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« L éducateur doit tenir compte de deux facteurs fondamentaux dont les relations posent

précisément le problème pédagogique ; d’un côté, l’enfant, être qui évolue ; de l’autre, certaines idées,
certains buts, certaines valeurs, acquises par l’expérience mûrie des adultes. L’idéal que doit se proposer
une théorie éducative, c’est d’arriver à faciliter et à rendre plus efficaces et plus complètes les relations
réciproques de ces deux forces [...]. On pourrait énumérer indéfiniment les différences et divergences
apparentes qui existent entre l’enfant et le programme scolaire [...] : d’abord le monde restreint, mais
personnel, dans lequel se meut l’enfant, et le monde impersonnel, vaste comme le temps et l’espace, où
l’école l’introduit ; ensuite, l’unité toute affective de la vie de l’enfant, et les spécialisations et les
divisions du programme d’études ; enfin, en opposition avec la vie pratique, émotionnelle de l’enfant,
un principe abstrait et logique d’ordonnance et de classification.
Différentes écoles pédagogiques sont nées de ces conflits. L’une d’elle fixe son attention sur
l’importance des matériaux du programme [...]. Subdivisons chaque sujet en branches d’études, chaque
branche en leçons, chaque leçon en faits spécifiques et en formules. Faisons parcourir à l’enfant pas à
pas chacune de nos provinces scientifiques, bientôt il aura couvert tout le champ de la connaissance [...].
C’est le sujet d’étude qui est le but et qui détermine la méthode à suivre. L’enfant, c’est l’être qui doit
être amené à maturité, être superficiel auquel il faut donner de la profondeur et dont il faut élargir
l’étroite expérience [...].
Non pas, répond l’école opposée. L’enfant est le point de départ, le centre, le but. L’idéal, c’est
son développement, sa croissance. Cela seul fournit une méthode pédagogique. Toutes les études
doivent être les servantes de cette croissance ; elle ne valent que comme instrument de ce
développement [...]. L’idéal, ce n’est pas que l’enfant accumule des connaissances, mais développe ses
capacités [...]. La vraie étude est un processus actif qui développe l’esprit ; c est une assimilation
organique dont l’origine est interne. Nous devons donc, littéralement, partir de l’enfant, le prendre pour
guide [...]. Pourquoi, dans nos écoles, tant de choses mortes, mécaniques, formelles, sinon parce qu’on
subordonne au programme la vie et l’expérience de l’enfant ? C’est pourquoi l’étude est devenue
synonyme de corvée et les leçons ont pris l’aspect d’une tâche.
Cette opposition fondamentale entre l’enfant et les programmes, telles que nous la présentent les
deux doctrines adverses que nous venons d’indiquer peut être encore formulée comme suit : Discipline,
c’est la devise de ceux qui proclament la beauté des programmes ; Intérêt, c’est celle de leurs opposants.
Les premiers sont avant tout des logiciens, les seconds des psychologues. Les premiers insistent sur la
nécessité de posséder des maîtres parfaitement instruits et rompus à la discipline scientifique, les
seconds exigent d’eux de la sympathie pour l’enfant et la connaissance de ses instincts naturels […].
Les uns s’efforcent avant tout de conserver l’héritage qui est le fruit des peines et des labeurs des
hommes d’autrefois ; les autres affectionnent la nouveauté, le changement, le progrès […].
Quel est donc le problème qui se pose ? Il s’agit de nous débarrasser de l’idée funeste qu’il y
aurait opposition entre l’expérience de l’enfant et les divers sujets qu’il rencontrera au cours de ses
études.
Il faut faire voir que l’expérience de l’enfant renferme déjà en elle-même des éléments – faits et
vérités – de même nature que ceux que contiennent des études élaborées par la raison des adultes [...]; il
faut montrer comment elle renferme les attitudes, les mobiles, les intérêts qui ont opéré le
développement et l’organisation des programmes logiquement agencés. Et, d’autre part, il s’agit
d’interpréter ceux-ci comme le résultat organique de forces à l’œuvre dans la vie de l’enfant, et d’y
découvrir les moyens de donner à l’expérience insuffisante de l’enfant une maturité plus riche.
Abandonnons la notion de programmes fixes et valables par eux-mêmes, en dehors de
l’expérience enfantine ; cessons de penser à celle-ci comme à quelque chose de rigide et de fini ;
voyons-en le caractère mobile, évolutif, vivant, et nous comprendrons que l’enfant et le programme ne
sont que des limites définissant un seul et même processus. Comme deux points déterminent une droite,
ainsi l’état mental actuel d’un enfant et les faits et vérités contenus dans les « sciences » délimitent
l’instruction. Celle-ci est une reconstruction continuelle, qui va de l’expérience toujours changeante de
l’enfant aux vérités organiques qui forment ce qu’on appelle les « études » [...]. Ce dont la pédagogie a
besoin, c’est d’une théorie qui nous permette d’interpréter, d’évaluer les manifestations de l’activité
mentale de l’enfant à la lumière de l’évolution vitale plus vaste dont elle fait partie ».

John Dewey, « L’enfant et les programmes d’études » (1902),


in L’École et l’enfant, trad. L. S. Pidoux, Fabert, 2004.

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