorte que l’énoncé d’une loi générale paraîtra devoir
s’assortir de tant d’exceptions que celles-ci ne confirmeront pas la règle, à
l’inverse de ce qu’indique le proverbe (issu d’un vieil adage juridique),
mais deviendront véritablement la règle… Une règle qui, en l’occurrence,
conduirait le chercheur à prescrire la prudence et à interdire l’application
générale de lois, en raison de la constante particularisation des usages.
Pourtant, il n’est encore une fois de science que du général… La situation
paraît véritablement inextricable ! On sait toutefois qu’il n’est jamais pour
l’homme de solution impossible, mais seulement des questions mal posées.
Les sciences humaines vont requérir en définitive du chercheur qu’il affine

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ses concepts en fonction des problèmes nouveaux et spécifiques auxquels il


se confronte.

1) L’arbitrarité et l’absence d’universaux

Nous avons déjà eu l’occasion d’insister sur l’importance de la


relativité dans le champ des sciences humaines et notamment sur la
relativité des usages. Il est impossible de tenter d’expliquer un fait humain,
quel qu’il soit, sans aussitôt se trouver confronté à une extrême diversité
des us et des coutumes : celle-ci semble, de prime abord, interdire toute
démarche généralisante. Une telle réalité n’a pas échappé, après les
philosophes, aux fondateurs des sciences humaines. Et ce n’est pas pour
rien que la première des sciences humaines a été l’histoire : à l’observation,
l’homme se révèle d’abord sous l’angle de l’histoire ; la dimension
historique apparaît à ce point prégnante que l’homme paraît s’y réduire. Le
XIXè siècle a été ainsi profondément marqué par cette idée qu’il n’y a
d’approche possible de l’homme qu’à travers l’histoire ; toutes les
disciplines qui forment le corps des sciences humaines ont eu par la suite à
se déprendre de cette forme d’impérialisme de l’histoire1. Il n’est pas
certain, du reste, qu’on en soit véritablement sorti à l’aube du XXIè siècle.
Somme toute, la réduction, très fréquente de nos jours (aussi bien dans les
médias que chez nombre de chercheurs), des sciences humaines aux
sciences sociales témoigne encore de l’importance accordée à l’inscription
historique de l’homme : les secondes paraissent, sinon toujours résumer, du
moins englober nécessairement les premières, dès lors qu’il n’est pas
possible de tenter de rendre compte du fonctionnement de l’homme, à
quelque niveau que ce soit, sans immédiatement se heurter aux effets de
son assignation sociale.
Du fait de cette relativité sociale et historique, les comportements
humains paraissaient d’emblée échapper à ce type de nécessité et à cette
prévisibilité que visent les sciences de la nature. Dès que l’on essayait de
transposer à l’étude de l’homme les critères qui valent aujourd’hui encore
pour les sciences de la nature, on se heurtait de ce point de vue au fait

1.L’histoire, écrit Michel Foucault, est « comme la mère de toutes les sciences humaines »
(1966, op. cit., p. 378). Et certaines mères, on le sait, se font abusives…

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qu’ils lui étaient totalement inapplicables2 : la diversité des usages observés


paraissait bien plus relever du hasard que d’une quelconque nécessité et le
constant étonnement — voire la surprise — ressenti par l’ensemble des
observateurs allait à l’encontre de toute forme de prévisibilité. Aussi bien,
les phénomènes humains pouvaient-ils paraître totalement insaisissables à
l’aune des repères installés jusque-là par la scientificité. Ils étaient
totalement « arbitraires », non pas au sens où ils auraient relevé du caprice,
voire de l’autoritarisme, d’on ne sait quel maître invisible de l’univers,
mais au sens où ils étaient marqués du sceau de l’incertitude. Relevant de
l’aléatoire (et non plus d’un quelconque transcendant), ils semblaient
précisément indéterminés. Ferdinand de Saussure, notamment, caractérise
de cette façon les phénomènes langagiers : le signe linguistique, enseigne-t-
il, est arbitraire. C’est en fait le « lien unissant le signifiant au signifié » qui
apparaît ainsi à Saussure : l’idée de « sœur », argumente-t-il, « n’est liée
par aucun rapport intérieur » avec la suite de sons qui, en français, « lui sert
de signifiant »3. Il n’y a dans ce fait rien de « naturel », soutiendra-t-il.
Dans « arbitraire », précise Saussure, il faut entendre « immotivé » :
le signifiant n’a avec le signifié « aucune attache naturelle dans la réalité ».
« Arbitraire » et « immotivé » s’opposent en fait, dans l’esprit de Saussure,
à « déterminé ». En d’autres termes, dans les faits de langue ainsi
appréhendés, il n’y a la trace d’aucun déterminisme, du type de ceux que
les sciences de la nature visent à faire ressortir. Pour autant, souligne
Saussure, il ne faut pas s’imaginer que le signifiant dépend du libre choix
du sujet parlant. Il fait remarquer que le lien entre le « signifiant » et le
« signifié » repose sur une habitude collective, c’est-à-dire sur la
convention. C’est par conséquent le social qui garantit le rapport, et ceci
explique, selon Saussure, que la langue soit à l’abri des tentatives visant à
la modifier (mais aussi, paradoxalement, qu’elle s’altère dans le temps4).
Elle est une institution pure, dira-t-il5. Par conséquent, bien que voulant
rompre avec la linguistique historique jusque-là prégnante dans sa

2 . Sauf lorsqu’on tentait de rapporter aveuglement à l’homme les méthodes de la


physique. Ainsi, la psychologie expérimentale ne s’est jamais arrêtée à ce genre de
considérations.
3 . Cours de linguistique générale, op. cit., p. 100.
4 . Car « l’arbitraire de ses signes entraîne théoriquement la liberté d’établir n’importe quel
rapport entre la matière phonique et les idées » : il en résulte que chacun des termes du
rapport garde sa « vie propre » et que la langue évolue (id., p. 110).
5 . id. (Saussure s’appuie à cet endroit sur Withney).

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discipline, Ferdinand de Saussure saisit d’abord le problème du langage6


par le biais de l’arbitrarité, c’est-à-dire de la contingence sociale. Or, même
si Saussure tient à distinguer le social de ce qui relève de l’approche
historique, l’arbitrarité renvoie à l’historicité de la langue : si le signe est
arbitraire, c’est parce que, par exemple, énonce Saussure, « le signifié
‘bœuf’ a pour signifiant b-ö-f d’un côté de la frontière, et o-k-s (Ochs) de
l’autre »7. C’est toujours là affaire d’histoire.

Pourtant, Saussure ne s’en tiendra pas à cette approche de la langue.


Si tel avait été le cas, il ne compterait pas au nombre des fondateurs des
sciences humaines ! Nous reviendrons ultérieurement sur la démarche qui
lui a permis de dépasser cette première analyse. Certains, en revanche, ne
feront que constater cette arbitrarité des phénomènes humains ; ils s’y
arrêteront et ne parviendront pas à aller au-delà d’une telle observation. Ils
prétendront même que cette arbitrarité, ou cette relativité sociale, constitue
la seule caractéristique de l’humain, à l’instar des auteurs du XIXè. Un
mouvement a été particulièrement représentatif de cette tendance ; il s’agit
de ce qu’on a appelé le « culturalisme ». Trois ethnologues de renom, Ruth
Benedict, Margaret Mead et Ralph Linton, et un psychanalyste, Abram
Kardiner, ont constitué les têtes de file de cette orientation née aux U.S.A.
vers les années 1930-1940, désignée également par l’expression « culture
et personnalité ». Ces chercheurs n’ont cessé d’insister, chacun à sa façon,
sur la relativité des formes « culturelles » — c’est-à-dire sociales
précisément — de tout phénomène humain et de souligner, par conséquent,
les particularismes auxquels ils se trouvaient constamment confrontés.
Mettant ainsi au premier plan de son analyse la contingence des faits
humains, le culturalisme semble récuser tout processus général chez
l’homme et c’est ce point qui nous importe le plus ici8.
Parmi les travaux des culturalistes, ce sont sans nul doute ceux de
Margaret Mead qui ont connu le plus grand retentissement. Ils concernent

6 . Plus exactement de la langue, puisqu’il fait éclater le langage en « langue » et


« parole ». Nous reviendrons sur ce point ultérieurement.
7 . id., p. 100.
8. « L’argument de la pluralité et de la spécificité des cultures n’implique-t-il pas, en effet,
l’impossibilité de traduire un système de croyances propre à une société dans les concepts
qui sont prévalents dans un autre groupe. L’absence d’universaux, en matière culturelle,
interdirait ainsi la constitution d’une science de l’homme rigoureuse et laisserait place à la
multiplicité redondante des descriptions empiriques », explique Marc Abelès
(« Culturalisme », Encyclopaedia Universalis, 1995, p. 946).

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notamment l’éducation — ou les processus de socialisation — et reposent


sur les observations effectuées par l’auteur dans diverses ethnies
océaniennes, aux îles Samoa, archipel de Polynésie, chez les Manus des
îles de l’Amirauté, enfin chez les Arapesh, les Mundugumor et les
Chambuli, de la Nouvelle-Guinée. Ce qui ressort de ces travaux, c’est
d’abord la différence énorme entre les usages de ces sociétés et les nôtres,
mais aussi la disparité importante entre chacune d’elles, pourtant parfois
géographiquement très proches. La comparaison ne paraît à l’auteur
autoriser aucune forme de généralisation. Pour autant, ce type de recherche
constitue un apport incontestable, en ce sens qu’il fait clairement ressortir
qu’il n’existe pas d’universaux. Ainsi, le statut de l’enfant apparaît dans sa
totale relativité, comme le produit d’une construction sociale, alors que les
psychogénéticiens — voire les cognitivistes aujourd’hui — continuent à
théoriser à propos de l’enfant comme s’il était le même partout et
connaissait un développement identique, biologiquement fondé. Dans deux
autres domaines encore, les travaux de Margaret Mead ont énormément
apporté, en ce qui concerne la critique des universaux : il s’agit de
l’adolescence et des rapports entre les sexes, deux questions qui constituent
de nos jours, dans nos communautés occidentales, des enjeux importants,
sans cesse rediscutés.
En ce qui concerne l’adolescence, les observations de Margaret
Mead ont permis de faire ressortir, à l’encontre de ce que s’imaginaient les
psychologues, qu’elle n’était absolument pas une étape naturelle de la vie,
par laquelle devait nécessairement passer tout homme, puisqu’on n’en
trouvait nulle trace dans bon nombre de sociétés. Quant à la question de la
différenciation des sexes, il en était de même : celle que nous connaissons
dans nos sociétés occidentales ne se retrouve pas partout, tant s’en faut, de
telle sorte que les traits du caractère que nous qualifions de masculins ou
de féminins ne sont ni universels, ni naturellement déterminés. La
personnalité résulterait d’un système de rôles imposé par le modèle culturel
en vigueur dans une société donnée. Ultérieurement, les mouvements
féministes pourront se fonder sur de telles analyses pour contester l’ordre
établi et faire remarquer que l’anatomie se fait nécessairement politique9.
En fin de compte, le culturalisme constitue une critique décisive de
l’ethnocentrisme ; il se veut également, pour les mêmes raisons,

9.L’anatomie politique, tel est le livre d’un ouvrage convainquant de Nicole-Claude


Mathieu (sous-titré « Catégorisations et idéologies du sexe » — 1991).

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résolument anti-évolutionniste. À ce titre, il constitue un mouvement


incontournable dans l’histoire des sciences humaines : il démontre, on ne
peut plus clairement, l’inanité d’une approche de l’homme en termes
d’universaux. Toutefois, par la même occasion, le culturalisme en vient,
par conséquent, à dénier toute possibilité d’un propos généralisant dans le
champ de l’ethnologie et, plus largement, des sciences humaines.

L’approche culturaliste se révèle exemplaire d’une démarche


toujours actuelle, qui fait obstacle au développement des sciences
humaines et va même jusqu’à ruiner leur prétention à l’existence. La
psychanalyse est ainsi régulièrement l’objet de critiques, qui n’émanent pas
nécessairement, comme on pourrait le croire, de personnes qui lui seraient
viscéralement opposées. Déjà, Malinovski avait fait remarqué que le
fameux complexe d’Œdipe ne s’observait pas sous la forme occidentale
dans nombre de sociétés, et notamment au nord-ouest de la Mélanésie,
dans les îles Tobriand : il n’était donc pas universel10. Cette affirmation
avait déclenché une vive polémique, devenue célèbre, avec Géza Róheim,
ethnologue fortement marqué par la psychanalyse et Ernest Jones, le
biographe de Freud. Depuis, nombre de chercheurs ont emboîté le pas à
Malinovski : les différentes notions que Freud a fait émerger ne seraient
pas plus universelles que le complexe d’Œdipe ; elles ne témoigneraient
finalement que du fait que Freud était européen, voire simplement
viennois… Du coup, c’est la prétention même de la psychanalyse à se
poser comme science du psychisme (comme « psycho-analyse ») qui est
visée et, croit-on, annihilée : la « diversité des civilisations » et
« l’originalité de chaque culture » vient s’opposer radicalement, soutient-
on, au « postulat implicite de la psychanalyse » : « l’unité et l’identité de
l’esprit humain en tous temps et sous toutes les latitudes »11.
Dès lors, ou bien les sciences humaines se donnent les moyens de
dépasser ce genre d’arguments, ou bien elles ne pourront jamais se
prévaloir que d’approches particulières du fonctionnement de l’homme et
ne sauront prétendre à une réelle visée scientifique. Comment serait-il
possible, encore une fois, de traiter de l’homme en général si l’on ne peut
faire état, chez lui, que de particularismes ? En même temps, et au-delà du
seul culturalisme, les approches de l’homme mettant en avant les notions

10. La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, 1927, notamment p. 16.
11. Évelyne Pewzner, L’homme coupable, 1992, p. 40.

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d’arbitrarité et de relativité sociale ne peuvent être contestées ; elles


obligent les sciences humaines à renoncer à poser quelque universel que ce
soit. Doivent-elles pour autant renoncer à tout propos généralisant ? La
seule solution envisageable résiderait dans la désintrication de deux
questions qui paraissent ici liées et irrémédiablement imbriquées aux yeux
de la plupart des chercheurs : d’une part, celle des universaux (sachant que
la conclusion à laquelle on parvient ici est celle de leur absence chez
l’homme) ; d’autre part, celle d’une généralisation de principes humains
(sachant que de l’absence d’universaux paraît précisément découler
l’impossibilité d’en faire ressortir). Tel est finalement le défi qu’ont dès
lors à relever les sciences humaines.

2) La singularisation

En même temps qu’il insiste sur l’arbitrarité et sur l’absence


d’universaux, un mouvement relativiste, tel le culturalisme, constitue, nous
l’avons souligné, une dénonciation remarquable de l’ethnocentrisme. Nous
pouvons en fait reconnaître dans cette dernière position une forme
d’égocentrisme parmi d’autres : l’observateur tend, à travers une telle
attitude, à tout ramener à son point de vue, posé dès lors comme central.
Anthropologiquement, l’évolutionniste témoigne d’un même égocentrisme,
puisqu’il ne fait jamais que se situer — implicitement ou explicitement —
au sommet de l’échelle de l’humanité, saisie comme une et identique à
elle-même, et observer, depuis cette place privilégiée, à quels barreaux
inférieurs en sont les autres hommes et comment ils devront procéder pour
arriver jusqu’à lui. On comprend que le culturalisme l’associe dans une
même critique : l’évolutionnisme constitue « une tentative pour supprimer
la diversité des cultures tout en feignant de la reconnaître pleinement »,
expliquera Claude Lévi-Strauss12. Par conséquent, à travers le refus de
l’égocentrisme (conduisant à poser des universaux), c’est à la relativité des

12. Race et histoire (1961, op. cit., p. 23). « Car, poursuit immédiatement Lévi-Strauss, si
l’on traite les différents états où se trouvent les sociétés humaines, tant anciennes que
lointaines, comme des stades ou des étapes d’un développement unique qui, partant du
même point, doit les faire converger vers le même but, on voit bien que la diversité n’est
plus qu’apparente. L’humanité devient une et identique à elle-même ; seulement cette
unité et cette identité ne peuvent se réaliser que progressivement et la variété des cultures
illustre les moments d’un processus qui dissimule une réalité plus profonde ou en retarde
la manifestation » (id. p. 23-24).

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« cultures » (c’est-à-dire en fait des civilisations) que nous sensibilisent ce


type de recherches, plus qu’à l’impossibilité d’une généralisation. Elles
insistent sur la diversité sociale et non pas sur le particulier pris dans sa
dimension logique.
Du reste, mettant l’accent sur la dimension de l’arbitrarité, les
culturalistes ne se privent pas pour autant de théoriser, donc de
généraliser : ils cherchent à mettre en évidence, au-delà des particularismes
et de la diversité des usages qu’ils observent, des lois qui soient en mesure
de rendre compte de l’influence des formes sociales sur les différents
acteurs d’un groupe considéré et sur leur personnalité. On voit ainsi surgir
des classifications reliant et distinguant entre eux logiquement des types de
civilisation, à partir de critères qui varieront selon les auteurs. Cependant,
outre le fait que de telles façons de procéder tendent inéluctablement, dans
le cadre d’un comparatisme, à l’instauration d’une hiérarchie qui risque
fort de renouer avec un certain ethnocentrisme13, ces analyses viennent
renforcer la vieille dichotomie du social et de l’individu. Et lorsqu’on se
situe dans un tel cadre de pensée, il est possible d’envisager la causalité
logique dans un sens ou dans l’autre — ou encore de faire valoir une
causalité croisée, à l’image d’Abram Kardiner, théoricien de la fameuse
« personnalité de base ». Au collectif contraignant, s’imposant de
l’extérieur, répond dès lors l’individu souverain, manifestant haut et fort sa
marge de manœuvre et son espace de liberté. Telle est au demeurant l’autre
notion, parfaitement symétrique de celle de forme sociale, qui vient
s’opposer à toute approche universalisante.
Dès lors, l’arbitrarité ne prend plus la forme de la collectivité
sociale et de sa multiplicité ; elle épouse celle de l’individu et de sa
contingence. On n’insiste plus sur la diversité qui se fait jour au niveau des
civilisations ou des communautés, mais sur celle qui s’observe au niveau
des individualités. Et de passer ici, en fin de compte, du registre de la
sociologie (ou de l’ethnologie, voire de l’histoire), à celui de la
psychologie, pour autant que la première aurait pour but de rendre compte
des groupes alors que la seconde s’assignerait comme objectif d’expliquer
le fonctionnement de l’individu. Il nous faudra revenir sur les ressorts de
cette répartition disciplinaire et sur cette dichotomie qui la fonde. En

13. Ainsi de l’analyse produite par Ruth Benedict à propos de la culpabilité : seules les
civilisations occidentales connaîtraient un tel sentiment, les autres en demeurant à la honte
(cf. Quentel J.-C., Le Parent, 2001, p. 126).

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attendant, nous soulignerons que cet appel à la dimension de l’individu ne


s’est pas effectué de tout temps ; on a même pu montrer que, contrairement
à ce que le sens commun s’imagine, il est relativement récent. Le fameux
« moi » — ou l’ « ego » — que nombre de psychologues, voire certains
psychanalystes, inscrivent au cœur de leurs préoccupations et visent à
renforcer pour qu’il puisse tenir son rôle social, se révèle d’une invention,
sinon de fraîche date, du moins pas très ancienne à l’échelle de la pensée
occidentale. Lacan notamment a insisté sur ce point, dans le but de mettre
en question ce « moi » et de relativiser son statut.
La notion de « moi », telle qu’elle nous est familière, serait née entre
le milieu du XVIè siècle et le début du XVIIè siècle, c’est-à-dire en fait avec
le bouleversement introduit par la Renaissance. Certes, il n’est pas facile de
se représenter la façon dont nos lointains ancêtres pouvaient éprouver le
sentiment de leur identité. Nous savons toutefois que la construction de ce
qui aboutit à la notion de « moi » se révèle contemporaine de cette
destruction de l’idée de Cosmos que nous avons déjà évoquée, ainsi que
d’une géométrisation de l’espace — laquelle se traduit notamment, dans le
champ de la peinture et de l’architecture, par les lois de la perspective14.
Ainsi le sujet cartésien, rappellera Lacan, est à sa façon un point géométral,
un point de perspective : il conduit déjà à un nouveau mode de repérage de
soi-même en même temps que du monde15. À en croire les historiens de la
philosophie, et sans entrer ici dans le détail de leur argumentation,
l’homme aurait ni plus ni moins, à cette époque, découvert sa subjectivité
essentielle, en prenant précisément une distance par rapport à
l’objectivisme des anciens16. Cela ne signifie bien évidemment pas que
notre homme n’avait auparavant aucune conscience de son existence, ni

14. C’est donc aux travaux d’Alexandre Koyré (1940, 1957, 1966) qu’on doit la réflexion
la plus approfondie sur la modification profonde des cadres de la pensée de l’homme qui
s’est produite à cette époque. La mutation intellectuelle radicale à laquelle on assiste alors
est en fait corrélative d’une géométrisation de la nature, c’est-à-dire d’une
mathématisation de la science.
15. Le Séminaire, livre XI, 1973, p. 81. Le sujet cartésien devient la source même de
l’intelligibilité ; toutefois, Dieu continue paradoxalement à garantir la connaissance. Sur la
« géométrisation » de l’espace humain, « où se développe l’imagerie du moi », cf. aussi
Lacan, Écrits, op. cit., p. 122. « Le moi métapsychologique intériorise une simple
constellation spatiale », résumera François Dagognet (Une épistémologie de l’espace
concret, 1977, p. 168).
16. L’ouvrage d’Edmund Husserl, consacré à cette crise européenne, analyse de manière
très approfondie l’origine de cette opposition entre le subjectivisme et l’objectivisme (La
crise des sciences européeennes et la phénoménologie transcendantale, 1954).

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aucun recul sur lui-même : le cadre de la réflexion se modifiant, l’analyse


produite n’est simplement plus la même.

Ces considérations historiques pourront toujours être discutées et


contestées sur tel ou tel point17. Ce qui, en revanche, pourra difficilement
être remis en cause, c’est le fait que la notion d’ « individu », quant à elle,
tient véritablement son statut d’emprunter au modèle biologique. Elle n’est
jamais que l’aboutissement ultime de cette promotion du moi qui s’est
effectuée avec la révolution galiléenne ; mais elle emporte avec elle les
acquis de la biologie naissante18. Certes, socialement, la notion se trouve
confortée par la prise de pouvoir de la bourgeoisie ; c’est cette dernière qui
installera véritablement la séparation de l’individu, propriétaire de lui-
même, et de la société. De là, d’ailleurs, à l’affirmation de plus en plus
forte de l’existence d’un domaine privé s’opposant à celui du public, ainsi
que le veut notre époque, il n’y a finalement que transitions graduelles. La
biologie paraîtra toutefois autoriser, de manière très réaliste, l’identification
de la subjectivité avec la délimitation corporelle, c’est-à-dire avec cet
organisme saisi comme un tout, autonome et se définissant par lui-même.
Somme toute, c’est de cet individu-là dont traitent aujourd’hui encore
nombre de chercheurs, en observant les relations qu’il entretient avec la
société, en comptabilisant les échanges qu’il mène avec son entourage ou
en insistant sur les différences qui l’opposent à ses semblables.
C’est en fait à cet « in-dividu »-là et à son affirmation d’une
émancipation que se heurteront les grands promoteurs des sciences
humaines. Certes, ce sont plus ses prétentions que son existence même que
vient combattre Durkheim : si la liberté qu’il affiche « implique la négation
de toute loi déterminée, elle est un obstacle insurmontable », écrit-il à

17. Il serait possible de soutenir, par exemple avec Marcel Mauss, que « ce sont les
chrétiens qui ont fait de la personne morale une entité métaphysique après en avoir senti la
force religieuse » (« Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de
moi », Sociologie en anthropologie, 1938, p. 357). Mauss expliquera toutefois que cette
notion, qu’il identifie à celle de « moi », subira « une autre transformation », de Descartes
jusqu’à Kant, pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui (id., p. 359). Par ailleurs, à la fin du
XVIIIè siècle et surtout au XIXè, on assistera à la revendication romantique de
l'individualité et à une autre forme d'affirmation du moi, corrélative d'une prise de
conscience de la singularité de l'existence. Cf. pour une vision d’ensemble, l’histoire du
sujet telle que la résume M. Gauchet (notamment La condition historique, 2003, ch. IX).
18. L’emploi du terme d’individu est évidemment bien antérieur. Il s’agit ici de le saisir
dans son rapport à l’individualisation biologique. « L’individu, rappelle Canguilhem, c’est
ce qui ne peut être divisé quant à la forme, alors même qu’on sent la possibilité de la
division quant à la matière » (La connaissance de la vie, op. cit., p. 62).

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l’occasion de l’édition de sa thèse19. On n’en attendait pas moins d’un


sociologue qui se donne pour objet d’étude le social. Il en est en fait de
même chez Freud ; il rétorquera ainsi à son supposé contradicteur, à propos
des lapsus : « Vous avez l’illusion d’une liberté psychique et vous ne
voudriez pas y renoncer ! Je regrette de ne pas pouvoir partager votre
opinion sur ce sujet »20. On sait pour le reste qu’il refusera la revendication
de cet individu d’une transparence à lui-même ; il récuse toute
identification à la connaissance de soi, c’est-à-dire à la conscience
psychologique. Ajoutons par ailleurs qu’en appeler à la notion d’individu,
voire de sujet au sens de la philosophie issue de Descartes, c’est faire
l’économie de la question de la constitution même de la subjectivité, dont
doivent rendre compte les sciences humaines.
Cela dit, que l’on insiste sur la société ou sur l’individu, il s’agit
toujours de souligner l’importance du registre de la différence. Les
sociétés, ou les civilisations, ne cessent de se révéler sous le mode du
particularisme ; il en est de même de l’individu. Aussi bien, cette
propension au particularisme ou à la différence ne forme-t-elle pas une
caractéristique propre à l’un ou à l’autre de ces deux registres. Elle renvoie
à un processus qui les dépasse, dont nous ne saisissons ici qu’un aspect, la
« singularisation ». Cette singularisation est par conséquent toujours à
l’œuvre chez l’homme, qu’on cherche à le saisir à travers des
regroupements collectifs, plus ou moins importants, ou au niveau d’une
« individualité ». Elle constitue une tendance, qui s’oppose dès lors, non
pas à un universel — jamais réalisé dans les faits, nous le savons à
présent —, mais à une autre tendance, inverse, que nous pouvons
précisément désigner du terme d’ « universalisation ». Ces tendances ne
supposent aucune forme de volonté, ni même de désir implicite : elles sont
à saisir comme des pôles contradictoires entre lesquels l’homme ne cesse,
sans s’en rendre compte, de naviguer ; ceux-ci règlent son jeu relationnel à
tous les niveaux.
Impossible, donc, de rendre compte des phénomènes observés en
termes de dichotomie : il n’est aucune causalité du collectif sur l’individuel
ou inversement, pas plus que de causalité croisée ou réciproque. Ces

19.Préface à la première édition de De la division du travail social (1893, p. XXXVII)


20. Introduction à la psychanalyse, op. cit., p. 37 (la traduction française révèle à cet
endroit un magnifique lapsus calami, puisqu’elle indique « physique » au lieu de
« psychique » !). Et de revendiquer, comme Durkheim, une intelligibilité du phénomène et
une position déterministe.

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pseudo-entités ne sont que le produit d’une approche réaliste, qui vise à


conférer un contenu positif à un processus contradictoire qui ne se laisse
réduire à aucun de ses pôles. La relativisation qui se constate dans
n’importe quel usage de l’homme — qu’il concerne ses tournures
langagières, ses manières de manipuler, ses attitudes sociales ou ses façons
d’affirmer ses désirs — est à rapporter à cette tendance à la
singularisation ; elle se trouve constamment contredite par cette autre
tendance à un effacement des différences ou des particularités qui, visant
de son côté à l’universalisation, laisserait croire que celles-ci n’ont plus
cours, au moins dans certains cas21. Il nous faudra bien évidemment
expliquer la possibilité même, chez l’homme, d’un tel processus
contradictoire. Nous nous contenterons pour le moment de le souligner. Et,
sachant à présent que cette relativisation, en l’occurrence cette dimension
d’arbitraire, constamment présente chez l’homme, n’existe que de se
heurter contradictoirement à une sorte d’inclination à l’universel, nous
pouvons nous demander si elle s’oppose encore à un processus de
généralisation, et donc à la recherche de lois qui rendraient compte du
fonctionnement spécifique de l’humain.

3) Le registre du général

Dès lors qu’il n’existe pas d’universaux et que la notion ne fait que
traduire une sorte d’idéal jamais réalisé, il devient impossible de parler
d’une humanité une et indivisible, qui pourrait s’offrir sans difficulté
notable à la démarche de la science. Il est d’autant plus important d’insister
sur ce point que nombre de recherches contemporaines, souvent à la mode,
continuent d’affirmer l’inverse. La plus connue des tentatives en ce sens est
indéniablement celle de Noam Chomsky, dans le champ du langage. Cet
auteur cherche à rendre compte de la faculté de langage, propre à l’espèce
humaine ; il a développé un modèle consacré à l’exploration d’une
grammaire universelle. Il cherche donc à spécifier les invariants des
systèmes de règles observés dans les langues les plus diverses et essaie de

21. On songe ici notamment à Ferdinand de Saussure qui, s’exprimant avec une
terminologie empruntée à l’énergétique comme tous les auteurs de son époque, opposait
« l’esprit de clocher » (ou la force particulariste, dont l’action est « dissolvante ») à « la
force d’intercourse » (ou principe d’unification), ces deux forces devant précisément être
ramenées, dans son esprit, à un seul principe (Cours, op. cit., p. 281 et sv.).

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montrer que les différences que celles-ci révèlent ne sont dues qu’à
l’interaction de principes universels sous-jacents. On ne s’étonne plus, dès
lors, de voir Chomsky renouer avec une « linguistique cartésienne » qui
s’inscrivait, à son époque, dans la même démarche de recherches
d’universaux ; il affirme la filiation directe de son modèle avec celui de
Port-Royal.
Toutefois, on observera que les invariants que Chomsky cherche à
établir font la part belle à l’anglais, de la même façon que ceux que
voulaient promouvoir les théoriciens de Port-Royal conféraient au français
une place privilégiée. À chaque fois ces langues — dont, par ailleurs, la
domination sur l’échiquier mondial répond à une situation sociale ou
économique bien particulière qui les favorise — s’offrent étrangement
comme la matrice même de la grammaire universelle. Curieusement, le
« locuteur-auditeur » idéal que se donne Chomsky épouse les intérêts de la
langue anglaise en même temps qu’il paraît n’être socialement de nulle
part. Plus précisément, on soulignera chez cet auteur l’absence de
distinction dans la notion, essentielle à ses yeux, de « compétence
linguistique » entre, d’une part, la compétence générale de tout locuteur, à
savoir sa capacité de langage qui lui permet de structurer logiquement un
message, et sa compétence à parler telle langue, dans une situation
interlocutive et sociale précise22. Ceci n’échappera pas au sociologue Pierre
Bourdieu, qui conclura avec raison à l’effacement total, dans une telle
démarche, de la dimension sociologique23. Le fameux locuteur-auditeur ne
tient qu’à cette condition, purement artificielle : il demeure bien un idéal,
jamais réalisé. Cela n’arrête aucunement Chomsky, puisqu’il tentera
d’élaborer sur le même principe une théorie générale de la nature
humaine.24
Pourtant, en même temps, Chomsky n’a pas tort de chercher à
formuler des lois générales concernant des capacités humaines.

22. Le concept de grammaire, tel qu’il fonctionne chez Chomsky, prétend rendre compte à
la fois de « l’universalité » de la capacité de langage et de la « particularité » des langues
(celles-ci ne résultant, selon lui, que de la combinaison des règles générales formulées par
la grammaire universelle).
23. Bourdieu insistera sur le fait que la compétence de Chomsky rend capable de produire
en même temps des phrases grammaticalement ou logiquement construites et des phrases
susceptibles d’être reconnues comme recevables dans toutes les situations. Se trouve dès
lors sollicitée, dans ce dernier cas, une manière sociologiquement conditionnée de réaliser
une potentialité « naturelle » (« Le fétichisme de la langue », 1975, p. 14 ; Ce que parler
veut dire, 1982, p. 42).
24. Notamment dans ses ouvrages Le langage et la pensée (1968) et Réflexions sur le
langage (1975).

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L’apparente subtilité du raisonnement tenu ici s’ordonne à la spécificité des


phénomènes humains. Car il est incontestable également que non
seulement tout homme parle à partir d’un système de règles implicites,
mais qu’il outille son geste — ou qu’il technicise son action —, qu’il
réglemente ses désirs — témoignant d’une morale ou d’une éthique —,
enfin qu’il vit en société — à travers des lois dont il se dote. Sans aucun
doute, si de telles capacités existent chez l’homme, il faudra non seulement
les préciser, mais faire ressortir leurs conditions mêmes de possibilité. De
manière provisoire, on tiendra simplement pour plausible leur existence et
pour probable le fait qu’il soit possible de les étudier sans finalement
revenir à la case départ, c’est-à-dire à l’affirmation d’universaux que tout
récuse. Bourdieu lui-même, auquel nous en appelions pour contester
l’analyse en termes d’universaux proposée par Chomsky, ne refuse pas
qu’on pose de telles capacités, à la condition toutefois qu’elles n’emportent
pas avec elles, dans l’analyse qu’on en produit, la dimension proprement
sociologique.
Quoi qu’il en soit, on ressent la nécessité de distinguer, ainsi que
nous l’avions envisagé, deux questions qui sont ordinairement toujours
liées, du fait de la tradition à la fois philosophique et scientifique qui est la
nôtre25, mais surtout du fait que la nécessité de les saisir comme différentes
ne se faisait pas ressentir jusque l’avènement des sciences humaines. Ces
deux questions sont précisément celles de l’universel et du général. La
problématique nouvelle à laquelle ouvrent les sciences humaines requiert
que dorénavant on ne les confonde plus. Quel que soit le phénomène
humain dont on prétend rendre compte, ces questions devront être séparées.
Ainsi le fait que tout homme parle et dispose d’une capacité à
grammaticaliser son message est un phénomène général ; en revanche, à
travers les langues, c’est-à-dire cette fois les usages sociaux du langage, on
n’observera jamais d’universaux, à aucun niveau. Non seulement ces deux
registres d’analyse du langage ne doivent plus être confondus, mais ils ne
sauraient être mis en opposition. Le général ne s’oppose pas au singulier et
l’absence d’universaux ne met pas en question l’établissement de lois

25. Dans la logique de Port-Royal, notamment, tous les concepts que nous nous attachons
ici à dissocier sont donnés pour équivalents. Ainsi : « Les idées qui ne représentent qu’une
seule chose s’appellent singulières ou individuelles, & ce qu’elles représentent, des
individus ; & celles qui en représentent plusieurs s’appellent universelles, communes,
générales. » (Arnauld et Nicole, La logique ou l’art de penser, 1683, p. 86 — souligné par
les auteurs).

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générales. Ceci vaut quel que soit le phénomène humain qu’on s’attache à
expliquer.
Il n’est par exemple que des différences observables dans les
manières de construire, dans les matériaux employés, mais aussi dans les
usages affectés aux pièces d’habitation. L’histoire, les particularités
géographiques et les différences sociales obligent à saisir qu’il n’est aucun
universel dans le champ de l’architecture ou de l’urbanisme. Bien des
architectes ont pourtant procédé comme si cette réalité n’avait guère
d’importance ; ils ont construit dans des pays étrangers au leur comme s’ils
pouvaient transposer le même idéal d’universalité et n’ont pas plus tenu
compte des différences sociales auxquels leurs projets les confrontaient
pourtant. Il n’en demeure pas moins que, d’un autre point de vue, l’homme
a toujours montré qu’il était capable de bâtir et que son habitat était autre
chose qu’un terrier ou une niche. Ce faisant, il a mis en œuvre des
capacités techniques qui, pour se traduire en styles ou en réalisations
totalement différents, n’en sont pas moins générales : les procédures mises
en œuvre par les bâtisseurs de cathédrale ne sont pas celles des
constructeurs de gratte-ciels ; les uns et les autres ont toutefois en commun
d’élaborer techniquement leur production, à partir de processus dont il est
possible de montrer qu’ils demeurent identiques à eux-mêmes26.
Autrement dit, si, en aucun cas, l’humanité ne peut être saisie
comme une et indivisible (les universaux n’existant pas), il n’est pas
contradictoire d’affirmer que les capacités humaines, au niveau des
principes qu’elles supposent, demeurent, elles, toujours les mêmes (et sont
dès lors explicables à partir de lois générales). De ces capacités générales,
l’histoire, quelle que soit la forme qu’elle peut recouvrir, ne peut rendre
compte ; la contradiction qui opère entre la tendance à l’universel et la
tendance au singulier n’a sur elles aucune prise. Elle relève à vrai dire d’un
autre registre. Tous ceux qui ont refusé et refusent encore la possibilité de
principes humains qui ne varieraient pas l’ont fait au nom, souvent d’un
empirisme (tout devant être expliqué à partir de l’expérience27), mais
surtout d’une confusion de ces registres. Et tel est le cas, entre autres, du

26. Le même type d’argumentation est développé dans Le parent à propos de la question
de la culpabilité (Quentel, 2001, op. cit., notamment p. 127-128).
27. C’est par exemple le cas de J. Piaget dans le champ de la psychologie de l’enfant,
quoique, « constructiviste » déclaré, il prétende précisément échapper à l’empirisme
comme au préformisme.

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culturalisme28. Toutefois, un dernier problème paraît surgir avant que l’on


prétende pouvoir tirer des conclusions. S’il semble possible, à partir d’une
telle argumentation, de produire une théorie générale concernant non
seulement le langage, mais aussi la technique et l’éthique, en revanche,
comment pourrait-il être envisageable d’élaborer une telle théorie générale
à propos du fait de vivre en société ? En effet, c’est dans la mesure même
où l’on se penche sur cette dimension de l’homme que l’on est obligé de
souligner la diversité des usages et l’impossibilité de poser des universaux .
La difficulté n’est en fait qu’apparente. Certes, en travaillant dans le
registre du social, nous nous confrontons d’emblée à la différence et à la
singularisation et, encore une fois, il est impossible de pouvoir dégager des
universaux. Ce qui reste malgré tout général, c’est la capacité dont tout
homme dispose de vivre en société, d’une tout autre manière que dans le
cas des groupements animaux. Tout homme, de par le monde, entre dans
de l’échange social d’une manière qui n’est pas aléatoire, bien qu’il ne
mette jamais cette capacité en œuvre tout à fait comme son prochain. Si
nous distinguons le processus de socialisation qui s’exerce dans une
société, à une époque et dans un contexte donnés, de ce que nous pouvons
appeler après d’autres la « socialité » — c’est-à-dire la capacité
précisément que nous avons d’entrer en rapport, d’une manière déterminée,
avec autrui et de nouer des liens sociaux —, alors cette dernière nous
apparaîtra comme générale, contrairement à la première qui se révèle
toujours singulière. Tel est le problème essentiel qui se pose au sociologue,
aussi bien du reste qu’à l’ethnologue ou à l’historien : décrivant des
configurations sociales précises, il ne fait que saisir à l’œuvre une capacité
générale de socialité, dont la mise en évidence rend précisément possible sa
description particulière.
Puisqu’il n’est pas que le sociologue, l’ethnologue, voire l’historien,
à mettre l’accent sur la dimension du singulier, et que tous ceux qui
gravitent dans le champ de la psychologie (entendue ici au sens large) font
de même au nom de la subjectivité, le même type de réflexion vaut pour
leur registre d’étude. En d’autres termes, l’affirmation de la singularité du
sujet ne s’oppose nullement à l’élaboration d’une théorie générale du

28. Dans le champ de la sociologie, une approche de cette nature tombe sous le coup de la
même critique : elle réduit en effet la totalité de l’humain à l’énumération des
configurations socio-historiques dans lesquelles il se manifeste nécessairement. Ce faisant,
elle laisse en suspens la question de la causalité des phénomènes dont elle produit
socialement la description.

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psychisme. Pourtant, dans le champ de la psychanalyse par exemple, on


voit nombre d’auteurs soutenir l’inverse, et souvent ceux qui ne prennent
pas des positions aussi nettes témoignent d’un malaise par rapport à un tel
problème. L’inconscient peut-il faire bon ménage avec une approche
générale du psychisme ?29 Certes, la psychanalyse est sans doute d’abord
une pratique clinique, qui s’ordonne en outre à une certaine répartition des
métiers à une époque donnée, mais elle se veut également d’emblée, à
travers son fondateur, une théorie, la plus élaborée possible, du psychisme.
L’inconscient, aime à rappeler régulièrement Jacques Laisis, est d’abord un
concept30 : il suffit, pour s’en convaincre, de lire l’argumentation de Freud
dans l’article qui le prend précisément pour titre31. La « psycho-analyse »
constitue aussi une théorie du fonctionnement psychique visant à dégager
des lois générales.
Bien évidemment, on peut contester sur tel ou tel point
l’élaboration théorique freudienne, mais on ne peut l’évacuer, à l’instar de
certains, au nom d’une critique de son ethnocentrisme. Elle ne vise pas à
fonder des universaux, mais à mettre en évidence des principes psychiques
généraux, qui valent pour tout homme, quelle que soit la société dans
laquelle il s’inscrit32, et à ce titre, elle échappe totalement à ce type
d’objection mal fondée. Aussi bien faut-il clairement opposer le singulier à
l’universel et non pas, encore une fois, au général. Il devient dès lors
possible de revendiquer une science du singulier, au sens où il s’agit
d’expliquer ce qui, chez l’homme, permet d’affirmer une singularité, quelle
qu’elle soit, tout homme en étant précisément capable33. Ceci ne peut
s’effectuer cependant qu’à la condition de s’affranchir de la notion
naturalisante d’individu et, plus largement, de l’opposition aujourd’hui
totalement désuète, nous y reviendrons, de l’individu et du collectif.
Inversement, ce n’est plus au singulier qu’il faut opposer le général, mais
bien au particulier, cette dernière notion devant être ici entendue dans un

29. On fera déjà remarquer que le fait de produire un ouvrage de psychanalyse, surtout s’il
n’est pas consacré à la relation de cas (occurrence qui est, somme toute, assez rare)
suppose qu’on se place d’emblée sur le terrain théorique, donc explicatif… même pour
affirmer que la psychanalyse n’a rien à voir avec la science. Nous reviendrons par ailleurs
sur l’appel qui est fait dans un tel cas à la notion de science.
30. Cf. « Entre autres choses. Petits fragments d’épistémo-logie », 2003, p. 69 et sv.
31. Cf supra p. 151-152.
32. Tel est donc le cas du complexe d’Œdipe pour Freud.
33. En affirmant sa singularité ou sa différence, l’homme se soustrait des contraintes du
groupe dans lesquelles l’animal reste, quant à lui, pris. Par là, paradoxalement, il inaugure
son entrée dans le social.

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sens logique et non social (il ne s’agit donc pas de la confondre avec le
particularisme social)34.
Une telle différenciation entre le général et l’universel n’a aucun
sens dans le champ des sciences de la nature et on comprend que
l’indistinction des termes ne prête à aucune conséquence. Énoncer, à
propos de la loi de la gravitation par exemple, qu’il s’agit d’une « loi
générale » ou d’une « loi universelle » n’a aucune espèce d’importance35.
Elle vaut en effet, comme toutes les lois physiques, en dehors de toute
contingence historique ou sociale. Les sciences de la nature ont pour
objectif, nous le savons, de désanthropomorphiser leur objet, et donc, en
particulier, d’évacuer le registre du social et de l’histoire. Leur but est
d’analyser la nature pour elle-même, bien qu’on ne puisse éliminer le fait
que ce soit encore un homme qui l’étudie et qui tend donc à y projeter
constamment ses préoccupations, mais aussi tout simplement ses questions.
Cependant, si l’indistinction des termes est permise dans le champ des
sciences de la nature, il n’en va plus de même dans le champ des sciences
humaines où la dimension historique et sociale se révèle essentielle : ces
termes vont constituer des concepts différents. À vrai dire, une réflexion de
ce type a déjà été engagée, avant même l’émergence des sciences
humaines, dans le cadre de la philosophie. Un auteur comme Kant nous fait
valoir l’opposition à partir du moment, précisément, où il s’attaque à la
« raison pratique », qu’il distingue de la « raison pure ».
La raison pure soulève le problème de lois générales et de leur
constitution même : Kant vient se demander à quelles conditions elles sont
34. Prenons un exemple, pris à nouveau dans le champ de la psychanalyse, pour illustrer
ces oppositions : le rêve procède explicativement d’un processus de spécification. Mis en
rapport avec d’autres phénomènes comme le mot d’esprit, le lapsus, les actes manqués, les
oublis ou les symptômes névrotiques, il s’inscrit en effet dans l’ensemble des formations
de l’inconscient. Le rêve relève dès lors des lois générales qui régissent le fonctionnement
de cet inconscient et il n’en constitue plus qu’un cas particulier. Cela n’empêche pas de le
saisir, non plus à travers une seule relation causale mais en tant que matériel fourni par tel
rêveur, comme à chaque fois singulier et ne se résorbant jamais sous une quelconque
production universelle ou archétypique au sens de C.-G. Jung.
35. La biologie, en revanche, a eu, dès ses origines, à opérer la même distinction de
registre, mais à partir d’une opposition épistémologiquement différente. Elle a dû dissocier
clairement la « loi » du « genre » : la loi, de la même façon, est générale, alors que le genre
n’existe que dans son rapport à l’individu qui, en quelque sorte, le représente (cf.
Canguilhem, La connaissance de la vie, op. cit., p. 157). Or, cet individu, par la variabilité
qu’il donne à voir, peut sembler constituer une sorte d’irrationnel au regard d’une loi
confondue avec un genre qui n’est précisément jamais réalisé dans l’absolu. Dès lors que
la loi biologique n’est plus assimilée au genre biologique (qui n’est pas l’universel auquel
tend l’humain), l’individu ne constitue plus un obstacle à l’élaboration d’une biologie qui
se veut scientifique. Qui plus est, cette biologie se trouve alors en mesure d’expliquer la
possibilité même de l’individuation.

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possibles chez l’homme. L’analyse de la raison pratique, quant à elle, en


tant qu’elle conduit à s’interroger sur les processus en œuvre dans un autre
domaine — qui est finalement celui des comportements moraux et plus
largement sociaux —, oblige à effectuer une distinction de cette nature. Car
elle ne relève pas de la même juridiction que la raison pure. Il est vrai que,
par rapport à Kant, nous avons ici interverti les termes : là où nous avons
parlé de « général », lui évoque l’ « universel », et son « universel »,
inversement, correspond à notre « général »36. Entre autres auteurs
ultérieurs, Lacan suivra Kant dans sa terminologie, réclamant qu’on fasse
clairement la distinction quand on cherche à produire une réflexion sur
l’homme37. Certes, il nous semble plus cohérent, mais aussi plus
heuristique, de procéder terminologiquement comme nous l’avons fait ici,
mais ce qui importe d’abord et avant tout, c’est qu’une opposition soit
introduite et clairement établie.

36. Encore qu’il faille se méfier des problèmes de traduction de l’allemand au français.
37. Cf. par exemple le passage suivant, à propos de l’éthique : « Nous ne nous
demanderons pas, on s’en doute, s’il faut ni s’il suffit qu’une société sanctionne un droit à
la jouissance en permettant à tous de s’en réclamer, pour que dès lors sa maxime s’autorise
de l’impératif de la loi morale.
Nulle légalité positive ne peut décider si cette maxime peut prendre rang de règle
universelle, puisqu’aussi bien ce rang peut l’opposer éventuellement à toutes.
Ce n’est pas question qui se tranche à seulement l’imaginer, et l’extension à tous du droit
que la maxime invoque n’est pas ici l’affaire.
On n’y démontrerait au mieux qu’une possibilité du général, ce qui n’est pas l’universel,
lequel prend les choses comme elles se fondent et non comme elles s’arrangent. » (« Kant
avec Sade », 1962, in Écrits, op. cit., p. 769). En termes plus simples, le registre à partir
duquel une société légifère sur les us et coutumes du moment (les « arrangements ») n’a
rien à voir avec celui où s’ordonnent les capacités proprement humaines (en l’occurrence,
ici, celui où se « fonde » l’éthique).

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99

II

LA RÉALITÉ HUMAINE

La distinction des registres du général et de l’universel oblige


véritablement à poser celle des sciences humaines et des sciences sociales.
Surtout, elle conduit à inverser le rapport qu’on tend ordinairement à
introduire entre elles deux, en faisant des secondes celles qui englobent
nécessairement les premières (tout phénomène humain étant dans ce cas
saisi d’abord comme social). Si la singularisation elle-même doit être
rapportée à des lois générales, les sciences sociales ne constituent plus
qu’un ensemble de disciplines parmi d’autres, à l’intérieur des sciences
humaines. Ces dernières ont alors pour objectif d’établir des lois causales
rendant compte de l’ensemble des capacités proprement humaines, et
celles-ci, non seulement échappent à ceux qui se contentent de décrire des
configurations sociales, mais ne se réduisent nullement à ce qui fonde la
socialité. Autrement dit, les termes de « culture » et de « civilisation » ne
peuvent plus être tenus pour équivalents. La question n’est pas nouvelle,
puisqu’elle a fait l’objet de débats importants depuis quasiment le début du
XIXè siècle38 ; elle trouve, avec l’instauration des sciences humaines et la
distinction qui s’ensuit entre le général et l’universel, une forme de
résolution originale et du même coup éclairante.
La différenciation de ces deux registres permet en outre de rendre
caduque une autre distinction héritée d’un questionnement philosophique :
celle de l’explication et de la compréhension, de l’Erklären et du

38.Cf. par exemple l’analyse proposée par Pierre Kaufmann (Psychanalyse et théorie de la
culture, 1974, ch. IV, et V dans la réédition de 1985).

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Verstehen, opérée initialement par Wilhelm Dilthey39. Si le but de la


science est bien d’expliquer, mais si l’objet des sciences humaines
participe d’une problématique spécifique, ne faudrait-il pas mieux
prétendre « comprendre » l’homme plutôt que de « l’expliquer » ? Tel est
le raisonnement des tenants de cette distinction. Schématiquement,
l’explication serait dans ce cas laissée aux sciences naturelles et les
sciences de « l’esprit » se réserveraient, quant à elles, la
« compréhension »40. Or, si l’instauration d’une telle distinction se révèle à
première vue très pertinente dans la mesure où elle répond à la nécessité de
tenir compte de la particularité du registre d’étude que se donnent les
sciences humaines, elle introduit une confusion certaine en laissant croire
qu’il pourrait ne pas s’agir de la même démarche d’objectivation41. Si la
visée est scientifique, elle se fait nécessairement objectivation, bien que
portant sur l’homme lui-même ; il s’agit donc bien d’une démarche
explicative. Autrement dit, la spécificité affirmée ne se situe pas dans la
démarche elle-même, mais dans l’objet visé.
Autant, par conséquent, on peut concevoir qu’une telle distinction
ait été formulée pour rappeler notamment que les phénomènes humains se
donnent toujours à voir sous l’angle du singulier, autant elle n’a plus lieu
d’être une fois le registre de l’universel distingué de celui du général. Il
s’agit bien d’expliquer l’humain, en rapportant les divers registres du
psychisme à des lois générales ; en appeler à la causalité ne les fait
aucunement disparaître, pas plus que cela n’altère leur spécificité. Quel est
donc, dès lors, cet ordre de réalité dont traitent les sciences humaines ?
Certains, du côté de la sociologie, parleront ici de « réalité sociale » ;
d’autres, du côté de la psychologie, préféreront évoquer une « réalité
psychique ». L’expression plus générale de « réalité humaine » pourrait
sans doute parvenir à les mettre d’accord. Il s’agit à présent d’essayer de

39. Dilthey est notamment l’auteur d’une « Introduction aux sciences de l’esprit » (1883),
dans laquelle il se donnait comme objectif de transposer aux sciences historiques l’analyse
proposée par Kant des sciences de la nature (l’histoire étant, on le sait, la seule science
« humaine » possible à son époque). Il se posait notamment la question de l’objectivité de
ces sciences de l’esprit (Geisteswissenschaften).
40. « Ici, résume Gilles-Gaston Granger à propos de cette dernière attitude, l’on veut
comprendre, c’est-à-dire reproduire intuitivement un sentiment, une appréciation, une
émotion » (La Raison, 1955, p. 82). Dilthey proposait également la notion
d’ « interprétation » comme synonyme de celle de compréhension, ce qui, pour certains,
faisait du coup relever les sciences de l’esprit de l’herméneutique.
41. « Il semble bien que le désir de tout comprendre dévoie la connaissance dans la
direction du mythe et de la magie », indique par ailleurs Gilles-Gaston Granger (id., p. 83).

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saisir de quoi cette réalité humaine est faite et comment, notamment, on


doit la comprendre par rapport à la réalité matérielle.

1) Un ordre de détermination spécifique

La seule réalité qui paraît s’imposer à M. Tout-le-monde est la


réalité matérielle ou perceptible, même s’il admet avoir de temps en temps
des « états d’âme » ou des « problèmes existentiels » (qui peuvent
aujourd’hui le conduire jusqu’à une « dépression » où il viendra
moralement s’enfoncer, conformément à l’étymologie du terme). Pourtant
cette réalité matérielle-là n’a rien de commun avec la matière dont traite la
physique. La réalité que celle-ci cherche à dévoiler est toujours construite
et ne tombe précisément pas sous le sens de M. Tout-le-monde. La réalité,
telle qu’elle est donnée à l’homme de tous les jours, répond à ce que
Einstein appelait des « concepts primaires », c’est-à-dire « des concepts qui
sont directement et intuitivement reliés à des complexes typiques
d’expériences sensibles »42. En fait, pas nécessairement conceptualisée, ni
même saisie dans sa seule dimension cognitive, cette réalité de M. Tout-le-
monde correspond à ce qu’on appelle le concret. Or si celui-ci lui paraît
d’une simplicité à toute épreuve, c’est précisément dans la mesure où il n’a
aucune conscience des processus qui œuvrent en lui pour lui la fournir sous
cette forme. Le concret lui paraît marqué du sceau d’une évidence dont les
sciences humaines dans leur ensemble commencent par dénoncer
l’illusion : une telle évidence représente pour elles le résultat d’une
construction psychique élaborée.
La construction en question apparaît d’abord au sociologue comme
sociale. Elle correspond à une mise en forme particulière qu’il s’efforcera
de démonter en faisant ressortir les processus sociaux qui la régissent.
C’est en ce sens que notre homme est précisément un M. Tout-le-monde,
ou un « vulgaire », au sens que confère à ce terme Durkheim, à partir du
latin. En bref, pas plus qu’il ne serait en prise directe avec une réalité saisie
en elle-même sur le mode d’une évidence qui lui crèverait les yeux, il ne
vit tout seul dans une sorte de monade ou de « monomonde » : il porte
d’emblée la société dans sa tête, si l’on peut risquer l’expression. Le
sociologue s’emploie à le démontrer, quel que soit le domaine d’étude

42. Conceptions scientifiques, 1919, p. 25.

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auquel il s’attaque. Il n’est d’homme, pour lui, que socialement


conditionné, malgré ses illusions d’indépendance et d’émancipation.
Cependant, dans la vision que l’homme se fait du monde qui l’entoure, le
psychologue retrouve également la marque de ses processus psychiques,
qu’ils soient d’ordre cognitif ou affectif. Freud, notamment, a découvert les
pouvoirs étranges du fantasme, à partir d’une expérience bien connue, mais
dont notre époque ne parvient toujours pas à tirer des leçons si l’on s’en
tient à la façon dont elle cherche aujourd’hui à poser les critères du
véridique dans des domaines similaires43.
Freud, on le sait, s’est heurté de bonne heure, à travers les souvenirs
de ses patients, au problème des phénomènes de séduction précoce dont ils
disaient avoir été victimes. Il a été assez rapidement conduit à se poser la
question de la véracité de ces scènes — telles du moins qu’elles étaient
rapportées — et à s’apercevoir qu’elles étaient le produit d’une
construction élaborée par les sujets en question. Elles n’en avaient pas
moins, de ce point de vue, un statut essentiel dans leur économie
psychique ; tout se passait pour eux comme si elles avaient réellement eu
lieu et, surtout, ces phénomènes avaient des effets, éventuellement
pathogènes. D’où la conclusion que « ces productions sont, elles aussi,
réelles dans un certain sens » : « les fantaisies possèdent une réalité
psychique, opposées à la réalité matérielle », et, poursuit Freud, « nous
nous pénétrons peu à peu de cette vérité que dans le monde des névroses
c’est la réalité psychique qui joue le rôle dominant ».44 La réalité
psychique à laquelle le fantasme nous confronte n’a rien à voir avec cette
autre forme de réalité dont nous ne pouvons plus soutenir, au sens strict,
qu’elle est « matérielle » mais bien historique ou sociale. Autrement dit, la
réalité telle qu’elle naît du rapport que l’homme entretient avec
l’expérience de la satisfaction se distingue clairement de l’effectivité
sociale.45

43. Parmi les champs sociaux très divers dans lesquels la question se trouve aujourd’hui
posée, on soulignera malicieusement le suivant : la justice se trouve confrontée,
notamment aux U.S.A., au problème des souvenirs particuliers recouvrés par des patients
lors d’une psychothérapie, souvenirs qui les ont conduits à intenter des milliers de procès
pour abus sexuels. Or ces mêmes patients, déboutés de leur action, se retournent souvent
contre leurs psychothérapeutes et les assignent à leur tour en justice pour leur avoir
suggéré de « faux-souvenirs »… D’où un certain désarroi, non plus seulement des juges,
mais des psychothérapeutes eux-mêmes !
44. Introduction à la psychanalyse, 1op. cit., p. 347 (souligné par l’auteur).
45. Terminologiquement, Freud opère une distinction entre « Realität » (qui vaut dans le
premier cas) et « Wirklichkeit » (qu’il utilise dans le second).

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103

Saussure, dans un autre registre encore, fera ressortir la construction


que tout homme opère dès qu’il parle, jusqu’à récuser (avec des arguments
d’une tout autre portée que ceux des philosophes) le fait que la
représentation que nous nous faisons du monde préexiste à la façon que
nous avons de le nommer46. « En linguistique, soulignera-t-il, les données
naturelles n’ont aucune place ».47 En d’autres termes, la réalité se révèle là
également psychique, bien que d’une autre façon encore que celles que
révèlent la sociologie et la psychanalyse. À chaque fois, donc, se trouve
affirmée l’existence d’une réalité qui n’est pas matérielle, au sens où elle se
résumerait à ce que les sciences de la matière mettent en évidence. Il faut
du coup en conclure que la réalité humaine échappe à ce dont traitent les
sciences physiques aussi bien que les sciences biologiques, même si elles
ont beaucoup à nous apprendre par ailleurs sur les conditions naturelles à
partir desquelles l’homme existe, pris cette fois dans sa réalité matérielle et
organique. Pourtant cette réalité humaine n’est pas factice ; lorsque
l’homme évoque une réalité « matérielle » avec laquelle il serait en prise
directe, mais dans laquelle la physique ne se retrouve pas (pas plus du reste
que la biologie), c’est de la réalité humaine en définitive qu’il se prévaut.

La réalité à laquelle les sciences humaines en appellent n’a rien d’un


univers éthéré. Si tel était le cas, celles-ci ne feraient que renouer, dans une
version modernisée, avec un monde transcendantal peuplé d’essences
éternelles. Sans doute les processus proprement humains qui permettent à
l’homme de se doter de cette forme de réalité propre lui échappent-ils, au
sens où il n’a nulle conscience de leur véritable prise sur lui. Nous aurons à
revenir sur ce point précis. Ils n’en laissent pas moins leurs empreintes
dans tous les domaines de son activité. Affirmer la spécificité de la réalité
dans laquelle l’homme se meut n’est d’aucune façon renouer avec un
idéalisme dont les sciences humaines doivent nécessairement se déprendre
pour exister. En d’autres termes, il existe des traces matérielles de cette
inscription de l’homme dans un registre particulier. Telle est la raison pour
laquelle il est possible d’objectiver cette réalité humaine, à la seule
condition donc de ne pas en évacuer d’emblée la spécificité. Ces traces se
retrouvent effectivement dans la manière qu’a l’homme de se représenter

46. cf. « Il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est distinct avant l’apparition de la
langue » (Cours, p. 155 - voir encore p. 97).
47. Id., p. 116.

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logiquement le monde, d’agir techniquement sur lui, de faire du contrat ou


de nouer du lien social, et enfin de se comporter éthiquement, sachant qu’à
chaque fois il sera le seul parmi tous les autres vivants à fonctionner de
cette façon.
La clinique de l’homme, et plus précisément la pathologie, constitue
ici en outre un argument décisif, qu’on la saisisse sous l’angle de la
neurologie ou sous celui de la psychiatrie (sachant que les limites fondant
cette répartition disciplinaire varient historiquement). Certes l’aphasie est
le résultat d’atteintes corticales précises, mais elle traduit, sous ses
différentes formes, la détérioration d’un fonctionnement spécifiquement
humain qu’elle met remarquablement en évidence, en quelque sorte par la
négative (sachant toutefois que des phénomènes de compensation, tout
aussi instructifs, interviennent aussitôt). La psychose, de même, démonte la
complexité des processus qui permettent à l’homme d’entrer
« normalement » en rapport avec autrui, quelle que soit la façon dont la
société admet les manifestations d’un tel trouble. Rien de comparable dans
ces processus avec ce qui se joue chez les grands mammifères et même
chez les singes qui nous sont biologiquement les plus proches. La
perversion ou la névrose, autres troubles relevant de ce qu’on appelle la
psychiatrie, dévoilent également, de façon admirable si l’on peut dire, cette
réalité humaine : elles obligent le clinicien et le chercheur à se faire une
idée la plus précise possible du fonctionnement qu’elles supposent.
On comprend que les fondateurs des sciences humaines, confrontés
aux traces matérielles de cette réalité spécifique, n’aient cessé, chacun à sa
manière, mais unanimement, d’affirmer la scientificité de leur démarche en
l’appuyant sur des faits objectifs. Durkheim l’a par exemple revendiqué
pour sa discipline propre. La conception du rapport de la science et de la
morale48 à laquelle il adhère le conduira logiquement à l’affirmation forte
— qui fait l’essence même de son ouvrage fondamental sur Les règles de
la méthode sociologique — selon laquelle il faut traiter les faits sociaux
comme des choses. On sait à quelles critiques il s’est alors exposé, au nom
d’une confusion manifeste de la démarche scientifique et du domaine
d’investigation qu’on se donne. « Nous ne disons pas, en effet, que les faits
sociaux sont des choses matérielles, rétorque Durkheim à ses détracteurs,
mais des choses au même titre que les choses matérielles, quoique d’une

48.Sous la plume de Durkheim, la morale doit être ici saisie comme le domaine des mœurs
dont traite précisément la sociologie.

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autre manière »49. Tout réside ici dans la dernière partie de la proposition :
en quoi ce dont traite la sociologie, et dont s’occupent plus largement les
sciences humaines, peut-il être appelé « chose » et qu’en est-il de cette
« autre manière » de traiter de telles choses ? La réponse s’ordonne, chez
Durkheim comme chez tous les fondateurs des sciences humaines, à
l’affirmation d’un ordre de réalité spécifique.
À tous ceux qui refusent la scientificité de la démarche entreprise
dans un domaine aussi particulier, Durkheim oppose avec force l’argument
d’une objectivation, non seulement possible mais nécessaire. Aussitôt, il
subit les attaques du camp opposé, celui des tenants d’une position
humaniste qui refuse toute approche scientifique de l’homme. Or, forts de
la distinction des registres du général et de l’universel, nous comprenons
qu’on parvienne à une forme de dépassement du vieil antagonisme entre la
science et les phénomènes proprement humains dont traitent précisément
les sciences humaines : « Ainsi disparaît l’antithèse que l’on a souvent
tenté d’établir entre la science et la morale, argument redoutable où les
mystiques de tous les temps ont voulu faire sombrer la raison humaine »,
écrit Durkheim50. Elles peuvent dorénavant aller de pair : « Ce qui
réconcilie la science et la morale, c’est la science de la morale », ajoute
Durkheim51. Encore faut-il que la science saisisse la morale, ou tout
phénomène humain, dans sa spécificité et qu’elle ne se montre pas de ce
point de vue réductrice. Encore faut-il également que les tenants de la
spécificité des phénomènes humains n’épousent pas, de leur côté, une
conception tout aussi réductrice de la science (en refusant, en raison même
de cette conception, toute approche scientifique de l’humain) !
Freud, quant à lui, affirmera d'abord sa foi dans le déterminisme de
la vie psychique52. Il ne cessera ensuite de demander qu’on accorde à la
psychanalyse un statut équivalent, dans le principe, à celui concédé aux

49. Préface à la seconde édition des Règles de la méthode sociologique (op. cit., p. XII).
50. 1930, préface de la première édition, p. XLI. À l’époque de Durkheim, les sciences
morales se résument à des approches spirituelles de l’homme qui s’opposent aux sciences
de la nature.
51. Id. Toutefois, Durkheim en tire aussitôt des enseignements politiques : la science doit
permettre d’améliorer la vie sociale.
52. « Vous remarquerez déjà que le psychanalyste se distingue par sa foi dans le
déterminisme de la vie psychique. Celle-ci n'a, à ses yeux, rien d'arbitraire ni de fortuit ; il
imagine une cause particulière là où, d'habitude, on n'a pas l'idée d'en supposer » (Cinq
leçons sur la psychanalyse, 1909, 43).

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sciences naturelles53. Le sens des recherches produites par la psychanalyse


« n'était pas au goût des médecins de cette génération, formés à n'attacher
d'importance qu'à l'ordre anatomique, physique ou chimique, écrit-il. Et
c'est parce qu'ils n'étaient pas préparés à reconnaître l'ordre psychique qu'ils
l'accueillirent avec indifférence ou hostilité. Ils doutaient évidemment que
le fait psychique soit susceptible d'un traitement scientifique exact »54. Et
d’affirmer, dans une démarche parfaitement analogue à celle de Durkheim,
que « l'esprit et l'âme sont des objets de la recherche scientifique
exactement de la même manière que n'importe quelle chose étrangère à
l'homme »55. Évidemment, de tels passages sont aujourd’hui reniés par
nombre de psychanalystes qui n’y voient que la traduction d’un scientisme
dépassé. Comment les faits psychiques pourraient-ils être traités comme
des choses ? Ne s’agit-il pas là d’une occultation de leur spécificité ?
Autrement dit, comme Durkheim, Freud se trouve en prise aux attaques qui
lui viennent à la fois des « matérialistes » (ainsi qu’il le dit lui-même) et
des « idéalistes » contemporains. À son époque toutefois, ce sont surtout
les premiers qui s’opposaient à lui56.
En bref, ces auteurs cherchent un déterminisme tout en insistant sur
l’originalité de l’objet dont ils traitent. Ils rappellent que ce domaine que
nous avons désigné depuis par l’expression « sciences humaines » trouve
en fin de compte sa place dans le refus, à la fois du matérialisme sommaire
et de l’idéalisme ; il surgit en fin de compte entre une nature et une
surnature dont les partisans ont en commun de lui dénier l’existence. La
réalité psychique ne peut être appréhendée (et encore moins expliquée), ni
par l’un de ces registres, ni par l’autre : elle suppose un ordre de

53. « J’ai toujours éprouvé comme une injustice grossière le fait qu’on ne voulût pas traiter
la psychanalyse à l’instar de n’importe quelle autre science de la nature » (Sigmund Freud
présenté par lui-même, 1925, p. 98).
54. « Résistances à la psychanalyse », 1925b, p. 127. « Au cours de cette période de
matérialisme, ou mieux de mécanisme, la médecine a accompli des progrès fabuleux, mais
elle n'a pas laissé de témoigner de son étroitesse, en méconnaissant le plus important et le
plus difficile des problèmes de la vie », conclut Freud (id., p. 128)
55. « On ne peut lui faire [à la psychanalyse] le reproche d'avoir négligé le psychique dans
l'image du monde. Sa contribution à la science consiste précisément dans l'extension de la
recherche au domaine psychique. Sans une telle psychologie, la science serait, il est vrai,
très incomplète. » (Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933, p. 212-
213.)
56. Freud écarte cependant clairement toutes les prétentions illégitimes qui émaneraient de
sources non scientifiques, telles l’art, la philosophie et surtout la religion. Ainsi dans le
passage suivant : « La recherche considère tous les domaines de l'activité humaine comme
les siens propres et […] il lui faut devenir inexorablement critique lorsqu'une autre
puissance veut en confisquer une part pour elle-même. » (id., p. 214).

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détermination spécifique. Le combat des sciences humaines pour leur


existence n’est pourtant pas gagné et l’époque contemporaine, comme nous
allons le voir, affirme un réductionnisme dont on peut déjà dire qu’il est
nécessairement aussi passager qu’inquiétant.

2) Les visées réductionnistes

La révolution galiléenne qui instaure la physique moderne répond,


nous le savons, à une rupture avec le transcendant. Aucune puissance
extérieure, aussi mystérieuse qu’imprévisible, ne règle dorénavant le cours
du monde physique. Cette réappropriation de l’univers par l’homme
correspond à une forme essentielle de « désenchantement du monde », pour
reprendre la formule de Max Weber57. Toutefois, ce désenchantement du
monde s’ordonne en même temps à une désanthropomorphisation qui
laisse l’homme en dehors du registre de la science. Non seulement, donc, il
continue de relever de la juridiction de la métaphysique, mais celle-ci
trouve d’une certaine manière en lui un terrain de repli. L’homme demeure
livré aux spéculations transcendantales, et toute la démarche du siècle des
Lumières consistera à tenter de l’en arracher. Il s’ensuit une « domiciliation
de la pensée » tout à fait fondamentale pour la réflexion sur l’homme et
pour l’explication future de son fonctionnement58. Cependant, cet
arrachement se révèle en quelque sorte trop brutal et notre homme retombe
trop bas : on gomme sa spécificité en voulant le faire relever du même type
d’objectivation que l’univers physique. Libéré du transcendant, il sombre
dans la transdescendance, selon le fameux mot, déjà cité, de Georges
Gusdorf.
Tout le problème des futures sciences humaines se trouve là résumé.
Leur émergence et surtout leur pérennité supposent qu’elles soient
parvenues à échapper à ces deux destins de la réflexion sur l’homme et
qu’elles aient été assez fortes pour écarter ces deux obstacles que
constituent, d’une part l’emprise du divin et d’une manière générale l’appel

57. Le savant et le politique, 1959, p. 70. Marcel Gauchet fera paraître en 1985 un ouvrage
qui reprend en titre cette formule : la « sortie de la religion » caractérise, à ses yeux, le
mouvement même de la modernité, bien au-delà de ce qui s’est joué pour la physique à la
Renaissance.
58. L’expression est de Georges Gusdorf (L’avènement des sciences humaines au siècle
des Lumières, op. cit., p. 21). « La conscience humaine devient le lieu propre d’une vérité
qui ne cède plus aux prestiges de la transcendance », explique-t-il (id.).

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à un transcendant, d’autre part la réduction naturalisante de l’homme.


Autrement dit, s’il devient possible d’envisager la domiciliation de la
raison en l’homme, condition première d’une approche scientifique de son
fonctionnement, ce n’est pas pour aussitôt l’exproprier en le dépouillant de
ses attributs spécifiques ; une telle attitude revient à occulter le registre de
la réalité humaine. Et plus qu’une erreur, la désanthropomorphisation de
l’homme correspond, nous le savons, à une inconséquence totale. Le
rabaissement matérialiste de l’homme engendre immanquablement une
réaction de type spiritualiste ; inversement, son annexion idéaliste
détermine aussitôt un réflexe de refus réaliste : voilà donc le mouvement
de balancier auquel l’analyse de l’homme se trouve soumise. Il s’agit là des
deux extrêmes entre lesquels les sciences humaines doivent se faufiler pour
prétendre à l’existence.
La naturalisation de l’homme s’est d’abord effectuée, comme on
pouvait s’y attendre, à partir de l’application à son endroit des méthodes de
la physique59. Elle trouve son expression la plus approfondie, à partir de la
seconde moitié du XIXè siècle, dans des domaines d’étude comme la
psychologie expérimentale, où l’on sait qu’elle garde de nos jours toute sa
vigueur. La question est de savoir si des approches naturalisantes de ce
type ont véritablement apporté à la réflexion sur l’homme. Si leur rôle,
historiquement, a été important, le bilan auquel elles aboutissent demeure
maigre. De quelle(s) découverte(s) majeure(s) peuvent-elles finalement se
prévaloir ? Leur incapacité à rendre compte de processus spécifiquement
humains doit être soulignée ; elle se comprend d’autant mieux que seule la
méthode compte, en l’occurrence celle qui a fait ses preuves en physique,
au détriment de toute question de définition de l’objet. La psychologie
expérimentale, par exemple, s’intéresse surtout à des questions comme la
motricité, les réactions émotives, les processus sensoriels, la perception,
l’apprentissage et la mémoire : elles ne sont aucunement propres à
l’humain ; ce qui, en revanche, spécifie le fonctionnement de celui-ci dans
chacun de ces domaines échappe totalement à l’investigation du
psychologue expérimentaliste (les seuls seuils dont il peut faire état sont

59. « Si la psychologie prétend se présenter comme une science, elle doit adopter le style
de la révolution galiléenne, se soumettre au nombre et à la mesure ; elle doit devenir une
psychométrie », écrit Gusdorf à propos de ce qui s’est joué dès le XVIIIè siècle (id.,
p. 27).

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d’ordre quantitatif)60. L’appel à une forme de mathématisation n’est pas en


lui-même discutable ; ce qui l’est, en revanche, c’est le statut des données
récoltées. « Il faut réfléchir pour mesurer et non pas mesurer pour
réfléchir », rappellera Bachelard61. Et du coup, c’est sur la méthode elle-
même et ses ressorts qu’il faut ici s’interroger, comme l’a fort bien saisi
Bachelard.
Sans doute la visée scientifique n’est-elle pas en cause, quant au
principe, lorsqu’on se propose de naturaliser l’homme62 ; il n’en va pas de
même des conditions d’une telle mise en chantier. C’est à ce niveau qu’il
faut se situer pour interroger véritablement la démarche du chercheur. A-t-
il le droit d’appliquer sans discernement des règles de fonctionnement qui
passent dès lors pour intangibles ? Se donne-t-il les moyens d’évaluer sa
démarche avant de s’autoriser l’application des procédures qu’il a
choisies ? C’est à ces processus que répond ce qu’on appelle le souci de la
méthode. Il doit effectivement y avoir « souci », car rien n’est ici acquis
une fois pour toutes. La cohérence méthodologique ne saurait
s’accommoder d’une absence de rigueur, mais elle ne saurait non plus
s’identifier à une rigueur excessive : dans ce dernier cas, elle vire en fin de
compte au dogmatisme. Il n’est paradoxalement de certitude que relative,
c’est-à-dire dans le rapport au doute, et se faire méthodique revient en
définitive à pratiquer constamment la mesure de ses propos, comme de son
action. L’enseignement à tirer de tout ceci n’est pas mince de
conséquences : la rigueur n’est pas nécessairement dans le camp où on
l’imaginerait spontanément et, en l’occurrence, réduire la visée scientifique
à l’exportation des méthodes d’une discipline particulière, quelle que soit
son prestige, est une forme de scientisme.

Le scientiste fige en fin de compte la démarche scientifique ; la


naturalisation de l’homme à laquelle il procède à partir de la transposition,
ou plus exactement du décalque, des méthodes de la physique relève du

60. Cf. le bilan sévère qu'effectue le psychologue humaniste Jean Château ; il qualifie
notamment la psychologie expérimentale de psychologie des « lieux bas » (elle a des
« vues étriquées et infécondes », dit-il ; elle demeure dans des domaines « élémentaires »
et « tient encore trop à [la psychologie] du rat blanc » — Le malaise de la psychologie,
1972, p. 22, 6, 20 et 25).
61. La formation de l’esprit scientifique, op. cit., p. 213.
62. Si l’on considère par exemple les arguments mis en avant par Paul Fraisse dans l’avant-
propos de son Manuel pratique de psychologie expérimentale (intitulé du reste « Défense
de la méthode expérimentale en psychologie »), il n’en est guère avec lesquels, de ce point
de vue, nous ne pouvons être d’accord aujourd’hui encore (1956).

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scientisme. Pourtant , on le sait, il a malgré tout fallu accorder également le


statut de science à la biologie, à partir du début du XIXè siècle, en dépit des
objections émanant d’un physicisme réducteur. Et ce qui s’est joué à cette
époque prend une valeur de paradigme pour les actuels tenants des sciences
humaines confrontés aux diverses entreprises réductionnistes qui menacent
leur existence. Or, depuis l’émergence des sciences biologiques, les
sciences humaines ont vu surgir une autre forme de scientisme. Cette fois,
il s’agit de subordonner le domaine d’étude de l’homme aux objectifs et
aux lois de la biologie. Celle-ci ayant fait de grands progrès, notamment
dans le champ de la neurologie, il semble tout naturel à certains de lui
conférer le pouvoir de rendre compte de l’ensemble des comportements
humains. Ainsi, les neurosciences se font aujourd’hui triomphantes et
affichent fréquemment une visée impérialiste qui dépasse, et de loin, les
prétentions des expérimentalistes pensant pouvoir s’autoriser des acquis de
la physique : les mêmes critiques peuvent en fait leur être adressées.
À un tel domaine d’étude, pas plus qu’au précédent, il ne peut s’agir
de nier la visée scientifique. Les sciences humaines n’ont évidemment rien
à redire des neurosciences et de leur existence, dès lors que celles-ci
traitent d’une réalité qui précisément leur échappe ; elles réclament
toutefois la réciprocité et s’inscrivent contre les menées expansionnistes
des neurosciences. Lorsque celles-ci nient l’ordre spécifique de la réalité
humaine et prétendent tout expliquer à partir des lois qu’elles mettent en
évidence, elles réduisent les processus humains et laissent échapper leur
originalité. Elles pratiquent une forme moderne de transdescendance et il
faudra un certain temps, sans nul doute, pour qu’on en prenne conscience,
d’autant que, comme pour la biologie à ses origines, des prises de position
extrémistes se feront inévitablement jour. Commentant La Mettrie et son
« homme-machine », Paul-Laurent Assoun n’a en tout cas pas tort
d’évoquer, à propos des neurosciences, une « annexe biologique de la
« science des machines qui a « percé » […] au XIXè siècle » : on ne peut
qu’être frappé, avec lui, de leurs « sidérantes aptitudes à reproduire, en leur
revendication de modernité et de mise à jour, des modèles
épistémologiques antérieurs, avec leurs ambiguïtés », et pour tout dire
totalement dépassés63.

63.« Lire La Mettrie. « L’homme-machine », entre science et inconscient », 1999, p. 10.


Le rapport introduit par P.-L. Assoun entre La Mettrie et les neurosciences est d’autant
plus pertinent que le mécanisme de La Mettrie s’ancre directement dans une tradition

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Or, les dernières décennies du XXè siècle ont vu surgir un


mouvement d’une grande ampleur prétendant s’annexer la réflexion sur
l’homme. Une analyse des fondements des sciences humaines ne peut pas
ne pas le prendre aujourd’hui en compte. Ce mouvement regroupe des
chercheurs s’inscrivant dans des disciplines différentes qui tous se
reconnaissent à l’intérieur de l’appellation « sciences cognitives ». Divers,
voire protéiforme, aujourd’hui divisé, ce mouvement se donne pour
objectif de décrire et d’expliquer les principales dispositions et capacités de
l’esprit humain. Son avènement découle de l’apparition et du
développement de l’informatique et, plus généralement, du traitement
formel de l’information. Il s’est par la suite annexé la plupart des
disciplines s’inscrivant traditionnellement dans le champ des sciences
humaines (sans cependant pouvoir prétendre les avoir absorbées), mais
également, outre donc l’informatique, l’intelligence dite « artificielle » et
également la philosophie, une bonne part des neurosciences
contemporaines. Le mouvement n’étant pas homogène et connaissant
actuellement en son sein des clivages importants qui ne portent pas que sur
des questions théoriques, mais également sur des options que l’on pourrait
qualifier d’épistémologiques, il ne peut être question de le réduire à un seul
point de vue.
Toutefois, il est possible de souligner, notamment, l’importance du
paradigme informatique tel qu’il a été utilisé par ce mouvement, non
seulement à ses débuts, mais dans sa période d’expansion la plus forte. Il
s’agissait en l’occurrence (et il s’agit toujours pour certains) de
promouvoir, dans la suite de la cybernétique, une simulation du
fonctionnement du cerveau à partir du modèle de l’ordinateur64. Fondé sur
l’idée centrale d’un isomorphisme fonctionnel entre la machine, l’organe
humain et l’esprit — voire pour certains sur une totale identité —, ce projet
fédérateur s’inscrivait dans une visée matérialiste qui renouait
incontestablement, aux moyens près, avec les spéculations du XVIIIè siècle
réduisant déjà l’homme à la machine. Pourtant, pour beaucoup de
cognitivistes, le niveau physique se révèle insuffisant pour rendre compte

médicale et physiologique ; il est en fait la traduction d’un monisme (à travers le refus du


dualisme cartésien).
64. En d’autres termes, on cherche dans le fonctionnement d’un outil produit par l’homme
l’explication du fonctionnement du cerveau qui l’a produit ! Quand on sait, de plus, que
l’ordinateur ne pense d’aucune façon — pas plus du reste qu’il n’outille ou ne décide — et
qu’il ne fonctionne qu’à partir de l’alternance de 1 et de 0, on reste confondu devant ce
type de raisonnement.

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du fonctionnement de l’homme et une importance, plus ou moins grande,


doit être conférée à la représentation. De telle sorte que le cognitivisme,
foncièrement matérialiste à ses origines, affirme paradoxalement un
mentalisme qui l’a du reste conduit à réfuter son prédécesseur, le
behaviorisme65 : dès lors, toute la question est de savoir comment il
comprend l’autonomie, souvent affirmée, de processus strictement
internes.
En définitive, quel statut le cognitivisme accorde-t-il à la réalité
psychique par rapport à son soubassement physique et physiologique66 ? La
revendication d’une position qui se veut malgré tout matérialiste moniste
— effective, malgré les débats, chez la plupart des cognitivistes
s’interrogeant sur les fondements du mouvement — apparaît franchement
contradictoire avec l’affirmation d’une autonomie des processus
psychiques67. Et le connexionnisme, avatar plus ou moins en divergence du
cognitivisme, ne formule pas des positions plus claires sur une telle
question. De telle sorte que les options épistémologiques qui sont celles
des adeptes des sciences cognitives témoignent, quoi qu’ils en disent, d’un
réductionnisme certain et relèvent d’un scientisme qu’on peut légitimement
qualifier, à la fin du XXè siècle, de naïf. En fin de compte, par rapport à
l’époque de La Mettrie, seuls les moyens techniques ont changé…68 De
telle sorte que, outre le fait qu’on peut s’interroger sur la prétention d’un tel
mouvement à rendre compte de la totalité du fonctionnement de l’homme à
partir de la seule notion de cognition (nous aurons à y revenir), on peut
sans grand risque prédire que sa survie sera directement fonction de sa
capacité à se dégager des prémisses réductionnistes auxquelles il se rallie,
même parmi ceux qui ne voient plus dans l’ordinateur le modèle littéral de
l’esprit humain.

65. Cf. Dan Sperber : la révolution cognitive « a été accomplie essentiellement par des
« déçus du béhaviorisme ». Elle aura consisté à réintroduire dans la psychologie l’étude
des phénomènes mentaux tout en s’imposant les contraintes d’un matérialisme pris au
sérieux », (« Les sciences cognitives, les sciences sociales et le matérialisme », in Andler,
Introduction aux sciences cognitives, 1992, p. 401).
66. Comment, par exemple, les processus dits « supérieurs » sont-ils conçus, par les moins
matérialistes parmi les cognitivistes, par rapport aux processus « inférieurs » ?
67. Cf. Andler, Introduction aux sciences cognitives, op. cit., p. 14 et 13.
68. Il est difficile, écrit Jacques Laisis, de méconnaître dans le cognitivisme « une sorte de
renaissance du physicalisme. Si vous acceptez d’appeler physique tout ce qui s’extrapole
d’une technologie quant aux propriétés de l’univers, vous ne pouvez pas manquer de
repérer, installé au cœur de la production cognitiviste, le fait qu’on en revient toujours à la
cybernétique, à l’informatique, à l’intelligence artificielle, bref, à ces nouvelles machines
que sont les ordinateurs » (« Quel « discours de la méthode » pour les sciences
humaines ? », 1995, p. 12).

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113

On notera cependant que le scientisme ne se réduit pas à ces


positions. Il est à première vue surprenant de le repérer également parmi
ceux qui se veulent les tenants des sciences humaines ou, du moins, chez
ceux qui accordent d’emblée à l’homme une spécificité dont il s’agit de
rendre compte. Au nom de cette spécificité, certains d’entre eux refuseront
en effet toute approche scientifique de l’homme en témoignant de la même
idée réductrice de la science que les chercheurs précédents. Il leur apparaît
d’autant plus important de se mobiliser contre des entreprises comme celle
du cognitivisme qu’ils partagent avec elles la même conception scientiste
de la science. Ainsi, lorsqu’ils évoquent, comme bon nombre de
psychanalystes aujourd’hui, le « discours de la science », c’est la plupart du
temps à une vision archaïque, romantique, de la science qu’ils se réfèrent,
tout en identifiant la démarche explicative aux élaborations d’une
discipline des sciences de la nature, en l’occurrence la physique ou la
biologie (et plus précisément la neurologie). Ces personnes accordent du
même coup à leurs opposants le privilège d’une approche scientifique dont
ils se tiennent le plus possible éloignés, incapables qu’elles sont d’en
contester la conception. Ce faisant, ils renouent fréquemment avec un
irrationalisme qui a été dénoncé d’emblée par tous les fondateurs des
sciences humaines, Freud le premier.

3) L’immanence causale

Somme toute, le problème central que soulève l’existence des


sciences humaines est toujours le même depuis la révolution galiléenne :
comment comprendre le rapport qu’entretiennent le corps et l’esprit ?
Descartes avait finalement conclu à l’impossibilité d’en rendre compte69 et
il nous a légué un dualisme qui se révélera très prégnant ; de telle sorte
qu’à notre époque, il n’est guère possible de penser autrement. Il s’agit
pourtant là, semble-t-il, d’une manière très occidentale de voir les choses.
Le cognitivisme contemporain ne fait, encore une fois, que reprendre ce

69. Reprenant l’argumentation d’Henry More, Ernst Cassirer soulignera le fait que
Descartes « n’a pas seulement distingué les deux substances, il les a séparées l’une de
l’autre, poussant si loin la distinction rationnelle qu’il a rendu toute connexion réelle
impossible entre elles, qu’il a établi de l’une à l’autre un abîme infranchissable » (La
philosophie des Lumières, 1932, p. 132).

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questionnement issu de la révolution galiléenne : qu’en est-il, se demande-


t-il, de la connexion entre le registre matériel (physique et biologique) et
celui de la pensée ? Il effectue un véritable retour aux débats des XVII-
XIXè siècle, en faisant fi, du fait même de son scientisme, des réflexions
issues de la révolution kantienne et de la phénoménologie. Ces réflexions
ont pourtant permis de poser des jalons essentiels dont s’empareront, à la
fin du XIXè siècle et au début du XXè, les sciences humaines naissantes.
Cependant, bien qu’il affirme à certains moments sa dette vis-à-vis de la
philosophie (laquelle aurait, la première, posé les questions dont il
s’empare), le cognitivisme montre qu’il ignore magnifiquement l’histoire
des idées, comme si la réflexion sur l’homme ne valait qu’à partir de lui et
des critères de scientificité qu’il se donne.
Or, Georges Gusdorf l’a remarquablement montré, la psychologie a
tenu, dès le XVIIIè siècle, un rôle essentiel dans l’histoire de la pensée
occidentale et elle a débattu, parfois remarquablement, des mêmes
questions que celles qui agitent, deux siècles et demi plus tard, le
cognitivisme. Cette psychologie a d’abord dû, pour s’installer dans son
autonomie, rejeter la métaphysique et tout recours à des explications de
nature transcendantale ; il lui fallait dès lors, à l’image de la révolution
galiléenne, « se soumettre au nombre et à la mesure »70 (autant d’ailleurs,
on le soulignera au passage, dans le champ de la morale que dans celui de
la pensée). Ce rejet de l’optique transcendantale, prenant la forme d’une
mathématisation de l’esprit humain dont témoigne l’œuvre d’un Christian
Wolff, n’aboutit cependant pas, dans l’esprit des fondateurs de cette
psychologie, à un matérialisme sommaire. Qu’elle soit parvenue à
s’inscrire véritablement dans cet entre-deux, on ne peut qu’en douter : il
était trop tôt pour qu’elle y parvienne ; il faudra attendre, par conséquent, la
moitié et la fin du XIXè siècle pour que le défi soit relevé71. Pourtant, la
revendication d’une telle position était essentielle : la psychologie du

70.Gusdorf, L’avènement des sciences humaines au siècle des Lumières, op. cit., p. 27.
71.Entretemps, Kant, notamment, sera passé par là. Il rend caduques les efforts de Wolff
en décrétant l’impossibilité de rendre compte de manière quantitative du psychisme de
l’homme ; cependant, un de ses successeurs, Johann Friedrich Herbart, contestera ces
conclusions et offrira dès lors à la psychophysique, puis à la psychologie expérimentale, la
légitimité dont elles ont besoin. L’épisode inauguré par l’œuvre de Wolff est clos pour un
bon moment. L’influence de l’œuvre de Kant ne se réduit cependant pas, on le sait, à ces
quelques données historiques.

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XVIIIè siècle « pratique un immatérialisme méthodologique, explique


Gusdorf ; elle se contente d’étudier l’esprit selon les voies de l’esprit ».72
Tel ne sera pas le cas de la psychologie scientifique qui lui fait
suite : elle témoigne d’un scientisme qui efface toute trace de cette
démarche. Or c’est dans la suite directe de cette psychologie scientifique
réductrice que s’inscrit le cognitivisme ; c’est la raison pour laquelle il est
possible de soutenir qu’il ne survivra, comme mouvement scientifique, que
s’il parvient à retrouver l’inspiration des fondateurs de la psychologie du
XVIIIè siècle, mise véritablement en chantier par les pionniers des sciences
humaines plus de cent cinquante ans après. Pour quelle raison le
questionnement des fondateurs de la psychologie du XVIIIè siècle est-il
essentiel ? D’abord et avant tout parce qu’il leur permet d’affirmer
l’autonomie de leur discipline par rapport à la philosophie héritière de la
transcendance théologique, mais également par rapport à l’approche de la
physique et de la biologie. Ces fondateurs posent la spécificité de leur
domaine d’étude, soulignant son unité et son homogénéité. Surtout, là où
des philosophes comme Descartes, Spinoza ou Malebranche « nient la
possibilité de comprendre l’esprit humain en vertu de sa seule intelligibilité
immanente »73, ils tiennent une position opposée. Non seulement donc ils
émancipent la psychologie par rapport à une tutelle philosophique dont ils
refusent les présupposés, mais ils se prévalent, à travers l’immanence, d’un
principe fondamental74.

Toute discipline scientifique soucieuse d’affirmer la spécificité de


son objet commence, en effet, par poser son irréductibilité à toute autre
approche. Elle fonde par là même son existence en tant que discipline
autonome. La physique n’agit pas autrement lorsqu’elle récuse la théologie,
non pas en elle-même, mais dans sa prétention à expliquer le domaine de la
matière. Elle pose, à travers une rupture épistémologique, que l’univers
physique trouve sa raison en lui-même et nulle part ailleurs, notamment pas
dans le registre transcendantal. En d’autres termes, il n’y a pas à chercher
l’explication de l’univers physique en dehors du champ de la physique. La
physique, du même coup, s’identifie et s’autonomise comme discipline

72. L’avènement des sciences humaines au siècle des Lumières, 1973, op. cit., p. 37.
73. Id., p. 31.
74. Ernst Cassirer ira jusqu’à soutenir que c’est la philosophie des Lumières dans son
ensemble qui « proclame, pour la nature, comme pour la connaissance, le principe de
l’immanence » (op. cit., p. 90).

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scientifique : elle rejette toute subordination, qui l’inscrirait vis-à-vis de la


théologie dans un rapport hiérarchique75. Elle tient son objet, et le
confisque en quelque sorte en écartant toute autre velléité d’appropriation :
le domaine physique ne peut plus se réduire à un simple épiphénomène de
la réalité transcendantale. La psychologie du XVIIIè siècle n’agit pas
autrement : elle tente de renouveler l’opération à son profit, en affirmant
cette fois l’autonomie du champ psychique et en proclamant un même
principe d’immanence causale.
Ce ne sera toutefois pour cette psychologie qu’une tentative
éphémère, alors que, quelques décennies plus tard, la biologie, engagée
dans un combat similaire, triomphera, non sans difficulté mais
inéluctablement76. C’est au nom du même principe d’immanence causale
que cette dernière rompt le cordon ombilical avec la physique ; plus
précisément, elle écarte le physicisme qui prétendait la maintenir coûte que
coûte dans son orbite. Les phénomènes biologiques, dans ce qui fait leur
spécificité, relèvent dorénavant de la biologie et uniquement d’elle : s’ils
étaient saisis comme un simple appendice de la matière, la discipline
demeurerait dans le giron de la physique et ne pourrait prétendre à une
quelconque autonomie. Nous avons déjà longuement insisté sur cet épisode
de l’histoire des idées ; il importe toutefois de souligner, avant d’en venir
aux sciences humaines, que se pose à présent de manière nouvelle, avec
l’indépendance affirmée de la biologie vis-à-vis de la physique, la question
de leurs rapports ou, plus précisément, des rapports qu’entretiennent les
ordres de réalité dont chacune d’elles se réclame ; elle appelle une réponse
particulière. On saisit toutefois, du même coup, que la question des liens
qui existent entre le registre psychique et celui des processus naturels
(physiques ou biologiques) n’est pas si originale qu’il n’y paraît ; sa
résolution empruntera dès lors des arguments analogues à ceux développés
dans l’occurrence précédente.

75. Cassirer, encore, fera remarquer que le lien unissant théologie et physique n’était
toutefois pas définitivement tranché avant le XVIIIè siècle : il était relâché, mais pas
rompu, car on veillait toujours jalousement à l’autorité de l’Écriture (op. cit., p. 93). Il
appartiendra au XVIIIè siècle d’entériner, selon Cassirer, la rupture ; en fait, précisera-t-il,
il s’agira « de séparer conceptuellement ce qui avait été disjoint effectivement » (id., p.
105).
76. Cette fois, les choses sont en effet mûres : ainsi que nous l’avons vu, la spécificité de la
réalité biologique apparaît d’autant plus nettement qu’elle échappe à l’approfondissement
des lois des sciences de la matière.

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Les pionniers des sciences humaines auront comme souci majeur


d’affirmer, chacun à sa façon, l’immanence du registre d’étude qu’ils se
donnent. En d’autres termes, il s’agit pour eux d’écarter toute prétention
émanant de champs scientifiques impropres, selon eux, à rendre compte
des processus qu’ils s’attachent à mettre en évidence (il leur faut bien
évidemment le prouver). Qui dit immanence dit, encore une fois, refus
d’une quelconque extériorité à laquelle il faudrait en appeler pour
expliquer l’ordre de phénomènes qu’on a identifiés et homogénéisés ; il ne
saurait être question d’invoquer un au-delà — pas plus du reste qu’un en
deçà —, quel qu’il soit. La cause, ou le déterminisme rendant compte des
phénomènes en question, ne peut se situer qu’à l’intérieur d’eux ; elle est
pleinement accessible et doit être dégagée sans en référer, fût-ce
partiellement, à un déterminisme ou à un ordre de causalité extérieur. Tel
est le sens de la notion d’ « immanence causale ». Il est certain qu’elle est
plus dure encore à affirmer en ce qui concerne les processus psychiques,
pour plusieurs raisons, mais notamment du fait de la résistance qu’oppose
l’héritage philosophique : il identifie en effet ces processus à une « âme »
qui demeure le support de représentations religieuses et plus généralement
spirituelles, donc idéalistes.

Karl Marx ne cessera ainsi de s’élever contre l’appel à des


processus transcendantaux ou naturalisants lorsqu’il s’agit d’expliquer des
problèmes humains. Il insiste sur le fait qu’il faut partir des individus réels
et de leur action : ils produisent leurs moyens d’existence et entrent dès
lors dans des rapports sociaux déterminés77. Toute conception de l’histoire
qui négligerait ces rapports réels et ne se donnerait pas pour base le
développement du procès réel de la production « a, ou bien laissé
complètement de côté cette base réelle de l’histoire, ou l’a considérée
comme une chose accessoire, n’ayant aucun lien avec la marche de
l’histoire. De ce fait, ajoute Marx, l’histoire doit toujours être décrite
d’après une norme située en dehors d’elle ». Voilà précisément ce qu’il faut
refuser : tant que la cause de l’histoire est cherchée en dehors d’elle-même,
c’est-à-dire des hommes qui socialement la produisent (et la reproduisent),
il n’est pas possible d’élever l’histoire au rang de discipline autonome. En
appeler par exemple à la notion de Providence, c’est faire perdurer une
vision transcendantale de l’histoire ; mais les diverses philosophies de

77. L’idéologie allemande, 1932, ch. I, p. 45 et 50-51, par exemple.

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l’histoire se réfèrent, de la même façon, à un principe extérieur à l’histoire


elle-même78. En résumé, ce sont les hommes qui font leur histoire79 : sa
cause se situe à ce niveau et nulle part ailleurs, et son déploiement répond à
des lois générales internes.
« Qu’est-ce que la société, quelle que soit sa forme ? », demande
Marx. Et de répondre aussitôt : « Le produit de l’action réciproque des
hommes »80. Proudhon et d’une manière plus générale les économistes sont
ainsi accusés de prendre les produits de la société bourgeoise pour des êtres
spontanés, doués d’une vie propre et en fin de compte éternels. C’est cette
même idée d’une production de la société par elle-même que défendra
ultérieurement, nous l’avons vu, Alain Touraine81. Refuser tout garant
méta-social, c’est affirmer l’immanence du fait social. Il doit néanmoins
être entendu que l’appel à un principe transcendant n’est pas le seul qu’il
faut refuser ; toute référence à un processus « transdescendant » doit être de
la même façon vigoureusement écartée : la naturalisation du fait social
participe de la même incapacité à expliquer le social dans son essence.
Marx y insiste constamment et, à sa suite, Durkheim formulera le même
type d’exigences en y revenant sans cesse dans son œuvre. D’où la fameuse
formule de Bourdieu, Chamboredon et Passeron : « En fait, le concept de
nature humaine est à l’œuvre toutes les fois que se trouve transgressé le
précepte de Marx interdisant d’éterniser dans une nature le produit d’une
histoire, ou le précepte de Durkheim exigeant que le social soit expliqué
par le social et par le social seulement »82.

Dans le champ de ce qu’on appelait naguère la linguistique, on doit


à Ferdinand de Saussure d’avoir mis en évidence cette immanence du fait
langagier. Nous avons déjà analysé l’essentiel de sa démarche, notamment

78. Toute philosophie de l’histoire fait appel à d’autres puissances déterminantes, écrit
Engels : « Elle ne les cherche pas dans l’histoire elle-même, elle les importe plutôt de
l’extérieur, de l’idéologie philosophique, dans l’histoire » (Ludwig Feuerbach et la fin de
la philosophie classique allemande, 1886, p. 69). Ainsi, chez Hegel, la causalité de
l'histoire est purement logique.
79. Les animaux, quant à eux, ne font pas leur histoire ; ils n’ont que celle que l’homme
leur confère.
80. Lettre à Annenkov du 28 décembre 1846 (1846, p. 1439).
81. « Acceptons donc que la société ne repose sur rien d’autre que sur l’action sociale, que
l’ordre social n’a aucun garant méta-social, religieux, politique ou économique et est tout
entier le produit de rapports sociaux » (Production de la société, op. cit., p. 8 - cf. encore
Pour la sociologie, p. 13-14).
82. 1968, p. 35. C’est « dans la nature de la société elle-même qu’il faut aller chercher
l’explication de la vie sociale », écrit par exemple Durkheim (Les régles…, p. 101).

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à l’occasion de l’étude de la notion d’arbitrarité ; tous ceux qui l’ont lu ont


par ailleurs en tête la fameuse phrase : « la langue est un système qui ne
connaît que son ordre propre »83. Son ordre propre, et justement pas un
ordre qui lui serait extérieur ; d’où le fait qu’ « en linguistique les données
naturelles n’ont aucune place »84. En fin de compte, de la même façon que
les sociologues insistent sur le fait qu’on ne peut imputer les propriétés
d’un système social à la nature qu’en faisant l’impasse sur les conditions
historiques de sa survenue, Saussure montre qu’on ne saurait imputer les
propriétés du signe linguistique à la nature qu’à la condition d’occulter sa
raison même85. La psychanalyse, de son côté, n’a cessé, d’abord et avant
tout à travers son fondateur, d’affirmer un tel principe. Déjà, l’exploration
de l’inconscient à travers sa « voie royale », en l’occurrence les rêves,
conduit Freud à rejeter l’approche matérialiste du rêve, vis-à-vis de
laquelle il a les mots les plus durs86, mais aussi l’approche idéaliste, pour
laquelle il a bien plus de sympathie parce qu’elle cherche, elle au moins, un
sens au phénomène du rêve87. Il suffit ici de relire le long premier chapitre
de la « Traumdeutung » pour voir Freud développer ses arguments. Le
rêve, conclut Freud, n’est pas à confondre avec le sommeil, ni avec le
songe : il a une réalité propre et relève d’une approche spécifique.
La raison du rêve n’est donc à chercher ni dans le registre
biologique, ni dans l’univers transcendantal. Or les processus en jeu dans le
rêve se retrouvant dans la production d’autres phénomènes psychiques, tels
les lapsus, les actes manqués, les oublis, les symptômes, ce qui vaut pour le
rêve vaut également pour les autres manifestations de l’inconscient ; il y va
du statut de l’inconscient en général. Et Freud ne saurait déroger sur le
principe : l’inconscient est à lui-même sa propre cause. Il ne trouve son

83. Cours…, p. 43.


84. Id., p. 116.
85. Quelques décennies plus tard, Louis Hjelmslev rappellera encore qu’il n’est possible de
fonder une « science du langage solidement établie en science autonome » qu’à partir
d’une « linguistique spécifiquement linguistique » (Le langage, 1963, p. 25).
86. On soulignera notamment le passage suivant, qui garde une actualité certaine : « On
insiste sans doute sur la prépondérance du cerveau dans l’organisme, mais tout ce qui
pourrait indiquer une indépendance de la vie mentale à l’égard de modifications
organiques démontrables, ou une spontanéité dans les manifestations de cette même vie,
effraie aujourd’hui les psychiatres, comme si, en reconnaissant ces faits, on ramenait les
temps de la philosophie de la nature et de l’essence métaphysique de l’âme. La méfiance
des psychiatres a mis l’âme en tutelle ; aucun de ses mouvements ne doit laisser deviner en
elle un pouvoir propre » (L’interprétation des rêves, 1900, p. 46).
87. Alors que ceux qui considèrent le rêve comme un simple fait somatique ne lui
accordent plus aucune fonction, dira Freud. Ils veulent « lui retirer ainsi la dignité de
phénomène psychique » (id., p. 75).

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explication, ni dans le biologique, ni dans un quelconque transcendant.


C’est ainsi qu’il écarte les prétentions d’Otto Rank, mais aussi celles de
Carl Gustav Jung. Le premier voulait rendre compte de l’inconscient à
partir du traumatisme de la naissance, donc d’une réalité purement
physiologique ; le second, à l’inverse, le faisait dépendre d’archétypes,
c’est-à-dire en fin de compte de réalités transcendantales. Freud manifeste
son refus à la fois du matérialisme et de l’idéalisme, à la fois du
transdescendant et du transcendant. Ces deux écueils continueront toutefois
de menacer, jusqu’à aujourd’hui, le développement de la psychanalyse.
Lacan poursuivra, sur ce point comme sur tant d’autres, l’œuvre de Freud ;
quelques-uns de ses disciples n’en succomberont pas moins aux sirènes de
l’idéalisme, en élevant le « signifiant » à la mesure d’un transcendant.

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III

L’HOMME PLURIDIMENSIONNEL

Les disciplines qui s’inscrivent dans le champ des sciences


humaines peuvent soutenir un principe d’immanence causale dans la
mesure où l’homme, qui constitue leur objet, porte en lui-même le principe
de ce qui fait sa spécificité ; il s’agit donc pour chacune d’elles d’élaborer
une théorie rendant compte de ce « créateur » que nous avons
antérieurement opposé à l’utilisateur, et cette théorie doit viser ce qui fonde
ce créateur dans son activité créatrice ou, pour le dire d’une manière plus
précise, dans sa capacité à créer. En d’autres termes encore, l’homme
constitue la réalité dans laquelle il évolue, alors qu’elle lui apparaît
toujours déjà constituée, indépendamment de lui. Il nous restera à
comprendre la raison pour laquelle il demeure dans l’inconscience de cette
activité créatrice, de même qu’il nous faudra relativiser le produit de cette
élaboration psychique qui ne doit pas être prise pour le monde en lui-même
ou « en-soi ». Deux questions surgissent cependant une fois ce principe
d’immanence causale se trouve affirmé. La première concerne le rapport
que les différentes disciplines constituant les sciences humaines
entretiennent entre elles, dès lors que chacune d’elles adhère à ce principe.
La seconde intéresse le rapport qui se noue entre les sciences humaines et
les sciences dites « naturelles » ; elle invite à creuser la relation entre les
différents registres de réalité que ces ordres de sciences posent.

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122

Il ne suffit pas, en effet, d’affirmer la spécificité du registre des


sciences humaines et l’originalité de l’objet qu’elles se donnent ; il faut
encore pouvoir comprendre comment cette dimension qu’elles promeuvent
se conçoit par rapport au champ d’étude des sciences qui, historiquement,
les précèdent. Non seulement la question ne peut être éludée, mais elle se
révèle essentielle. Or si la réalité humaine se définit bien comme un ordre
de réalité spécifique, celui-ci n’en présuppose pas moins l’existence de
l’ordre de réalité dont traitent les sciences de la nature. Que l’on parle ici
de réalité humaine, de psychisme, de mental ou d’esprit, cette dimension
requiert notamment la présence préalable du corps biologiquement défini.
Point d’ « esprit » s’il n’est pas de « corps » ; il ne peut exister par lui-
même et doit en quelque sorte s’incarner. Est-ce à dire que disparaît du
même coup l’objet de la démonstration du chapitre précédent, visant à
autonomiser le registre de la réalité humaine ? Aucunement ! Il s’agit de
comprendre que le corps de l’homme lui permet d’accéder à un autre
registre d’aptitudes que celui que le seul biologique définit : celui-là
s’émancipe par rapport à celui-ci88. Une fois la réalité humaine installée,
elle répond à ses seules lois. Il en est finalement ici du psychisme par
rapport au biologique comme de ce dernier par rapport au physique.
Le registre du psychique, ou du mental, suppose celui du biologique
qui lui-même suppose celui de l’organique. Que néanmoins il y ait bien à
chaque fois rupture, nous sommes obligés de le déduire du fait qu’il existe,
d’une part, de la matière sans vie et, d’autre part, de la vie sans psychisme
(entendu dans le sens de la réalité humaine dont nous avons traitée). Si
l’esprit requiert qu’il y ait de la vie, laquelle requiert elle-même qu’il y ait
de la matière, le rapport entre ces ordres de réalité se comprend par
conséquent comme un rapport d’emboîtement ou d’étagement successif.
En revanche, la vie, surgissant de la matière, la dépasse et échappe à ses
lois, de même que l’esprit émergeant de la vie ; le rapport entre ces trois
ordres de réalité n’est donc qu’en apparence hiérarchique et les diverses
approches réductionnistes ont finalement été dupes de ce rapport
d’inclusion : subordonnant de façon simple et immédiate les registres, ils
ont fait des ordres de réalité biologique ou psychique de simples
épiphénomènes, respectivement, de la matière ou de la vie. Au demeurant,
si toute science est d’une certaine façon humaine, comme nous l’avons
rappelé précédemment, dès lors qu’elle suppose pour exister que l’homme

88. Nous reprendrons cette argumentation dans le tout dernier chapitre.

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123

ait mis en œuvre ses capacités humaines, alors le rapport entre ces trois
autres de réalité s’inverse d’une certaine façon au profit du registre des
sciences humaines.
La première question est, en revanche, d’une autre nature : elle ne
pose plus le problème des relations extérieures de l’entité sciences
humaines, mais celui des relations internes aux sciences humaines elles-
mêmes. Comment les différentes sciences humaines coexistent-elles à
l’intérieur de ce champ dorénavant spécifié ? Comment se considèrent-
elles les unes les autres et, surtout, comment se définissent-elles
mutuellement ? Contribuent-elles, sur le mode d’une sorte de partenariat, à
élaborer le registre de la réalité humaine ou, à l’inverse se situent-elles
dans un rapport concurrentiel ? À travers chacune d’elles, en principe,
l’homme se trouve étudié différemment : sur quoi cette différence se
fonde-t-elle ?

1) Disciplines et indiscipline

Dans le domaine d’étude que recouvrent les sciences humaines, la


psychologie occupe sans conteste une place très particulière. Cette place,
elle la doit d’abord à son histoire et nous en avons entrevu quelques
épisodes essentiels. Au siècle des Lumières, la psychologie, consciente de
sa spécificité et maîtresse de ses voies et moyens89, est « placée
explicitement à la base de la théorie de la connaissance », ainsi que
l’explique Cassirer, et cet auteur ajoute aussitôt : « jusqu’à la Critique de la
Raison pure de Kant, elle revendiquera ce rôle à peu près sans
contestation »90. Critiquant le rôle des idées innées, elle propose avant le
siècle de l’évolutionnisme, une genèse de l’esprit humain qui apparaît
comme la seule réponse satisfaisante au problème de sa nature. La
psychologie supplante donc la philosophie, ou, plus exactement, elle
s’offre comme la nouvelle philosophie. En conséquence, traitant du
problème de la connaissance, auquel se trouve identifié le fonctionnement
même de l’esprit humain91, elle connaît d’emblée une portée considérable

89. Cf. Gusdorf, L’avénement des sciences humaines au siècle des Lumières, op. cit., p.
21.
90. La philosophie des Lumières, op. cit., p. 146.
91. Tout comme, de nos jours, dans le cas du cognitivisme. Cette identification de
l’ensemble du psychisme à la cognition est à souligner.

123
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et elle gardera jusqu’à aujourd’hui un vaste domaine d’investigation,


malgré les réappropriations qu’effectueront les autres disciplines
s’inscrivant dans le champ des sciences humaines. En d’autres termes, la
psychologie a nécessairement un contenu fortement hétérogène, dès lors
qu’elle se veut science de la « psychè » dans son ensemble.
Se définir de la sorte comme la science de la psychè conduit à
revendiquer le droit d’intervenir dans quasiment tous les domaines qui
concernent culturellement l’homme. Cela permet en même temps de
s’approprier un champ d’investigation tellement vaste qu'il devient
impossible pour la discipline de dégager un seul objet d’étude, clairement
identifié et homogène en sa nature, auquel on accorderait un statut
scientifique. Il en résulte pour le moment au moins deux types de
conséquences. Le premier intéresse précisément le problème de
l’immanence causale : la revendication que peut en effectuer la psychologie
se révèle bien moins forte que dans l’ensemble des autres disciplines, pour
ne pas dire parfois très aléatoire, quoi qu’il en ait été des efforts des
fondateurs du XVIIIè siècle. On ne saurait véritablement s’en étonner
lorsque l’on considère les nombreuses sous-disciplines qu’elle regroupe et
la diversité de leurs approches : certaines, telle la psychologie
expérimentale, revendiquent explicitement le recours aux méthodes de la
physique, singeant sa scientificité faute de pouvoir affirmer la spécificité de
son objet92 ; d’autres, telle la psychophysiologie, s’inscrivent d’emblée
dans la dépendance de la biologie et ne saisissent l’objet de la psychologie
que comme un épiphénomène des réalités physiologiques93.
Le second type de conséquences n’en est pas moins important : du
fait de sa visée hégémonique et de sa nature protéiforme, la psychologie
s’installe dans une forme de conflit potentiel avec quasiment toutes les
autres disciplines des sciences humaines. Lorsque Daniel Lagache, visant
du reste plus l’unité disciplinaire et corporative de la psychologie que son
homogénéité scientifique, définit son champ d’investigation comme celui
« des interactions entre l’organisme et le milieu » et lui confère pour objet
92. On soulignera qu’aujourd’hui la psychologie expérimentale s’est résorbée, pour
l’essentiel, dans le cognitivisme.
93. On comprend que, confronté à de telles approches, Georges Canguilhem demande des
comptes à cette psychologie qui ne peut se définir « par une idée de l'homme » et qu'il lui
adresse, sous la forme d'un « conseil d'orientation », le célèbre avertissement : en sortant
de la Sorbonne, la glissade est facile vers la Préfecture de Police — en l'occurrence vers
une appréhension réductrice et purement adaptatrice de l'homme (« instrumentaliste », dit
Canguilhem), dès lors politiquement conservatrice, voire ségrégative et répressive
(« Qu’est-ce que la psychologie ? », 1958, p. 93, 90 et 100).

124
125

d’étude ces interactions94, il la conduit à empiéter, sans scrupule aucun, sur


le territoire de toutes les autres disciplines des sciences humaines. Laquelle
d’entre elles, en effet, ne se trouve pas concernée par un tel programme
« scientifique » ? La sociologie, par exemple, est incontestablement dans ce
cas. On tient la preuve la plus tangible d’un tel empiètement dans
l’existence même de la psychologie sociale, sous-discipline de la
psychologie, aujourd’hui de plus en plus influente : ne devra-t-on pas
accorder, quoi qu’il en soit des méthodes propres qu’elle a développées,
qu’elle chasse en définitive sur les mêmes terres que la sociologie ?
Bourdieu rappelle en tout cas à plusieurs reprises qu’il ne faut pas s’y
tromper : cette sous-discipline, soutiendra-t-il notamment, n’est qu’une
forme de repentir d’une psychologie qui, se voulant générale, a dû
concéder qu’elle évacuait le social95.
Au-delà de cette querelle particulière, la sociologie a précisément
dû historiquement, pour s’affirmer, lutter contre l’hégémonie de la
psychologie. La première exigence que doit se donner le sociologue
consiste à ne pas « abdiquer prématurément le droit à l’explication
sociologique ou, en d’autres termes, [à] ne pas recourir à un principe
d’explication emprunté à une autre science, qu’il s’agisse de la biologie ou
de la psychologie, tant que l’efficacité des méthodes d’explication
proprement sociologique n’a pas été complètement éprouvée »96. Si tel
n’est pas le cas, alors la sociologie n’a plus de raison d’exister ; elle se
saborde elle-même si elle se subordonne à une autre discipline. On
soulignera toutefois que, de nos jours, tous ceux qui se prétendent
sociologues ne se plient pas nécessairement à cette règle méthodologique ;
du même coup, ils en viennent à se placer d’eux-mêmes en dehors du
champ de la sociologie… Il ne suffit pas, par exemple, de faire appel à
l’ordinateur, ou aux statistiques, à propos de faits réputés sociaux pour

94. Lagache, L’unité de la psychologie, op. cit., p. 6. Autre définition, nous l’avons vu, de
Lagache concernant la psychologie, aussi large que celle-là : elle est la science de la
conduite (id., p. 52).
95. Ce faisant, la psychologie réaffirmait sans état d’âme son appropriation du domaine
social. Dans sa critique, Pierre Bourdieu paraît de prime abord plus intransigeant que le
fondateur de la sociologie française : en fait, si Durkheim semblait accorder un certain
crédit à la « psychologie collective », science qui était à ses yeux « tout à fait dans
l’enfance » (Éducation et sociologie, 1922, p. 89), c’était pour mieux la fondre dans la
sociologie (cf. « La psychologie, c’est la sociologie toute entière ; pourquoi ne pas se
servir exclusivement de cette dernière expression ? », Sociologie et philosophie, 1924, p.
47. Dans cette même page, il est question de « l’idéologie des psycho-sociologues »).
96. Bourdieu, Chamboredon et Passeron, Le métier de sociologue, op.cit., p. 35.

125
126

participer de son champ de compétence97 ; il est encore moins question


d’inscrire son entreprise dans le champ d’une « sociobiologie » qui efface
d’emblée la spécificité du social. On comprend les débats, parfois
acharnés, qui agitent la discipline. Il y va effectivement de son avenir.
Toutefois, cette exigence méthodologique vaut par conséquent vis-
à-vis de la psychologie également, à l’intérieur même du champ des
sciences humaines ; à l’origine de la sociologie, une telle règle apparaît
tout simplement décisive. Durkheim n’aura ainsi de cesse de dégager
l’explication sociologique de celle que fonde la psychologie et d’affirmer
tout au long de ses ouvrages le caractère sui generis des réalités sociales98.
Il martèle littéralement à son public qu’ « une explication purement
psychologique des faits sociaux ne peut […] manquer de laisser échapper
tout ce qu’ils ont de spécifique, c’est-à-dire de social »99 ; il demande
qu’on ne prenne pas l’effet (certains états psychiques, par exemple les
sentiments humains observables à l’intérieur d’une famille) pour la cause
(sociale donc ; dans le cas de la famille, elle rend compte de l’organisation
des rapports de parenté). D’où la règle fondamentale suivante, énoncée dès
1895 : « La cause déterminante d’un fait social doit être cherchée parmi
les faits sociaux antécédents, et non parmi les états de la conscience
individuelle »100. Aussi bien la sociologie doit-elle faire comme la
psychologie, en l’occurrence devenir objective, trouver dans les faits eux-
mêmes leurs raisons101 et donc les traiter du dehors, c’est-à-dire comme
des choses ; mais tout ceci sans qu’il puisse y avoir confusion d’objet.
La discipline sociologie pratique en fin de compte l’indiscipline vis-
à-vis de la psychologie102. Et l’on comprend que l’un des arguments

97. À l’inverse, cependant, le recours à ces moyens ne met pas d’emblée le chercheur hors
de la sociologie.
98. Cf. « Les faits sociaux ne diffèrent pas seulement en qualité des faits psychiques ; ils
ont un autre substrat, ils n’évoluent pas dans le même milieu, ils ne dépendent pas des
mêmes conditions » (Les règles…, préface de la seconde édition, p. XVII — souligné par
Durkheim) ou encore : « Alors que d’une manière générale les sociologues n’ont vu dans
les faits sociaux que des faits psychiques dérivés, c’est-à-dire agrandis et généralisés, nous
avons établi qu’entre les premiers et les seconds, il y a une ligne de démarcation analogue
à celle qui sépare le règne biologique du règne minéral » (« L’état actuel des études
sociologiques en France », 1895b, p. 101).
99. Les régles…, p. 106.
100. id., p. 109 (souligné par Durkheim).
101. « S’ils sont intelligibles tout entiers, […] il n’y a pas […] de motif pour chercher en
dehors d’eux les raisons qu’ils ont d’être » (id., préface à la première édition, p. IX).
102. Elle est très exactement de ne pas être la psychologie. Car une science « n’a de raison
d’être que si elle a pour matière un ordre de faits que n’étudient pas les autres sciences »
(Les règles…, p. 143).

126
127

majeurs de Durkheim, pour bien marquer la différence de champs de


compétences des deux disciplines, consiste à laisser l’individuel à la
psychologie et à s’attribuer, en tant que sociologue, le collectif. Sans doute
Durkheim ne disposait-il pas à son époque d’arguments plus marquants
vis-à-vis de tous ceux qui ne reconnaissaient que la place et le pouvoir de
la psychologie ; comme tous les novateurs, par ailleurs, il se situe dans une
forme de dépendance vis-à-vis du vocabulaire et du corps théorique du
modèle dont il cherche à se déprendre. Il n’empêche que ce Yalta
épistémologique se révèle essentiellement politique, et de cette ligne de
partage, rappelons-le, nous héritons toujours aujourd’hui. Elle n’est
satisfaisante qu’aux yeux de ceux qui ne cherchent pas à approfondir les
problèmes ou de ceux qui ont intérêt à ce qu’une telle répartition perdure.
On soulignera toutefois que la position de la sociologie vis-à-vis de la
psychologie n’est pas uniquement défensive : d’une part, il lui faut
s’approprier ce qui était jusque-là le bien de la psychologie ; d’autre part, et
surtout, elle va pouvoir tendre, elle aussi, à une forme d’hégémonie en
rapatriant dans son giron quasiment toutes les notions fondamentales de la
psychologie.
Durkheim, toujours lui, fait ainsi du langage, mais également de la
conceptualisation, une affaire sociale : puisqu’ils ne se manifestent que
sous la forme d’usages sociaux, puisqu’ils prennent nécessairement une
forme socialement contingente, c’est donc qu’ils relèvent intégralement du
champ de la sociologie. Il n’est même pas « nécessaire de démontrer que le
langage est, au premier chef, une chose sociale »103, soutient Durkheim ; et
contre l’empirisme et l’innéisme, il faut admettre « l’origine sociale des
catégories » de l’entendement104. La psychologie se voit littéralement
dessaisie de deux de ses domaines privilégiés d’investigation ! Et, à partir
du même type d’argument, Durkheim enfonce le clou lorsqu’il parle de la
morale : « elle change quand les sociétés changent. C’est donc qu’elle
résulte de la vie en commun »105 ; somme toute, il est normal que la
sociologie, science des « mœurs », se voit attribuer ce domaine-là
également. Dès lors, la part qui revient en propre à la psychologie rétrécit

103. Éducation et sociologie, op. cit., p. 57.


104. Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1912, p. 21. Cf. l’argumentation de
Durkheim concernant les « cadres solides qui enserrent la pensée » (id., p. 13), c’est-à-dire
le registre des concepts, pages 12 à 28 de cet ouvrage.
105. Éducation et sociologie, p. 55. Cf. encore : « La morale commence donc là où
commence l’attachement à un groupe quel qu’il soit » (Sociologie et philosophie, p. 53).

127
128

comme une peau de chagrin ! En fin de compte, lorsqu’une discipline


nouvelle s’installe (au même titre, du reste, qu’une profession), elle
demande à celles qui existaient déjà de se mettre un peu (voire beaucoup) à
l’étroit pour qu’elle-même puisse se prévaloir d’un champ de compétences.
Il s’ensuit une redistribution des cartes plus ou moins importante.
Avant d’en terminer, sur ce point, avec la sociologie, on ajoutera
qu’elle n’a pas eu à se battre que sur ce seul front pour défendre son
territoire et ses frontières. Elle eut à se situer dès ses origines par rapport à
l’histoire, à l’ethnologie, à la géographie humaine et à l’économie. Toutes
ces disciplines participent de ce qu’on appelle aujourd’hui les sciences
sociales. Outre le fait que celles-ci prétendent illégitimement recouvrir
l’ensemble des sciences humaines, qu’est-ce qui les distingue les unes des
autres ? Incontestablement, la question se pose, en même temps que celle
du type de rapport qu’elles entretiennent. Elle reste précisément ouverte,
même si l’on s’accorde sommairement pour attribuer à l’histoire le
domaine du passé et donc du temps, à l’ethnologie celui de la diversité
géographique et donc de l’espace, enfin à la sociologie celui des
différences proprement sociales et donc de la stratification sociale. Partage
apparemment raisonnable, mais qui n’est pas sans soulever de nombreux
problèmes lorsqu’on entre dans le détail d’une analyse. La place de
l’économie est encore plus problématique aux yeux du sociologue, de
Marx jusqu’à Bourdieu : il tend, non sans raisons, à contester non
seulement ses méthodes et ses procédures, mais également ses postulats
scientistes et en fin de compte à lui dénier son autonomie.

La linguistique a une autre histoire encore, mais un rapport aussi


conflictuel — au sens positif du terme — aux autres disciplines des
sciences humaines que la sociologie. On ne remontera pas ici jusqu’à
l’avènement de la philologie à la Renaissance, ni même jusqu’à la
grammaire comparée et la linguistique historique du XIXè siècle : on s’en
tiendra à Ferdinand de Saussure, dont tout le monde s’accorde à dire qu’il
est le père de la linguistique moderne — laquelle a donc universitairement
disparu, seulement en France, ce qui témoigne de l’actualité des tensions
entre disciplines106. Or, si Saussure insiste sur l’arbitrarité — ou la parfaite

106. Georges Gusdorf rappelle par ailleurs que la séparation entre linguistique et philologie
est également une acquisition du XVIIIème siècle : une fois le langage désacralisé, les faits
de langue peuvent être étudiés en eux-mêmes (L’avènement des sciences humaines au
siècle des Lumières, p. 287).

128
129

relativité — des phénomènes langagiers, il saisit parfaitement qu’on ne


peut en demeurer à ce constat pour participer d’un nouveau champ de
scientificité107 : une telle approche contribue sans nul doute à spécifier
l’objet que les sciences humaines en général se donnent, mais elle demeure
négative puisqu’elle définit les phénomènes humains uniquement par
rapport à ceux dont traitent les sciences de la nature, insistant sur leur
absence de détermination108. Il s’agit donc pour lui de montrer qu’il y a
bien un déterminisme rendant compte du fonctionnement langagier,
déterminisme par ailleurs irréductible à ceux qui peuvent être invoqués
dans les autres disciplines constituant les sciences humaines109.
D’abord, l’arbitrarité de la langue n’est pas absolue : Saussure met
en évidence une part de « motivation », donc de détermination, qui se
traduit dans les rapports, syntagmatiques ou associatifs, dont la langue
regorge. Cette motivation conduit à rechercher des facteurs d’un autre
ordre que celui du social et de l’histoire, donc à asseoir la spécificité du
registre linguistique110. Ensuite, Saussure suggère que cette caractéristique
de la langue lui confère une certaine liberté : elle devient, dit-il,
« organisable à volonté, dépendant uniquement d’un système rationnel »111.
De la raison se trouve donc secondairement introduite, corrigeant, dit
Saussure, « un système naturellement chaotique » et c’est dans la réflexion
qu’il conduit à ce niveau que se situe son apport décisif : il montre que la
langue est un système cohérent, qui a donc son organisation propre, c’est-à-
dire sa rationalité. Fort logiquement, il propose à ses collègues linguistes
de s’assigner comme but premier dans leurs recherches « la limitation de
l’arbitraire », c’est-à-dire ce qui, dans le fonctionnement du langage, peut

107. À moins qu’on ne cherche à expliquer cette caractéristique elle-même, ce qui est un
autre problème. Il s’agit alors de rendre raison de cette arbitrarité, « irrationnelle » au
regard d’une approche relevant des sciences de la nature.
108. Ainsi font donc toujours ceux qui ne cessent de s’élever contre le « discours de la
science ».
109. Sur cette problématique de l’arbitraire chez Saussure et les deux conceptualisations
qu’elle recouvre, cf. J.-Y. Urien, « De l’arbitraire saussurien à la dissociation des plans »
(1988).
110. L’argumentation de Ferdinand de Saussure est particulièrement intéressante : « En
effet, lui font dire les rédacteurs du Cours, tout le système de la langue repose sur le
principe irrationnel de l’arbitraire du signe [où l’on voit clairement, au passage, à quel
point, pour Saussure, l’arbitrarité est irrationnelle] qui, appliqué sans restriction, aboutirait
à la complication suprême ; mais l’esprit réussit [malgré tout et par ailleurs, ajouterions-
nous] à introduire un principe d’ordre et de régularité dans certaines parties de la masse
des signes, et c’est là le rôle du relativement motivé » (Cours…, p. 182).
111. Id., p. 112. « Son caractère social, considéré en lui-même, ne s’oppose pas
précisément à ce point de vue », ajoute aussitôt Saussure.

129
130

être rapporté à des lois qui — c’est cela qui nous intéresse ici — ne sont
pas celles du social, ni celles que la psychologie dégage dans son domaine
propre. Pourtant Saussure définit par ailleurs la langue comme une
« institution sociale » et le signe comme une « entité psychique » : les
frontières de sa discipline gardent par conséquent encore un certain flou.112
De son côté, la psychanalyse a toujours cherché, contrairement à la
psychologie, à spécifier son objet, en l’occurrence la dimension de
l’inconscient. Elle s’inscrit du reste, dès son origine, en rupture avec la
psychologie régnante, tout en se présentant comme une nouvelle
psychologie puisqu’elle se fait « psycho-analyse ». Il est vrai qu’elle
contribuera à renouveler les études psychologiques, mais elle aura aussi
constamment à se méfier de l’assimilation que la psychologie opère de ses
découvertes. Le rapport qu’elle entretient par ailleurs, depuis Freud, avec
la sociologie, l’ethnologie et la linguistique n’est pas non plus aussi
simple qu’il n’y paraît : elle leur emprunte, tout en affirmant sa
spécificité, mais elle tend aussi fréquemment à absorber les domaines
d’étude que recouvrent ces disciplines, allant jusqu’à les en désapproprier.
Nous allons y revenir ; provisoirement, nous pouvons conclure que le
champ de compétence des sciences humaines se trouve traversé par des
conflits disciplinaires importants : les frontières sont incertaines et les
rapports plus tendus qu’il n’y paraît. Chaque discipline se définit bien
dans l’indiscipline vis-à-vis de ses consœurs. Sans doute est-ce là un
défaut de jeunesse, mais il faut aller plus loin dans l’analyse pour
comprendre ce qui fonde ces rapports conflictuels.

II) La tendance à l’unidimensionnalité

L’histoire récente des sciences humaines est particulièrement


éclairante pour ce qui concerne les rapports entre les différentes
disciplines à l’intérieur des sciences humaines. Les années 1960-1980 ont
constitué une période très intéressante dans la mesure où les disciplines en
question ont dialogué les unes avec les autres et se sont en quelque sorte
fécondées mutuellement en s’empruntant. On pourrait presque parler d’un

112.Cours…, op. cit., p. 107 et 99. De telle sorte que sa disparition et la naissance sur ses
cendres de « sciences du langage », au pluriel, étaient en un certain sens prévisibles. Est-ce
cependant là la meilleure manière d’honorer l’héritage de Saussure ?

130
131

âge d’or des sciences humaines ; d’une certaine façon, les sciences
cognitives ont connu récemment une période analogue. En même temps,
pourtant, ce dialogue n’en a pas vraiment été un : pour qu’un échange
véritable s’instaure, encore faut-il qu’il y ait des protagonistes prêts à
modifier leurs propres points de vue, mais d’abord et avant tout capables
d’accorder à l’autre une position dont il lui faut tenir compte. Or tel n’a
pas été véritablement le cas : tout s’est passé comme si chaque discipline
ne pouvait pas ne pas prendre note de la réalité de sa voisine dont elle
enregistrait les avancées, mais comme si, en même temps, elle lui déniait
l’existence même. Jamais donc les disciplines constituant les sciences
humaines n’ont connu autant de relations qu’à cette époque113, mais
jamais non plus ce qui fonde leurs rapports n’a été aussi nettement mis en
évidence.
L’homme d’ouverture qu’était à l’époque le chercheur ou la
personne avertie dans le champ des sciences humaines114 se sentait en fait
envahi d’un étrange sentiment : d’une part, il participait d’une certaine
effervescence des esprits, avec des débats qui se déroulaient à peu près
dans toutes les directions ; d’autre part, il se vivait d’autant plus déchiré
entre des positions auxquelles il pouvait plus ou moins adhérer qu’il ne lui
était pas permis d’assumer l’ensemble de ses choix théoriques. Il faut
d’abord avoir en tête que cette époque est celle qui a connu pêle-mêle la
publication des Écrits de Lacan (1966), celle de Les mots et les choses de
Foucault (1966), la diffusion importante des travaux de Claude Lévi-
Strauss, les recherches de Louis Althusser et de son équipe (Pour Marx
paraît en 1965, Lire le Capital en 1968), celle encore des sociologues de
l’éducation et les premiers travaux marquants de Pierre Bourdieu et de ses
collègues (Les héritiers sont publiés en 1964, Le métier de sociologue en
1968 et La reproduction en 1970) ; bien d’autres ouvrages encore seraient

113. è
À vrai dire, les premières décennies du XX siècle ont connu une période remarquable
de confrontation et d’enrichissement mutuels, dont témoigne par exemple une revue
comme le Journal de psychologie.
114. Les éditeurs témoignent très fortement de cette sorte d’âge d’or des sciences humaines
et de la variété des ouvrages publiés : ils contribuaient, certes, à créer la demande, mais
celle-ci était très importante. De telle sorte que la chute des ventes dans ce domaine s’est
révélée quelques années plus tard extrêmement brutale, alors que, paradoxalement, le
public potentiel de ce type d’ouvrages ne cessait de croître au sein des universités… cf. M.
Gauchet, « Le niveau monte, le livre baisse » (1996, in La démocratie contre elle-même,
2002, p. 171-175).

131
132

à citer115. En outre, la plupart de ces auteurs se connaissent et nouent des


relations personnelles116. Bref, l’émulation est intense et retentit sur tous
ceux qui s’intéressent aux sciences humaines ; universitairement,
personne ne se cantonne alors strictement à sa discipline.
En même temps, il est clairement impossible d’assumer donc les
choix théoriques que l’on peut effectuer en glanant parmi les apports des
auteurs à succès du moment. Ceux pour lesquels la psychanalyse est le
domaine privilégié s’intéressent fréquemment à l’époque à la sociologie
marxiste (alors en position dominante), et inversement. Le marxisme
orthodoxe interdit toutefois qu’une quelconque place soit laissée au
discours de la psychanalyse ; la psychanalyse, de son côté, ne permet pas
plus qu’on intègre les apports de la sociologie marxiste. Or, ce n’est pas là
une simple affaire de politique disciplinaire ; c’est le résultat de positions
épistémologiques exclusives les unes des autres : voilà ce qu’il faut
souligner et dont il faut analyser les ressorts. De telle sorte que celui qui
éprouve un intérêt pour ces deux disciplines vit au quotidien et de façon
consciente la fameuse division du sujet117, mais également, en son sein
même, la non moins fameuse lutte des classes ! Les tentatives de
conciliation des deux modèles théoriques que représentent par exemple
les travaux de Reich, puis ceux de Marcuse, aboutissent toutes à des
échecs cinglants. La linguistique également, discipline « pilote » des
sciences humaines, constitue un autre champ théorique important et en
même temps une occasion supplémentaire de « dissociation » de la
personnalité !

Quelles sont les raisons de ces impossibilités à conjoindre des


mouvements théoriques riches et heuristiques et à faire se rencontrer, au-
delà des apparences, des disciplines qui devraient être idéalement
partenaires et donc complémentaires ? La réponse est simple : chacune de
ces disciplines prétend, dans son domaine propre, pouvoir rendre compte

115. Par exemple le traité sur Les sciences humaines et la pensée occidentale de Georges
Gusdorf, dont le premier tome paraît en 1966. Cet ouvrage n’aura toutefois pas, nous
l’avons souligné, l’audience qu’il méritait.
116. Entre autres exemples, le linguiste Roman Jakobson assiste à certains séminaires de
Jacques Lacan qui emprunte lui-même à ses travaux et à la linguistique en général ; Louis
Althusser fréquente les milieux psychanalytiques et s’inspire de la démarche de Lacan ;
ses élèves suivent les séminaires de Lacan, lesquels ont lieu à partir de 1964 à l’École
Normale Supérieure de la rue d’Ulm, fief d’Althusser, etc.
117. Il fait en quelque sorte, au sens étymologique, l’expérience de la schizo-phrénie d’un
point de vue théorique !

132
133

à elle seule de la complexité de l’humain. Elle exclut donc de fait les


disciplines concurrentes. Prenons la psychanalyse, chez Freud d’abord :
nombreux sont les passages de son œuvre où il laisse entrevoir qu’il existe
d’autres explications possibles du fait humain que celle que lui-même
propose avec la psychanalyse. D’une part, dans quelques articles, il met
explicitement en rapport la psychanalyse avec les autres disciplines118 ;
d’autre part, dans ses travaux traitant de l’art, il concède que la
psychanalyse n’épuise pas la réalité artistique et se montre notamment
incapable d’expliquer la dimension proprement technique de l’œuvre
d’art119. En même temps, aux yeux de Freud, et à ceux de Lacan à sa suite,
le seul moteur de l’humain reste celui du désir ; il est l’unique
déterminisme qu’ils connaissent et il rend compte du registre humain dans
son entier. Tout le fonctionnement de l’homme peut en définitive se
rapporter à la façon dont celui-ci négocie la problématique de la
satisfaction.
Aucune place n’étant laissée à un autre déterminisme, les réalités
dont traitent la sociologie ou la linguistique rentrent nécessairement dans
le giron de la psychanalyse. Aussi bien le langage que la façon de nouer
du lien social s’expliquent à partir de la conception psychanalytique. Chez
Lacan, la réduction apparaît plus nette encore que chez Freud : langage,
loi et désir sont ensemble rapportables à la même problématique et aux
mêmes processus psychiques. Le symbolique, registre de détermination de
l’humain chez Lacan, bien qu’hétérogène dans ses effets, demeure
monolithique. Chez Freud, déjà, un concept permettait de rapporter
l’ensemble des productions humaines aux avatars de la problématique de
la satisfaction des désirs pulsionnels : il s’agit de la sublimation. Ce
concept, pourtant peu élaboré par Freud et insuffisamment explicité aux

118. Notamment dans « L’intérêt de la psychanalyse » (1913).


119.« Freud, dira Lacan, a toujours marqué avec un infini respect qu’il entendait ne pas
trancher de ce qui, de la création artistique, faisait la véritable valeur. Concernant les
peintres aussi bien que les poètes, il y a une ligne à laquelle s’arrête son appréciation. Il ne
peut dire, il ne sait pas ce qui, là, pour tous, pour ceux qui regardent ou qui entendent, fait
la valeur de la création artistique » (Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, p. 101). Dans l’ouvrage sur Léonard de Vinci, notamment, Freud avouera
que « l’essence de la réalisation artistique » lui reste « psychanalytiquement inaccessible »
(Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, 1910, p. 273-275) ; dans la présentation
qu’il fait de lui-même, il résume : « L’analyse ne peut rien dire qui éclaire le problème du
don artistique, de même que la mise au jour des moyens avec lesquels l’artiste travaille,
soit de la technique artistique, ne relève pas de sa compétence » (op. cit., p. 111).

133
134

yeux de plusieurs commentateurs de son œuvre120, permet d’effectuer une


véritable opération de récupération. C’est de la constitution même de la
civilisation, pas moins, ainsi que de son extension, qu’il prétend rendre
compte. Ce concept éclaire cependant bien plus que les formes, par
ailleurs plus ou moins valorisées, que recouvre telle civilisation et que le
processus de la civilisation en général : il permet d’expliquer l’existence
même du registre du culturel, c’est-à-dire tout l’homme.
Or, il en va exactement de même du marxisme : les productions
humaines ne sont explicables, aux yeux de ceux qui s’inscrivent dans le
champ de ce modèle théorique, qu’à partir des conflits sociaux et de la
notion centrale de lutte de classes. Le moteur de l’humanité se résume
pour le marxiste à cette notion121, là où pour l’adepte de la théorie
psychanalytique règne en maître, si l’on peut dire, le désir. En d’autres
termes, pour Marx, il n’est jamais qu’une seule science : l’histoire (toute
l’histoire se réduisant à des luttes de classes). Cependant, un concept
permet plus particulièrement d’opérer une récupération du même type que
celle produit la psychanalyse avec la sublimation : il s’agit de celui de
superstructure122. Dans la théorisation de Marx, la superstructure n’est
jamais que la traduction « idéologique » d’un état historiquement
déterminé de la production. En fait, il n’y a de superstructure que par
rapport à une base qui est constituée par les moyens de production, c’est-
à-dire les conditions économiques. Les « idées », ou les représentations,
politiques, juridiques, religieuses, philosophiques (qui forment la
superstructure) sont le produit de cette base, ou « infrastructure »
économique ; elles naissent donc des conditions d’existence matérielle,

120. Cf. par exemple l’ouvrage d’Antoine Vergote qui commence ainsi : « Freud ne cesse
d’affirmer la nécessité pour l’homme de sublimer une part importante des pulsions
libidinales ; mais tout le long de son œuvre, il essaie en vain d’élaborer l’articulation
conceptuelle de ce qu’il désigne par le mot de sublimation » (La psychanalyse à l’épreuve
de la sublimation, 1997, p. 7).
121. Engels écrira ainsi que la loi d’après laquelle toutes les luttes historiques ne sont
jamais que l’expression des luttes des classes sociales « a pour l’histoire la même
importance que la loi de la transformation de l’énergie pour les sciences naturelles »
(Marx, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, 1885, Préface à la 3è édition allemande,
p. 14).
122. Les préfixes « sub » et « super » renvoient en fait tous deux à l’idée d’un déplacement
vers le haut. On soulignera qu’à l’instar des commentateurs de Freud et de sa notion de
sublimation, Louis Althusser mettra l’accent sur la « lacune théorique » concernant « la
nature du rapport existant entre la base d’une part et la superstructure d’autre part. »
« Tout ce que Marx en dit, poursuit-il, est que la superstructure s’élève (sich erhebt) sur la
base… Nous voilà bien avancés » (« Marx dans ses limites » , in Écrits philosophiques et
politiques, 1994, p. 416, souligné par l’auteur).

134
135

c’est-à-dire sociale123. Tout phénomène humain, et donc l’ensemble de la


culture, s’y trouve par conséquent rapportable124.
Bien qu’ayant remarquablement critiqué les fondements de la
théorie économique classique — en tant qu’ils constituent une réduction
naturalisante des échanges humains et de leurs lois —, Marx reste en fin
de compte prisonnier d’une conception économique du social dans la
mesure où il met l’accent sur les rapports de production. Or, les rapports
sociaux dépassent très largement ce registre de l’économique et ils n’y
trouvent d’ailleurs pas leur explication. Les sociologues qui succèderont à
Marx, de Simmel jusqu’à Bourdieu, souligneront ce point125. Et s’il n’est
pas, chez eux, un concept générique analogue à celui de superstructure
auquel ils se rallieraient, ils tendront tous très fortement, malgré leurs
dénégations réaffirmées, à développer un sociocentrisme. Tous
concevront en définitive le social comme l’unique registre explicatif de
l’humain, comme le seul qui détermine les productions humaines, quelles
qu’elles soient. Nous avons déjà vu ce qu’il en était chez Durkheim. Si,
plusieurs décennies après lui, nous nous intéressons à l’œuvre dense de
Pierre Bourdieu, nous constatons le même type d’appropriation. Celui-ci a
montré de manière remarquable à quel point rien ne pouvait échapper au
regard et à la compétence du sociologue126 ; ce faisant, il a fonctionné de
telle façon qu’aucune véritable place n’était laissée à une explication autre
que sociologique.

123. « Dans la production sociale de leur existence, explique Marx, les hommes entrent en
des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production
qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives
matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique
de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique
et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de
production de la vie matérielle conditionne le processus de la vie sociale, politique et
intellectuelle en général » (Préface à la « Critique de l’économie politique » , in
Contribution à la critique de l’économie politique, op. cit., p. 4). Cf. encore Engels : « La
structure économique de la société constitue chaque fois la base réelle qui permet, en
dernière analyse, d’expliquer toute la superstructure des institutions juridiques et
politiques, aussi bien que les idées religieuses, philosophiques et autres de chaque période
historique » (Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1880, p. 87).
124. Quoi que dise Althusser : selon lui, Marx n’inclut pas dans la superstructure la
science, pas plus que la langue (Lire le Capital, I, 1968, p. 169).
125. Cf. l’ouvrage de Jean-Michel Le Bot, Aux fondements du « lien social », 2002.
126. Il l’a montré dans ses propres travaux, mais également à travers ceux de son école,
publiés notamment dans la revue qu’il dirigeait, Les Actes de la Recherche en Sciences
Sociales.

135
136

La linguistique n’a pas été en reste par rapport à ses disciplines


consœurs, à savoir ici la psychanalyse et la sociologie. Elle a tendu
fréquemment, elle aussi, à s’annexer la totalité des productions et des
capacités humaines. Il est vrai que, d’une part, rien n’échappe non plus au
langage, lequel permet de nommer, donc de faire exister conceptuellement
des réalités (sur un mode scientifique ou non), et que, d’autre part et
surtout, l’assimilation de la culture au seul langage, position sur laquelle
s’accordent tous ceux qui s’inscrivent dans le champ de l’anthropologie
moderne (l’homme se spécifiant à leurs yeux par le fait qu’il parle), non
seulement pousse les linguistes à une telle annexion, mais les légitime
d’emblée dans une prétention de cet ordre. Saussure avait, on le sait, situé
la science de la langue dans une science plus large qui se donnerait pour
but d’étudier « la vie des signes au sein de la vie sociale » et qu’il avait
désigné du terme de « sémiologie »127. Certains ont depuis tenté de donner
un statut à cette sémiologie dont Saussure déterminait « d’avance » la
place et cette « science » a même connu une certaine fortune, à travers des
auteurs différents. Dépassant l’ambition de Saussure, tous ont alors
d’emblée expliqué la totalité de l’humain à partir de ce domaine d’étude
nouveau, en ramenant n’importe quelle production humaine à un système
de « signes ».
L’œuvre de Roland Barthes, tout au moins à ses débuts, est
particulièrement représentative de ce mouvement. Allant plus loin que
Saussure qui voyait la linguistique destinée à se fondre dans une science
générale des signes, Barthes fait de la sémiologie une propriété spécifique
de la linguistique128. Il prend par conséquent pour modèle le système
langagier et ses processus, tels qu’ils ont été dégagés par la linguistique
structurale proprement dite, et il revendique le droit de l’appliquer à
n’importe quelle manifestation du social, bien au-delà des réalités
auxquelles on en demeurait jusque-là, tel le fameux code de la route. Il
s’attaquera donc aux productions littéraires, mais également
cinématographiques et musicales, ou encore à la mode vestimentaire ou

127. Cours…, p. 33 (souligné par Saussure). Il est hautement significatif qu’il ait fait
dépendre une telle science d’une « psychologie sociale » (la langue étant à ses yeux une
institution sociale parmi d’autres), et par conséquent, comme il le dit lui-même, de la
psychologie (on saisit encore une fois l’importance accordée à cette discipline en tant
qu’elle subsume l’humain — cf. ci-dessus)
128. Cf. « Il faut donc peut-être renverser la formulation de Saussure et affirmer que c’est
la sémiologie qui est une partie de la linguistique » (Système de la mode, 1967, Avant-
propos, p. 9).

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137

alimentaire. Avec lui, c’est en fin de compte de toute réalité culturelle que
la sémiologie s’empare et, pour ce faire, Barthes utilise un concept
particulier qui aura analogiquement le même statut que ceux de
sublimation ou de superstructure : la connotation, en tant qu’elle s’oppose
à la dénotation129, permet à la sémiologie d’avoir une emprise décisive sur
tout phénomène humain dans la mesure où elle lui permet de le faire
entrer dans le domaine de la « signification ». En d’autres termes, grâce à
ce concept, tout phénomène humain, et en définitive tout processus
humain devient du signe130.

III) Des déterminismes co-occurrents

Chaque discipline, à l’intérieur des sciences humaines, tend donc à


ramener à son point de vue, et à expliquer à partir des lois qu’elle met en
évidence, tout phénomène humain ; elle pratique l’unidimensionnalité ou,
si l’on veut, le monodéterminisme et il s’agit en fin de compte pour le
chercheur de choisir son camp à partir de sa vision de l’homme. En même
temps, pourtant, les auteurs qui marquent ces disciplines émettent
régulièrement quelques réserves dans leur entreprise explicative. La plupart
du temps, c’est de manière incidente qu’ils sont amenés à concéder que
leur point de vue ne suffit pas et qu’il faut donc convoquer une autre
approche, donc faire appel à un autre déterminisme et à une autre
discipline, pour rendre compte de telle réalité à laquelle ils se trouvent
confrontés131. Le propos se trouve alors toujours teinté d’ambivalence,
voire traduit ce type de formulation à travers lequel les cliniciens ont
coutume de résumer le fonctionnement du fétichiste : « je sais bien, mais
quand même ! » « En somme, je continue à faire comme s’il n’en était rien
et comme si je pouvais annuler la présence de l’autre » : ce refus de savoir,
la psychanalyse le dénomme « déni de la réalité », mais elle le pratique

129. Cf. notamment les « Éléments de sémiologie », L’aventure sémiologique, ch. IV


(1964, p. 76-80).
130. Autrement dit encore, ainsi que l’affirme Barthes, « Le langage humain, n’est pas
seulement le modèle du sens mais aussi son fondement » (Système de la mode, op. cit.,
p. 9). Traitant de la mode, Barthes soutiendra par exemple que « Le système vestimentaire
semble pris en charge par le sytème linguistique » (id., p. 38).
131. Georges Gusdorf, en son temps, résumait déjà ainsi la situation : « En dépit de leurs
efforts, les diverses sciences de l’homme ne parviennent pas à se partager d’une manière
nette le domaine humain. Chacune le revendique en entier, sans pouvoir pour autant nier
l’existence des autres disciplines » (Introduction aux sciences humaines, op. cit., p. 486).

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138

idéologiquement, aussi bien que la sociologie ou que la linguistique. Il


reste que, par-ci par-là, des concessions se font jour…
On l’a vu par exemple pour la psychanalyse, chez Freud lui-même,
lorsque celui-ci aborde la question de l’art. Dans ces passages, épars mais
assez nombreux dans son œuvre, Freud fait clairement état d’une limite
rencontrée par la discipline qu’il promeut et donc d’une incompétence du
psychanalyste à rendre compte de manière exhaustive de l’œuvre d’art.
Cela suppose qu’un autre point de vue soit adopté pour éclairer ce qui
précisément se trouve hors de portée de la psychanalyse, à la condition,
toutefois, de ne pas tout faire reposer sur des « dons », donc sur un
équipement essentiellement biologique132. Lorsque Durkheim, de son côté,
essaie de montrer par exemple à quel point « la psychologie toute seule est
une ressource insuffisante pour le pédagogue », il se trouve obligé de
concéder qu’il existe en l’homme des « aptitudes très générales » sans
lesquelles le façonnage de la société serait « évidemment irréalisable »133.
En clair, sans ces « aptitudes » qui échappent à la juridiction de la
sociologie, l’homme ne serait pas l’homme malgré l’importance de la
marque du social. Pierre Bourdieu devra de même admettre, entre autres
exemples, lorsqu’il traite du langage, que, s’il y a bien une sociologie du
langage, « les déterminismes sociaux [ont] à compter avec d’autres
déterminismes » et qu’en l’occurrence le « linguistiquement pertinent »
n’est pas le « sociologiquement significatif »134.

En fait, toute réalité concrète se révèle être le produit de plusieurs


déterminations et on ne s’étonnera pas de voir des spécialistes relevant de
disciplines différentes s’en emparer. Ils feront à chaque fois ressortir, avec
raison et de manière cohérente, l’assignation de cette réalité à un
déterminisme qui est celui que leur discipline met en avant. Le problème

132. Ce à quoi tend évidemment Freud dans les passages en question.


133. Éducation et sociologie, op. cit., p. 106. « Si l’homme peut apprendre à se sacrifier,
c’est qu’il n’est pas incapable de sacrifice ; s’il a pu se soumettre à la discipline de la
science, c’est qu’il n’y était pas impropre », continue Durkheim. De manière significative,
ces aptitudes sont aussitôt ramenées par Durkheim au rang de « vagues et confuses
dispositions ». Et il ajoute : entre elles et « la forme si définie et si particulière qu’elles
prennent sous l’action de la société, il a un abîme » (id.).
134. « Le fétichisme de la langue », op. cit., p. 14. Pierre Bourdieu concède là qu’il existe
« une capacité de parler qui est à peu près universellement répandue ». Toutefois, cette
capacité « génériquement définie », bien que propre à l’homme et donc culturelle, n’est
admise qu’en tant qu’elle est inscrite dans son patrimoine biologique (id.). En d’autres
termes, il est possible de soutenir que Pierre Bourdieu pratique là une forme de fétichisme
du langage…

138
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réside dans le fait que, confrontés à cette surdétermination, les spécialistes


des différentes disciplines entrent aussitôt en concurrence en raison de leur
tendance à l’unidimensionnalité explicative. Un exemple, pris chez le
nourrisson, nous fera mieux comprendre comment les choses se passent :
celui de la succion. Cet exemple a été discuté notamment par Tran-Thong,
un psychologue de l’enfant qui a travaillé sur le concept de stade dans le
champ de la psychologie135. Tout le monde peut observer une telle réalité
concrète ; on peut même soutenir qu’elle n’échappe à personne. Selon le
regard qu’on portera sur cette réalité, on en fera cependant des phénomènes
totalement différents, qui vont prendre à chaque fois sens dans des réseaux
de relations explicatives distincts et mutuellement exclusifs les uns des
autres. En l’occurrence, un tel comportement va être le point de départ,
pour les uns de tout le comportement intellectuel de l’homme, pour les
autres de son comportement affectif.
Piaget et Freud débutent ainsi tous deux leur système de stades par
une analyse du phénomène de la succion. Pour le premier, l’objet que se
donne le nourrisson est un objet de connaissance et c’est en quoi un tel
comportement représentera l’ébauche de toute l’activité intellectuelle de
l’homme. Piaget comprend un tel phénomène comme un réflexe pris
d’emblée dans le jeu d’assimilation - accommodation qui définit pour lui,
par un effet de complexification progressive, toute l’évolution du petit de
l’homme, depuis les schèmes sensori-moteurs jusqu’aux opérations
formelles. Freud, tout autrement, saisit l’objet que se donne le nourrisson à
travers la succion en tant qu’objet de satisfaction. À ce titre, il est
emblématique de la fameuse phase orale et il inaugure l’ensemble du
comportement affectif et sexuel de l’homme. Si Tran-Thong tend à réduire
la portée de la découverte freudienne en la ramenant aux stades mis en
évidence par Freud, il n’a pas tort de faire remarquer que ces deux auteurs
ont d’emblée une perspective totalement opposée, mais qu’ils s’inscrivent
en revanche dans une démarche identique, supposant une
unidimensionnalité explicative. Les systèmes sont radicalement différents,
parce que les perspectives sont divergentes, mais méthodologiquement ils
procèdent des mêmes présupposés.

135. Stades et concepts de stade de développement dans la psychologie contemporaine,


1967, p. 304-305. La partie dans laquelle s’inscrit cette discussion est précisément
intitulée : « approche unidimensionnelle et approche multidimensionnelle ».

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Un tel exemple peut paraître éclairant, parce qu’il nous fait


remonter à l’origine même de deux systèmes théoriques majeurs et qu’il
nous fait mettre le doigt sur ce qui fonde d’emblée leurs divergences. Il
oblige à saisir en même temps que c’est le point de vue qui fait l’objet : il
ne peut être ici question de prétendre l’inverse. Du coup, ce n’est plus du
même objet que ces deux auteurs parlent. Et c’est bien ce qui est difficile à
comprendre pour celui qui ne parvient pas à se détacher du concret.
Concrètement, c’est toujours de la succion qu’il s’agit ; le mot lui-même
garantit l’identité de ce dont on parle. Cette réalité-là participe cependant
d’un savoir social qui s’est imposé depuis un certain temps.
Explicativement, il ne s’agit plus de la même « chose » : la succion se
trouve rapportée à d’autres concepts et c’est cette démarche — et celle-là
seulement — qui en fait scientifiquement un phénomène. La succion,
comme réalité concrète, s’évanouit littéralement dans l’analyse produite et
elle donne lieu, à chaque fois, à la promotion théorique d’un nouvel objet,
au même titre que le sucre, comme réalité concrète, se dissout, si l’on peut
dire, pour donner lieu chimiquement à de la saccharose ou biologiquement
à du glucose, du fructose ou de la lévulose, voire médicalement à de la
glycémie.
On comprend, du coup, quelle est la limite de la pluridisciplinarité.
En effet, il ne viendrait à l’esprit d’aucun homme informé de réduire l’une
des réalités ci-dessus issues de l’analyse du sucre à la pierre de sucre qu’il
met le matin dans son café, pas plus qu’il n’identifierait H2O avec l’eau du
robinet ou le chlorure de sodium avec le sel de Guérande. Chacun sait que
ce sucre, cette eau ou ce sel ne sont pas « purs », comme on dit alors ; nous
l’avons appris et admis. Nous savons que les objets scientifiques que les
disciplines dégagent ne se trouvent pas isolément dans la nature.
Précisément, le même raisonnement vaut dans le champ des sciences
humaines, bien qu’il soit loin de s’imposer même chez les esprits les plus
éclairés. La même démarche est en effet requise d’une réalité comme la
succion ou de n’importe quel autre comportement humain. La
pluridisciplinarité, prenant justement acte de la réduction inhérente à toute
démarche à prétention scientifique dans le champ de l’humain, en tant
qu’elle suppose une analyse, pense pouvoir en corriger les effets.
Néanmoins, on saisit aussitôt ses limites lorsqu’elle prétend rendre compte
d’un objet, quel qu’il soit, qui demeurerait indéfectiblement le même à
travers les entames des différentes disciplines. La juxtaposition des savoirs

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que prône la pluridiscipline se révèle impossible : au sens strict, il ne


saurait y avoir de mise en commun. De quel point de vue, surplombant tous
les autres, pourrait-elle d’ailleurs s’effectuer ?
La pluridisciplinarité vise en fait l’association de disciplines
différentes pour rendre compte d’une question qui se pose d’abord et avant
tout d’un point de vue social. On comprend qu’elle soit particulièrement
valorisée dans certaines écoles dont l’objectif est de former théoriquement
des professionnels (école d’architecture, école d’orthophonie, école
d’éducateurs, ou de travailleurs sociaux en général, etc.).
L’interdisciplinarité ou la transdisciplinarité constitueraient-elles dès lors la
solution à la dispersion des points de vue ? Elles ont en commun avec la
pluridisciplinarité — même si l’on peut faire état de différences dans les
moyens mis en œuvre — de produire un effort de synthèse. En d’autres
termes, elles cherchent à répondre à la question sociale de l’éclatement de
plus en plus important des savoirs et de leur multiplication. On peut tout à
fait comprendre que certains se donnent aujourd’hui un objectif de cette
nature. Scientifiquement, il ne peut toutefois aboutir à produire de
nouvelles connaissances, puisqu’une telle production requiert non pas une
synthèse, voire une compilation, mais un renouvellement du point de vue.
En d’autres termes, ce n’est pas une nouvelle cohérence sociale, dans le
savoir, qui est requise de l’homme de science, mais une nouvelle
intelligibilité du monde, au niveau théorique.

Reprenons par conséquent le problème tel qu’il se pose à l’intérieur


même du champ des sciences humaines. Il s’agit d’abord de comprendre
que si rien n’échappe au déterminisme, à chaque fois différent, que mettent
en avant aussi bien la sociologie que la psychanalyse, voire une certaine
linguistique, tout l’humain ne peut s’expliquer à partir du point de vue que
chacune d’elles emprunte. Ensuite, il s’agit de bâtir, si possible, une
conception cohérente des différents angles d’attaque de l’humain qui
satisfasse à cette double exigence. Il est vrai que chacune de ces disciplines
porte un regard sur la totalité de l’humain et que rien de ce qui est humain
n’échappe à ses compétences ; toutefois, il ne saurait être question de leur
concéder un regard exclusif, ni surtout d’accréditer leur tendance à
l’unidimensionnalité. Sinon, elles se neutralisent les unes les autres et
disparaissent toutes ensemble. À l’inverse, donc, si chacune d’entre elles
fait valoir un déterminisme qui n’est pas du même ordre que celui que met

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en avant sa voisine, il lui faut admettre que cette voisine a un mot à dire de
la réalité dont elle pourrait s’imaginer avoir l’apanage. Le sociologue et le
psychanalyste ont ainsi quelque chose à dire d’un langage qui paraît de
prime abord être l’objet de la seule linguistique ; de même du sociologue et
du linguiste à propos de ce dont traite le psychanalyste, à travers la loi par
exemple.
Il est en fait possible de produire un schéma cohérent de
l’articulation des diverses approches relevant des sciences humaines,
schéma qui ne sacrifie ni à l’unidimensionnalité, ni à la
pluridimensionnalité sous son versant pluridisciplinaire (de juxtaposition)
ou interdisciplinaire (de synthèse). Il faut pour cela introduire une
différence entre un déterminisme spécifique et un déterminisme incident.
Une explication spécifique, quel que soit le domaine auquel elle s’applique,
a pour caractéristique de rendre compte de ce qui particularise la réalité à
laquelle elle s’attaque. Elle fait état, à son niveau, d’un principe
d’immanence causale : ce dont elle traite, sous l’aspect que son point de
vue définit, ne saurait être expliqué par un autre déterminisme que celui
qu’elle fait valoir. Le sociologue peut ainsi dénier à quiconque, à la suite
de Durkheim, non seulement le droit, mais la compétence à traiter du social
dans ce qui le fonde en tant que tel. De même, le psychanalyste contestera à
tout chercheur s’inscrivant dans le cadre d’une autre discipline la capacité à
rendre compte de ce qui installe véritablement l’homme dans un rapport à
la satisfaction qu’il est le seul à connaître parmi les espèces vivantes. De
même encore, l’analyste du langage récusera toute prétention d’une autre
discipline à expliquer le langage dans ce qui le caractérise comme langage.
À chaque fois, il s’agira de faire remarquer qu’une définition tout à
la fois homogène, interne et cohérente du phénomène dont on traite est
possible et que nulle autre approche ne satisfait à ces exigences
méthodologiques. Jamais un psychologue ou un linguiste ne sera ainsi en
mesure d’expliquer ce qui fait que l’homme est capable de créer du lien
social dans ce qui fait la caractéristique même du lien social. Et de même
pour les autres disciplines lorsqu’elles dévoilent leur objet spécifique. En
revanche, la compétence de chacune de ces disciplines ne se superpose pas
au champ concret duquel elle extrait son objet. Ceci permet au sociologue
de produire des analyses pertinentes du langage ou du désir et de l’éthique
saisis dans l’acception la plus large, au psychanalyste de faire de même à
propos du langage et du social, enfin à l’analyste du langage — celui qu’on

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appelait naguère le linguiste — de se mêler de la même façon aussi bien du


social que de l’éthique et du désir. Lorsque le sociologue montre que la
langue est une question qui relève de son champ d’étude136, il met en
évidence l’incidence du déterminisme du social sur le langage ; lorsque le
psychanalyste prouve que l’étude de l’expression par le langage relève de
sa compétence, il établit l’incidence du déterminisme du désir sur le
langage, sans pour autant prétendre, pas plus que le sociologue, avoir
épuisé explicativement ce dernier.
En d’autres termes, et pour reprendre toujours cet exemple des trois
disciplines de la sociologie, de la psychanalyse et de la linguistique, la
réalité dans laquelle chacune se plonge électivement se révèle hétérogène
et multidéterminée. C’est vrai du langage en général, du social saisi dans sa
plus grande acception et de l’éthique au sens large. Non seulement, donc,
chacune d’entre elles ne saurait prétendre expliquer, à elle seule, tout
l’humain, mais elle ne peut prétendre régner en seul maître sur le champ
d’étude qu’elle s’est donnée. Autant elle se révèle capable de produire à
l’intérieur de ce champ une analyse spécifique que nulle autre discipline ne
produira en l’état actuel des connaissances, autant cette analyse n’épuise
pas le champ en question et les autres disciplines peuvent sans difficulté
prouver qu’il relève incidemment de leurs propres compétences. Le champ
de compétences (qui n’est ni plus ni moins qu’une certaine réalité concrète)
n’est donc pas identifiable au registre explicatif que produit un modèle
théorique. De ce champ de compétences, chaque modèle explicatif extrait
un objet d’étude qui lui appartient, ou bien en faisant ressortir la spécificité
de son approche, ou bien en mettant cet objet d’étude en relation avec
d’autres objets qui débordent le champ en question et qui sont tous
ensemble rapportables à un autre déterminisme spécifique.
Chaque discipline projette, un peu à la manière d’un prisme par
rapport à la lumière, une explication sur l’ensemble du psychisme, ou du
culturel, en faisant valoir que les différentes dimensions qu’il recouvre
participent toutes du déterminisme qu’elle met en avant, l’une d’elles
seulement de manière spécifique, les autres de manière incidente, mais
réelle. Telle est la seule façon de résoudre le problème que soulève
l’existence de points de vue explicatifs différents à l’intérieur des sciences
humaines et d’ordonner de manière cohérente la co-occurrence des

136. Cf. le livre de Bourdieu, Ce que parler veut dire, op. cit.

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déterminismes en même temps que la concurrence des disciplines et des


modèles explicatifs sur lesquels elles se fondent.

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