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Éducation et didactique

8-1  (2014)
Didactiques et/ou didactique ?

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Francia Leutenegger
Didactique et/ou didactiques ? Des
épistémologies et des postures, des
approches et des méthodes
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Francia Leutenegger, « Didactique et/ou didactiques ? Des épistémologies et des postures, des approches et des
méthodes », Éducation et didactique [En ligne], 8-1 | 2014, mis en ligne le 15 septembre 2016, consulté le 20
octobre 2014. URL : http://educationdidactique.revues.org/1889

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DIDACTIQUE ET/OU DIDACTIQUES ? DES ÉPISTÉMOLOGIES
ET DES POSTURES, DES APPROCHES ET DES MÉTHODES

Francia Leutenegger
Groupe de Recherche en Didactique comparée (GREDIC), Université de Genève

Éducation & Didactique, 2014, vol. 8, n° 1, p. 77-84  77


Didactique et/ou Didactiques ? Des épistémologies et des postures, des approches et des méthodes

Francia Leutenegger

La discussion portera sur les textes de Yves Reuter se positionnent résolument pour un pluriel du terme
et de Jean-Louis Martinand. À partir de cette discus- « didactique » : les didactiques (des disciplines). Du
sion critique, je prendrai position depuis le champ reste, le syntagme complet, pour Yves Reuter, pose
de la didactique comparée et plus particulièrement problème puisqu’il y voit un pléonasme : comment
les travaux menés à Genève par notre équipe depuis les didactiques peuvent-elles être autre chose que
le début des années 2000. Je reviendrai brièvement disciplinaires ?
au fil du texte sur le projet initial de la didactique Il me semble que distinguer ces termes par un
comparée en m’appuyant aussi sur les écrits de Maria- singulier ou un pluriel permet surtout de considérer
Luisa Schubauer-Leoni, fondateurs de ce projet. le champ de recherche (LA didactique) commun à
Afin de donner une certaine structure et unité au tout chercheur en didactique(s), des champs spéci-
texte, l’option est de parcourir les termes du titre en fiques aux objets disciplinaires qu’il représente. En
cherchant à discuter les épistémologies et postures effet le champ de la didactique est nécessairement
ainsi que les types d’approches et les méthodes mises pluriel (LES didactiques) puisqu’il prend la mesure
en avant par chacun des deux auteurs. Ces diffé- des spécificités des objets d’enseignement/apprentis-
rentes entrées seront mises en relation avec quelques- sage. Mais que ce soit ce champ au sens large, par
uns des thèmes de questionnements retenus par les opposition à d’autres champs des sciences humaines
organisateurs de la journée et traités par les auteurs. et sociales – comme on nommerait celui de l’Histoire
Après être revenue brièvement sur les questions de en regroupant du même coup les spécialités histo-
genre et de nombre (LA/LE/LES didactique(s)), je riques de ses chercheurs sous une même bannière –
retiendrai trois espaces de questionnement : celui de ou que cela concerne les disciplines d’enseignement
la transmission culturelle, celui de la formation et spécifiques, toutes s’emploient à étudier ce qu’il en
celui de la recherche. est de faits sociaux, ceux de la transmission des
En exergue des différentes questions abordées, savoirs. Ces phénomènes sociaux relèvent, à mon
notons que les auteurs ont tous deux le mérite de sens, DU didactique, certes dense partout, comme le
tenter de faire de l’ordre dans les appellations, les mentionnait Chevallard (1992) dans son anthropo-
désignations et les institutions concernées par LA/LE/ logie du didactique.
LES didactique(s), à savoir les institutions scolaire,
académique, de recherche ou de formation qui ont
toutes et chacune leur visée propre qu’il ne faut Didactique  : un mouvement de
surtout pas confondre. Je me placerai surtout du transmission culturelle
point de vue de la recherche en didactique en cher-
chant à questionner les épistémologies et postures, La discussion précédente amène, depuis le point
dans les différents espaces concernés, avec une atten- de vue des deux auteurs, à interroger les postures
tion particulière à celle du chercheur en didactique épistémologiques relevant du questionnement sur le
ainsi que ses types d’approche et méthodes. mouvement de transmission d’une « culture » qui est,
nous disent les organisateurs de la journée, « à consi-
dérer au sens large, comme l’ensemble des savoirs,
Didactique : de genre et de nombre ? manières de faire et manières d'être qu'une société
juge bon de transmettre aux générations nouvelles ».
Lors de la journée d’étude, un premier étonne- La question est posée : « en quoi l’étude des conditions
ment de ma part a été de découvrir des positions de diffusion/transmission de cette culture gagne-t-elle
assez radicales dans le débat sur LA didactique / (ou non) à être structurée à l’image du découpage des
LE didactique / LES didactiques alors même que le savoirs, des pratiques, ou des activités au sein des institu-
sens de ces termes me semblait relativement stabilisé tions d’éducation et de formation ? » (Ligozat, Coquidé
depuis quelques années. Notons que ces questions & Sensevy, dans ce numéro).
de désignation ont aussi fait l’objet d’un débat nourri Poser la question DU didactique et celle d’une
lors de l’édition récente de l’ouvrage « Didactique transmission culturelle aux jeunes générations
en construction, constructions des didactiques  » revient aussi, depuis plusieurs années déjà, à postuler
(Dorier, Leutenegger & Schneuwly, 2013, Éds.). l’existence de phénomènes sociaux relevant de
Yves Reuter et Jean-Louis Martinand, quant à eux, « quelque chose » de commun à ce qui s’enseigne et

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s’apprend, à l’école ou ailleurs, du reste. Les positions de noyau dur et de configuration disciplinaire sont,
de Jean-Louis Martinand et Yves Reuter apparaissent semble-t-il, au premier abord, non reconductibles
ici relativement contrastées. à des questions communes. Il rejoint également
Pour le premier, on peut se sortir d’affaire en Jean-Louis Martinand sur la responsabilité des
considérant que le point commun concerne le curri- didacticiens quant aux contenus. Il distingue aussi,
culum : il n’y a de didactiques (au pluriel) que les et cela lui semble fondamental, « des espaces diffé-
didactiques du curriculum puisque, – c’est parti- rents d'actualisation des disciplines : un espace de
culièrement vrai au primaire, nous dit Jean-Louis prescriptions (par exemple, en France, les textes »
Martinand – les différentes matières scolaires sont officiels, (« un espace de recommandations (forma-
insérées dans un curriculum commun. Dès lors, tion, inspection, associations, manuels, un espace
les didacticiens (académiques) des disciplines sont de pratiques et un espace de représentations, ce qui
porteurs « d’une responsabilité reconnue pour permet, par voie de conséquence, de différencier des
les contenus qu'elles partagent avec ce qu’on peut modes d'actualisation différents des disciplines : des
appeler les didactiques « praticiennes » d’enseignants configurations disciplinaires prescrites, recomman-
et les didactiques « normatives » d’administrateurs… » dées, pratiquées) (re)construites par les acteurs. Donc,
(Martinand, dans ce numéro). Or cette question loin d’être essentialisées, les disciplines ont des modes
des curriculums n’est pas si simple et les frontières d’existence différents » (Reuter, dans ce numéro).
entre disciplines pas si « étanches » et Jean-Louis Pour Yves Reuter, si les disciplines ont fondamen-
Martinand relève notamment la question des « éduca- talement leur vie propre, quels sont alors l’intérêt et
tions à… » qui font désormais partie du curriculum, l’espace d’échanges possibles entre les didacticiens ?
sont par définition multidisciplinaires et posent des Plusieurs pistes peuvent être esquissées sur la base
questions encore peu étudiées en didactique. Et de des définitions apportées par l’auteur. Tout d’abord,
constater également qu’« il n’y a pas que des disciplines il reconnaît que parmi les problèmes cruciaux, « celui
ou des matières à l’école, et les disciplines ne sont qu’une des frontières initiale et finale des disciplines » (entre
des formes, d’ailleurs très diversifiée que prend le curri- les disciplines scolaires), reste posé de même que celui
culum scolaire… » (Martinand, dans ce numéro). de « l’entrée » et de la « sortie » d’une discipline :
Je reprendrai cette discussion depuis mon point quand est-on, en tant qu’élève, « dans » une discipline
de vue de didacticienne comparatiste. Force est de et quand est-on « en dehors » de celle-ci, voire sur
constater que des « contenus de savoir » sont bien une transition entre les deux ? Mais alors comment
présents dans ces portions du curriculum dont se produit cette transition, de quoi est-elle faite ? Et
parle Jean-Louis Martinand et sont donc du ressort comment qualifier le « hors disciplinaire ? » Celui-ci
des didacticiens. Mais quel(s) didacticien(s) sont n’est-il « rien » ou est-il parfois (ou toujours ?) la
en mesure d’étudier ces questions ? Un collectif de marque de l’apprentissage d’une culture, en ce sens
didacticiens (des disciplines scolaires) qui juxtapo- que l’apprentissage des contenus tire avec lui du
serait différents points de vue « disciplinaires » ? Si « faire disciplinaire » (Reuter, dans ce numéro) ?
oui, comment garantir la compatibilité épistémo- Je relèverai également trois points du texte
logique de ces points de vue ? Et quelle incidence d’Yves Reuter, que l’on pourrait, du reste, qualifier
sur les études didactiques subséquentes ? Si le point de communs aux différentes disciplines : le premier
commun est bien le curriculum, alors un travail pluri- désigne les disciplines en tant que constructions
didactique semble nécessaire pour étudier ces formes sociales tandis que les deux autres, relevant, comme
mouvantes du didactique à travers le curriculum, y le premier, de la transposition, sont la forme scolaire
compris des objets plus difficilement identifiables prise par toutes les disciplines (Thévenaz-Christen
comme « disciplinaires ». Ces questions drainent le 2008) et la fabrication de l’enseignable comme
problème des modalités de ce travail commun mais objectif fondamental de toute discipline (Chervel,
surtout celui des appareils conceptuels mobilisés 1988). Du point de vue de la recherche, comment
pour conduire ce type d’étude. Nous y reviendrons dès lors étudier ces constructions sociales, ces formes
ci-dessous avec des questions plus méthodologiques. scolaires et cette fabrication d’enseignables ? Quel est
Pour Yves Reuter, qui se fait aussi le porte-parole l’intérêt de les étudier de manière commune entre
d’une équipe plus large, Théodile, il n’est de didac- didacticiens de différentes disciplines ? La réponse
tiques que disciplinaires et plurielles, et les notions d’Yves Reuter est claire : comparer. Comparer pour

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dégager les spécificités des disciplines, comparer À la suite de Jean-Paul Bronckart, pour qui « les
pour faire émerger les points communs et les diver- didactiques sont avant tout des sciences de l’ingé-
gences d’un point de vue épistémologique. Mais cette nierie culturelle » (citée par Jean-Louis Martinand,
réponse comparative ou comparatiste1, également dans ce numéro), Jean-Louis Martinand note deux
présente dans le texte de Jean-Louis Martinand, ne orientations de recherche possibles en didactique :
résout pas la question des modalités de ce travail une orientation (en tant que science fondamen-
commun et celle des appareils conceptuels mobi- tale ?) vers des travaux visant la compréhension des
lisés : avec quels outils conceptuels, comparer ? Des phénomènes d’enseignement et d’apprentissage et
outils propres à la didactique du français, à celle une orientation en tant que sciences de l’ingénierie
des mathématiques ou à quelle autre ? Ou bien ce culturelle. Cette position, somme toute assez proche
type d’étude nécessite-t-il des outils conceptuels des visées de Guy Brousseau et de sa théorie des
communs au regard des spécificités disciplinaires ? situations didactiques en mathématiques (Brousseau
Si l’on considère la question du curriculum (selon 1998), assortie des méthodes d’ingénierie, conduit
Jean-Louis Martinand) ou la question des configura- à une réflexion sur le rôle des didactiques dans
tions disciplinaires (selon Yves Reuter), une question la formation des enseignants qui, pour l’auteur,
n’est pas abordée par les deux auteurs : qu’en est-il est fondamental. Jean-Louis Martinand souligne
des temporalités dans ce curriculum et quelle est la toutefois «  l’incommensurabilité entre pratiques
place octroyée à certaines disciplines ? Quel espace- de recherche et pratiques d’enseignement ». Il est
temps est consacré aux différentes disciplines, voire alors essentiel de problématiser les questionnements
à ce qu’ils commentent comme les «  éducations en vue de la formation. Je rejoins volontiers cette
à… » ? Car si les objets ou contenus enseignés (pour dernière position  : si les didacticiens sont indis-
reprendre la distinction que propose Yves Reuter) pensables à la formation des enseignants, ils sont
« formatent » sans doute les pratiques d’enseigne- toutefois peu ou mal préparés à ce que j’appellerai,
ment/apprentissage, qu’en est-il des choix (transposi- moi, une forme de transposition des objets issus de
tifs) opérés sur ces objets en termes d’importance ou la recherche en didactique dans le cadre de dispo-
d’espace-temps ? Or, au moins à Genève ou ailleurs sitifs de formation à l’enseignement. Ils ne le sont
en Suisse, à petit espace-temps scolaire correspondent pas plus à l’égard de dispositifs de formation à la
les dites « petites didactiques » qui correspondent recherche, puisque les didacticiens interviennent non
également à un temps de formation plus restreint seulement dans la formation à l’enseignement, mais
pour les futurs enseignants du primaire… D’un point aussi dans la formation à la recherche en didactique.
de vue comparatiste, ces faits DU didactique (curri- Ces questions devraient, à mon sens, faire l’objet de
culaire) posent quelques questions et militent pour développements futurs de la didactique, en tant que
considérer, du point de vue de la recherche en didac- « didactique de la didactique ».À noter à cet égard la
tique tout phénomène didactique au même titre : de parution toute récente d’un ouvrage consacré à ces
ce point de vue il n’y a pas de « petites didactiques ». questions, depuis la didactique comparée et sur la
base de textes de différents auteurs (Leutenegger,
Amade-Escot & Schubauer-Leoni (Éds.), 2014).
Didactique : un espace de formation Une autre question d’importance est abordée
par les deux auteurs : celle de la formation spéci-
Les questions de formation sont au cœur des fique pour les futurs enseignants du primaire, qui
textes des deux auteurs qui abordent, chacun à leur sont des enseignants généralistes, par différence
manière, le questionnement proposé par les organi- avec ceux du secondaire. Jean-Louis Martinand
sateurs de la journée sur les « relations avec des dispo- s’interroge sur cette spécificité au regard du fait
sitifs ou des institutions d’enseignement et de formation qu’en France les futurs professeurs des écoles sont
qui présentent une organisation de contenus d’apprentis- recrutés au niveau master et sont donc déjà formés
sage en termes de domaines d’étude ou de compétences » dans une matière particulière. En Suisse, la question
et les distinctions entre « didactique disciplinaire » et se pose différemment puisque les futurs enseignants
« approche didactique des processus d’enseignement et primaires (la plupart d’entre eux) commencent leur
apprentissage » (Ligozat, Coquidé & Sensevy, dans formation (d’une durée de quatre ans) à l’issue du
ce numéro). diplôme de maturité (baccalauréat). Ils reçoivent

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ainsi une formation en sciences de l’éducation qui « Au-delà des conditions spécifiques de transmis-
comprend différentes approches, notamment celles sion et diffusion de contenus dans les processus
des didactiques. Quelle est alors l’articulation entre d’enseignement et apprentissage, peut-on dégager
les différentes disciplines didactiques participant à de nouveaux modes de structuration possibles des
cette formation ? Pour les praticiens du primaire, recherches en didactiques ? Jusqu’à quel point cette
comment générer une réflexivité au-delà des diffé- structuration est-elle dépendante de la spécificité
rentes postures épistémologiques véhiculées par les des systèmes éducatifs auxquels ces recherches sont
contenus de formation rencontrés dans les différents adossées ? » (Ligozat, Coquidé & Sensevy, dans ce
modules de didactiques des disciplines ? Postures numéro). Sur ce point, je réagis à certaines prises de
dont les ressources pour l’enseignement se font positions des deux auteurs à ce sujet.
volontiers l’écho (voir à ce sujet, Schubauer-Leoni & Pour introduire le sujet, je pars d’une distinction
Leutenegger, 2009). La question serait de savoir s’il qui, pour être évidente, n’est toutefois pas si facile à
est opportun, utile, voire nécessaire que l’enseignant prendre en compte par le chercheur en didactique du
primaire soit au fait des différences à ce niveau-là et, fait de son insertion dans la formation et son impli-
si la réponse est oui, qu’il soit en mesure d’en tirer les cation, parfois, dans les curriculums. Je distingue
conséquences pour son enseignement. les différentes disciplines propres à ce curriculum
–  moyennant les avertissements de Jean-Louis
Martinand et d’Yves Reuter concernant les objets
Didactique : un espace de recherche multidisciplinaires – avec leurs spécificités en tant
qu’objets appartenant au terrain scolaire et l’étude
Ces caractéristiques épistémologiques drainent que peut réaliser la recherche en didactique sur ces
aussi la question des relations entre didactiques et objets. Confondre discipline et didactique discipli-
sciences de l’éducation et Jean-Louis Martinand, naire (ou didactique tout court) ne reviendrait-il pas
comme Yves Reuter, explorent le double ancrage du à confondre l’objet avec l’instrument pour étudier
didacticien dans sa discipline d’origine et en sciences l’objet ? Car si je peux suivre Yves Reuter sur le fait
de l’éducation. Cette question est également au cœur que les différentes disciplines, avec leur « faire didac-
des préoccupations de Maria-Luisa Schubauer-Leoni tique », leur épistémologie propre et leur « confi-
lorsqu’elle préconise une « entrée par les savoirs » guration disciplinaire » sont à examiner dans leurs
alliée à « une entrée par les sujets », pour le déve- spécificités, je ne peux le suivre sur la dérive qu’il
loppement des recherches en didactique (Schubauer- mentionne : « Cette dernière dérive possible signale
Leoni, 1998/2001). Cette position épistémologique d’ailleurs l’illusion selon laquelle un unique chercheur
me semble fondamentale pour la recherche en didac- pourrait être spécialiste de toutes les disciplines, de
tique comparée parce qu’elle est la seule qui permette tous leurs contenus, de toute l'histoire de toutes
une véritable cohérence avec le parti pris systémique les didactiques et interroge la création de postes
des didacticiens (la fameuse triade enseignant-élèves- de didactique comparée, stratégie potentiellement
savoir). Par ailleurs, la construction d’une théorie de dangereuse à mon sens en ce qu'elle peut entrainer
l’action conjointe en didactique (Sensevy & Mercier, le dommage irrémédiable de la perte du travail en
2007 (Éds.) trouve sa justification dans cette double commun de spécialistes des différentes disciplines,
entrée justement. Enfin, et pour revenir à l’articula- perspective particulièrement stimulante justement
tion entre didactiques et sciences de l’éducation, elle ouverte par le projet comparatiste » (Reuter, dans
est probablement une bonne candidate à un dialogue ce numéro). Je ne crois pas avoir déjà vu mentionné
avec des approches plus transversales chères aux qu’un chercheur en didactique comparée devait se
sciences de l’éducation, mais surtout elle semble charger d’un type d’étude recouvrant toutes les disci-
indispensable à la formation des enseignants (qui plines et toute l’histoire de toutes les didactiques…
sont en sciences de l’éducation). En effet, comment Qui pourrait prétendre à une chose pareille ? D’une
se passer d’une entrée par les sujets des systèmes part, un domaine de recherche en général (et pas
didactiques, dès lors que ces futurs professionnels seulement en didactique) n’est jamais une affaire
sont censés se former aux gestes de la profession ? individuelle ; il se construit dans un collectif regrou-
Les questions précédentes nous ramènent aux pant des chercheurs qui partagent un certain nombre
questions posées par les organisateurs de la journée : de questions et s’appuient sur des épistémologies

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communes pour les traiter. D’autre part, le principe de leur ancienneté et de leur capacité à drainer des
d’un collectif est de réunir des compétences spéci- chercheurs sous l’angle d’une discipline charriant
fiques permettant d’alimenter plusieurs axes de les valeurs que le système scolaire et la société lui
travail au sein du domaine de recherche. Ainsi, le attribue. Curieusement, il existe deux « puissantes »
didacticien comparatiste est doté d’une spécialisa- associations de didacticiens du français et des mathé-
tion disciplinaire plus ou moins étendue selon son matiques respectivement, mais qu’en est-il des asso-
parcours personnel, mais quoi qu’il en soit, l’exer- ciations de didacticiens de l’histoire, de la musique,
cice du comparatisme l’amène nécessairement à se ou de la technologie ?
faire « spécialiste » opportun d’objets ou contenus De mon point de vue, l’existence de chaires de
de savoir configurés dans d’autres discipline(s) dans didactique comparée est intimement liée également
le cadre de collaborations avec d’autres chercheurs. à des projets collectifs où différents spécialistes de
Ces collaborations sont motivées par le traitement disciplines œuvrent ensemble, au sein d’une même
d’une question commune, qui en général ne recoupe équipe, avec la particularité de se doter de cadres
pas exactement les préoccupations des chercheurs conceptuels plus unifiés pour étudier LE didactique,
dits « spécialistes » des disciplines concernées. Cela et mieux à même d’établir les comparaisons chères
signifie, entre autres que le tenant d’une chaire de à Yves Reuter. Des cadres conceptuels permettant
didactique comparée a pour qualité première de ne de saisir et de décrire des phénomènes didactiques
pas craindre de se confronter à l’altérité disciplinaire. issus de différentes pratiques didactiques (des « faire
Faut-il redouter de voir se répandre un exercice intel- didactiques » probablement), de différentes institu-
lectuel nouveau ? Plus raisonnablement, je préfère tions, de différents terrains. À noter également que
penser que la crainte, inspirée par le développement ces études comparatistes ne sont pas nécessairement
de chaires de didactique comparée, est somme toute interdisciplinaires  (Mercier, Schubauer-Leoni &
assez banale dans un monde académique, où toute Sensevy, 2002, Éds.) : d’autres axes comparatistes ont
forme de nouveauté fait redouter un déclin des été esquissés et travaillés tels que les transitions entre
courants existants, ne serait-ce que par une redistri- les formes institutionnelles (crèche /école ; primaire
bution des ressources. Le cœur du problème devient /secondaire) à propos d’un même objet de savoir ou
alors le suivant : la création de chaires de didactique encore la comparaison des formes de pratiques didac-
comparée est-elle synonyme d’une certaine hégé- tiques liées à une discipline, dans différents contextes
monie d’un domaine didactique sur les autres ? Selon nationaux ou internationaux. Que ces études se
moi, cette suspicion est infondée et, dans ce qui suit, situent au plan interdisciplinaire, interinstitutionnel,
j’en donne quelques principales raisons. international ou autres, il ne s’agit en aucun cas
Il faut commencer par lever une confusion d’une « vision surplombante », comme le suppose
souvent réitérée, à propos de l’appellation de l’As- Yves Reuter, mais plutôt d’études de type « bottom
sociation pour des Recherches Comparatistes en up » prenant leurs objets dans les différentes réalités
Didactique (ARCD). Pour rappel, l’association n’est didactiques qu’elles explorent pour en faire émerger
pas une association de «  didactique comparée  » les spécificités et les généricités, c’est du moins le
comme le sous-entend Yves Reuter lorsqu’il dit que projet initial de la didactique comparée.
« ce projet – celui de la didactique comparée – se déve- Dès lors, si le point de vue est pluriel (compa-
loppe difficilement, à voir le faible nombre de membres ratiste), cela signifie que ce pluriel doit s’organiser.
de notre Association, et au risque de trois dérives (…) » De telles problématiques didactiques, portées par
(Reuter, dans ce numéro). L’association, dont font des spécialistes des disciplines concernées et donc
partie des membres d’équipes de didactique comparée par des équipes et non des individus, nécessitent de
au même titre que des didacticiens des disciplines, se doter des instruments conceptuels et méthodolo-
résulte d’un projet collectif justement, et probable- giques permettant la comparaison entre les différents
ment bien plus large que ceux dont les équipes de espaces didactiques qui, justement, parce qu’ils ont
didactique comparée sont en mesure de se charger. leurs spécificités, doivent être reconduits à des obser-
Quant au faible nombre de membres (environ une vables semblables ou tout au moins comparables. Je
centaine de chercheurs), celui-ci n’est pas signifi- rejoins du reste Jean-Louis Martinand qui, à ce sujet,
cativement plus faible que celui de certaines asso- parle d’une «  spécificité des problématiques didac-
ciations de didactiques disciplinaires, compte tenu tiques ».Celles-ci s’étendent à des problématiques

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prenant en compte différents espaces didactiques peu RÉFÉRENCES


explorés de manière conjointe.
Brousseau, G. (1998). La théorie des situations didactiques
Je reprendrai aussi les termes d’Yves Reuter qui
en mathématiques. Grenoble  : La Pensée Sauvage édi-
distingue « les visées proprement disciplinaires des tions
visées qui sont communes aux différentes disciplines Chevallard, Y. (1992). Concepts fondamentaux de la di-
et propres à l’école et celles qui excèdent le cadre dactique  : perspectives apportées par une approche
scolaire : en d’autres termes, les disciplines visent à anthropologique. Recherches en didactique des mathé-
construire un sujet disciplinaire, un sujet scolaire et matiques, vol. 12/1, 73-112.
un sujet social » (Reuter, dans ce numéro). Si les Chervel, A. (1998). La culture scolaire. Une approche histo-
rique. Paris : Belin.
disciplines visent à la fois ces trois constructions,
Dorier, J.-L., Leutenegger, F. & Schneuwly, B. (Éds.)
qu’en est-il des didactiques (disciplinaires ?) en tant (2013). Didactique en construction, constructions des
que science(s) ? Cette science plurielle peut-elle se didactiques. Collection Raisons Éducatives. Paris,
passer d’une réflexion sur l’articulation entre les trois Bruxelles : De Boeck.
pôles du système ? Qui se charge de cette étude et Leutenegger, F., Amade-Escot, C. & Schubauer-Leoni, M.-
comment ? Et comment se doter des outils concep- L. (Éd.) (sous presse). Interactions entre recherches en
tuels et méthodologiques permettant de traiter ces didactique(s) et formation des enseignants. Questions de
didactique comparée. Presses Universitaires de Franche-
comparaisons «  au-delà des faux rapprochements Comté.
immédiats » dont parle Jean-Louis Martinand. Une Mercier, A., Schubauer-Leoni, M.-L., & Sensevy, G. (Éd.).
première réponse donnée par la didactique comparée (2002). Vers une didactique comparée. Revue Française
consiste à construire des concepts visant une meil- de pédagogie, 141.
leure connaissance des processus didactiques dans Schubauer-Leoni, M.-L. (1998/2001). Les sciences didac-
des espaces distincts ou conjoints grâce aux sujets tiques parmi les sciences de l’éducation  : l’étude du
projet scientifique de la didactique des mathématiques.
didactiques, à les mettre à l’épreuve de l’observation
In R. Hofstetter & B. Schneuwly (Éd.), Le pari des
et de l’analyse et, cas échéant, à leur apporter de sciences de l’éducation (p.  329-352). Paris, Bruxelles  :
meilleures adaptations. Ces tentatives sont nouvelles De Boeck Université. Coll. Raisons Éducatives.
et demandent une grande prudence, alliée à une Schubauer-Leoni, M.-L. & Leutenegger, F. (2009). Impli-
bonne dose de modestie permettant de préserver une cites dans l’étude des processus transpositifs. Quelques
nécessaire vigilance épistémique. repères dans les manuels scolaires de mathématiques et
de français des premières années de scolarité. In C. Co-
hen-Azria & N. Sayac (Éd.) Questionner l’implicite. Les
méthodes de recherche en didactiques (3) (p.  243-259.
Villeneuve d’Ascq  : Presses universitaires du Septen-
NOTES trion.
Sensevy, G. & Mercier, A. (Éds.) (2007). Agir ensemble.
1. Voir à cet égard la distinction proposée par Tutiaux- L’action didactique conjointe du professeur et des élèves.
Guillon (2013) : « il y a un écart entre faire une recherche Presses Universitaires de Rennes.
comparative en didactique  » et «  faire une recherche Thevenaz-Christen, T. (2008). Au cœur de la forme sco-
laire, la discipline. L’exemple du français parlé. Revue
comparatiste » ; la première compare des données parce
suisse des Sciences de l’éducation, 2, 299-324.
que c’est une méthodologie classique en sciences sociales, Tutiaux-Guillon, N. (2013). Comparer les didactiques ? In
alors que la seconde prend pour objet la comparaison B. Daunay, Y. Reuter, & A. Thépaut (Éds.), Les contenus
entre disciplines, entre didactiques, entre concepts dans disciplinaires. Approches comparatistes (p.  263‑273).
une approche didactique. Du coup les savoirs produits non Lille : Presses Universitaires du Septentrion.
seulement éclairent les disciplines scolaires, mais contri-
buent aussi à l’épistémologie des didactiques. » (p. 263).

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