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Compétences des lecteurs et schèmes séquentiels

Author(s): RAPHAËL BARONI


Source: Littérature , MARS 2005, No. 137, LA SINGULARITÉ D'ÉCRIRE AUX XVIe –
XVIIIe SIÈCLES (MARS 2005), pp. 111-126
Published by: Armand Colin

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/41705061

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■ RAPHAËL BARONI, UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

Compétences des lecteurs


et schèmes séquentiels1

Quiconque veut comprendre un texte a toujours un projet. Dès


qu'il se dessine un premier sens dans le texte, l'interprète anti-
cipe un sens pour le tout. À son tour ce premier sens ne se des-
sine que parce qu'on lit déjà le texte, guidé par l'attente d'un
sens déterminé. C'est dans l'élaboration d'un tel projet antici-
pant, constamment révisé il est vrai sur la base de ce qui ressort
de la pénétration ultérieure dans le sens du texte, que consiste la
compréhension de ce qui s'offre à lire.
Gadamer, Vérité et méthode, p. 104-105.

L'herméneutique post-heideggerienne, de Gadamer à Ricoeur,


s'oppose à la tradition critique de Y Aufklärung en insistant sur un point
essentiel: il est impossible d'aborder un texte sans préjugés et, loin de
constituer une entrave au processus interprétatif, ces derniers sont au
contraire absolument nécessaires pour rendre le texte intelligible. La
compréhension d'un texte devient alors un phénomène résultant de la
fusion entre deux horizons, celui du texte, et celui des préjugés du lec-
teur. L'attitude critique prônée par la philosophie herméneutique consiste
dès lors à contrôler l'influence des préjugés à l'aune de 1 ' altérité du texte
plutôt que de prétendre les dépasser par une neutralité illusoire du point
de vue du lecteur.

Cette conception a naturellement trouvé des prolongements féconds


du côté de la sémiotique narrative et de ce que l'on désigne en général
par les «théories de la réception», qui s'attachent à décrire, au-delà des
structures textuelles, les compétences prérequises par les textes pour que
le phénomène de leur actualisation par la lecture soit rendu possible.
Nous chercherons dans cet article, en nous basant sur divers travaux por-
tant sur la réception, la compréhension et la mémorisation des récits, à
mettre en lumière les principaux types de schèmes séquentiels qui ont
été élaborés dans diverses disciplines afin de définir la forme que pren-
nent ces «préjugés» du lecteur quand ils servent à appréhender et à anti-
ciper les structures des textes narratifs. La nature spécifique des récits,

1. Cette étude se rattache à nos recherches sur la «tension narrative» qui sont financées par le
Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNRS). Certaines propositions défenduesIll
dans cet article se situent également dans le prolongement des recherches menées par le groupe
«récit, secret et socialisation» dirigé par André Petitat (voir Petitat, 1999; 2002; Petitat etLITTÉRATURE
Ba-
roni, 2000). N° 137 - MARS 2005

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■ RÉFLEXION CRITIQUE

en tant que discours mettant en scène l'action humaine, tend à situer


l'analyse des «préjugés» du lecteur sur un plan recoupant à la fois une
sémantique de l'action et une connaissance de la «rhétorique» des narra-
tions. Une telle situation intermédiaire nécessite dès lors un travail minu-
tieux de conceptualisation si l'on veut éviter la confusion, fréquente dans
les travaux des narratologues, entre ce qui relève d'un niveau ou de
l'autre d'appréhension des structures narratives2. C'est donc à l'identifi-
cation et à la spécification des différents schèmes séquentiels à l'œuvre
dans les récits que nous nous attellerons dans cet article, car une telle
typologie nous paraît urgente face à la récente prolifération des appro-
ches narratologiques.
Notre intérêt pour la question spécifique de la séquence ou des
«schèmes séquentiels» s'explique par le fait que ces derniers, en tant
que configurations temporellement orientées, permettent au lecteur
d'anticiper la totalité d'un texte (ou d'une portion de texte) et d'en per-
cevoir rétrospectivement son unité, mais également parce qu'elle se situe
au cœur des travaux narratologiques et qu'elle nécessite d'être
réactualisée dans une perspective pragmatique. Propp (1970) est l'un des
premiers auteurs modernes à avoir donné une définition de la séquence
narrative du conte merveilleux russe qui ne cessera d'être reprise, refor-
mulée et élargie par la suite:

On peut appeler un conte merveilleux du point de vue morphologique tout dé-


veloppement partant d'un méfait (A) ou d'un manque (a), et passant par les
fonctions intermédiaires pour aboutir au mariage (W) ou à ď autres fonctions
utilisées comme dénouement. [...] Nous appelons ce développement unesé-
quence. Chaque nouveau méfait ou préjudice, chaque nouveau manque, don-
ne lieu à une nouvelle séquence. [...] Un conte peut comprendre plusieurs
séquences, et lorsqu'on analyse un texte, il faut d'abord déterminer de com-
bien de séquences il se compose. (1970, p. 112-113)

La postérité proppienne qui, au contact de l'école structuraliste,


s'est constituée en discipline autonome (la narratologie), n'est naturel-
lement pas la seule voie d'accès permettant de mettre au jour la structu-
ration séquentielle des récits, elle a notamment convergé avec des pers-
pectives diverses issues de la psychologie cognitive (Mandler, 1984;
Fayol, 2000), de l'intelligence artificielle (Schank et Abelson, 1977), de
l'analyse interactionniste (Petitat, 1999; 2002), de la sociolinguistique
(Labov, 1978) et de la linguistique textuelle (Adam, 1997; 2001).

2. La principale confusion porte, selon nous, sur l'assimilation de la forme prototypique de la


séquence narrative à la séquentialité de l'action planifiée. Cette confusion entre ce qui relève
du niveau rhétorique (succession dans l'ordre du discours du nœud et du dénouement) et ce qui
se situe au niveau actionnel ou «endo-narratif» (succession chronologique du but, de l'action
112 et de son résultat) a conduit à oblitérer une forme alternative de «mise en intrigue» fondée sur
le mystère ou l'énigme. Dans ce cas de figure, le «résultat» peut très bien servir à nouer l'in-
LITTÉRATURE trigue et la découverte du «but» à la dénouer (par exemple dans le cas du roman policier ou
N° 137 -MARS 2005 on découvre le cadavre avant de comprendre les mobiles et motifs de l'assassin).

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COMPÉTENCES DES LECTEURS ET SCHÈMES SÉQUENTIELS ■

Cependant, la position pionnière de la narratologie pour l'analyse de la


séquentialité narrative doit être soulignée, en même temps que doivent
être signalées les limites d'une approche centrée uniquement sur les
structures textuelles et qui situe en dehors de sa perspective la question
des compétences des lecteurs.
Il s'agit dès lors de réévaluer par exemple les notions de genre et
de schéma narratif canonique dans une perspective pragmatique qui intègre
à la fois les notions de compétence générique et d'horizon d'attente con-
cernant la forme prototypique des récits 3. Nous pensons que c'est par
l'interaction complexe entre les structures attendues et les structures
réalisées , que la compréhension discursive, la tension narrative (Baroni,
2002b) et de nombreux effets de lecture (ironie, parodie, coup de théâtre,
etc.) peuvent être expliqués. Par ailleurs, face à la tentation de réduire
cette pluralité de schèmes séquentiels issus d'analyses d'orientations
diverses à un modèle unique, nous insisterons sur le bénéfice heuristique
qu'il peut y avoir à maintenir des distinctions irréductibles entre genres
du discours et séquences stéréotypées de la vie quotidienne ou entre la
forme prototypique des récits et celle de l'action intentionnelle et planifiée.

LES DIFFÉRENTS TYPES DE SCHÈMES SÉQUENTIELS

Dans toutes les théories de la réception qui partent du principe


qu'un texte est un processus inachevé, un tissu de non-dits ou de blancs
qu'il s'agit de compléter par l'activité interprétative, la question des
compétences prérequises du lecteur occupe une place prépondérante, car
ce sont elles qui lui permettent d'expliquer comment ces espaces vides
peuvent être comblés. Ces compétences, qu'elles soient désignées par les
termes horizon d'attente (Jauss), répertoire (Iser), compétences encyclo-
pédiques (Eco), préfiguration (Ricœur), codes (Barthes) ou stéréotypes
(Dufays), sont multiples et de nature diverses. Il est ainsi évident que
l'actualisation d'un récit exige le recours à des structures préexistantes
sur plusieurs niveaux: lexical et syntaxique (il s'agit naturellement de
maîtriser la langue qui sert de support au discours), rhétorique, narratif,
thématique, actantiel et idéologique (Dufays 1994, p. 12). Notre objectif
n'étant pas de présenter une nouvelle théorie de la lecture, nous ne pas-
serons en revue que les compétences qui portent sur des schèmes
séquentiels , qui permettent au lecteur d'avancer des prévisions concer-
nant le développement ultérieur d'un texte narratif.
Toutes les théories de la lecture admettent que les compétences
mises à contribution par les lecteurs pour assurer leur acte de réception

113
3. Le genre étant, par nature, transtextuel, sa description ne peut passer que par l'objectivation
des compétences génériques d'un (groupe de) lecteur(s). La forme prototypique des récits répond
par contre à des impératifs pragmatiques beaucoup plus généraux et probablement, commeLITTÉRATURE
les
«modes», à des universaux du discours (voir Genette, 1979). N° 137 -MARS 2005

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■ RÉFLEXION CRITIQUE

ont pour origine deux sources principales: d'un côté, la compétence est
proprement intertextuelle, et de l'autre, les connaissances dérivent de notre
univers d'expériences pratiques. Iser insiste ainsi sur le fait que le réper-
toire du lecteur est fondé aussi bien sur des conventions qu'il est possible
de rattacher à des «textes antérieurs», que sur des «normes sociales et
historiques» qui constituent la réalité «extra-esthétique» du texte:

Le répertoire comporte bien-sûr des conventions, parce que le texte s'incor-


pore une familiarité qui lui est extérieure. Cette familiarité ne réfère pas seu-
lement à des textes antérieurs, mais également - sinon bien plus - à des
normes sociales et historiques, et plus largement, au terreau socioculturel
d'où le texte est issu - bref, à tout ce que les structuralistes praguois ont
nommé la réalité extra-esthétique4. (1979, p. 282-283)

Si, chez Iser, cette «réalité extra-esthétique» ne se rattache que de


manière indirecte à la séquentialité de l'action, ce rapport est en revanche
précisé dans l'approche sémiotique d'Umberto Eco. La différence entre
la notion de répertoire développée par Iser et celle de scénario que pro-
pose Eco 5 tient surtout au fait que ce dernier distingue, parmi les compé-
tences encyclopédiques des lecteurs, celles qui portent sur le codage des
séquences d'action et celles qui lui permettent d'appréhender (ou de
juger) les structures idéologiques véhiculées par l'œuvre (Eco 1985,
p. 88). Eco introduit donc une nuance entre la forme régulière des
séquences d'action, par rapport auxquelles le lecteur peut avancer des
hypothèses concernant le développement ultérieur de la fabula, et l'éva-
luation éthique que le lecteur (à partir d'un hypercodage et des structures
idéologiques véhiculées par le texte) est susceptible de porter sur ces
actions figurées. L'évocation des scénarios , qui sont incorporés à l'ency-
clopédie du lecteur, sert dès lors essentiellement à expliquer le processus
de la compréhension textuelle, qui intègre des prévisions et des hypothèses
du lecteur qui peuvent être soit confirmées, soit infirmées par le texte:

Nous pensons que la compréhension textuelle est amplement dominée par


l'application de scénarios pertinents, tout comme les hypothèses textuelles
vouées à l'échec [...] dépendent de l'application de scénarios erronés et
«malheureux». (Eco, 1985, p. 101)

Si nous cherchons à évaluer les compétences des lecteurs qui leur


servent à anticiper, avec un certain degré d'incertitude, des situations
4. Pour Iser, le répertoire du lecteur est «une condition cardinale pour que puisse se former
entre texte et lecteur, une situation commune» (1979, p. 284) à partir de laquelle la communi-
cation littéraire devient possible, mais il relève également que le texte se trouve pris dans un
rapport dialectique de familiarité et d'exploration des virtualités que recèlent les normes issues
de la tradition : «loin de reproduire les systèmes de sens dominants, le texte de fiction se réfère
à ce qui en eux est virtuel ou nié, donc, de quelque manière - exclu. [. . .] À être prises dans
114 le texte de fiction, les normes et les valeurs extra-textuelles subissent un transcodage de leur
validité.» (Iser, 1979, p. 285-287).
LITTÉRATURE 5. Le repertoire recouvre grosso modo la notion generale à encyclopédie chez Eco, et les scé-
N° 137 -MARS 2005
narios ne sont qu'une forme particulière d'hypercodage encyclopédique.

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COMPÉTENCES DES LECTEURS ET SCHÈMES SÉQUENTIELS ■

narratives, à construire des hypothèses qui seront confirmées ou infir-


mées par le texte à venir, il est évident que la notion de scénario se
révélera beaucoup plus productive que celle de répertoire 6. Toujours est-
il que chez Eco, comme chez Iser, ces scénarios se distinguent éga-
lement en scénarios intertextuels et en scénarios communs: dans la pre-
mière catégorie, on retrouve tout ce qui a trait aux «schémas rhétoriques
et narratifs», tandis que la seconde est liée à des «règles pour l'action
pratique» que le lecteur «partage avec la majeure partie des membres de
la culture à laquelle il appartient» (Eco, 1985, p. 104). Eco souligne au
passage la différence de complexité 7 entre ces différents types de scénarios
et les conséquences fâcheuses que pourrait entraîner leur confusion:

Le scénario intertextuel «hold-up à la banque», popularisé par tant de films,


concerne un plus petit nombre d'actions, d'individus et d'autres relations que
le scénario commun «Comment faire un hold-up à la banque», auquel se ré-
fèrent les truands professionnels (et les amateurs échouent souvent justement
parce qu'ils utilisent pour une action pratique un scénario intertextuel et non
pas un scénario commun, solide et redondant). (1985, p. 105)

En revanche, si la notion de scénario commun se réfère bien à une


compétence tirée de l'expérience, il nous semble que son rattachement
par Eco à la notion d e frames (Minsky, 1975) en limite la portée. Il nous
semble nécessaire, pour notre part, d'élargir l'examen des compétences
extratextuelles des lecteurs sur «l'action pratique» à l'ensemble des
domaines couverts par la sémantique de l'action, de manière à y intégrer
notamment la forme prototypique des actions intentionnelles et plani-
fiées, qui jouent un rôle central dans la structuration des récits.
En ce qui concerne les scénarios intertextuels, Jouve précise leurs
liens avec la notion de genre (ou architexte) et leur fonction dans la
configuration des attentes du lecteur:

Lorsqu'il lit des récits appartenant à un même genre, le lecteur s'attend logi-
quement à retrouver des suites d'actions stéréotypées. L'amateur de contes de
fées, par exemple, peut raisonnablement penser, lorsqu'il ouvre un livre, que
le héros va triompher et épouser la fille du roi. Le narrateur, bien sûr, peut
jouer sur la compétence intertextuelle de son lecteur en prenant le contre-pied
d'une séquence traditionnelle. Ainsi, dans Le Duel de Tchékhov, les deux adver-
saires se quittent réconciliés et humainement enrichis. (Jouve, 1993, p. 59-60)

Cette illustration du rôle tenu par les scénarios intertextuels dans


l'acte de lecture met en évidence le jeu qui se joue constamment entre
les structures narratives actualisées (macropropositions de la fabula), et
les structures virtuelles, véhiculées par des scénarios issus de la culture
6. Ainsi que le résume Vincent Jouve: «La familiarité avec les scénarios communs et inter-
textuels permet d'anticiper la suite du texte» (1993, p. 59). 115
7. Les mondes tictits sont des parasites du monde reel qui «mettent entre parentheses la plu-
part des choses que nous savons sur lui, nous permettant de nous concentrer sur un monde fini
LITTÉRATURE
et fermé, très semblable au nôtre, mais plus pauvre» (Eco, 1996, p. 91-92). N° 137 - MARS 2005

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■ RÉFLEXION CRITIQUE

intertextuelle du lecteur, qui configurent ses attentes, ses prévisions ou


ses promenades inférentielles 8.
Dufays (1994), qui passe en revue l'ensemble des stéréotypes qui
participent au processus de la lecture, procède à plusieurs distinctions en
ce qui concerne les différents univers référentiels auxquels les codes du
lecteur peuvent renvoyer. Parmi ceux-ci, il mentionne notamment les
référents extratextuels , c'est-à-dire ceux qui renvoient à des éléments
appartenant à la culture du lecteur (et qui sont donc stockés dans la
mémoire à long terme), et les référents intratextuels , qui sont situés à
l'intérieur des limites du texte proprement dit, soulignant au passage leur
étroite interdépendance dans le processus de compréhension d'un
texte: «le lieu où se joue la signification n'est pas le texte ni le contexte,
mais la relation (ou, pour mieux dire, la tension) incessante que la lecture
produit entre ces deux espaces»9 (Dufays, 1994, p. 61).
Parmi les référents qui se situent en dehors du texte, Dufays intro-
duit lui aussi la distinction, déjà rencontrée chez Iser et chez Eco, entre
les référents «socioculturels» et les référents «littéraires», tout en signa-
lant un malentendu qu'il s'agit d'éviter: il n'est pas question de préten-
dre qu'un texte peut être mis en relation avec un objet du monde qui ne
serait pas déjà, sous une forme quelconque, «textualisé» par la représen-
tation qu'en donne la culture. Adoptant la perspective sémiotique de
Pierce, Dufays précise que «le terme de référent n'a rien de gênant dès
l'instant où l'on précise qu'un référent est toujours un "interprétant" du
monde, un objet déjà textualisé» (1994, p. 66). En revanche, il est évi-
dent que les «stéréotypes» n'ont pas pour unique origine un répertoire
de récits littéraires qui se rattacherait aux expériences de lecture passée,
mais également un univers d'expériences pratiques vécues. Cela n'empê-
che donc pas Dufays de maintenir cette distinction portant sur l'origine
des codes du lecteur:

Il faut [...] établir une distinction entre les référents «socioculturels», ou


«extratextuels» au sens étroit, qui renvoient au monde dit «réel» et les réfé-
rents que l'on peut qualifier de «littéraires» (McCormick et Waller),
d'« intertextuels» au sens large (Coste), ou encore de «transtextuels» (Genet-
te), qui renvoient à des objets n'ayant d'autre existence que textuelle (élé-
ments de textes antérieurs, types et genres discursifs). (Dufays, 1994, p. 66)

Dans le cadre restreint des référents «socioculturels», Dufays pour-


suit son travail de typologisation en distinguant entre code proaïrétique

8. Eco désigne ainsi l'acte qui consiste à recourir aux références extratextuelles pour former
des hypothèses ou des anticipations en cours de lecture: «Ces échappées hors du texte (pour
y revenir riche d'un butin intertextuel), nous les appelons des promenades inférentielles»
116 (1985, p. 151).
9. Adam parle quant à lui de forces centripètes qui «assurent la cohésion du texte» et de forces
LITTÉRATURE centrifuges de l'intertextualité et de la polysémie qui sont également nécessaire pour «qu'un
N° 137 -MARS 2005 effet de texte soit produit et ressenti à la lecture» (2001, p. 418).

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COMPÉTENCES DES LECTEURS ET SCHÈMES SÉQUENTIELS ■

(ou code des actions ) et schémas descriptifs «qui permettent de nommer


les objets statiques du monde "réel"» (1994, p. 68). Le concept de code
proaïrétique , qui semble ne s'appliquer chez Dufays qu'à l'univers des
référents «socioculturels», est emprunté à Barthes mais ce dernier relève
quant à lui - d'une manière qui converge avec la double nature des
«scénarios» chez Eco - la double origine du code des actions dont la
logique procède du déjà-fait ou du déjà-écrit : «les uns provenant d'une
réserve pratique de menus comportements courants (frapper à une porte ,
donner un rendez-vous ), les autres prélevés dans un corpus écrit de modèles
romanesques (/' Enlèvement, la Déclaration amoureuse , l'Assassinat )»
(1970, p. 193). Barthes précise encore que ces séquences, soumises à un
ordre logico-temporel, «constituent l'armature la plus forte du lisible» 10
(1970, p. 193).
Face à l'ambiguïté du terme extratextuel , qui renvoie parfois au
hors-texte - qu'il soit littéraire ou non - et parfois au domaine res-
treint des codes socioculturels (ou scénarios communs) par opposition
aux codes littéraires (ou scénarios intertextuels), nous proposons de le
remplacer par le terme de compétence endo-narrative , proposé par Ger-
vais (1990), quand il désigne l'ensemble des connaissances encyclopédi-
ques du lecteur qui concernent la sémantique de l'action, que l'on
acquiert par l'expérience pratique, et qui se distingue de la compétence
intertextuelle , qui se rapporte exclusivement à des stéréotypes narratifs
parmi lesquelles on trouve des séquences d'actions déjà configurées par
des récits, auxquelles on accède exclusivement par le biais de pratiques
socio-discursives (échanges verbaux, lecture, spectacles, etc.). Nous
poursuivrons donc notre exploration des compétences du lecteur en sui-
vant ce double axe d'analyse.
Du côté de la «mémoire littéraire», Dufays relève notamment les
«conventions propres aux différents types, genres et sous-genres
discursifs» (1994, p. 67). Dans ce dernier domaine, ce sont donc essen-
tiellement les compétences «génériques» qui jouent un rôle déterminant,
mais également la maîtrise de la forme canonique des séquences narrati-
ves, qui est essentiellement constituée par l'opposition structurale entre
une «complication» et une «résolution» (Labov, 1978) et qui est parfois
décrite comme formant un schéma quinaire n. Quant aux genres discur-
sifs, ils peuvent également être décrits sous la forme de séquences plus
ou moins complexes. Larivaille, par exemple, en généralisant le concept
de séquence développé par Propp (1970), distingue la forme de la
séquence narrative élémentaire (dont les éléments sont invariants) des
contenus spécifiques qui dépendent du genre: «nous proposerions, à un
certain niveau, de définir le conte canonique comme la succession chro-
117
10. Ce code proaïrétique apparaît comme le véritable ancêtre du concept de scénario tel que
le développe Eco (1985) dans Lector in Fabula. LITTÉRATURE
11. Voir Adam (1997) et Larivaille (1974). N° 137 -MARS 2005

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■ RÉFLEXION CRITIQUE

nologique et logique de cinq séquences de cinq fonctions chacune, qui


seraient des transformations des cinq fonctions d'une séquence élémen-
taire commune au conte et à d'autres genres littéraires» (1974, p. 379).
Un exemple de ce type de description séquentielle d'un genre littéraire
nous est fourni par le groupe de recherche de Julia Bettinotti (1986).
L'analyse porte sur un corpus de 650 titres de la collection des romans
d'amour Harlequin, et elle met en évidence une «transformation»
particulière de la «séquence élémentaire» évoquée par Larivaille:
Scénario « Boy meets girl ...» : Schéma narratif canonique :
1 . rencontre - situation initiale

2. confrontation polémique - nœud


3. séduction - action
4. révélation de l'amour - dénouement

5. mariage - situation finale

Il s'agit par conséquent de différencier la «s


prototypique» (Adam, 1997) des «séquences stéré
un genre particulier, qui sont historiques, variables
jectives (les lecteurs pouvant avoir des conceptions v
en fonction de leur culture respective). A ces deux
on peut encore ajouter la connaissance de textes con
intertextes), qui possèdent leur propre séquentialité,
rative peut être exploitée directement ou indirectem
récit sous forme de citation, de parodie, de réécr
1982).
Du côté des compétences endo-narratives, les principaux schèmes
séquentiels portent soit sur le déroulement stéréotypé d'actions de la vie
quotidienne (par exemple prendre le train, aller au restaurant, organiser
une fête d'anniversaire, etc.), dont la forme est relativement stable et
dont il est possible de donner une représentation formelle sous forme de
scripts (Schank et Abelson, 1977; Gervais, 1990; Fayol, 2000; Baroni,
2002a) ou de frames (Minsky 1975; Eco, 1985), soit sur le développe-
ment de l'action planifiée, qui suit un schéma plus ou moins complexe
présentant des alternatives à chaque étapes 12 (Mandler et Johnson, 1977;
Mandler, 1984).
Plus récemment, une forme intermédiaire de schématisation de
l'action à été élaborée par le groupe de recherche «récit, secret et
socialisation» dirigé par André Petitat, et elle a permis d'établir un
modèle interactionniste intégrant à la fois la dimension stéréotypée des
actions contextualisées et la dimension réversible de l'action réflexive

12. Mandler et Johnson (1977) proposent le schéma suivant: déclencheur > réaction > but ou
118 plan > tentative > conséquences. La séquence en triade de Bremond (1973) peut être rattachée
à ce type de développement de l'action intentionnelle (déclencheur > passage à l'acte > résultat).
LITTÉRATURE La notion similaire de «plan-acte» chez Gervais (1990) insiste sur le rapport de subordination
N° 137 -MARS 2005 entre des moyens et des buts : but > plan-acte > résultat.

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COMPÉTENCES DES LECTEURS ET SCHÈMES SÉQUENTIELS ■

(Petita et Baroni, 2004). À l'aide d'un nombre restreint de matrices inte-


ractives fondamentales (le contrat, le don, l'ordre, l'interdiction, le
méfait, etc.), qui possèdent certains traits stéréotypés (p. ex. pour le
contrat: proposition > acceptation > réalisation > évaluation >
régulation) mais qui sont néanmoins susceptibles de se développer con-
crètement de manières très diverses (p. ex. le contrat peut être honnête,
mensonger, transgressé, respecté, naïf, impossible, une transgression
peut être ouverte, dissimulée, ignorée, décou-verte, sanctionnée, pardon-
née, etc.), il est possible de résumer sous forme de séquences la plupart
des actions et des événements composant un récit. Scripts, matrices inte-
ractives et schéma de l'action planifiée permettent dès lors, à des degrés
divers, de rendre compte de la manière dont les récits se structurent à
partir d'une sémantique de l'action «endo-narrative».
On peut résumer dans un tableau synthétique les différents types de
schèmes séquentiels que nous avons passés en revue. Les effets de lecture
sont donc le produit de la tension entre les structures narratives abstrai-
tes du texte (les macro-propositions 13) et les prévisions ou promenades
inférentielles des lecteurs, qui sont configurées par différents types de
scénarios intertextuels (ou schèmes séquentiels «narratifs») et de scénarios
communs (ou schèmes séquentiels «endo-narratifs»). Parmi ces diffé-
rents scénarios ou «schèmes séquentiels», nous distinguons donc entre
des compétences endo-narratives et intertextuelles (au sens large) et
entre les sous-catégories que sont, d'une part, les connaissances portant
sur l'organisation des actions routinières (ou scripts ), sur les matrices
interactives (séquences stéréotypées réversibles), sur la logique des
actions intentionnelles et, d'autre part, celles concernant les régularités
génériques (ou compétences architextuelles) et la forme prototypique des
récits. Nous mentionnons enfin les hypotextes et les intertextes, qui con-
ditionnent également la lecture en fournissant des configurations concrè-
tes d'actions et non une abstraction issue de régularités observables au
sein d'un groupe plus ou moins important de textes.

Schéma 1 : l'organisation des schèmes séquentiels structurant


le récit et sa réception

Compétences «endo-narratives» Compétences narratives


(scénarios communs) (scénarios intertextuels)

XÃ . . Schéma u . . Schéma
Scripts
r rinteractives
. XÃ Matr'CeS . . de. l'action
. , „ uIntertextes
"yP°textes Intertextes . . Architextes narratif
intentionnelle . , „ canonique

119
13. Les «macro-propositions» sont des éléments transphrastiques formant de
tuelles liées à des compétences endo-narratives et intertextuelles
LITTÉRATURE du lecteur e
du texte (voir Van Dijk et Kintsch, 1978). N° 137 - MARS 2005

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■ RÉFLEXION CRITIQUE

Ce tableau ne représente qu'un état provisoire de la question, il


n'est ni exhaustif, ni systématique, et ne vise qu'à rendre compte des
différentes espèces de schèmes séquentiels dégagées par l'analyse des
textes narratifs et supposées définir les compétences lectoriales prérequises
pour assurer leur actualisation. Cette schématisation pourrait certainement
être affinée, des cases pourraient être ajoutées et certaines distinctions
sont loin d'être strictes: dans la catégorie des régularités génériques, il
serait par exemple possible de différencier plusieurs sous-espèces de scé-
narios intertextuels. Eco propose pour sa part une hiérarchie provisoire
allant des scénarios maximaux ou fabulae préfabriquées (la morphologie
du conte de Propp serait un exemple de ce type d'hypercodage global)
aux topoi rhétoriques , en passant par les scénarios motifs (qui détermi-
nent certains acteurs, certaines séquences et certains décors) et les scéna-
rios situationnels (qui imposent des contraintes au développement d'une
seule portion de l'histoire) (Eco, 1985, p. 102-103). Par ailleurs, s'il est
possible, en théorie, de distinguer une action routinière d'une action pla-
nifiée ou une action intentionnelle d'un événement fortuit, il s'agit en
fait de pôles d'interprétation et non de catégorisations définitives et
indiscutables 14, et les modèles décrivant le schématisme de l'action
intentionnelle proposent de nombreuses variantes qui ne sont pas toutes
parfaitement équivalentes.
Enfin, il faut insister sur le fait que ces diverses configurations
séquentielles - qui peuvent toutes servir à définir des séquences tex-
tuelles sur la base de compétences différentes - sont complémentaires,
il s'agit de niveaux qui se superposent de manière complexe. Ainsi, le
résultat d'une action planifiée atteignant son but (niveau endo-narratif)
peut servir à dénouer un récit (remplissant une fonction dans le schéma
narratif canonique) tout en se conformant à une régularité générique
attendue (le succès de la quête du héros dans un conte merveilleux par
exemple) et en clôturant une matrice interactive (le héros a rempli un
contrat passé avec le roi). Il s'agit donc de schématisations séquentielles
complémentaires, qui s'entremêlent de manière complexe, mais qui ne
sont pourtant pas interchangeables: un dénouement n'est pas toujours
conforme à une attente générique et il n'est pas toujours réalisé par
l'aboutissement attendu d'une action planifiée ou d'une matrice interac-
tive. Dans un conte parodique, le héros peut très bien mourir accidentel-
lement en trébuchant dans un précipice, ce qui peut constituer un
dénouement acceptable pour le récit - le récit est complet: il s'agit de
l'histoire d'une quête qui échoue - tout en restant inattendu du point de
vue générique et en interrompant une matrice en plein milieu (le contrat
avec le destinateur n'est pas rempli).
120
LITTÉRATURE 14. La philosophie analytique (Anscombe 1990) s'est chargée de montrer comment le langage
N° 137 - MARS 2005
ordinaire reflétait, avec plus ou moins de clarté, ces catégorisations extrêmes de l'action.

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COMPÉTENCES DES LECTEURS ET SCHÈMES SÉQUENTIELS ■

DEGRÉS DE GÉNÉRALITÉ DES SÉQUENCES


ENDO-NARRATIVES ET INTERTEXTUELLES

Malgré ces distinctions, que nous jugeons nécessaire de conserver,


entre les différents schèmes séquentiels passés en revue, une certaine
homologie a souvent été relevée entre la structure des actions planifiées
et le schéma narratif canonique, ainsi qu'entre les scripts et les genres
(Larivaille, 1974, p. 384-387; Gervais, 1990, p. 226-229). Dans le premier
cas, il s'agit, de part et d'autre, de configurations générales qui permet-
tent d'établir des «connexions entre des événements qui ne peuvent être
reliés selon une chaîne prédéterminée» (Gervais, 1990, p. 177), ce qui
explique la raison pour laquelle une structure séquentielle unique est suffi-
sante pour décrire toutes les actions planifiées ou tous les récits configurés
par une intrigue. A ce premier niveau, le schème séquentiel donne au lec-
teur le moyen de produire ce qu'Eco (1981) désignerait par des «abduc-
tions sous-codées»: une action engagée ou un récit entamé font attendre
un résultat ou un dénouement, mais la forme que prendra cette clôture
reste sous-déterminée, marquée par une incertitude.
Dans le second cas, il s'agit au contraire de répertoires de séquen-
ces (narratives ou actionnelles) sur-codées, dans lesquelles les actions
sont configurées en fonction de contextes spécifiques auxquels elles se
rattachent 15 : la manière dont on prend habituellement un train, le
déroulement stéréotypé d'un duel dans un western, la façon dont on
passe normalement un contrat, etc. Le problème principal réside alors
dans la difficulté, voire l'impossibilité, de dresser un inventaire exhaustif
de ces schèmes spécifiques constituant l'encyclopédie d'un (groupe de)
lecteur(s), mais également de déterminer le degré d'abstraction que doit
prendre la description schématique de ces compétences 16 : il y a une dif-
férence entre la manière de prendre un train «en général», la façon de le
prendre en Suisse, en Inde ou aux États-Unis, entre accomplir cette
action aujourd'hui ou il y a cent ans, ou enfin entre prendre un train
dans la réalité ou dans un western. Les genres des discours peuvent éga-
lement être caractérisés par une plus ou moins grande extension, depuis
les grands types discursifs (par exemple description, explication argu-
mentation, dialogue, narration 17) jusqu'aux genres littéraires les plus con-
ventionnels (le genre policier, le roman noir, le genre fantastique, la
science-fiction, etc.) en passant par certains sous-types intermédiaires
(par exemple la typologie des «textes d'action» 18 : tableau, chronique,

15. «Un script est une suite standard d'événements caractérisant certaines situations telles
que: aller au cinéma, au restaurant ou chez le coiffeur.» (Bonnet, 1984, p. 80-81)
16. Exprime selon les termes de Hjelmslv, le degre d intensionnahte ou d extensionalite des
concepts de script ou ďarchitexte dépendent en grande partie d'une décision 121 arbitraire de
l'analyste.
17. Voir Adam (1997). LITTÉRATURE
18. Voir Revaz (1997). N° 137 -MARS 2005

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■ RÉFLEXION CRITIQUE

recette, récit, etc.). Le risque est alors de réduire les notions de script et
d'architexte à des concepts heuristiques qui ne peuvent plus être recons-
truits qu'a posteriori, en fonction des besoins de l'interprète ou de l'exploi-
tation (en général trasgressive) du stéréotype par un texte déterminé 19.
Sur ce point, et à l'instar des motifèmes d'Alan Dundes (1980), le
haut degré de généralité des matrices interactives - qui laissent une
large place à l'indétermination résultant de la réversibilité virtuelle des
échanges et aux variations liées à leurs contextualisations - les rappro-
che peut-être davantage du schéma de l'action planifiée que des scripts,
ce qui explique qu'il est possible de traiter la majeure partie des situa-
tions interactives que l'on rencontre dans les contes à l'aide d'un nombre
relativement restreint (une douzaine) de matrices. À l'inverse, intertextes
et hypotextes déterminent avec précision des configurations d'événements
car ils dépendent de textes identifiés. De manière similaire, des souvenirs
concrets, uniques ou rares, et pas seulement des règles ou des régularités
comportementales abstraites de l'expérience, peuvent être mis à contri-
bution dans l'actualisation du sens d'un texte: par exemple quand un
roman évoque une rupture sentimentale importante, un mariage, une pas-
sion dévorante, un adultère ou le décès d'un proche.

Schéma 2: Degrés de généralité des compétences du lecteur

COMPÉTENCES ET STRUCTURES TEXTUELLES

Il s'agit encore d'expliquer la raison pour laquelle nous abordons


ces différents schèmes séquentiels par le biais des compétences du lecteur
et non directement par la mise en évidence des strates séquentielles que
l'on peut abstraire des textes. Il est évident que ces différents scénarios,

122 19. Pour une définition essentiellement «trasgressive» des genres, voir Baroni (2003a). Les
programmes d'intelligence artificielle doivent au contraire être informés à l'avance pour pou-
LITTÉRATURE voir traiter des textes. C'est le cas de SAM, programme construit par Schank et ses collègues
N° 137 - MARS 2005 de l'Université de Yale (Schank et Abelson, 1977 ; Bonnet (1984, p. 81-83).

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COMPÉTENCES DES LECTEURS ET SCHÈMES SÉQUENTIELS ■

qui appartiennent à l'encyclopédie du lecteur et structurent ses attentes et


sa compréhension du texte, structurent également le texte lui-même,
dans la mesure où l'on considère l'acte créatif de l'auteur tel qu'on peut
le reconstruire hypothétiquement à partir de la trace textuelle; ils per-
mettent notamment de dégager ces scansions d'événements, ces macro-
propositions qui configurent les discours au delà des limites de la phrase
(Adam, 1997, p. 30).
Empiriquement et historiquement parlant, c'est naturellement à partir
d'analyses textuelles que la plupart de ces séquences ont été mises au
jour20, et ce n'est qu'ultérieurement qu'il a été jugé utile de les mettre en
relation avec les compétences des lecteurs, et non avec des propriétés
immanentes des textes. En revanche, il apparaît aujourd'hui nécessaire
de souligner le fait que cette séquentialité textuelle n'existe pas en soi ,
qu'elle n'a d'existence que dans la mesure où elle est perçue par une
conscience, que le texte est interprété. Comme le souligne Iser, «le texte,
dans sa facticité, est une pure virtualité; son actualité, il ne pourra la
trouver que dans une conscience» (Iser, 1979, p. 279). Si, d'un point de
vue heuristique, la séquentialité ne peut être appréhendée que par le biais
d'analyses de type textuel, par contre, d'un point de vue ontologique, les
séquences n'existent de fait que dans la conscience qui est en mesure
d'interpréter un texte ou de le produire. Eco (1985, p. 88) souligne préci-
sément que le texte actualisé sous forme de structures discursives, narra-
tives, actantielles ou idéologiques est le résultat (plus ou moins stable ou
dynamique) de la rencontre entre l'expression textuelle (la manifestation
linéaire du texte ou le texte «potentiel») et un lecteur pourvu de compé-
tences encyclopédiques qui incorporent, entre autres choses, des scéna-
rios communs et intertextuels. Dès lors, c'est essentiellement en tant que
compétences acquises et actualisées par la lecture qu'il faut comprendre
l'ensemble des schèmes séquentiels que l'analyse textuelle met à jour.
En mettant l'accent sur les compétences des lecteurs, nous cher-
chons en outre à souligner la tension perpétuelle entre les structures
attendues et celles réalisées par le texte : les schèmes séquentiels niés par
le texte, ou dont l'exposition est stratégiquement retardée, sont aussi
importants que ceux qui sont actualisés par lui si l'on souhaite compren-
dre l'ensemble des «effets» générés par le récit, et notamment les effets
de curiosité, de suspense et la surprise dans laquelle se joue souvent une
partie importante du sens de la narration (Baroni 2002b; 2003a; 2003b;
2004b). L'attente d'un dénouement peut déboucher sur un effet particulier
quand un auteur joue malicieusement à en priver le lecteur, comme dans
le fameux roman de Calvino Si par une nuit un voyageur : dans ce cas,
le dénouement joue par son absence , sa prise en compte en tant que
123
20. C'est notamment par la recherche des éléments invariants au sein d'une centaine de contes
russes que Propp a pu fonder le concept de séquence narrative. C'est également par l'analyse
LITTÉRATURE
de discours narratifs oraux que Labov parvient à des résultats similaires. N° 137 - MARS 2005

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■ RÉFLEXION CRITIQUE

compétence intertextuelle permet de mettre en évidence la tension entre


le dénouement attendu (par le biais d'un pacte de lecture implicite ou
explicite) et le dénouement non survenu, cette tension étant susceptible
de créer un effet de surprise débouchant sur un processus méta-abductif
d'objectivation de nos compétences encyclopédiques (Eco, 1981).
L'approche de la séquentialité des textes par le biais des compé-
tences permet enfin de justifier cette pluralité des schèmes qui sont sus-
ceptibles de structurer un même récit sur divers niveaux: en effet, il ne
s'agit pas simplement de savoir quel type de séquence est intrinsèque-
ment liée à un récit donné, mais plutôt de mettre en lumière plusieurs
façons d'aborder le texte en s' appuyant sur telle ou telle forme de
régularité séquentielle susceptible d'être actualisée par lui. C'est en
définitif au lecteur qu'il revient de choisir s'il faut interpréter une propo-
sition narrative du type «il accepta!» comme une étape dans un contrat,
comme l'engagement à atteindre un but difficile, comme le nœud d'une
intrigue ou comme une fonction qui s'insère dans un ordre générique
stéréotypé. En revanche, il importe de ne pas considérer chacune de ces
interprétations «séquentielles» de la même proposition narrative comme
étant parfaitement équivalentes, car elles se situent sur des plans concep-
tuels dont il s'agit de souligner les différences majeures.

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