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Recherche et formation
92 | 2019
La théorie de l’enquête de John Dewey
Dossier

L’Éducation progressiste et la
science de l’éducation
Progressive Education and the Science of Education

John Dewey
Traduction de Samuel Renier

p. 71-82
https://doi.org/10.4000/rechercheformation.5686

Résumés
Français English
Le texte dont nous proposons la traduction pour la première fois en français est issu d’une
conférence prononcée par John Dewey le 8 mars 1928 devant les membres de la Progressive
Education Association, ensuite reprise pour être éditée sous la forme d’un petit volume par
l’association. Intitulé « L’Éducation progressiste et la science de l’éducation », il représente une
étape importante de l’évolution de la pensée du philosophe. On y retrouve un Dewey plus nuancé,
loin de certaines affirmations, parfois péremptoires, présentes dans ses premiers textes éducatifs
de la période de Chicago. À partir d’une analyse de la situation actuelle du mouvement de
l’Éducation progressiste, vis-à-vis duquel il marque une certaine distance, il nous invite en fait à
considérer la place de l’enquête dans les pratiques éducatives.

This text, here translated for the first time into French, comes from a lecture given by John
Dewey on March 8, 1928 to the members of the Progressive Education Association. Later
published by the association as a small volume, under the title “Progressive Education and the
Science of Education”, it represents an important stage in the evolution of Dewey’s thought. We
discover a more nuanced Dewey, a far cry from certain, sometimes peremptory, assertions
present in his first educational texts of the Chicago period. Starting with an analysis of the current
state of the Progressive Education movement, from which he distances himself somewhat, he
invites us to think about the place of inquiry in educational practices.

Entrées d’index
Mots-clés : philosophie de l’éducation, théorie de l’éducation, pédagogue, science de l’éducation
Keywords: philosophy of education, educational theory, educationalist, science of education
Texte intégral
Nous tenons à remercier la John Dewey Society, et notamment sa présidente Sarah
Stitzlein et son ancien président Leonard J. Waks, pour leurs échanges ainsi que pour
leur aimable autorisation de traduire et publier ce texte.

Mot du traducteur
1 Le texte dont nous proposons la traduction pour la première fois en français est issu
d’une conférence prononcée par John Dewey le 8 mars 1928 devant les membres de la
Progressive Education Association, ensuite reprise pour être éditée sous la forme d’un
petit volume par l’association. Intitulé « L’Éducation progressiste et la science de
l’éducation », il représente une étape importante de l’évolution de la pensée du
philosophe. On y retrouve un Dewey plus nuancé, loin de certaines affirmations, parfois
péremptoires, présentes dans ses premiers textes éducatifs de la période de Chicago. À
partir d’une analyse de la situation actuelle du mouvement de l’Éducation progressiste,
vis-à-vis duquel il marque une certaine distance, il nous invite en fait à considérer la
place de l’enquête dans les pratiques éducatives.
2 Bien que le mot ne soit pas explicitement employé, il s’agit bien ici d’enquête, et à
plusieurs égards : enquête des enseignants et des professionnels de l’éducation sur leurs
propres pratiques, dans une tension constante entre la liberté de l’innovation et les
exigences de l’évaluation des effets produits par ces expérimentations ; enquête des
élèves, dont le processus d’apprentissage consiste aussi bien à appréhender des savoirs
qu’à développer des compétences permettant ensuite de continuer à découvrir et
produire du savoir ; enquête de Dewey lui-même, enfin, dont la pensée se situe alors
dans un mouvement réflexif, de retour, sur sa propre évolution tout autant que sur les
interprétations qui ont pu en être faites, parfois à tort.
3 Par-delà l’école, l’idée de formation tout au long de la vie est tout entière présente
dans ce texte. On ne s’étonnera donc pas d’y retrouver en creux certains thèmes qui
furent ensuite repris et développés dans le champ de la formation des adultes : place de
l’expérience personnelle, importance de l’histoire de vie de celui qui se forme,
apprentissage analysé à travers le prisme de l’activité, ou encore considération de la
formation sous l’angle d’une ingénierie, alliant « génie, ingéniosité et générosité » selon
la belle formule de Gaston Pineau1.

L’Éducation progressiste et la science


de l’éducation
4 Qu’est-ce que l’Éducation progressiste ? À quoi sert l’expérimentation dans le champ
de l’éducation, à quoi sert une école expérimentale ? Que peuvent faire de telles écoles,
dont les représentants sont ici présents, en faveur du reste des écoles dans lesquelles un
grand nombre voire la grande majorité des enfants sont instruits et éduqués ? Qu’est-on
en droit d’attendre du travail accompli par ces écoles progressistes, vis-à-vis de
l’élaboration de pratiques éducatives stables et intelligentes, et, plus précisément, que
peut-on en attendre vis-à-vis de l’élaboration de la théorie éducative ? Existe-t-il des
points communs, intellectuels et moraux, entre les différentes entreprises éducatives ici
représentées ? Ou chaque école suit-elle son propre chemin, en se basant sur les désirs
et les inclinaisons de l’individu singulier qui se trouve en être le directeur ?
L’expérimentation est-elle un processus visant à tout essayer, à mettre effectivement en
œuvre toutes les « bonnes idées » qui nous passent par la tête, ou repose-t-elle plutôt
sur des principes, retenus ne serait-ce qu’en tant qu’hypothèses de travail ? Les résultats
produits sont-ils systématiquement scrutés et utilisés pour vérifier une hypothèse de
travail, de sorte que cette dernière se développe intellectuellement ? Pouvons-nous nous
réjouir si certaines idées émanant des différentes écoles progressistes se répandent dans
d’autres écoles afin d’animer et de vitaliser leur travail, ou devons-nous exiger qu’au-
delà des coopérations existant entre ces différentes écoles, émerge peu à peu un corpus
cohérent de principes éducatifs constituant leur contribution spécifique à la théorie de
l’éducation ?
5 Telles sont les questions que nous inspire une réunion comme celle d’aujourd’hui. Ces
interrogations sont loin de couvrir l’ensemble du sujet. Elles sont partiales, et ce de
manière intentionnelle. Elles survolent les questions majeures qui se posent quant à ce
que ces écoles apportent effectivement aux enfants qui les fréquentent ; quant à la
manière dont elles font face à leur responsabilité première – celle qui concerne les
enfants eux-mêmes, leurs familles et leurs amis. L’accent mis sur ce parti pris est,
comme je l’ai dit, intentionnel. Ces questions sont ainsi formulées afin de prendre les
choses sous un autre angle ; à diriger l’attention sur la contribution intellectuelle qui est
attendue des écoles progressistes. Il est tout fait normal que la question esquissée ici
vous semble communément admise, au regard de vos propres échanges d’idées et
d’expériences. Je n’ai aucun doute sur le fait que les élèves des écoles progressistes
progressent, et que le mouvement visant à établir davantage d’écoles progressistes
progresse lui aussi. Je ne pense pas davantage que la vieille question, qui fut un temps
l’objet de peurs paniques, portant sur le devenir de ces élèves lorsqu’ils entrent dans
l’enseignement supérieur ou dans la vie active, n’ait trouvé de réponse. L’expérience
prouve qu’ils réussissent bien ; il m’a donc semblé qu’il était désormais temps de
soulever le problème intellectuel, théorique, des relations du mouvement progressiste
vis-à-vis de l’art et de la philosophie de l’éducation.
6 La question des points communs existant entre ces différentes écoles peut être, en
partie, aisément résolue. Comparées aux écoles traditionnelles, ces écoles témoignent
toutes du même attachement à respecter l’individualité et à lui accorder une plus
grande liberté ; de la même disposition à tirer parti de la nature et de l’expérience des
garçons et des filles qui s’y inscrivent, plutôt que de leur imposer des contenus et des
normes qui leur sont extérieurs. Elles installent toutes une atmosphère informelle, car
l’expérience prouve que le formalisme est hostile à l’activité mentale authentique ainsi
qu’au développement et à l’expression d’émotions sincères. L’accent mis sur l’activité,
par opposition à la passivité, est l’un de ces facteurs communs. Je suppose, une fois
encore, qu’il y a dans chacune de ces écoles une même attention particulière pour les
facteurs humains, pour les relations sociales ordinaires, pour la communication et
l’échange, qui est similaire à celle que l’on trouve dans le vaste monde s’ouvrant au-delà
des portes de l’école ; que tous partagent la croyance selon laquelle ces contacts
humains ordinaires, entre les enfants ainsi qu’entre l’enfant et l’enseignant, sont de la
plus haute importance pour l’éducation, et que tous partagent le même dédain pour les
relations personnelles artificielles ayant grandement contribué à isoler les écoles par
rapport à la vie. Voilà, du moins, les buts et l’esprit communs dont nous pouvons
supposer l’existence. Nous possédons donc déjà, à cet égard, les éléments d’une
contribution singulière dans le champ de la théorie éducative : porter attention à
l’expérience, aux capacités et aux intérêts individuels ; laisser suffisamment de liberté et
d’informalité pour que les professeurs soient en mesure d’apprendre à connaître les
enfants tels qu’ils sont vraiment ; porter attention aux apprentissages initiés et menés
en autonomie ; porter attention à l’activité en tant qu’elle est le stimulant et le cœur de
l’apprentissage ; et, peut-être avant tout, croire que placer le contact social, la
communication et la coopération au cœur de la vie humaine représente le médium par
lequel transite tout le reste.
7 Ces idées représentent une contribution de taille : elles contribuent à la théorie
éducative mais également au bonheur et à l’intégrité de ceux qui sont confiés aux soins
des écoles progressistes. Toutefois, les éléments de cette contribution restent d’ordre
général et, comme toutes les généralités, ils sont sujets à des interprétations diverses et
ambigües. Ils indiquent le point de départ, et uniquement le point de départ, de la
contribution que les écoles progressistes peuvent apporter à la théorie ou à la science de
l’éducation. Réduisons maintenant nos questions à une seule et demandons-nous :
quelle relation particulière l’éducation progressiste entretient-elle avec la science de
l’éducation ? La science étant ici comprise comme un ensemble de faits avérés et de
principes testés, à même de fournir une direction intellectuelle à la manière dont
fonctionnent effectivement les écoles.
8 À moins de poser la question en supposant d’emblée que nous connaissons déjà ce
qu’est précisément l’éducation, quels en sont précisément les buts et les méthodes, il
n’est ni faux ni extravagant d’affirmer qu’il est aujourd’hui non seulement possible mais
nécessaire d’avoir différentes sciences de l’éducation. Bien entendu, une telle
affirmation est à contrecourant de l’idée selon laquelle la science est par nature un
système unique et universel de vérités. Mais cette idée ne doit pas nous effrayer. Même
parmi les sciences les plus avancées, comme les sciences mathématiques ou les sciences
physiques, le progrès se fait en envisageant différents points de vue et hypothèses, et en
travaillant à partir de différentes théories. L’orthodoxie stricte et rigide n’a pas sa place
parmi les sciences.
9 Et sans doute devons-nous employer le terme « science » avec modestie et humilité,
en ce qui concerne une entreprise comme l’éducation ; il n’y a pas de discipline pour
laquelle la prétention à être strictement scientifique n’est autant susceptible de souffrir
d’arrogance, et aucune pour laquelle il soit plus dangereux d’établir une orthodoxie
rigide ainsi qu’un ensemble de croyances devant être accepté par tous. À partir du
moment où l’éducation ne peut pas être indubitablement ramenée à une seule et unique
chose, et où il est improbable que cela puisse jamais être le cas tant que les buts et les
pratiques de la société, et donc des écoles, ne sont pas tombés dans une uniformité
monotone et mortifère, il ne peut y avoir une seule et unique science. Étant donné que
les modes de fonctionnement des écoles sont variés, les théories intellectuelles conçues
à partir de ces fonctionnements doivent donc l’être aussi. À partir du moment où les
pratiques de l’éducation progressiste diffèrent de celles employées dans les écoles
traditionnelles, il serait absurde de supposer que l’organisation et la formulation
intellectuelles qui conviennent pour les unes soient adaptées pour les autres. Pour être
authentique, la science provenant des écoles de style ancien et traditionnel doit être
construite sur cette base et s’efforcer de réduire ses contenus et ses méthodes à des
principes tels que que leur mise en œuvre permette de gagner en efficacité, d'optimiser
les ressources à disposition, et de rendre les pratiques existantes plus efficaces. Dans la
mesure où les écoles progressistes prennent leurs distances vis-à-vis des anciens
critères – à l’image de ce qu’elles font en faveur de la liberté, de l’individualité, de
l’activité ou de la création d’un milieu social coopératif –, l’organisation intellectuelle,
l’ensemble des faits et des principes qu’elles sont en mesure de fournir ne peut
nécessairement qu’être différent. Tout au plus peuvent-elles occasionnellement aller
piocher dans la « science » qui s’est développée à partir d’un type de pratiques différent
et, même en ce cas, elles ne peuvent lui emprunter que ce qui se prête à leurs propres
processus et objectifs spécifiques. Découvrir jusqu’à quel point ces emprunts sont
pertinents s’avère, bien entendu, très difficile. Il s’agit, en tout cas, d’une démarche
totalement différente de celle consistant à partir du principe selon lequel les méthodes
et les résultats obtenus dans les conditions scolastiques traditionnelles représentent le
critère de la science auquel les écoles progressistes doivent se conformer.
10 Il est, par exemple, naturel et approprié que la théorie encadrant les pratiques que
l’on trouve au sein des écoles traditionnelles fasse grand cas des tests et des mesures.
Cette théorie est le reflet des modes d’administration scolaire au sein desquels les notes,
les classements, les catégories et les promotions sont importants. Les mesures de QI et
de résultats sont une manière de rendre ces opérations plus efficaces. Il serait assez
facile de montrer que l’importance accordée aux tests de QI trouve son origine dans un
besoin de classification. Le but est d’établir une norme. Laissant de côté les affinages
statistiques, la norme est par définition une moyenne obtenue à partir d’un nombre
suffisamment grand de personnes. Lorsque cette moyenne est établie, n’importe quel
enfant peut être évalué selon une échelle. Il s’en approche, tombe en dessous, ou la
dépasse, par une quantité définie. L’application des résultats rend ainsi possible une
classification plus précise, que ne permettaient pas les anciennes méthodes qui, par
comparaison, étaient assez aléatoires. Mais en quoi tout cela intéresse-t-il des écoles
dont le principal objet d’attention est l’individualité, où les « classes » habituelles se
transforment en regroupements autour d’objectifs sociaux et où la diversité des
compétences et des expériences est davantage prisée que l’uniformité ?
11 Dans le schéma classificatoire visant à établir une moyenne, une capacité particulière
– disons en musique, en théâtre, en dessin –, une aptitude physique ou tout autre art,
apparait toujours aux côtés d’un grand nombre de facteurs, voire n’apparait pas du tout
dans la liste des choses testées. Elle ne figurera de toute façon dans le résultat final que
sous une forme lissée, aplanie, par contraste avec un grand nombre d’autres facteurs.
Dans les écoles progressistes, une telle aptitude est une ressource singulière qu’il faut
utiliser au sein de l’expérience coopérative du groupe ; la rabaisser en l’intégrant à la
moyenne obtenue avec d’autres qualités, jusqu’à ce qu’elle ne serve plus qu’à attribuer à
l’enfant en question un point précis sur une courbe, est tout simplement contraire à
l’esprit et au but des écoles progressistes.
12 L’éducateur progressiste ne doit pas non plus être effrayé outre mesure par l’idée que
la science est faite de résultats quantitatifs et, comme on l’entend souvent, que tout ce
qui existe peut être mesuré, car toutes les disciplines traversent une phase qualitative
avant d’en arriver à une phase quantitative ; et si nous en avions l’occasion, nous
pourrions montrer que même dans les sciences mathématiques, la quantité reste
secondaire par rapport aux notions d’ordre qui tendent vers le qualitatif. En tout cas, la
qualité de l’activité et de ses conséquences est plus importante pour le professeur que
n’importe quel élément quantitatif. Si ce fait entrave le développement d’un certain type
de science, cela peut être malheureux. Mais l’éducateur ne peut pas s’assoir et attendre
d’avoir des méthodes grâce auxquelles nous pourrions réduire la qualité à la quantité ; il
doit agir ici et maintenant. S’il est en mesure d’organiser ses processus et résultats
qualitatifs à l’intérieur d’un ensemble de relations intellectuelles, il contribue réellement
au progrès scientifique, bien plus que lorsqu’il consacre toute son énergie, faute de
savoir ce qui est vraiment important, à des choses aussi inessentielles et négligeables
que celles que l’on mesure aujourd’hui.
13 En outre, même s’il s’avérait exact que tout ce qui existe peut être mesuré – pour peu
que nous sachions comment –, ce qui n’existe pas ne peut pas être mesuré. Il n’y a
d’ailleurs rien de paradoxal à affirmer que l’enseignant s’intéresse avant tout à ce qui
n’existe pas. Étant donné que les écoles progressistes s’intéressent avant tout à la
croissance, au processus par lequel les choses bougent et évoluent, à la transformation
des capacités et des expériences, ce qui existe déjà en vertu de facultés naturelles et de
réalisations passées est subordonné à ce que cela peut devenir. Les possibilités sont plus
importantes que ce qui existe déjà, et la connaissance de cette dernière catégorie n’a
d’importance que dans la mesure où elle influe sur les possibilités. Du point de vue de la
théorie éducative, la place accordée à la mesure des résultats n’est pas du tout la même
dans un système éducatif statique que celle qu’elle occupe dans un système éducatif qui
est dynamique, ou qui accorde la place la plus importante au processus continu de
croissance.
14 Le même principe s’applique lorsque l’on essaye de déterminer les objectifs et de
sélectionner les contenus à étudier en rassemblant et en mesurant précisément
certaines données. Si nous sommes dans l’ensemble satisfaits des processus et des buts
de la société actuelle, alors une telle méthode est appropriée. Si vous souhaitez que les
écoles perpétuent l’ordre actuel, en éliminant tout au plus les gaspillages et en y
ajoutant juste ce qu’il faut pour améliorer ce qui existe déjà, alors un certain type de
méthode intellectuelle ou de « science » est indiqué. Mais si l’on considère qu’un ordre
social d’orientation et de nature différentes de celui qui existe est désirable, et que les
écoles doivent s’efforcer d’éduquer en vue du changement social, en produisant des
individus qui ne se satisfont pas de ce qui existe, pourvus de désirs et de capacités à en
assister la transformation, alors une méthode et un contenu sensiblement différents
sont requis pour la science de l’éducation.
15 Bien que ce qui vient d’être dit puisse contribuer à délivrer les éducateurs des écoles
progressistes de l’anxiété indue que suscite la critique portant sur leur absence de
scientificité – critique formulée à partir d’une théorie adaptée aux écoles possédant des
buts et des fonctionnements très différents –, notre intention n’est pas de les dispenser
d’être responsables de la qualité intellectuelle, systématique et organisée de leurs
contributions. Bien au contraire. Tout nouveau mouvement réformateur passe par une
phase marquée essentiellement par un caractère négatif, de protestation, de déviation,
et d’innovation. Il serait tout à fait surprenant que tel ne soit pas le cas du mouvement
éducatif progressiste. Par exemple, le formalisme et la rigidité des écoles traditionnelles
semblaient oppressants, contraignants. Par conséquent, dans une école qui voudrait se
défaire de ces méthodes et de ces idéaux passés, la liberté est au départ naturellement
conçue comme la suppression des contraintes artificielles et paralysantes. La
suppression et l’abolition sont, toutefois, des choses négatives ; on réalise ensuite avec
le temps qu’une telle liberté n’est pas une fin en soi, qu’elle n’est en rien satisfaisante ni
durable mais représente tout au plus l’occasion d’accomplir quelque chose de
constructif et de positif.
16 À présent, je me demande si cette phase première et principalement négative de
l’éducation progressiste n’est pas arrivée à son terme, et si le moment n’est pas venu où
ces écoles se tourneraient vers une fonction organisatrice plus constructive. Une chose
est sûre : pourvu qu’elles entament un travail constructif et organisé, il ne fait pas le
moindre doute que leur apport s’avère précieux pour l’élaboration de l’aspect théorique
ou intellectuel de l’éducation. Que l’on intitule cela science ou bien philosophie de
l’éducation, de mon point de vue, peu importe ; mais si ces écoles n’organisent pas
intellectuellement leur propre travail, bien qu’elles fassent beaucoup pour rendre plus
joyeuse et plus dynamique la vie des enfants qui leur sont confiés, elles ne contribueront
que faiblement et accidentellement à la science de l’éducation.
17 Nous avons jusqu’ici employé librement le terme « organisation ». Ce terme nous
indique la nature du problème. Dans la conception traditionnelle de l’éducation,
« organisation » et « administration » sont des termes fréquemment associés,
« organisation » communiquant de ce fait l’idée de quelque chose d’externe et de fixe.
Protester contre ce type d’organisation ne fait cependant que créer le besoin d’en
changer. Toute véritable organisation intellectuelle est flexible et en mouvement, mais
ne rejette pas pour autant ses propres principes internes d’ordre et de continuité. Une
école expérimentale peut être tentée d’improviser ses contenus. Elle doit profiter des
événements inattendus et tirer parti des intérêts et des questions inattendus. Mais si
elle se laisse diriger par l’improvisation, il en résulte un mouvement discontinu et
saccadé, qui sape la possibilité que quelque contribution importante en ressorte pour le
contenu de l’éducation. Les accidents sont temporaires, mais l’usage que l’on en fait ne
devrait pas être temporaire et évanescent. Ils doivent être replacés à l’intérieur d’un
ensemble de thèmes et de buts en développement, qui tire son unité de la continuité et
des liens existant entre les parties qui le composent. Aucun contenu n’est tel qu’il puisse
être uniformément adopté par toutes les écoles ; chaque école devrait au contraire
travailler au développement et à l’explicitation de certains contenus significatifs.
18 Un exemple devrait nous aider à rendre notre propos plus clair. Les écoles
progressistes accordent de l’importance à l’individualité, et il semble parfois que
l’organisation ordonnée des contenus soit considérée comme contraire aux besoins des
étudiants en tant qu’individus. Mais l’individualité est une chose qui se développe
constamment et qu’il faut sans cesse poursuivre, et non une chose qui nous serait
donnée toute faite. Elle est à rechercher uniquement dans l’histoire d’une vie, dans sa
croissance continue ; il s’agit, pour ainsi dire, d’un parcours et non d’un simple fait qu’il
serait possible de découvrir à un moment donné de notre vie. Il est relativement
possible que les enseignants prêtent une attention telle à chaque enfant – se souciant de
leurs particularités, de ce qu’ils aiment et de ce qu’ils n’aiment pas, de leurs faiblesses et
de leurs erreurs – qu’ils échouent à percevoir l’individualité réelle, et qu’ils tendent
ainsi à adopter des méthodes qui ne se soucient pas des capacités individuelles.
L’individualité d’un enfant ne réside pas dans ce qu’il fait ou dans l’appréciation qu’il
manifeste à un moment donné ; elle réside uniquement dans les liens qui composent le
fil de ses actions. On ne peut véritablement comprendre la nature de ce désir et de cet
intérêt qu’au terme d’une séquence suffisamment longue d’activités. Par conséquent,
seule l’organisation des contenus élaborés par un ensemble ou une suite d’actions,
rassemblées autour du développement d’un projet ou d’une activité, est en mesure de
correspondre réellement à l’individualité. L’organisation n’est donc absolument pas
contraire au principe de l’individualité.
19 Une grande partie de l’énergie qui est parfois dépensée à réfléchir à chaque enfant le
serait donc plus utilement à découvrir quelque activité digne d’intérêt ainsi qu’à créer
les conditions favorables à son bon déroulement. Lorsque l’enfant s’engage dans une
telle activité prolongée et progressive, et dans la mesure où le contenu de cette activité
est digne d’intérêt, le développement et l’accomplissement de son individualité arrivent
par voie de conséquence, et l’on pourrait même dire, en sont la retombée naturelle. Il se
découvre et se réalise dans ce qu’il fait, non par isolement mais par interaction avec les
conditions qui entourent le contenu en question. En outre, l’enseignant en apprendra
énormément plus sur les besoins, les désirs, les intérêts, les capacités et les faiblesses
réelles de l’élève en l’observant tout au long de ses activités consécutives plutôt que par
n’importe quelle quantité d’encouragements directs ou de simples échantillons
d’observation. Et toute observation est vouée à n’être qu’un échantillon lorsqu’elle porte
sur un enfant engagé dans une succession d’activités discontinues.
20 Une telle succession d’activités discontinues ne nous fournit, bien entendu, ni
l’occasion ni la matière nécessaires à l’élaboration de contenus organisés. Ce manque se
fait également sentir en ce qui concerne le développement d’un soi cohérent et intégré.
Quel que soit le degré de participation, se contenter de faire quelque chose n’est pas
suffisant. Une activité ou un projet doit, bien entendu, s’intégrer à l’expérience des
élèves et être relié à leurs besoins – ce qui est loin de correspondre aux envies et aux
désirs qu’ils expriment consciemment. Une fois cette condition négative remplie, la
valeur d’un bon projet dépend de sa capacité à être suffisamment complet et complexe
pour appeler une variété de réponses de la part des différents enfants et permettre ainsi
à chacun de s’y atteler et d’apporter sa contribution d’une manière qui lui soit propre.
L’appréciation ou la valeur d’une bonne activité, au point de vue éducatif, vient ensuite
de ce qu’elle s’étale ou non sur une durée suffisamment longue pour qu’une série
d’essais et d’explorations soit possible, de telle sorte que chaque étape ouvre un nouvel
horizon, soulève de nouvelles questions, suscite une demande envers de nouvelles
connaissances, et suggère quoi faire ensuite à partir de ce qui a déjà été accompli et de
la connaissance qui en a été retirée. Les activités qui remplissent ces deux conditions
aboutiront nécessairement non seulement à ce que le nombre de contenus étudiés
augmente mais également à ce qu’ils soient organisés. Elles ne peuvent tout simplement
pas être menées sans que les principes et les faits qu’elles font intervenir finissent par
être collectés de manière ordonnée et systématisés. Le principe selon lequel il faut
œuvrer à l’organisation de la connaissance est donc d’autant moins contraire aux
principes de l’éducation progressiste que cette dernière est incapable d’être menée à
bien sans adhérer à une telle organisation.
21 Un exemple exagéré, voire caricatural, pourra éventuellement éclaircir cela.
Supposons que nous ayons une école dans laquelle les élèves sont entourés d’une
grande richesse d’objets, de matériel, et d’outils en tout genre. Supposons que l’on
demande simplement à ces élèves ce qu’ils voudraient faire et qu’on leur dise en retour
« c’est d’accord », l’enseignant s’abstenant de toute intervention – y compris de tout
jugement. Que vont-ils faire ? Comment pouvons-nous être certains que ce qu’ils font
ne peut pas être simplement ramené à l’expression, et à la satisfaction, d’un intérêt et
d’une impulsion momentanés ? Ces suppositions, me direz-vous, ne s’appuient sur
aucun fait. Mais si tel était le cas, quelles en seraient les conséquences ? À quelle
distance devons-nous nous tenir des principes mis en œuvre dans cet exemple ? Par
nécessité – et cela vaut pour les écoles traditionnelles comme pour les écoles
progressives – le départ, le premier pas, l’impulsion initiale de l’action doit venir de
l’élève. On ne peut faire boire un âne qui n’a pas soif. Mais comment sait-il quelle action
mener ? Cette idée lui viendra sûrement de quelque chose déjà vu ou entendu ; ou de ce
qu’il aura vu faire par un autre camarade. Elle surgit comme une suggestion lui étant
soufflée de l’extérieur, de son environnement ; l’élève n’est à l’origine ni de l’idée ni de
son motif, mais il est le véhicule par lequel s’exprime son cadre de vie passé et présent.
Il est fort probable que de telles suggestions soient des idées fortuites, rapidement
exaucées. L’observation montrera, je pense, que lorsqu’un enfant s’engage dans une
activité réellement fructueuse et donc profitable à son développement, c’est parce qu’il a
déjà été engagé dans quelque activité complexe et au déroulement progressif, l’ayant
laissé face à une question à laquelle il souhaite apporter une réponse ou face à la
perspective d’une tâche à accomplir afin de mener son activité jusqu’à son terme. Dans
le cas contraire, il reste à la merci d’une suggestion fortuite, et les suggestions fortuites
ne mènent généralement à rien de significatif ou de fructueux.
22 De manière plus générale, ces remarques sont destinées à montrer : que l’enseignant,
en tant que membre du groupe possédant l’expérience la plus mûre et la plus complète
ainsi qu’un meilleur aperçu des possibilités de développement continu résidant dans
n’importe quel projet se présentant à lui, a non seulement le droit mais également le
devoir de suggérer des grandes lignes d’activité ; qu’il ne faut pas avoir peur que l’adulte
s’impose, pourvu que l’enseignant connaisse aussi bien les enfants que sa discipline,
l’importance qu’il leur accorde ne sera pas réduite pour autant. Ces remarques ont pour
objectif de montrer que les écoles progressistes, en vertu et non en dépit de leur
caractère progressiste, ont l’obligation de trouver des projets qui exigent que les
différents contenus soient mis en relation et développés de manière ordonnée, sans
quoi rien de suffisamment complexe ni de pérenne ne peut être entrepris. L’opportunité
et la nécessité imposent une responsabilité. Les enseignants progressistes ont la
possibilité et les moyens d’élaborer et de soumettre au jugement de leurs collègues des
corpus de connaissances précis et organisés, ainsi qu’une liste des sources auxquelles se
référer afin d’obtenir d’autres informations du même type. Si l’on se demande en quoi la
diffusion de tels corpus de connaissances se démarquerait des textes standardisés
présents dans les écoles traditionnelles, la réponse est simple. Premièrement, ces
connaissances seraient élaborées en vue, et à partir, d’activités ou de démarches
entreprises par les élèves eux-mêmes. Deuxièmement, les connaissances ainsi diffusées
ne devraient pas être prises à la lettre par les autres enseignants et étudiants, mais
serviraient plutôt à indiquer les possibilités intellectuelles de tel ou tel choix d’activité –
indications basées sur l’observation et la conduite minutieuses de l’expérience des
questions qu’ils ont été amenés à se poser, du type d’information qu’ils ont trouvé utile
pour y répondre, ainsi que de l’endroit où cette connaissance peut être obtenue. Il ne
s’agirait pas de reproduire à l’identique le déroulement d’une expérience première ;
mais la diffusion de ces connaissances permettrait de libérer et de diriger les activités de
n’importe quel enseignant aux prises avec les besoins et les urgences spécifiques qui
émergeraient en se lançant dans un projet globalement similaire. Les nouvelles
connaissances ainsi développées pourraient y être ajoutées, et l’on pourrait
progressivement construire un corpus vaste et pourtant accessible de contenus
connexes.
23 Ayant seulement effleuré hâtivement la surface d’un grand nombre de sujets, il serait
bon que je les résume en guise de conclusion. En substance, la discussion qui précède a
tenté de faire ressortir au moins deux contributions que pourraient apporter les écoles
progressistes en vue d’élaborer une science de l’éducation correspondant à leur propre
mode de fonctionnement. La première consiste à développer l’organisation des
contenus, dont nous venons de parler, et sur laquelle je ne reviens donc pas. La
deuxième consiste à étudier les conditions favorables à l’apprentissage. Comme je l’ai
déjà dit, certains traits caractéristiques des écoles progressistes ne sont pas des fins en
soi mais des occasions à saisir. Elles se réduisent à des occasions d’apprendre, c’est-à-
dire de développer des connaissances, de maîtriser certains types de compétences ou de
techniques, et d’acquérir des habitudes et des attitudes socialement désirables – tels
sont les trois aspects de l’apprentissage, me semble-t-il. De ce fait, la contribution que
peuvent apporter les écoles traditionnelles sur ce sujet d’ordre général porte
principalement sur les méthodes d’enseignement ou, si elles en arrivent jusque-là, sur
les méthodes employées par les étudiants pour apprendre. Mais du point de vue de
l’éducation progressiste, la question des méthodes prend une forme nouvelle et en
grande partie inexplorée. Il n’est désormais plus question de la manière dont
l’enseignant doit instruire ni de la manière dont l’élève doit étudier. Le problème
consiste à découvrir quelles sont les conditions à remplir afin que l’étude et
l’apprentissage adviennent de manière naturelle et nécessaire, quelles sont les
conditions à réunir pour que les élèves apportent des réponses qui ne puissent faire
autrement que de déboucher sur un apprentissage. L’esprit de l’élève ne doit désormais
plus être occupé à étudier ou apprendre. Il doit se consacrer à agir en fonction des
besoins de la situation, faisant de l’apprentissage une conséquence. Par conséquent, la
méthode de l’enseignant se résume alors à découvrir les conditions qui appellent un
apprentissage ou une activité auto-éducative, ainsi qu’à collaborer aux activités des
élèves afin qu’elles débouchent sur un apprentissage.
24 Une série de rapports minutieux, et en constante augmentation, sur les conditions qui
se sont effectivement révélées, dans certains cas, favorables ou non à l’apprentissage
viendrait entièrement révolutionner la question des méthodes. Le problème est
complexe et difficile. L’apprentissage implique, comme nous l’avons dit, trois facteurs :
des connaissances, des compétences et du caractère. Chacun de ces trois aspects doit
être étudié. Cela requiert du jugement, ainsi qu’un certain art, afin de pouvoir
distinguer, parmi l’ensemble des circonstances présentes dans un cas particulier, quels
les éléments précis conditionnent l’apprentissage, lesquels sont primordiaux et lesquels
sont secondaires ou sans importance. Cela requiert de l’équité et de la sincérité, afin
d’être aussi attentif aux échecs qu’aux succès et de pouvoir estimer le degré relatif de
succès obtenu. Cela requiert un sens aigu et travaillé de l’observation, afin de relever les
signes de progrès dans les apprentissages, et davantage encore afin d’en détecter les
causes – type d’observation requérant une dextérité hautement plus qualifiée que celle
nécessaire pour noter les résultats de tests appliqués mécaniquement. Mais c’est de
l’accumulation systématique de ce type précis de matériaux que dépendent les progrès
d’une science de l’éducation. Résoudre le problème consistant à découvrir les causes de
l’apprentissage est un processus infini. Mais aucune avancée ne se fera dans cette
direction tant que le départ n’aura pas été donné ; or le caractère plus libre et plus
expérimental des écoles progressistes leur confère cette entière responsabilité.
25 Je n’ai guère besoin de vous rappeler que j’ai résolument limité le champ de la
discussion à un seul point : la relation entre l’éducation progressiste et le
développement d’une science de l’éducation. Nous pouvons considérer comme acquis
l’apport de ces écoles envers les enfants qui les fréquentent, rendant leur vie plus
heureuse et lui donnant davantage de sens, faisant disparaître la peur et la déprime de
l’école. Je terminerai mon propos de la même manière que je l’ai entamé, par une
question : le temps n’est-il pas venu où le mouvement progressiste serait suffisamment
établi pour pouvoir désormais envisager la contribution intellectuelle qu’il pourrait
apporter à l’art de l’éducation, art le plus difficile mais aussi le plus important de tous
les arts humains ?

Notes
1 G. Pineau (2010). Préface. Dans L. Bremaud et C. Guillaumin (dir.), L’archipel de la
formation de l’ingénierie (p. 9-14). Presses universitaires de Rennes.

Pour citer cet article


Référence papier
John Dewey, « L’Éducation progressiste et la science de l’éducation », Recherche et formation,
92 | 2019, 71-82.

Référence électronique
John Dewey, « L’Éducation progressiste et la science de l’éducation », Recherche et formation
[En ligne], 92 | 2019, mis en ligne le 04 janvier 2024, consulté le 03 mars 2024. URL :
http://journals.openedition.org/rechercheformation/5686 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/rechercheformation.5686

Cet article est cité par


Ferréol, Gilles. (2020) La théorie de l’enquête de John Dewey : enseignements et
perspectives. Recherche & formation. DOI: 10.4000/rechercheformation.7011

Kallon, Titus Mohamed. (2022) Contemporary Catechetics (Christian


Instruction) is Not Inclusive Enough. E-Journal of Religious and Theological
Studies. DOI: 10.38159/erats.2022854

Auteur
John Dewey

Traducteur

Samuel Renier
Université de Tours, équipe Éducation, éthique, santé (EA 7505)

Droits d’auteur

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