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Le Normal et le Pathologique

à l’école aujourd’hui
© PUV, Université Paris 8, Saint-Denis, 2022
www.puv-editions.fr
ISBN : 978-2-37924-266-3
Sous la direction de
Laurence Gavarini, Dominique Ottavi, Ilaria Pirone

Le Normal et le Pathologique
à l’école aujourd’hui

Textes de
Doris Bühler-Niederberger, Marina D’Amato, Laurence Gavarini,
Edmondo Grassi, Mej Hilbold, Léandro de Lajonquière,
Pierre Macherey, Dominique Ottavi, Ilaria Pirone,
Giuseppe Rociola, Claudia Schuchart, Jean-Marie Weber

Publié avec le soutien de l’université Paris 8 (CIRCEFT)


et de la Bergische Universität Wuppertal

Presses universitaires de Vincennes


Sommaire

Dominique OTTAVI
Introduction. Un changement de paradigme 7

Pierre MACHEREY
À l’école des normes 15

Doris BÜHLER-NIEDERBERGER, Claudia SCHUCHART


L’ordre scolaire du point de vue des enfants 37

Marina D’AMATO
L’invention de la norme 51

Edmondo GRASSI
Éducation, technologie et contrôle :
l’ère de l’intelligence artificielle 59

Mej Hilbold et Laurence Gavarini


Ordre et désordres scolaires, les enseignants à l’ère
des « incidents » dans la classe 69

Léandro DE LAJONQUIÈRE
De l’éducation au temps de l’autisme :
un nouveau rapport à l’enfant 91

Ilaria PIRONE
Entre normes et connaissances : l’idéal inclusif
à l’épreuve des processus de normalisation 113

Giuseppe ROCIOLA
Le TDAH comme problème social 129

Jean-Marie WEBER
L’hypermodernité et ses défis éthiques pour les enseignants 155

Bibliographie 167

Les auteur·rices 179


Dominique Ottavi

Introduction
Un changement de paradigme

Les droits de l’enfant, dont l’émergence constitue un progrès


culturel, ont profondément modifié les statuts et liens réciproques des
éducateurs et des éduqués, ainsi que le rapport à l’enfant, à sa parole,
à son corps, à sa responsabilité et à sa culpabilité. On a pu qualifier
ce phénomène de « passion de l’enfant1 ». Dans ce processus, l’idée
de verticalité des relations éducatives marque le pas, tout comme
celle d’autorité exercée par la force ou la contrainte. Consentement,
principes non violents, écoute de l’enfant sont censés guider tout
éducateur.
Or ces idéaux fondateurs d’un renouveau dans la culture et
prometteurs d’émancipation, se retournent fréquemment en normes,
et peuvent même s’accommoder de formes éducatives vieillissantes.
Ainsi, peut-on voir coexister une forme scolaire ancienne, carac-
téristique de la transmission verticale, avec des schémas de
transmission horizontale (numérique, réseaux, accompagnement
individualisé). De même, la massification scolaire s’accompagne-t-
elle de la production de catégories normatives indexant les enfants
« à besoins éducatifs particuliers », les « dys » (lexie, calculie), mais
aussi les « décrocheurs », justifiant la création permanente de
dispositifs palliatifs.
Une réelle tension entre paradigme égalitaire, réussite pour
tous, et poids des normes s’exerce à l’école par le biais d’étiquetages
médico-sociaux et d’une nomenclature comportementaliste.
Participant de cette même logique, la notion d’intérêt de
l’enfant justifie aujourd’hui de nouveaux espaces de négociations
revendiqués par les parents dans les institutions éducatives. Il y a
là un espace pour le déploiement de valeurs et de normes commu-
nautaires, ou encore pour des attitudes consuméristes, comme

1. Laurence Gavarini, La Passion de l’enfant, Paris, Denoël, 2021.


Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

lorsque des parents veulent mettre l’institution au service de


compétences cognitives supposées précoces de leur enfant. Alors
que la diversification et l’individualisation sont les maîtres mots des
réformateurs pédagogiques, il est parfois difficile de repérer la limite
entre adaptation aux besoins de l’enfant et revendication illégitime.
La notion de développement de l’enfant s’en trouve chargée
d’enjeux nouveaux. Depuis le XXe siècle, la question des apprentissages
et la relation éducative ont pris des formes toujours plus techniques et
didactiques avec l’idée que l’éducation doit développer l’intelligence
plus que les affects, le développement réputé normal par rapport aux
exceptions, et qu’elle doit viser l’adaptation sociale2. Le mouvement
vers la reconnaissance de la diversité et des singularités individuelles
devrait donc entraîner l’atténuation de ces puissances normalisatrices.
On peut cependant penser que cela n’a rien d’automatique : même
les notions émergentes d’« accompagnement », d’« estime de soi »
et de « compétences » peuvent être soupçonnées d’étayer le projet
de normalisation des individus et des comportements.
En amont ce ces phénomènes, n’y aurait-il pas un problème
plus profond, au niveau de l’institution scolaire comme au niveau des
valeurs qui dominent implicitement nos conceptions éducatives ?
En effet, les questions que nous venons d’évoquer rapidement
renvoient finalement à une conception atomistique de la société,
conçue comme la réunion d’individus sommés d’être eux-mêmes et
portant le poids de ce que le sociologue Alain Ehrenberg a nommé
« être soi3 ». L’école elle-même en est marquée, par le relatif déni qui
y règne à propos de l’organisation collective de l’institution dédiée
à l’éducation et à l’apprentissage. Pourtant, ce collectif est, depuis
le début de l’école, au cœur de nombreux conflits et des tensions
autour de l’autorité. Car l’école constitue, au-delà des divergences sur
ses finalités, un milieu éducatif, distinct du milieu social en général,
distinct aussi de la réunion des enfants en tant qu’individus. La
sociologie issue de Pierre Bourdieu en particulier a créé une sorte
d’obstacle épistémologique devant cette réalité, en priorisant le rôle
du milieu familial et du niveau social sur l’éducation, réduisant ainsi
l’école à être le réceptacle des ces différences plutôt qu’un remède
possible à des inégalités injustifiées.

2. Janette Friedrich, Rita Hofstetter et Bernard Schneuwly (dir.), Une science du


développement humain est-elle possible ? Controverses du début du XXe siècle, Rennes, Presses
Universitaires de Rennes, 2013. Dominique Ottavi, De Darwin à Piaget, Paris, CNRS éditions,
2009.
3. Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.

8
Introduction. Un changement de paradigme

Prenons des exemples extrêmes pour rappeler que la


pédagogie scolaire s’est toujours emparée par le passé de cette
question.
Les collèges au XVIIe siècle ont inventé le lieu scolaire clos et
austère, réglé selon le modèle de la vie monastique : les pédagogies
dites nouvelles se sont employées à contester cette tradition,
assimilée à la contrainte, à la répression des besoins du corps, à une
certaine maltraitance des jeunes. John Dewey qui considérait cet
héritage comme inadapté au monde moderne, mais qui dénonçait
aussi les méfaits du milieu urbain, souhaitait une école loin de la
ville, propice à l’activité de l’enfant et à son développement tant
physique qu’intellectuel. Avec un tout autre idéal politique, Edmond
Demolins voulait, à l’école des Roches, éduquer à la responsabilité
en vue de développer des capacités de commandement. Ces modèles
se contredisent du point de vue des fins, mais ils partagent quand
même tous l’idée que l’école est éducative par elle-même, par le
quotidien au jour le jour, qu’elle constitue un milieu éducatif par
les principes qui l’organisent et qui y sont mis en pratique. Si les
collèges construisent par exemple une autorité verticale, celle-ci ne
repose pas que sur le maître, mais aussi sur un groupe animé par
l’émulation, notion reprise d’ailleurs pas la pédagogie républicaine.
L’activité spontanée préconisée par Dewey au rebours de ce modèle,
suppose une organisation matérielle qui incite à l’activité et qui
l’oriente. Demolins intégrait quant à lui dans sa méthode le loisir
et la civilité, sujets de réflexion mis en pratique au quotidien. Pour
reprendre l’analyse mésologique des faits sociaux que préconise le
géographe Augustin Berque, on pourrait dire qu’il n’y a pas lieu de
considérer « le milieu » comme extérieur à l’école, si elle-même est
reconnue en tant que milieu. En ce sens, la pensée éducative peut
s’exonérer des objets de la sociologie.
Certes, les sociologues Olivier Cousin et Guy Vincent se
sont penchés respectivement sur l’« effet établissement » et sur la
« forme scolaire ». La mise en valeur de la notion d’équipe éducative
ainsi que de l’établissement et les représentations des usagers sont
des acquis incontestables ; ils mettent toutefois l’accent sur le rôle
des adultes et leur capacité à rendre l’école efficace, dans l’optique
de la réussite des apprentissages, de la socialisation, et finalement de
l’évaluation. Quant à la forme scolaire, elle pointe chez Guy Vincent
la permanence de types de relation pédagogique, d’habitudes, de
rituels. Elle désigne des lourdeurs et des résistances au changement.
Mais n’a-t-on pas parfois affaire à une résistance occulte de pratiques
éprouvées, qui ont entretenu le sentiment que l’institution, au-delà
du face-à-face des élèves et des maîtres, au-delà des apprentissages,

9
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

de la réussite individuelle dûment validée, et même de l’adaptation


sociale, a sa valeur propre, au quotidien ?
De telles hypothèses ont guidé nos recherches communes,
dans le contexte particulier d’un grand désarroi des professionnels de
l’éducation, d’une forte demande de formation et de renouvellement
de celle-ci, qui caractérise en Europe ce début du XXIe siècle.
Dans un environnement, marqué à l’échelle européenne,
par une crise qui affecte les liens intergénérationnels, les figures
d’autorité, le partage des valeurs, notre confrontation de points de
vue, de méthodes et d’expériences s’est rapidement organisée autour
des questions suivantes :
– Quelles normes sont produites et portées par le discours
éducatif contemporain ?
– Quels dispositifs et quelles pratiques éducatives en
découlent ?
– Comment le discours moderne sur l’éducation contribue-t-il
à un processus de normalisation des pratiques et des individus dans
le champ de l’éducation ?
– De quel idéal d’enfant ce discours est-il porteur ?
– Quels sont les présumés fondements de l’exclusion
épidémique des enfants des normes scolaires ?
Trois dimensions d’analyse se sont dégagées :
– Analyse des discours (analyses des réformes de l’école et des
textes officiels) ;
– Analyse des dispositifs ;
– Analyse des pratiques professionnelles et de la représentation
que les « éducateurs », entendus au sens large, ont de la rencontre
avec l’enfant.
Les différentes contributions, réunies dans ce dialogue
interdisciplinaire, mettent en relief comment un discours qui prône
et affirme le « bien » de l’enfant (« bien-être », « épanouissement »,
etc.) produit dans un mouvement paradoxal des pratiques hyper-
normatives, qui risquent d’exclure tout sujet présentant un écart à
la norme.
Pour progresser dans ces problèmes contemporains, c’est vers
Pascal que nous oriente Pierre Macherey, explorant la relation de
l’institution scolaire à la norme dans sa profondeur historique. Pour
penser véritablement le poids de l’école moderne dans notre culture,
une école à l’origine inspirée par l’idéal des Lumières de penser
« bien », mais dont la dérive normative apparaît rétrospectivement

10
Introduction. Un changement de paradigme

inévitable, il faut pouvoir se placer du point de vue des acteurs de


cette véritable expérimentation que constitue la pédagogie des
Jésuites, au XVIIe siècle. Dans un raccourci temporel, Pascal nous
éclaire par delà les siècles sur un mal inhérent à la pédagogie, sur
un défi peut-être impossible à relever : son incontournable appel à
l’amour propre, qui exclut ceux qui, pour des raisons qui peuvent être
très différentes, n’entrent pas dans le jeu.
Doris Bühler-Niederberger et Claudia Schuchart s’emparent
du problème de la hiérarchie entre les adultes et les enfants en
cherchant à saisir le point de vue de l’enfant. L’ordre scolaire
correspond en général à une attente des adultes : l’enfant doit s’y
conformer, accepter les règles, et la pédagogie sur ce point vise à
réduire l’écart entre spontanéité et socialisation. Le parti pris
méthodologique original en sociologie – et les conclusions de l’article
– montrent que c’est d’une manière active que les enfants s’emparent
des injonctions.
C’est aussi à l’analyse d’une sorte de Pharmakon, terme
employé par Pierre Macherey pour désigner l’institution égalitaire
qui produit en même temps de l’exclusion, que nous convie l’article
de Marina d’Amato. L’individualisation des troubles, la typologie
nosographique, ne sont-ils pas le résultat de l’approfondissement
d’une valeur cardinale de notre société, l’individualisme, et du refus
de réduire la singularité à l’écart à une norme ? Doit-on dénoncer les
tentatives de cerner la particularité en l’incluant dans des repères
mesurés, doit-on tourner le dos aux investigations cliniques qui
étudient les troubles de l’apprentissage ? C’est bien difficile, alors
que la normalisation inhérente à ces démarches plane comme une
menace sur l’éducation.
La contribution d’Edmondo Grassi revient, à la lumière
des développements de l’intelligence artificielle qui étendent ses
applications, sur un ancien démon qui hante l’éducation : le contrôle
total des sujets. Dans un contexte où des sujets peuvent devenir
des victimes consentantes de cette entreprise, formatés par une vie
quotidienne envahie d’automatismes, il faut réinterroger le rapport
de l’éducation à l’éthique. Le refuge du bien commun se trouve-t-il
dans la zone d’ombre de la vie privée, de la singularité secrète de
chacun ? L’éducation – tentée par la programmation non seulement
des conduites, mais encore de l’intériorité subjective – ne peut éluder
cette question.
Mej Hilbold et Laurence Gavarini abordent la question des
normes à l’aide de l’approche clinique, à travers une enquête sur
les rapports d’incidents au collège. À quel discours donnent lieu
les situations vécues comme des écarts graves à la norme dans
11
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

les établissements scolaires ? Le recueil de données qui préside à


la recherche exploite une zone d’ombre du monde éducatif. Leur
interprétation pose la question des stéréotypes et des normes
héritées, ainsi que le problème de l’expression et des mots qu’il faut
choisir pour décrire les souffrances de ces situations.
Dans ces deux cas, l’on peut discerner des enjeux de formation
pour les professionnels de l’éducation : écouter l’enfant n’est pas
une chose si simple qu’il y paraît, trouver les mots pour exprimer,
communiquer, les situations de crise dans la relation éducative, non
plus. Et pourtant ces problèmes ont été généralement sous-estimés.
C’est pourquoi Leandro de Lajonquière nous invite à aller plus
loin, à chercher au plus profond de la culture contemporaine et de
l’inconscient des adultes, quelle place est faite à l’enfant. L’écart à la
norme que constitue le handicap, dans sa version récente du spectre
autistique, appelle davantage qu’un traitement, il invite à revisiter ce
que nous sommes prêts à accepter de l’enfance.
Cette culture contemporaine comporte aussi des ambiguïtés
qu’il faut lever en analysant le néoparler qui s’est imposé dans le
monde éducatif. C’est l’objet de la contribution d’Ilaria Pirone,
qui analyse le projet de gérer l’apprentissage. L’intention en est
d’améliorer l’efficacité de la pédagogie, mais cela conduit à vouloir
réduire les écarts à la norme. Et, si l’on n’y prend garde, même l’idéal
nouveau d’école inclusive comporte la contradiction d’accepter
toute différence et en même temps d’enserrer les sujets, enseignants
ou élèves, dans un réseau de connaissances virtuellement infini et
toujours insuffisant.
C’est, encore, en recourant à la psychanalyse, complétée par
le point de vue de la sociologie de l’enfant, que Giuseppe Rociola
interroge l’épidémie d’hyperactivité. L’hypothèse d’un profond
malaise propre à la transmission intergénérationnelle est nécessaire
ici pour dépasser le réductionnisme biologisant suggéré par la
métaphore épidémique.
C’est pourquoi, en suivant ce fil conducteur de nos recherches
qui consiste à interroger les normes elles-mêmes plus que les écarts
à la norme, Jean-Marie Weber met en cause l’hypermodernité.
L’individualisme qui a fait éclater les liens sociaux et la dévalorisation
des discours rationnels au profit de l’expression des points de vue
particuliers lancent de nouveaux défis à l’éducation dont la nature
demeure de mettre le monde en signes. Là encore, on voit que ce ne
sont pas des réponses au coup par coup à des problèmes qui éclatent
sous une forme aiguë, mais un effort d’analyse des demandes du
monde adulte, une mise en perspective du présent à l’aide de regards

12
Introduction. Un changement de paradigme

croisés, qui permettra d’avancer vers la reconquête de la relation


d’éducation entre les adultes et les jeunes.

13
Pierre Macherey

À l’école des normes

Depuis que, à la toute fin du XVIIIe siècle, la France est entrée


dans la phase républicaine de son histoire, l’école est devenue un
élément central de son organisation : outre le rôle fonctionnel et pour
ainsi dire technique propre à une institution d’enseignement qui
dispense de l’instruction en rapport avec des contenus déterminés et
assure des formations présentant le caractère d’apprentissages ciblés
sur des objectifs précis, elle y a assuré celui d’un modèle à vocation
totalisante à partir duquel s’est façonné l’imaginaire propre à ce qu’on
peut appeler une Société-École. Celle-ci se projette et se réfléchit tout
entière dans le miroir offert par le dispositif d’inculcation qui lui
renvoie une image concentrée d’elle-même, sur le double plan de ses
principes fondateurs et de ses aspirations1.
C’est sous cette forme singulière, incontestablement originale,
proprement « française », que s’est imposé l’idéal de ce qui s’est
appelé l’école de la République : entendons par là un appareil qui,
outre le fait qu’il est administré et contrôlé par l’État national au
service et sous la surveillance duquel il est placé, est censé représenter
exemplairement l’esprit dans lequel sont rassemblées et justifiées ses
fins dernières. Or, il est difficilement contestable, car les faits sont
têtus, que, suite à deux siècles d’une histoire au parcours accidenté,
ce modèle se confronte au paradoxe suivant : le modèle unificateur

1. Que cette représentation continue plus que jamais à circuler, c’est ce que montre la
formule « L’école, socle des valeurs de la République » dont certains cercles de pouvoir se
gargarisent aujourd’hui, alors que la République « une et indivisible » s’est convertie aux
pratiques de la « start up nation » qui en diluent sensiblement les aspirations. Cette formule
serait imprononçable dans d’autres pays où on n’enseigne sans doute pas moins bien et où
on le fait peut-être même mieux qu’en France, en termes de performances s’entend. Elle
conserve d’autant plus facilement une actualité que le terme « valeur », qui lui communique
une sorte de parfum éthique, est suffisamment vague pour que la fermeté intransigible qu’il
affiche puisse s’accommoder, selon les circonstances, de toutes sortes d’opportunités : l’art de
gouverner et d’administrer réside dans de tels accommodements, tout étant en fin de compte
affaire de vocabulaire.
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

et égalitaire qui définit en principe la citoyenneté républicaine,


dispositif auquel l’organisation scolaire a fourni un moyen privilégié
de se reconnaître et d’afficher son identité, est devenu de plus en plus
producteur de criantes disparités, au point qu’on peut se demander
si, davantage qu’il ne socialise, il ne finit pas par désocialiser. Tout en
étant gérée formellement comme un lieu unitaire de rassemblement
soumis à des règles communes dont la nécessaire rigueur est garantie
et ordonnée au nom et sous la responsabilité de la République
souveraine, l’école semble s’être muée en un instrument de division
et de partage : en même temps qu’elle rapproche, peut-être même
d’autant plus qu’elle rapproche, elle s’est mise à séparer et à exclure,
en renvoyant dos à dos une élite qu’elle distingue au nom des
critères aristocratiques de l’excellence républicaine et les laissés pour
compte de plus en plus nombreux qu’elle abandonne sur le bord de
la route sans espoir de retour et stigmatisés, livrés à la politique de
l’humiliation que, selon le philosophe américain Michael Sandel2,
génère la tyrannie du mérite telle qu’elle s’est imposée en France et
ailleurs. Tout se passe alors comme si, pour valoriser certains, il fallait
en dévaloriser d’autres. Un est devenu un diviseur, opérateur d’un
partage obligé qui n’est pas pour lui un accident de parcours, mais,
du moins on peut le supposer, se présente comme un effet dérivé
de son essence même, comme si cet effet avait été invisiblement et
insidieusement programmé dès le départ dans son principe, ce qui
en a fait une fatalité.
Comment expliquer ce qui se présente à première vue,
davantage que comme une simple anomalie pouvant être rectifiée,
comme un monstrueux vice de forme, une contradiction interne qui
échappe aux promesses de résolution offertes par une dialectique
rationnelle ou prétendue telle ? On voudrait ici proposer l’hypothèse
suivante : si l’école française de la République en est apparemment
arrivée à fonctionner en pratique à rebours de ses principes déclarés,
c’est parce que, dès l’origine, elle s’est installée dans la perspective
très particulière que présente un jeu de normes ; celui-ci a fait d’elle
une « école des normes » en ce double sens qu’elle a à faire respecter
les normes dont elle assure la mise en place et le bon fonctionnement
et qu’elle-même est simultanément soumise au principe normatif
que celles-ci lui assignent.
Pour développer cette hypothèse, on envisagera ce jeu de
normes en le reprenant à sa source, l’idée de base dans laquelle ses
enjeux principaux ont été réunis ; puis on se demandera comment,

2. Michael J. Sandel, La Tyrannie du mérite, Paris, Albin Michel, 2021. Selon Sandel, la
tyrannie du mérite est l’une des raisons du développement des populismes à l’époque de la
mondialisation.

16
À l’école des normes

à travers quelles procédures formelles, a pu être mise en œuvre de


cette idée ; enfin on essaiera de caractériser les conséquences sociales
résultant de la marche à suivre ainsi formatée et orientée dans un
sens qui rendait celles-ci quasiment inévitables.

Le modèle scolaire républicain :


naissance d’une mythologie civile
La première occasion à laquelle, en France, la représentation de
l’école fondée sur l’idéal proprement républicain de la citoyenneté
a été expressément associée à l’intervention de « normes », a été,
dans la période du Directoire, l’expérience éphémère, mais non
moins décisive pour autant de ce qui s’est appelé l’École normale
de l’an III3 : celle-ci a constitué une sorte de laboratoire où se sont
simultanément élaborés le programme d’une école républicaine et
le mode de spéculation propre à ce que Destutt de Tracy a ensuite
nommé, en forgeant un néologisme qui a connu une étonnante
fortune, « Idéologie ». Rédigé par Garat et inspiré par Daunou,
deux membres notables du personnel révolutionnaire liés à la
secte idéologique, le projet préparatoire à la création de cette École
normale présenté par Lakanal devant la Convention en énonçait
dans ces termes la motivation première :
Pour la première fois sur la terre, la nature, la vérité, la raison
et la philosophie vont donc avoir un séminaire4. Pour la
première fois, les hommes les plus éminents, en tout genre de
sciences et de talents, les hommes qui jusqu’ici n’ont été que
les professeurs des nations et des siècles, les hommes de génie,
seront les premiers maîtres d’école d’un peuple […]. Cette
source de lumière si pure, si abondante, puisqu’elle partira des
premiers hommes de la République en tout genre, épanchée
de réservoir en réservoir, se répandra d’espace en espace dans
toute la France, sans rien perdre de la pureté de son cours. Aux
Pyrénées et aux Alpes, l’art d’enseigner sera le même qu’à Paris,
et cet art sera celui de la nature et du génie. Les enfants nés dans
les chaumières auront des précepteurs plus habiles que ceux
qu’on pourrait rassembler à grands frais autour des enfants
nés dans l’opulence. On ne verra plus dans l’intelligence d’une
très grande nation de très petits espaces cultivés avec un soin
extrême et de vastes déserts en friche. La raison humaine
cultivée partout avec une industrie également éclairée produira

3. Au sujet de cette singulière institution on peut lire, dans le volume commémoratif publié
chez Hachette en 1895, Le Centenaire de l’École normale, une étude de Paul Dupuy à laquelle
sont empruntés les textes cités ici en référence.
4. « Séminaire » est pris ici en son sens premier de lieu où on ensemence, opération
préparatoire d’une entreprise de culture.

17
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

partout les mêmes résultats, et ces résultats seront la recréation


de l’entendement chez un peuple qui va devenir l’exemple et le
modèle du monde […].

Deux formules retiennent ici particulièrement l’attention.


En premier lieu, il y a celle qui fait référence à « une source de
lumière si pure, si abondante, […] qui se répandra d’espace en espace
dans toute la France sans rien perdre de la pureté de son cours ».
Cette formule expose, en se servant de l’image d’un épanchement
fluvial continu et irrésistible, la mission impartie à une école des
maîtres, « premiers hommes de la République en tout genre »5 :
diffuser partout dans l’espace national jusqu’aux esprits de tous les
citoyens des lumières dont la vocation est universelle, et cela dans
le respect formel de leur principe d’origine. Dans cette école, dont
les élèves étaient de futurs maîtres, étaient donc posées les bases
d’une rationalisation des pratiques éducatives conçue comme étant
l’une des conditions, peut-être même la principale, de l’existence
d’une société libre, égalitaire et fraternelle : y étaient élaborées à cet
effet les méthodes assurant la transmission de savoirs analysés et
ramenés à leurs conditions de départ, à leurs « éléments », ce qui
permet d’en assurer la communication, c’est-à-dire littéralement la
mise en commun, donc la répartition en principe uniforme, à tous
les secteurs de la population enseignée sous l’autorité et la garantie
de la Nation enseignante, l’une (la Nation) et l’autre (le système
éducatif) étant absolument solidaires.
Est également frappante la formule selon laquelle « la raison
humaine cultivée partout avec une industrie également éclairée
produira partout les mêmes résultats, et ces résultats seront la
recréation de l’entendement chez un peuple qui va devenir l’exemple
et le modèle du monde ». Recréer l’entendement d’un peuple, en
harmonisant et en égalisant les fonctions de l’intelligence de la
Nation, de manière à ce que cette intelligence cesse d’être la propriété
exclusive de quelques particuliers privilégiés ; mettre à la disposition
de tout un chacun les grandes créations de l’esprit humain en vue
de faire de celles-ci un bien collectif, publiquement approprié et
transmis, et ainsi en assurer et en consolider la socialisation : est
par là globalement défini le programme de normalisation assigné à
une école « normale », au double sens d’une institution normalisée,
unifiée en interne, et d’une institution normalisante, unifiante
à l’extérieur du fait d’être ouverte à tous, dont le fonctionnement

5. Cet ambitieux programme n’est pas resté à l’état de vœu pieux : ont effectivement enseigné
durant les quelques mois où cette première « école normale » a existé des personnalités
éminentes du monde intellectuel et savant de l’époque comme Laplace, Bernardin de Saint-
Pierre, etc.

18
À l’école des normes

appelle et prépare l’effort de codification grammaticale, scientifique


et logique de la pensée destiné à en régler la diffusion que sera, dans
les années immédiatement suivantes l’Idéologie de Destutt de Tracy.
Garat, qui assura à l’École normale l’enseignement de l’analyse de
l’entendement, préfiguration de l’Idéologie comme science des idées
destinée à se substituer à l’ancienne philosophie, eut de cela une
conscience parfaitement claire, ce dont témoigne la façon dont il fit
débuter son cours :
Puisqu’il n’y a qu’une seule manière de bien penser, et qu’il
n’y ait personne qui ne pense bien sûr quelques objets, on a le
droit de conclure qu’alors qu’on aura appris à tous comment
ils pensent, quand ils pensent bien, tous pourront porter leur
pensée sur les objets qu’ils auront intérêt à connaître et toujours
avec la même justesse et le même succès.

La formule « apprendre à tous comment ils pensent quand ils


pensent bien » est saisissante : elle exprime l’effort d’une organisation
de la pensée obtenue grâce à un examen objectif, scientifiquement
conduit, des formes réelles de son exercice, condition d’une prise en
charge politique du savoir ayant pour programme, non de fermer
une fois pour toutes l’entreprise de la connaissance en en bouclant
le système, mais, au contraire, d’offrir à l’ensemble des citoyens la
possibilité de mettre en œuvre la faculté de raisonner en profitant
de ses progrès, sur les bases identiques dégagées par l’analyse des
idées. Dans une Lettre sur la perfectibilité de l’esprit humain rédigée
un peu plus tard, en 1798, par un autre membre important du cercle
des Idéologues, le médecin Cabanis, cette exigence – qui définit
conformément à l’esprit de la Révolution le programme assigné à la
nouvelle philosophie - est formulée dans un sens voisin :
La vraie métaphysique est en un mot la science des méthodes,
méthodes qu’elle fonde sur la connaissance des facultés de
l’homme et qu’elle approprie à la nature des différents objets.
Or si le perfectionnement des idées dépend de celui de
l’instruction, le perfectionnement de l’instruction dépend à
son tour de celui des idées.

Il y a donc une relation circulaire entre les progrès de la


connaissance et la mise en œuvre d’une pédagogie républicaine,
condition pour que le savoir, sous la double forme de sa production
et de sa transmission, devienne une affaire collective, reconnue
d’intérêt public et accessible, au moins pour l’essentiel, à tous.
Il faut cependant remarquer que, sous la même caution
« idéologique », profession de foi d’une révolution culturelle avant
la lettre (« recréer l’entendement chez un peuple qui va devenir

19
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

l’exemple et le modèle du monde »), allait être avancée un tout petit


peu plus tard par Destutt de Tracy, l’inventeur du mot « Idéologie »,
la perspective d’un clivage entre deux « écoles » se côtoyant à
l’intérieur de ce système en principe universel :
Dans toute société civilisée, il y a nécessairement deux classes
d’hommes : l’une qui tire sa subsistance du travail de ses bras,
l’autre qui vit du revenu de ses propriétés ou du produit de
certaines fonctions dans lesquelles le travail de l’esprit a plus
de part que celui du corps. La première est la classe ouvrière ;
la seconde est celle que j’appellerai la classe savante […]. Voilà
des choses qui ne dépendent d’aucune volonté humaine ;
elles dérivent nécessairement de la nature des hommes et
des sociétés : il n’est au pouvoir de personne de les changer.
Ce sont donc des données invariables dont il faut partir […].
Concluons donc que dans tout État bien administré et où l’on
donne une attention suffisante à l’éducation des citoyens, il doit
y avoir deux systèmes complets d’instruction qui n’ont rien de
commun l’un avec l’autre6.

Avant même que Napoléon, s’étant couronné empereur7, ait


pris la décision politique forte de refonder l’ensemble du système
d’enseignement en créant son « Université », dont aujourd’hui
la structure de base, à savoir le régime des lycées préparant au
baccalauréat, subsiste pour une grande part inaltérée, la dérive de
l’unité vers la séparation avait donc été amorcée sous la caution de
« la nature des hommes et des sociétés », donc de l’ordre obligé des
choses. Rassembler en divisant, diviser pour rassembler : telle devait
être l’idée directrice d’une République se concevant rationnellement
comme nécessaire, ce qui l’engageait à devenir – réglementation à
l’appui – autoritaire sous prétexte d’être consciente de ses devoirs et
d’en assumer jusqu’au bout, inflexiblement, les obligations.

Être sujet pour et sous des normes


Intéressons-nous à présent au dispositif qui structure formellement
l’action de normes. Les procédures qu’exploite ce dispositif ne sont
pas directes et frontales, comme le sont au contraire celles qui sont
liées à un système d’obligations légales qui s’expose explicitement
et expressément en s’opposant, en réprimant sans possibilité de

6. Observations sur le système actuel d’instruction publique, Paris, an IX de la République.


7. Il ne faut pas oublier que la carrière politique du jeune général Bonaparte avait été lancée
par le clan des Idéologues qui avaient vu en lui le champion de l’esprit nouveau dont ils
prétendaient assurer la promotion. En un sens, ils ne s’étaient pas trompés en faisant ce
choix : l’universalisme républicain tel qu’ils le concevaient devait inévitablement conduire à la
prise de pouvoir d’un autocrate.

20
À l’école des normes

contournement ou de dérivation (« la Loi, c’est la Loi »). La puissance


des normes s’exerce de manière souple, insidieuse, ce qui la rend
d’autant plus incontournable : elle anticipe, elle prépare, elle prévient
plutôt qu’elle ne punit ou ne sanctionne après coup quand le mal
est fait. Son emprise, fondée en grande partie sur la suggestion,
tend à prendre les individus sur lesquels elle s’exerce à la source. On
comprend du même coup qu’un appareil de formation tel qu’une
école lui offre un champ d’action privilégié : elle y trouve un espace
où déployer efficacement son ordre, et ceci d’autant plus aisément
que, en même temps qu’elle en assure la gestion, elle instaure les
conditions qui le rendent idéalement possible et élabore les contenus
qu’il accueille, ce qui garantit d’emblée, sans contestation possible,
en douceur, insensiblement, sa conformité aux principes qu’il tend à
faire prévaloir. Une société de normes8 prend en charge l’existence de
masses et de populations dont elle assure globalement l’économie au
sens large ; elle parvient à ramener sur un même plan, en continuité,
les phénomènes et les événements auxquels elle a affaire ; leurs
manifestations, une fois celles-ci habitualisées ou incorporées dirait
Bourdieu, se présentent comme spontanées en ce sens qu’elles ont
cessé de dépendre de mobiles et de décisions conscients : formatées à
l’avance, ce qui les rend précisément calculables, elles sont pratiquées
de façon coutumière sous un régime d’évidence qui empêche, jusqu’à
un certain point du moins, que le culturel et le social puissent être
réfléchis comme tels et donner cible à contestation9.
Or cette spontanéité et ce régime d’évidence qui parviennent
ainsi à se présenter comme « naturels » sont en sous-main
conditionnés par la discrète intervention d’une instance spécifique
dont la fonction est principalement « idéologique » : vivre
socialement, c’est alors mariner dans une ambiance qui imprègne
tous les comportements par voie, non d’adhésion raisonnée et
consentie, mais d’intime adhérence, ce qui contient à l’avance toute
possibilité de prise de distance critique ou du moins tend à le faire.
L’idéologie, expression par excellence de la puissance des normes, se
donne ainsi les apparences de l’objectivité et de l’universalité : elle
n’est plus susceptible d’être revendiquée par personne en particulier,

8. Le concept de « société de normes » a été avancé par Foucault dans la période


« biopolitique » de sa réflexion dont ce concept a constitué l’élément central.
9. C’est quelque chose de ce genre que Durkheim a théorisé lorsqu’il a expliqué que la tâche
prioritaire impartie à l’école républicaine consiste à dispenser une « éducation morale »,
c’est-à-dire à inculquer aux élèves, en même temps qu’elle leur fait faire des « devoirs » sur
des sujets variés, le sens global et globalisant du devoir, un acquis qui, une fois assimilé,
incrusté, ce que facilite l’indétermination de son contenu, présente les allures générales de
l’inné. Présenter les faits sociaux « comme des choses » allait finalement de soi dans le cadre
d’une société de normes.

21
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

ce qui majore sa capacité à investir et à saturer les rapports sociaux


dans leur ensemble. Elle a cessé d’occuper une position surplombante,
de subsister dans un ciel d’idées où elle resterait, quoique de loin et
sous une aura de transcendance, identifiable. Rampante, devenue
infra-idéologie, soumise au régime fluctuant de l’opinion, elle colle
à la vie dont elle épouse les moindres aléas, au point de gommer les
conditions qui la rendraient éventuellement isolable et repérable, ce
qui est indispensable pour s’en démarquer.
Pour arriver à ce résultat, des normes doivent investir un
champ où prend place, non du réel, comme tel immédiatement
perceptible et saisissable, mais du virtuel. Les manifestations de
celui-ci étant différées, cela permet de les inscrire dans un cursus
d’apprentissage dont la ligne est déjà toute tracée pour l’essentiel,
une place étant à la rigueur concédée à quelques fragiles passerelles
qui laissent subsister un espoir de dérivation dont la possibilité
demeure cependant aléatoire, peut-être même illusoire. L’efficacité
des normes dépend de leur capacité à anticiper la venue des éléments
sur lesquels leur action doit s’exercer, ce qui leur confère à l’égard
de ces éléments convertis en une clientèle d’usagers consentants
une fonction de préparation et de formation, donc concrètement
d’éducation. Ces éléments sont des « sujets » dont elle fait son
œuvre propre en les assujettissant, ce qui prévient les risques d’écart
nécessitant le recours à la répression et à sa violence manifeste.
En effet, être sujet pour des normes et sous des normes, c’est
être installé, par exemple en tant qu’élève, dans la position de sujet
d’imputation, être virtuel, dont les actions, indépendamment du fait
qu’elles l’aient ou non été effectivement, sont considérées comme
susceptibles d’être accomplies, et plus précisément d’être accomplies
par « lui » (ou « elle ») qui est censé.e être « objectivement »porteur
de leur possibilité, en fonction de laquelle le sujet que il ou elle
représente est identifié.
Cette posture paradoxale, qui peut dans certains cas devenir
inconfortable, est celle d’un sujet instancié, étiqueté et catalogué,
assigné à des capacités qui lui sont attribuées avant même d’avoir
été soumises aux conditions de leur mise en œuvre effective. Un tel
sujet d’imputation se présente, sur un plan économique, comme
intervenant de manière active ou passive dans les processus de la
production et de l’échange ; sur un plan politique, comme citoyen
disposant de droits et devoirs, appelé à participer à des degrés divers,
en tant que sujet d’opinion et concrètement au titre d’électeur, à des
prises de décision collective ; sur un plan privé, comme sujet de désir,
porteur d’aspirations auxquelles il lui revient de donner l’allure d’un
projet de vie dont il a à assumer personnellement la responsabilité

22
À l’école des normes

effective. La conscience dont il dispose sur ces trois plans présente


un caractère intentionnel, en ce sens qu’elle se rapporte à des
tâches, des obligations ou des objectifs en attente de leur réalisation.
Mais une conscience intentionnelle, qui n’est au mieux qu’une
conscience d’attente donc une demi-conscience, est-elle réellement
« consciente » ? On peut se le demander.
Résumons : les normes, qui visent à installer une « seconde
nature » où prennent place des figures relevant d’une logique
présomptive du « toujours-déjà-là », tout en ne l’étant pas, du
moins tout à fait, font passer ce qui doit venir au terme d’un
processus comme un donné préalable à son déroulement. C’est
ce qui justifie que cette action soit préparatoire, préventive, voire
même prémonitoire comme c’est le cas lorsqu’elle se fonde sur une
idéologie des « dons », et dans tous les cas de figure tendancielle.
Les formes de régulation qu’elle met en place ordonnent d’emblée
leur domaine d’intervention, de telle manière que, pris à la source,
celui-ci se prête de lui-même à accueillir et à assumer les destinations
dont il trace le réseau, sans avoir à passer par l’intermédiaire de la
contrainte ou de la violence, et le plus souvent à l’insu même des
« sujets » auxquels cette action s’applique. C’est de cette façon que
des normes parviennent à être à l’œuvre efficacement sans avoir à
être à proprement parler subies.
Dans la « société du spectacle », pour reprendre le nom que
Debord a donné à la société de normes, tout, y compris ce qui se
passe dans la conscience intime de ses membres, est organisé de
manière à faire spectacle dans des conditions telles cependant que
le principe de son fonctionnement ne soit pas donné lui-même en
spectacle, et donc échappe à l’effort en vue de le cibler précisément,
ce qui permettrait de lui faire face et de lui résister. C’est pourquoi
le monde des normes, qui est systématiquement biaisé, porte en lui-
même les marques d’une séparation qui constitue son être propre et
le rend à terme disruptif : celle-ci n’est pas seulement un caractère
accidentel des représentations à travers lesquelles il pénètre les
consciences qui sont appelées à l’appréhender, illusoirement bien sûr,
comme adéquat et en conséquence incontournable. Le réel auquel a
affaire le sujet assujetti à des normes est un réel mutilé et trafiqué,
artificiellement suturé : il n’est pas donné mais produit.
Être sujet pour et sous des normes, dans un tel cadre, est-ce
être conditionné par elles ? Non, si on entend par conditionnement
un système d’obligation fonctionnant de manière rigide et unilatérale,
ce dont un formalisme légal fournit l’exemple par excellence.
Les normes, dans la mesure où elles ont affaire à du virtuel, à du
tendanciel, n’obligent pas, ne forcent pas, mais elles sollicitent, elles

23
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

proposent, elles suggestionnent, elles incitent, elles prévoient, elles


planifient, ce qui se traduit par le fait qu’elles lancent des parcours
sous la forme d’une offre libre, du moins en principe. Elles définissent
un programme à remplir qui, en retour, délivre les critères de la
reconnaissance, c’est-à-dire de la disposition à être « conforme », en
occupant la place à laquelle, en tant que « toujours-déjà-sujet », on
est voué à l’intérieur du champ où leur action se déploie.
Pour reprendre le terme dont Althusser10 s’est servi afin de
caractériser la manière dont l’idéologie envoie une adresse qui
constitue en « sujets » ceux qui la réceptionnent, on est « interpellé »
par les normes, qui formulent un appel sans que cela préjuge de
la réponse factuelle susceptible d’être apportée en particulier à la
question ainsi lancée : simplement, elles fixent le cadre à l’intérieur
duquel cette réponse est recueillie, et en conséquence mesurée,
calibrée, comptabilisée, à travers une opération d’évaluation qui
établit que cette réponse est plus ou moins bonne ou mauvaise,
recevable ou irrecevable au point de vue des critères qui la
réceptionnent. Le sujet de normes, c’est-à-dire le sujet tel qu’il est
formaté par des normes, devient ainsi un sujet qualifié, déterminé
par « ses » propriétés auxquelles il appartient tout autant qu’elles lui
appartiennent : en même temps qu’elles le définissent, ces propriétés
le font exister, à tous les sens du mot l’appellent, l’attendent, le
requièrent, en lui assignant certains types de comportement et en lui
prescrivant les modalités de son identification en relation avec le ou
les rôles qu’il lui revient de jouer correctement ou non. S’il lui revient
personnellement, jusqu’à un certain point, de s’y prêter ou non en
pratique, il demeure que son attitude à cet égard, quelle qu’elle soit,
devra être estimée en fonction des paradigmes ainsi mis en place,
ce qui fera de lui un bon ou un mauvais sujet, voire un sujet plus ou
moins bon, dans tous les cas de figure saisi, rangé en place, fixé par des
normes d’enregistrement auxquelles il lui est impossible d’échapper.
S’effectue ainsi l’inscription du sujet dans un ordre symbolique qui,
comme l’explique Lacan11, lui confère le degré de validité, et si on
peut dire de fiabilité, ou de recevabilité, dont il est capable, un retour
au « réel » lui ayant été rendu pour ainsi dire impossible dès lors qu’il
a été vampirisé par les normes.
Est de cette façon installé un régime de nécessité qui
paradoxalement – le système des normes exploite à fond ce paradoxe
dont il tire prétexte pour se livrer aux tours de passe-passe qui

10. Cf. Louis Althusser, « Idéologies et appareils idéologiques d’État », Positions, Paris,
Éditions Sociales, 1976, p. 67-125.
11. Jacques Lacan, « Le symbolisme, l’imaginaire et le réel », Bulletin interne de l’Association
française de psychanalyse, 1953.

24
À l’école des normes

constituent son fonds de commerce – fait place à la liberté de ceux qu’il


assujettit, dans la mesure où c’est d’eux-mêmes qu’ils sont amenés à
assumer en acte, personnellement, leur mise en conformité à l’ordre
collectif qui les absorbe : c’est sous leur entière responsabilité, se
figurent-ils, ou plutôt sont-ils incités à se le figurer, qu’ils viennent
occuper la position à laquelle ils sont prédestinés, sans cependant que
cela amène à parler à ce propos de servitude volontaire, décidée par
des individus autonomes n’ayant à rendre compte de leurs choix qu’à
eux-mêmes selon leurs propres critères d’évaluation, car les attitudes
qu’ils adoptent en fin de compte en vue de répondre à l’appel des
normes sont simultanément inconditionnées et conditionnées.
Comment cet étrange nouage entre liberté et nécessité est-il
obtenu ? Principalement par le fait que, comme cela a été signalé,
les normes fonctionnent et propagent leur action sous un régime
d’évidence : c’est ce qui rend leur intervention insensible, et leur évite
d’avoir à passer en force, ce à quoi elles ne se résolvent que dans
certains cas d’exception. Si elles s’imposaient à la manière d’une
obligation externe, faisant intervenir à un degré ou à un autre une
violence, elles devraient se manifester sous des formes explicites,
déclarées, nettement identifiables, et feraient alors l’objet de choix
clairs, que ceux-ci soient positifs ou négatifs, effectués en conscience
par ceux qui les font. Or il n’en est rien : si nul n’est censé ignorer la
loi, qui s’impose par la contrainte comme une forme extérieure dont
les contours ne prêtent à aucune ambiguïté, du moins en principe,
nul n’a besoin de connaître les normes pour avoir à se situer dans
le champ qu’elles informent discrètement, de telle manière que
leur pouvoir ou leur autorité se trouvent complètement intégrés à
l’organisation de ce champ. On les suit aveuglément sans avoir à
proprement parler à leur obéir : quelles que soient les décisions et
les motivations qui orientent en particulier les conduites, celles-ci
tombent automatiquement, sans mot dire, dans le champ relationnel
structuré par leur action. Des normes ne parlent pas, ou le moins
possible ; elles ne s’expliquent pas, ce qui les obligerait à se justifier :
elles délivrent directement leurs messages dans la tête des gens
qu’elles conduisent en les suggestionnant, sans que ceux-ci accèdent
à une compréhension claire du contenu de ces messages dont ils n’ont
le plus souvent qu’une saisie très partielle, rendant leur décryptage
aléatoire et à la limite superflu. En ce sens, on peut parler d’une ruse
des normes, en un sens voisin de celui où Hegel12 parle de la « ruse
de la raison ».

12. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, t. 1 (La science de la logique), additif au
par. 209, Paris, Vrin, 1970, p. 614.

25
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

Dans un tel contexte, l’inculcation, objectif formellement


imparti à un appareil scolaire, risque fort de virer au bourrage de
crâne, et de déformer autant et même peut-être davantage qu’elle
ne forme. De toute manière, cette inculcation se trouve piégée du
fait d’être prise en étau entre les deux pôles que lui offrent d’une
part un projet éducatif et d’autre part un programme d’instruction,
savamment associés et confondus : pourtant tout devrait les
distinguer sur le fond, l’ouverture apparente du premier étant
indissociable de l’imprécision de son contenu, une imprécision qui
confine parfois à la vacuité, alors que le second est, lui, impensable
et surtout impraticable hors le lien qu’il entretient avec des contenus
précisément déterminés, appelés à être assimilés comme tels avec un
minimum de déperdition. Alors, se former sous des normes, est-ce
réellement apprendre quelque chose ? N’est-ce pas en même temps,
voire même plutôt désapprendre, et en premier lieu désapprendre à
s’écarter du jeu des normes qui libère en assujettissant, ce qui est la
forme spécifique d’aliénation propre à une société de normes ?

Classer (inclure) tout en déclassant (en excluant) :


deux procédures distinctes d’inégalisation
Vient d’être reconstituée très sommairement l’allure générale d’un
régime de normes producteur de « toujours-déjà-sujets » : ceux-ci
sont destinés à occuper dans l’espace social telle ou telle position
qu’ils paraissent rejoindre de leur plein gré, ce qu’ils ne font en
réalité que parce qu’ils sont sous l’emprise d’un système qui, plutôt
que les contraindre, prend possession d’eux en totalité, ou du moins
s’y emploie. Reste à présent à préciser comment, selon quelles
procédures, le fonctionnement d’un système de ce genre s’est
incorporé à l’appareil scolaire tel qu’il existe aujourd’hui en France,
ce qui selon l’hypothèse ici proposée a fait de lui une école régie par
une pédagogie de normes13.
Pour rendre compte de l’état actuel de l’école républicaine
française en essayant de faire la part de ses avantages et de ses
inconvénients, est souvent avancée l’image de la gare de triage.
Cette image, qui est devenue banale, est effectivement parlante, sous
la condition que soit prise en compte la complexité et la diversité
des opérations auxquelles elle renvoie dans le cas précis qui nous
intéresse. Elles se situent en effet à des niveaux bien différents : trier

13. C’est alors que le mot « pédagogie », ayant pris un sens qui n’aurait été compréhensible
ni pour Érasme, ni pour Rabelais, ni pour Montaigne, est devenu le terme générique sous
lequel ont été rassemblées les procédures techniques et sociales propres à une école de
normes.

26
À l’école des normes

cumule au moins deux activités qu’il ne faut pas confondre. D’une part
c’est distribuer des éléments sur une échelle d’évaluation comparée,
qui en leur appliquant des principes communs d’appréciation les
qualifie à des degrés divers et leur assigne sur cette base la place
censée leur convenir à l’intérieur du champ qu’elle étalonne en
totalité, sans résidu, ce qui lui assure une sorte de continuité et le
rend autosuffisant, homogène et plein. Mais c’est aussi mettre au
rebut, donc éliminer, expulser d’autres éléments déclarés inaptes à
participer à cette opération de rangement dans laquelle il n’y a pour
eux aucune place, comme quand on prélève sur la masse d’un tas de
lentilles qu’on trie de petits cailloux impropres à la consommation. La
plénitude continue de la première opération a donc pour corrélat le
traçage d’une ligne de rupture qui crée dans les marges de l’espace
concerné, en une zone incertaine où son dedans et son dehors se
conjoignent, un creux qui signale une absence présente sous la forme
d’un vide. Ce vide, où toute possibilité de communication, d’échange
et de transfert est abolie, n’en est pas moins rempli au point souvent
de déborder : on peut parler à cet égard d’une irruption du négatif,
qui remet en question l’homogénéité du système en confrontant
celui-ci à ses limites. Parvenue à celles-ci, l’entreprise de mesure, sous
les deux formes d’une quantification et d’une qualification, finit par
produire de l’inquantifiable et de l’inqualifiable, et sombre dans une
sorte de démesure.
Si l’école telle que nous la connaissons, avec ses inconvénients
et ses failles qui sont devenus de plus en plus manifestes, répartit les
membres de la population dont elle s’occupe, celle des élèves, c’est
sur ces deux lignes dont la gestion obéit par la force des choses à
des logiques distinctes : en même temps qu’elle différencie, et par là
même distribue en les distinguant, donc classe ceux et celles des élèves
qu’elle oriente vers telle ou telle de ses filières qui n’est d’ailleurs pas
forcément celle pour laquelle ils ou elles auraient opté en fonction
de leurs préférences personnelles, elle en déclasse d’autres décrété.
es de fait hors jeu, à l’égard desquel.les elle remplit tant bien que
mal, péniblement et avec mauvaise conscience, un rôle fastidieux
de gardiennage qui permet d’occuper formellement la durée légale
de l’obligation scolaire, mais se trouve d’emblée déconnecté de
toute activité effective de formation. La notion de « sélection »,
relativement confusionnelle à cet égard, associe ces deux démarches
dont la première intègre en classant alors que la seconde rejette toute
une partie de la clientèle scolaire qu’elle sanctionne en la déclarant
à demi-mot, et pour ainsi dire honteusement, hors classe. Cette
dialectique tordue finit par déboucher sur une sorte de jugement
dernier qui renvoie dos à dos des sauvé.es, dignes d’être classé.es,

27
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

sanction sociale dont les critères sont fournis par la reconnaissance


scolaire qui s’effectue à des degrés inégaux sur une ligne unique, et
des damné.es, installé.es dans la posture d’inclassables qui, avant
même d’être sorti.es du système, y sont définitivement déqualifié.
es et disqualifié.es, ce qui renforce leur inégalité qui a cessé d’être
une inégalité de niveau, en principe améliorable, et est devenue une
irrémissible inégalité d’être. Il en résulte que, si l’école républicaine
produit de l’inégalité, comme il est devenu inévitable de le constater,
c’est sous deux formes, selon des procédures d’esprit complètement
différent.
Comment le jeu des normes exerce-t-il son emprise en milieu
scolaire de manière à ce que se produise au sein même de ce milieu
cette scission entre deux régions, l’une occupée par ceux et celles
qui ont l’assurance de rester « dedans » et l’autre par ceux et celles
qui sont renvoyé.es au dehors, un « dehors » dont la perspective se
trouve déjà tracée dedans, à la manière d’une infranchissable ligne
de partage ? C’est ici que l’image de la gare de triage, dispositif
dont les opérations sont commandées par des règles générales,
indifférentes à la nature concrète et à l’origine des éléments auxquels
elles s’appliquent, risque de ne plus être tout à fait pertinente. En
effet les mécanismes propres à ce système opèrent sur des données
qui lui sont amenées et présentées en l’état, telles quelles, sans qu’elle
ait eu auparavant à s’en occuper, et qu’il ne lui reste plus qu’à classer
et/ou à déclasser à la sortie, sur le mode d’un constat n’ayant affaire
qu’à de la chose accomplie. Or le propre de l’appareil scolaire est qu’il
procède à cette opération de classement/déclassement tout en se
livrant aux occupations de formation qu’il lui revient normalement
d’exercer, au point que ces occupations paraissent se confondre avec
l’opération de partage sur laquelle elles débouchent, alors que celle-
ci ne relève pas, du moins en principe, de leurs critères et de leur
finalité : ce qu’on peut appeler le « pédagogisme » se nourrit de cette
confusion, source inévitable d’illusions. Le clivage entre qualifiables
et inqualifiables, l’école telle qu’elle fonctionne aujourd’hui en France
ne se contente pas en effet de l’enregistrer à l’arrivée, en référence
à des critères purement techniques : elle l’anticipe socialement.
Dès le départ, elle le prépare au point de le mixer intimement à ses
procédures effectives d’éducation et d’instruction, auxquelles le fait
d’être étalées dans la durée des cursus progressifs qui scandent le
temps de la scolarité confère un caractère tendanciel, puisque le
matériau dont elles assurent la transformation n’est pas réel, mais
virtuel. Avant même de qualifier (et/ou de déqualifier), au titre d’un
résultat obtenu et recensé en fin de parcours, l’école semble donc
se consacrer tout entière et en permanence, non à relever des

28
À l’école des normes

qualifications objectivement réparties et identifiées, mais à produire


de la qualificabilité sous les espèces de sujets dont certains sont
réputés classables alors que les autres ne le sont pas, ce qui fait de
ces derniers, à l’intérieur même de l’espace scolaire, des étrangers
inassimilables et irrécupérables tout autant parce que le système les
rejette que parce qu’ils le rejettent : ces sujets-là sont là comme s’ils
n’y étaient pas ; ils figurent sur les registres de l’institution comme
des sortes d’âmes mortes. Comment le jeu des normes, tel qu’il s’est
incorporé au fonctionnement de l’école de la République, parvient-
il à effectuer cette assez stupéfiante manipulation qui consiste, du
dedans donc sous son entière responsabilité, à intégrer tout en
expulsant ? Quel miraculeux ingrédient pédagogique, on serait
presque tenté de parler d’un « pharmakon », permet de conjuguer
ces deux opérations alors qu’elles relèvent d’esprits en apparence
inconciliables ?
Le tour de force qui vient d’être évoqué a été rendu possible
par le fait que les « méthodes » d’enseignement ont fini par prendre
le pas sur la prise en considération des contenus enseignés, qui sans
disparaître tout à fait ont été relégués au second plan, au point même
de n’être plus que des prétextes tenant lieu à l’occasion d’alibis : alors
les moyens sont devenus des fins et réciproquement. Or il se trouve
que ce retournement, dont une école de normes exploite à fond les
ressources, avait été préparé et conçu durant la période qui avait
précédé la mise en place et la généralisation des structures propres
à la société de normes telle qu’elle s’est effectuée en France durant
la période républicaine de son histoire. En particulier, ce sont les
Jésuites, véritables pionniers en ce domaine, ils sont les inventeurs de
la « pédagogie » au sens où on l’entend communément aujourd’hui,
qui, à la fin du XVIe siècle et dans les conditions très particulières
du règlement définitif de la guerre de religion déclenchée par le
mouvement de la Réforme dont les effets s’étaient répandus dans
toute l’Europe, ont eu l’idée de cette extraordinaire innovation,
lorsqu’ils ont pris l’éducation des enfants comme cible privilégiée
de leur intervention, une opération dont les conséquences se font
encore sentir aujourd’hui14.
La révolution des formes du système éducatif dont les
Jésuites ont eu l’initiative, dans le cadre d’un régime de monarchie

14. Les chapitres 5-6-7-8 de la seconde partie de L’Évolution pédagogique en France de


Durkheim ([1938], Paris, PUF, 1969) présentent une analyse particulièrement éclairante des
principes sur laquelle reposait cette opération qui a été également étudiée très en détail par
Georges Snyders dans son livre La Pédagogie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles (Paris, PUF,
1965, livre I, première partie).

29
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

absolue dont les institutions religieuses restaient l’un des piliers15,


s’est transmise à l’organisation de l’école républicaine suivant un
processus complexe dont il n’est pas possible ici de suivre en détail
le déroulement : contentons-nous de signaler qu’a joué dans celui-
ci un rôle déterminant la refondation de l’Université effectuée par
Napoléon au tout début du XIXe siècle. Cette refondation, ordonnée
autour de la création des lycées, pépinières des fonctionnaires
de l’État impérial, ce qui a fait de l’éducation secondaire le pivot
de tout le système scolaire et a relégué l’enseignement primaire
et l’enseignement supérieur dans la position d’appendices ou
d’annexes, a emprunté expressément ses structures formelles au
modèle fourni par les collèges des Jésuites. Ce modèle a présidé en
France à l’organisation d’une école de normes dont les formes se
sont généralisées à l’ensemble du système.
L’invention des Jésuites a porté essentiellement sur deux
points liés organiquement entre eux : la séparation scolaire et la
discipline scolaire.
Par séparation scolaire, il faut entendre le fait que l’école soit
considérée et administrée comme un monde à part entière, refermé
sur lui-même et disposant d’une relative autonomie par rapport au
monde social « réel », celui où vivent et travaillent (ou ne travaillent
pas, à moins que leur travail consiste à faire travailler les autres) des
adultes, sacrés tels du moment où ils sont « sortis » du système scolaire
à travers lequel il leur avait fallu passer après y être « rentrés »16. Les
Jésuites ont porté à un point extrême de tension la représentation
de l’enfant comme un être spécifique, en tant précisément que sujet
virtuel, porteur de qualités et surtout de défauts dont il revient aux
éducateurs d’assurer entièrement la gestion et le contrôle. Cet être
virtuel, ils l’ont littéralement capté dans l’univers scolaire dont ils ont
dessiné fermement les contours : sous couleur de l’instruire, ils ont
entrepris, en l’éduquant, de le recréer de fond en comble en vue de le
« sauver », c’est-à-dire de le soustraire à sa nature originelle marquée
par le péché. L’institution qu’ils ont forgée devait être précisément
le lieu privilégié où s’effectuait cette renaissance qui présentait le
caractère d’un arrachement. En effet, pour renaître, il faut avoir mis
un terme définitif à une vie antérieure : de là l’idée qu’une éducation
bien conçue doit prendre ses destinataires à l’état nu, comme à la
source, leur ayant fait consommer le filtre d’un oubli radical, condition

15. Tous les confesseurs de Louis XIV ont été des Jésuites.
16. Il y aurait toute une étude à faire sur la mythologie et les rites solennels attachés à la
« rentrée scolaire ».

30
À l’école des normes

en dernière instance d’une orthopédie qui remet dans le bon chemin


et littéralement « redresse »17.
Cette opération de déshabillage mental, menée dans un but
de purification, requiert des moyens spécifiques, qui sont en fin
de compte des artifices qui constituent le fond de la miraculeuse
« méthode » employée dans les collèges jésuites, une méthode dont
l’efficacité s’est révélée redoutable. N’en évoquons que deux. D’une
part il y a eu l’éradication complète de la langue naturelle dans laquelle
les enfants avaient été élevés avant d’être scolarisés, le français :
aussitôt entrés au collège, ils étaient plongés dans un univers culturel
complètement étranger, formé de traditions empruntées aux langues
et aux littératures de l’Antiquité, une Antiquité abstraite, idéale, du
fait d’avoir été détachée de tout contexte historique. D’autre part,
pratique totalement nouvelle, le primat et une quasi-exclusivité ont
été accordés aux exercices écrits, au détriment d’échanges oraux
réputés trop libres et en conséquence exposés au déchaînement
incontrôlé des pulsions du moment : aujourd’hui encore on n’en est
pas revenu, et continue à s’imposer la vision d’un maître écrivant
au tableau face à des élèves18 ; ces derniers restent penchés sur leurs
cahiers et sucent leurs crayons ou leurs stylos devant les piles de
manuels qu’ils ont réussi à apporter dans leurs lourds cartables : tout
un matériel pédagogique, devenu cible d’un fructueux commerce
qui l’a paré de couleurs artificielles, dans lequel sont concentrées les
aspirations d’un monde voué au sérieux, et où très concrètement on
peine et on s’ennuie, pour la bonne cause s’entend. Le plus troublant
est que certain.es finissent, non seulement par s’y accoutumer, mais
par y prendre plaisir : l’école, devenue refuge qui protège des soucis
ordinaires de l’existence, parvient alors à la plénitude de la mission
de normation qui lui est impartie.
De l’idée d’un monde scolaire existant à part découle celle
de la discipline particulière qui prend en charge les comportements
pratiqués dans ce lieu d’accueil préservé d’atteintes venues du monde
extérieur. Or, dans les collèges jésuites, le principe fondamental qui

17. On pourrait soutenir que Descartes, formé par les Jésuites auxquels il est resté fidèle
jusqu’à la fin de sa vie, a tiré de là l’idée que, pour réformer l’esprit, il faut le vider des idées
qui avaient pu l’habiter antérieurement, réputées n’être que « préjugés », dangereux du fait
d’être exposés à toutes sortes de mauvaises influences. Cette opération, menée sur un plan
intentionnel, ne peut déboucher que sur des effets fictifs : tout reprendre au point de départ
est irréalisable dans les faits, ce qui n’interdit pas d’y rêver.
18. C’est une façon de parler car, en réalité, il leur tourne le dos. D’ailleurs, lorsque, se
retournant, il s’adresse à eux pour « faire cours », il se met à parler lui-même comme un
livre, à rebours des usages ordinaires de la vie : s’il n’enseigne plus aujourd’hui en latin
de manière à implanter dans l’esprit des élèves la fiction d’un monde que son ancienneté
rendrait radicalement autre, sa parole est filtrée et contrôlée au point de n’être plus tout à
fait naturelle.

31
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

ordonne la discipline est celui de la surveillance permanente. Dans


le cadre ainsi mis en place, l’enfant, être naturellement fragile et
imparfait, doit être « suivi », c’est-à-dire placé en observation de
telle manière que sa conduite reste dans le droit chemin dont il a
naturellement tendance à s’écarter. Pour réaliser cet objectif, les
Jésuites, anticipant sans le savoir la sociométrie de Moreno, ont
inventé le dispositif original de la « classe », rassemblement d’élèves
formé sur le modèle d’une microsociété et placé sous l’autorité d’un
maître qui en maintient la cohésion19. Et pour que cette cohésion
s’impose et présente les allures continue de l’évidence, à la manière
d’une ambiance qui imprègne tous les gestes accomplis dans le cadre
qu’elle met en place, ils ont imaginé de donner à la surveillance qui
en garantit la permanence les formes d’une auto-surveillance : dans
la classe, tout en restant placés sous le regard souverain du maître,
les élèves sont sous le regard les uns des autres, obnubilés par
cette coprésence constante aux conséquences de laquelle il leur est
impossible de se soustraire. De là est sortie une méthode éducative
accordant la priorité à l’émulation, conçue comme un mode intensif
de stimulation, non susceptible de relâchement, qui entraîne
tous ensemble des élèves installés dans la posture de « toujours-
déjà-sujets » voués à entrer dans des rapports de compétition qui
constituent le cadre effectif de leur préparation à une vie d’adultes
réputée correcte et éventuellement réussie.
Dans un tel contexte, est pratiqué un culte de l’excellence
destiné à mettre en valeur, sous le regard flatteur et éventuellement
effaré des moins bons, les meilleurs élèves, ceux qui sortent
vainqueurs de cette lutte des regards où se décide la reconnaissance
des identités. S’il leur est interdit de copier les uns sur les autres,
pratique assimilée à un vol qui appelle sanction20, tout est fait pour
que les élèves ne cessent de s’épier en ayant conscience d’être exposés
au jugement des autres, un jugement d’autant plus impitoyable
qu’il revêt un caractère collectif : c’est ce qui donne insidieusement
à la classe, bruissante de rumeurs sournoises qui alimentent toutes
sortes de complicités plus ou moins sincères et de tenaces rancœurs,
une ambiance souvent pesante, chargée de conflits potentiels. L’accès

19. Cette cohésion était réglée sur le modèle de l’organisation des légions romaines, ce qui
confortait l’illusion de vivre dans un monde à part tout en participant à un jeu collectif.
20. Par là même est inculquée à l’élève l’idée qu’il est propriétaire à titre personnel
du produit de son labeur, ce qui limite automatiquement les possibilités d’entraide que
pourraient s’apporter des camarades d’étude. N’apprendrait-on pas, d’une certaine manière,
en copiant ? Il n’est pas facile de répondre à cette question, mais ce n’est pas une raison
suffisante pour ne pas la poser. En tout état de cause, dans la classe ordonnée autour de l’idéal
du mérite personnel, des élèves sont rassemblés du fait d’être réunis en un même lieu, mais ils
ne sont pas préparés à travailler ensemble, ce qu’on ne les incite même pas à faire.

32
À l’école des normes

au mérite, but affiché de l’institution, suppose le passage par cette


épreuve dont les critères ne sont jamais formulés explicitement, ce
qui rend leur intervention d’autant plus décisive et la transforme en
condamnation : il y en a pour qui la traversée vire en naufrage.
Pascal a trouvé les mots qui remontent au principe de cette
démarche :
L’admiration gâte tout dès l’enfance : oh ! que cela est bien dit !
oh ! qu’il a bien fait ! qu’il est sage ! etc. Les enfants de Port-
Royal auxquels on ne donne point cet aiguillon d’envie et de
gloire tombent dans la nonchalance21.

Dans le vocabulaire courant, la « nonchalance » représente


un comportement détendu, caractérisé comme défaillant lorsqu’il
revêt les allures d’un excessif relâchement. Ce n’est évidemment pas
dans ce sens que le mot est pris ici par Pascal, qui l’utilise en vue
de faire comprendre en quoi les « petites écoles »22 gérées par les
Jansénistes se sont heureusement à son point de vue démarquées
de l’esprit dont les collèges des Jésuites assuraient la promotion.
Par « nonchalance », il entend le fait d’avoir échappé à « l’aiguillon
d’envie et de gloire » dont l’action se fonde sur une culture de
l’amour propre, censée être la condition d’une éducation réussie.
Effectivement, en vue de contrer les impulsions naturellement
mauvaises dont ils créditaient l’enfant, les Jésuites avaient conçu que
le meilleur moyen de les combattre était de leur opposer, non des
raisonnements de toute façon inaccessibles à des esprits immatures,
mais une impulsion encore plus forte : la passion qui dans tous les cas
de figure doit l’emporter parce qu’elle est enracinée dans la nature
même du « soi », ce sujet que la discipline scolaire constitue en
même temps qu’elle en assure le contrôle, lui donnant ainsi la place
qu’il lui revient au mieux d’occuper sous le regard et dans l’attente
de l’assentiment d’autrui. La remarque lapidaire de Pascal souligne à
quel point cette force irrésistible de l’amour propre, dont la puissance
est indéniable, repose sur une violence qui joue malignement de
pires tendances instinctives, celles qui poussent à se mettre à tout
prix en avant, fût-ce au prix d’en léser d’autres, comportement qu’il
ne va quand même pas de soi de qualifier de vertueux. Aux yeux de
quelqu’un comme Pascal, dans le domaine de l’éducation devrait
s’appliquer plus que nulle part ailleurs la maxime selon laquelle « le

21. Pensées, n° 151 de l’édition Brunschvicg.


22. « Petites », ces écoles l’étaient en effectifs, qui n’ont guère dépassé la cinquantaine,
nombre infime au regard des milliers d’élèves qu’ont attirés les méthodes en usage dans les
collèges jésuites réputées pour leur efficacité. Elles ont été aussi petites dans leur durée qui a
été réduite : elles n’ont fonctionné, dans une semi clandestinité, qu’entre 1645 et 1660, après
quoi elles ont été définitivement interdites.

33
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

moi est haïssable » parce qu’il est porteur des pires dérives : s’il y
a péché originel, dans lequel tous les autres ont leur source, c’est
là qu’il se trouve. Et lorsqu’un protocole éducatif fait fond sur lui,
ce péché premier se trouve reproduit dans des conditions qui en
gonflent artificiellement les conséquences : sous couleur de prémunir
l’enfant contre des tentations auxquelles il n’a pas les moyens de
résister, on le soumet encore un peu plus à leur emprise, dont on
a fait un instrument pervers, relégitimé sous le prétexte qu’il est le
moyen le plus efficace de parvenir à l’excellence. Or rien n’autorise,
moralement et socialement, à assimiler la formation à une entreprise
promotionnelle dont certains, de plus en plus nombreux d’ailleurs,
doivent sortir brisés. Assigner comme finalité à l’école la production
d’excellence, c’est introduire en elle un principe corrupteur qui la
ronge en profondeur.
Il n’est pas interdit de voir dans le climat délétère dénoncé par
Pascal une cause, la principale peut-être, de l’exclusion scolaire sous
les formes constatées aujourd’hui. Cette exclusion est le résultat d’un
système conçu et organisé de façon à ce que les exclus s’excluent
d’eux-mêmes, se sachant dès le départ condamnés à l’échec : pour
ne pas subir totalement cet échec, pour reprendre leur sort en main,
pour rester autant qu’ils le peuvent actifs, ne leur reste d’autre
solution que de faire – en se plaçant systématiquement à contre-
courant de la résistance passive – ce qui les amène à renoncer à
participer au très inquiétant jeu de rôle qu’on leur propose où on n’a
de chance de se construire qu’en détruisant une part de soi-même
et où, généralement, la construction des uns implique la destruction
des autres. Si les parias de l’école des normes abandonnent, s’ils
abdiquent, c’est donc apparemment de leur plein gré. On veut se
débarrasser d’eux en les rendant encore plus inégaux que les autres ?
Qu’à cela ne tienne ! Pleinement convaincus que ce qu’on leur
propose n’est pas fait pour eux et à tous les sens du mot ne leur
« convient » pas, ils sont déjà partis, et même ils sont partis dedans,
au-dedans, en faisant sécession, ce qui rendrait extrêmement difficile
de les rattraper si toutefois on avait l’intention de le faire. Là se trouve
le point où le système parfaitement intégré des normes rencontre sa
limite, et se met à fonctionner à rebours de son programme déclaré.
Pour conclure cette esquisse, donnons la parole à l’un de ces
exclus intérieurs de l’école des normes dont le moins qu’on puisse
dire est qu’il n’est pas resté aveugle à la condition qui lui avait été
faite :
Je pense à l’instant que d’aller à l’école, bénéficier de ça qui est
réservé aux riches, doit être catastrophique pour le pauvre lorsqu’il
peut y aller quand même […] Ce qu’on les jalouse pourtant ceux qui

34
À l’école des normes

peuvent ou ont pu faire des études alors que le privilège est plutôt de
n’en avoir pu faire23.
Gaston Chaissac, l’auteur de cette déclaration provocante
et désenchantée, était marié à une institutrice : les discussions à
table devaient être animées ! Il a traîné toute sa vie une réputation
d’innocent de village, que, en vrai faux naïf qu’il était, il s’est ingénié à
surjouer, endossant à l’occasion la défroque du « Gilles » qu’on exhibe
sur des tréteaux de foire24. Cela ne l’a pas empêché d’accéder à une
certaine notoriété : ses œuvres, exposées dans les meilleurs musées,
se négocient aujourd’hui à des prix élevés, ce dont il aurait bien aimé
profiter pour améliorer son ordinaire qui était des plus précaires. Les
« éliminés », dans la catégorie desquels il se rangeait naturellement,
il les appelle aussi dans son langage inimitable, celui de quelqu’un sur
lequel ont glissé toutes les entreprises de normalisation (et pour qui
Malherbe, quel bonheur !, quelle chance !, ne serait pas venu), « les
inadmissibles25 », comprenons : ceux qui s’insoumettent, ce qu’on leur
fait payer fort cher. En marge de l’évocation des diverses opérations
menées dans le cadre d’une gare de triage, on a tout à l’heure évoqué
celle qui, sans rapport avec le transport ferroviaire, consiste à écarter
d’un tas de lentilles de petits cailloux incomestibles. Dans le contexte
d’une école gérée comme une école de normes, l’inadmissible
Chaissac a été, à côté de bien d’autres, l’un de ces petits cailloux et
s’en est à sa façon, dans la peine, mais non sans un certain panache,
accommodé, pour le plus grand plaisir des personnes qui apprécient
à sa juste valeur son œuvre écrite, dessinée, peinte et sculptée.

23. Gaston Chaissac, Le Laisser-aller des éliminés, Bazas, Le temps qu’il fait, 2017, p. 81 et 88.
La formule « le laisser-aller des éliminés » est utilisée par Chaissac dans l’une de ses lettres
(p. 94).
24. Certaines de ses lettres sont signées « Gilles le fienterois ».
25. Id., p. 94.

35
Doris Bühler-Niederberger,
Claudia Schuchart

L’ordre scolaire du point de vue des enfants

Introduction. Comment être considéré comme un enfant


normal à l'école ?
Quelles sont les règles de l'école ? Et dans quelle mesure et de quelle
manière doit-on les suivre pour être considéré comme un enfant
normal ? Et vice versa : lesquelles doivent être réprimées et à quelle
fréquence et de quelle manière cela doit-il se produire pour qu’un
enfant soit considéré comme un fauteur de troubles ? Quand ont-
ils même violé l’ordre à un point tel qu'on diagnostique chez un
enfant un « trouble socio-affectif » ? Ce dernier est un label de
maladie qui est de plus en plus utilisé en Allemagne et qui peut
avoir différentes conséquences en fonction également des autres
besoins éducatifs spécifiques identifiés chez l'enfant : réduction de
la présence quotidienne de l'enfant à l'école, réduction des objectifs
d'apprentissage poursuivis pour les autres élèves, ou suspension
des notes de l’enfant pour certaines performances. Il peut encore
entraîner le recours à un « auxiliaire de vie scolaire » en classe, ou,
au final, à plusieurs de ces mesures spécifiques à la fois.
Il existe plusieurs études qui montrent ce que les enseignants
considèrent comme un comportement perturbateur. Les infor-
mations proviennent de l'observation participante, d'entretiens
avec des enseignants ou d'enquêtes standardisées1. Il s'agit, par
exemple, de la violation des règles de la conversation (la séquence
répétée de la question, de la réponse, de l'évaluation). C'est aussi
l'interjection, le non-respect répété des instructions – par exemple
s'asseoir correctement –, un comportement qui a un caractère

1. Maggie MacLure, Liz Jones, Rachel Holmes, Christina MacRae, « Becoming a problem:
Behaviour and reputation in the early years classroom », British Educational Research Journal,
n° 3, 2012, p. 447-471.
Shlomo Romi, Mira Freund, « Teachers’, students’ and parents’ attitudes towards disruptive
behaviour problems in high school : A case study », Educational Psychology : An International
Journal of Experimental Educational Psychology, n° 19.1, 1999, p. 53-70.
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

agressif, l’inattention qui préoccupent les enseignants. Cependant,


si l'on compile un grand nombre de ces études, on n'arrive pas à une
image clairement définie de l'enfant qui ne correspondrait pas à la
norme. Ou, à l'inverse, il n'est pas possible d'identifier exactement le
comportement qui caractérise l'enfant normal et, plus précisément,
l’enfant considéré comme normal. Maija Lanas et Kristiina Brunila
expriment cette idée lorsqu'elles concluent leur analyse de la
littérature de recherche concernant le mauvais comportement à
l'école par une déclaration comprise également comme un message
d'avertissement en matière de politique éducative :
Lorsque nous nous proposons d’abolir les comportements
dérangeants, que cherchons-nous en fait à abolir ? S'agit-il des
élèves qui laissent trainer des ordures ? La violence ? Est-ce que
ce sont les demandes des élèves de participer à la construction
des attentes implicites dans l'éducation ? Est-ce que ce sont les
cultures non blanches, non issues de la classe moyenne ? Est-ce
que ce sont les enfants non productifs et qui peuvent nuire à
l’image de l'école ? Est-ce que ce sont des enfants malheureux
qui apportent leur souffrance à l'école ? Nous devons en tant
que communauté éducative examiner plus attentivement nos
objectifs finaux2.

Cette difficulté à décrire le comportement perturbateur, et plus


encore l'enfant perturbateur, tient aussi, de manière assez évidente,
au fait que l'identification d'un acte comme un comportement
déviant, et plus encore l'identification d'une personne comme un
« outsider » à cet égard, ne résulte pas du fait de suivre ou non les
règles individuelles. En général, la sociologie de la déviance suppose,
comme l'a souligné Howard Becker, que le seul fait d'enfreindre
les règles ne conduit pas à être défini comme un déviant. Le fait
qu'un individu soit perçu comme déviant implique que la norme
est également appliquée et qu'elle est appliquée à l'encontre d'un
certain individu :
Le déviant est celui auquel cette étiquette a été appliquée
avec succès et le comportement déviant est celui auquel la
collectivité attache cette étiquette3.

Être un fauteur de troubles est donc aussi une question


d'interaction – entre l'enfant, l'enseignant et d'autres personnes.
Dans l'interaction il est déterminé quels enfants sont déviants et
lesquels, à l'inverse, doivent être considérés comme des enfants

2. Maija Lanas, Kriistina Brunila, « Bad behaviour in school : A discursive approach », British
Journal of Sociology of Education, n° 5, 2019, p. 695 (trad. auteurs).
3. Howard Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance. Paris, Métailié, 1985, p. 33.

38
L’ordre scolaire du point de vue des enfants

normaux. Même si les enfants qui participent à ces interactions ne


sont pas ceux qui ont le pouvoir de décision, ils doivent apporter
leur contribution, ils doivent voir à travers elles et façonner ces
interactions afin qu'ils puissent passer autant que possible pour des
élèves normaux. Philippe Perrenoud a parlé du « métier d'élève »,
que les enfants doivent maîtriser : les enfants interprètent leur
travail comme des élèves, comme le font les autres professionnels,
et appliquent leurs connaissances. Par exemple, ils savent mieux
que leurs parents si l'on doit être le meilleur de la classe et quels
sont les coûts impliqués4. Cela peut être maintenant appliqué au
domaine des comportements perturbateurs, et c'est exactement
ce que fera la recherche présentée ici. Les questions sont donc les
suivantes : 1) Que savent les enfants de ces interactions scolaires
dans lesquelles ils réussissent ou échouent, dans lesquelles ils sont
considérés comme normaux ou non conformes aux normes ? Quels
sont les règles et les comportements qu'ils reconnaissent [eux-
mêmes] comme essentiels ? 2) Les enfants jugés déviants perçoivent-
ils leur position d'outsider et de quelle manière ? Et se considèrent-ils
comme exerçant une influence sur ces interactions et leurs règles ?
Ces questions sont examinées ici sur la base de 20 entretiens avec des
enfants des classes 1 à 4 de l'école primaire qui ont été identifiés par
leurs enseignants comme des enfants hors norme5.

Contexte théorique et état de la recherche


La question de la normalité ou de la déviance des enfants en tant
qu'élèves est largement décidée dans le cadre de l'interaction
scolaire. C'est dans cette interaction que se décide la signification des
actions et des attributions aux acteurs. C'est la position théorique
de base adoptée pour cette étude et c'est également la part de la
déviance que l'étude peut traiter. Il ne faut donc pas nier l’existence
de handicaps objectifs ; mais même ces conditions individuelles
préalables, doivent – selon notre hypothèse – être d'abord évaluées
dans le cadre d’événements scolaires et, forcément alors, dans un
processus d'interaction : elles nécessitent une interprétation dans
l'interaction. Une deuxième hypothèse faite pour cette étude est
que les enfants ne sont pas seulement impliqués passivement dans
ce processus, ils ne sont pas seulement étiquetés. Ils sont plutôt
des participants à cet évènement, ils en connaissent les règles, les
processus et ils s'adaptent à la position qui leur est destinée, mais
ils peuvent aussi essayer d'améliorer quelque peu leur situation

4. Philippe Perrenoud, Métier d’élève et sens du travail (6e édition), Paris, ESF, 2010.
5. Les modalités de cette enquête seront détaillées plus loin.

39
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

ou même offrir une résistance. Mais même s'ils ne faisaient que


suivre les règles, on peut penser avec Mustafa Emirbayer et Ann
Mische faisant référence à Charles Taylor : « Une règle ne s'applique
pas d'elle-même, elle doit être appliquée6. » Cela correspond aux
prémisses d'une sociologie de l'enfance qui considère toujours les
enfants comme des acteurs sociaux dans leurs contextes, même si
ces derniers sont caractérisés par une nette asymétrie entre adultes
et enfants, par un ordre générationnel7.
Cette position de base sera corroborée par un bref aperçu de
quelques autres enquêtes. Afin de présenter les résultats de manière
ordonnée, les contributions à cette interaction des enseignants puis
des enfants seront présentées ici, même si cela séparera de fait
analytiquement un ensemble qui doit être imaginé comme un tout.
Pour présenter le point de vue des enseignants, on peut d'abord
se référer aux études déjà mentionnées, qui ont montré qu'il n'est
pas facile de décrire ce que les enseignants perçoivent comme une
perturbation8. Les enseignants ne sont pas seulement concernés par
l'évaluation des actions individuelles ; l'observation des situations
d'enseignement montre que les violations individuelles des règles
peuvent tout aussi bien être négligées qu'être punies de manière
exemplaire et devant toute la classe, et que les enfants peuvent ainsi
être marginalisés individuellement ; cependant, les enfants peuvent
également être marginalisés en leur déniant la validité des règles – et
ce, à titre exceptionnel9. Toutefois, l'accent n'est pas mis sur la règle
individuelle et la violation de la règle individuelle, mais plutôt sur
l'identification des élèves comme étant normaux ou comme étant
remarquables, en dehors de la norme. Une étude par interview de
Stephen Waterhouse montre que cette « patrouille le long de la
frontière de la normalité », comme il l'appelle, est un thème central

6. Mustapha Emirbayer, Ann Mische « What is agency ? », American Journal of Sociology,


n° 103, 1998, p. 994.
7. Doris Bühler-Niederberger, Lebensphase Kindheit, Weinheim/Basel, Beltz/Juventa, 2020.
Leena Alanen, « Generational order », dans Jens Qvortrup, William A. Corsaro, Michael-S.
Honig (dir.), The Palgrave handbook of childhood studies, Basingstoke, Palgrave, 2009.
8. Shlomo Romi, Mira Freund, « Teachers’, students’ and parents’ attitudes towards
disruptive behaviour problems in high school: A case study », Educational Psychology: An
International Journal of Experimental Educational Psychology, n° 1, 1999, p. 53-70.
Maggie MacLure, Liz Jones, Rachel Holmes, Christina MacRae, « Becoming a problem :
Behaviour and reputation in the early years classroom », Art. cit., p. 447-471. Maija Lanas,
Kriistina Brunila, « Bad behaviour in school : A discursive approach », British Journal of
Sociology of Education, 40 (5), 2019, Art. cit., p. 682-695.
9. Maggie MacLure, Liz Jones, Rachel Holmes, Christina MacRae, « Becoming a problem :
Behaviour and reputation in the early years classroom », British Educational Research Journal,
Art. cit., p. 456 et 458.

40
L’ordre scolaire du point de vue des enfants

pour les enseignants des écoles primaires et secondaires10. Cette


identification des élèves commence peu après l'inscription à l'école
et l'évaluation des actions et l'identification des enfants sont alors
liées entre elles11. Cet événement interprétatif est également intégré
dans les informations sur le contexte de l'enfant, en particulier sur la
famille et, là encore, en particulier sur la mère12. Cela explique aussi
le lien étroit entre les enfants identifiés comme déviants, hors norme
par l'école et la marginalité sociale des familles d'origine13. De même,
une idée de ce que l'on peut attendre des membres d'une catégorie
sociale sert de guide : un élève (normal) fait ceci, un enseignant fait
cela. En utilisant l'ethnométhodologie, on peut aussi appeler cela
la « catégorisation des membres »14. Dans un réseau d'orientations
tellement complexe, on attribue aux enfants des caractéristiques
et des capacités, y compris en recourant à des catégories
médicamenteuses de comportements perturbateurs, qui ne sont en
aucun cas uniquement prises en compte par les experts médicaux15.
L'enfant développe ainsi une « réputation » qui l'accompagne même
lorsqu'il change d'institution16.
L'intérêt central de notre recherche est de montrer la contri-
bution des enfants à cette interaction, dans laquelle la normalité et
la déviance sont profilées. Les études disponibles montrent qu'un
processus de recherche exigeant doit être engagé par les enfants. Il
est nécessaire de rechercher les règles applicables, car elles ne sont
ni clairement expliquées, ni respectées ou sanctionnées de manière
cohérente. Hugh Mehan montre, dans une micro-analyse d'une leçon
dans une institution préscolaire, comment les règles à suivre doivent
être traquées par les enfants dans une sorte de procédure d'essai et
d'erreur17. Les résultats des observations de Frances Chaput Waksler

10. Stephen Waterhouse, « Deviant and non-deviant identities in the classroom : Patrolling
the boundaries of the normal social world », European Journal of Special Needs Education,
n° 19, 2004, p. 69-84.
11. Catherine Laws, Bronwyn Davies, (2000). « Poststructuralist theory in practice : Working
with ‘behaviourally disturbed’ children », International Journal of Qualitative Studies in
Education, n° 13.3, 2000, p. 205-221.
12. Maggie MacLure, Liz Jones, Rachel Holmes, Christina MacRae, « Becoming a problem :
Behaviour and reputation in the early years classroom », Art. cit., p. 447-471.
13. Val Gillies, Pushed to the edge. Inclusion and Behaviour support in Schools, Bristol, Policy
Press, 2016.
14. Maggie MacLure, Discourse in Educational and Social Research, Buckingham, Open
University Press, 2003.
15. Claudia Malacrida, « Medicalization, ambivalence and social control : mother’s
descriptions of educators and ADD/ADHD », Health, n° 8, 2004, p. 61-88.
16. Maggie MacLure, Liz Jones, Rachel Holmes, Christina MacRae, « Becoming a problem :
Behaviour and reputation in the early years classroom », Art. cit., p. 455.
17. Hugh Mehan, « Accomplishing classroom lessons » dans Aaron V. Cicourel et al. (dir.),
Language and School Performance, New York, Academic Press, 1974, p. 76-142.

41
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

dans les classes de maternelle correspondent à ceci18 : elle a découvert


que « réussir » en tant que bon élève dans une classe de maternelle
américaine était un accomplissement complexe, nécessitant de la
vigilance, la capacité à déduire des règles tacites du flux des activités
de la classe, la conscience de soi vue à travers les yeux des autres, et la
capacité à modifier son propre comportement par des comparaisons
ajustées en permanence à celui des autres enfants de la classe. Cette
tentative constante des enfants de connaître les règles – avant que
les réactions possibles dues à leur transgression ne se produisent –
est également démontrée par une étude de Bronwyn Davies et une
autre de Michael Payne chez les élèves du primaire et du secondaire
et par Miriam Böttner dans une étude vidéographique en prenant
l'exemple d'une université pour enfants19. Et comme si tout cela
n'était pas assez dur : l'étude de Maggie MacLure et ses co-auteur.
rices sur les enfants dans les classes préscolaires montre en outre
le caractère exhaustif de l’évaluation du comportement des enfants
menée par les enseignants, en particulier la qualité de ses émotions
telles que « être coopératif », « être capable de partager », « être
sensible », « répondre avec compétence aux attentes contradictoires
de la concurrence et de la collégialité »20. Toutes ces exigences sont
bien présentes chez les enseignants, et cela signifie que les enfants
doivent montrer qu'ils leur correspondaient. Il faudrait, pour
compléter cette étude, savoir dans quelle mesure ces exigences
reflètent des prescriptions officielles, appliquées, ou intériorisées.
Nous allons maintenant présenter une étude de ces interactions
à l'école, grâce à laquelle nous avons enregistré le point de vue des
enfants sur ces processus. Comme l'étude s'appuie sur des entretiens
et non sur une observation participante ou sur une vidéographie, elle
saisit le point de vue des enfants sur ces événements, tel qu'il leur est
discursivement disponible.

18. Frances Chaput Waksler, « Dancing when the music is over : a study of deviance in a
kindergarten classroom », Sociological Studies of Child Development, n° 1, 1987, p. 139-158.
19. Bronwyn Davies, « The role pupils play in the social construction of classroom order »,
British Journal of Sociology of Education, n° 4.1, 983, p. 55-69.
George, C. Payne, « Making a lesson happen. An ethnomethodological analysis », dans Martin
Hammersley, Peter Woods (dir.), The Process of Schooling, London, Routledge & Kegan, 1976,
p. 33-40.
Miriam Böttner, Doing Junior Uni. Evidente und heimliche Ordnung einer Kinderuniversität,
Wiesbaden, Springer VS, 2018.
20. Maggie MacLure, Liz Jones, Rachel Holmes, Christina MacRae, « Becoming a problem :
Behaviour and reputation in the early years classroom », British Educational Research Journal,
n° 3, 2012, p. 447-471.

42
L’ordre scolaire du point de vue des enfants

Conception de la recherche et méthode


Quatre écoles primaires de différentes villes de Rhénanie-du-
Nord-Westphalie ont participé au projet. Les trois institutions sont
des écoles dites d'inclusion, c'est-à-dire qu’elles ont la possibilité
d'enseigner aux enfants ayant des besoins éducatifs particuliers à
l’intérieur des classes ordinaires. Les écoles ont diverses possibilités
de réagir face aux élèves qu'elles considèrent comme problématiques
– même sans procédure de clarification officielle. Elles peuvent
réduire les heures de cours quotidiens de ces enfants, elles peuvent
suspendre la notation, elles peuvent leur enseigner avec d'autres
matériels pédagogiques et d'autres objectifs de performance, et
enfin elles peuvent leur fournir un auxiliaire de vie scolaire. Dans
ces écoles, il y avait une motivation suffisante pour participer à notre
étude et ce fut le critère de sélection pour notre analyse exploratoire.
Ces écoles ont sélectionné pour notre projet des enfants
pour lesquels elles percevaient un besoin éducatif particulier, des
enfants qui ne pouvaient pas suivre des cours normaux et/ou qui
les dérangeaient considérablement. Nous avons écrit une lettre aux
parents de ces enfants, leur demandant leur consentement pour
que l'enfant participe à notre enquête. Une fois le consentement
des parents obtenu, nous avons demandé à l'enfant son propre
consentement, en lui expliquant qu'il s'agissait d'apprendre de lui
ce que c'est que d'être élève, ce qu'il faut faire et les règles qu’ils
ont à observer. Nous avons dit à l'enfant que nos souvenirs d'école
étaient un peu lointains et que nous étions donc dépendants de ses
informations. Ainsi 20 enfants ont été d’accord pour participer à un
entretien, qui s'est déroulé dans une salle séparée du bâtiment de
l'école et qui a duré entre 5 et 20 minutes, selon la volonté de l'enfant
de parler. Pour que l'enfant se sente plus à l'aise et pour que les pauses
dans la conversation soient plus faciles à supporter, l’intervieweur a
donné à l'enfant du papier et des crayons et, selon ce que l'enfant
préférait, l'intervieweur et l'enfant faisaient un dessin ensemble
ou l'enfant faisait un dessin tout seul. On a d'abord demandé à
l'enfant ce qu'il souhaiterait si une fée (ou dans le cas des garçons :
un superhéros) lui accordait trois souhaits. Certains enfants ont déjà
mentionné des souhaits concernant l'école, d'autres – par cet appel
à leur imaginaire – ont souhaité des chaussures dorées, un diadème,
une princesse comme amie ou bien ils ont nommé d'autres souhaits
qui n'avaient rien à voir avec l'école. Dans ces cas-là, on demandait à
nouveau si l'enfant avait encore des souhaits particuliers vis-à-vis de
l'école. Ces questions ont déjà permis d’approcher le point de vue de
l'enfant et ont été approfondies lorsqu’a été demandé à l’enfant ce

43
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

qu’il pensait nécessaire pour être un bon élève et dans quelle mesure
lui-même répondait à ces exigences.
La durée normale de l'école primaire en Allemagne n'est
que de quatre ans ; ensuite, les enfants fréquentent différents types
d'écoles secondaires en fonction de leurs performances (la décision
est prise sur la base d’une recommandation de l'enseignante). En
conséquence, les enfants du groupe d'étude fréquentent les classes 1
à 4 de l'école primaire : 2 enfants fréquentent la première année, 14
enfants les deuxième et troisième années et 4 enfants fréquentent
la quatrième année. Tous les enfants s'écartent de la norme dans
la perception de leurs professeurs, et c'est ainsi que le groupe a été
choisi. Pour les 5 filles du groupe, des faiblesses de performance
considérables sont mentionnées chez toutes, dans le cas de 2 filles
les enseignants mentionnent en plus un trouble socio-affectif. La
situation est différente pour les 15 garçons, pour 8 d'entre eux des
troubles de l'apprentissage sont nommés et pour 5 (de ces 8) en plus
un trouble socio-affectif ; pour 7 garçons seuls des problèmes socio-
affectifs sont mentionnés, avec des performances suffisantes, voire
même bonnes.
Dans ce qui suit, le matériel issu de ces entretiens est organisé
en fonction des questions posées au début. Certaines catégories
théoriques sont formulées dans un effort de résumer autant
d'informations empiriques que possible dans une catégorisation
précise et claire. Elles ont été élaborées au cours du va-et-vient entre
les prémisses théoriques et les données empiriques, caractéristique
de la recherche qualitative21. Ces catégories ont toutefois un
caractère essentiellement descriptif, puisque l'objectif de cette étude
est simplement d’exposer les connaissances que les enfants ont de
l'ordre scolaire et leur propre contribution à celui-ci. De fait, les voix et
les mots des enfants n'ont jusqu'à présent reçu que peu d'attention.

Les résultats
a) Les règles corporelles : « Faire attention et rester assis tranquillement,
écouter ... ne pas bouger les pieds ... rester tout tranquille. »

Ce sont les règles telles qu’énumérées par Manju22 lorsqu'on lui


demande ce qu'un bon élève doit faire. Manju est un élève de
deuxième année et son école estime qu'il a une faiblesse tant dans

21. Leonard Schatzman, Anselm Strauss, Field Research : Strategies for a Natural Sociology,
New York, Prentice-Hall, 1973.
22. Ce nom et tous les autres noms ont été attribués aux enfants selon le principe suivant :
sexe du nom d'emprunt en fonction du sexe réel de l'enfant, sélection de noms dont la lettre
initiale est identique à la lettre initiale du nom de la ville dans laquelle se trouve l'école.

44
L’ordre scolaire du point de vue des enfants

le domaine socio-émotionnel que dans l'apprentissage. Bon nombre


d'autres enfants pensent aussi directement à contrôler leur corps :
réduction du volume sonore, contrôle des mouvements, ordres de
parler et interdictions de parler, dresser l’oreille.
Il faut lever le doigt et se taire (Mariana, 2e année). Lever le doigt
si on veut dire quelque chose et écouter les professeurs, ne
pas faire de bêtises (Mechthild, 3e année). Tout le monde doit
être calme et tout le monde doit être gentil et amical avec les
autres. Et être silencieux dans le couloir lorsque on y travaille…
ce qui peut déranger les gens lorsque vous criez ou courez
(Darius, 2e année). Il faut être silencieux à l'école, toujours
écouter le professeur (Dursun, 1re année). Tout le monde doit
se comporter. Ne pas courir. [...] Ne pas crier, tout le monde
doit se taire. Rester calme et ne pas distraire ou frapper un
autre enfant (Damian, 2e année). Hum, toujours écouter [...]
(Dieter, 4e année). Ne pas entrer dans la salle de détente avec
des chaussures, seuls les adultes sont autorisés à le faire (Paula,
3e année).

b) Les règles temporelles : « Je voudrais que Mme B soit mon professeur,


elle nous laisse parfois faire la récréation 20 minutes plus tôt. »

C'est ce que dit Maximus (4e année) et il ajoute : « Elle est sans
doute la plus gentille des enseignantes ici. » Les écoles connaissent
beaucoup de règles relatives à l’organisation du temps et celles-ci
ne correspondent pas toujours aux besoins et aux possibilités des
enfants. La récréation est limitée. Stefan (3e année) souhaite non
seulement qu'il « devienne plus intelligent », mais aussi que la
récréation soit plus longue. La pause peut être encore plus limitée si
l'enfant n'est pas allé assez loin avec ses tâches dans la leçon, ce qui
signifie aussi une pression de temps. C'est ce que raconte également
Maximus, à qui les enseignants attribuent un trouble socio-affectif,
tout en louant son intelligence et sa compréhension rapide. Maximus
fréquentera également le « Gymnasium » (collège) à la rentrée,
la branche la plus exigeante du système scolaire allemand qui est
segmenté dès la quatrième année scolaire. Il est l'un des deux élèves
qui expriment le plus de critiques à l'égard de l'école, notamment le
fait qu'il se sente sous pression à cause des contraintes de temps. Il
critique également le « plan de travail hebdomadaire », les directives
pour chaque enfant quant à ce qu'il doit faire dans une semaine :
C'est aussi stupide si vous devez vous dépêcher, parce que j'ai
un … un tel auxiliaire de vie scolaire et il dit que j'ai mal travaillé
et une minute avant la récréation il me dit que je devrais faire
ceci et cela et c'est juste vraiment stupide. [...] Et ce serait aussi
bien … on a ce plan de travail hebdomadaire, que ce plan

45
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

hebdomadaire n'existe plus. Parce qu'il faut juste le faire en


une semaine. Les professeurs disent que c'est une aide pour les
devoirs. Mais d'une autre manière, je ne pense pas (Maximus,
4e année).

Et le même problème de récréations et de plan de travail hebdomadaire


est mentionné par Mikail, qui a récemment déménagé en Allemagne :
Je ne dérange pas la classe, mais je n'arrive pas à terminer toutes
les tâches avant la récréation. Je n'arrive pas à suivre le plan de
travail hebdomadaire alors j'en ai trop à la maison, trois, non,
même cinq feuilles de papier, alors je dois les faire le dimanche
(Mikail, 2e année).

Il n'y a pas seulement la fixation des leçons et des récréations


et la charge de travail hebdomadaire. Il y a aussi simplement une
pression pour un rythme accéléré : l'enfant devrait lire plus vite,
calculer plus vite, et même faire du petit bricolage plus vite.
Un très bon élève ... nous en avons un dans la classe, il peut faire
du petit bricolage très rapidement (Manouk, 3e année).
Je lis trop lentement parce que j'oublie toujours l'allemand
(Sandra, 2e année).

Enfin, il y a l'année scolaire, qui définit le délai dans lequel un


certain objectif de performance doit être atteint. S'il n'est pas atteint,
on peut tomber en dehors de ce rythme annuel, on redouble la classe
et plusieurs enfants s'en inquiètent ou savent que c'est un problème
s'ils ne peuvent pas garder ce rythme. Paula (3e année) rapporte
qu'elle a dû changer d'école parce que sa mère ne voulait pas qu'elle
redouble la 3e année. Peter (2e année) a pris trois ans pour les deux
premières classes et il n'arrête pas de dire que les autres élèves seront
des élèves de 4e année alors qu'il n'est qu’en 3e. Manouk (3e année)
s'inquiète de savoir s'il va passer en 4e classe.
Les enfants savent qu'il y a des périodes où l'on devrait avoir
acquis certaines compétences et ils se rendent compte qu'ils sont en
retard :
J'aimerais pouvoir enfin lire et écrire (Marius, 2e année).
Je ne sais compter que jusqu'à 3 et jusqu'à 12 et ce n'est pas
le nombre le plus élevé, en deuxième année, tous les autres
peuvent compter jusqu'à cent (Primo, 2e année).

c) Les règles de l'apprentissage

Pour être bon à l'école, il faut « apprendre », « s'entraîner », « se


concentrer », « faire ses devoirs ». C'est un message qui a atteint

46
L’ordre scolaire du point de vue des enfants

les enfants, mais lorsqu'il s'agit de le mettre en pratique, plusieurs


d'entre eux se sentent dépassés. Il faut apprendre, apprendre « plus »,
ou simplement « tout apprendre et tout mettre en pratique ». La
manière de procéder n'est pas claire pour les enfants :
Je ne sais pas ce qu'il faut faire pour être bon ... juste être bon ...
en savoir plus, mais j'apprends déjà pendant 30 minutes et puis
je m'ennuie (Stefan, 3e année).
Chaque jour, il faut écrire quelque chose ou faire des
mathématiques ... faire attention (pour devenir meilleur).
J'essaie d'apprendre, mais parfois je n'en ai pas envie (Paula,
3e année).

Pour être bon, il faut bien apprendre ce que nous avons (il
énumère toutes les matières qui sont enseignées à l'école) …
tout ce que nous avons... et … aucune autre idée (Interviewer :
tu fais ça ?) moitié-moitié (Mikail, 2e année).

Et certains enfants ont dit franchement qu'ils ne savaient pas


quoi faire pour s’améliorer :
Hum, je ne sais pas (Manouk, 3e année).

Je ne sais pas quoi faire ... parce que mon frère a aussi fréquenté
une école spéciale. Il était également dans la classe de Mme G.
(Interviewer : « Tes parents ou Mme G. ne t'ont- ils pas parlé et
dit : Écoute, si tu fais ceci et cela, alors ça va marcher ? ») Non
(Sandra, 3e année).

d) Se produire devant deux publics

Lorsque les enfants jouent leur rôle d'élèves, ils le font devant deux
groupes de personnes : les enseignants et les camarades de classe. Ils
doivent tenir compte des règles des deux groupes afin d'être acceptés
et de réussir comme « élève normal ». Mais les deux types de règles
peuvent être contradictoires. Pavel, par exemple, sait qu'il faut poser
des questions quand on ne comprend pas quelque chose, mais la
situation sociale dans la classe rend cela difficile :
Il faut écouter attentivement, comprendre ce que dit le
professeur et poser des questions. Oui, je ne pose pas assez de
questions ... parce qu'alors un élève nommé hum … est-ce que
je peux dire le nom ? [...] Eh bien, oui, alors il réagit toujours
comme s'il savait tout et bien qu'il ne sache rien du tout (Pavel,
4e année).

Et Manouk a également du mal à respecter les normes de


comportement à cause d'un camarade de classe :

47
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

Non (je ne suis) … pas un bon élève car rapidement en colère,


H. (un camarade de classe qui est assis près de lui) m'ennuie
tous les jours (Manouk, 3e année).

Stefan pense que la mesure avec laquelle les professeurs


veulent le soulager – il ne reçoit pas de notes pour ces performances
– a exactement l'effet inverse, à cause des camarades de classe :
Elles (les enseignantes) ont fait ça parce qu'elles ont peur que je
sois triste et elles et ne veulent pas ça.

Il trouve cela « vraiment stupide » pour deux raisons. Pour de


bonnes notes, sa mère lui donne de l'argent, et il économise pour un
lapin et aussi pour la cage et la nourriture dont le lapin a besoin :
Oui, tout le monde a des notes, sauf moi. Et puis ils crient à
haute voix et exprès : « J'ai eu un A, j'ai eu un A. »

Stefan ne suit les règles que parfois, et cela aussi a un rapport


avec les autres :
Si je suis poussé ou bousculé ou quelque chose comme ça …
puis je repousse. Et puis je peux donner des coups de pied
(Stefan, 3e année).

Marius pense qu'il sait ce qu'un bon élève doit faire et pense
qu'il s'y tiendra, mais ses camarades de classe ne suivent pas ces
règles :
Si tu apprends bien et que tu es gentil avec les autres (en réponse
à la question de savoir comment être un bon élève), mais oui,
... que les enfants soient plus gentils avec moi peut- être ..., qu'il
n'y ait plus de coups peut-être ..., ce serait mon souhait, qu'il n'y
ait pas tant de coups, je me prends toujours des coups (Marius,
2e année).

Marius pense aussi qu'il serait mieux positionné s'il pouvait


prendre le repas de midi à l'école, mais il a entendu ses parents et a
découvert qu'il leur était difficile de lui donner l'argent pour le repas
de midi. Étranger et battu, Marius n'est pas à la hauteur des attentes
des enseignants quant à son comportement social. Il a, nous dit-on,
« des problèmes évidents de comportement de contact avec d'autres
enfants. Il lui est très difficile d'entrer en contact avec les autres
enfants en classe ou pendant la récréation » (sic !). La représentation
devant deux publics est particulièrement difficile ici et les professeurs
interprètent leur échec comme un problème socio-émotionnel de
Marius.

48
L’ordre scolaire du point de vue des enfants

Discussion et conclusion : les enfants agents niés


Les enfants étudiés, qui sont jugés par les enseignants comme
étant des enfants hors de la norme, connaissent bien les règles de
l'école. Cependant, ils perçoivent également qu'ils les transgressent
occasionnellement, même s'ils pensent toujours qu'ils sont le plus
souvent et autant que possible coopératifs. Ils justifient le fait
qu'ils enfreignent parfois la règle : ils ne sont pas assez rapides
et certainement pas aussi rapides et aussi avancés que quelques
autres. Ils ne savent pas comment répondre à l'exigence de « tout
apprendre » et « d'en apprendre davantage », ou ils ne parviennent
tout simplement pas à le faire. Ils ne sont pas assez bons, ils ne
sont pas assez gentils et parfois la dynamique de la classe ne leur
permet pas de le faire. Ils ne voient donc souvent aucune chance de
sortir de leur position d'outsider, malgré – pour la plupart – leurs
efforts pour se conformer aux règles. Selon leur propre perception,
ils contribuent à une interaction régulée, mais cela ne suffit pas ou ils
n’y parviennent pas correctement.
Mais quelle est cette interaction réglementée que les enfants
décrivent ? Les règles que les enfants décrivent sont sans doute des
règles qui leur souvent rappelées pendant les cours. C'est pourquoi
ils les ont immédiatement à disposition pour en discuter. Il y a sans
aucun doute beaucoup d'autres exigences, plus cachées, que les
enfants savent qu'ils doivent satisfaire, mais que notre simple outil
d'interrogation ne couvrait pas. Mais il est intéressant de voir quelles
règles n'appartiennent pas à ces instructions constamment répétées
et qui ne sont mentionnées en aucun cas. Par exemple : montrer de
l'intérêt, poser de bonnes questions, faire avancer la leçon par de
bonnes remarques, s'informer sur des sujets en dehors de l'école et,
parfois, les introduire durant la leçon. Une seule fille dit que l'on est
un bon élève, « si on y prend plaisir aussi », une phrase exceptionnelle
dans notre matériel.
Ces normes régissent le corps et le temps. Ensemble, ils
engagent l'enfant dans un rôle purement exécutif, plus clairement :
être bon et se soumettre. Comme le dit le très critique Maximus :
Eh bien, il faut suivre les règles et ne pas faire d'ennuis. Bon,
c'est qu'on ne devrait pas péter les plombs dans la classe et être
bon. Ensuite, presque tous les enseignants t'aiment (Maximus,
4e année).

Ce que les enfants décrivent ici ne leur permet pas de faire


face aux déficits qui leur sont attribués et de rattraper leur retard.

49
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

Aussi claires que soient les règles physiques et temporelles,


les règles de l'apprentissage restent vagues. Apprendre « plus » ou
apprendre « tout » n'est pas un conseil particulièrement utile ou
motivant lorsqu'il s'agit de devenir un meilleur élève. Lorsqu’on
considère les déclarations des enfants, il faut conclure que les
enseignants ne perçoivent pas ces problèmes. Le fait que les enfants
doivent jouer leur rôle d'élève devant deux publics, leurs camarades
de classe et les enseignants, et que cela peut également les empêcher
de répondre aux exigences des enseignants, n'est probablement pas
suffisamment perçu non plus.
Deux enfants, cependant, ont estimé qu'ils étaient efficaces
pour combattre les déficits qui leur étaient imputés. Ils ont tous deux
fait référence à leurs parents, qui les avaient aidés à garder conscience
de leur propre capacité d'action :
Oui [...] Je me suis mis très en colère au début, j'ai beaucoup
pleuré (il parle du moment où il a reçu le diagnostic de trouble
socio-émotionnel). Et maintenant, je m'y suis habitué parce
que c'est pour mon bien et ça me convient. Mes parents m'ont
dit que je devais l'accepter et que je l'avais entre mes propres
mains et que j'arriverais à être comme les autres (Dieter,
4e année).

Je souffre de TDAH, c'est un handicap, donc je deviens très vite


agressif. Ce n'est pas seulement mauvais, mais aussi bon. Par
exemple, j'ai, eh bien il y a des gens qui sont talentueux dans
tout, c'est souvent le TDAH, mais tous les TDAH hum personne
n'a hum cette capacité à être capable de tout faire ... Et ma mère
dit hum que je peux faire des choses que j'aime sans problèmes
(Pavel, 4e année).

C'est donc une composante du système scolaire, telle que perçue


par nos 20 enfants interrogés, que les enfants ne sont pas habilités
à agir d'une manière qui va au-delà de la simple adaptation. Seuls
deux enfants critiquent ouvertement cet ordre social manifestement
asymétrique : Maximus et Dieter, tous deux en 4e année, dans des
villes différentes. Maximus dit : « En fait, ils ne me demandent jamais
mon avis », lorsqu'il rapporte comment les enseignants décident de
la répartition de ses auxiliaires de vie scolaire, auxquels lui il ne tient
pas beaucoup. Les critiques de Dieter aboutissent à une conclusion
succincte. Interrogé sur ses trois souhaits, il répond : « Je souhaite
que les enseignants écoutent davantage les enfants. Ils parlent trop
et ne nous écoutent pas du tout, nous les enfants. »

50
Marina D’Amato

L’invention de la norme

Avant-propos
Dans un monde où culture et changement sont devenus synonymes,
dans un contexte social où l'influence du relativisme d'une part
et de l'unicité de la personne d'autre part semblent définir le bon
ordre de l’individu social, pourquoi aspire-t-on compulsivement à
la normalité ? Qu'est-ce que le normal ? La norme statistique qui
identifie la normalité à la fréquence ? Celle qui est définie par la
distribution d'une caractéristique quelconque qui suit le mouvement
de la courbe en cloche de Gauss et qui conduit à considérer
comme « normaux » les cas qui occupent une position centrale et
« anormaux » ceux qui sont disposés aux extrémités ?
Évidemment, de ce point de vue, des actes de délinquance
ou des défauts sensoriels peuvent aussi bien être considérés comme
normaux, dès lors qu'ils apparaissent avec une fréquence suffisante
dans le groupe social ou dans celui des pairs du sujet étudié. La
norme statistique établit l'existence de différences purement
quantitatives, jamais qualitatives entre les phénomènes normaux
et anormaux, et ne prévoit la possibilité de sortir du périmètre de
la normalité que dans deux directions : vers le haut ou vers le bas.
Et les névroses, les psychoses, les formes déviantes, les troubles de
la personnalité, ne sont aujourd'hui envisagés comme écart à des
degrés divers du cas normal que dans un sens quantitatif. La norme
idéale implique-t-elle un état de perfection auquel aspirer ? Ou bien
de tendre vers le juste milieu, selon la conception aristotélicienne, qui
dans l'Éthique à Nicomaque était placée à égale distance entre l'excès
et le défaut ? Une position médiane vertueuse, dont il n'a cependant
pas été question, serait de se demander à quelle fréquence un tel état
se réalise…
Tout système social, indépendamment de son ordre de
grandeur, utilise des normes idéales pour réguler le comportement

51
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

des individus qui le composent, exigeant qu'ils s'y adaptent dans


leurs attitudes de manière plus ou moins marquée et parfois même
absolue, selon les circonstances politiques et environnementales.
L'efficacité d'une norme institutionnelle coercitive sur le
comportement est révélée par la distribution des événements qu'elle
régule et prend la forme de ce qu’on appelle la « courbe en J »1. La
norme fonctionnelle est celle qui n'établit aucune relation entre le
comportement individuel et le comportement général adopté par la
majorité des individus appartenant au groupe (norme statistique),
ni ne considère les aspects de l'individu par rapport à des valeurs
théoriques absolues (norme idéale). Elle définit le normal comme
l'état qui permet à l'individu d'atteindre, de la manière la plus
appropriée et avec une efficacité maximale, les objectifs qu'il se
propose.
De nombreux modèles sociaux utopiques, qui font
généralement référence à des principes de liberté individuelle, sont
fondés sur l'acceptation de normes fonctionnelles, un consensus qui,
dans les communautés qui fonctionnent réellement, n'a lieu que de
manière minimale. La norme statistique et la norme idéale coïncident
tendanciellement dans la mesure où la gravité avec laquelle une
infraction à la norme « morale » idéale est ressentie et jugée est
proportionnelle à la rareté avec laquelle se produit un comportement
« déviant » par rapport à la norme commune.
Et qu'est-il arrivé à la norme subjective, celle que chacun
construit en se fixant un point de référence moyen, celle que l'on
appelle le niveau d'adaptation construit à partir de l'expérience
personnelle ? Pourquoi dans la société contemporaine, il semble
indispensable de tout codifier ? Pourquoi les individus ont-ils besoin
de normalité ?
Nous vivons à un moment de l'histoire humaine où le seul – ou
le dernier tabou – est représenté par l'incertitude même lorsque celle-
ci affecte la personne, considérée dans son irréductible singularité.
Et pourtant, la tradition occidentale en ce qui concerne l'unicité de
l'individu vient de loin. Non seulement de la religion judéo-chrétienne,
mais aussi des réflexions qui fondent notre pensée commune sur le
monde, pour reprendre le Goethe du Divan occidental-oriental : que
la personnalité soit le bien suprême des créatures terrestres. Avant
lui, Boèce rappelait au VIe siècle que persona est substantia individua
rationalis naturae. La personnalité de tout être, aussi discriminantes
que soient les méthodes de diagnostic psychologique utilisées pour

1. Floyd Henry, Allport, « The J. Curve hypothesis of conforming behaviour », Journal of


Social Psychology, n° 5, 1934, p. 141-183.

52
L’invention de la norme

la pénétrer, possède toujours une valeur qui transcende l'individu, et


finit par devenir représentative d'une nature essentielle commune
à plusieurs personnes. Est-ce peut-être pour cette raison qu'il est
possible d'affirmer que chaque personnalité n'est jamais unique ?
Ceux qui ont soutenu que l'individu est inexprimable avaient-ils
raison ?
Après la philosophie, la psychologie d'une part, et la sociologie
d'autre part – dès le début de leurs analyses respectives – ont travaillé
à la recherche d'une définition de l'homme, de l'individu social, en
utilisant également la statistique et les mathématiques pour soutenir
leurs recherches : il suffit de penser à l'analyse factorielle, aux
recherches de Joy Paul Guilford (1942, 1959), de Raymond Bernard
Cattell (1950) et de W. S. Zimmerman (1949). Mais bien avant eux,
des personnalités comme John Locke et J. F. Herbert avaient pressenti
que la personnalité, en tant qu'essence intérieure et immédiate, ne
pouvait être assujettie à aucune analyse conceptuelle. La personnalité
en tant que chose inachevée, si ce n'est dans l'intention, consisterait
dans un devenir et correspondrait à l'impératif éthique de Pindare :
« Deviens ce que tu es. » Ou, comme le pensait Héraclite, elle est
conçue comme un fait, un démon de l'individu qui représente avec une
fidélité suffisante une anticipation présente de son développement
futur. Dans cette conception, la nature de l'individu serait déterminée
par deux ordres de facteurs susceptibles de se modifier au cours de
la vie : les dispositions héréditaires et la conquête progressive de
notions et de formules interprétatives.
Le rôle de l'éducation, de plus en plus partagé en Occident
comme élément pivot contre les inégalités, comme possibilité
d'expression individuelle et de réalisation de soi, semble converger
vers des pédagogies qui confient aux parents et à l’école la tâche
d'éduquer – au vrai sens latin du mot educere –, l'enfant à devenir
lui-même et à accueillir toute la diversité qui l'entoure. Si cela semble
être largement la ligne que la culture occidentale a adoptée à l'égard
de l'érudition scolaire, il est en revanche paradoxal d’établir une
norme qui régule jusqu’aux désirs impalpables de ces enfants dans la
recherche individuelle d’eux-mêmes et dans l'intégration sociale qui
en fera des individus et des citoyens avec les autres.
Et pourtant, depuis plus de trente ans, y compris dans notre
pays, connu pour la bidimensionnalité de ses caractéristiques
orographiques et climatiques et pour les différentes origines
des dialectes/langues parlés, la normalisation de l'intelligence,
la standardisation des capacités a été acceptée. Les tableaux qui
définissent le normal et le pathologique sont devenus des pratiques

53
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

quotidiennes et sont respectés comme des règles incontournables


auxquelles il faut se conformer.

Le cas italien
Sur le site web du MIUR (Ministère de l’Instruction, de l’Université
et de la Recherche)2, est disponible l'étude statistique portant sur les
élèves souffrant de troubles spécifiques de l'apprentissage (TSA) dans
les écoles publiques, et privées sous contrat et hors contrat. Les données
portent sur l'année scolaire 2017-2018, au cours de laquelle le nombre
d'élèves répertoriés comme souffrant de TSA sur le nombre total de
participants n'a cessé d'augmenter, passant de 0,7 % en 2010/2011
à 3,2 % en 2017-2018. L'augmentation du nombre de certifications
déclarées au cours des quatre dernières années est significative :
celles relatives à la dyslexie sont passées d'environ 94 000 à 177 000,
marquant un taux de croissance de 88,7 % ; les certifications de la
dysgraphie sont passées de 30 000 à 79 000, avec une croissance de
163,4 %. Le nombre d'élèves souffrant de dysorthographie certifiée
a également augmenté de manière significative, passant d'environ
37 000 à 92 000 (+149,3 %) ; les élèves souffrant de dyscalculie sont
passés de 33 000 à un peu moins de 87 000 (+160,5 %). En 2017-2018,
les élèves atteints de TSA fréquentant les écoles italiennes de tous
niveaux étaient 276 109, soit 3,2 % du total de la population scolaire.
Dans le primaire, le pourcentage était d'environ 2 %, au collège il était
de 5,6 % et au lycée de 4,7 %. Au jardin d'enfants, il était seulement
de 0,12 %. En moyenne, le pourcentage d'élèves relevant du TSA était
de 3,3 % du nombre total d'élèves dans les écoles publiques et de
2,3 % dans les écoles non publiques (3,2 % en moyenne de l'ensemble
des écoles). En ce qui concerne spécifiquement l'école privée, le
pourcentage d'élèves ayant un TSA était de 2,1 % sur le total.

La diffusion territoriale
Les certifications TSA ont été délivrées dans une plus large mesure
dans les régions du Nord-Ouest, où le pourcentage du total des
élèves répertoriés était de 4,8 %. Pourcentage élevé également dans
les régions du Centre (3,9 %) et du Nord-Est (3,6 %). Pourcentage
beaucoup plus faible dans le Sud (1,6 %). Parmi les régions singulières,
les valeurs les plus élevées ont été signalées par la Vallée d'Aoste et
la Ligurie, toutes deux avec 5,1 % d'élèves présentant des troubles
spécifiques d'apprentissage sur le total des élèves ; suivis par le

2. https://www.miur.gov.it/web/guest/-/scuola-pubblicati-i-dati-sugli-alunni-con-disturbi-
specifici-dell-apprendimento.

54
L’invention de la norme

Piémont avec 4,8 % et par la Lombardie avec 4,7 %. Les pourcentages


les plus faibles étaient présents en Campanie (1 %) et en Sicile (1,3 %).

Les typologies du trouble


Au total, en 2017-2018, 177 212 élèves présentaient une dyslexie
(trouble de l'apprentissage de la lecture), 79 261 une dysgraphie
(trouble de l'apprentissage de l'écriture et du geste graphique),
92 134 une dysorthographie (trouble de l’acquisition de l’expression
écrite), 86 645 dyscalculie (trouble du calcul mathématique). Le
nombre total d'élèves avec TSA, égal à 276 109, ne coïncide pas avec la
somme des élèves par type de trouble non seulement parce que pour
la maternelle le détail par type de trouble n'est pas rapporté, mais
surtout parce que les élèves peuvent avoir plusieurs types de troubles
TSA. Les élèves dyslexiques représentaient 2,1 % du nombre total
d'élèves fréquentant les écoles italiennes, les élèves dysgraphiques
0,9 %, ceux souffrant de dysorthographie 1,1 %, ceux souffrant de
dyscalculie 1 %. Pour tous les niveaux scolaires, le trouble le plus
fréquent en moyenne était celui de la dyslexie : en considérant dans
l'ensemble le degré Primaire et Secondaire collèges et lycées, 40,7 %
des élèves avec TSA avaient cette certification, 18,2 % dysgraphie,
21,2 % d'orthographe, 19,9 % de dysgraphie. Dans le détail des
différents niveaux scolaires, en Primaire 41,4 % des certifications
TSA rapportent un trouble dyslexique, 20,2 % dysgraphique, 24,7 %
dysorthographique et 13,7 % dyscalculique. Pour le collège, 38 %
des certifications concernaient la dyslexie, 19 % la dysgraphie, 23 %
la dysorthographie et 20 % la dyscalculie. Pour le niveau lycée,
42,6 % des certifications signalaient un trouble dyslexique, 16,7 %
dysgraphique, 18,2 % dysorthographique et 22,5 % dyscalculique.
Au cours de leurs apprentissages scolaires, les enfants
atteints de TSA peuvent rencontrer des difficultés dans le processus
d'automatisation de la lecture, de l'écriture ou du calcul. Très
souvent, ces troubles n'ont aucun lien entre eux. En plus des
difficultés liées à l'apprentissage proprement dit, l'élève développe et
porte en lui une expérience d'échec aux implications émotionnelles
et motivationnelles importantes. La présence d'un TSA n'affecte
pas seulement l'apprentissage de l'enfant, mais aussi son bien-être
général ; souvent l'enfant avec un TSA a tendance à développer des
styles d'attribution peu fonctionnels voire même nuisibles pour
une bonne structuration de l'idée de soi et de son estime de soi3.

3. Rossana De Beni, Angelica Moè, Motivazione e apprendimento, Bologna, Il Mulino, 2000.


Carol S. Dweck, Teorie del sé : intelligenza, motivazione, personalità e sviluppo, Trento, Erickson,
2000.

55
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

Un facteur de protection important pour les enfants atteints de


TSA est le diagnostic précoce en raison du plus grand potentiel
que l'intervention de réadaptation peut assumer quand on agit
rapidement. Selon de nombreuses études longitudinales, en effet,
la détection et l'intervention précoces jouent un rôle positif sur
l'évolution des troubles spécifiques de l'apprentissage et sur le
développement affectif et cognitif global des enfants présentant de
tels problèmes4.
En considérant que le facteur « temps » joue un rôle
important, il est intéressant d’envisager un travail d'observation
et de dépistage dès la dernière année de maternelle. L'opération
d'identification précoce des sujets qui peuvent être définis comme
« à risque » vise à limiter la probabilité de leur échec scolaire
en lançant des interventions éducatives ciblées et spécifiques.
L'efficacité d'une intervention ciblée a été mise en évidence par
des études longitudinales dans la littérature, telles que les études
d'entraînement métaphonologique menées avec des enfants d'âge
préscolaire qui obtiennent des résultats significativement meilleurs
en lecture et en écriture que ceux du groupe contrôle5.

Un vaste domaine de recherche et d’investigations cliniques


Les TSA constituent un domaine d'intérêt clinique dans lequel il y
a eu, au cours des trente dernières années, un progrès important
des connaissances grâce aux nombreuses contributions issues de
la recherche scientifique et au perfectionnement des techniques
d'investigation diagnostique. La définition même du trouble
spécifique de l'apprentissage doit cependant être considérée comme
le point d'arrivée d'un long parcours historique. Dans la littérature
et dans l'histoire, il existe différentes définitions des « processus

4. Scott Baker, Sylvia Smith, « Starting Off on the Right Foot : The Influence of Four
Principles of Professional Development in Improving Literacy Instruction in Two
Kindergarten Programs », Learning Disabilities Research & Practice, n° 14.4, 1999, p. 239-253.
Jane B. Jackson, Jeanne R. Paratore, David J. Chard, Sheila Garnick, « An Early Intervention
Supporting the Literacy Learning of Children Experiencing Substantial Difficulty », Learning
Disabilities Research & Practice, op.cit., p. 254-267. Darrell Morris, Beverly Tyner, Jan Perney,
« Early Steps : Replicating the Effects of a First-Grade Reading Intervention Program »,
Journal of Educational Psychology, n° 92.4, 2000, p. 681-693. Wolfgang Schneider, Ellen Roth,
Marco Ennemoser, « Training Phonological Skills and Letter Knowledge in Children at Risk
for Dyslexia : A Comparison of Three Kindergarten Intervention Programs », Journal of
Educational Psychology, n° 92.2, 2000, p. 284-295. P. F. Vadasy, J. R., Jenkins, K. Pool, « Effects
of Tutoring in Phonological and Early Reading Skills on Students at Risk for Reading
Disabilities », Journal of Learning Disabilities, n° 33.4, 2000, p. 579-590.
5. Peter Bryant, Lynette Bradley, Children’s Reading Problems, Oxford, Blackwell, 1985.
Giuliana Pinto, Dal linguaggio orale alla lingua scritta : continuità e cambiamento, Scandicci,
La nuova Italia, 1993. L. Kozminsky, E. Kozminsky, « The effects of early phonological
awareness training on reading success », Learning and Instruction, n° 5, 1995, p. 187-201.

56
L’invention de la norme

d'apprentissage » en fonction de l'approche théorique de référence.


Dans la première moitié du XXe siècle, le béhaviorisme était
l'approche prédominante qui proposait d'étudier le comportement
humain du point de vue du « comportement observable », selon un
paradigme « stimulus-réponse », incluant les fonctions psychiques
et les processus mentaux tels que, par exemple, la mémoire, la
perception ou la pensée. Dans cette approche, cependant, les
expériences subjectives telles que les sentiments, les émotions, les
attentes, les motivations, tant conscientes qu'inconscientes, étaient
exclues du paradigme de recherche, qui ne considérait que l'étude du
comportement manifeste comme scientifique, utile et heuristique.
Le refus béhavioriste d'aborder l'étude des « processus
mentaux » a conduit à la naissance, au milieu des années 1950,
d'une autre approche psychologique : le cognitivisme. La psychologie
cognitive s'est intéressée aux processus cognitifs (perception,
attention, mémoire, langage, pensée, créativité), qui avaient été
négligés par les behavioristes ou considérés comme les produits
de l'apprentissage. Ces processus ont été reconnus comme ayant
à la fois une autonomie structurelle et une interrelation et une
interdépendance mutuelles. En outre, la psychologie cognitive a conçu
l'esprit comme un processeur d'informations doté d'une organisation
séquentielle préfixée et d'une capacité limitée de traitement selon ses
propres canaux de transmission. Mais l'évolution de cette approche
dans les années 70 a modifié la façon de concevoir les processus de
traitement de l'information, qui sont devenus réversibles et illimités.
Par la suite, l'analyse des processus cognitifs a conduit ces dynamiques
vers les contextes sociaux dans lesquels la pensée se développe. Cette
approche, fondée sur le cognitivisme et définie comme théorie sociale
cognitive ou sociocognitive, a proposé une analyse des processus
cognitivo-émotionnels, basée sur les contextes sociaux dans lesquels
ces processus s'exprimaient à travers les conduites. Parallèlement
à cette approche, l'approche métacognitive est née de la nécessité
d'émettre l'hypothèse de la possibilité pour le sujet de réfléchir sur
ses propres processus mentaux. La métacognition indique un type
d'autoréflexion sur le phénomène cognitif, qui peut être réalisé grâce
à la possibilité, propre à l'espèce humaine, de se distancier, de s'auto-
observer et de réfléchir sur ses propres états mentaux. Brown et al.6
attribuent deux significations différentes à ce concept.
Initialement, pour certains auteurs, le terme métacognition
faisait référence à la connaissance qu'un sujet a de son propre

6. Ann L. Brown, John D. Bransford, Roberta A. Ferrara, Joseph C. Campione, « Learning,


remembering, and understanding », dans P. Mussen (dir.), Handbook of Child Psychology, New
York, Wiley, 1983.

57
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

fonctionnement cognitif et de celui des autres, à la manière dont


il peut en prendre conscience et en rendre compte. Par la suite,
ce terme a impliqué à la fois les mécanismes de régulation et de
contrôle du fonctionnement cognitif. Ces mécanismes font référence
aux activités qui permettent de guider et de réguler l'apprentissage
et le fonctionnement cognitif dans des situations de résolution de
problèmes. L'approche métacognitive a donc mis l'accent sur la
possibilité pour les humains de connaître et de diriger leurs propres
processus d'apprentissage. Dans chaque approche théorique, les
processus d'apprentissage ont leurs propres caractéristiques et
particularités. Afin de pouvoir structurer un travail dans le domaine
des troubles spécifiques de l'apprentissage scolaire, une analyse
minutieuse de l'évolution historique du concept d'apprentissage
était nécessaire. Pour mener à bien cet important travail entre 2006
et 2007, les principales associations italiennes de professionnels
qui s'occupent de la TSA se sont réunies lors d'une conférence de
consensus pour faire le point sur l'état de l'art en la matière.

Conclusion
En guise de conclusion je poserai quelques questions : pourquoi
notre société occidentale avancée a-t-elle ce besoin de caser tout ce
qui arrive aux siens ? Tout ce que philosophie, psychologie, socio-
logie ont essayé de comprendre selon différentes méthodes et
différents regards ? Pourquoi l’individu contemporain n’accepte-
t-il pas l’incertitude et l’évolution de l’unicité de l’humain ? Est-il
rassuré face à l’incertain par l’invention de la normalité, tout en
sachant qu’elle n’existe pas ? À moins qu’il soit convaincu que la
majorité a raison, voire satisfait de ne pas avoir de responsabilité
personnelle dans ses choix s’il respecte les codes. La norme devient-
elle désormais la preuve de la vérité ? Le règne de la mesure a occulté
la personnalité, triomphant au XXe siècle. À présent, n’assiste-t-on pas
à une nouvelle reconfiguration de l’individualité ? C’est à l’individu
unique et à son intériorité que la métacognition fait appel pour,
paradoxalement, rejoindre les normes comportementales et les
standards d’apprentissage.

Traduction Laurence Gavarini et révision Dominique Ottavi

58
Edmondo Grassi

Éducation, technologie et contrôle :


l’ère de l’intelligence artificielle

Désubjectivation technologique
Dans le monde contemporain, certains systèmes sociaux, éducatifs
et politiques visent une désubjectivation de la personne, dans le
but de déstructurer l'appareil identitaire de l'individu et d'ouvrir
la possibilité d'une reprogrammation de type psychanalytique1,
dans laquelle la normalisation de l'individu reste centrale, vu qu’un
puissant système capillaire de contrôle s’étend aux désirs et à la vie2.
Le pouvoir de tout système ou structure d'observation ou
de contrôle s'exprime également à travers un exercice disciplinaire
agissant sur la personne et ses inclinations, ainsi qu’à travers
un exercice normatif qui devient l'unité de mesure nécessaire
à la régulation des actions collectives. Par ailleurs, dans une
société globalisée, le contrôle des savoirs dépasse les institutions
disciplinaires, atteignant de façon de plus en plus immédiate le
champ social et le corps de la personne3. Dans cette perspective,
l'utilisation des dispositifs numériques vise également, à travers des
pratiques, des discours, des savoirs, à la création de corps dociles,
mais, apparemment, libres, guidés dans des choix, qui élaborent leur
identité à travers le processus même d'assujettissement, voire de
désubjectivation4.
Les nouvelles technologies dessinent les changements
de la personne, de ses choix, ses rêves, ses espoirs et ses peurs5.

1. Julia Kristeva, Stranieri a noi stessi, Rome, Donzelli Editore, 2014 ; Étrangers à nous-mêmes,
Paris, Folio, Gallimard, 1991.
2. Agnes Heller, Il potere della vergogna. Saggi sulla razionalità, Roma, Castelvecchi, 2018.
3. Lorella Cedroni, Diritti umani diritti dei popoli, Roma, Aracne, 2003.
4. Rosi Braidotti, Posthuman Knowledge, Cambridge, Polity, 2019. Timothy Morton,
Iperoggetti, Roma, Nero, 2018. Antonio Carnevale, Tecno-vulnerabili. Per un’etica della
sostenibilità tecnologica, Napoli-Salerno, Orthotes, 2017.
5. Rebecca Lemov, Big data is people, https://aeon.co/essays/why-big-data-is-actually-small-
personal-and-very-human, 2017.

59
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

À travers les smartphones, les outils biométriques et les dispositifs


numériques, l'individu est en train de devenir objet de son propre
progrès scientifique et technologique, déclenchant la rupture avec
l'anthropocentrisme6 : la relation personne-machine est en passe de
redessiner l'éthique sociale.

L’éthique comme limite


La responsabilité, la délégation, les droits et l'éthique peuvent
se croiser, tant sur le plan individuel qu’organisationnel, mais
ces niveaux demeurent toujours différents les uns des autres, se
croisant sans fusionner. L'éthique ne pourra jamais être érigée en
norme dépassant le strictement légal, sinon elle ne pourrait être
conçue comme garantie et préservation du bien commun, garantie
d'une éthique de l'inconditionnel, d'une éthique en tant que devoir
et non que respect de la loi : l'éthique doit être déterminée par le
sentiment du sujet, par sa forme la plus pure de perception du bien
collectif et par le partage des valeurs et des traditions conformes au
devoir moral. Dans le débat sur le développement technologique, la
confrontation au niveau normatif est inévitable, car son analyse et
son application ne seront possibles que si ces questions sont traitées
à la fois sur le court et le long terme.

L'application des technologies numériques


dans l'éducation : étude de cas
On assiste à l’émergence de visions, de projets et de réalisations de
machines polyvalentes et multiformes, multiformes en applicabilité
et fonctionnalité, capables de s'adapter, de manière toujours
plus rapide, à l'environnement humain et à ses caractéristiques
changeantes. Pour la machine ce sont des changements acceptables
dans le sens où elle peut en lire les données et les transformer
en savoirs propres ; les technologies numériques permettent
l’exploration de lieux et de planètes inaccessibles ; elles deviennent
des sauveteurs en cas de catastrophes naturelles ; elles apprennent
les jeux des êtres humains, car à travers eux elles comprennent
comment exploiter la connaissance du monde de la manière la plus
simple et la plus immersive possible ; elles tentent d’entrer dans
le corps de la personne et de se confondre avec elle. À ce jour, ce
sont des machines, des outils, des moyens dépourvus de conscience
et de sentiments, de capacités sensibles et émotionnelles, mais ce

6. Luciano Floridi, The Fourth Revolution. How the Infosphere is reshaping Human Reality,
Oxford, Oxford University Press, 2014.

60
Éducation, technologie et contrôle : l’ère de l’intelligence artificielle

qui évoque une empathie humaine possible envers le robot, ce sont,


bien sûr, ses caractéristiques anthropomorphiques et la projection
que dans ces corps métalliques, on pourrait déceler la présence d'une
étincelle comparable aux processus cognitifs de l'être humain et à
l'usage de son cerveau et de son intelligence.
Il faut rappeler que sans doute la recherche pour la création
d'une intelligence artificielle générale ne devrait pas nécessairement
être liée à la reproduction du cerveau humain, organe sur lequel
des études sont encore en cours pour mieux comprendre son
fonctionnement, comme les recherches commanditées par la
Maison-Blanche, en 2013, avec le projet BRAIN Initiative (Brain
Research through Advancing Innovative Neurotechnologies)7, pour
comprendre l'ampleur des troubles affectant le cerveau, les processus
comportementaux, les canaux de communication, les connexions
neuronales et nerveuses restant à ce jour inconnues8. Dans les
recherches en cours, les groupes d'experts en neurotechnologie
collaborent avec leurs collègues du groupe de neuroéthique, dans
le but de développer un dialogue basé non seulement sur les
développements scientifiques, mais qui intègre aussi les implications
éthiques, juridiques et sociales, dans la mesure où le cerveau est
considéré comme l'organe dans lequel naissent la conscience, la pensée
humaine, la perception de soi, des besoins et de l'autre. La déclaration
d’intention Accelerating America’s Leadership in Artificial Intelligence9
a été publiée en 2019, confirmant la volonté de donner la priorité
aux investissements en intelligence artificielle, investissements
liés aussi bien aux développements économiques qu’au domaine
de la recherche à long terme, en impliquant en première ligne le
monde académique, en essayant d’élaborer, collectivement, des
réglementations sur la gouvernance dans le domaine des systèmes
artificiels, leur emploi dans le monde du travail, leur contribution à la
vie de tous les jours, à travers la structuration de normes techniques
adaptées à l'utilisation des technologies numériques et artificielles,
fondées sur les caractéristiques de robustesse, de fiabilité, de sécurité
et d'interopérabilité ; l’enjeu étant de concevoir une intelligence
artificielle qui crée de la main-d'œuvre et qui ne creuse pas le fossé

7. The BRAIN Initiative, https://braininitiative.nih.gov/about/overview. Dernière


consultation le 18 septembre 2019.
8. National Institutes of Health (2014), BRAIN 20125. A Scientific Vision, [En ligne] https://
braininitiative.nih.gov/sites/default/files/pdfs/brain2025_508c.pdf. [Dernière consultation le
18 septembre 2019.]
9. Office of Science and Technology Policy – White House (2019), Accelerating America’s
Leadership in Artificial Intelligence, [en ligne] https://www.whitehouse.gov/articles/
accelerating-americas-leadership-in-artificial-intelligence/. [Dernière consultation le 18
septembre 2019.]

61
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

du chômage même à court terme ; de créer un espace international


de dialogue et d'échange dans le domaine de la recherche fondé sur
des valeurs éthiques reconnues par la communauté mondiale.
En Chine, le gouvernement a décidé d'équiper les établis-
sements d'enseignement, en particulier les écoles primaires10, de
caméras gérant la reconnaissance faciale – selon le même algorithme
que celui utilisé pour le contrôle aux frontières, pour la sécurité des
aéroports, pour les paiements dans de nombreux établissements
commerciaux ou pour la capture de criminels – afin de surveiller
en permanence leurs élèves, enregistrant toutes leurs connexions à
leur smartphone ou les moments d'ennui et de distraction pendant
les cours, essayant de classer leurs émotions, leurs humeurs et
leurs interactions, de manière à remodeler les méthodologies
d'enseignement ou à créer des groupes d'étude similaires les uns
aux autres. Les jardins d'enfants sont aussi équipés de robots qui
interagissent avec les enfants et analysent leur état de santé et le
niveau de socialisation, de manière à disposer d'un registre individuel
pour chacun. Les uniformes que portent les enfants sont équipés
de GPS, à la fois pour vérifier leur présence et leurs déplacements,
connectés aux services de surveillance, mais aussi pour mesurer leurs
paramètres biométriques et sélectionner les meilleurs athlètes en les
divisant par disciplines. Au moyen de serre-têtes équipés d'outils
d’intelligence artificielle capables de tracer les ondes cérébrales des
apprenants11 : trois électrodes, deux placées derrière les oreilles et
une sur le front, collectent les signaux électriques produits par les
neurones et envoient des informations en temps réel à l'ordinateur
de l'enseignant présent dans la classe, produisant un rapport détaillé
sur les niveaux d'attention pour chaque matière, classant les élèves
dans le groupe classe12, envoyant ces informations aux appareils
numériques des parents – donnant ainsi une note à chaque activité13 :

10. L’une des premières écoles à participer au projet d’expérimentation et de recherche a été
l’école élémentaire de Hangzhou, dans la province centrale du Zhejiang.
11. Wall Street Journal, « How China Is Using Artificial Intelligence in Classrooms », YouTube,
1er octobre 2019. [Dernière consultation le 2 octobre 2019.]
12. Suite aux données collectées par la machine, les élèves auront un mouchoir rouge s'ils
sont attentifs, bleu si non constants et blanc s'ils sont distraits et qualifiés de « hors ligne ».
13. BrainCo, FocusEDU, Enhancing Education Outcomes Through Real-Time Student
Engagement Feedback in the Classroom, [en ligne] https://www.brainco.tech/focusedu/.
[Dernière consultation le 2 octobre 2019.] Entreprise étasunienne qui collabore avec le
Harvard Innovation Lab, et développe des dispositifs numériques destinés à l'entraînement
cognitif de la personne dans les domaines de l'éducation, du bien-être et du fitness. Le premier
gros financement est venu du gouvernement chinois. Initialement, créé pour améliorer
les compétences pédagogiques de l'enseignant qui, par l'inattention des élèves, aurait dû
comprendre la nécessité de conduire la leçon de manière différente, il est devenu un système
de contrôle et d'évaluation des enfants. Un projet pilote a été mis en œuvre entre 2018 et 2019,
qui prévoyait le suivi, pendant trois semaines, d'une dizaine de milliers d'élèves âgés de 10 à
17 ans, dans les villes de Jinhua et Hangzhou.

62
Éducation, technologie et contrôle : l’ère de l’intelligence artificielle

de la méditation avec laquelle commence la leçon, jusqu'aux cours de


mathématiques ou d'histoire. La présence généralisée d'un système
de contrôle et de surveillance aussi étendu est acceptée par le citoyen
chinois dans la vision que l'État agit pour le bien du citoyen, toujours,
afin de renforcer l'attention, les capacités cognitives ou physiques et
de contribuer à la recherche, même si un système de ce type peut
souvent donner des réponses erronées14.
Un modèle scolaire de ce type se révèle hautement mécanique,
automatisé, linéaire et contrôlé selon la volonté de remplir des boîtes
vides au moyen d’instructions précommandées, programmées,
préemballées, s’écartant d’un modèle qui voudrait développer chez
la personne un équilibre du rapport entre rationalité et émotivité, un
deutéro-apprentissage, en tant que capacité de l'individu d’apprendre
à apprendre, de pouvoir établir des interconnexions entre ses
connaissances en fonction de l'environnement et du contexte dans
lequel il vit, selon une perspective universelle d'existence dans laquelle
l'esprit est un système d'éléments qui coopèrent constamment entre
eux selon les principes de ductilité et d'adaptabilité.
L'intelligence artificielle est également mise en œuvre dans les
études de sujets présentant des troubles d'hyperactivité avec déficit
de l'attention, catalogués dans le contexte d'individus atteints de
trouble déficitaire de l'attention avec hyperactivité (TDAH). Grigoris
Antoniou, professeur et chercheur à l'université de Huddersfield,
dirige un projet15 qui ouvre la possibilité d'utiliser des algorithmes
intelligents afin de pouvoir aider les médecins à diagnostiquer les
cas et réduire les listes d'attente pour ceux qui ont besoin d'accéder
aux traitements et thérapies. L'intention est de disposer de cette
technologie comme d’un outil à intégrer dans l'environnement
de la santé à travers deux approches différentes : d’une part, une
intelligence artificielle structurée selon l'apprentissage automatique
(machine learning), ce qui revient à entraîner un algorithme à partir
d’une masse de données préexistantes, à ce stade les cas déjà étudiés
et certains, afin de l’instruire pour obtenir un modèle de prévision ;
de l’autre, une intelligence artificielle programmée selon la méthode
des systèmes basés sur la connaissance (knowledge based), c'est-à-
dire capable d'absorber les connaissances des experts du secteur
pour résoudre des problèmes plus ou moins complexes. L'intention

14. Théodore P. Zanto et al., « Practice-Related Improvement in Working Memory is


Modulated by Changes in Processing External Interference », Journal of Neurophysiology, 1er
septembre 2009. [En ligne] https://doi.org/10.1152/jn.00179.2009. [Dernière consultation le 18
septembre 2019.]
15. Ilias Tachmazidis, Tianhua Chen, Marios Adamou, Grigoris Antoniou (2020), A hybrid AI
approach for supporting clinical diagnosis of attention deficit hyperactivity disorder (ADHD) in
adults, [En ligne] https://doi.org/10.1007/s13755-020-00123-7.

63
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

est d'aider l'homologue humain à être en mesure de publier des


rapports médicaux plus précis et plus sûrs, permettant de décrire les
cas individuels avec plus de détails et de réduire les temps d'attente.
De plus, la combinaison des deux modèles permet de bénéficier de la
clarté et de la linéarité du premier dans le transfert des données et
de l'adaptabilité et du raffinement du second dans la lecture des cas.

L'hypothèse théorique de la machine


L'hypothèse de recherche qui soutient cette voie est la nécessité
d'étudier comment la relation entre l'être humain et la technique/
technologie correspond à la représentation de la relation avec soi et
avec l'autre. L'objet d'étude est l'intelligence artificielle qui s'impose
comme un système ou un appareil immanent qui coexiste et se greffe
sur la vie biologique de l'individu, comme une formule alchimique qui
combine le biologique avec le construit, avec l'artificiel. La mutation
du paradigme relationnel que la technologie a toujours induit
chez la personne se renforce au point de devenir une potentielle
objectivation du sujet qui pourrait basculer dans une aliénation de
soi : de la domination sur l’objet, à la domination de l’objet.
L'avènement des intelligences artificielles produit d'impor-
tants changements dans la gestion des libertés collectives, de la
vie privée et publique, de l'individu et de la collectivité, cherchant
de plus en plus dans l'artificialisation de soi et dans le rapport aux
machines, aux lieux, aux sujets. Ces changements peuvent devenir de
nouveaux ponts vers des aspects de l'humain non encore explorés,
où la techné n'est plus une fonction de la physis, mais la produit,
devenant ce que l'on pourrait définir comme techne-naturans : une
praxis technologique qui est née de la nature et qui s'exprime dans
sa fusion.
La complexité cachée de la technologie et, par conséquent, de
la réalité indique la nécessité de repenser la relation entre le naturel
tangible et ses représentations numérisées et mécanisées. Quelle
sera l'éthique de demain ? Quelles sont les valeurs à défendre dans la
nouvelle révolution qui voit l'Homme flanqué de la machine ou qui
l'y intègre ? Quels sont les choix globaux sur ces questions à l'heure
actuelle ? Telles sont les questions qui m'ont amené à mener une
recherche sur de nouveaux paradigmes éthiques pour la machine
et pour la coexistence avec l'être humain, en déclinant les mythes,
les valeurs et les modèles passés, en les remodelant et en essayant
d'imaginer des futurs.
Pour s’engager dans la recherche, il faut un bagage solide
et souple à la fois, une hypothèse structurée néanmoins sujette à

64
Éducation, technologie et contrôle : l’ère de l’intelligence artificielle

variations, capables de contenir les nombreux outils à utiliser dans


ses fouilles, escalades, plongées, méditations, rencontres. Les outils
qui permettent de faire avancer cette étude sont des réflexions sur les
origines du mythe, sur l'analyse des représentations artistiques du
genre science-fiction, conjuguées à la possibilité de retracer l'histoire
des révolutions industrielles de la société humaine, jusqu'au constat
de l'omniprésence et de l'ultra-accélération du progrès technologique,
en s’appuyant sur la collecte d'articles de presse, la présence à des
conférences-débats pour repérer la déclinaison de l'imaginaire
collectif dans le réel artificiel, où le premier est souvent un oracle
prémonitoire du second.
C'est une recherche toujours en cours, qui établit ses
fondements dans la méthodologie qualitative, à travers la connais-
sance directe du contexte et de la réflexion qui ramène au sujet
une partie d'une communauté, dans une dualité dialogique entre
la fragilité de l'être humain et l'intangibilité de l'algorithme artifi-
ciellement intelligent.
L'éthique, dans ce contexte, représente la compréhension de
l'évolution des relations humaines, entre autres, avec les institutions et
avec la présence d'un nouvel acteur social qui met à mal les certitudes
séculaires : l'intelligence artificielle réinterprète le changement social
comme synonyme de morale de l'être. La tâche du chercheur est de
reconnaître des valeurs spécifiques, de les reconstituer dans leurs
parties essentielles, de les décliner pour cette rencontre interespèces,
afin de les placer dans un contexte qui puisse exprimer la puissance
et l'activité de la créature numérique-mécanique qui coopère et
coexiste avec la créature humaine.
Ce n'est qu'à travers les principes éthiques développés et
enseignés à l'intelligence artificielle que nous pourrons avoir une
nouvelle vision de la société, de la nature et de la fonction de l'humain.

Problèmes théoriques entre l'humain et l'artificiel


Le premier élément qui se dégage de l'approche méthodologique
d'une recherche fortement théorique est le doute sur la manière de
pouvoir décliner les enjeux éthiques et les approches de la valeur
concernant un secteur humain extrêmement complexe et en
constante évolution : les progrès technologiques et les nouveaux
outils numériques – artificiels qui ont développé une vitesse
d'évolution complètement autonome.
L'intelligence artificielle, contrairement aux précédentes
découvertes techniques et technologiques de l'humanité, représente
une déconnexion tangible dans la perception de soi et de l'autre,

65
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

puisqu'elle est un agent actif et en constante évolution sans recours


à la personne (MtoM), capable de repenser la dimension de l'action
sociale et la dimension communicationnelle et représentationnelle.
La recherche en question découle du besoin de comprendre
une découverte de l'humain qui s'est imposée comme un élément
immanent de la société, à l'aide d'un mécanisme inductif ayant
pour tâche de sonder un décor encore sombre dans lequel brillent
au hasard de nouvelles créatures. La donnée principale est donc
d'analyser un changement qui s'écoule à une vitesse ultra-accélérée
par rapport au ressenti/connaissance de la personne.
Nombreux sont les philosophes, mathématiciens, ingénieurs,
physiciens et représentants du monde académique qui débattent sur
cet aspect, comme fondement d'un futur de plus en plus présent,
faisant voler en éclats la conception et les frontières de l'espace
et du temps jusqu'ici adoptée : la vie biologique se confond avec
l'intelligence de l'artifice (ce dernier, devant être considéré dans une
perspective aristotélicienne).

Réflexions ouvertes
L'éducation culturelle a un impact fort, comme on le sait, dans la
diffusion et la valorisation des principes et normes éthiques liées à
la liberté et à la vie privée, pour mettre une limite à l’envahissement
de l'État et ainsi créer un espace secret, où l'étymologie même de
l'adjectif désigne un lieu à l’écart, séparé du reste et de l'ingérence
de la puissance publique. Dans l’optique de l’évolution de l’être
humain, il n’est pas concevable d’envisager l'identité de la personne
comme un élément programmable à l’aide des big data et au moyen
de corrélations numériques des actions réalisées dans l'infosphère,
renforcées par l'influence du machine learning, car « même s’il était
possible qu’à l’avenir on réussisse de cloner des êtres humains […] ils
seraient identiques seulement au moment de la naissance16 » et leurs
expériences de vie les rendraient différents. Même si un algorithme
était capable de reproduire la conscience humaine ou de réussir à
l’insérer dans un hardware en constante évolution, lui conférant une
nouvelle forme d'immortalité, cette identité changerait dès qu’elle
serait corrélée à de nouvelles expériences et de nouvelles altérités. De
plus, il faut comprendre que le corps humain est en soi naturellement
technologique, renforcé encore par l'utilisation de prothèses et par

16. Amin Maalouf, L’identità, Bompiani, Milano, 2016, p. 18. Traduction de l’écrivain :
« Même si demain il était possible […] de cloner des êtres humains, les mêmes clones […] ne
seraient identiques qu'au moment de leur naissance. »

66
Éducation, technologie et contrôle : l’ère de l’intelligence artificielle

l'action et la rétroaction de dispositifs artificiels nécessaires à sa


survie.
En expliquant de manière plus précise ce qui a été évoqué
dans ce texte, je crois que l'étude de la nécessité d'une éthique de
la machine et pas seulement de l'être humain est nécessaire pour
comprendre la structure de la société dans son ensemble, quels
mythes et valeurs utilisera-t-on pour se raconter dans le cadre
historique de l'histoire de l'humanité et, enfin, à quels changements
technologiques et biologiques, à la fois physiques, psychologiques et
émotionnels, serons-nous soumis dans la trajectoire de nos progrès.
Se retrouver face à la vie des gens, c'est comme avoir entre
les mains une grosse pelote de laine dans laquelle de multiples fils
s'entrelacent, s'emmêlent, sans sens. De consistances différentes, on
essaie de les démêler, mais ils ne permettent pas toujours d’en venir
à bout. Peut-être que l'intelligence artificielle nous aidera dans la
plus grande tâche d'un chercheur : la narration de l'imaginaire et du
réel de la vie humaine.

Traduction Laurence Gavarini et révision Dominique Ottavi

67
Mej Hilbold et Laurence Gavarini

Ordre et désordres scolaires,


les enseignants à l’ère
des « incidents » dans la classe

L’observatoire comme dispositif de mise en ordre


En France, l’Observatoire de Paris voit le jour en 1667 avec le projet de
développer l’astronomie et de servir de lieu d’expérimentations pour
l’Académie royale des sciences fondée par Louis XIV, autrement dit le
« Roi-Soleil », et son ministre Colbert. Le projet est astronomique !
L’idée de ce type de structure, caractéristique de la gouvernementalité
centralisatrice française, fut longtemps réservée au secteur de
l’observation scientifique de la nature et des astres, ce qui n’empêche
pas que le projet d’observation de la société et des populations se soit
développé fortement depuis le tournant des XVIIIe et XIXe siècles (par
exemple la Société des observateurs de l’Homme fut créée en 1799). Il
faut attendre une période récente pour que l’idée d’observatoire, qui
s’est maintenue tout au long de l’histoire, trouve un nouveau souffle
avec la création de nombreux observatoires « sociaux », parfois
étatiques, parfois indépendants, poursuivant bien d’autres destinées,
moins directement scientifiques : Observatoire sociologique du
changement (1988), Observatoire international de la violence à l’école
(1998), Observatoire des inégalités (2003), Observatoire national de
l’enfance en danger (2004), Observatoire de la laïcité (2007). L’axe
s’est donc déplacé vers la gestion administrative et politique de
populations cibles, dans une optique de prévention dont l’échelle et
la visée sont centralistes : les données recueillies aux niveaux local,
départemental et régional sont censées suivre un schéma général
de « remontée » vers le centre, Paris, qui doit capitaliser les sources
en produisant de la statistique. Parmi ces observatoires, certains
offrent une caractéristique spécifique, celle de générer et de traiter
des données particulières qui sont des écarts à la norme. Ainsi
l’ONED (devenu Observatoire National de la Protection de l’Enfance
en 2016) traite des signalements d’enfants en danger. Tandis que
l’Observatoire International de la Violence à l’École recense les
remontées des incidents graves survenus dans l’espace scolaire.
69
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

Avec cette contribution, nous partirons du niveau microsocial


d’une classe, unité de base d’un collège d’enseignement du second
degré, des « rapports d’incident » rédigés au quotidien par les
enseignants sur des situations impliquant leurs élèves. Ces rapports
témoignent de leurs conflits ordinaires, essentiellement relationnels,
épinglent des comportements faisant désordre dans la classe,
certains sont susceptibles de constituer des « fiches de remontée
d’incidents graves » qui alimentent alors le réseau des observatoires
des violences scolaires. Nous avons rencontré presque fortuitement
les « rapports d’incidents », à la fin d’une recherche qui portait
sur le décrochage scolaire. Notre approche clinique d'orientation
psychanalytique nous a en effet permis de nous saisir de questions
vives quand elles apparaissaient sur notre terrain d’étude et nous
semblaient en rapport avec notre problématique de recherche.
Le travail sur les rapports d’incidents a consisté en un classement
et en une lecture critique de ces documents d’administration des
élèves que nous a confiés l’enseignante principale d’une classe de
3e. Il s’agit de suivre le fil d’un dispositif pédagogique basique – les
« rapports d’incident » – pour en comprendre les usages locaux et
envisager comment il constitue une pièce d’un dispositif politique
plus vaste et lointain, l’Observatoire. Nous n’allons pas reconstituer
ici tout le puzzle de ce vaste dispositif. Nous montrerons deux aspects
de ce que nous qualifions de dispositifs : d’une part, qu’un enjeu
éducatif comme l’identification des violences scolaires à l’échelle
d’un État comme la France, s’inscrit par ses effets de normes et
de discours jusque dans les pratiques enseignantes ordinaires ; et
qu’en retour, la consignation quasi quotidienne des désordres dans
la classe, participe à l’édifice d’un regard/savoir national sur ce qui
se passe dans les collèges des banlieues pauvres comme celles où
nous avons enquêté, et donne une coloration d’authenticité aux
faits. L’appareil conceptuel foucaldien des techniques et dispositifs
de gouvernementalité nous sert ici de déchiffrage de ce va-et-vient
permanent entre subjectivités et édification d’un ordre normatif.

Quelle subjectivation à l’ère des incidents ?


« L’ère des incidents est sans doute indissociable de la construction
sociale de la problématique de la violence scolaire » écrivait Anne
Barrère1, sociologue de l'éducation, en 2002.
Poursuivant ce propos de la sociologue, nous verrons
comment les rapports d’incidents sont devenus, dans certains

1. Anne Barrère, « Un nouvel âge du désordre scolaire : les enseignants face aux Incidents »,
Déviance et Société, volume 26, n° 1, 2002.

70
Ordre et désordres scolaires, les enseignants à l’heure des « incidents »

collèges, un analyseur ou un symptôme de la relation éducative à


l'école, générant en même temps qu'ils le reflètent un climat scolaire
souvent délétère, fait de passions et de soupçons, perceptible dans
l’établissement jusque dans ses modes de travail et de relations dans
et hors la classe. Les rapports d’incidents sont une pièce solidaire
d’un ensemble : le dispositif de prévention et de gestion des violences
scolaires, dispositif qui concerne les établissements sur le territoire
national, dont il faudrait faire une cartographie tant ses ramifications
et sa dynamique épousent des formes et contours différents, parfois
nationaux, parfois régionaux, parfois académiques, mais toujours
dans une volonté de centraliser au mieux l’information.
Anne Barrère dessinait donc dès le début des années 2000
les contours de ce qu’elle nommait le « nouvel âge du désordre
scolaire » où l’incident prenait toute sa place, dans un contexte
de massification scolaire, découlant de la « réalisation du collège
unique », qui s'est accompagnée du « report progressif des paliers
d’orientation décisifs », de l'« accueil prolongé d’un large public2 »,
et de « l’hétérogénéité des publics3 ». Elle constatait également les
« changements normatifs intervenus dans la relation pédagogique4 »
qui infléchissaient l'exercice de l'autorité. Elle écrivait à l’issue d’une
enquête auprès d’enseignants d’un échantillon de plusieurs collèges :
l’incident « suspend le cours de la classe et fait passer au deuxième
plan les objectifs pédagogiques du cours au profit de la seule urgence :
reprendre le contrôle de la situation, et la restabiliser d’une manière
ou d’une autre5 ». Et d’ajouter que « l’incident exige une réponse6 »,
on ne peut fermer les yeux dessus. Elle tentait de comparer les
incidents d’aujourd’hui aux chahuts d’hier qui étaient « une inversion
du rapport de force pédagogique7 », ainsi qu’aux chahuts anomiques
qui dissolvaient ce rapport dans le désordre, et elle en déduisait que
« l’incident, lui, est un excès relationnel qui déborde la mise en scène
sociale de la classe8 ». Avec cette notion d'« excès relationnel », elle
pointait déjà ce que nous avons pu observer dans les faits consignés
dans les rapports d'incidents par les enseignants dont la narration
était totalement envahie par les affects.
Ainsi, elle identifiait clairement les incidents scolaires aux
conflits relationnels fréquents entre enseignants et élèves, qu'ils
soient à l'initiative des uns ou des autres. En poursuivant sa réflexion,

2. Ibid., p. 4.
3. Ibid., p. 6.
4. Ibid., p. 9.
5. Ibid., p. 4.
6. Ibid., p. 5.
7. Ibid.
8. Ibid.

71
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

nous soutenons qu’il s’agit d’une mutation de ce qui fait désordre


dans la classe aujourd’hui : moins un manquement à une discipline
abstraite et autoritaire, qu’un comportement de l’élève, fille comme
garçon, jugé inapproprié par l’enseignant. Ainsi un enseignant de
technologie note dans un de ses rapports d’incident :
Macha a une attitude très souvent déplacée dans ses propos, se
croit permis beaucoup de choses, et n'a pas compris l'attitude
à avoir face à un adulte malgré ce qui a été dit en conseil de
classe.

La notion d’attitude déplacée constitue ici l’incident comme


incapacité de cette jeune à performer l’élève adaptée, sans que les
attentes aient été semble-t-il positivement énoncées, renvoyant
ici l’élève à une norme d’autant plus contraignante qu’elle est
insaisissable. C’est ainsi que procède l’ordre scolaire à l’époque des
« incidents ».
« L’élève se lève et jette son stylo au travers de la salle », de tels
faits deviennent aujourd’hui un incident en tant qu’ils sont écrits
et décrits et font l’objet d’un rapport. En cela, c’est une nouvelle
pratique divisante au sens où un pouvoir-savoir divise les élèves
en différentes catégories fondées sur leurs comportements. Une
telle classification renvoie à un désordre perçu comme tel par
l’enseignant qui le relate. Si l’on suit Pierre Dardot, ce type d’écrits
sur les comportements des élèves participe d’une objectivation
produisant des effets de subjectivation d’abord sur les élèves en tant
que cibles de la classification. Dardot distingue en effet deux types
de subjectivation : si le deuxième type de subjectivation est celui
de l’autotransformation, de l’action du sujet sur lui-même, selon
le premier qu’il nomme « subjectivation par objectivation », une
subjectivité « se constitue en fonction de la manière dont le pouvoir
investit l’individu en le prenant pour cible d’une intervention
spécifique »9.
Cette classification au niveau microsocial de la classe ou
de l’établissement est moins élaborée, plus teintée des relations
intersubjectives entre enseignants et élèves, qu’une classification à
un niveau national, dans une visée statistique, mais elle participe du
même schéma, de la même logique.

9. Pierre Dardot, « La subjectivation à l'épreuve de la partition individuel-collectif », Revue


du MAUSS, 2011, n° 38.2, p. 236.

72
Ordre et désordres scolaires, les enseignants à l’heure des « incidents »

Dispositifs d’observation instituant le repérage/signalement


de l’incident
Robert Castel avait en son temps élaboré la notion de gestion des
risques10 à propos des dispositifs de pouvoir consistant en une gestion
anticipatrice des risques médico-socio-psychologiques, une gestion
à distance des populations, fondée sur la statistique, le diagnostic
prévisionnel, et amplement inspirée par l’épidémiologie. Il décrivait
un nouveau couple, apparu dans le champ médico-psychologique :
le « couple informatisation-psychologisation » reposant moins sur
l’imposition des contraintes que sur la programmation de l’efficience,
sur une subjectivité disponible aux « planifications technocratiques ».
L’analyse de Castel nous semble s’appliquer de manière tout
à fait pertinente aux dispositifs technocratiques mis en place au
niveau ministériel pour centraliser, comptabiliser et gérer à distance
les « incidents » ou « violences » scolaires (les mots utilisés méritant
d’ailleurs qu’on y prête attention).
Dans cette veine d’une gestion des risques, le fondateur de
l’Observatoire International de la Violence à l’École, Éric Debarbieux,
professeur en sciences de l’éducation et auteur d’un Rapport au
ministre de l’Éducation nationale sur le harcèlement scolaire11,
mentionnait que depuis la rentrée 2001-2002 les établissements
doivent procéder à des relevés d’incidents dans le but d’une
remontée mensuelle par les chefs d’établissements vers leur tutelle
(les rectorats), pour être ensuite traités centralement par la Direction
de la prospective et du développement. Ces dispositions relativement
artisanales à leurs débuts seront rapidement rationalisées par
l’utilisation d’un logiciel – SIGNA – de comptabilisation des
incidents12 relayé en 2007 par SIVIS13. Le site éduscol du ministère de
l'Éducation nationale le présente encore en ces termes :
Conçu par la direction de l'Évaluation, de la Prospective et
de la Performance (DEPP), en concertation avec les chefs
d'établissement, le Système d'information et de vigilance
sur la sécurité scolaire (SIVIS) repose sur un échantillon,
scientifiquement élaboré, d'établissements publics du second

10. Robert Castel, La Gestion des risques, Paris, Minuit, 1981.


11. Éric Debarbieux, L’Oppression quotidienne. La prévention du harcèlement à l’école.
Rapport au Ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et de la Vie associative, Paris, La
Documentation française, 2002.
12. Eric Debarbieux et Catherine Blaya, L'Oppression quotidienne : recherches sur une
délinquance des mineurs, Paris, La Documentation française, 2002.
13. Le logiciel SIGNA de recensement des actes de violence à l’école a été mis en place à la
rentrée scolaire 2001-2002. En 2007, il a été remplacé par un nouveau logiciel SIVIS.

73
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

degré, représentatif au niveau national (France métropolitaine


et Départements d’outre-mer)14.

Ce logiciel permet de recenser les actes de violence les plus


graves qui sont définis ainsi :
Faits portés à la connaissance de la police, de la gendarmerie ou
de la justice, faits susceptibles de donner lieu à dépôt de plainte
ou à conseil de discipline et faits ayant entraîné des soins. Il
permet également de recenser des actes comme les atteintes à
la vie privée (droit à l'image et représentation des personnes).

Ces dispositions prises au niveau ministériel pour recenser


la violence et le harcèlement scolaires vont devenir un véritable
dispositif au sens foucaldien d’une technique de contrôle et de
pouvoir, dès lors que le ministère préconisera, sous l’influence des
mots d’ordre et campagnes de prévention des violences scolaires, un
relevé systématique des incidents, avec une gradation entre incidents
quotidiens et incidents dits « majeurs » ou « graves », officiellement
institués par circulaire ministérielle15.
Par dispositif, nous entendons ici ce que Foucault en a dit dans
« Le jeu de Michel Foucault », c’est-à-dire qu’il s’agit d’un réseau
entre les éléments d’un « ensemble hétérogène » qui se compose,
outre de discours, d’« institutions, des aménagements architecturaux,
des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives,
des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales,
philanthropiques16 ». Nous en retenons particulièrement le caractère
hétérogène qui rend sa saisie moins aisée, ses niveaux d’action
s’entremêlant parfois de manière à première vue incohérente,
comme nous le verrons plus bas.
Le dispositif des rapports et des relevés et signalements
d’incidents est à la fois très institué au plan national, et fait l’objet
d’une certaine souplesse dans son interprétation à l’échelle des
territoires administratifs de l'Éducation nationale que sont en
France les Académies et Rectorats qui administrent et supervisent
les établissements scolaires.
Aussi trouve-t-on une fiche-type de remontée d’incidents émise
par le ministère pour « Faits de violence en milieu scolaire et autres
faits graves à retentissement dans l'établissement ». Le document,

14. [En ligne ] http://eduscol.education.fr/cid46847/mesurer-et-prevenir-la-violence.html.


[Consulté le 27/02/2020.]
15. Voir le Bulletin officiel n° 39 du 22 octobre 2009 : Sécurisation des établissements
scolaires et suivi de la délinquance
16. Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault (1977) », dans Dits et écrits, 1976-1988,
Paris, Gallimard, 2001, p. 299.

74
Ordre et désordres scolaires, les enseignants à l’heure des « incidents »

adapté par les différentes académies, contient une description des


faits, l’identification des victimes ainsi que des auteurs (inconnus
ou présumés). Il se présente comme une grille, distinguant « élève,
enseignant, parent, autres », et proposant une liste de délits à cocher
qui comprend des items de plus ou moins grande gravité, et aux
conséquences fort différentes du point de vue de leur qualification
juridique (sources académie de Versailles, ministère 2015). Figurent
des faits aussi hétérogènes que port d'arme à feu, suicide ou usages
inappropriés des nouvelles technologies, comme on peut le constater
dans l'illustration ci-dessous, tirée de la fiche de l'académie de
Versailles.

Tableau 1. Extrait de la fiche de remontée d’incidents.


Source : Académie de Versailles

Après ces faits plus ou moins délictueux et très disparates, la


fiche de l'académie de Versailles mentionne les suites données au
signalement concernant, d’une part, l’auteur présumé et, d’autre
part, la victime. Notons que l’item des suites données ne s’applique
qu’aux élèves et aux « suites éducatives », les autres possibles acteurs
de l’incident ayant disparu de la fiche, à ce stade.
Selon les Académies, des variations lexicales peuvent se
produire : ainsi dans la fiche de signalement d’incidents produite par
l’académie de Dijon, sont précisés des délits comme « graffitis » et est
mentionnée la notion de « conduite à risques » avec la spécification
des stupéfiants consommés (haschich et assimilé, héroïne, solvant
volatil, médicaments psychotropes).
Depuis 2016 pour certains établissements, généralisée
depuis 2018, une application en ligne nommée ARENA remplace

75
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

les fiches de remontée d’incidents majeurs17. Elle recense ce qui


est désormais appelé les « faits d’établissements » dont elle garde
la mémoire durant cinq ans. Des items tout à fait nouveaux dans
leur objet et leur signification sont apparus, comme les « atteintes
aux principes de la République » (dont le sous-item « suspicion de
radicalisation »). Ils permettent d’entrevoir que les qualifications se
sont déplacées de l’incident avéré, de faits très manifestes et visibles
dans la classe et dans les interactions, vers le recensement de signes
plus discrets d’écart à des normes supposées universelles. Les autres
items mentionnés dans la liste déroulante de l’application sont très
similaires à ceux des fiches de remontées d’incidents sur lesquelles
nous avions initialement travaillé, mais ils sont à présent triés et
hiérarchisés, lorsque le tableau ci-dessus affichait en 2015 un certain
« désordre » dans les faits listés.
La présence dans un même document de faits aussi différents
dans le risque, comme dans l’intentionnalité, ou la responsabilité, a
tendance à brouiller les échelles de gravité. À leur lecture on peut se
demander si le brouillage ne constitue pas le principe impensé d’un
tel dispositif de veille et d’alerte anti-incidents, un dispositif dans
lequel est entretenue une certaine ambiguïté entre l’action locale de
nature plus ou moins disciplinaire (repérage des élèves provoquant
des incidents par leurs comportements) et une action verticale
exercée par la tutelle sur les établissements.
Le dispositif de signalement et de remontée des incidents
dits majeurs ou graves fait en effet partie intégrante d’une politique
nationale vis-à-vis des dites violences scolaires insufflée par le
Ministère, suite à l’expertise influente d’Éric Debarbieux, et marquée
par l’adoption du logiciel SIVIS, en 2007, puis de l’application ARENA
en 2018, pour mesurer cette violence.
Tous les incidents n’ont pas vocation à être remontés au
niveau national, puisque certains, que l’on peut qualifier d’incidents
quotidiens dans la classe ou dans l’établissement, relèvent de la
discipline interne aux établissements. Mais les rapports d’incidents
quotidiens auxquels nous avons eu accès lors de notre recherche
participent, à leur niveau, de ce dispositif et présentent la même
caractéristique globale de mettre en continuité des faits de nature
très différente et des facteurs de risques eux aussi peu discriminés.
Nous allons le voir à travers notre propre recherche.

17. Voir : https://ien-champs.circo.ac-creteil.fr/IMG/pdf/presentation_applic_


faitsetablissement_champs_1_.pdf. [Consulté le 27/02/2020.]

76
Ordre et désordres scolaires, les enseignants à l’heure des « incidents »

Que consignent les descriptions de « l’incident » ?


Une étude menée dans un collège.
Notre recherche sur le décrochage nous amène à passer une année
scolaire entière dans un collège REP18 situé dans une banlieue
populaire au nord de Paris, à y mener des observations, à conduire
des groupes de parole avec les collégiennes et collégiens de plusieurs
classes, à réaliser des entretiens formels et informels avec des
membres de l’équipe éducative et de la direction.
Nous reprenons contact avec une enseignante un an plus
tard, en fin d’année scolaire, afin de réaliser un entretien avec elle.
Elle était professeure principale d’une classe de 3e auprès de qui
nous avions enquêté l’année précédente et nous avions réalisé des
groupes de parole avec sa classe. Elle quitte l’établissement pour
retourner dans sa province natale. Dès notre premier entretien,
elle nous confie une liasse de documents divers, enfouis dans une
volumineuse chemise constituée des dossiers scolaires de toute
son ancienne classe. Et notre surprise est grande à la lecture de
ces documents non anonymisés, véritable mémoire d’une classe,
d’un groupe de jeunes, filles et garçons, constituée de documents
scolaires et administratifs, mais aussi de fragments de récits sur
leurs parents, leurs fratries. Notre regard est immédiatement retenu
par la teneur singulière de ces pièces que constituent les rapports
d’incidents rédigés par les enseignants de la classe. Ils sont comme
une surface de projection d’affects, de coloration fortement négative,
fréquemment violents dans l’énoncé, enchevêtrés dans un récit de
faits se voulant manifestement objectifs, c’est-à-dire circonstanciés à
la manière d’une main courante pour la police ou d’une déclaration
de sinistre pour un assureur.
Notre recherche sur le décrochage scolaire se confrontait à
une nouvelle piste qui nous parut féconde : les écrits relatifs aux
incidents étaient faits d’un mélange particulier d’énoncés normatifs
et affectifs, faisant partie, certes, d’une tradition disciplinaire propre
à l’école, tout en s’en différenciant nettement.
Précisons que nos matériaux concernent une classe, dans
un collège, durant une année scolaire : cet aperçu des usages et
pratiques des « rapports d’incidents » par une équipe enseignante
à un moment donné pourrait sembler trop localisé pour être
représentatif. Cependant, il s’agit justement de ne pas évacuer la
dimension singulière, la configuration particulière des relations entre
des élèves d’une classe de 3e d’un collège (classe qualifiée de difficile)

18. Collège faisant partie d’un Réseau d’Éducation Prioritaire.

77
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

et une équipe enseignante : il est question de tenter, non pas une


généralisation de ce qui se joue entre ces acteurs, mais un éclairage
des enjeux intersubjectifs par leur inscription dans un dispositif
et des logiques qui les dépassent. Nous ne nous risquerons pas à
des hypothèses quant aux causes des comportements des élèves
(que ceux-ci soient lus selon une grille sociologique, psychologique,
pédagogique ou autre), ni même à des interprétations quant aux
principaux rédacteurs des rapports d’incidents (pourquoi le professeur
d’italien écrit-il une bonne partie de ces rapports ? Est-ce dû à sa
personnalité, à sa sensibilité, à sa conception de l’enseignement ?
À la place de l’italien, à son coefficient au brevet des collèges ? À son
style d’enseignement ?, etc.). Nous nous centrerons, au contraire,
sur le rapport d’incident comme mode de régulation des relations
au sein du groupe-classe, entre des individus qui le composent et
des enseignants, participant d’un dispositif existant dans tous les
collèges publics français et dépendant d’une architecture nationale
qui donne le la.
Comment alors appréhender et interpréter la part d'affects
dans les rapports d'incidents ?
Devant la forte charge affective des énoncés des enseignants
dans ces documents, il nous a fallu nous donner une méthode d'analyse
la plus « objective » possible : compter les occurrences, caractériser
les incidents, identifier les modes d'énoncés, repérer les principaux
rédacteurs et rédactrices, les élèves objets de signalements.
Nous avons commencé par recenser l'ensemble des pièces
rassemblées par la professeure principale dans le porte-document
épais qu’elle nous avait confié. Il comportait des fiches individuelles
de renseignements sur chaque élève, des bulletins de notes, des
fiches d’auto-évaluation rédigées par des élèves, des bilans du 1er
trimestre, des conventions de stage, des courriers à l’attention de
parents d’élèves et des courriers provenant d'eux, des synthèses
écrites par l’assistante sociale du collège au sujet de certains élèves,
des photocopies de pages de carnets de correspondance (collège/
famille), des relevés d’absence, des rapports d’exclusion temporaire
et des rapports d’incidents (par élève, mais aussi sur l’ensemble de
la classe). Nous avons décidé de nous concentrer sur les rapports
d'incidents individuels.
Dans un premier temps, nous les avons tous anonymisés et
un numéro a été affecté à chaque élève, avant de lui attribuer un
alias. Les rapports ont été intégralement retranscrits, sous leur forme
rédigée et sous leur forme tabulaire.

78
Ordre et désordres scolaires, les enseignants à l’heure des « incidents »

Nous avons dénombré 60 rapports individuels, puis nous


les avons rapportés au nombre de garçons, de filles, calculé leur
fréquence par trimestre, leur fréquence par élève. Ainsi, nous avons
pu observer une forte concentration de rapports rédigés au 2e
trimestre, et un relatif équilibre entre les garçons et les filles, quant
aux élèves concernés par au moins un rapport : 9 garçons (sur les 12
que compte la classe) et 7 filles (sur les 11). En revanche, il existe un
fort déséquilibre en faveur des garçons si l'on compte le nombre de
rapports impliquant les garçons (41) plutôt que les filles (19). Il faut
noter que certains élèves suscitent à eux seuls un nombre élevé de
rapports : ceux que nous avons nommés Pierre (19 incidents), Steve
(7 incidents), Abdou (5) et Nabila (8). De la même manière, certains
enseignants sont les principaux rédacteurs des rapports, tels que le
professeur d’italien (22 incidents), de français (15) et d’histoire (13).
Par la suite, nous avons tenté de repérer des items contenus
dans les énoncés : les incidents décrits, les causes manifestes
de la rédaction du rapport, mais aussi leur forme narrative et
administrative, le vocabulaire employé et la tonalité plus ou moins
affective.
Les comportements suscitant le recours au rapport ont été
regroupés dans une sorte de typologie, comme l'avait fait en son
temps Anne Barrère19 : les incidents liés au bruit, au niveau sonore,
les incidents liés aux déplacements physiques, au corps, les incidents
liés à l'empêchement du travail, les incidents liés à l'insolence ou à la
désobéissance.
Ces divers motifs sont aggravés lorsque l’enseignant constate
qu’il y a répétition : les rapports font en effet souvent état du nombre
de fois où l'élève a commis le même fait.
Parmi les 60 rapports analysés, on distingue différents styles
d'écriture, souvent attachés à celui qui rédige, bien qu'un même
rédacteur puisse faire varier légèrement ses modes d’énonciation
d'un rapport à un autre. Le style d'écriture dominant l'ensemble
des rapports est administratif. Les phrases y sont courtes, factuelles,
sans effet de style, parfois sous la forme de notes télégraphiques,
sans effort de rédaction : « puni pour avoir parlé sans autorisation »
(Steve/professeur d’italien).
Toutefois, le style narratif est également très présent : il s'agit
de récits qui peuvent être longs, débordant le cadre du formulaire
– l'enseignant écrit alors au dos de la feuille ou sur une feuille libre.

19. Anne Barrère, « Un nouvel âge du désordre scolaire : les enseignants face aux Incidents »,
op. cit.

79
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

Les dialogues sont écrits, avec une alternance entre le style direct et
le style indirect ; on y trouve aussi l'usage du « je » par l'enseignant.
De très nombreux rapports, parmi les « administratifs »,
comme parmi les « narratifs », présentent des éléments d'emphase –
mots soulignés ou en capitales, points d'exclamation – et empruntent
par ailleurs au registre moral par l'emploi très fréquent des termes
« inadmissible » ou « inacceptable » :
Lorsque je demande à Aboubakar de me donner son carnet, car
il fait des bruits en classe pour perturber le cours, il refuse en
me répondant que ce n'est pas lui. Ce refus est inadmissible.
(professeure de français)

Le récit peut aussi révéler un désarroi devant ce que


l’enseignant considère sûrement comme un renversement de l’ordre
des choses, mais qui peut aussi s’entendre comme l’insupportable
d’un rapport en miroir de l’élève avec son enseignant :
Milena interpelle une camarade à travers la classe. Lorsque
je la reprends, celle-ci s'emporte et m'hurle : « C'est bon ! Je
demande juste une feuille ! ! ! » Bref, je me suis fait hurler dessus
par une élève ! » (professeur de mathématiques)

Une rhétorique d’autojustification, repérable dans quelques


rapports, laisse transparaître le conflit interne à l'enseignant, sa
culpabilité peut-être, qui le pousse à justifier ses actes et ses paroles :
[…] Pierre est donc exclu chez M. G. pour son attitude. [Une
attitude qui ne s'arrange pas et pour laquelle j'estime avoir été
très patiente et gentille de ne pas l'avoir exclu systématiquement,
mais au contraire d'avoir pris sur moi pour le garder → sans
résultat !] […]. (professeure d’anglais)

Enfin, dans certains cas, le narrateur développe un style


d’énoncé généralisant, intervenant souvent après la description
d'un incident particulier. Il s'emploie alors à psychologiser, ou plus
précisément à interpréter psychologiquement le comportement et
l’intention de l'élève :
C'est un comportement inadmissible, car Steve voulait montrer
qu'il peut tout se permettre avec le prof du moment qu'on était
devant l'entrée du collège. (professeur d’italien)

Les rapports d’incident sont très contrastés si l'on prend l'axe


du mode d'énonciation : certains se présentent comme de simples
énoncés, avec une absence du « je » (énallage de la personne),
sujet de l'énonciation, l’enseignant parle de lui-même à la troisième
personne ; d’autres rapports, au contraire, montrent un sujet de

80
Ordre et désordres scolaires, les enseignants à l’heure des « incidents »

l'énonciation très appuyé, mis en avant, voire mis en scène. Les


premiers sont rédigés dans un style indirect très dépersonnalisé,
factuel et « judiciaire », tandis que dans les seconds, le sujet s'engage,
se risquant parfois à une confession, ou à une interrogation éthique
renforcée par le fait qu’il partage son indignation avec une partie des
élèves :
[…] Inutile de préciser que les élèves à la vue de cette scène
m'ont dit être « choqués », et j'en suis de même. Que faire ?
Vais-je encore l'accepter en classe ? Même avec des excuses
qui seront encore de paroles en l'air ? Cet élève a l'impression
qu'il peut faire ce qu'il veut et c'est bien ce qui m'inquiète.
(professeure d’anglais)

Les modes d'énoncés et d'énonciation que nous avons pu


identifier peuvent être considérés comme des manifestations d'effets
en boucle du dispositif d'administration des incidents sur chaque
enseignant. Il est enclin à se penser comme victime ou cible de
l'élève, ou du groupe-classe, en même temps qu'il est l'obligé d'un
système auprès duquel il doit rendre compte de ses actes, tout en
s'en pensant un acteur central, engageant sa responsabilité propre.

Entrelacs entre affects et normes


Il nous semble à présent que plusieurs aspects des rapports
d’incident contribuent à en faire un recueil de plaintes et un exercice
aux frontières de l’affectif et du normatif :
d'un côté, l’aspect standard du formulaire du rapport d’incident
qui se présente comme un formulaire administratif avec
des cases à cocher et qui exerce sa contrainte normative sur
l'écriture et la description des faits, jusque dans la manière
d’appréhender le groupe classe et chaque élève, en particulier.
La forme même du formulaire produit des effets sur la manière
de narrer la situation et de se penser dans la situation ;

de l'autre, le fait que le rapport d'incidents demeure entre les


murs de l'établissement et que l'enseignant puisse identifier
à qui il s'adresse, favorise une accentuation du registre de la
plainte affective et émotionnelle dans le récit des faits.

Ainsi l’interprétation locale du rapport d’incident oscille


entre forme administrative et forme narrative chez son rédacteur,
l’enseignant. Toutefois le plus frappant est la tonalité affective générale
qui se dégage des rapports, dénotant agacement, impuissance ou
même rage de la part de leurs rédacteurs, en décalage avec les attentes
supposées de ce dispositif de signalement des incidents survenant

81
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

dans les établissements scolaires. Le signalement se manifeste par la


stigmatisation des comportements, avec des arguments empruntant
au registre comportementaliste, et une dramatisation des relations
entre enseignants et élèves.
C’est donc dans le rapprochement entre normes
comportementales et affects (débordants) que nous cherchons à
mettre au jour la fonction et les potentiels effets de ces rapports – sur
les enseignants et sur les élèves, voire sur les parents.
Les rapports sont rédigés dans un moment ou suite à un
moment de heurt, de conflit, d'énervement. On pourrait en conclure
qu'ils ne sont pas représentatifs d'un climat général de la classe, et
en effet, ils ne représentent pas la totalité de ce qui se vit en classe ou
dans l'établissement. Cependant, du fait de leur nombre important
sur une année, dans une classe, ils finissent par prendre une place qui
n'est plus celle de la marge, de l'incident isolé. En effet, la variété des
incidents décrits, et le fait que certains semblent porter sur des faits
très bénins, nous incitent à penser que le climat de la classe est dans
l'ensemble marqué par une susceptibilité aiguë, du côté des élèves
comme de celui des enseignants.

Atteinte à la fonction enseignante

Le registre lexical qui est utilisé par les enseignants dans leurs rapports
d’incidents met en évidence certains types de comportements des
élèves ou l’effet de ces comportements sur leur personne :
des élèves qui dérangent beaucoup l’ordre de la classe : par les
bruits de tous ordres, par le mouvement, par les gestes, par les
propos, toujours déplacés ;

des intentions projetées sur le comportement de l’élève,


comme la bravade vis-à-vis de son enseignant, ou l’insolence :
« il se permet de… » ;
une insolence renforcée d’un sentiment de perdre la face, de
s’abîmer dans un jeu de miroir : « Lorsque je demande à Macha
de se taire et lui adresse un chut, elle me répond : “Comment ça
chut ?” sur un ton très insolent. » (professeure de français) ;

des offenses allant du tutoiement à l’insulte : « [Steve] traite le


professeur de menteur et l’accuse de ne pas suivre le programme
officiel » (professeur d’italien).

La mise en relief de signes comportementaux, comme l’air


insolent, le « sourire qui en dit long », la désobéissance, révèle une
hyper sensitivité, un sentiment de quasi-persécution s’accompagnant
d’une forte problématique autour du regard de l’autre (les mots

82
Ordre et désordres scolaires, les enseignants à l’heure des « incidents »

« voir », « vue », « regardé », sont employés de manière récurrente).


Le fait d’être regardé par l’élève, en dehors de l’espace classe, peut
constituer une menace supplémentaire :
Lorsqu'ils me voient ou ils me croisent dans la cour pendant la
récré, Steve et Abdou ont pris l'habitude de (me) regarder, de
rigoler, de se moquer, tout en m'ins... (m’insultant ?) avec leur
doigt. (professeur d’italien)

Le sentiment se répand au fil des rapports et s’amplifie


particulièrement au 2e trimestre, pour décliner au 3e. La susceptibilité
qui s’exprime semble de nature réactionnelle face à une attaque
de leur fonction, sorte de récusation de la place symbolique qu’ils
pourraient occuper.
Le procédé de mise en lien de faits observés et reconstruits,
pour les besoins du rapport d’incident, avec de supposées intentions
de l’élève sert ce sentiment de persécution :
À la sortie du collège, lorsque les élèves sortaient, Steve, en me
voyant, s'est permis de me dire « salut mon ami » et de tenter
d'ouvrir mon sac à dos par-derrière tandis que je parlais à un
élève. […] Steve voulait montrer qu'il peut tout se permettre
avec le prof du moment qu'on était devant l'entrée du collège.
(professeur d’italien)

Son fond commun est la menace que fait régner le risque de


confusion des places et des statuts :
Farida […] considère qu'elle est au même niveau qu'un adulte
et que de ce fait elle peut lui parler comme bon lui semble. »
(professeure d’histoire)

On perçoit nettement une blessure d’ordre narcissique dans


les propos de ces enseignants, et sans doute aussi un sentiment
d’avoir failli.

Atteinte au Sujet enseignant

Une autre piste peut être explorée : les rapports d'incidents auraient,
en tous cas dans le collège où nous avons mené notre étude, une
fonction de « débarras » tel que René Roussillon utilise cette notion
du sens commun dans le champ de l’institutionnel20. Comme il l’écrit,
« certaines institutions de soins ou de rééducations sont capables
d’organiser en leur sein un espace pour “traiter” ou “contenir”

20. René Roussillon, « Espaces et pratiques institutionnelles. Le débarras et l’interstice »,


dans René Kaës (dir.). L’Institution et les Institutions, Paris, Dunod, 1987.

83
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

ce qui n’a pu être élaboré ailleurs dans la vie institutionnelle21 ».


Évidemment selon lui il s’agit plutôt de « lieux » ou « d’espaces »
dédiés à cette fonction de « débarras ». Toutefois, Roussillon parle
aussi de « dépotoir », de « poubelle », de « remise » ou de « réserve »
susceptibles d’accueillir les « résidus non symbolisés » dans
l’institution ce qui permet de la « préserver » « relativement »22. Et
ce n’est pas sans nous rappeler la fonction des rapports d’incidents.
L’enseignante qui nous a remis l’ensemble des dossiers
d’élèves de sa classe, avec la liasse des rapports d’incidents, s’en
est-elle débarrassée sur nous ? S’il s’agit bien de la même fonction
de débarras par rapport au non symbolisé, au non-élaboré dans le
collège comme dans sa relation avec cette classe, son geste prend
une signification différente de ce que pointe Roussillon en raison de
ses circonstances : elle est à la veille de son départ de l’établissement.
Comme si elle ne pouvait se résoudre à ce que ces documents
soient archivés ou détruits, après son départ du collège : « C’est ou
vous, ou la poubelle ! » nous dit-elle, une alternative dont l’énoncé
n’a pas manqué de nous interroger, bien au-delà de sa dimension
quelque peu agressive. Nous étions sommées de conserver à sa place
la mémoire de sa classe et des vicissitudes et conflits qui l’avaient
animée.
Comme s’il s’agissait de se débarrasser symboliquement d’un
poids, voire de se débarrasser d’une relation pédagogique et éducative
tant avec ses anciens élèves que ses collègues, et de s’affranchir de ce
résidu de ce que lui en avait coûté l’expérience d’une année en tant
que professeure principale de cette classe de 3e.
Quoiqu’il en soit, le geste de cette enseignante principale,
tout en nous offrant ces matériaux précieux pour notre recherche,
ressemblait aux gestes de ses collègues enseignants déposant
toute leur agressivité dans les rapports d’incident. Si ces derniers
conjuraient leurs peurs et leurs désarrois, pouvaient se défouler
dans l’écriture du rapport, en donnant une réalité factuelle et
administrative à leurs émotions, leurs récits n’en étaient pas moins
le reflet d’un désordre dans la classe. Il y a lieu de penser que c’est de
cela que notre interlocutrice voulut témoigner et souhaita que nous
en conservions la trace.
L’enjeu commun aux enseignants face au rapport d’incident
et à la professeure principale nous les confiant, pourrait être la
visibilisation, afin de reconnaissance par des tiers, de ces actions

21. Ibid., p. 160.


22. Ibid., p. 162.

84
Ordre et désordres scolaires, les enseignants à l’heure des « incidents »

commises par des jeunes, qui renvoient les adultes à une solitude
angoissante, à l’impératif de tenir seul face à l’attaque.
En tout cas, ces rapports, désormais sous notre séquestre,
frappent par l’expression d’une pulsionnalité chez la plupart de leurs
auteurs et par la décharge d’un sadisme inconscient. Dans l'exercice
solitaire de l'acte de rédaction, et très vite après les faits, donc de
manière réactionnelle, ils y vident leur sac, sachant que le rapport
est aussi une pièce susceptible d’être versée au dossier de l’élève à
des fins disciplinaires. On peut les voir comme une sorte de surface
reflétant les atteintes au Moi de l’enseignant et la désidéalisation qui
en découle. Les rapports d’incidents disent aussi quelque chose d’une
excitation déchainée dans et hors de la classe, une excitation qui ne
pourrait plus être contenue par ce que Claudine Blanchard-Laville
nomme le holding didactique23 et viendrait donc s’évacuer ici dans
ces écrits de facture très personnelle. Par ce concept d’inspiration
winnicottienne, Blanchard-Laville rappelle « l’exigence de la place à
tenir » pour l’enseignant en situation pédagogique24, et cela malgré
son exposition, personne et corps, au regard de ses élèves, malgré
les mouvements inconscients qui l’habitent, malgré les affects qui
circulent.
Noter l'incident, c'est avouer le désordre dans la classe et
d'une certaine façon sa propre impuissance, même si le rapport
d'incidents prend parfois des accents de parade virile dans sa forme,
en affichant qu'on tient tête à l'élève.
Dans cette collection de faits et dans l’entrelacs d’énoncés
administratifs et d’énonciations subjectives, et très affectives, on peut
entendre un éprouvé d’intrusion et d’empiétement dans l’espace
physique et psychique de l’enseignant. Une hypothèse serait alors
que la libido, qui est censée se porter sur les savoirs, serait exacerbée
dans les relations amour/haine, attraction/répulsion entre élèves et
professeurs.

Le rapport d’incidents, un outil ambigu


entre registre pulsionnel et registre punitif
Si les rapports d’incidents, dans le moment de leur rédaction,
reflètent l’état d’esprit de l’enseignant, marqué par les atteintes à sa
fonction et à son Moi, leur fonction éducative et les suites du rapport
semblent sur le moment totalement confuses, ignorées, voire déniées
par l’enseignant. De fait, ces suites ne sont pas systématiques et

23. Claudine Blanchard-Laville, « À l'écoute des enseignants. Violences dans le lien


didactique », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 55, 2010.
24. Ibid., p. 157.

85
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

sont plutôt fondées sur l’arbitraire. Selon que l’incident est isolé ou
participe à une longue liste de transgressions, il peut n’avoir aucune
suite, ou au contraire servir à l’établissement comme pièce versée
au dossier à charge de l’élève, justifiant des sanctions, voire son
exclusion si les rapports se multiplient.
Ce caractère aléatoire permet à l’enseignant d’ignorer au
moment de la rédaction du rapport ses conséquences éventuelles,
d’où la tonalité de certains récits consignés, jamais secondarisés,
évoquant une sorte de décharge pulsionnelle sans filtre. L’incertitude
concernant l’usage futur du rapport, sa lecture attentive par un
tiers ou non, l’éventuelle sanction des faits, offrent à l’enseignant
la possibilité de minorer les conséquences de son action, mais
parfois le poussent sans doute également à user d’un style affecté
et dramatisant qui pourrait avoir pour but de provoquer des suites,
comme s’il plaidait pour une prise en compte de son récit à la hauteur
des atteintes qu’il a subies.
L’écrit en lui-même n’est pas une sanction, mais peut
constituer une étape vers la punition. Or, celle-ci comporte toujours
une face obscure, ou une « part maudite », pour reprendre
l’expression de Georges Bataille dont Didier Fassin, dans son livre
Punir, fait la paraphrase : « Même dans les formes réputées les plus
civilisées de l’administration de la justice il reste cette part d’ombre
de la jouissance d’une souffrance provoquée.
On peut ici […] parler de “part maudite” du châtiment pour
désigner ce qui est toujours en excès de ce qu’il est censé être.
C’est cette part maudite, souvent enfouie et niée, dont ni les
justifications ni les interprétations ne rendent entièrement
compte25.

Ce qui s’exprime au moment de la rédaction du rapport


pourrait bien être un défoulement inconscient de type sadique
justifiant une possible répression de l’élève.

Biopouvoir et nouvelles normes scolaires : le dispositif


de surveillance nationale de la violence scolaire
Une hypothèse se dégage de notre recherche : le dispositif national
de prévention des violences scolaires a pu, au-delà de ses effets
souhaités, générer des effets indésirables. En tant que dispositif dédié
au repérage des incidents graves, en lien étroit avec l’Observatoire de
la violence scolaire, il a pu encourager une sorte de « prolifération »
de « signalements ». Les rapports d’incidents quotidiens rédigés

25. Didier Fassin, Punir. Une passion contemporaine, Paris, Seuil, 2017, p. 113.

86
Ordre et désordres scolaires, les enseignants à l’heure des « incidents »

localement dans chaque établissement, en sont une forme atténuée,


mais en constituent aussi le soubassement.
Les fiches de remontée des incidents majeurs ou graves (qui
ont donc vocation à être « remontés ») et les rapports d’incidents
auxquels nous avons eu accès sont bien distincts par leur gravité et
leur niveau : en effet, les rapports d’incidents que nous avons étudiés
se distinguent des premiers par leur caractère local, moins officiel,
non encadré par des directives nationales. Variant dans leur forme
et leur destin d’un établissement à un autre, les rapports d’incidents
ne circulent qu’au sein de l’établissement, existent le temps d’une
année scolaire dans un dossier de l’élève tenu par le.la professeur.e
principal.e, sont éventuellement utilisés lors des conseils de classe ou
de discipline ou sont oubliés, puis disparaissent complètement.
Cependant, les rapports d’incidents s’inspirent de la
forme des fiches de remontée d’incidents graves – un formulaire
administratif laissant plus ou moins de place au récit de l’incident
selon les établissements – ainsi que de leur contenu. L’hypothèse que
nous faisons est donc celle d’un lien, d’une articulation, entre ces
deux niveaux, biopolitique et disciplinaire, se matérialisant dans un
usage parfois confus de l’un et l’autre document. L’existence même
du rapport d’incident nous paraît découler de celle de la fiche de
remontée d’incidents graves.
Si les fiches de remontée d’incidents graves, ou aujourd’hui le
logiciel ARENA, semblent s’inscrire dans un dispositif de biopouvoir26
rassemblant et classant les élèves ou les établissements, servant la
statistique, les rapports d’incidents, eux, servent à un niveau local
une logique clairement disciplinaire.
Cette articulation entre biopouvoir (classement et statistique)
et pouvoir disciplinaire (surveillance et punition des élèves) permet
d’envisager à la suite de Foucault qu’il n’y a pas d’incompatibilité
entre ces deux modes de gouvernementalité, mais bien alimentation
de l’un par l’autre, dans les deux sens. Le biopouvoir vient injecter,
par le modèle de la fiche, du disciplinaire et du contrôle au niveau
local, même si ce mode disciplinaire est en quelque sorte tenu en
échec – les élèves continuent de produire des « incidents » – et, de
ce fait, prolifère et se multiplie. Nous pourrions alors dire qu’il existe
un agencement logique entre des formes locales visibles de gestion
disciplinaire des élèves dont les rapports d’incident sont une des
pièces, et des formes moins directement visibles, mais néanmoins
agissantes de gestion statistique, administrative et politique des
établissements, à distance, à travers la remontée des fiches d’incidents

26. Michel Foucault, Histoire de la sexualité. 1, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.

87
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

graves, une application numérique et un observatoire des violences


scolaires.
Ce mode disciplinaire, rompant avec le modèle autoritaire
« traditionnel », passe par l’interpellation de l’élève et son assignation
à être la cause du désordre dans la classe, voire pour certains à être
la cause d’un chaos à venir. Cette prolifération rend objectivable pour
les professionnel.les leur difficulté d’exercer leur métier, justifie en

Tableau 2. Nombre d’incidents graves pour 1 000 élèves


par type d’établissement.
Source : MENESR-DEPP, enquête Sivis.

retour les dispositifs de remontée au niveau ministériel et nourrit un


discours politique et médiatique omniprésent.
Ici il peut être opportun d'évoquer deux notions mises en avant
par le philosophe des sciences Ian Hacking : la « niche écologique » et
le looping effect (effet en boucle) pour expliquer à la fois l'émergence
de nouvelles catégories normatives et leurs effets sur les populations.
S'il s'emploie dans plusieurs de ses travaux (sur les personnalités
multiples, sur les abus d'enfants, le vagabondage ou les maladies
mentales transitoires) à identifier les conditions de production de
« troubles » repris dans des catégories nosographiques et médicales,
son paradigme peut tout à fait s'appliquer aux questions de
nouvelles normes scolaires et comportementales qui nous occupent,
dont on peut voir par ailleurs dans ce même ouvrage les liens avec
la sphère médicale et psychiatrique (notamment dans les analyses
proposées par Ilaria Pirone). Avec le concept de « niche écologique »,
Hacking voit se développer ces troubles dans un environnement
culturel, scientifique, policier, et administratif spécifique, à l'issue
de processus qui ne sont pas seulement un empilement de faits
individuels, mais une « concaténation » de problématiques à la fois
médicales, scientifiques, sociales et subjectives.
Cet agencement produit en effet des processus de subjec-
tivation, c'est-à-dire que les individus se pensent dans la catégorie
dans laquelle on les a mis et « s’identifient » à la façon dont on les

88
Ordre et désordres scolaires, les enseignants à l’heure des « incidents »

perçoit dans leur environnement et dans la société. À la suite de


Goffman et de sa théorie des stigmates, il écrit : « nos classifications
des gens interagissent avec les gens que nous classons », en fonction
des « deux pôles du vice et de la vertu – les vertus qui sont prisées
dans la société concernée à l’époque considérée, et les vices qui sont
craints »27. Ce mécanisme pourrait s'appliquer aux signalements des
incidents par les enseignants. Ces derniers semblent avoir forgé au
contact du dispositif « rapports d’incidents » une représentation
victimaire d'eux-mêmes qui légitime leur réaction défensive. On
en trouve largement l'écho dans les propos tenus dans les rapports
d'incidents d'où se dégage au final un climat de soupçon assez
généralisé à l’endroit des élèves.

Conclusion : ordre et désordre dans la classe


Nous avons cherché à rendre compte d’un dispositif pédagogique
à l’échelle locale visant à traiter des incidents dans la classe et dans
l’établissement et de sa participation plus ou moins volontaire à un
dispositif national (observatoire) qui en est le diapason : biopouvoir
au niveau national, discipline et contrôle au niveau local. Il s’agissait
aussi et surtout de mettre en lumière leurs effets conjugués de
subjectivation sur les élèves et sur les enseignants : effets de loupe au
niveau national, variabilité de ce qui fait ordre et désordre au niveau
local. Ce dispositif suppose dans sa forme de rapport administratif
une observation neutre et objective, mais il dysfonctionne par
la forte implication affective de l’enseignant dans l’exercice. Il
semble qu’au contraire il ait été plutôt pensé comme un outil de
management de la relation éducative, conçu pour mettre à distance
la subjectivité, mais il produirait en fait l’inverse de ce qu’il vise, c’est-
à-dire un débordement des affects de l’enseignant, débordement
qui pourrait être alimenté par la nouvelle norme comportementale
professionnelle consistant à la fois à « savoir gérer ses affects », mais
aussi à « être impliqué », donner de soi, investir sa subjectivité et son
intelligence sensible au travail… En revanche les rapports d’incident
sur lesquels nous avons travaillé étaient totalement étrangers dans
leur facture et leur tonalité au mot d’ordre de « bienveillance »
omniprésent actuellement dans les consignes transmises aux futurs
enseignants lors de leur formation.

27. Ian Hacking, Neuf impératifs des sciences qui classifient les gens, leçon au Collège
de France, 22 février 2005. [En ligne] https://www.college-de-france.fr/site/ian-hacking/
course-2005-02-22.htm.

89
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

Plusieurs éléments sont propices au déploiement/déchaîne-


ment des affects des enseignants dans une mise en scène de l’échec
de la rencontre.
Et tout d’abord la confusion entre les deux niveaux (local
et national) du dispositif et l’incertitude sur les conséquences du
rapport rédigé pour un élève dérangeant.
Ensuite, un flou est entretenu sur le comportement attendu
de l’élève, l’étude des rapports laissant en effet à penser que les
attentes sont très relatives à chaque enseignant, et d’ailleurs certains
enseignants de cette même classe n’ont fait aucun rapport. Est-ce à
mettre au compte de leur pédagogie qui serait plus contenante ?
Certains élèves semblent ne pouvoir qu’échouer à performer
l’élève conforme, ne pas pouvoir sortir de ces répétitions qui les
assignent sans cesse à la position d’élèves dérangeant l’ordre. Ils sont
régulièrement objets d’une description écrite les interpellant pour ce
qu’ils « sont » et ont à « devenir ».
Il n’est pas exclu que les enseignants fassent un usage
subverti du rapport d’incident, par rapport à la norme attendue
d’une observation neutre, et que le débordement affectif que nous
avons identifié dans les rapports ne soit que le produit du « facteur
humain » dans un processus technocratique et gestionnaire et donc
d’une résistance à ce processus. Mais, sans que cette hypothèse ne
soit définitivement écartée, nous penchons pour un fonctionnement
du dispositif dont la caractéristique est de produire ces effets :
ce serait là que le mode disciplinaire contemporain trouverait à
s’accomplir, dans une contamination des normes par les affects qui
entretient le flou et le sentiment du désordre. Il nous paraît évident
que le dispositif observatoire et les rapports d’incidents qui en sont
le substrat ne sont pas la solution pédagogique et qu’ils n’aident pas
les enseignants à mieux soutenir leur fonction et leur relation avec
des adolescentes et des adolescents contemporains…

90
Léandro de Lajonquière

De l’éducation au temps de l’autisme :


un nouveau rapport à l’enfant

Depuis un certain temps, l’expression « nouveaux rapports à


l’enfant » est devenue courante. Nous l’utilisons pour dire que les
rapports que nous entretenons avec les enfants aujourd’hui ne sont
pas les mêmes que ceux que nous avons connus lorsque nous étions
petits, par exemple. Il semble que nous soyons devenus sensibles à
la variabilité historique. Le débat ouvert dans les années 1960 par
Philippe Ariès, lorsqu’il a proclamé la construction historique du
« sentiment de l’enfance »1, qu’il a qualifié de moderne, est pour
quelque chose dans la gestation du consensus actuel dans les milieux
universitaires et scientifiques. Si cet essai ne peut s’attarder sur une
analyse détaillée du débat engendré par la réception de la thèse de
cet historien sur les mentalités dans les domaines de l’histoire, de
la sociologie et de la pédagogie notamment, il est indéniable que
la variabilité de nos habitudes quotidiennes, de notre façon de
vivre avec les enfants, bref que la variabilité du sentiment plus ou
moins conscient que nous éprouvons à leur égard est devenue un
point central dans les réflexions sur l’enfance. La discussion porte,
d’une part, sur la manière d’expliquer les transformations de ce
sentiment historique – que je qualifierais même de psychosocial –
de l’enfance et, d’autre part, sur les enjeux à l’égard des enfants de
ces transformations sociétales. La psychanalyse qui s’intéresse à la
réflexion sur les nouveaux rapports aux enfants a aussi son mot à
dire, bien que cela n’aille pas nécessairement dans le même sens
que les historiens, les sociologues et les pédagogues travaillant sur
le sujet.
La notion proposée par Ariès de sentiment de l’enfance
suggère que nos ancêtres récents en sont venus à s’occuper et à se
préoccuper des enfants et de leur avenir comme jamais auparavant.
L’exclusion progressive des enfants du monde des adultes auquel ils

1. Philippe Ariès, L’Enfant et la Vie familiale sous l’Ancien Régime [1960], Paris, Seuil, 1973.

91
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

participaient jusqu’alors a découlé de cette préoccupation générale.


La scolarisation des enfants et l’impérialisme pédagogique, ainsi que
le souci de leur survie, furent des éléments clés. S’est imposée l’idée
que les enfants devaient être préservés du rythme et des aléas de
la vie adulte ordinaire, instruits et formés dans des lieux à l’écart
du « vrai monde » – écoles et collèges – pour qu’un jour ils puissent
devenir grands.
Selon Ariès, il n’y aurait pas de clé explicative à de tels
changements d’attitudes sentimentales. L’absence d’une telle
clé explicative pour ces transformations temporaires implique
l’impossibilité de penser l’existence de déviations par rapport à
une norme naturelle de « l’être enfantin » et donc par rapport à un
modèle supposé naturel de rapport entre adultes et enfants. D’autre
part, s’il n’y a pas de clé explicative à ces changements historiques,
cela est dû, à mon avis, au fait que les différentes époques historiques
sont incommensurables entre elles, car elles sont relatives. Ainsi, il
n’y a pas de déviations existentielles par rapport à une norme de vie
naturelle toujours supposée, il n’y a que des modes de vie différents
qui font l’histoire. Ceci est important, car certains affirment, par
exemple, qu’aujourd’hui nous aimons les enfants différemment
d’avant, qu’aujourd’hui nous sommes plus heureux qu’avant
grâce à eux, qu’aujourd’hui, grâce aux progrès scientifiques, nous
les éduquons d’une manière plus naturelle et moins artificielle
ou capricieuse qu’avant ; bref, qu’aujourd’hui nous sommes plus
humains ou, parfois, plus inhumains qu’avant.
Le sentiment moderne de l’enfance peut même disparaître
complètement, pour laisser place à une autre chose qui sera tout
aussi humaine que la précédente, bien que différente. Philippe Ariès
lui-même évoquait cette possibilité il y a près d’un demi-siècle dans
l’entretien2 qu’il accorda au psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis. Ce
qui se joue dans la différence historique est précisément l’objet de
cet essai.
Les transformations déjà opérées, ainsi que celles en cours et à
venir n’ont aucune relation de connaturalité avec les enfants. Il n’y a
pas de sentiment de l’enfance plus adéquat ou plus adapté aux enfants
que d’autres, dans le sens où il respecterait ou accompagnerait leur
nature supposée. Ce justificationnisme naturaliste est précisément
un sentiment très actuel. Ce n’est pas que nos ancêtres modernes
découvrirent l’enfance qui était cachée ou ignorée, ils ont simplement
inventé au fil du temps un certain sentiment qui, auparavant, n’avait

2. Philippe Ariès, « Entretien (à propos de l’enfant », Nouvelle revue de Psychanalyse, n° 19,


« L’Enfant », Paris, Gallimard, 1979.

92
De l’éducation au temps de l’autisme : un nouveau rapport à l’enfant

pas d’existence psychosociale. Il ne faut pas confondre les enfants


en chair et os avec le sentiment de l’enfance. Les premiers ont
toujours existé et continueront d’exister tant que nous continuerons
à les mettre au monde, quelle que soit la modalité. En revanche, le
sentiment moderne de l’enfance qui, selon Ariès, a fini par s’imposer
à nos ancêtres est historique et donc transitoire : tout comme il est
apparu, il disparaîtra. Ainsi, il y a toujours des enfants dans le cours
de l’histoire au sein de laquelle les adultes nourrissent des sentiments
les plus divers à leur égard. Cependant, toutes les façons historiques
de les accueillir dans le monde ne s’équivalent pas ou ne signifient
pas la même chose pour ces petits êtres que nous avons l’habitude
linguistique d’appeler des enfants. Le défi consiste à élucider cette
différence sans supposer l’existence d’une norme naturelle de vie
par rapport à laquelle celle-là ne serait rien d’autre qu’une déviation
pathogène, déficiente ou identitaire.
L’affirmation simultanée de l’incommensurabilité des temps
historiques ainsi que de l’absence de connaturalité entre sentiments
adultes et enfants m’a conduit à proposer il y a quelque temps l’idée
d’un autre opérateur théorique appelé enfance triphasée3. Cette
notion nous permet de ne pas rester prisonniers du naturalisme
ancré dans le sentiment de l’enfance proposé par Philippe Ariès.
La matière première pour la production de l’enfance tri-
phasée est toujours l’infans, c’est-à-dire la créature-sapiens, privée
de la parole, a priori humainement indéterminée, et prise dans
l’impossibilité de jouir d’une vie animale. En somme, le terme
d’infans que nous utilisons habituellement dans notre raisonnement
psychanalytique est en fait le nom d’une indétermination biologique
muette jetée dans le champ de la parole et du langage. Le fait que
nous n’ayons pas toujours parlé une langue commune, d’avoir vécu
la condition d’infans, fait de l’enfance une expérience singulière,
typique de la créature-sapiens et donc étrangère aux machines et aux
animaux. La créature-sapiens est jetée dans le langage, mais, même
ainsi, elle doit être capturée par celui-ci, elle doit être soumise à la
parole. Cependant, l’assujettissement par le langage n’est pas total.
Par ailleurs, le langage est capable d’assembler les circuits neuronaux
d’une manière ou d’une autre, par exemple, parler la langue japonaise
impose certains circuits, tandis que l’anglais en impose d’autres4,
mais cela ne signifie pas que la nature organique de la cellule soit
transmutée dans la « matérialité subtile » du langage – selon les mots

3. Léandro de Lajonquière, « A psicanálise e o debate sobre o desaparecimento da infância »,


Educação e Realidade, vol. 31, 2006, p. 89-106.
4. Voir Gérard Pommier, Comment les neurosciences démontrent la psychanalyse, Paris,
Flammarion, 2004.

93
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

de Jacques Lacan. En outre, l’assujettissement au langage installe


une différence sous forme de chiasme entre la langue et la parole.
À partir de l’indétermination de base de l’enfant, le monde
des adultes ouvre la possibilité du nouement de trois dimensions
d’une seule et même enfance : 1) L’enfance comme temps d’attente
qui symbolise ce que l’on nomme minorité de l’enfant par rapport au
commerce du sexe, au monde du travail et à la politique réservés aux
adultes ; 2) L’enfance comme réalité psychique, résultat de la conquête
d’une place de parole au sein d’une histoire en cours sous peine de
rester à la marge du monde ; 3) Le réel de l’enfance ou le supplément
infantile qui ne peut être réabsorbé dans la réalité psychique de
l’enfant, c’est-à-dire qui ne trouve aucune représentation possible et
que relance donc sans cesse les opérations discursives instituant une
enfance singulière au cours du temps5.
Ainsi, ce que nous appelons communément l’enfance n’est ni
une substance psychique prélinguistique ni une réalité anhistorique.
C’est – pour reprendre la thèse de Giorgio Agamben – l’expérience
même de la transcendance du langage6 qui est vécue par tous ceux
qui sont venus habiter la parole.
Aucun enfant ne peut avoir une enfance conformément à
sa nature prétendument enfantine. Un enfant ne peut avoir que
l’usufruit ou jouissance d’un temps d’enfance. Mais si nous insistons
pour utiliser l’expression « avoir une enfance », nous devons
alors garder à l’esprit que, paradoxalement, on ne peut « avoir »
qu’une enfance perdue, c’est-à-dire une enfance comme marque
d’une absence, comme une marque laissée par l’épuisement d’un
temps d’enfance institué par le monde adulte selon des modalités
historiquement incommensurables. L’enfance, dans ce sens, est
l’effet, par le biais de l’expropriation opérée par le langage sur les
créatures-sapiens, d’un sujet en tant que réalité asymptotique ou
effet d’un calcul différentiel dans le discours. Ce sujet est précisément
le sujet de l’inconscient dont nous, les psychanalystes, traitons et qui
est à la fois effet et cause des transformations temporelles opérées
dans le registre discursif sociopsychique.

5. On pourrait croire, puisque j’utilise le terme réel, que ces trois phases constituant
l’opérateur théorique Enfance triphasée soient en correspondance avec la trilogie lacanienne
Réel, Symbolique et Imaginaire, mais ce n’est pas le cas. Le temps de l’attente ou quarantaine
du monde adulte est le résultat d’une interdiction symbolique. Cependant, la réalité psychique
enfantine, effet du travail de conquête d’une place d’énonciation dans le champ de la parole et
du langage réalisée par un enfant est autant réelle, symbolique qu’imaginaire.
6. Giorgio Agamben, Enfance et histoire. Destruction de l’expérience et origine de l’histoire
[1978], Paris, Payot, 1989.

94
De l’éducation au temps de l’autisme : un nouveau rapport à l’enfant

L’enfance est l’objet d’inflexions normatives multiples et


historiques. Le fait que nous parlions de l’enfance au singulier est la
preuve du registre naturel dans lequel nous la rêvons. C’est peut-être
pour cela que chaque différence historique est considérée comme
une invention de l’Enfance ou au contraire comme un indicateur de
sa disparition. Ainsi, il y a eu, il y a et il y aura toujours des enfances
tant que les adultes continueront à mettre des enfants au monde,
mais pas nécessairement cette enfance en tant qu’effet du sentiment
d’adulte qu’Ariès a défini. Nos précurseurs modernes n’ont pas
découvert chez les enfants quelque chose d’essentiel que leurs
prédécesseurs auraient ignoré, ils ont simplement inventé peu à peu
et dans les petits détails de la vie quotidienne ce qui n’existait pas
auparavant : un nouveau rapport aux enfants.
En ce sens, aucun enfant ne court le risque d’être privé de
son enfance, considérée comme un âge naturel de la vie et inhérent
au développement naturel de ses capacités également supposées
naturelles. Cependant, le fait que le monde adulte d’aujourd’hui
n’encoure pas le risque de commettre un péché contre nature lorsqu’il
s’agit d’élever des enfants, ne garantit rien en matière éducative, et
n’exonère pas les adultes de leur responsabilité. Nous, les adultes,
sommes toujours capables de faire en sorte que l’éducation d’un
enfant finisse par ne pas advenir.
Notre insistance très adulte, névrotique et actuelle pour
essayer de connaître plus ou moins scientifiquement les enfants,
leurs manières idiosyncrasiques d’être, est bien connue. Ce sont eux
qui nous inquiètent et nous occupent. Ils prennent en effet notre
temps et deviennent objet de nos rêves.
Nous sommes convaincus qu’il y a un temps devant nous
appelé « le futur », un temps différent de celui déjà vécu, déjà passé.
Dans les temps prémodernes, les enfants étaient attendus pour qu’ils
donnent une continuité au monde qui était déjà là. On attendait d’eux
qu’ils prolongent « la veille » dans le « lendemain ». Cependant, peu
à peu, les adultes en sont venus à attendre d’eux qu’ils habitent à
leur tour, lorsqu’ils grandissent, un monde différent de celui qu’ils
étaient en train de vivre ; ils attendent par conséquent que les enfants
puissent vivre un autre temps qui ne serait plus habité par eux-
mêmes, un temps futur, différent, ici même sur la planète Terre. C’est
cette attente plus au moins utopique qui rend différente l’arrivée
des enfants dans le monde. En ces temps modernes et nouveaux,
les enfants, simplement parce qu’ils sont arrivés après nous, ont en
principe droit à un temps qui n’est pas encore, c’est-à-dire à un autre
temps qui pour nous « sera déjà trop tard ». Ils deviennent dignes
d’un temps que nous ne pouvons pas vivre. En ce sens, ils arrivent

95
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

à la modernité comme dans une sorte de sandwich entre « le passé


« et « l’avenir », puisque ce nouveau temps associé à un nouveau
sentiment d’enfance ne bannit pas « le passé ». Ainsi, reprenant les
propos d’Hannah Arendt sur « l’abîme de la liberté », je soutiens que
la pulsation de la temporalité de l’enfance se déploie dans l’interstice
d’un « plus jamais, mais pas encore »7.
De même, et compte tenu de la prolifération des ustensiles et
des bibelots de notre vie quotidienne post-révolution technologique,
je me permets de dire que l’enfant est devenu un gadget très spécial.
Dignes d’un sentiment moderne d’enfance singulier, les enfants nous
permettent de voyager dans le temps. Ils font en sorte que chacun de
nous en tienne un peu du héros du roman de H.G. Wells – The Time
Machine (1895) –, du Dr. Brown du film Back to the Future (1985)
du réalisateur Robert Zemeckis, ou encore de Tony et Doug, les
voyageurs de cette série américaine – The Time Tunnel (1966-1967)
– d’Irwin Allen qui tombaient toujours au mauvais endroit et au
mauvais moment dans le cours de l’histoire de notre humanité.
Aujourd’hui, cependant, en ces temps nouveaux – pas
nécessairement postmodernes comme on les appelle parfois, mais
pas non plus modernes comme ceux d’autrefois – que j’appelle les
temps de l’autisme, les enfants ne sont plus notre machine préférée
pour explorer ou voyager dans le temps. Aujourd’hui, ils sont rêvés
comme une « machine capable de fabriquer un avenir pour un
monde sans passé ». En fait, ce n’est pas la même chose d’explorer
les temps que de prétendre fabriquer « un avenir sans passé ». Cela
n’est pas sans conséquences, ni pour le monde, ni pour nos enfants
en chair et os qu’ils soient d’aujourd’hui ou de demain.
Laurence Gavarini décrit le rapport actuel aux enfants comme
étant de l’ordre de la passion8. L’auteure attire notre attention sur la
double signification de l’expression « la passion de l’enfant ». D’une
part, nous avons l’amour ou le sentiment disproportionné de l’adulte
envers l’enfant et, d’autre part, la passion de l’enfant dans le sens de
la passion du Christ, c’est-à-dire la souffrance et le tourment vécus
par Jésus pour devenir le Christ capable de racheter nos péchés par
amour. Dans La Passion de l’enfant, Gavarini détaille une série de
transformations qui ont eu lieu en particulier au cours des cinquante
dernières années dans le domaine des pratiques professionnelles
et des connaissances médicales, sociologiques, pédagogiques et
psychologiques sur l’enfance. Ces transformations disent à leur

7. Voir José Sérgio Fonseca de Carvalho, Educação, uma herança sem testamento, São Paulo,
Perspetiva, 2017.
8. Voir Laurence Gavarini, La Passion de l’enfant, Paris, Hachette, 2001.

96
De l’éducation au temps de l’autisme : un nouveau rapport à l’enfant

manière et de façon plus ou moins explicite la passion pour l’enfant


qui en est venue à structurer les liens familiaux et éducatifs. La
passion de l’enfant progresse à mesure que le temps de l’enfance est
asséché par des savoirs experts sur l’enfant. La première entraîne le
défilement de ces derniers, tout comme la prolifération de ceux-ci
apporte une caution scientifique à la première.
Aujourd’hui, il est possible psychiquement d’aimer nos
enfants de manière disproportionnée. La pédophilie pourrait bien
être pensée comme étant l’une des déclinaisons possibles de cet
amour passionnel. Ce ne serait pas cet amour qui étoffait le sentiment
moderne de l’enfance. Il se trouve que les enfants en sont venus à
occuper une place vide dans notre fonctionnement psychosocial,
ils sont alors mis au monde dans l’espoir de le combler. Ainsi, au
vu de ce changement dans l’économie libidinale, des parents et
des professionnels ne mesurent pas les efforts normatifs déployés
pour que chaque enfant parvienne à rester là où il était attendu ou
fantasmé.
Sigmund Freud a évoqué le sentiment qu’entretenaient ses
contemporains à la fin du XIXe siècle à l’égard des jeunes enfants à
travers l’expression « Sa Majesté le bébé »9 . Ainsi, le bébé serait au-
dessus des lois de la nature et de la société, comme s’il était un roi.
Freud croyait décrire un fonctionnement psychique anhistorique – le
narcissisme parental. Dans un sens, cela est vrai. Il n’existe aucune
preuve historique qu’une société ne s’est pas occupée des enfants
d’une manière ou d’une autre. Comment s’occuper d’un bébé sans
avoir au moins investi en lui un peu de libido ? De plus, et Freud ne le
savait pas, il proposait là une élucidation de la prégnance psychique
du sentiment moderne de l’enfance qu’allait décrire Philippe Ariès
un demi-siècle plus tard. Cette prégnance psychique s’est-elle
transformée en passion ?
Le sentiment moderne de l’enfance et la passion de l’enfant ne
sont pas des choses équivalentes en termes métapsychologiques. Il
faut en effet distinguer, d’une part, le fait de protéger et éduquer
l’enfant pour qu’il devienne « un parmi les autres » dans le monde
des grands et, d’autre part, le fait de le sacrifier ou de le crucifier
aveuglément sur l’autel d’un narcissisme parental afin qu’il ait une
place d’exception. Dans le premier cas, on élève un enfant au nom
du désir, au-delà du narcissisme qui est également en cause dans le
lien éducatif ; dans le second, on l’éduque au « nom anonyme » du
narcissisme en renonçant ainsi à donner un humble témoignage du

9. Sigmund Freud, « Pour introduire le narcissisme » [1914] dans Œuvres Complètes – 1913-
1914, vol. 12, Paris, PUF, 2005, p. 213-245.

97
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

désir devant l’enfant. Dans le premier cas, un point de fuite se dégage


à l’horizon permettant l’émergence d’un temps futur, d’un temps qui
tardera toujours à venir ; dans le second, il n’y a simplement aucune
perspective d’un horizon quelconque.
Ne peut-on supposer que si les enfants représentent quelque
chose de différent pour les adultes d’aujourd’hui, c’est qu’ils viennent
au monde en étant déjà réputés différents ? Ils arriveraient si
différents que, par exemple, le nombre soi-disant étonnant d’enfants
atteints d’autisme ou de n’importe quel autre trouble en vogue
aujourd’hui, prouverait la présence de nouvelles marques génétiques
de l’espèce humaine. Cette différence concrète dans l’organisme
exigerait désormais un type de rapport totalement différent aux
enfants très différents d’aujourd’hui. Peut-être bien que oui, peut-
être bien que non. Après tout, comment avoir la certitude que les
enfants sont plus ou moins syndromiques qu’auparavant ? Prétendre
les compter, un par un, est impossible. Et, au-delà de l’envergure de
l’enquête, comment serions-nous sûrs que nous comptons des choses
identiques et non pas des choses a priori similaires, mais qui sont
en réalité différentes ? Nous devrions de prime d’abord nous mettre
d’accord sur ce que nous entendons par autisme, par exemple.
Cependant, même si l’on parvenait à contourner ces difficultés
– peut-être devrais-je dire l’impossibilité même de s’entendre
professionnellement – encore faudrait-il résoudre la question de la
comparaison avec le passé plus lointain. Dans quelle mesure, l’autiste
d’aujourd’hui est-il l’idiot ou le débile mental d’autrefois ? Ou dans
quelle mesure l’autisme d’aujourd’hui recouvre-t-il totalement ou
partiellement la schizophrénie ou les psychoses du XXe siècle ? S’il
s’agit en fait de choses différentes, l’une d’entre elles aurait-elle
fini par prendre la place des autres dans l’histoire ? S’agirait-il d’un
simple remplacement de nomenclature diagnostique ? Ou s’agirait-
il de réalités qui coexistent toutes plus ou moins bien ? Ce qui est
pourtant clair et net, c’est qu’il n’y a jamais aucune garantie qu’un
enfant qui est venu au monde puisse conquérir pour lui-même un
lieu de parole en étant qu’un sujet parmi d’autres dans le monde des
grands. Certains enfants finissent par occuper une place d’exception
dans le lien social qui ne cesse de produire des effets dans leurs
modes de circulation sociale.
Dans Autisme : à chacun son génome, François Ansermet
(psychiatre) et Ariane Giacobino (généticienne) affirment que, selon
une étude réalisée entre 1996 et 2010, le nombre de cas d’autisme est
constant à critères diagnostiques constants. Mais si on ne tient pas
compte de l’inflation diagnostique causée par les différentes versions
du DSM, alors, l’autisme infantile aurait augmenté de 600 % entre 1990

98
De l’éducation au temps de l’autisme : un nouveau rapport à l’enfant

et 2006. Ces mêmes auteurs, en ce qui concerne la prétendue étiologie


génomique de l’autisme, affirment avec force que non seulement on
ne peut citer ne serait-ce qu’une seule recherche affirmative en ce
sens, au-delà du raisonnement probabiliste habituel, mais que les
résultats de ces études définissent un ensemble contradictoire10.
Ainsi, l’élément présumé responsable de l’autisme selon une
recherche, cesse d’être tel dans une autre. Cependant, cela n’affecte
pas l’illusion génétique et surtout sa prégnance chez le public non
spécialisé. À mon avis, toute tentative d’acquérir une compréhension
complète de soi-disant facteurs étiologiques de l’autisme chez les
enfants finit par nous confronter au fameux dilemme de ce qui
est venu en premier : la poule ou l’œuf ? Les enfants deviennent-
ils autistes ou sont-ils déjà nés autistes ? C’est précisément là que
la singulière pensée structuraliste psychanalytique dévoile toute sa
fécondité, mais le traitement de ce sujet dépasse les limites de ce
texte11.
Je voudrais ici attirer l’attention sur un autre aspect de la
question : l’insistance actuelle, au-delà de l’incertitude dans laquelle
nous baignons et sans cesse renouvelée, selon laquelle l’autisme
serait le résultat d’une causalité organique. Le fait qu’un biologiste
continue à enquêter dans ce sens est normal. C’est en fait son devoir
scientifique envers le domaine de la biologie elle-même, comme
c’est d’ailleurs celui de tout autre professionnel envers sa propre
discipline. Si l’on met de côté ceux qui trichent délibérément dans
leur travail – et cela n’est pas l’apanage des biologistes – aucun
scientifique qui se respecte n’a jamais prétendu avoir trouvé « le
gène de l’autisme ». C’est pourtant ce qu’attend le citoyen moyen,
s’accrochant à n’importe quelle croyance, plus ou moins farfelue,
indirecte, probabiliste, etc. En fait, les généticiens sont plus prudents
dans leurs affirmations que le grand public, qui est assez enclin à
demander l’impossible au Père Noël ainsi qu’à voir de complots
partout.
Cependant, il faut distinguer deux choses. D’une part,
quelle que soit la réponse au problème de l’étiologie de l’autisme,
et si tant est que ce jour arrive, nous restons toujours concernés
subjectivement par les destins possibles d’un enfant. À cet égard, il
convient de rappeler la position pionnière de Maud Mannoni. Il y
a plus d’un demi-siècle, elle a montré qu’une psychothérapie était

10. Voir François Ansermet, Ariane Giacobino, Autisme. À chacun son génome, Paris,
Navarin, 2012.
11. Voir Léandro de Lajonquière, « Do interesse epistemológico dos estudos psicanalíticos
na educação », dans Marcelo Ricardo Pereira (dir.), Os sintomas na educação de hoje. Que
fazemos com isso ?, Belo Horizonte, Scriptum, 2017, p. 32-38.

99
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

bénéfique pour les enfants qualifiés d’arriérés ou débiles – c’est-à-


dire ceux qui, au XIXe siècle, étaient considérés comme des idiots
neurologiques –, même si la supposée organicité du cas n’était pas
remise en question12. D’autre part, je ne doute pas qu’aujourd’hui
nous vivions au temps de l’autisme et que ces temps nouveaux
illustrent une certaine déclinaison de la passion de l’enfant.
Dire que nous vivons au temps de l’autisme ne signifie pas
qu’il y a plus d’autistes qu’auparavant, ni que le monde adulte est
plus pathologique aujourd’hui. À mon avis, nous ne pouvons pas
affirmer une telle chose, car il est impossible de trouver une mesure
étalon pour évaluer les transformations de la vie ordinaire. Mais cela
ne nous dédouane pas de notre implication dans nos façons de vivre.
Une fois de plus, nous sommes donc confrontés à la question éthique
suivante : que faisons-nous ou ne faisons-nous pas tous les jours avec
les enfants, ici et maintenant, sur cette seule planète qui est la nôtre,
dans le sens où nous témoignons du désir qui anime cette seule
vie que nous avons avec eux ? Le fait que les temps actuels soient
des temps l’autisme signifie qu’au-delà de ce qu’est effectivement
l’autisme, celui-ci est devenu le centre de notre attention et de nos
préoccupations. Il va sans dire qu’il était plus que temps de prendre
en charge ces enfants pas aussi ordinaires que les autres. Cependant,
avançons calmement, car la vie auprès des enfants est toujours plus
complexe que ce que nous avons coutume de croire.
Aujourd’hui, nous sommes tout aussi préoccupés par
l’autisme que nous l’étions il y a un demi-siècle par la visite soudaine
des Martiens et des extraterrestres. Le lecteur ne le sait peut-être
pas, mais je suis contemporain de la génération de Mafalda et de
sa bande de petits copains13, eux-mêmes contemporains du petit
Nicolas et de ses amis14. Si le temps avait passé pour eux comme
il l’a fait pour moi, nous aurions tous un peu plus que soixante
ans. Tout comme eux, en plus des vacances que je passais à la
campagne ou à la plage, je passais aussi mes matinées à l’école et
mes après-midis dans la rue ou au parc du quartier, à jouer, faire du
roller ou du vélo avec mes amis. Le soir, nous regardions des séries
télévisées américaines. Il y en avait une de Larry Cohen intitulée Les
Envahisseurs (The Invaders, 1967-1968), sur l’invasion des Martiens,
mais en réalité, les Martiens étaient partout à cette époque et pas
seulement à la télévision. En 1969, des astronautes furent envoyés

12. Maud Mannoni, L’Enfant arriéré et sa mère, Paris, Seuil, 1964.


13. Personnages de bande dessinée des années soixante créés par le dessinateur argentin
Joaquín Salvador Lavado Tejón, mondialement connu sous le nom de Quino.
14. Personnages d’une série de récits écrits par le Français René Goscinny et illustrés Jean-
Jacques Sempé dans les années cinquante et soixante.

100
De l’éducation au temps de l’autisme : un nouveau rapport à l’enfant

sur la Lune dans le cadre de la mission Apollo XI ; s’ils ne trouvèrent


pas de Martiens sur la Lune, ce n’est pas pour autant que nous avons
renoncé à l’espoir d’en rencontrer un jour ! Pour cela, de grandes
antennes furent installées dans différentes régions de la planète pour
les espionner et les écouter à distance. Bref, dans les années 1960, les
extraterrestres nous inquiétaient et occupaient une grande part de
notre imaginaire. C’est comme s’ils habitaient parmi nous, et c’est
pourquoi je peux dire que lorsque j’étais enfant, en Argentine, j’ai
vécu au temps des Martiens, alors qu’aujourd’hui, en France, je vis au
temps de l’autisme.
Le monde des adultes n’a donc plus à partager son attention
entre les Martiens d’une part et les enfants d’autre part. Lorsque
j’étais enfant, les adultes avaient l’habitude de garder un œil sur
nous qui jouions dans la rue ou au parc, tandis qu’ils tournaient
l’autre œil vers le ciel pour épier une arrivée intempestive et toujours
probable des Martiens. Au contraire, aujourd’hui, les rues et les parcs,
en particulier au Brésil et en Argentine, ont perdu leurs Mafaldas,
leurs Nicolas et leurs amis. En France, du moins pour le moment, les
enfants jouent encore dans les squares du quartier.
Que les temps actuels soient des temps d’autisme signifie
donc que ce nouveau personnage appelé « l’autiste » est partout.
Il est vu ou attendu là où il n’est pas. En ce sens, tout comme les
prêtres du philosophe Nietzsche qui devaient toujours avoir une
âme pécheresse à proximité15, nous avons aujourd’hui besoin d’un
« autiste ».
Mais qui est ce nouveau personnage qui nous fait de l’ombre ?
Il s’agit d’un personnage de fiction. C’est-à-dire que ce n’est pas tel ou
tel enfant autiste toujours singulier. L’autiste qui occupe nos pensées
et se voit garantir une place dans l’imaginaire social, nos rêves et
nos cauchemars, est ce personnage peu bavard qui ne demande rien,
n’exige rien, mais qui apprend tout par lui-même. Il n’a pas d’amis
et occupe son temps avec des appareils électroniques. D’ailleurs, si
ces gadgets ont un contenu soi-disant pédagogique, c’est de bon
augure. « L’autiste » va traiter toutes les informations, toutes les
connaissances, grâce à ses compétences neurocognitives si uniques,
et pourra ainsi aspirer à atteindre le sommet de l’échelle, c’est-à-dire
devenir un Asperger quand il sera grand.
Cet « autiste » qui, comme je l’ai dit et le répète, n’est pas
un enfant autiste en particulier ; conformément à un consensus
diagnostique, il a fini par éclipser les Martiens, les Mafaldas, et

15. Friedrich Nietzsche, « El Anticristo » [1888] dans Obras Completas, vol. 4. Buenos Aires,
Aguilar, 1962, p. 475.

101
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

les petits Nicolas des années soixante. Il est devenu l’enfant idéal
dans nos rêves de ce nouveau siècle. Cet être de science-fiction n’est
pas censé éprouver de gêne d’être comme il est, car il n’y a pas de
décalage entre « être » et « se trouver dans un état (particulier) »16.
L’enfant « se trouve » alors, de fait, là où il « est », par conséquent,
il n’est jamais à la « mauvaise place » au regard des adultes. Bref,
ce personnage est tout simplement comme ça et point final ! Par
ailleurs, il est facile de constater autour de nous la différence entre
ces parents pour lesquels leurs enfants semblent hors focus et qui
cherchent toujours à les faire correspondre à l’idéal d’enfant, et les
autres pour qui leurs enfants apparaissent toujours bien centrés
sur la photo imaginaire. Ils acceptent leurs enfants tels qu’ils leur
apparaissent. Ils ne sont jamais surpris par rien. Par exemple, je me
souviens de l’histoire de deux cousins âgés de trois ou quatre ans.
L’un semble se bien porter, tandis que l’autre montre des signes
que quelque chose ne va pas : il ne parle pas, il pleure pour un oui
ou pour un non et ne montre jamais d’intérêt pour les jeux avec
d’autres enfants. Son cousin tente de lui prendre un de ses jouets,
ce qui déclenche une violente réaction de sa part. Sa tante qui est
présente au dîner décide d’intervenir en disant que les enfants
peuvent bien prêter leurs jouets pour qu’ils jouent ensemble, ce
qui entraîne la réaction suivante de la part du père du petit garçon
pleureur envers sa belle-sœur : « Hé, dis-moi, tu prêterais ton ordi à
un des tes collègues de travail ? » Ce père ne voit aucune différence
entre le monde professionnel des adultes et celui des enfants. Il va
sans dire que pour ce père et sa femme, à la surprise de la tante, il
n’y a pas de problème dans le fait que leur enfant de quatre ans ne
parle pas, pleure toute la journée et ne joue jamais avec personne.
Le fils apparaît sur la photo, là où ils l’attendent, c’est-à-dire l’enfant
« est » bien à la place où il « se trouve ». Il n’y a pas de décalage ou
différence entre le fait d’être et celui de simplement le paraître.
Par ailleurs, ce personnage fictif apprend seul, il ne demande
rien, et avec lui nous ne courons pas le risque de voir la maison
envahie par d’autres enfants qui viennent prendre le goûter à
la sortie de l’école ou après avoir joué dans le square du quartier.
Nous ne courons pas non plus le risque de devoir organiser des fêtes
d’anniversaire, et donc d’avoir à administrer l’amour, la jalousie
et l’inimitié lorsqu’il s’agit de choisir un petit groupe parmi les
nombreux invités potentiels. En conclusion, ce personnage dit autiste

16. Je fais ici référence à la distinction qui existe en espagnol et en portugais, mes langues
aussi courantes de travail et de pensée, entre deux verbes différents : « estar » qui signifie
se trouver dans un certain état ou une condition à un moment donné, et « ser » [être], qui
renvoie au caractère essentiel de quelque chose.

102
De l’éducation au temps de l’autisme : un nouveau rapport à l’enfant

est l’enfant qui, bien qu’il soit susceptible de nous occuper tout le
temps, ne nous inquiète pas au point de devoir nous donner la tâche
de soutenir notre « dire » injustifié de père ou de mère : « Hé, fais ce
que je te dis parce que je suis ton père/ta mère ! »
Tout comme il n’y a pas de rapport sexuel, comme le disait
Lacan, il n’y a pas de proportion entre les enfants et le monde. En
d’autres termes, il existe entre ces derniers une différence irréductible.
Cette affirmation est également valable en ce qui concerne les
adultes, car bien qu’il n’y ait pas d’opposition entre l’individu et le
social, pour la psychanalyse il y a une solution de continuité entre le
Sujet et l’Autre. Il est important de s’en souvenir, car nombreux sont
ceux qui, dans notre domaine, annoncent les apocalypses les plus
variées à chaque transformation sociétale. Pour ces auteurs, le sujet
est en fin de compte un appendice du social et, par conséquent, ils
confondent les rêves avec la réalité des liens sociaux et des positions
subjectives singulières. Le sujet est précisément cette différence à
l’intérieur même de l’Autre, qui installe la possibilité, jusqu’à preuve
du contraire, pour tout être humain de ne pas être le double de
l’Autre, son « répliquant » ou un simple appendice. En psychanalyse,
le sujet est donc une différence au sein du monde et, en ce sens, on
dit qu’il n’a pas un statut ontique, mais éthique.
Le fait de souligner le manque de proportion entre chaque
être parlant et le monde est important, car, bien que le lien social
actuellement dominant puisse être qualifié de pervers, selon la
réflexion devenue classique de Contardo Calligaris, cela ne fait pas de
chacun de nous – les adultes – des pervers, ni de tous les enfants, des
psychotiques. En fait, la plupart des gens ordinaires, quel que soit le
monde, sont toujours composés de névrosés, plus ou moins enclins à
se faire rouler dans la farine de la perversion ambiante17. Cependant,
qui dit majorité ne dit pas totalité des gens. Cette affirmation ne
nous dit rien non plus sur le prix qu’un homme ou une femme
en particulier a dû payer pour échapper à un destin funeste dans
la difficile conquête d’un lieu de parole singulière dans le monde.
En somme, bien que l’humanité ne réponde pas à un programme
tayloriste, la question éthique se pose toujours dans le social. C’est
précisément la raison pour laquelle, en matière d’éducation, même
lorsque la psychanalyse ne peut répondre à l’exigence pédagogique
névrotique habituelle de ce qui doit être fait en la matière, elle rappelle
bien ce qui ne doit précisément pas être fait au risque que l’éducation
d’un enfant ne puisse advenir difficilement18. Assujettir un enfant au

17. Contardo Calligaris, Perversão um laço social ?, Salvador, Publicação da Cooperativa


Cultural Jacques Lacan, 1986.
18. Voir Léandro de Lajonquière, Infância e ilusão (psico)pedagógica, Petrópolis, Vozes, 1999.

103
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

désir n’est pas un objectif pédagogique, si par objectif on entend une


résolution telle que l’enseignement des chiffres à un enfant pour qu’il
puisse savoir compter. L’assujettissement au désir est la finalité de
toute éducation digne de ce nom. Éduquer, c’est tout simplement
faire en sorte de permettre l’émergence d’un être parlant parmi
d’autres.
Chaque enfant, lorsqu’il vient au monde, n’est d’un point
de vue biologique, qu’un organisme constitué de chair, d’yeux, de
quelques cheveux, etc., adapté aux lois de la vie cellulaire. Précisément,
la vie humaine – par opposition à la vie animale des cellules qui se
suffit à elle-même – est animée par un « appétit symbolique »19. Cet
appétit singulier est le nom de cet état d’orphelinat biologique dans
lequel un bébé entre dans le monde et qui le pousse à rechercher
une complémentation qui s’avérera en fin de compte impossible. En
d’autres termes, cet état de prématurité radicale fait que chaque bébé
est immédiatement confronté à la réalité du monde. C’est pourquoi
il est « tout ouïe », « tout regard », « tout succion ». Ainsi, tout bébé
est candidat à devenir un sujet d’une éducation. En ce sens, ce que
nous appelons habituellement le développement psychologique
ne concerne pas le passage d’un être égocentrique ou fermé à un
être plus social, plus développé, ouvert sur le monde et compétent
pour y faire face. L’adulte suppose qu’il a atteint le sommet du
développement psychologique selon la pensée psychopédagogique
hégémonique. À la différence des enfants ouverts au réel, l’adulte
préfère continuer à rêver grâce au fantasme, sorte de filtre discursif
contre le réel du langage. Ainsi, toute éducation implique une perte
réelle de jouissance.
Il est impossible de savoir a priori si une éducation aura
finalement lieu. Elle réclame comme condition nécessaire, mais pas
suffisante, l’intervention d’un adulte. Les adultes qui apportent une
éducation que j’insiste à qualifier de primordiale – par opposition à
cette seconde dans le temps qu’est l’éducation non familiale – sont en
fait ceux qui méritent être appelés les parents de l’enfant en question.
La demande éducative est guidée par la supposition inconsciente des
parents qu’un désir doit opérer chez le bébé ou, en d’autres termes,
qu’un sujet supposé supporte ce savoir-bébé avec lequel ils sont en
relation au quotidien.
En ce sens, j’ai affirmé dans Infância e ilusão (psico)pedagógica
que l’éducation consiste à transmettre des marques symboliques qui
permettent à l’enfant de conquérir une place dans une histoire plus
ou moins familière, à partir de laquelle il peut s’engager dans les

19. Graciela Crespin, L’Épopée symbolique du nouveau-né, Toulouse, Érès, 2007.

104
De l’éducation au temps de l’autisme : un nouveau rapport à l’enfant

entreprises impossibles du désir20. Dans Figures de l’infantile, j’ai


précisé qu’une éducation vise à la conquête par l’enfant d’un lieu
de parole, d’un lieu d’énonciation dans une histoire en cours21. Il est
important de souligner le travail de conquête que doit entreprendre
l’enfant. L’impondérabilité des résultats d’une éducation découle de
l’imbrication du fantasme éducatif inconscient mis en œuvre par les
parents, ainsi que du choix inconscient du bébé comme sujet – c’est-
à-dire de ce qu’il parvient à faire avec ce que la parole adulte lui offre
au-delà de la plus ou moins bonne volonté des parents. En d’autres
termes, l’éducation produit un effet sujet qui, à son tour, creuse sa
propre énonciation dans l’Autre.
Cependant, lorsque l’intervention des adultes auprès des
enfants est traversée par le rejet inconscient du désir, l’éducation
peut devenir un événement difficile à accomplir. Cela ne veut pas
dire, cependant, qu’elle est impossible. Après tout, comment peut-
on le savoir à l’avance ? La psychanalyse n’est pas une boule de
cristal. Néanmoins, un bon siècle d’expérience clinique accumulée
nous permet d’affirmer qu’un enfant peut très bien devoir ramer
à contre-courant pour réussir à reconnaître inconsciemment le
désir à l’horizon ou, pour le dire autrement, à conquérir un lieu de
parole dans une histoire en cours. Cela ne signifie pas a priori qu’il
sera impossible d’arriver à bon port, car un enfant pourrait finir
par relever le défi, même si ce n’est qu’une victoire à la Pyrrhus. Par
ailleurs, le choix inconscient soutenu par le bébé peut prendre une
mauvaise direction, même si les conditions d’une bonne traversée lui
sont données. Ainsi, l’éducation peut également s’avérer un échec. La
psychopathologie grave dans l’enfance en est l’exemple malheureux
et peut donc être considérée comme un simple malentendu éducatif,
au-delà de toute qualité chromosomique.
Éduquer au désir, c’est ce que l’homme ordinaire a toujours
su faire même sans le savoir. Freud affirmait que l’humanité avait
jusqu’alors su remplir cette tâche, même de manière imparfaite.
Ce qui constituait un obstacle, selon lui, c’étaient les vœux
pédagogiques totalitaires, qu’ils soient inspirés par la religion, le
nazisme ou le stalinisme22. Aujourd’hui, l’obstacle est ce que j’appelle
le justificationnisme technoscientifique qui prévaut dans l’imaginaire
pédagogique hégémonique qui envahit les rêves des adultes. Je n’ai
pas la moindre idée, cependant, de ce que sera l’obstacle de demain.
Mais il est certain que nous saurons en inventer un nouveau dans

20. Léandro de Lajonquière, Infância e ilusão (psico)pedagógica, op. cit.


21. Léandro de Lajonquière, Figures de l’infantile [2010], Paris, L’Harmattan, 2013.
22. Léandro de Lajonquière, Figures de l’infantile, op. cit.

105
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

notre vie auprès des enfants. En fait, il manque toujours quelque


chose à la vie quotidienne pour qu’elle soit la vie idéale.
Depuis quelques décennies, un certain justificationnisme
prévaut dans la pensée pédagogique : tout ce qui se passe dans la vie,
que ce soit à la maison ou à l’école, est déchiffré et « justifié » grâce à
une clé herméneutique de biais psycho-socio-logique23. Par exemple,
les enfants ne font plus de farces qui méritent d’être corrigées ;
aujourd’hui, ils souffrent ipso facto d’un déficit d’attention qui
réclame des parents résignés et de bonnes doses de Ritaline. Ils sont
comme ils sont, parce que, maintenant, ils sont sociohistoriquement
de cette autre manière et il n’y a rien à faire ! Ainsi, de nombreux
parents ne demandent plus à leurs enfants de faire des choses qui
étaient autrefois considérées comme de simples obligations filiales.
Il n’est pas rare que des parents s’interdisent de s’adresser à leurs
enfants dans l’intention de leur transmettre des idéaux, quels qu’ils
soient. Certains parents prétendent même, par exemple, donner à
leur enfant un prénom sexuellement neutre pour qu’il puisse plus tard
choisir « sa » sexualité. Les adultes d’aujourd’hui ne prétendent que
stimuler le développement des compétences selon les prescriptions
normatives pseudoscientifiques les plus variées, et ne veulent donc
pas reconnaître l’impossible qui se joue dans tout lien éducatif soit
familial soit scolaire.
L’imaginaire pédagogique est pris ou traversé par des notions
ou des idéaux de nature sociologique, biologique ou psychologique.
Quoi qu’il en soit, la réflexion actuelle est articulée grâce à ce que
j’appelle l’illusion psychopédagogique24. Les croyances hégémoniques
en vogue n’ont pas besoin de provenir d’une psychologie particulière.
C’est un détail. Cette illusion, c’est la croyance, tant dans la possibilité
que dans la nécessité d’adapter ou d’ajuster l’éducation à un état
toujours supposé de l’être enfantin déjà donné, sans jamais songer
que celui-ci puisse faire partie de nos rêves adultes. L’illusion
psychopédagogique est synergique avec la croyance en un monde
d’harmonie préétablie. Ainsi, une telle illusion a autant d’actualité
aujourd’hui, au temps de l’autisme, qu’il y a vingt-cinq ans, lorsque j’en
ai parlé pour la première fois au temps de l’euphorie pédagogique-
sociale-constructiviste au Brésil du président Fernando Henrique
Cardoso et dans l’Argentine de Carlos Saúl Menen. En France, elle
donne forme à cet ensemble hétérogène de prémisses éducatives

23. Léandro de Lajonquière, « De ce que les experts et leurs savoirs ne veulent pas savoir sur
l’expérience scolaire », Cliniques Méditerranéennes, n° 102, 2020, p. 93 -107.
24. Léandro de Lajonquière, Infância e ilusão (psico)pedagógica, op. cit.

106
De l’éducation au temps de l’autisme : un nouveau rapport à l’enfant

que nous appelons en France « le pédagogisme »25. À présent, les


autorités ministérielles françaises prétendent que les supposées
avancées neuroscientifiques nous fournissent une solide justification
de l’offre d’enseignement.
Dans ce contexte, j’affirme qu’au temps de l’autisme, cet
enfant solitaire qui apprend seul et qui ne demande rien est en fait
l’enfant idéal du discours psychopédagogique ou du pédagogisme
ambiant. C’est un enfant fait de pur savoir sans « sujet supposé »
et, par conséquent, il est l’effet du rejet du désir en jeu dans tout
lien éducatif26. Ainsi, l’intervention adulte doit opérer une savante
communion avec cet autre savoir acéphale en développement chez
l’enfant. En ce sens, il ne faut pas s’étonner que les enseignants
d’aujourd’hui, surtout en France, rêvent de leur propre profession
dans le simple registre d’une transmission communicationnelle de
connaissances. Ce rêve de communicationnel ou radiophonique n’a
rien à voir avec le rêve de Domingo Faustino Sarmiento27 qui prônait
« l’instruction du souverain » – le peuple – dans l’Argentine de la fin
du XIXe siècle ou de celui de Jules Ferry qui à la même époque faisait
de chaque maître d’école français « un hussard de la République ».
L’idéologie pédagogique actuelle n’encourage pas les adultes
à remettre en question l’impossibilité autour de laquelle s’articule
tout rapport à l’enfant. Le fondamentalisme pédagogique psycho-
social-naturel, s’inscrit dans la lignée des conquêtes religieuses
d’antan. Il vise à éradiquer la volonté de savoir sur soi-même, ainsi
qu’à apaiser l’angoisse des adultes face aux dangers et aux aléas de la
vie familiale ou scolaire avec les enfants, dans la mesure où il formule
des préceptes, des interdictions et des restrictions toujours assorties
de leur justification. La technoscience pédagogique réconforte ainsi
parents et enseignants, mais elle anesthésie par la même occasion
leur esprit et leur cœur, dans la tentative toujours vaine de suturer
le désir qui – à sa manière énigmatique – anime la vie auprès des
enfants.
Le technoscientisme n’est pas la laïcité de la vie quotidienne
tant espérée par Freud dans son ouvrage L’Avenir d’une illusion28.

25. Voir Léandro de Lajonquière, « De ce que les experts et leurs savoirs ne veulent pas
savoir sur l’expérience scolaire », op. cit.
26. Léandro de Lajonquière, « Pour que l’éducation soit au rendez-vous dans l’inclusion
scolaire », Psychologie Clinique, n° 50, 2020, p. 25-35.
27. Écrivain, militaire, ambassadeur, instituteur et idéologue argentin de la scolarisation
comme pièce maîtresse de l’invention d’une nation moderne qui permit à l’Argentine
d’atteindre, au début du XXe siècle, un taux d’alphabétisation comparable à celui de la Grande-
Bretagne et de la France. Il fut président entre 1868 et 1874.
28. Sigmund Freud, « L’avenir d’une illusion » [1927], dans Œuvres complètes – 1926-1930,
vol. 18, Paris, PUF, 1994, p. 141-197.

107
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

Malheureusement, c’est plus ou moins la même chose que d’habitude,


et c’est pourquoi il côtoie sans difficulté le sursaut de religiosité
actuel. Cependant, les illusions technoscientifiques qui articulent le
discours psychopédagogique actuel diffèrent des illusions religieuses
de la pédagogie de l’époque de Freud. L’insistance religieuse à
maîtriser le désir, comme toutes les névroses, ne fait que placer
le sujet toujours au même carrefour : celui de la reconnaissance
de l’impossible réalité du désir. La religion, contrairement au
justificationnisme technoscientifique, ne rejette pas la réalité du désir :
elle condamne le sujet à la répétition de l’échec du refoulement.
En ce sens, Freud affirmait que cette « névrose collective » ouvrait
la possibilité que les enfants se rangent à l’avenir du côté des
« ennemis du progrès »29. Cependant, le rejet du désir, qu’implique
l’illusion psychopédagogique contemporaine, fait que les enfants
en viennent à souffrir d’un cynisme résigné, selon les prévisions
de Freud, mais il crée aussi l’éventualité qu’ils nous apparaissent
comme des « autistes ». Dans un monde où les adultes ressentent
partout « l’autisme », le travail nécessaire pour que chaque enfant
puisse conquérir un lieu d’énonciation en son propre nom peut finir
par se complexifier à l’excès.
Le retour du désir au sein du rendez-vous manqué que toute
éducation porte en elle permet à l’adulte d’explorer les temps. Inutile
d’insister sur le fait que dans l’éducation d’un enfant, nous allons
revivre le temps de l’enfance. Cependant, l’enfant idéal de l’illusion
psychopédagogique au temps de l’autisme vient entraver la possibilité
qu’une telle chose se produise. Le rêve d’un enfant qui apprend seul
et ne demande rien à personne permet à l’adulte de se tromper tout
en lui permettant de se détacher de tous ses souvenirs d’enfance.
Ainsi, l’adulte se trompe sur la possibilité d’avoir « un temps futur
sans passé ». En d’autres termes, l’idée de « l’autiste » désarticule la
dialectique « rendez-vous/rendez-vous-manqué » avec les enfants au
quotidien.
Il y a quelque temps30, j’ai proposé de réfléchir à trois
figures de l’infantile, c’est-à-dire à trois façons possibles de faire
face à la présence du reste réel de l’enfance : l’étranger, le sauvage
et l’extraterrestre. Je disais que pour qu’un bébé ait la chance de
conquérir un lieu de parole dans le discours, il devait être pris, par
les adultes et tout particulièrement par celle qui, ce faisant, serait
appelée sa mère, comme un étranger susceptible de devenir un
membre de la famille. L’étranger qui devient familier n’est, alors, plus

29. Sigmund Freud, « Leçon XXXIV – Éclaircissements, applications, orientations » [1932],


dans Œuvres complètes – 1931-1936, vol. 19, Paris, PUF, 1995, p. 220-241.
30. Léandro de Lajonquière, Figures de l’infantile, op. cit.

108
De l’éducation au temps de l’autisme : un nouveau rapport à l’enfant

méconnu, même si cela ne fait pas disparaître son étrangeté de base.


Après tout, chacun garde pour soi-même une certaine inquiétante
étrangeté, même s’il est devenu un membre de la famille. L’étrangeté
présuppose le familier et vice versa ; ils s’articulent entre eux selon
une relation moebienne31. En ce sens, le lien éducatif maternelle
implique le refoulement chez l’enfant de sa condition d’étranger afin
que des traits familiaux prennent place. Cependant, une mère est
capable d’assumer cette demande sans pour autant rejeter le retour
du désir refoulé dans le lien éducatif. Par exemple, on sait qu’une
mère célèbre le premier mot prononcé par son bébé alors que ce
n’est pas celui qu’elle espérait, c’est-à-dire « maman ». En d’autres
termes, une mère accueille cette différence – entre le mot attendu
et celui prononcé par son bébé – qui, en retournant ainsi au sein
de l’éducation, renvoie l’étrangeté à la case départ. Cette demande
maternelle étant le prototype éducatif, elle nous amène à dire que
toute éducation qui se respecte implique de s’adresser à un enfant
comme s’il était un étranger susceptible de devenir familier.
La figure du sauvage est, au contraire, typique d’une éducation
impossible. Maud Mannoni, dans son célèbre ouvrage Éducation
impossible fournit deux exemples : celui de l’éducation développée
par le médecin français Jean Itard avec l’enfant décrit comme « le
sauvage de l’Aveyron », au début du XIXe siècle, et celui de l’éducation
dont les propres enfants de l’orthopédiste allemand Schreber eurent
à souffrir quelques décennies plus tard32. Le sauvage est supposé
ne pas avoir la même intelligence ou la même volonté, ou encore
la même humanité que celui qui se prend pour le seul civilisé. Il
n’y a pas de dialectique possible entre le premier et le second, à
l’opposé de ce qui se produit entre étranger et familier. Le fait que
la xénophobie fasse de l’étranger du point de vue juridique – c’est-
à-dire un non national –, un sauvage dangereux ne doit pas nous
faire oublier que métapsychologiquement, il n’y a pas d’étrangeté
sans familiarité et vice versa ; par conséquent, tout étranger peut
devenir familier de même que tout familier peut nous apparaître un
peu étranger. L’histoire nous montre que lorsque l’autre est considéré
comme un « bon sauvage », son existence est tolérée en échange
de sa soumission à notre curiosité plus ou moins scientifique. Mais
lorsqu’il s’agit d’un « mauvais sauvage », l’histoire lui réserve alors
l’extermination dans le réel. Le premier sort fut celui réservé au
« sauvage de l’Aveyron ». Et le second, aux autochtones victimes de
la conquête du Nouveau Monde, entre autres exemples historiques.

31. Voir Sigmund Freud, « L’inquiétant » [1919], dans Œuvres complètes – 1916-1920, vol. 15,
Paris, PUF, 1996, p. 147-188.
32. Voir Maud Mannoni, Éducation impossible, Paris, Seuil, 1973.

109
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

Enfin, l’extraterrestre ou le Martien est différent de l’étranger


et du sauvage. De l’extraterrestre, nous ne savons rien et nous ne
pouvons rien savoir, bien qu’il soit censé être plus intelligent et
réticent aux rencontres. Il ne répond pas à notre appel, il se cache et
c’est pourquoi nous nous méfions de lui. Entre lui et nous, la bonne
distance fait défaut. Soit il nous évite, soit il est simplement prêt à
nous envahir et prendre notre place. Ainsi, l’éducation d’un Martien
est aussi impensable qu’impraticable. Quant à celle d’un sauvage, elle
est impossible, tandis que seule l’éducation d’un étranger est a priori
possible tant que chacun – l’adulte et l’enfant – y met du sien.
En ce sens, j’affirme que « l’autiste » de ces nouveaux temps a
fini par prendre la place de l’envahisseur extraterrestre potentiel des
années soixante dans l’imaginaire social. « L’autiste » ici sur terre
est un personnage de fiction qui entraîne une déflation du jeu de la
temporalité. Si l’adulte rêve de l’enfant à la place d’un extraterrestre,
alors, la dialectique entre « rendez-vous » et « rendez-vous-
manqué » avec un étranger, qui rend possible le retour et l’accueil de
l’inquiétante étrangeté infantile ou de la différence refoulée au sein
même du lien éducatif, devient chose difficile. L’enfant aura bien du
mal à être pris pour un étranger candidat à devenir un familier parmi
les autres membres de la famille. L’adulte, au-delà de ses bonnes
intentions, le renvoie encore et encore à la place du Martien. Le jeu
s’organise de telle manière que l’enfant joue avec des dés pipés. Il
n’est donc pas étonnant que ces enfants ne jouent pas.
Enfin, le rêve de cet enfant fait « d’un futur dans le présent »
– capable de se comporter comme un grand sans avoir jamais été un
enfant auparavant – épargne aux parents la corvée parentale, c’est-à-
dire le fait d’être des enfants d’autres parents, qui doivent témoigner
du fait d’avoir eux-mêmes vécu autrefois un temps d’enfance. En tant
qu’adultes, il nous incombe de soutenir l’hypothèse inconsciente
qu’un désir doit opérer chez tout enfant.
La tentative de nous épargner ce travail psychique, de supposer
l’opération d’un désir chez les enfants, ouvre la voie à l’installation
du temps de l’autisme. Une telle prétention était et sera toujours de
mauvais augure pour chaque enfant qui vient au monde, car celui-
ci se verra contraint à redoubler d’efforts pour se faire un lieu de
parole, pour conquérir un lieu en son nom propre dans une histoire
toujours en cours. Un tel exploit n’est pas donné à l’enfant sur un
plateau ; l’enfant doit prendre d’assaut ce lieu pour lui-même malgré
les rêves des adultes qui le rêvent toujours ailleurs. Pour qu’une telle
chose soit possible, l’enfant doit se lancer à sa conquête. Il se peut
qu’il parte au combat, il se peut que non. Freud affirmait que tout
choix est en fin de compte celui de l’inconscient. Mais, par ailleurs,

110
De l’éducation au temps de l’autisme : un nouveau rapport à l’enfant

le monde des adultes doit cesser de se lamenter sur la prétendue


disparition d’une supposée manière naturelle d’être enfant, tout
comme il doit se garder de célébrer une quelconque « nouveauté
historique » supposée, comme étant l’indice de la libération des
enfants empêchés de vivre dans « leur monde » ou d’exprimer
« leur culture enfantine ». En tant qu’adultes, nous devons remettre
en cause nos rêves, nous devons nous demander quelle place nous
réservons à ces petits sujets que nous appelons enfants. Nous devons
pouvoir accepter que l’enfant bouleverse nos rêves, qu’il puisse
parler depuis une place que nous n’avions pas prévue du tout dans le
scénario du rêve. Pour ce faire, nous devons tailler dans notre propre
chair, en renonçant à la jouissance de l’enfant.

111
Ilaria Pirone

Entre normes et connaissances :


l’idéal inclusif à l’épreuve
des processus de normalisation*

« Les humains ont besoin de référer leurs discours à


autre chose qu’à eux-mêmes, mais comment savoir
si l’on se trompe, si l’on s’illusionne ? […] Et quelle
valeur a notre travail si des croyances (les idéologies
étant des croyances collectives) tiennent lieu de
connaissances ? »
(Herfray, La Psychanalyse hors les murs, p. 15.)

Dans cette contribution nous souhaitons réfléchir aux effets


des discours qui contribuent aux politiques scolaires dites inclusives
et façonnent les pratiques pédagogiques sur les enseignants. La
question de l’inclusion scolaire ne sera pas traitée ici dans sa
dimension institutionnelle par une analyse de l’évolution des
politiques éducatives et non plus dans une dimension pédagogique,
mais dans la lignée des travaux de recherche de Magdalena Kohout-
Diaz1 et Alexandre Ployé2, c’est l’enjeu même porté par son nom,
inclusion scolaire, qui nous intéresse. Qu’est-ce qu’inclure ? Il nous
semble intéressant de s’attarder sur les défis que pose cet acte,
inclure, parce qu’il nous oblige à réfléchir à notre rapport actuel aux
normes, tout comme à la place donnée au savoir dans le champ de
l’éducation.
L’école française se définit désormais généralement comme
étant « inclusive » mettant ainsi en avant un idéal d’accueil
inconditionné pour tout enfant, peu importe sa « différence » et ses

* Ce texte rédigé en 2019 reprend de façon plus approfondie la communication « Entre


normes nécessaires et normes en trop : les nouveaux processus de normativisation positive en
éducation, donnée lors du Workshop international du projet de recherche Éducation, Droits
de l’enfant et Nouvelles Normativités (EDENN), 16 décembre 2017, Université Paris Ouest
Nanterre.
1. Magdalean Kohout-Diaz, L’Éducation inclusive. Un processus en cours, Toulouse, Érès, 2018.
2. Alexandre Ployé, Les Enseignants aux prises avec l’étrangeté : approche clinique de
l’inclusion des élèves handicapés au collègue, thèse de doctorat sous la direction de Laurence
Gavarini, Université Paris 8, 2016.
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

« besoins éducatifs particuliers », un combat socialement déclaré et


engagé contre toute forme d’exclusion et de ségrégation. Il s’agit d’une
avancée sociale indiscutable. Mais en même temps, et c’est le point
qu’il nous intéresse de développer ici, l’idéal éthique qui soutient cet
accueil inconditionné risque de se traduire dans les pratiques par un
besoin sans fin de connaissances, pour savoir comment « bien faire »
avec chaque « type » d’altérité. C’est souvent dans ces termes que les
enseignants que nous rencontrons dans nos formations expriment
leur inquiétude face à ce vaste défi et souhaite que nous puissions leur
dire comment faire pour chaque catégorie d’enfant. De plus en plus
d’outils pédagogiques nourris d’explications « scientifiques » sont
mis à disposition des professionnels. L’ensemble de connaissances
produites par des experts devient alors un objet de consommation
toujours insuffisant et sans ces connaissances, les professionnels se
sentent pris dans une position d’impuissance face aux élèves dits en
inclusion. Dans cette position, c’est alors la dimension du désir et
des impossibles, piliers de tout lien à l’autre qui semble être oubliée.
La voix de l’enseignant qui parle au nom de son savoir disciplinaire,
mais qui transmet aussi par ce savoir les marques de son savoir
insu, marques aussi de la castration symbolique3, risque d’être
empêchée par cette recherche de connaissances sur l’autre au nom
du bien faire. Ce qui se perd c’est la position d’énonciation du sujet.
Comment garder vivant cet idéal sans qu’il soit broyé par ce que nous
avons appelé, en reprenant l’expression de Pierre Macherey4, des
« procédures idéologiques de normalisation » ?
Définissons-là ! Quantifions-là ! Trouvons-lui un caractère
génétique ! Adaptons-là aux besoins administratifs ! Aujour-
d’hui je parlerai de la normalisation des catégories5.

À l’appui de différentes expériences de recherche et de


formation auprès des enseignants en école primaire, nous souhaitons,
d’une part, pointer comment notre rapport actuel aux normes,
réflexion qui nous est inspirée par les travaux de Pierre Macherey6,
risque de vider de sens les pratiques éducatives à l’école : c’est la
capacité de l’homme d’agir, de créer et d’inventer qui risque de se

3. Léandro de Lajonquière, Figures de l’infantile, Paris, L’Harmattan, 2013.


4. Ilaria Pirone, Dominique Ottavi, « La “force des normes” : entretien avec Pierre
Macherey », Psychologie clinique, n° 50, 2020.2, p. 7-15.
5. Toutes les citations de Ian Hacking présentes dans ce texte sont extraites de son séminaire
de 2005, qui s’est tenu au Collège de France, retranscrit et publié sur le site : https://www.
college-de-france.fr/site/ian-hacking/course-2004-2005.htm.
6. Pierre Macherey, Le Sujet des normes, Paris, Éditions Amsterdam, 2014.

114
L’idéal inclusif à l’épreuve des processus de normalisation

perdre7. D’autre part, nous souhaitons montrer comment ce rapport


au savoir, comme recherche d’une certitude et d’une vérité unique
sur l’autre, qui est aussi un rempart face aux nouvelles modalités de
fragilités subjectives, réinterroge nos modalités de transmission à
l’université.

Il faut savoir exactement !


« […] mais seulement que le rapport au savoir a
changé dans nos sociétés et que l’hégémonie de
l’informatique a imposé une certaine logique, celle de
la commensurabilité et de l’opérativité ! » (Gori, La
Dignité de penser, p. 67.)

Nous présenterons quelques extraits des entretiens non


directifs de recherche8 menés avec des professeurs des écoles pour
montrer comment les discours qui soutiennent l’idéal inclusif
risquent de se perdre dans des formes idéologiques qui mettent
en péril la capacité créative et la nécessaire prise de risque des
enseignants pour faire face à la complexité des réalités auxquelles ils
doivent se confronter. Nous les avons interrogés sur la question de
l’accueil « des enfants en difficulté », en choisissant à dessein cette
expression très générale. Ce qui est saisissant dans ces énoncés que
l’on peut retrouver lors des échanges quotidiens entre collègues,
c’est comment les enseignants associent très vite, à la question de
l’accueil de ces élèves, la nécessité de devoir connaître, d’avoir des
« informations ». À titre d’exemple, nous citons les propos de cette
enseignante, titularisée depuis peu, et ayant donc tout juste terminé
sa formation :
On te fait un catalogue un peu des cas qu’on peut rencontrer
en classe, mais je trouve qu’ils ne nous donnent pas assez
comment diagnostiquer un enfant : par exemple dyslexique,
dysorthographique, dys, dys, dys, tous ces enfants qui ont des
problèmes de dys… ou dyspraxiques. Nous en maternelle c’est
surtout la dyspraxie, c’est-à-dire les problèmes moteurs qu’on
peut déceler et comme y a plusieurs échelles, moi j’aimerais
bien, vraiment, avoir beaucoup plus d’informations là-
dessus, et après aussi avoir beaucoup plus de contact avec les
orthophonistes.

7. Nous reprenons ici la distinction qu’Arendt fait entre le pouvoir d’agir de l’homme, ou
encore l’homo faber et troisièmement l’animal laborans, dans sa définition de la vita activa
théorisée dans la Condition de l’homme moderne (1958).
8. Ces entretiens se sont déroulés dans le cadre du projet de recherche Éducation, droits de
l’enfant et nouvelles normativités, financé par l’appel à projets de l’Université Paris Lumières
(2016-2018), et porté par Dominique Ottavi (Université Paris Ouest Nanterre) et Ilaria Pirone
(Université Paris 8).

115
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

En quelques lignes, on retrouve une bonne partie des no-


minations psychopathologiques modernes diffusées dans le champ
scolaire, mais ce qui transparaît de ces énoncés c’est qu’ils disent
que pour accueillir ces élèves, il faut connaître le diagnostic, ou
encore savoir comment diagnostiquer. Cette « traque des dys »9
est un des résultats des injonctions portées par l’actuel discours
inclusif. Mais au-delà, il résulte de cet extrait d’entretien, le lien
direct entre connaissance du diagnostic et possibilité de travailler
avec ces enfants, à condition bien sûr, que soit précisée et donnée la
bonne pratique pédagogique à mettre en place pour chacune de ces
« catégories » d’élèves. Construction qu’on retrouve dans les propos
de cette enseignante plus expérimentée :
Toi, t’as un regard par rapport à l’enfant, mais bon des fois tu
peux douter de toi-même et te dire, non enfin, j’ai besoin d’un
avis extérieur pour poser un diagnostic dessus. Même si on n’a
pas envie de les ranger dans des cases, mais il faut quand même
savoir exactement ce qu’ils ont ces enfants parce que sinon
ça peut vite devenir ingérable après pour savoir comment les
accompagner en classe et tout parce que c’est difficile.

Il faut savoir exactement, et pour savoir exactement, il faut un


expert porteur de ce savoir exact. Ce qui se lit à travers ces quelques
lignes, qui ne sont que des petits exemples paradigmatiques, c’est la
perte du savoir-faire, et par conséquent le risque de perdre la capacité
de prendre des initiatives, mais aussi la peur des enseignants de se
retrouver face à des tâches sans mesure.
« C’est difficile » : cette phrase toute simple, mais qui exprime
ô combien les enseignants sont souvent désemparés face à la tâche
qui les attend, c’est ce qu’ils peuvent s’autoriser à dire seulement à
la fin des entretiens, une fois déployé tout le discours institutionnel
inféodé à ce « néoparler » pédagogique et aux nouvelles pratiques
de « gestion » éducative.
Chaque époque pédagogique est bâtie sur un appareillage
discursif, mythologique et scientifique, qui produit ce que Léandro
de Lajonquière a nommé l’« illusion psychopédagogique »10. Donc,
en définitive il n’existe pas un moment où l’éducation en tant que
dispositif n’a pas fait appel à un savoir expert. Mais ce qui nous
inquiète quant à notre époque pédagogique, c’est le fait que la
rencontre entre le discours néolibéral et la diffusion des nouvelles
classifications psychopathologiques, et de façon plus générale de
classifications dans le champ scolaire, semble alimenter un besoin

9. Roland Gori, La Dignité de penser, Paris, Babel Essai, 2011.


10. Léandro de Lajonquière, Figures de l’infantile, op. cit.

116
L’idéal inclusif à l’épreuve des processus de normalisation

de connaissance techno-scientifique sur l’autre sans fin, créant


ainsi une batterie grandissante d’enfants « anormaux ». Ce que
Michel Minard11 définit comme le « souci taxonomique », dans son
essai sur la fabrique des diagnostics de l’association de psychiatrie
américaine, exprime bien notre besoin de nommer tout écart à une
soi-disant normalité. Ce « souci » contribue à ce que Ian Hacking
décrit comme le processus de normalisation des catégories. Il
décortique dans Façonner les gens12 – les leçons des deux séminaires
qui se sont tenus au Collège de France en 2001-2002 et 2004-2005 –
les différents éléments qui contribuent à ce travail de « façonnage ».
Au-delà de ces processus de normalisation, il ajoute : le « pouvoir
des mots » et la « magie des noms » ; la création des classifications ;
tout comme les processus d’appropriation et de revendication par
les individus des nominations produites par les classifications. Il
applique un cadre d’analyse à différentes catégories très hétérogènes
(de l’obésité à l’autisme et d’autres encore) qui se basent sur quatre
piliers interagissant différemment selon les cas13 : « la classification
et ses critères d’application », entendue comme « le nom d’une
maladie, d’un genre de comportement, et d’une espèce de gens qui
souffrent » ; « les gens et les comportements » ; « les institutions », qui
comprennent entre autres, les « comités qui définissent les troubles »,
« les revues », mais aussi « la télévision » ; « la connaissance » dans
laquelle Hacking inclut « la connaissance par les experts des faits
établis et des théories admises » et « la connaissance populaire,
qui se nourrit d’articles de presse ou d’ouvrages de vulgarisation,
ou qui se répand à partir de déclarations orales, souvent diffusées
par la télévision ». Évidemment, de surcroît, par rapport à 2005, il
faudrait rajouter le pouvoir médiatique de diffusion d’informations
permis par le Web et ce qu’on appelle aujourd’hui la « liberté
d’information », qui bien différente de la « liberté d’expression »,
comme l’indique très clairement Harari, alimente le « dataïsme » qui
comme « une religion prétend déterminer le bien et le mal » et dont
la valeur suprême et le « flux d’informations »14. « Pour le dataïsme,
l’univers consiste en flux de données (data), et sa contribution au
traitement des données détermine la valeur de tout phénomène et
entité15. » Le discours néolibéral semble exacerber les mécanismes

11. Michel Minard, Le DSM-Roi. La psychiatrie américaine et la fabrique des diagnostics,


Toulouse, Érès, 2013.
12. Cf. https://www.college-de-france.fr/site/ian-hacking/course-2004-2005.htm.
13. Les citations de Ian Hacking de ce paragraphe sont reprises de sa leçon du 15 février
2005, [consultée en ligne : https://www.college-de-france.fr/site/ian-hacking/course-2004-2005.
htm].
14. Yuval Noah Harari, Homo deus. Une brève histoire de l’avenir, Paris, Albin Michel, 2017,
p. 409-410.
15. Ibid., p. 396.

117
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

de ce que Foucault avait défini comme le processus « biopolitique »


entendu comme « la manière dont on a essayé, depuis le XVIIIe siècle,
de rationaliser les problèmes posés à la pratique gouvernementale
par les phénomènes propres à un ensemble de vivants constitués en
population (santé, hygiène, etc.)16 ». C’est ce qui se donne à lire dans
notre rapport actuel aux normes et par conséquent dans notre façon
de concevoir la relation éducative.

Une gestion de l’éducation fondée sur des données


probantes17
« Aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire,
certains pensent qu’il serait plus efficace de modifier
la biochimie des élèves. » (Harari, Homo deus. Une
brève histoire de l’avenir, p. 51.)

« Tout comme la médecine s’appuie sur la biologie,


l’Éducation nationale doit faire éclore un nouvel
écosystème de recherche, plus systématique, plus
rigoureux, qui associe enseignants et chercheurs dans
la quête incessante d’une éducation plus efficace,
fondée sur des données factuelles et bien éprouvées. »
(Dehaene, Apprendre ! Les talents du cerveau, le défi
des machines, p. 320.)

C’est peut-être ce contexte social qui permet de comprendre


le succès des neurosciences cognitives dans leur forme la plus
« neurophilique », c’est-à-dire non pas tant le discours de quelqu’un
comme Marc Crommelinck, qui témoigne dans le dialogue très
intéressant avec le psychanalyste Jean-Pierre Lebrun18 de la possibilité
et même de l’intérêt d’une approche pluridisciplinaire et d’un
dialogue entre des approches, mais plutôt une approche comme celle
qui avait pu être diffusée en France par Jean-Pierre Changeux19 et son
paradigme de l’homme neuronal. Changeux soutenait avoir montré
que « rien ne s’oppose plus désormais, sur le plan théorique, à ce
que les conduites de l’homme soient décrites en termes d’activités
neuronales ». Il précisait encore : « Il est grand temps que l’Homme
Neuronal entre en scène20. » Il est plus en difficulté pour expliquer de
façon purement chimique et par des processus électriques l’orgasme

16. Ian Hacking, 22 février 2005. https://www.college-de-france.fr/site/ian-hacking/


course-2004-2005.htm.
17. Nous faisons référence aux pratiques dites « evidence based ».
18. Marc Crommelinck, Jean-Pierre Lebrun, Un cerveau pensant : entre plasticité et stabilité.
Psychanalyse et neurosciences, Toulouse, Érès, 2017.
19. Jean-Pierre Changeux, L’Homme neuronal, Paris, Arthème Fayard, 1983, p. 145.
20. Ibid., p. 159.

118
L’idéal inclusif à l’épreuve des processus de normalisation

et la « libido », terme par lui-même employé, mais il affirme bien que


même s’il n’arrive pas à tout expliquer, il juge que c’est suffisant pour
ne pas avoir besoin de faire référence à autre chose :
À la différence des comportements précédemment mentionnés,
l’orgasme ne se manifeste pas par une conduite ouverte sur
le monde extérieur, mais comme une sensation subjective,
une expérience interne. Les données manquent pour décrire
avec précision, cellule par cellule et synapse par synapse, les
impulsions électriques et potentiels synaptiques divers qui en
rendent compte21.

Cette affirmation date et sûrement, entre temps, des neuro-


scientifiques auront trouvé la bonne connexion neuronale libidinale,
nous le savons, la nature ne nous cache plus aucun mystère ! Au-
delà de ce petit point d’ironie qui dit l’ignorance de l’auteure de ce
chapitre, il n’est pas question dans ce texte d’ouvrir un débat critique
avec les neurosciences cognitives, comme si d’ailleurs elles étaient un
bloc unique et uniforme. Il serait stupide de nier leur intérêt et leurs
nombreuses avancées pour comprendre autrement les mécanismes
d’apprentissage22 et certaines dimensions psychopathologiques23,
jamais une science peut exister sans nombreuses autres. Ce qu’il
nous paraît intéressant d’interroger, c’est le succès dans le champ
scolaire français d’une « forme de néopositivisme24 » promouvant
une figure d’enfant neuro-cognitivo-émotionnel fondée sur un seul
et unique paradigme épistémologique. Le risque est l’exclusion de
la prise en compte de la dimension de la relation à l’autre nécessaire
aux processus d’apprentissage humains, la perte de vue des enjeux
d’identification, de l’ambivalence du lien à l’autre, amour et haine,
de la place des affects et pas que des neuro-émotions, l’angoisse et le
risque de transgression que requiert l’aventure du savoir et son rapport
au désir. Pour Dehaene25 par exemple, scientifique de renommée et
actuel président du Conseil Scientifique de l’Éducation nationale26,
le processus d’enseignement est traduit par l’idée qu’il s’agit

21. Ibid., p. 145.


22. Nous pouvons renvoyer le lecteur à titre d’exemple aux nombreuses contributions
publiées par la revue Approches neuropsychologiques des apprentissages chez l’enfant (ANAE).
23. Dans le champ de l’enfance, nous pouvons faire référence, parmi beaucoup d’autres,
aux recherches sur les signes précoces d’autisme chez les nourrissons où des psychanalystes
comme Marie-Christine Laznik travaillent en étroit lien avec des neurocognitivistes, tout
comme aux travaux de Bernard Golse. Ce ne sont que des exemples de dialogue fructueux et
nécessaire parmi d’autres.
24. Nicolas Georgieff, « À propos des relations entre psychanalyse et neurosciences
auhourd’hui », Journal de psychanalyse de l’enfant, n° 3/1, 2013, p. 19-28.
25. Stanislas Dehaene, Apprendre ! Les talents du cerveau, le défi des machines, Paris, Odile
Jacob, 2018.
26. Nous rappelons qu’il s’agit de références utilisées au moment de la rédaction de ce
chapitre en 2019.

119
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

d’« inculquer », c’est son terme, un maximum d’« informations »


à l’enfant. Selon ce même scientifique, apprendre « c’est ajuster
les paramètres d’un modèle mental » ; « exploiter le potentiel de
la combinatoire » ; « optimiser une fonction de récompense », etc.
Ce paradigme alimente l’idée qu’il s’agit de « fonctionnement »,
qu’un enfant apprend si d’un point de vue « métacognitif », il fait
preuve d’un « engagement actif et motivé ». La « récompense » peut
faciliter la motivation. « Trop d’enfants ne réalisent pas pleinement
leur potentiel d’apprentissage, parce que leur famille ou leur école
ne leur fournissent pas les conditions idéales27 », mais les « sciences
de l’apprentissage », comme les dénomme Dehaene, peuvent
aider à améliorer ces performances. D’ailleurs, « l’école devrait
consacrer plus de temps à former les parents28 ». Ce système de
motivation-attention-récompense, « attention » attendue aussi du
côté de l’enseignant, comparé au fonctionnement de plus en plus
performant des « machines » laisse entendre que rien ne se joue
du côté de la rencontre entre les corps, celui de l’enseignant comme
celui de l’élève et du groupe d’élèves, rien ne se joue du côté des
affects, des histoires que chacun amène avec soi dans toute situation
de transmission et d’apprentissage, de ce savoir inconscient insu qui
oriente et désoriente le sujet en permanence.
Le style assertif de certitude absolue et d’exclusion d’autres
approches qui pourraient apporter des éléments complémentaires,
notamment pour la pratique d’enseignement, favorise dans
l’imaginaire collectif la production de ce que les neuroscientifiques
mêmes définissent des « neuromythes29 », porteurs d’une connais-
sance totalisante, dont le statut de vérité indiscutable prendrait appui
aussi, mais pas exclusivement, sur le dispositif panoptique du regard,
dont l’imagerie par résonance magnétique est un des supports. Se
diffuse ainsi dans le champ scolaire le nouveau mythe scientiste
soutenu par le triptyque savoir, voir et prévoir.
Si la valeur scientifique des avancées des neurosciences
cognitives, encore une fois nous souhaitons le répéter, n’est pas ici
remise en discussion, nous constatons que sa « vulgarisation » dans
les pratiques éducatives alimente une conception de ce qui serait
considéré comme « scientifique » qui se base sur les impératifs
de normalisation décrits par Hacking30 : définir les classifications ;

27. Ibid., p. 313.


28. Ibid., p. 319.
29. Emmanuel Sander, Hyppolite Gros, Katarina Gvozdic, Calliste Scheibling-Sève, Les
Neurosciences en éducation, Paris, Retz, 2018.
30. Les citations de Ian Hacking de ce paragraphe sont reprises de sa leçon du 15 février
2015, consultée en ligne : https://www.college-de-france.fr/site/ian-hacking/course-2004-2005.
htm.

120
L’idéal inclusif à l’épreuve des processus de normalisation

compter et corréler ; quantifier des qualités ; médicaliser ; normaliser,


dans le sens de définir des normes mesurables et quantitatives ;
biologiser, ce qui signifie trouver les sens biologiques des troubles
et des comportements humains ; rendre génétique ; bureaucratiser,
c’est-à-dire adapter les classifications aux besoins administratifs31.
Ces impératifs que nous avions définis dans une récente publication
comme la base du tripode imaginaire qui sous-tend en partie
l’idéologie pédagogique de notre contemporanéité, diagnostiquer,
connaître, gérer32, risquent, au nom du bien de l’enfant, de mettre hors-
jeu le cadre symbolique du lien éducatif : nomination, transmission,
humanisation.
L’intégration de ce genre d’enfants elle est bien, mais il faudrait
vraiment qu’elle soit beaucoup plus accompagnée parce que
dans une classe normale ça perturbe énormément le suivi de
classe des autres et… voilà on ne devrait pas avoir un enfant
comme ça sans adulte formé.
[…] donc les problèmes psychologiques, ce n’est pas nous qui
pouvons les gérer… C’est très difficile à gérer en classe.
Quand il y a un élève en inclusion, c’est l’AVS [auxiliaire de vie
scolaire] qui s’en occupe.

La diffusion des nouvelles nominations psychopathologiques


porte à la création de nombreuses catégories d’enfants, auxquelles
correspondent des méthodes de prise en charge. Ce processus se
reflète dans le néoparler pédagogique qui a fait siens des termes
managériaux, dont le plus représentatif est le mot « gestion ». La
banalisation de ce néoparler produit des pratiques qui justement
gèrent la rencontre avec l’enfant, gèrent l’inclusion, excluant ainsi
par le biais de cet imaginaire les enjeux symboliques de l’éducation.
Pour le bien de l’enfant, pour « bien faire », il faut avoir les bonnes
méthodes adaptées à chaque atypie. Comme nous l’avons soutenu
dans plusieurs contributions, c’est alors d’une gestion bienveillante
qu’il s’agit, où tout doit être positif, où tout est possible33,
contournant ainsi la dimension de l’impossible propre aux processus
de transmission. C’est ce que nous entendons par processus de

31. À ces huit impératifs Hacking en rajoute un qui ne nous semble pas nécessaire pour
notre argumentation : « prendre possession de son identité, c’est-à-dire revendiquer la
classification créée par les experts pour soi-même » (Hacking, ibid.).
32. Ilaria Pirone, Pascaline Tissot, « L’inclusion scolaire, un enjeu de langage ? », Psychologie
clinique, n° 50, 2020/2, p. 107-117.
33. Nous faisons références aux analyses présentés par le philosophe Byung-Chul Han :
« […] la société d’aujourd’hui est une société de la performance qui ne cesse de se débarrasser
de la négativité de l’interdit et de la règle et se voit comme une société de la liberté. Le verbe
qui caractérise la société de la performance n’est pas le freudien “devoir”, c’est “pouvoir”. »
(Byung-Chul Han, La Société de la fatigue, Belval, Circé, 2014, p. 9.)

121
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

moralisation du champ de l’éducation, qui va de pair avec cette


nouvelle mythologie néopositiviste, où notre rapport aux normes se
délie d’une réflexion éthique, au risque de produire des figures de
gestionnaires de l’éducation.
Cette production de classifications scolaires et par conséquent
de normalisation des pratiques semble découler d’un besoin sans
fin de nommer tout écart à une normalité présupposée, qui trouve
son origine dans la matrice même de la norme scolaire, sorte de Ur-
norme, norme originaire : « être élève ». En France cela est devenu
un slogan : « l’enfant doit devenir élève », qu’on retrouve dans
différentes reformulations du quotidien professionnel : « cet enfant
ne sait pas être élève » ; « cet autre n’a pas compris le travail d’élève,
il n’est pas autonome », etc.
Au fond, les fondements de cette norme sont bien légitimes,
puisqu’elle indique les contours du travail de culture, pour reprendre
l’idée de Freud34, qui s’impose à l’enfant pour accéder au monde. Si
pendant un temps, elle a été traduite par une compétence centrale
dans les programmes de l’école maternelle de 200835, elle est surtout
devenue une norme langagière. Le terme « élève » dessine alors
une figure d’enfant attendue en classe, que chacun conçoit selon
une représentation personnelle de ce que c’est d’être un « élève »
et sous-entendu « un bon élève ». Elle n’est donc pas dépourvue de
pouvoir sur la vie scolaire des enfants. Mais ce qui nous intéresse,
c’est qu’à partir de là, de cette Ur-norme, le besoin de nommer tout
ce qui fait écart à la « normalité », à cet « élève normal », génère
de nouvelles catégories bien au-delà des classifications produites
par les nominations « scientifiques », psychopathologiques et
médicales. Souvent ces catégories naissent d’un nom qui commence
à circuler dans la langue scolaire. Il peut s’agir d’un mot qui peut
venir du domaine de la recherche, pour après se diffuser dans le
langage professionnel et pour ensuite s’institutionnaliser, c’est le
cas des « décrocheurs ». Il peut s’agir aussi tout simplement d’un
mot qui vient directement du langage ordinaire professionnel
et qui s’institutionnalise seulement par après. C’est le cas, par
exemple, de la nouvelle catégorie des « élèves perturbateurs ».
Le mot « perturbateur » avant de devenir le qualificatif d’un nom,
venait d’un verbe qui indiquait dans le langage scolaire un élève qui
dérangeait en classe, qui s’agitait... Le premier glissement a donc été
de transformer un terme décrivant une forme de l’action en adjectif

34. Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation [1930], Paris, Payot & Rivages, 2010.
35. B.O. hors série, n° 3 du 19 juin 2008.
Repéré sur le site : http://www.education.gouv.fr/bo/2008/hs3/programme_maternelle.htm.

122
L’idéal inclusif à l’épreuve des processus de normalisation

qualitatif : de la formule « l’élève qui perturbe », nous avons glissé


vers « l’élève perturbateur » pour ensuite constituer une catégorie
institutionnelle, celle des « élèves perturbateurs ». Ce passage
d’un nom à une catégorie a été rendu possible par la batterie de
connaissances scientifiques, et pas seulement, qui se sont diffusées
dans le champ scolaire. D’une part, elles permettent d’expliquer les
causes de ces comportements anormaux et dérangeants, en ajoutant
aussi dans cette catégorie certains troubles du comportement, et
donc sa composante de médicalisation. D’autre part, elles alimentent
la production et la diffusion de fiches de méthodes pour gérer ce
« type » d’élèves.
Il est intéressant de surligner pour notre réflexion, que
ce mélange de définitions d’origine scientifique, comme les
troubles du comportement, et morales, comme le fait de déranger,
perturber, c’est-à-dire d’une certaine manière de transgresser
un certain ordre moral attendu, nous le retrouvons aussi dans les
classifications psychopathologiques générales, notamment dans le
champ de l’enfance. On peut par exemple comparer une partie de
la Classification Internationale des Maladie (CIM 10)36, qui suit de
près les avancées du Manuel Diagnostic et statistiques des Troubles
Mentaux (DSM) établie par l’association américaine de psychiatrie,
avec la Classification française des troubles mentaux de l’enfant et
de l’adolescent CFTMEA, sa 5e version de 2012, qui avait été établie
par Roger Misès et son groupe de travail37. Certaines différences
concernant par exemple la psychose infantile ont déjà fait l’objet de
beaucoup de littérature dans le champ de la pédopsychiatrie français38,
tout comme le remplacement de termes comme l’hyperkynésie, ladite
« instabilité psychomotrice »39, par le trouble du déficit de l’attention
avec hyperactivité40. Mais il y a d’autres petits exemples qui nous
intéressent qui indiquent une certaine moralisation du champ
psychopathologique actuel : « les difficultés scolaires non classables
dans les catégories précédentes41 » deviennent dans la CIM 10
« mauvaise adaptation éducative » et difficultés avec les enseignants
et autres élèves » ; l’errance ou les conduites à risques deviennent

36. Entre la rédaction de cette contribution et sa publication la version 11 de la CIM a été


publiée.
37. Les citations de la CIM 10 et de la CFTMEA sont reprises du même livret publié sous la
direction de Roger Misès (2012).
38. Jacques Hochmann, « Histoire et actualité du concept de psychose chez l’enfant »,
L’Information psychiatrique, n° 86/3, 2010, p. 227-335.
39. Marika Bergès-Bounès, Jean-Marie Forget, (dir.) L’Enfant insupportable. Instabilité
motrice, hyperkynésie et trouble du comportement, Toulouse, Érès, 2014.
40. Yann Diener, On agite un enfant, Paris, La Fabrique éditions, 2011.
41. Roger Misès, et al., Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de
l’adolescent. R-2012 (5e édition), Paris, Presses de l’EHESP, 2012, p. 43.

123
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

« des troubles des conduites, type mal socialisé » ; ou encore dans


la partie autour du contexte sociofamilial on voit apparaître dans la
CIM 10 « autres difficultés liées à une enfance malheureuse » ; ou
encore là où Misès et son collectif avaient indiqué « enfant élevé par
les grands-parents », la CIM 10 dit « situation parentale atypique » ;
et dernier exemple, l’indication « famille immigrée ou transplantée »,
correspond dans la CIM aux « difficultés liées à l’acculturation »42.
La comparaison de ces deux classifications permet de surligner
la forte prégnance cognitiviste des classifications générales qui
constituent la référence pour notre système de santé, tout comme le
glissement par moment à des acceptions au ton moral, voire même
des jugements d’ordre moral, se référant à de bonnes ou mauvaises
mœurs, typiques ou atypiques, sur lesquelles nous reviendrons dans
la suite de notre texte. Ce qui est mis en avant dans ces classifications
CIM et DSM V, c’est bien ce qui manque à une soi-disant normalité, et
élément qui apparaît de façon plus évidente surtout en lisant le DSM
V, ces classifications procèdent par une liste de signes permettant
de « traquer » un trouble, une façon de procéder qui fragmente le
regard. C’est un point qui confirme encore une fois l’intérêt de suivre
en parallèle le monde « psy » et le monde scolaire, parce que cette
fragmentation répond au besoin que nous avons aujourd’hui de
nommer tout ce qui semble faire écart à la norme, tout ce qui ne
tombe pas droit. Nommer et donc agir, ou plutôt réagir, créant dans
le domaine scolaire un rapport imaginaire à des catégories d’enfants
illusoirement homogènes avec qui les professionnels devraient
procéder avec une même méthode : un « dys » = une méthode.
Or ce qui est peu connu dans le monde de l’école, et sûrement
à cause de notre incapacité de nous les soignants de rendre compte
de notre travail à d’autres professionnels, c’est que dans le monde du
soin, dans des lieux institutionnels où les classifications ont encore
seulement une fonction de repérage, un même diagnostic peut
donner lieu à des prises en charge très différentes, là où, au contraire,
l’approche « gestionnaire » amène à une forme d’homogénéisation
des pratiques, en érigeant une méthode comme « la bonne pratique »
à préconiser et en excluant toutes les autres. Nous en avons fait nous-
mêmes l’expérience en analysant des dossiers de suivis de patients
dans un centre médico-psychologique. Nous avions choisi de faire
une lecture des dossiers en mettant en perspective le motif de la
demande de prise en charge, telle que formulée par la personne qui
a fait la demande de suivi ; le diagnostic et l’évaluation clinique posés

42. Roger Misès, et al., Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de
l’adolescent. R-2012, op. cit., p. 106.

124
L’idéal inclusif à l’épreuve des processus de normalisation

après la première consultation ; le résumé de la première consultation,


avec la décision du type de suivi mis en place et les modalités de prise
en charge. Il a été alors intéressant de constater comment un centre
médico-social peut travailler avec ces classifications au-delà des
injonctions institutionnelles, puisque ces centres doivent compléter
des grilles qui seront rendues à l’Agence Régionale de Santé
permettant aussi d’alimenter les statistiques. C’est alors saisissant de
constater comment un même diagnostic donne lieu à des suivis et à
des trajectoires très différents.
Il nous semble qu’à un moment comme le nôtre de forte
psychologisation, voire psychopathologisation des pratiques
éducatives, il serait important de montrer dans les formations pour
les enseignants comment on travaille au quotidien avec et au-delà
des diagnostics, comment, en tant que normes, ces classifications
peuvent constituer des points de repère sans se transformer en
machines à normalisation, à conformisation, entendu comme ce
processus qui tend à effacer toute différence et qui « inspire en
principe et dirige en fait toute opération menée sous la conduite de
la raison43 ».
La psychanalyse n’est pas dépourvue de normes, mais c’est
justement le rapport aux normes que la psychanalyse interroge sans
cesse dans et par sa praxis. Il se trouve que les psychanalystes vivent
comme tout bon occidental dans le discours néolibéral, et que pris
dans les engrainages de ce discours, ils risquent d’oublier le pouvoir
des normes. Cet oubli les rend parfois, à leur tour, très normalisateurs,
défaut qui contribue à l’auto-exclusion de la psychanalyse du discours
social.
Que les normes interviennent en se passant d’explications, […]
ne signifie pas que leur trajectoire se tienne à l’écart d’un ordre
langagier entièrement idéologisé, mythologisé et symbolisé ;
elles ont d’autant plus le besoin de faire oublier qu’elles sont
de part en part structurées par lui : elles sont si on peut dire du
langage en acte […]44.

Trouer le savoir, habiller le sujet


L’école a un rôle normalisateur, bien sûr, même si nous préférons
à ce terme celui d’humanisation, ce terme qui indique, comme le
pensait Dolto à la suite de Freud, que l’école est une des institutions
permettant à l’enfant d’accéder aux enjeux de culture et à la vie
collective. Si l’école définit des limites, elle donne aussi à l’enfant les

43. Pierre Macherey, Le Sujet des normes, op. cit., p. 19.


44. Ibid., p. 17.

125
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

outils pour s’orienter dans un monde de signes et pour construire


un projet d’avenir. Normaliser n’est donc pas formater, ni fabriquer
de bons soldats de la République. C’est l’enjeu d’inclusion, permettre
à l’enfant d’exister et trouver une place, « renouveler le monde »45.
Pierre Macherey nous rappelle que « pour mieux cerner les
enjeux, il faut d’abord essayer de comprendre comment dans le
contexte propre à une société de normes, interviennent les normes et
de quel type spécifique de “pouvoir” elles disposent46 ». Ce qu’il décrit
comme le « silence assourdissant des normes », permet la diffusion
d’« infra-idéologies ». L’infra-idéologie « tend à déguiser en nécessité
de fait, de part en part naturelle, une régulation des comportements
qui est en réalité associée à une conception historique du monde que
le sujet des normes est appelé à endosser avant même de savoir à quoi
il s’engage en lui servant de lieu d’accueil47 ». Ce sont ces questions
que nous avons essayé de faire émerger dans l’analyse des processus
langagiers à l’œuvre dans le champ scolaire, en nous focalisant
notamment sur la place donnée auxdits savoirs experts. Le but d’une
telle analyse n’est pas simplement de dénoncer le risque d’une dérive
normative des processus de transmission et d’éducation, termes que
nous défendons face à ce tout-apprentissage48, mais aussi de réfléchir
aux enjeux et modalités de formations pour les futurs enseignants.
Nous avons déjà eu l’occasion de rappeler que l’enjeu
inconfortable du discours analytique à l’université, dans le champ de
l’éducation, est de continuer à travailler sur le bord des trous du savoir,
autour des impossibles : décompléter, là où les recommandations
ministérielles à la bienveillance étouffent l’éthique par la morale,
décompléter, là où les connaissances « scientifiques » expliquent
toute forme de déviance de la soi-disant « normalité », décompléter
là où l’enseignant est tiraillé par une illusion d’un tout-possible
que la vulgarisation du néopositivisme scientifique produit dans le
champ scolaire49. Mais ce rapport actuel aux normes, cette recherche
d’un savoir vrai et absolu, attire notre attention sur les précautions
que nous avons à prendre pour tenir bon sur les enjeux éthiques
de transmissions susmentionnés. Parce qu’il nous semble que les
nouvelles modalités subjectives propres de notre contemporanéité

45. Expression reprise à Hannah Arendt : « La crise de l’éducation », dans Crise de la culture.
Paris, Gallimard, 1972, p. 223- 252.
46. Ibid., p. 11.
47. Ibid., p. 17.
48. Sur ce point, nous renvoyons le lecteur à l’analyse très approfondie de Marie-Claude
Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi, Transmettre, apprendre, Paris, Stock, 2014.
49. Ilaria Pirone, « Nouvelles normativités et décrochage éthique de l’Autre : quelle place
pour la transmission de la culture à l’école ? », Cliniques méditerranéennes, n° 102, 2020,
p. 109-122.

126
L’idéal inclusif à l’épreuve des processus de normalisation

nous donnent à voir une forme de fragilité subjective aussi absolue


que la recherche de ce savoir absolu. Nous faisons le constat au
quotidien lors de nos formations, que notre style universitaire qui
suit un procédé critique de déconstruction, qui essaye de donner aux
étudiants des outils pour construire une lecture libre et critique de
notre monde, risque parfois de fragiliser encore plus les individus que
nous sommes censés accueillir et accompagner. C’est alors le rejet de
cet autre discours que nous portons que ce procédé provoque plus
généralement, en défense à cette menace du dévoilement de cette
insupportable fragilité subjective. Cette mythologie scientifique
néopositiviste qui se diffuse dans le champ scolaire trouve un terrain
propice sûrement grâce à cette fragilité absolue du sujet qui ne trouve
pas à s’habiller, qui ne trouve pas dans le langage, dans la dimension
symbolique un habit lui permettant de se narrativiser. Ces nouvelles
formes de fragilité narrative du sujet contemporain doivent nous
conduire à repenser la position du discours psychanalytique hors les
murs50 et ses modalités d’intervention. Le psychanalyste qui tentera
de remplacer ces nouveaux discours par le discours psychanalytique
sera immédiatement rejeté. Ce n’est que par un travail de partage de
ce qui nous soucie, au fond donc à partir d’une lecture d’un certain
nombre de signes que nous peinons à lire, ensemble, qu’un autre
discours peut se frayer un chemin, peut enseigner dans le sens de
mettre un monde en signes51.

50. Charlotte Herfray, La Psychanalyse hors les murs, Paris, L’Harmattan, 2006.
51. Nous empruntons cette belle formule à Jean-Marie Weber, auteur entre autres de
l’ouvrage Le décrochage scolaire, un processus de construction et déconstruction, Nîmes, Champ
social éditions, 2021.

127
Giuseppe Rociola

Le TDAH comme problème social

Dans la culture contemporaine, la science empirique a


définitivement consolidé son autorité épistémique en formulant
de nouvelles vérités sur le fonctionnement de l'esprit humain. Ce
rôle a été notamment assumé par les neurosciences qui, avec des
tonalités souvent triomphales, ont promis un cadre solide dans
lequel border tout phénomène humain, du comportement quotidien
à l'économie, au marketing, à la vie amoureuse, à la maladie mentale,
à la souffrance et au bonheur. Pourtant, il est indéniable que
chaque phénomène humain comporte et soutient des dimensions
sociales et psychologiques. Les domaines et fonctions affectés par
les phénomènes humains concernent toujours le corps – lieu de
communion avec le monde – et, avec la même dignité épistémique, à
la fois l'esprit individuel et la société. Le TDAH (Trouble du Déficit de
l'Attention avec Hyperactivité) a une valeur particulière dans ce débat,
en tant qu’il s'agit d'un phénomène humain, et particulièrement
d’une maladie, qui plus est d’une maladie mentale, avec une étiologie
qui demeure controversée, au point que la communauté scientifique
elle-même est fortement divisée. Le champ est partagé entre le
modèle biomédical qui étudie les phénomènes humains avec les
mêmes méthodologies qui s'appliquent à l'étude des phénomènes
naturels, et le modèle constructionniste qui soutient, au contraire,
la spécificité et l'irréductibilité des phénomènes humains, en les
distinguant à ce titre des phénomènes naturels.
La caractéristique clé du TDAH est la présence persistante
d'inattention et/ou d'hyperactivité-impulsivité qui interfèrent avec
le développement et le fonctionnement quotidien. L'inattention
est mise en évidence, sur le plan comportemental, par l’évitement
de la tâche, le manque de persévérance, la difficulté à maintenir
l'attention, la désorganisation. L'hyperactivité implique une activité
motrice excessive, souvent non finalisée, le sentiment donné par
l’enfant qu’il est sous pression, aux prises avec une logorrhée ; ces
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

comportements se manifestent dans des moments et des situations


dans lesquels ils sont inappropriés. L'impulsivité, qui implique une
volonté de gratification immédiate, se manifeste par des actions qui
peuvent également mettre en péril la sécurité du sujet. Le TDAH fait
partie des troubles neuropsychiques de l’âge du développement qui,
selon les statistiques biomédicales, impliqueraient au total jusqu'à
20 % de la population de 0 à 17 ans, comprenant à la fois des troubles
neurologiques et des troubles psychiatriques1 ; le TDAH affecte
à lui seul environ 3,4 % de la population enfantine mondiale, avec
une fourchette allant de 0,8 à 7 % en fonction des outils, des lieux
d'investigation, et de la méthodologie2. Le large éventail de données
sur la prévalence du TDAH suggère déjà que nous avons affaire à un
objet complexe et glissant. Pour les chercheurs biomédicaux, la cause
de ces fluctuations serait imputable à des différences instrumentales
et méthodologiques, tandis que pour les constructionnistes, ces
variations seraient dues à la sensibilité différente des contextes et
des chercheurs qui qualifient, sous l'influence de leur propre culture
de référence, un certain comportement de plus ou moins déviant,
plus ou moins pathologique. Nous voulons faire un pas de plus, c'est-
à-dire mettre en évidence comment les différents contextes dans
lesquels agissent des normes, pratiques et valeurs variées, à travers
les stratégies complexes de la parole, de la rhétorique et des rituels
de la vérité3, conduisent à exprimer le malaise que cette culture
génère4 par une réponse symptomatique particulière qui est alors
appelée « TDAH » dans le cas qui nous intéresse. Quelle que soit la
perspective prise, il est indéniable que le TDAH présente une forte
sensibilité au contexte : en effet, les enfants hyperactifs peuvent
changer radicalement de comportement en fonction de la situation,
et le tableau symptomatique commence presque toujours au moment
de la scolarisation, c’est-à-dire à l’occasion du moment initial où le
petit homme rencontre – ou entre en conflit – avec l'institution.
La dimension polémique émerge au sein de la communauté
scientifique à propos des procédures thérapeutiques. Si le traite-
ment du TDAH implique une intervention multimodale associant
des interventions pharmacologiques, psychoéducatives et psycho-
thérapeutiques, il est clair que certaines voies seront choisies plutôt
que d'autres en fonction de l'orientation des professionnels de

1. Myron L. Belfer, « Child and adolescent mental disorders : the magnitude of the problem
across the globe », J Child Psychol Psychiatry, n° 49, 2008, p. 226-36.
2. Rio Bianchini, Valentina Postorino, Rita Grasso, Bartolo Santoro, Salvatore Migliore,
Corrado Burlò, Carmela Tata, Luigi Mazzone, « Prevalence of ADHD in a sample of Italian
students : a population-based study », Res Dev Disabil, n° 34.9, septembre 2013, p. 2543-2550.
3. Michel Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l'âge classique, Paris, Plon, 1961.
4. Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation [1930], Paris, Payot & Rivages, 2010.

130
Les troubles de l’attention (TDAH) comme problème social

santé ou des parents. Contrairement aux États-Unis, en Europe et


en particulier en Italie, le recours à la pharmacothérapie est souvent
considéré comme le dernier recours ; et pour ceux qui estiment
qu'il ne s'agit pas d'un trouble neurologique, l'usage de substances
psychotropes reste un abus, d'autant plus qu'il s'agit d'enfants.
En fait, même les partisans de la pharmacothérapie estiment
que, pour parvenir à une rémission durable des symptômes, il est
nécessaire de développer « une voie combinant des stratégies
psychothérapeutiques qui aident les enfants, les parents et les
enseignants à parvenir à une pleine compréhension du problème
et à une gestion des comportements problématiques présents5 ».
Problématiser le TDAH ne signifie pas nier sa pertinence : personne
ne peut nier que les enfants hyperactifs sont non seulement
« vivants », mais sont vraiment incontrôlables. Dans les cas les plus
sévères, le corps n'arrête pas de bouger, la capacité de concentration
est très limitée, la maîtrise des impulsions presque inexistante et,
surtout dans le contexte scolaire, ces enfants deviennent une source
de dérangement et empêchent parfois le fonctionnement normal de
l'institution elle-même. Chez certains enfants, la force coercitive de
la pulsion est forte au point de les déconnecter du lien social ; dans
ces cas, il semble que l'intervention de la neuropsychiatrie ne soit
plus évitable – vont jusqu’à le dire les psychanalystes pourtant peu
favorables à un projet médicalisant6. En même temps, nous devons
être conscients qu'à partir du moment où il est posé, le diagnostic
d'hyperactivité marque l'enfant et l’identifie au trait de son handicap.

La médicalisation du comportement
Les neurosciences contribuent à biologiser le champ de la psychiatrie
contemporaine, réduisant drastiquement l'importance des expli-
cations psychodynamiques, sociales et environnementales. Cela a
pour conséquence de marginaliser des positions herméneutiques
humanistes, jugées trop abstraites par les neuroscientifique7 et perçues
comme culpabilisantes par les parents d'enfants hyperactifs, en
mettant en cause le premier environnement psychosocial de l'enfant.
Certaines contributions de la psychologie cognitive, en revanche,
ont trouvé une place dans ce nouveau paysage scientifique, dans la
mesure où elles sont alignées sur le paradigme positiviste soutenu
par les neurosciences. Le sujet, le contexte social et environnemental

5. Claudio Vio, Gian Marco Marzocchi, Francesca Offredi, Il bambino con deficit di attenzione/
iperattività, Trento, Erickson, 1999, p. 83.
6. Fabio Tognassi, Uberto Zuccardi Merli, Il bambino iperattivo, Milano, Franco Angeli, 2010.
7. Eric Kandel, Psichiatria, psicanalisi e nuova biologia della mente, Torino, Bollati Boringhieri,
2007.

131
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

sont d'abord cognitivisés, puis neurologisés puis absolutisés dans


des catégories médicales, mais non exemptes de visions morales
inconsciemment codifiées8. Au fil du temps, de nombreuses critiques
ont été soulevées et ont jeté un doute sur le caractère scientifique
du TDAH en tant que catégorie clinique, à la suite également
d'observations d'enfants diagnostiqués qui ont montré des capacités
d'attention intactes dans certaines activités. L'introduction de
traitements médicamenteux a fait flamber davantage la controverse.
Le sociologue américain Conrad9 questionne le processus continu
de médicalisation par le modèle biomédical et l'accuse de définir
(et redéfinir) comme pathologique – et donc de diagnostiquer et
de traiter pharmaceutiquement – y compris des comportements
normaux non pas pour de véritables avancées scientifiques des
connaissances scientifiques, mais pour les intérêts communs des
différents acteurs sociaux10. C'est ainsi qu'est apparu le disease
mongering (façonnage de la maladie), correspondant à l'action de
lobbying des laboratoires pharmaceutiques visant à augmenter le
nombre des patients qui consomment leurs médicaments.
En tout cas, à partir de l'analyse de la littérature scientifique
de ces dernières années sur le TDAH11 il est clair qu'il n'est pas
encore possible de résoudre le problème de l'étiologie de ce trouble,
ni même de savoir s'il s'agit d'une seule catégorie diagnostique. En
réalité, cela vaut également pour beaucoup – sinon tous – de troubles
mentaux : que l’on pense ici à la dépression dont l'étiologie a subi
les mêmes hauts et bas jusqu'à ce que, en 1996, aurait été découvert
le gène responsable de la maladie, un évènement qui a produit la
création et la vente d’une série de médicaments psychotropes censés
agir sur ce gène. Ceci jusqu'en mai 2019 où, avec la publication d'une
vaste étude dans l'une des revues scientifiques les plus importantes
au monde (American Journal of Psychiatry), tout lien entre la
dépression et les gènes en question a été démenti12. Il apparaît
alors totalement évident que les redéfinitions, tout en se masquant

8. Enrico Caniglia, Neurodiversità. Per una sociologia dell’autismo, dell’ADHD e dei disturbi
dell’apprendimento, Milano, Meltemi editore, 2018.
9. Peter Conrad, Deborah Potter, « From Hyperactive Children to ADHD Adults :
Observations on the Expansion of Medical Categories », Social Problems, volume 47, n° 4,
2000, p. 559-582.
10. Peter Conrad, « The Discovery of Hyperkinesis : Note on the Medicalization of Deviant
Behaviour », Social Problems, n° 23, 1975, p. 12-21.
11. Alok Sharma, Justin Couture, « A review of the pathophysiology, etiology, and treatment
of attention-deficit hyperactivity disorder (ADHD) », Annals of Pharmacotherapy, n° 48.2,
février 2014, p. 209-25.
12. Richard Border, Emma C. Johnson, Luke M. Evans, Andrew Smolen, Noah Berley, Patrick
F. Sullivan, Matthew C. Keller, « No Support for Historical Candidate Gene or Candidate
Gene-by-Interaction Hypotheses for Major Depression Across Multiple Large Samples », Am.
J. Psychiatry, n° 176.5, mai 1999, p. 376-387.

132
Les troubles de l’attention (TDAH) comme problème social

derrière des caractères de neutralité et de scientificité, sont en réalité


le résultat d'attributions de valeur, de jugements d'ordre moral,
qui permettent à la médecine d’exercer un contrôle social sur des
sujets stigmatisés, en fonction des canons de la culture dominante
et surdéterminés par un réductionnisme biologisant13. La même
redéfinition du TDAH, d'abord dans le DSM III (1987) (le Manuel
diagnostique et statistique des troubles mentaux, né d'un projet qui
aspire à être dépourvu d'appareil théorique) puis dans le IV (1994),
représente un cas emblématique : dans le passage d’une édition à
l’autre, on a en fait enregistré un pic du nombre de cas diagnostiqués
aux États-Unis par rapport à celui enregistré en Europe, où des
définitions plus étroites étaient encore utilisées14. La quatrième
édition a été durement critiquée par les éditeurs eux-mêmes parce
qu'elle avait fait monter en flèche les données épidémiologiques de
diverses maladies – y compris celles de la dépression et du TDAH
– et ces « épidémies » avaient à leur tour favorisé une tendance
croissante à faire passer de nombreuses difficultés de la vie pour des
maladies mentales à traiter par des médicaments. À ce sujet on peut
se reporter au très intéressant ouvrage de Horwitz et Wakefield15,
dont le titre parle de lui-même : The Loss of Sadness. How Psychiatry
Transformed Normal Sorrow into Depressive Disorders (La Fin de la
tristesse ou comment la psychiatrie a transformé le chagrin normal
en troubles dépressifs). Les troubles de l'humeur de l'enfance et de
l'adolescence ont été multipliés par 40, générant une augmentation
dangereuse des prescriptions de médicaments chez les enfants, y
compris ceux de moins de 3 ans, à qui il n’est pas rare de prescrire des
antipsychotiques, dont l’indication correspond à certaines formes de
pathologies bipolaires16.

Biopolitique du TDAH
Le pouvoir informatif de la culture dominante fait en sorte que
même les personnes directement impliquées, en particulier les
parents, deviennent des protagonistes et des participants actifs
dans le processus de médicalisation. En fait, comme le soulignent

13. Peter Conrad, Joseph W. Schneider, Deviance and Medicalization. From Badness to
Sickness, Philadelphia, Temple University Press, 1992.
14. Manuel Vallée, « Resisting American Psychiatry : French Opposition to DSM-III,
Biological Reductionism, and the Pharmaceutical Ethos », dans PJ McGann, David J. Hutson
(dir.), The Sociology of Diagnosis, Dallas, Emerald Press, 2011.
15. Allan V. Horwitz, Jerome C. Wakefield, The Loss of Sadness. How psychiatry transformed
normal sorrow into depressive disorder, Oxford, Oxford University Press, 2007.
16. Allen Frances, Saving Normal. An Insider’s Revolt against Out-of-Control Psychiatric
Diagnosis, DSM-5, Big Pharma, and the Medicalization of Ordinary Life, New York, William
Morrow, 2013.

133
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

deux chercheurs critiques, Hinshow et Scheffler17, l'usage de la


catégorie du TDAH est essentiellement de type extra-clinique, et
il relève d’un processus de légitimation des intérêts et des accords
tacites entre l'industrie pharmaceutique, l'école, la famille (par
exemple la Ritaline est devenue une « pilule à forte demande ») et la
profession psychiatrique. Par ailleurs, la critique psychodynamique
porte essentiellement sur la définition du syndrome en termes
neuroscientifiques, car même le recours aux techniques les plus
modernes de visualisation cérébrale, n'a pas été en mesure de
fournir de données fiables sur la nature neurobiologique du TDAH,
à tel point que nous continuons à poser un diagnostic basé sur
l'observation comportemental18. D'autres critiques soulignent que
la recherche neuroscientifique se fonde sans critique sur les listes
de symptômes rapportées dans les différents DSM qui, plutôt que
de suivre une description empirique du phénomène, sont le résultat
de compromis politiques entre les parties impliquées19 : il est clair
que le simple fait de se baser sur des listes de symptômes et des
observations décontextualisées des comportements ne peut garantir
la fiabilité des diagnostics et que la distinction entre un enfant
atteint de TDAH et un enfant vivant peut être arbitraire et fortement
dépendante du contexte socioculturel dans lequel un tel diagnostic
est posé ; si ce n’est, pire, de la sensibilité des professionnels que
cette famille a rencontrés dans le processus de diagnostic et de
traitement. En l'absence de preuves définitives, qui laissent peu de
place à la subjectivité des observateurs, on risque de transformer des
comportements tout à fait normaux en pathologies. Même les tests
pharmacologiques ne règlent pas complètement la question et leurs
résultats obligent à voir l’évidence : il a été amplement démontré,
en effet, que l'administration d'un traitement médicamenteux aux
amphétamines à des enfants non diagnostiqués TDAH produit des
réponses positives au même niveau que celles obtenues chez les
enfants hyperactifs20. Dans les années 2000, le débat est devenu si
vif que certains membres importants de la communauté scientifique
internationale, pour affirmer la nature neurologique du TDAH, ont
signé et publié la Déclaration de consensus international sur le
TDAH, un document qui avait le double objectif de fournir un guide

17. Stephen P. Hinshaw, Richard M. Scheffler, The ADHD Explosion : Myths, Medication,
Money, and Today's Push for Performance, Oxford, Oxford University Press, 2014.
18. Sami Timimi, « A Critique to International Consensus Statement on ADHD », Clinical
Child and Family Psychology Review, n° 7.1, 2004, p. 59-63.
19. Stuart Kirk, Herb Kutchins, Making us crazy. DSM, The psychiatric bible and the creation
of mental disorders, Michigan, Free Press, 1997.
20. Rick Mayes, Adam Rafalovich, « Suffer the restless children : the evolution of ADHD and
paediatric stimulant use, 1980-90 », History of Psichiatry, n° 18.4, 2007, p. 435-457.

134
Les troubles de l’attention (TDAH) comme problème social

pour ceux qui étudient le TDAH et d’orienter le débat scientifique21.


Ces déclarations ont suscité de vives réactions de la part des critiques
qui ont affirmé que ce document contrevenait à l'esprit et à la
pratique scientifique et était un moyen d'imposer le TDAH comme
un dogme, et donc de faire taire toute tentative ultérieure de débat.
En particulier, Timimi, psychiatre psychodynamique anglais, a attiré
l'attention sur la responsabilité morale que doivent nécessairement
avoir ceux qui exercent professionnellement et scientifiquement
dans le champ psychiatrique et sur les effets dévastateurs que les
traitements médicamenteux peuvent entraîner à long terme chez
les enfants. Le psychiatre anglais a rappelé que l'importance de
l'environnement dans la genèse des troubles du comportement
chez l'enfant ne peut être ignorée, se montrant ainsi favorable à la
perspective constructionniste : l'immaturité des enfants peut être
un fait inhérent à la biologie, mais les moyens par lesquels cette
immaturité est définie et traitée sont en rapport avec la culture22.
Le TDAH n'est qu'un exemple, certes emblématique, des
différentes problématiques qui émergent lorsque l'enfant entre en
contact avec les demandes et les tâches provenant de l'école, lieu
de « construction de phénomènes de trouble psychologique23 », en
tant que première rencontre/choc de l'être humain avec la violence
de l'institution. Dans ce lieu, l'enseignant, en tant que représentant
officiel observateur privilégié, agit par conséquent comme un
signaleur-détecteur du trouble24. Ce sont les enseignants eux-mêmes
qui sont souvent à l'origine du processus de catégorisation des
comportements problématiques des enfants. Si, selon l’approche
pédagogique traditionnelle, il est habituel de cantonner le niveau
d'analyse de ces problématiques à leurs manifestations avant tout
comportementales, du point de vue psychologique et médical, deux
autres niveaux doivent en revanche être pris en considération :
le cognitif dont s’occupent principalement des psychologues à
travers des tests spécifiques et des entretiens ; le neurologique, où
les neuroscientifiques entrent en jeu avec les techniques d'imagerie
cérébrale. L'une des limites des méthodologies du modèle
psychologique et médical est de ne pas prendre en compte l'influence

21. Russell A. Barkley, « International Consensus Statement on ADHD », J. Am Acad Child


Adolesc Psychiatry, n° 41.12, décembre 2002, p. 1389.
22. Sami Timimi, Eric Taylor, « ADHD is Best Understood as a Cultural Construct », British
Journal of Psychiatry, n° 184, 2004, p. 8-9.
23. Linda J. Graham, « From ABCs to ADHD : the role of schooling in the construction of
behaviour disorder and production of disorderly objects », International Journal of Inclusive
Education, n° 12.1, 2008, p. 7-33.
24. Ilina Singh, « ADHD, Culture and Education », Early Child Development and Care,
n° 178.4, 2008, p. 347-361.

135
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

de l'environnement social sur ces enfants et, souvent, même, de ne


pas lire les inconforts profonds qu’ils tentent d’exprimer à travers
ces comportements25. De toute évidence, le contexte scolaire est,
à son tour, imprégné des valeurs de la culture dominante et, par
conséquent, en vient à décider qui est l'enfant doué ou attentif, sur la
base d’une représentation culturelle partagée26. Pourtant, les règles
de l'école sur le comportement des enfants entrent souvent en conflit
avec leurs attitudes naturelles (curiosité, énergie, exploration, volonté
d'autonomie), c'est pourquoi, à ne pas considérer comme erreur
conceptuelle le fait de concevoir comme naturelles des attentes qui
sont en fait culturellement construites, elles risquent de désigner
comme pathologiques des comportements tout simplement
inappropriés au contexte culturellement défini. À ce propos, on
parle de théorie développementaliste en ce qu’elle trace un parcours
de développement soi-disant naturel de l’enfant qui, loin de l'être,
suit un modèle culturel, conjugué avec l'apport des neurosciences
qui contribuent à biologiser et naturaliser ce modèle normatif en y
incluant les valeurs culturelles dans les définitions des phénomènes
neurologiques27.
Comme Foucault, nous nous appuyons sur l’œuvre de Goffman
qui fut le premier à saisir la nature violente de toute « institution
totale », qu'elle soit nécessaire ou non, utile ou non28. Goffman a
profondément influencé Basaglia qui a contribué à la fermeture
des hôpitaux psychiatriques en Italie, tout en laissant cependant
un espace culturel qui demeure ambigu aujourd'hui dans lequel un
danger plus subtil s'est insinué : la prison virtuelle de la médicalisation
qui a les mêmes mécanismes et effets que l'enfermement physique.
En adaptant les points de définition identifiés par Goffman, nous
pouvons en fait maintenir pleinement son concept et sa puissance
descriptive, en faisant le constat que la médicalisation du mental
détermine et maintient une séparation avec le reste du monde,
sans qu’il y ait besoin d'isolement dans un espace physiquement
fermé ; l'espace personnel est sévèrement limité sans la promiscuité
caractéristique des structures psychiatriques ; la décision sur les
besoins d’un patient et la prise en charge adéquate, sans nécessité de
recourir à une contrainte explicite. Tout cela grâce à l’identification du

25. Uta Frith, « Dyslexia : Can We Have a Shared a Theoretical Framework ? », Educational
and Child psychology, n° 12.6, 1995, p. 6-17.
26. Linda J. Graham, « From ABCs to ADHD : the role of schooling in the construction of
behaviour disorder and production of disorderly objects », article cité.
27. Ilina Singh, « ADHD, Culture and Education », Early Child Development and Care, article
cité.
28. Erving Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Minuit,
1968.

136
Les troubles de l’attention (TDAH) comme problème social

patient à l’image et au rôle attendus de lui, sans qu'il y ait d'idéologie


évidente ou de propagande quotidienne dans une institution totale,
car c'est la culture elle-même qui est imprégnée de cette idéologie et
la transmet. Car même du côté des patients, nous pouvons constater
une résonance avec les observations de Goffman. En fait, ils doivent
s'adapter aux thérapies, pratiques, procédures bureaucratiques
que l'institution a conçues pour eux. Cette adaptation a une valeur
coercitive élevée qui devient évidente lorsque, dans les cas des
manifestations symptomatiques les plus sévères, le refus du patient
de suivre la thérapie est une condition suffisante pour un traitement
médical obligatoire. L'autre aspect de la thèse du sociologue concerne
la résistance du patient par l’affirmation d’une singularité déviante
vis-à-vis du diagnostic par rapport au diagnostic. Ainsi, le TDAH
récapitule de manière emblématique les résistances possibles : faire
preuve d'insolence, opposer le silence, commenter à voix basse,
refuser de coopérer, réaliser de petites ou grandes vengeances sur
le matériel pédagogique ou le mobilier. Ce sont des actions qui
décrivent, comme des évidences, ces enfants aux prises avec les
parents, les enseignants, les psychologues et les professionnels en
général. C'est comme si le TDAH était le résultat final de la résistance
de l’humain à la biopolitique. Le TDAH permet non seulement de
contextualiser le discours sur les troubles mentaux d’aujourd'hui de
manière emblématique, mais, surtout, il reflète et manifeste quelque
chose de fondamental dans la culture occidentale. De même que
les hystériques au XIXe siècle représentaient la répression sexuelle
– au sens encore plus général d'une répression de la particularité
féminine – dont elles étaient victimes, nous pensons que les
enfants hyperactifs sont les martyrs de notre temps, les témoins de
la dynamique profonde de notre culture et représentent un point
d’arrivée sur la voie du contrôle social. En fait, l'enfant diagnostiqué
TDAH manifeste à la fois la faiblesse de la société dans l'imposition
de frontières, de limites et une affirmation brisée de sa singularité,
la tentative maladroite d'éviter le rôle et le soi que l'institution tient
comme acquis pour lui.
Le problème qui se pose aujourd'hui n'est plus tant celui
auquel a été confronté le mouvement anti-institutionnel soulevé
en Italie par Basaglia, avec la vision sociale d'une clinique anti-
ségrégation qui réintégrerait le psychotique comme sujet de droit
dans la polis, alternative à l'exclusion asilaire. Aujourd'hui, comme
l’indique Foucault, nous pouvons constater que nous sommes passés
d'un pouvoir disciplinaire à une nouvelle forme de biopouvoir : le
pouvoir, en effet, n'est pas détenu par certaines autorités et, surtout,
il n'agit pas explicitement par un mécanisme répressif contre lequel

137
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

réagir pour une libération des corps. Le risque est plutôt celui de
nouvelles ségrégations, plus subtiles et déguisées, guidées par un
contrôle social diffus et agissant par capillarité, et par un modèle
de norme invalidante, déguisé en besoin d'assistance. Il n'est pas
nécessaire d'interner un sujet pour qu’il adhère à l'imaginaire du
patient selon les diktats de la société dans laquelle il vit, il suffit qu'il y
ait un diagnostic, un discours scientifique qui informe le sujet de son
identité et donc de son destin. Le sujet porteur d’une souffrance dont
il veut à juste titre se libérer s’en remet à la procédure diagnostique-
thérapeutique à partir de la première étape importante qui
consiste à reconnaître son état dans les termes de la nosographie
communiquée par le système de santé. Si, dans une maladie
physique, en se soumettant à ces devoirs, le patient accède à son droit
d'exemption de responsabilité, pour ce qui est de la maladie mentale,
se reconnaître comme non responsable de son propre mental, signifie
que le sujet ne peut même pas s’occuper de ses propres soins. Quand
j'ai une jambe cassée, je peux « l’amener » chez le médecin et en
attendant qu’elle soit soignée, je peux faire toutes les autres choses –
sauf ce que la jambe cassée m'empêche de faire. Il n'est pas possible
de faire la même chose avec l'anxiété, la dépression, le TDAH, je ne
peux pas amener ma souffrance psychique chez le spécialiste, je m’y
rends tout entier avec ma vie passée et présente. Ceci peut paraître
un discours poussé à l'extrême, mais, jusqu'à récemment, c'est cette
aporie qui justifiait l'internement et l'organisation asilaire. En milieu
hospitalier, la manière de faire face à la folie demeure ambiguë, la
pratique psychiatrique accorde une grande importance à l'aspect
pharmacologique, dans le but de contenir les symptômes des
pathologies non encore objectivement diagnostiquées, comme cela
se fait dans les autres services du même hôpital. Mais cela suffit pour
que ces patients, lorsqu’ils sont hospitalisés, se glissent dans la peau
du malade, peut-être avec plus de honte que les autres patients, mais
toujours fermement attachés aux attributs imaginaires du malade.
Basaglia a déclaré que la folie est une condition humaine29. La folie
est présente en nous comme la raison. La société, si elle se voulait
vraiment civile, devrait accepter autant la folie que la raison, plutôt
que de déléguer à une science, la psychiatrie, le soin de traduire la
folie en maladie dans le but de l'éliminer. Plus récemment, en 2010,
lors du Congrès mondial lacanien de psychanalyse tenu à Bruxelles,
intitulé « La santé mentale existe-t-elle ? », la réponse a été : « non ».
Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de souffrance, de vulnérabilité,
voire même de maladie mentale, mais seulement que la santé comme
idéal de normalisation n’existe pas.

29. Franco Basaglia, Che cos’é la Psichiatria ?, Milano, Baldini Castoldi, 1967.

138
Les troubles de l’attention (TDAH) comme problème social

Normalisation et neuro-diversité
La perspective neuroscientifique a généré une vision forte de
l'homme, une vision qui se veut absolue et universelle, précisément
parce que scientifique30. En se fondant sur le principe de neutralité
de la science considérée comme un moyen par lequel il est possible
d'arriver à une connaissance « vraie » du monde, elle utilise des
méthodologies dérivées des sciences naturelles pour identifier
des schémas de phénomènes psychologiques qui ne sont pas
directement accessibles à la pure et simple observation. Ses outils
privilégiés sont le test psychologique et les méthodologies de vision
directe de l'activité cérébrale telles que les résonances magnétiques
fonctionnelles (IRMf). Ces méthodologies permettent d'observer,
de mesurer puis de définir la physiologie de la pensée humaine, par
exemple en mesurant la présence de compétences spécifiques chez
les individus chez qui un score faible dénote des déficits/déficiences
et par conséquent la présence de dysfonctionnements de ces
compétences. Il a ainsi été démontré que les sujets diagnostiqués
avec un TDAH ont des déficits des fonctions exécutives et constituent
pour cette raison un état pathologique31. Mais il apparaît évident
qu'en amont de ces définitions prévaut une conception implicite
et normative de l'homme comme hyper-rationnel, autonome/
autosuffisant et capable d’autoréalisation de soi : cela ressemble plus
à un Égo comme État totalitaire32 qu'à une description fidèle de nous-
mêmes et des autres. La mission plus générale que s’attribuent les
neurosciences consiste à ramener les phénomènes psychologiques à
des facteurs purement neurobiologiques. Elles voudraient ébranler le
pouvoir explicatif de la sociologie, de la psychologie et des théories
psychodynamiques concernant le comportement humain. En effet,
les neurosciences se caractérisent par une forte ambition explicative
puisque, ne se limitant pas à étudier des phénomènes physiologiques
simples – telles que l'attention ou la mémoire – et des compétences
strictement cognitives : elles étendent également leur domaine à des
phénomènes complexes tels que la personnalité, la cognition allant
jusqu'à la définition de phénomènes sociaux telles que la timidité, la
solidarité ou l'empathie.

30. Nikolas Rose, Joelle M. Abi-Rached, Neuro. The New Brain Sciences and the Management
of the Mind, Princeton, Princeton University Press, 2013.
31. Belinda Gargaro, Tamara May, Bruce Tonge, Dianne Sheppard, John Bradshaw, Nicole
Rinehart, « Attentional Mechanisms in Autism, ADHD, and Autism-ADHD Using a Local-
Global Paradigm », Journal of attention disorders, vol. 22.14, 2018, p. 1320-1332.
32. Dan Goodley, « “Learning Difficulties”, the Social Model of Disability and Impairment :
challenging epistemologies », Disability & Society, n° 16.2, 2001, p. 207-231.

139
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

Cependant, parler du comportement humain exclusivement


en termes de processus neuronaux est une forme de réductionnisme
extrême33. Cette conception extrêmement organique des phénomènes
humains amène les neuroscientifiques à parler d'un véritable
cerveau social, comprenant l'ensemble des processus neuronaux qui
régissent les interactions sociales (et les fonctions cognitives qui y
sont impliquées) et également d’un cerveau émotionnel supervisant
les processus émotionnels34. En ce sens, l'activité des neurones
miroirs, par exemple, est interprétée comme la base biologique
de la prosocialité humaine35 pour justifier la naissance d'une
nouvelle discipline, dans la perspective d’éliminer les spéculations
sociologiques afin d'ancrer dans la biologie toute explication de la
neuro-sociologie36. Le projet RDoC-Research Domain Criteria37 en
est un exemple, parrainé par l'importante organisation américaine
NIMH – National Institute of Mental Health qui finance la recherche
dans le domaine de la santé mentale. L'objectif n'est pas seulement
d'intégrer la psychiatrie et les neurosciences et de reformuler les
maladies mentales sur une base organique, mais aussi de réécrire
le DSM sur une base neurobiologique, dans le sillage déjà tracé par
le modèle biomédical38. Ce projet a été sévèrement attaqué par un
« vieux » de la psychiatrie, Parnas, qui a dénoncé l'absurdité d'une
psychiatrie sans psychisme39. Cependant, même si, de manière
marginale, les neuroscientifiques n'excluent pas la possibilité
d'influences environnementales – ou plutôt d'interactions – en
fondant cette ouverture sur la nature plastique du cerveau.
Dans le même temps, on assiste à un protagonisme-activisme
croissant des personnes directement concernées, les diagnostiqués
et/ou de leurs proches, qui ne se limitent pas à recevoir ce type de
diagnostic, mais, dans une sorte de processus d'autoreconnaissance

33. Alain Ehrenberg, « The Social Brain : An Epistemological Chimera and a Sociological
Fact », dans Ortega F., Vidal F. (dir.), Neurocultures, Glimpses into as Expanding Universe, New
York, Peter Lang, 2010.
34. Antonio R. Damasio, L’Erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 2010.
35. Giacomo Rizzolatti, Nella mente degli altri. Neuroni specchio e comportamento sociale,
Bologna, Zanichelli, 2007.
36. Massimo Blanco, Fondamenti di neurosociologia, Padova, Primiceri, 2016.
37. Bruce Cuthbert, « The RDoC Framework : Facilitating Transition From ICD/DSM to
Dimensional Approaches That Ingrate Neuroscience and Psychopatology », World Psichiatry,
n° 13.1, 2014, p. 28-35.
Mario Maj, « Keeping an open Attitude Towards the RDoC Project », World Psichiatry,
n° 13.1, 2014, p. 1-3.
38. Mitchell Wilson, « DSM-III and the Transformation of American Psychiatry », American
Journal of Psychiatry, n° 159, 1993, p. 399-410. Rick Mayes, Allan V. Horwitz, « DSM-III and
the Revolution in the Classification of mental Illness », Journal of History of the Behavioural
Sciences, n° 4.3, 2005, p. 249-267.
39. Josef Parnas, « RDoC Program : A Psychiatry without Psiche », World Psychiatry, n° 13.1,
2014, p. 46-47.

140
Les troubles de l’attention (TDAH) comme problème social

identitaire, en deviennent les plus grands défenseurs40 – et c'est


précisément ce que nous avons observé dans les associations de
parents d'enfants hyperactifs. Les personnes concernées ressentent
le trouble, le reconnaissent comme étant le leur, donc elles se
l'attribuent et demandent également une reconnaissance officielle
de la part des institutions. Et justement, depuis ces dernières
années, l'AIFA (Association Italienne des Familles TDAH) exerce
une pression constante sur les administrations publiques pour
qu'elles reconnaissent et donc incluent le TDAH dans les protocoles
thérapeutiques des soins de santé publique, tant pour une question
de juste reconnaissance d'une condition qui concerne bon nombre de
familles, que pour l’aide économique évidente que cela impliquerait
pour des traitements de santé qui les contraignent actuellement
à se tourner souvent vers des établissements privés. À ce sujet, on
peut parler d'identités et de mouvements biosociaux41 auxquels
les neurosciences contribuent substantiellement en fournissant
aux différents acteurs sociaux des exemples et des arguments
scientifiques pour appuyer et faire progresser leurs revendications
de reconnaissance de leur état, en tant que trouble invalidant de
manière significative. Il s’agit ici d’une relation d'échange réciproque
dans la mesure où la culture d'objectivation neuroscientifique, grâce
à ces mouvements, est capable de se répandre en dehors même
du laboratoire et des revues spécialisées. L'un des effets les plus
importants de cette objectivation des troubles est que le sujet-patient
ne se sent plus directement responsable de son comportement ; il
est de plus en plus fréquent d'entendre des énoncés tels que : « mon
cerveau me dit ça » ou, pire, « ce n'est pas moi, mais mon cerveau ».
L'incapacité-déficit est dans le sujet, mais ne dépend pas du sujet.
À première vue, cette position peut sembler similaire à la perspective
psychodynamique qui identifie le siège réel des motivations du
sujet dans l'inconscient, en diminuant ainsi le pouvoir de son ego.
En réalité, la différence est abyssale, car pour les adeptes de Freud,
l'inconscient est toujours sujet et se situe – même s'il en est insu – au
même niveau épistémologique que le sujet de la conscience, tandis
que le cerveau se situe ailleurs, dans la chair.
Les neurosciences ont fourni un énorme vocabulaire de
l’incapacité, que les militants des mouvements biosociaux ont

40. Darin Weinberg, Darin, On Others Inside, Philadelphia, Temple University Press, 2005.
41. Paul Rabinow, « Artificiality and enlightenment : from sociobiology to biosociality »,
dans Rabinow, Paul, Essays on the Anthropology of Reason, Princeton, Princeton University
Press, 1996. Joseph Dumit, « When Explanations Rest : “Good-enough” Brain Science and The
New Sociomedical Disorders », dans Lock M., Young S., Cambrosio A. (dir.), Cyborg & Citadels :
Anthropological Interventions in Emerging Sciences and Technologies, Santa Fe, School of
American Research Press, 2000.

141
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

largement adopté pour leurs combats, mais non sans rencontrer


de grandes critiques et critiques. En fait, ces dernières viennent de
ceux qui remettent en question l'étendue voire l'existence de ces
nouveaux syndromes, c’est le cas du TDAH, accusés d'être le résultat
de constructions sociales plutôt que de phénomènes neurologiques
étant donné ce que cela implique en termes de retombées financières,
de recherche et de travail42. Il arrive souvent qu’en changeant le
contexte d'évaluation de ces troubles, du tribunal à l'école, du lieu
de travail aux assurances de santé, de la famille aux établissements
d'enseignement, le résultat soit également modifié : les preuves
neuroscientifiques jugées valides dans un contexte ne le sont pas
dans un autre. Ceci a pour conséquence que l'objectivité illusoire des
neurosciences est minée en pratique par un relativisme factuel.
Le concept de neurodiversité43exprime une position qui,
tout en reconnaissant les découvertes neuroscientifiques, fonde ses
racines dans les conceptions constructionnistes. Le terme, apparu à
la fin des années 199044, a été utilisé pour parler de conditions telles
que le TDAH, l'autisme et la dyslexie. Selon Blume, ces conditions
ont en commun qu'elles ne sont pas neurotypiques par rapport au
fonctionnement de notre cerveau, mais sont symptomatiques de
différences dans les circuits cérébraux, plutôt que de pathologies
à traiter. De même, Singer45 préconise une vision écologique de la
nature humaine en affirmant que la neurodiversité est une variable
non pathologique présente dans la nature. De telles conditions
doivent donc être désignées en termes positifs et non plus comme
des pathologies46. La théorie de la neurodiversité, contrairement
au modèle biomédical, soutient donc qu'un cerveau neuroatypique
ne doit pas être compris comme inférieur ou moins équipé qu'un
neurotypique, tout dépendra du contexte. Par conséquent, le
concept de neurodiversité tend à dépathologiser les différents états
neurologiques. Il permet de critiquer la hiérarchisation sociale
entre les individus en faisant valoir que les handicaps ne sont
que des jugements relatifs à la culture dominante, et que les états
neurologiques différents consistent également en des capacités
positives. Il est clair que parler de diversité plutôt que de déficit ou

42. Joseph Dumit, « When Explanations Rest : “Good-enough” Brain Science and The New
Sociomedical Disorders », Ibid.
43. Enrico Caniglia, Neurodiversità. Per una sociologia dell’autismo, dell’ADHD e dei disturbi
dell’apprendimento, op. cit.
44. Harvey Blume, « Neurodiversity », The Atlantic, septembre 1998, p. 30.
45. Judy Singer, « Why Can’t You Be Normal for Once in Your Life », dans Corker et French
(dir.), Disability Discourse, London, Open University Press, 1999.
46. Thomas Armstrong, Neurodiversity : Discovering the Extraordinary Gifts of Autism, ADHD,
Dyslexia, and Other Brain Differences, New York, Perseus Books Group, 2010.

142
Les troubles de l’attention (TDAH) comme problème social

de handicap conduit à se focaliser non plus sur l'individu, mais sur


la société, en se rapprochant ainsi d'un modèle social du handicap47.
Celui qui n’entre pas dans les canons/valeurs de la majorité normo-
habile peut rencontrer de sérieuses difficultés à faire face aux simples
activités quotidiennes communes, car il existe une « restriction des
activités causée par l'organisation des sociétés contemporaines qui
ne tient pas ou peu compte des personnes souffrant d’une certaine
déficience physique […] [et par conséquent] les excluent de la
participation aux principales activités sociales48 ». Nous pouvons en
voir une manifestation claire précisément avec l'organisation scolaire
qui date du XIXe siècle et des idéaux de productivité capitaliste qui font
qu'il est normal aux yeux de nous tous, contemporains, de faire tenir
assis pendant des heures un enfant de six ans dans une salle de classe
afin qu’il apprenne : lorsque l'enfant est hyperactif, un tel contexte
à la fois matériel et idéologique en fait un handicapé. Avec Oliver49,
nous pouvons affirmer qu'il existe des contraintes culturelles qui
restreignent le champ des possibles chez les personnes handicapées
à partir du processus de stigmatisation et de la construction
d'environnements non inclusifs. Par conséquent, on peut s'attendre à
ce que les institutions qui promeuvent l'idéologie dominante agissent,
directement ou indirectement, dans le sens d’une pathologisation de
certaines neuro-différences, en définissant l’individu normal, c’est-
à-dire capable, comme étant de plus en plus adapté à la société
occidentale, en fonction de canons de productivité et la maîtrise
de soi à l’opposé de ce qu’est un enfant hyperactif. Les thérapies
stabilisatrices elles-mêmes viseraient avant tout à aligner le sujet
sur les pratiques sociales dominantes et par conséquent à renforcer
l'idéologie de l’adaptation50. Du point de vue du modèle biomédical,
cet alignement est impossible ou ne peut être que partiel, condamnant
ainsi la personne handicapée au malheur. Cette tragédie personnelle51
ne serait cependant pas inévitable, mais plutôt un énième effet de la
construction idéologique d'une société adaptatrice, qui devient un
élément central de la dimension identitaire du patient. Par exemple,

47. Oliver Mike, « A New Model of the Social Work Role in Relation to disability » dans
J. Campling (dir.), The handicapped Person : A New Perspective for Social Workers, Londres,
RADAR, 1981.
48. Tom Shakespeare, « The Social Model of Disability », dans Davis L. (dir.), The Disability
Studies Reader, London, Routledge, 2006, p. 199.
49. Mike Oliver, « Capitalismo, disabilità e ideologia : una critica materialista del principio di
normalizzazione », dans Medeghini R. (dir.), Norma e Normalità nei Disability Studies, Trento,
Erickson, 2016.
50. Oliver, Mike, « Capitalismo, disabilità e ideologia : una critica materialista del principio
di normalizzazione“, Art. cit.
51. Sally French, John Swain, « Whose Tragedy ? Towards a personal non- tragedy view of
disability », dans Swain J., French S., Barnes and Thomas (dir.), Disabling Barriers. Enabling
Environments, London, Sage, 2004.

143
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

il arrive souvent que les adhérents à certains mouvements fortement


identitaires de malentendants refusent l'implant cochléaire qui leur
permettrait d'entendre, car ils ne veulent pas être normalisés, fiers de
leur état. La remise en question du modèle de la tragédie personnelle
a eu plusieurs effets positifs : augmentation de l’estime de soi des
personnes handicapées, réappropriation du handicap comme d’une
identité positive et dénonciation de l'attitude compassionnelle des
normaux. Le modèle social a lui aussi reçu diverses critiques de la
part des handicapés eux-mêmes, car trop radical et proposant des
solutions irréalisables. Il est de fait impossible de modifier l'ensemble
de la structure organisationnelle d'une société pour répondre aux
besoins de l’ensemble des différentes catégories de handicaps.
Shakespeare, un sociologue militant souffrant d'achondroplasie, a
souligné que les personnes handicapées « ne sont pas seulement des
personnes handicapées, mais aussi des personnes déficientes52 » et,
par conséquent, même une fois que les préjugés et les stéréotypes
ont été éliminés, on ne peut faire abstraction du fait que le handicap
est le produit de l'interaction entre les facteurs personnels et socio-
environnementaux53.
À la suite de Foucault, de nouveau, nous pouvons affirmer que,
sans nier l'existence de la déficience et même si celle-ci est d'ordre
organique, elle subit elle aussi un processus de médiation culturelle
non réductible à la notion de handicap. De cette manière, il est possible
de soutenir qu'il ne peut y avoir de référence au corps qui ne soit en
même temps un acte de construction de ce corps54. Par conséquent,
la déficience comme le handicap sont à la fois des phénomènes
socialement significatifs et – totalement ou partiellement – construits
socialement55. Il arrive ainsi que chacun de nous se place – et soit placé
– à un certain degré de proximité ou de distance à la norme, même
si cela n’est pas mesurable et se manifeste discrètement, cela passe
certainement par des représentations culturellement construites et
partagées. Si la biologie traite des systèmes vivants interagissant avec
l'environnement à travers des échanges d'énergie et d'informations56,
il faut reconnaître que le matériau dont est fait l'échange humain est
le langage. La biologie humaine est donc intrinsèquement sociale et

52. Tom Shakespeare, Nicholas Watson, « The Social Model of Disability : An Outdated
Ideologye », dans Barnartt S., Altman B. (dir.), Exploring Theories and Expanding Methodologies,
Amsterdam, JAL, 2002.
53. Tom Shakespeare, « The Social Model of Disability », Art. cit., p. 201.
54. Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l'identité, Paris, La
Découverte, 2005.
55. Shelley Tremain, « Biopower, Styles of Reasoning and What’s Still Missing from the Stem
Cell Debates », Hypatia, n° 25.3, 2010, p. 579-609.
56. Humberto R. Maturana, Francisco J. Varela, Autopoiesis and Cognition. The Realization of
the Living, Dordrecht, Reidel, 1980.

144
Les troubles de l’attention (TDAH) comme problème social

n'a pas d'origine pure ou naturelle en dehors de la culture ; en tant


que telle, elle est incomplète et donc soumise à une réécriture infinie
et à son inscription sociale constitutive des systèmes de signes. Ce
corps que la médecine a dû objectiver, n'existe pas en réalité avant
qu’on ne l’ait regardé, avant qu’on ne l’ait construit. Il n'y a pas de
corps présocial, car c'est un portemanteau sur lequel sont jetés les
différents vêtements culturels qui composent la personnalité et le
comportement. Ainsi, même la déficience, qui traduit un manque
de ce corps, en partage les propriétés : ce n'est pas un simple objet
naturel, mais plutôt « un artefact historique du régime de vérité
produit par le biopouvoir exercé par les sciences modernes57 ».
La dimension de la souffrance subjective a été analysée par le
modèle social du point de vue de l'oppression exercée sur les
handicapés par une société incapable de répondre à leurs besoins.
Dans la perspective poststructuraliste, elle est comprise comme un
phénomène discursif construit. Ce serait donc la représentation (en
tant que discursivité culturelle sur le corps handicapé) qui précède et
détermine ce qui est représenté de la matérialité du corps handicapé,
qui dépend donc des processus de représentation dominants et des
codes idéologiques dominants ; ce corps qui, en tant qu'image du
sujet, pour la psychanalyse coïncide avec le Moi. Et ici on peut tracer
une synergie entre la psychanalyse et la sociologie féministe, car elle
voit le corps comme le lieu privilégié de conflits d'ordre économique,
politique, culturel58. Dans cette perspective, nous ne demanderons
pas à la culture si et comment elle construit, catégorise et traite le
sujet et sa diversité, mais nous demanderons au sujet différent, à
l’humanité divergente, ce qu’elle nous dit de cette culture.

L'hyperactivité comme symptôme d’une société


de la jouissance
Une maladie mentale prévaut pendant un certain temps dans
l'histoire humaine, puis laisse place à un nouveau symptôme,
comme cela s'est produit avec l'hystérie, le narcissisme, le trouble
de la personnalité borderline. Les mêmes symptômes hystériques
ont changé avec le temps, changeant même à l'époque de leur plus
grande présence, à l'époque de Freud. Au moment de la paralysie et
de la cécité hystérique, il y avait une culture répressive dominante
du genre féminin, la famille contrôlait le comportement et les choix

57. Shelley Tremain, « On the Government of Disability. Foucault, Power and Subject of
Impairment », dans Davis L. (dir.), The Disability Studies Reader, London, Routledge, 2006,
p. 186.
58. Elizabeth Grosz, Volatile Bodies : Toward a Corporeal Feminism, Bloomington, Indiana
University Press, 1994.

145
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

des filles et les femmes devaient être faibles et soumises. Dans la


société occidentale, les symptômes hystériques ont changé de forme,
car il n'y a plus la même configuration répressive envers la sexualité,
alors qu'ils conservent leur physionomie dans d'autres cultures non
atteintes par cette émancipation, même partielle. Comme le « saka »,
un tableau symptomatique largement répandu chez les femmes
mariées de l'ethnie Taita vivant sur la côte kenyane, qui présente
toutes les caractéristiques symptomatiques de la forme classique de
l'hystérie, des convulsions à la transe.
En l'espace de quelques décennies, les impositions surmoïques
ont changé de formes et cédé la place à un univers libre du contrôle
des ordres symboliques traditionnels, libre de tabous, un lieu aux
possibilités infinies et où la transgression ressemble plus à un devoir.
Les hystériques de Freud ont fait de l’interdit de la jouissance un
symptôme, là où aujourd'hui l'injonction est de jouir sans limites.
Comme le souligne Zizek59, l'impératif obsessionnel de notre
époque est devenu : « Jouis parce que tu dois jouir ! » La référence
du philosophe et sociologue slovène au terme de jouissance est
empruntée à la théorie lacanienne. Elle sert à condenser la libido
freudienne et la pulsion de mort60, cette force aveugle à la base de
l'action humaine, qui précède toute pensée, morale, possibilité
d'élaboration cognitive, comme un vivant inhumain qui continue
de vivre au fond du sujet humain61. C'est l'occurrence de la pulsion,
c'est l'occurrence pure du vivant qui se manifeste dans un au-delà
du besoin, dans la répétition, au-delà du bien et du mal, au-delà
du principe de plaisir. La jouissance qui n'est pas canalisée dans
les structures symboliques du sujet n'implique aucun échange
symbolique, aucun mouvement. Le sujet tendra donc davantage
à cela, à une jouissance qui touche d'abord le corps et le pousse à
la recherche continue de satisfaction dans le mécontentement. Le
paradoxe pour lequel chacun de nous, à propos de ses symptômes,
dit : « je n'en peux plus, mais je ne peux plus m'en passer » – une
expression que nous avons souvent entendue chez les enfants
hyperactifs. La jouissance est ce reste qui, dans l'expérience du sujet,
se maintient sourd à la puissance du sens et de la parole, donnant
raison à tous ces choix qui paraissent insensés, qui échappent au
principe d'adaptation.
Avec la disparition des grands systèmes symboliques, des
identités de classe, des références normatives des institutions –

59. Slavoj Zizek, Comment lire Lacan, Paris, Nous, 2011.


60. Jacques-Alain Miller, Les Paradigmes de la jouissance, Paris, La cause freudienne, 2000.
61. Federico Leoni, Jacques Lacan, l’economia dell’assoluto, Nocera Inferiore, Orthotes
Editrice, 2016.

146
Les troubles de l’attention (TDAH) comme problème social

principalement politiques – qui canalisaient et endiguaient la


jouissance, elle a été élue comme principe régulateur de l'action
humaine grâce à l'omniprésence des médias et d’un rapport
consumériste à l’image62. Le sujet – affligé par la conscience de
l'inexistence de garanties, de la liquéfaction des obligations – recourt
à un traitement d'automédication consistant à se gaver d'objets-
gadgets, tels des bouchons, mais qui seront toujours insuffisants
pour colmater le manque fondateur de l’existence. Les autres être
humains perdent également le statut de porteur d'une différence
irréductible et sont rétrogradés en objets interchangeables, rendant
l'amour impossible, qui est toujours l'amour de la différence. Nous
sommes donc confrontés à un sujet toxicomane, qui est un sujet aux
traits pervers comme figure paradigmatique de la subjectivité et donc
de la psychopathologie contemporaine. Depuis l'enfance, chacun de
nous est exposé à un environnement marchandisé qui offre l'illusoire
liberté de consommation, de jouissance perpétuelle à travers l'achat
métonymique d'objets : à la fin – et enfin – le sujet s'identifie à l'objet-
gadget en devenant lui-même de la marchandise. Des biens qui
empêchent, à chaque fois pendant une courte période, l'impulsion
vitale du sujet, fonctionnant comme une fausse satisfaction : c’est
le résultat de ce que Lacan a défini en 1978 le discours capitaliste
venant prendre la place du discours du maître. Alors que ce dernier
était dominé par la relation maître-esclave, selon les termes hégéliens,
centrée sur la lutte pour la reconnaissance, le discours du capitaliste
est un discours qui prône une forme impossible de liberté absolue,
d’absence de toute contrainte, qui exalte la jouissance dans la
succession des objets de consommation, donc renversant l'hypothèse
de Max Weber63, qui a trouvé la genèse spirituelle du capitalisme dans
l'ascétisme protestant, le renoncement et le sacrifice de soi. Le sacrifice
de soi, typique des premiers capitalistes, selon Lacan, a été effacé par
l’injonction à la consommation, compris comme consommation de
consommation. Le capitalisme a transformé la société – et continue
de le faire à travers la mondialisation – du rural à l'urbain, de
l'artisanat à l'industriel, du local au global, tout en brisant les relations
sociales. Le discours du capitaliste est une production de la pensée
positiviste imprégnée d'une vision réductionniste de l'action sociale,
à travers des outils d'interprétation et de prise de décision dualistes
tels que normal/pathologique, productif/improductif, utile/inutile.
La perversion de l'utile, par exemple, supprime d'autres attributs
de l'action sociale comme l'altruisme et la beauté. L'utilité devient

62. Zigmunt Bauman, Homo consumens. Lo sciame inquieto dei consumatori e la miseria degli
esclusi, Trento, Erickson, 2007.
63. Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme [1905], Paris, Gallimard, 2004.

147
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

la seule valeur, qui est associée à l'idée d'efficience et d'efficacité,


dans une perspective de performance de vitesse visant à atteindre
l’objectif. Ici, l'enfant hyperactif semble imiter cette frénésie et, en
accumulant et dilapidant la jouissance sans but, démasque en même
temps l'inutilité au fond des travaux de Sisyphe.
Si la jouissance de l'hystérique était une révolte tenace qui
prenait la parole par le symptôme, le résultat d’un choc entre la
pulsion de vie et un système social à la morale répressive et anti-
progressive, aujourd'hui elle est devenue une pratique quotidienne
obligatoire dans la normalité, une injonction à jouir. Le sujet se
sent interpellé par une exigence de performance à laquelle l'enfant
hyperactif s'oppose par une jouissance mécanique, évacuatrice, liée
au besoin indélébile de décharge motrice, libérée de l'inconscient,
pure puissance excessive de la pulsion64. L'individu n'est plus déchiré
entre le devoir et la jouissance ou entre le devoir et la volonté, mais
succombe à l'épuisement sous le poids d’une positivation à tout
prix, absolue, de toutes ses activités, le poussant à une croyance
d’une possible performance à l’excellence et d’une capacité de faire
illimitée. Ce dernier, à la différence du devoir foucaldien, ne prévoit
pas de négation extérieure, d'interdiction, et donc de non-pouvoir ;
plutôt une hyperpuissance qui consume le sujet maintenant poussé
par lui-même à devoir le refaire encore et encore dans une activation
boulimique. À travers le masque de l'autonomie intégrale de
l'individu, de sa libre expression inconditionnelle, la liberté illusoire
de la contrainte extérieure, combinée à l'impératif de la performance,
se traduit par une liberté contraignante selon laquelle l'individu
s'exploite sans se rendre compte de son propre esclavage. Comme le
suggère Han65, si le pouvoir positif est capable de faire quelque chose,
l'impuissance est l'opposé de ce pouvoir positif. Mais elle est elle-
même positive, puisqu'elle est toujours liée à quelque chose : ce n'est
pas le pouvoir faire quelque chose. Le pouvoir négatif, au contraire,
représente le dépassement du pouvoir positif, puisqu'il n'y est pas
lié : c'est le fait de pouvoir dire « non ». Sans ce genre de pouvoir
négatif, il n'y aurait pas de coupure, pas de possibilité de réflexion et
donc pas de spiritualité. La pensée elle-même, en effet, se disperserait
dans la série infinie des objets perçus et s'étendrait indéfiniment sur
ses propres corrélats de pensée. Sans le pouvoir de nier, nous serions
voués à la passivité absolue de la dispersion entre les choses, à partir
d'une hyperactivité constante et convulsive, stéréotypée, qui est
précisément le contraire d'une activité. En fait, l'hyperactivité dans
ce sens est inversée en une pure passivité, en une simple réaction

64. Massimo Recalcati, L’uomo senza inconscio, Raffaello, Milano, Cortina Editore, 2010.
65. Béatrice Han, Foucault's Critical Project, Stanford, Stanford University Press, 2002.

148
Les troubles de l’attention (TDAH) comme problème social

impulsive. Et c'est précisément ce que l'impulsivité des enfants


hyperactifs représente de façon exemplaire. L'activité se transforme
en hyperactivité, c'est-à-dire en dépendance passive vis-à-vis de
l'extérieur. C'est le domaine de l'objet sur le sujet, pour reprendre la
terminologie de Baudrillard66. Dans notre société de consommation,
le regard devient paradigmatique de ce processus d'extériorisation :
la vue hyperactive qui consomme les images que tout le système
médiatique produit continuellement sans s'arrêter. Le remplissage
visuel constant devient un arrêt paradoxal de la capacité même de
voir. Un œil boulimique annule, dans l'hyperproduction d'images, la
capacité contemplative de laisser émerger de soi ce qui est à voir. La
pédagogie de la perception, qui demande son temps et sa propre
articulation du sens, cède la place à une fragmentation rhapsodique
et superficielle de l'attention, qui s'estompe inévitablement
(comme, ici aussi, l'exemple de l'enfant hyperactif). La prolifération
incontrôlée conduit à une hyperactivité de l'œil qui ne peut manquer
tout ce qu'il rencontre, hésitant dans l'incapacité de vraiment faire
attention à quelque chose. Le flux frénétique du monde est en parfait
couplage avec la frénésie de l'attention et du regard, dans la tentative
paranoïaque de tout contrôler, de tout dévorer, de ne rien rater.
Le sujet contemporain se trouve dans une condition d'adhésion
au monde, de connexion perpétuelle, l'individu a tellement l'habitude
d'exister avec les choses que le dialogue silencieux avec lui-même
est angoissant, car il révèle toute sa solitude absolue, un sujet isolé,
seul avec lui-même. Le dialogue silencieux du deux-en-un67 n'est
pas possible et le vide qu'il laisse est comblé par l'hyperactivité en
hyperproduction. Le silence significatif de la contemplation, dans
lequel l'esprit dialogue constructivement avec lui-même, cède la
place au silence de la parole étouffée par les objets, par une activité
qui ne laisse aucune place à la réflexion, au vide de sens. Le vide
devient le rien, c'est-à-dire une dimension stérile de non-sens dans
laquelle aucun sens ou désir, fantasmes, projets, intentionnalité
ne peuvent naître et grandir. Quand, au contraire, on peut se taire
pour s'écouter, c'est-à-dire s'ouvrir au manque qui nous habite, au
vide fertile de nouvelles significations, une intentionnalité peut
émerger, une volonté capable de nous dire dans quelle direction nous
allons, ce que nous voulons, où nous aimerions aller. Le sujet peut
constamment se renouveler, toujours avoir une identité différente.
Dans l'hyperactivité consumériste, ce mouvement vertueux n'est pas
généré, car le sujet renverse le processus et se retrouve ferme dans
son identité, alors que seuls les objets extérieurs sont différenciés.

66. Jean Baudrillard, L’Échange symbolique et la Mort, paris, Gallimard, 1976.


67. Hannah Arendt, La Vie de l‘esprit, Paris, PUF, 1996.

149
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

Dans cet état continu de confluence en connexion constante, qui ne


se ferme pratiquement jamais avec les contacts passés, ni ne permet
en même temps, en vertu de cette ouverture sans fin, de s'ouvrir au
nouveau, il n'y a jamais de retrait, il n'y a pas de ne jamais se taire
et il n'y a jamais de contact efficace puisqu'il n'y a pas de distance
capable de contacter l'Autre. Il n'y a qu'une connexion sans contact
qui, en supprimant la distance, ne permet pas le dialogue et le sujet
adhère compulsivement à ses objets de consommation.
Il n'y a donc plus le temps du dialogue, de l'écoute, de la
réflexion, car nous sommes passés du repos créatif, de l’« otium et
negotium », à l'hyperactivité productive, qui ne tolère ni pauses ni
suspensions. Elle ne tolère pas de s'attarder avec l'Autre, vivre à
distance qui est une condition préalable pour accueillir quelqu'un
pour lui offrir un espace que nous sommes nous-mêmes capables
de tolérer, un espace qui nous permet de prendre soin. Au lieu de
s’occuper d’autrui, il n’y a que la fonctionnalité et la consommation
des autres qui, en l’absence de dialogue, restent anonymes. Et sans
pouvoir leur offrir un espace, pas de vie possible, mais un séjour
éphémère avec les choses et les autres avant de les consommer. Nous
pouvons dire une sorte de tourisme relationnel. Nervosité, irritation,
frustration, anxiété : ce sont des sentiments contemporains, qui se
traduisent dans l'hyperactivité d'un temps accéléré et convulsif. Han
définit la position du sujet qui s'oppose à l'Autre pour l'empêcher
d'annuler sa propre différence subjective comme un paradigme
immunologique68. C'est-à-dire que le sujet a tenté sa propre
affirmation de soi en opposant sa propre négation au pouvoir de
négation de l'Autre. Depuis que la négativité de l'Autre a disparu,
le même mécanisme de production de l'altérité s'est inactivé. La
mondialisation qui fait tomber les barrières pour que les biens et les
informations puissent circuler librement est le résultat d'une positivité
absolue et nécessite la dissolution de tout système immunitaire qui
reconnaît la différence et permet une réponse. L'enfant hyperactif
agit et réagit sans médiation à l'Autre, rejetant toute négativité, toute
injonction et castration, obéissant au seul commandement qui est
de jouir de manière monadique. Si l'altérité est dissoute, le même
demeure, et tout ce qui est configuré comme autre devient un fardeau
insoutenable, un voleur de jouissance. Si par la castration le rapport
à l’Autre nous prive de quelque chose, le même sature devenant une
immanence intolérable, quelque chose de plus que l'angoisse parce
que c'est un excès de présence. L'excès du même, par rapport à
ce que le système peine déjà à supporter, dans sa quête continue

68. Béatrice Han, Foucault's Critical Project, op. cit.

150
Les troubles de l’attention (TDAH) comme problème social

vers une positivité absolue et des performances de performance,


conduit à une symptomatologie qui n'est plus symbolique comme
dans le cas de l'hystérique. Anxiété, crises de panique, dépression,
hyperactivité produisent sans aucune métaphore de la saturation,
plus de jouissance mortelle, un rien à dire. Le débordement nous
permet d'arrêter de faire attention. Il y a une distraction continue,
un saut d'une connexion à une autre, une disparition continue entre
les dispositifs technologiques : du téléphone, aux e-mails, aux réseaux
sociaux.
Faire attention est un acte de volonté, qui a besoin de
résistance pour se développer et articuler : ce n'est pas l'attention de
survie qui réagit automatiquement aux impulsions extérieures, mais
un exercice éthique et comportemental pour maintenir ensemble
réalité, subjectivité, les questions que les autres nous soumettent. Il
faut arrêter la consommation compulsive d'objets toujours nouveaux
pour pouvoir prêter attention à un seul objet à la fois, produire une
absorption mnémonique et une intégration de l'expérience. Dans
la distraction et la dissociation continues du présent, tout comme
il n'y a pas de place pour l'attention, de la même manière il n'y a
pas de place pour la volonté. Dans la dispersion et l'évanescence
continues, il n'y a plus de place pour l'ennui qui, après tout, est
une permanence dans le vide insoutenable de l'ici et maintenant.
En cela, le sujet est aidé par la pression omniprésente des stimuli
de l'environnement qui ne le laissent jamais seul face à son néant :
stimuli à gérer, communications à intercepter. Rester en dehors de ce
flux continu signifie être jeté hors de la polis virtuelle, être ostracisé
et condamné à une solitude insupportable. Ce qui reste de l'attention
se propage en activités superficielles et rapsodiques dans un zapping
qui ne permet pas de cultiver la mémoire, la capacité critique, la
concentration et donc la capacité de distinguer ce qui est fiable de
ce qui est improbable. Infox, les théories du complot deviennent
captivantes, car elles se détachent et semblent donc donner un sens
à l'isolement du fait non pas de l'évaporation du registre de la vérité,
mais comme une opération de révélation d'une volonté malveillante
supérieure qui veut maintenir le sujet dans une insatisfaction
perpétuelle.
Les familles d'enfants hyperactifs sont immergées – comme
tout le monde – dans l'environnement qui vient d'être décrit et
incarnent la fatigue pure et sans but de l'enfant hyperactif, dans
l'impossibilité de rester un certain temps, dans une portion d'espace
sans avoir à reprendre la course métonymique vers le prochain objet
à consommer.

151
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

Conclusions
Un enfant naît dans l'esprit de ses parents, lorsque la mère et le père
commencent à penser à lui, à imaginer son visage, à choisir le nom
propre qui le désignera pour toujours, à préparer sa chambre. Puis
l'enfant vient au monde avec son corps réel qui est progressivement
pris de plus en plus sous l'emprise de l'Autre qui, à travers des pratiques
éducatives, l'humanise pour lui permettre d'entrer dans le circuit des
échanges sociaux. L'avantage du sujet pour la socialisation du corps
est d'apprendre à le gouverner, à gérer sa jouissance supplémentaire
qui se produit lorsque le langage écrase le programme instinctif.
Par l'Autre, l'enfant développera progressivement ses propres
structures pour canaliser cet extra, à travers lesquelles désirer à sa
manière irréductible et particulière. Extimité : l'intérieur et l'extérieur
coïncident ou, du moins, sont en continuité comme dans la bande de
Moebius, telle que reprise par Lacan dans sa topologie. Pour cette
raison, il n'est pas difficile de comprendre que – quelle qu'en soit
l'étiologie – un trouble mental se manifestera à partir de cet Autre
dont il portera inévitablement les signes, dont il sera l'interprète.
Les enfants hyperactifs sont les martyrs de l'esprit de notre époque,
agités par trop de jouissance, résultat de trop peu de castration.
Autant ces enfants sont insupportables dans les salles de classe de
nos écoles, autant ils sont le signe de combien d’insupportable il y
a chez l'enfant lui-même pour le discours éducatif contemporain,
qui évacue aussitôt – et donc élude – la question par habilitation
pharmaco-comportementale – protocoles de rééducation. Il nous
semble ainsi que le mot TDAH plus que le diagnostic d'un trouble
mental nomme l'impasse de l'adulte qui se tourne vers le discours
biomédical qui, à partir de la norme, identifie l'écart et les techniques
de normalisation correspondantes. L'Autre-éducateur cherche la
garantie de son acte éducatif dans des procédures de type scientifique,
mais cela correspond souvent à un manque de responsabilité et à un
manque d'acceptation de la subjectivité.
Il y a d’une part les rôles sociaux de « père » et de « mère »
et, d’autre part, les rôles symboliques. Les brouillages symboliques
s’appuient sur la tendance à l’indifférenciation des parents, dans
la société contemporaine italienne. Ce sont les enfants qui, sans
les frontières de la loi paternelle (à la fois du père réel et de la
symbolique sociale), absorbés dans le magma maternel, secouent le
corps et le monde pour tenter de se libérer de l'excès de jouissance
qui les habite ainsi – mais ce faisant, ils plongent la famille dans
une impasse encore plus profonde et dans la même frénésie. Une
jouissance que les thérapeutes, les éducateurs et les parents doivent
progressivement endiguer et canaliser. Freud a soutenu qu'il y avait

152
Les troubles de l’attention (TDAH) comme problème social

trois impossibilités : la psychanalyse, gouverner et éduquer. Cela


signifie qu'il n'y a pas d'opérations symboliques, culturelles, sociales
qui peuvent réduire la force de la pulsion à zéro. Il y aura toujours un
reste. Pourtant, il faut gouverner, éduquer et – si c'est absolument
nécessaire – psychanalyser et cela signifie accepter de perdre un peu
de jouissance. À cette perte, l'enfant hyperactif oppose un « non ! ».
Mettant en difficulté l’école qui s'attend à ce que l’enfant ait déjà
connu une certaine limitation, qu'il ait déjà accepté et intériorisé une
structure qui limite la jouissance. L'enfant hyperactif incarne ainsi
l'éducation déjà ratée de l'Autre, le plongeant dans un sentiment
d'impuissance. L'adulte lui-même ne sait plus juger si sa propre
action est correcte ou même sensée : toute pierre d'achoppement
dans le chemin du développement de l'enfant présente l'image
pénible et persécutrice d'un mauvais parent, enseignant, éducateur,
générant chez tous ces acteurs un insupportable sentiment de
culpabilité. Ainsi, le recours à la médecine et à ses protocoles devient
total et cela, pourquoi pas, a un effet calmant même sur l'enfant qui
ressent enfin une limite, qu'il y a quelque chose dans l'Autre qui agit
comme une barrière à sa jouissance mortelle. Plus l'enfant témoigne
à travers sa jouissance motrice que l'Autre est affaibli, plus l'autre
– parent, enseignant, agent de santé – ne gérant pas cette matière
incandescente cherchera un protocole (imaginaire et symbolique)
pour agir comme un gant d'amiante pour la science médicale.
Mais c'est un type de savoir universel qui, en nommant l'étiquette
diagnostique de neuro-disturbance, élimine la différence : c'est un
savoir consumériste, pas du particulier, une vérité prêt-à-porter qui
permet à chacun, à petit prix, de donner un sens à tout : hyperactivité.
Dans le pire des cas, cependant, le moment du diagnostic peut devenir
holophrastique69, c'est-à-dire interrompre la recherche de sens et
stigmatiser l'enfant et tous les acteurs impliqués à divers titres dans
une image, clôturant ainsi les comptes aux difficultés inhérentes à la
relation de l'adulte avec le champ infantile. En ce sens, le diagnostic
d'hyperactivité infantile est la manière dont l'Autre utilise pour
ne pas symptomatiser personnellement sa propre position vis-à-
vis de l'enfant, pour ne pas voir l'existence d'un problème qui le
remet en question dans sa position éducative. Comme si la mise en
pratique du procédé pharmaco-cognitif-comportemental à la lettre
l'épargne implicitement de sa propre implication subjective. La
neuroscience n'a pas encore démontré ce qu'est l'étiologie et nous
leur laissons volontiers cette recherche, car, quelle qu'en soit l'origine,
l'hyperactivité reste un phénomène social. L'enfant est irréductible

69. Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,
Paris, Seuil, [1964] 1973.

153
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

dans sa subjectivité et a besoin d'une écoute et d'un autre, afin que


nous puissions passer du domaine de l'inclusion / exclusion à celui
de la participation.
Les enfants hyperactifs nous montrent à quel point le discours
social contemporain évolue en sens inverse de celui de l'éducation.
Lorsque des institutions - publiques ou privées - normalisent l’enfant
pour que le discours de l’institution puisse continuer à tourner, cela
signifie renoncer à l’éducation. Lorsque l'adulte, lui-même angoissé,
refuse la question, certes insupportable, que lui renvoie l'enfant
hyperactif, l'acte éducatif devient un acte pervers, correspondant à
une perversion plus générale de la société de consommation. Dans
ce contexte, l'enfant qui est entré dans le monde par l'Autre veut
en tester la cohérence et dans l'espoir de trouver quelque chose de
solide, il le provoque pour qu'il devienne évident. Mais il trouve un
adulte réticent qui, incapable d'assumer une telle responsabilité,
le traite, au mieux, comme son égal. Au pire, l'adulte est pris dans
une dynamique perverse et utilise l'enfant comme un bouchon
pour combler son insupportable manque. C'est-à-dire qu'il est placé
dans la série des objets de consommation, mais comme l'objet de
la plus grande valeur : si l'enfant a de la valeur pour son pouvoir
imaginaire de libérer l'adulte de l'angoisse, cela revient à dire que
l'enfant n'a aucune valeur parce qu’il n’a aucune valeur en soi. Les
adultes, aussi en détresse que leurs enfants, échappent au conflit
générationnel traditionnel, fructueux de nouvelles conquêtes, qui est
remplacé par une compétition générationnelle moins fructueuse70.
L'individu produit par cette nouvelle société est une sorte de pervers
ordinaire qui nie quotidiennement la différence entre les sexes et les
générations, puisque tout le monde doit être roi71.
La solution n'est pas de ressusciter le Père de la Loi, le
principe de l'autorité symbolique, car ce serait une restauration
autoritaire, mais, au moins, d'essayer de tolérer notre angoisse et
de parier ensuite sur l'enfant comme signe avant-coureur d'une
nouveauté inaugurale dans le domaine de l'autre. Il s'agit d'écouter,
confiant dans la possibilité d'être frappé par un trait de subjectivité,
pourquoi pas une déviation, de cette nouveauté qui marque, marque
l'émergence d'une voix originale et singulière d'un nouvel être
humain. Si l'hyperactivité est vraiment une épidémie, c'est justement
l'inconscient qui frappe à la porte de notre civilisation mal-aisée.

Traduction Laurence Gavarini et Ilaria Pirone

70. Marina D’Amato, Téléfantaisie. La mondialisation de l‘imaginaire, Québec, Les Presses de


l'Université Laval, 2011.
71. Jean-Pierre Lebrun, La Perversion ordinaire, Paris, Denoël, 2007.

154
Jean-Marie Weber

L’hypermodernité et ses défis éthiques


pour les enseignants

Être enseignant, c’est « le plus beau métier du monde » selon


le titre d’un film réalisé par Gérard Lauzier et sorti en 1996 avec, entre
autres, Gérard Depardieu dans le rôle du professeur. Mais c’est un
métier complexe et risqué. La subjectivité des protagonistes est un
jeu, ce qui peut aussi bien les faire souffrir qu’inventer des réponses
qui aident les jeunes à se construire ou à faire avec les maux dans
lesquels ils se sont enfermés.

L’enseignement : un métier complexe


Déjà en réfléchissant sur les termes qui définissent ce métier, on
peut bien se rendre compte de la complexité de cette profession de
l’enseignant. On parle du maître, ou du « magister » donc de celui
qui sait, qui commande, qui doit permettre au jeune à maîtriser
des objets de savoir, qui évalue, qui nous dit ce que nous valons
sur le marché du travail. Le maître en général ordonne le monde, a
du pouvoir, mais il n’a accès qu’à la satisfaction grâce au travail de
l’autre, en occurrence grâce à l’obéissance, aux produits et à la civilité
des élèves.
L’enseignant est aussi désigné par le terme d’instituteur.
L’institution fait tenir debout. À l’instituteur donc de soutenir le jeune
à « s’tenir » en tant que sujet, comme l’exprime Francis Imbert1.
Aujourd’hui c’est le terme d’enseignant qui est le plus utilisé.
Il évoque le personnage qui met le monde « en signe »2, qui organise
des situations d’enseignements et d’apprentissage pour que les
instruments, les savoirs des différentes disciplines soient transmis,
utilisés, développés et mis en question.

1. Francis Imbert, Un itinéraire en pédagogie institutionnel, Nîmes, Champ social, 2018,


p. 459.
2. Philippe Choulet, Philippe Rivière, La Bonne École. 1. Penser l'école dans la civilisation
industrielle, Seyssel, Champ Vallon, 2000, p. 204.
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

Depuis toujours on attend des professionnels de l’enseigne-


ment qu’ils soient des pédagogues, des adultes qui puissent
accompagner, « agein » le jeune, le paidon. Depuis quelques années,
le terme de pédagogue est souvent remplacé par celui de coach. C’est
celui qui conduit un carrosse, qui aide donc à se déplacer, à avancer. Il
vise le développement de compétences et de performances, souvent
en faisant abstraction de la subjectivité. Peu importe la désignation,
on connaît les défis et dangers de ce métier induit par ce qu’on
nommait autrefois l’Éros pédagogique. En effet c’est une relation qui
implique le désir, l’amour, le plaisir et la jouissance.
Voilà pourquoi nous insistons pour que ce soit un éducateur,
quelqu’un qui sait aider le jeune dans son processus de subjectivation
et de socialisation, à développer ses potentialités qui se trouvent en
lui, à se déplacer hors de ses scénarios usuels et à découvrir en dehors
de lui de nouveaux contextes et cultures.
Ce bref aperçu nous montre déjà que la question de la morale
et de l’éthique constitue toujours une dimension importante et
un défi dans le domaine scolaire. D’abord parce qu’en général
l’enseignement et l’apprentissage se font dans un collectif. Et
ensuite, parce qu’il il s’agit d’une relation où importe la place que
les protagonistes accordent l’un à l’autre : est-ce que les enseignants
considèrent les élèves comme sujet de désir, de jouissance et de
souffrance ou comme objet, comme cerveau à formater ?

Les défis de l’hypermodernité


L’École, comme les autres institutions de nos sociétés modernes, se
trouve aujourd’hui devant de nouveaux défis. L’individualisme a donné
une manière d’être soi qui est de plus en plus déliée et désolidarisée
de l’être-ensemble. Comme d’autres, Marcel Gauchet parle d’une
« nouvelle économie psychique ». L’homme hypermoderne se
veut largement déconnecté et désengagé. Il ne se considère guère
responsable pour le développement des valeurs dans la collectivité.
Selon Gauchet « le rapport interindividuel supplante l’identification
au collectif comme axe de la constitution et de la définition de soi3 » .
Nous vivons dans une société qui nous permet d’un côté
une grande liberté, qui a comme valeur l’individualité et promeut
l’égalité. Les grands discours ont fait depuis longtemps place aux
parlottes4. C’est ainsi que la dissymétrie et l’autorité sont largement

3. Marcel Gauchet, L'Avènement de la démocratie IV. Le nouveau monde. Paris, Gallimard,


2017, p. 199.
4. Serge Lesourd, Comment traire le sujet ? Des discours aux parlottes libérales, Toulouse, Érès,
2006.

156
L’hypermodernité et ses défis éthiques pour les enseignants

contestées. Et d’autre part nous vivons dans un contexte où les


injustices et inégalités sont les plus criantes. Les uns en profitent,
d’autres adhèrent à des mouvements d’extrême droite pour retrouver
un cadre, quitte à vivre eux aussi leur façon de transgresser et de
jouir de l’autre.
L’éducation et l’École se trouvent, elles aussi, imprégnées
par cette dynamique, la « marche vers cette pure coexistence des
indépendances dont nous rêvions5 ». Tout se vaut ! Lebrun parle
à ce sujet d’horizontalisme6. Chez soi comme à l’école, le jeune vit
une égalité certaine. La hiérarchie est contestée de toute part. Et
on peut se demander si l’école n’est de moins en moins considérée
comme une institution. N’est-elle pas en voie de devenir un service,
voire un « supermarché » d’outils de savoirs, qui multiplie ses offres
et catégorise les clients selon leurs moyens, besoins et demandes
spécifiques ?
Le développement des compétences, la diversification, la
différenciation sont les mots clefs d’un changement de paradigme
et de discours. Une politique de l’égalité tenant compte du discours
des droits de l’Homme et des demandes spécifiques des individus
a favorisé aussi le discours de l’inclusion. L’attention pour ceux
qui ont été longtemps aliénés et exclus leur offre des opportunités
inimaginables il y a 30 ans. Des dispositifs et des discours ont été
développés qui font sens. Même s’il faut que les acteurs puissent
s’autogérer et s’autoproduire davantage7.

Le défi éthique
« L’histoire de la libération est derrière nous ; l’histoire de la liberté
commence », affirme Marcel Gauchet8. Que ce soit dû à nos visées,
nos choix, les discours et expérimentations transhumanistes, le
vécu traumatique d’un élève, le sort des migrants en Grèce ou les
confrontations actuelles avec le réel sous forme d’un Coronavirus, les
questionnements éthique et moral fait partie de nous en tant que
« parlêtre » : Quel est notre devoir ?
Déjà Aristote affirmait dans son Éthique à Nicomaque « qu’un
citoyen doit être capable d’exercer le pouvoir (arkhein, infinitif actif)
et en même temps d’être gouverné (arkhestai, infinitif passif). Nous
sommes donc toujours fondamentalement divisés entre l’autonomie,

5. Marcel Gauchet, L'Avènement de la démocratie IV. Le nouveau monde, op. cit., p. 742.
6. Jean-Pierre Lebrun, Les Risques d’une éducation sans peine, Bruxelles, Yapaka, Faber, 2016.
7. Michèle Lapeyre, « L'école inclusive : Le grand écart entre ambitions humanistes et
réalisations ? », Empan, n° 1, 2020, p. 44.
8. Marcel Gauchet, L'Avènement de la démocratie IV. Le nouveau monde, op. cit., p. 742.

157
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

notre singularité et notre appartenance au collectif9 ». Nous sommes


défiés d’articuler les deux, comme nous devrons articuler le savoir et
le savoir non-su, le pulsionnel et la parole, la jouissance et la chaîne
des signifiants, le conscient comme l’inconscient.
Comment vivre et inventer cette liberté en collectivité et
comment transmettre ce devoir ? Quel peut être l’apport de la
psychanalyse qui justement s’intéresse depuis Le Malaise de la
civilisation de Freud à la façon dont le sujet invente sa façon de
préserver sa singularité en même temps que le lien à l’Autre10.
Pour que le collectif puisse fonctionner, il nous faut des normes
et des règles, une morale, voire un code déontologique dans certaines
professions. C’est donc une perte de liberté qui est en jeu, nécessaire
à faire fonctionner le tout. Éthique, il y a
d’abord parce que, par l’acte grave de position de liberté, je
m’arrache au cours des choses, à la nature et à ses lois, à la vie même
et à ses besoins. La liberté se pose comme l’autre de la nature. Avant
donc de pouvoir opposer, comme Kant, Loi morale à Loi physique, il
faut opposer, le pouvoir-être à l’être donné, le fait au tout fait11 .

Le transfert et la rencontre à l’école


Or, compte tenu de notre contexte, où la visée de l’indépendance
individuelle est déjà tellement réalisée que l’autonomie constitue
un problème pour la société et l’État, l’enseignant se voit de plus en
plus confronté avec une singularité radicale, les maux des élèves et
« l’effet révolutionnaire du symptôme12 ».
Considérer la relation entre l’élève et, respectivement, ses
parents et l’enseignant comme un transfert en est une conséquence
qui fait sens. Le prendre ainsi constitue un choix épistémique, mais
aussi éthique. Le concept du transfert désigne le lien entre élève et
enseignant comme affectif. Il s’instaure parce que l’élève est travaillé
inconsciemment par les limites de son savoir-être et considère que
l’enseignant devrait disposer du savoir ou pouvoir qui lui manque.
L’enseignant est donc mis à une place de « sujet supposé savoir »
ou de supposé pouvoir. Et vice versa, l’enseignant suppose souvent
lui aussi – consciemment ou non – un savoir ou pouvoir à l’élève
dont ce dernier, n’en sait pas trop. L’amour ou la haine de l’autre
constitue le moteur de ce lien. En s’en rendant compte, l’enseignant

9. Jean-Pierre Lebrun, Les Risques d’une éducation sans peine, op. cit., p. 6.
10. Marie-Jean Sauret, L'Effet révolutionnaire du symptôme, Toulouse, Érès, 2008.
11. Paul Ricoœur, « Avant la loi morale : l'éthique », Encyclopédie Universalis, Paris, 1985,
p. 42-45.
12. Jacques Lacan, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 381.

158
L’hypermodernité et ses défis éthiques pour les enseignants

peut saisir son implication subjective dans le lien qui se noue ou non
avec l’élève.
En tenant compte du savoir non su, du manque et du
désir de savoir ou de grandir, des résistances et symptômes des
élèves, l’enseignant peut faire lien. Avec Jean-Pierre Lebrun13, nous
parlons aussi de « présence réelle », parce que l’enseignant n’est
plus tellement soutenu par l’imaginaire d’un ordre hiérarchique
et patriarcal. L’engagement de l’enseignant en tant que sujet est
nécessaire. Il favorise des rencontres, des échanges à travers lesquels
les protagonistes ne trouvent pas nécessairement, selon Lebrun, la
réponse adéquate ou l’intervention efficace qui devrait s’ensuivre.
Mais c’est ainsi que le jeune s’ose, prend le risque et prend le goût
d’apprendre et de se subjectiver. C’est un risque, parce que cette
rencontre met le sujet aussi bien en contact avec une part occultée,
mais reconnaissable, parfois aussi avec une altérité dérangeante. La
frustration ou l’angoisse qui peut en résulter peut mettre le jeune
mal à l’aise, et le faire régresser en vue de se protéger.
Voilà pourquoi importe la posture éthique de l’enseignant
pour que ces effets des transferts entre enseignants et élèves soient
travaillés. C’est ce que nous allons aborder à travers une vignette
clinique.

Une vignette clinique


Un jeune a du mal à être accepté dans une classe inclusive. Les
condisciples se sentent provoqués, mal à l’aise par rapport à son
comportement. Ils préféreraient qu’il soit exclu. Les enseignants le
soutiennent pour s’intégrer et faire avec son mal. Ces efforts sont
jugés par les autres élèves comme manque d’attention par rapport à
leurs propres besoins de reconnaissance et leurs malaises. Comment
répondre à ces demandes ? Et comment aider ce jeune à avancer ?
C’est une situation qui demande d’articuler des interventions
au niveau des normes donc de la morale et de l’éthique. Les
enseignants se demandent comment faire aussi bien avec l’angoisse
ou même de la haine de la part des élèves comme d’eux-mêmes. C’est
l’angoisse, la « Hilflosigkeit » qui s’installe. On peut même parler
d’une « inquiétante étrangeté14 » parce que les jeunes rencontrent
dans le contact réel quelque chose qui leur est intime. Le « Que
veux-tu », le « Che vuoi » adressé aussi bien à leur condisciple et à

13. Jean-Pierre Lebrun, Alain Eraly, Réinventer l'autorité, Toulouse, Erès, 2021, p. 92.
14. Sigmund Freud, Das Unheimliche. GW, Bd. XII, Frankurt am Main, Fischer Taschenbuch-
Verlag, 1999.

159
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

leurs enseignants constitue une chance. Un tel questionnement


concernant l’intention ou le désir de l’autre peut faire évènement.
Dans de telles situations, l’enseignant bien intentionné se voit
souvent tenté de vouloir maîtriser la situation, de la cadrer à travers
une panoplie de mesures. C’est aussi son fantasme inconscient qui
le travaille. Il risque qu’une certaine « usure »15 s’installe auprès
des élèves comme chez lui-même. Nous avons pu voir avec quel
engagement les enseignants désiraient que les jeunes de cette classe
puissent travailler leur angoisse, finalement leur rapport à l’Autre.
Remarquable auprès de certains enseignants était aussi le désir de se
former à travers cette situation et de bricoler des stratégies. L’appel
à l’autre en est aussi un signe. Que tirer de cette situation d’un point
de vue éthique ?

L’altérité comme défi


Vivre une certaine empathie ou sympathie avec celui qui souffre
n’est pas évident. D’autant plus si nous ressentons de l’angoisse ou
sommes très pris dans la quête de nos propres plaisirs, jouissances
ou angoisses. Dans ces cas c’est l’image que nous nous construisons
de nous-mêmes ainsi que de l’autre, d’un groupe ou d’une nation
qui nous conduit dans nos actes. Parfois nous préférons exclure du
groupe celui qui est différent ou miser sur quelque spécialiste qui va
arranger les problèmes, donc réparer l’autre : « S’il était un hyperactif,
on saurait, cela nous rassurerait. »
Nous risquons de nous emprisonner dans nos représentations,
d’exclure aussi bien l’autre que notre propre « intimité »16, donc ce
qui nous travaille inconsciemment. Nous nous aliénons nous-mêmes.
Or c’est justement le risque de trouer nos représentations
imaginaires, en nous rendant compte de la polysémie des signifiants,
du non-savoir-su, du refus de la totalité (Levinas) qui nous fait avancer.

L’éthique du réel
C’est Emmanuel Kant qui a pensé cet aspect de l’être humain. Il nous
invite à ne plus nous soumettre à n’importe quelle idée du Bien ou
du Mal, de nous laisser guider par l’imaginaire des discours externes,
mais de nous considérer responsables de nos actes. Nous considérer

15. Claude Allione, La Part du rêve dans les institutions. Régulations, supervision, analyse des
pratiques, Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 67-94.
16. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, Exilés de l'intime. La médecine et la psychiatrie au
service du nouvel ordre économique, Paris, Denoël, 2008.

160
L’hypermodernité et ses défis éthiques pour les enseignants

impérativement, inconditionnellement responsable constitue notre


devoir.
Quoiqu’étant un être déterminé, nos rencontres nous appellent
à ne pas nous verrouiller dans les représentations de nous-mêmes
comme des autres. Nous nous découvrons mis devant le choix,
d’accepter notre division17 et de nous ouvrir au Réel, à l’impossible
fiction. Dans ce sens Lacan affirme :
La question éthique, pour autant que la position de Freud nous y
fait un progrès, s’articule d’une orientation du repérage de l’homme
par rapport au réel18.
On comprend bien qu’une telle ouverture au Réel, à la « Vie »
comme le formule Denis Vasse19 rend possible un certain écart, un
espace de liberté. Il s’agit donc de lâcher les amarres d’une l’identité,
les identifications symboliques qui nous figent et nous font souffrir.
C’est dans un certain sens au vide, à « l’absolu du manque » que
le désir s’accroche, comme l’affirme Lacan20. Le vécu de non-
coïncidence, d’une faille, d’un non-savoir peut donc nous engager
dans le désir propre. Or le désir, point d’articulation du corps à la
relation par la parole, est – comme le souligne Resweber – l’instance
qui évide l’image du corps et fait appel à l’Autre, le point vide d’où
naît le sujet21 .
C’est dans ce sens que l’éducateur ou l’enseignant est invité à
trouer ses représentations des élèves et à aider le jeune à advenir
comme sujet, à vivre, à expérimenter sa liberté. La question éthique
à se poser comme enseignant s’énonce donc : « Est-ce que j’ai choisi
de vivre et de faire vivre ? »
L’enseignant peut aider le jeune à se libérer de ses enfermements
en le rencontrant et en se rendant compte des transferts qui les lient
sans pour autant savoir les analyser. C’est souvent du bricolage.
Même l’interdit formulé par l’enseignant dans le transfert sert à
relancer le jeune dans sa pensée, à la « dé-sidérer », donc à l’ouvrir à
l’altérité, à l’ailleurs.
L’éthique du travail éducatif a donc pour finalité ultime d’éveiller
le sujet à sa liberté. Or, nous savons aussi que « toute liberté n’existe

17. Alenka Zupancic, Das Reale einer Illusion, Frankurt am Main, Suhrkamp, 2001, p. 31.
18. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L'éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986,
p. 21.
19. Denis Vasse, La Vie et les Vivants. Conversation avec Françoise Muckensturm, Paris, Seuil,
2001, p. 217.
20. Jacques Lacan, Autres écrits, op. cit., p. 343.
21. Jean-Paul Resweber, Le Questionnement éthique, Paris, Cariscript, 1990, p. 128.

161
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

qu’en entrant en conflit avec d’autres libertés qui la limitent, la


renforcent ou la contredisent22 ».
C’est un défi aujourd’hui ! C’est une question de représentation
de l’homme et de la femme. L’être humain est « un sujet souffrant,
jouissant et pas un sujet avec des défaillances » qu’il faut dresser ou
réparer23. L’assujettissement de l’humain à des techniques risque
d’anéantir tout le pouvoir créateur de l’homme. C’est là d’ailleurs
une façon d’oublier toute éthique. Or cela constitue « peut-être le
seul risque qu’il faut vraiment chercher à prévenir24 ».

L’éthique de la rencontre
L’enseignant est quelqu’un qui se » laisse affecter, altérer par ce qui
parle dans la vie : le vivant25 ». C’est un acte de s’ouvrir à un au-delà
du voir ou des sentiments, donc de l’imaginaire. Il nous ouvre à
l’Autre comme énigme et en même temps il éveille notre désir26.
Revenant à notre vignette clinique. Les enseignants peuvent
être tentés de résoudre les conflits par des contraintes. Ils font alors
vite l’expérience d’un rejet fort de la part des élèves. Il incombe donc
aux enseignants d’élaborer avec la classe des règles et des rituels pour
pouvoir vivre avec une certaine sérénité en collectivité, sans exclure
quelqu’un. Ceci n’est guère possible sans une certaine perte de la
liberté de chacun. Voilà pourquoi un échange continu entre élèves et
régent de classe ou l’ensemble des enseignants doit être installé. Ceci
permet à ce que la « Pédagogie Institutionnelle » a pensé comme le
« Quoi de neuf ». Ce n’est pas la loi du plus fort ou de la masse qui y
règne, mais celle du symbolique. C’est la loi symbolique, le droit à la
parole et à l’écoute de tous qui aide les élèves à mettre leurs craintes
et maux en parole, à faire des distinctions, à dénouer des fusions et
des confusions. L’écoute réciproque et l’attention à la polysémie des
signifiants peut avoir des effets de libération. C’est un travail continu,
de longue haleine. Mais un tel échange peut ouvrir au désir27 si
l’enseignant ne cède pas sur son désir de laisser dire ses élèves. Dans
tel cas l’échange peut faire événement : les élèves font l’expérience
bénéfique du « dire ». La joie qui s’installe fait signe de l’effet.
Pour l’enseignant, il importe donc de se poser la question de
son propre rapport à la vie, au savoir et à la vérité qui ne parle que

22. Ibid., p. 100.


23. Jaqueline Russ, Clotilde Leguil, La Pensée éthique contemporaine, Paris, PUF, 2015, p. 120.
24. Ibid., p. 121.
25. Denis Vasse, La Vie et les Vivants. Conversation avec Françoise Muckensturm, op. cit., p. 13.
26. Ibid.
27. Francis Imbert, Un itinéraire en pédagogie institutionnel, Nîmes, Champ social, 2018,
p. 272.

162
L’hypermodernité et ses défis éthiques pour les enseignants

dans la rencontre. Dans sa relation avec l’élève, il importe donc que


les protagonistes puissent assumer à prendre une posture éthique
et puissent dire à l’instar de Paul Ricoeur : « Je veux que ta liberté
soit28. »

L’enseignant responsable de soi-même :


« se soigner soi-même »
Jean Oury, inspirateur de la psychiatrie institutionnelle insistait sur
le fait que l’institution se constituait des deux sortes de membres :
« soignants-soignés » et de soignés-soignants ». N’est-ce pas
pareil à l’école ? Il y a d’abord des enseignants-enseignés payés et
des enseignés-enseignants, c’est-à-dire les élèves qui ne sont pas
payés. L’enseignant vrai se laisse toujours enseigner par ses élèves
et étudiants. Pour être un soignant ou enseignant pas trop nocif,
il faut prendre soin de soi-même et du collectif. Dans ce sens, le
professionnel des « métiers de l’humain » (Mireille Cifali) doit opter
pour le principe qu’il s’agit d’abord de se soigner soi-même, avant de
soigner l’autre. Et de même il s’agit de travailler le milieu dans lequel
on travaille : ses structures, les statuts et les rôles29.
L’enseignant se voit donc défié par les nouvelles ambitions et
situations conflictuelles. Comment peut-il échapper à ses doutes,
son impuissance et sa solitude professionnelle ? Afin de pouvoir
développer sa posture réflexive et éthique, il a besoin de pouvoir
mettre en mots ses expériences, ses souffrances, doutes et questions.
C’est à travers des espaces – temps d’échange, de supervision ou
d’analyse des pratiques – que les enseignants peuvent travailler
leur implication dans une situation et dans le contexte actuel30. Ils
peuvent y questionner comment répondre et se conduire comme
être responsable si l’autre se fige quelque part. Ceci implique aussi de
voir où on se fige soi-même. En tout cas, ce serait un grave « danger
de négliger l’inévitable travail intérieur inhérent à toute mutation
sociale », comme l’affirmait récemment Michèle Lapeyre31.
Il s’agit donc d’être enseignant, tout en se laissant enseigner à
travers les transferts, d’être éducateur ou coach tout en étant prêt
à se déplacer, à mettre des habitudes, des répétitions et même

28. Paul Ricœur, « Avant la loi morale : l'éthique », Art. cit., p. 43.
29. Jean Oury, Il, donc, Vigneux, Matrice, 1998, p. 191.
30. Ilaria Pirone, Jean-Marie Weber, « Comment être juste dans l'acte éducatif ? Une
question pour le sujet au-delà d'une compétence professionnelle de l'enseignant », Spirale.
Revue de recherches en Éducation, n° 61, 2018, p. 53-68.
31. Michèle Lapeyre, « L'école inclusive : Le grand écart entre ambitions humanistes et
réalisations ? », Art. cit., p. 43.

163
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

des fantasmes au travail sans nécessairement les révéler32. C’est


finalement à cela que sert l’échange, la supervision : ressourcer le
désir de soutenir l’autre.

Former à l’ouverture
À partir de toutes ces réflexions, il incombe donc à l’enseignant
de soutenir le jeune à s’ouvrir à l’Autre, au « Nebenmensch », au
langage, à différents discours, aux sciences aussi, ainsi qu’à sa propre
altérité. C’est une aventure, un défi qui peut faire vivre le jeune des
événements angoissant. À l’enseignant de l’accompagner, de lui offrir
un certain cadre, une certaine sécurité à l’instar de l’analyste ou de
« la mère suffisamment bonne » comme Winnicott l’a formulé33.
Les enseignants sont continuellement interpellés par le
rapport à la jouissance des jeunes. Un enseignant nous parle du
manque d’hygiène de vie, de consommation de drogues, d’alcool. Il
évoque leur « train de vie », leur manque de sommeil. Et c’est ainsi
qu’ils craquent. L’école est mise au défi aussi par l’indiscipline, le
manque de civilité, la violence des jeunes, donc par le réel. Un des
enseignants évoque le cas d’élèves qui ont de très bonnes notes,
des « notes bombastiques », mais ils sont d’une agressivité extrême.
L’école est quelquefois dépassée. Il est question d’impuissance et
d’impossible. Comment les faire sortir de leurs impasses, de leur
enfermement fantasmatique ?
Il s’agit de relancer la dynamique du désir. Il faut que les
jeunes puissent faire l’expérience que vivre demande toujours une
perte de jouissance. Mais la fonction formative comme la fonction
paternelle ne s’exprime pas simplement par un « non », mais aussi
par un « oui », c’est-à-dire un mot comme « c’est formidable ce que
tu vas là !34 ».
Le père lacanien est donc un père qui sait fermer les yeux au
moment où il faut, là où il faut, de la bonne façon. C’est aussi un père
qui sait faire des exceptions. Un père qui sait quelque part que la loi
n’est pas la règle, mais qu’elle est l’huile dans les rouages du désir.
Une loi qui rend possible la mobilisation du désir. Ce à quoi le père

32. Claude Allione, La Part du rêve dans les institutions. Régulations, supervision, analyse des
pratiques, op. cit., p. 88.
33. Donald Winnicott, « La préoccupation maternelle primaire », dans Winnicott, Donald,
De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p. 168-174.
34. Alexandre Stevens, Désarroi et inventions dans la psychose. Le pont freudien : http://
pontfreudien.org/content/alexandre-stevens-d%C3%A9sarroi-et- inventions-dans-la-psychose.
1er juillet 2019.

164
L’hypermodernité et ses défis éthiques pour les enseignants

dit oui, c’est au désir. Le père lacanien est un père qui ouvre la voie
du désir. Il humanise la loi en rendant le désir possible35.

L’acte d’énonciation et le Bien-dire


Nombreuses étaient les éthiques traditionnelles qui nous disaient
le Bien. C’est la position du discours du maître qui commande.
Aujourd’hui il s’agit de soutenir le jeune dans sa démarche d’être de
désir, donc de la vérité.
Le dire est attendu au lieu d’achoppement du discours du
jeune. Là où ça m’échappe, là dois-je comme sujet advenir, c’est une
question de Bien-dire36.
La tâche est alors de soutenir et relancer ce Bien-dire en étant
le moins possible agent de résistance. En effet l’enseignant comme
toute autre est agent de résistance dès qu’il répond d’une position de
maîtrise, de savoir comment doit faire le jeune.
Dans son roman Spieltrieb publié en français sous le titre de
La Fille sans qualité Julie Zeh37 nous parle d’une adolescente très
intelligente, mais attirée comme son copain par le nihilisme et des
jeux pervers entre autres avec un enseignant. Elle se voit comme
prototype de notre civilisation, une fille sans identité et sans qualités.
À un de ses professeurs qui affirme qu’il y a toujours au moins deux
perspectives pour entr’apercevoir toute chose, elle rétorque : « Vous
êtes marié ? Vous aimez votre femme ? Avez-vous jamais songé que
vous auriez tout aussi bien pu la haïr ? » « Non, bien sûr ! » répond
le professeur. « Si c’est le cas, dit- elle à voix basse, alors arrêtez vos
conneries avec vos deux perspectives possibles pour toute chose. »
La transmission d’une posture éthique vise donc un regard
critique qui nous garde de mettre à égalité l’infini du désir avec
l’indifférence vis-à-vis de l’autre ou avec toute sorte de relativisme
absolu.

« Chaplin a aidé les hommes à vivre »


Terminons avec une note esthétique et joyeuse en nous inspirant
l’affirmation de François Truffaut : « Chaplin a aidé les hommes à
vivre38. » Ayant travaillé récemment avec des étudiants le film City

35. Jacques-Alain Miller, … du nouveau ! Introduction au Séminaire V de Lacan, Paris, ECF,


2000, p. 40.
36. Martin Pigeon, « L'éthique du bien dire ». Psychasoc : http://www.psychasoc.com/Textes/
L-ethique-du-Bien-dire, 2 juillet 2019.
37. Julie Zeh, La Fille sans qualités, Arles, Actes Sud, 2007.
38. François Truffaut, Les Films de ma vie Paris, Flammarion, 2007, p. 76.

165
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

lights (1931) de Charly Chaplin, je me suis rendu compte comment


cette figure de Charlot pouvait être « une icône »39 de notre modernité
et un personnage d’une éthique du réel. Le vagabond n’a pas
d’identité substantielle comme l’affirme Kracauer40. Il constitue une
figure d’ouverture, « un trou », finalement du réel, qui se construit et
se déconstruit à travers de grands et de petits événements. Et c’est
ainsi qu’il nous aide à nous ouvrir à d’autres perspectives. Dans la
scène finale de City lights, « the highest moment in the movies » il
nous fait découvrir que mieux voir nous demande aussi de laisser
tomber une illusion, un fantasme, faire du vide. Cela peut être
traumatique, mais sain ! Il faut savoir l’assumer comme Charlie. Le
vagabond nous le fait découvrir à travers son regard triste, généreux,
heureux et à travers son désintéressement de soi dans l’amour de la
vendeuse. Cela nous rappelle le psychanalyste qui est « déchétisé » à
la fin d’une cure. Pensons aussi à l’enseignant quitté par ses élèves en
début des vacances d’été dans le film Être et avoir de Nicolas Philibert
(2002). Le cinéma comme la psychanalyse et l’éducation nous aident,
chacun à sa manière, d’ouvrir nos yeux, de voir plus loin, de quitter
des scénarios enfermant afin de vraiment vivre.

39. Dorothee Kimmich, Charlie Chaplin, Eine Ikone der Moderne, Frankfurt am Main,
Suhrkamp, 2003.
40. Siegfried Kracauer, « Charlie Chaplin », dans Kimmich, D. Charlie Chaplin, Eine Ikone der
Moderne, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2003, p. 130.

166
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177
Les auteur.rices

Doris Bühler-Niederberger
Professeure émérite en sociologie et éducation, Bergische Universität
Wuppertal.
Marina D’Amato
Professeure en sociologie, éducation et communication, Università
Roma 3.
Laurence Gavarini
Professeure émérite en sciences de l’éducation et études de genre,
CIRCEFT, Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis.
Edmondo Grassi
Chercheur associé en sociologie, département des Sciences de
l’éducation, Università Roma 3.
Mej Hilbold
Maîtresse de conférences en sciences de l’éducation et études de
genre, CIRCEFT, Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis.
Leandro de Lajonquière
Professeur en sciences de l’éducation, CIRCEFT, Université Paris 8
Vincennes Saint-Denis.
Pierre Macherey
Professeur émérite en philosophie, Université Lille 3.
Dominique Ottavi
Professeure émérite en sciences de l’éducation, CREF, Université
Paris-Nanterre.
Ilaria Pirone
Maîtresse de conférences en sciences de l’éducation, CIRCEFT,
Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis.
Le Normal et le Pathologique à l’école aujourd’hui

Giuseppe Rociola
Enseignant et clinicien, département des Neurosciences, Faculté de
médecine et de chirurgie, Università Roma 2.
Claudia Schuchart
Professeure en sociologie et éducation, Bergische Universität
Wuppertal.
Jean-Marie Weber
Maître de conférence en sciences de l’éducation et en sciences
sociales, Faculté des Sciences Humaines, Université du Luxembourg.

180
Suivi d’édition Zoulikha Bendahmane
Maquette intérieure, mise en page et suivi de fabrication Valérie Guillou
Maquette de couverture Sandrine Javelle

Presses universitaires de Vincennes (PUV)


Université Paris 8
2, rue de la Liberté
93526 Saint-Denis Cedex
www.puv-editions.fr

Distribution DILISCO
Zone artisanale Les Conduits – Rue du Limousin – BP 25 – 23220 Cheniers
Tél. +33 (0)5 55 51 80 00 – Fax +33 (0)5 55 62 17 39

Diffusion AFPU-D
C/O Université de Lille – 3 rue du Barreau –BP 60149 –59653 Villeneuve d’Ascq Cedex
Tél. +33 (0)3 20 41 66 95

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