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Introduction
Depuis ses premiers ouvrages sur la gestion des services municipaux en 1937 jusqu’à la
publication du tome 3 de Models of Bounded Rationality [1997], le fil conducteur de
l’oeuvre de Simon, consiste à s’interroger sur la manière dont les être humains prennent leurs
décisions ([Simon 1997, p. x], [Augier & March 2004, p. 5]. Tout au long de sa carrière
Simon va décliner cette question principale autour de trois axes de réflexion.
2) Le deuxième axe, que l’on trouve dans les premiers travaux de Simon et qui
continuera à faire l’objet de nombreuses publications, concerne le rôle de l’organisation.
L’organisation est analysée à partir des procédures de prises de décision qu’elle met en place.
Ces dernières permettent de comprendre comment les organisations agissent puisque la
décision est le préalable à toute action. Ici, il y a deux versants dans l’analyse. Le premier
consiste à mettre en évidence les mécanismes de prise de décision et ainsi mesurer l’efficacité
de l’organisation par sa capacité à prendre les bonnes décisions dans un environnement
donné. Cependant, cette efficacité nécessite d’expliciter, et c’est là le second versant de
l’analyse, la manière dont les individus peuvent agir ensemble dans l’organisation alors même
qu’ils peuvent avoir des visions du monde différentes.
3) Le troisième axe, enfin, porte sur la possibilité de développer une nouvelle approche
de la science à côté des sciences naturelles. Cette nouvelle approche inclurait toutes les
sciences qui ont pour vocation à étudier ce qui est construit par l’homme (dans un large
spectre qui va des organisations sociales complexes jusqu’aux objets les plus quotidiens).
Simon propose de les appeler les Sciences de l’Artificiel [1969]. Qu’est-ce qui peut justifier
une telle catégorisation ?
Pourquoi ne pas s’en tenir à la distinction classique entre sciences naturelles et sciences
humaines ? [Simon 1984b]. La création des Sciences de l’Artificiel s’explique
A) par le refus de Simon de traiter les sciences humaines sur le modèle exclusif des sciences
naturelles, celui de la soumission à des lois naturelles, c’est-à-dire un modèle de la « nécessité
», B) par le refus du découpage entre les sciences et les humanités en recherchant le noyau
commun de connaissances qui les relient. [Simon 1969/1996, p. 243-244].
C) Cependant, les objets construits par l’homme, parce qu’ils sont créés pour répondre à un
besoin à un moment donné ont un caractère contingent, ce que Simon nomme leur artificialité.
En dépit de ce caractère contingent, ils peuvent faire l’objet d’une réflexion scientifique à
vocation normative puisqu’elle a pour but de créer les outils d’analyse qui permettent « de
montrer comment on peut forger des propositions empiriques à partir de tous les systèmes »
[Simon 1969/1996, p. 18].
La théorie des organisations n’est qu’une partie de l’oeuvre de Simon. Cependant, pour mieux
comprendre son apport à cette théorie et la manière dont il aborde cette question, il est
important de saisir dans quel projet plus vaste s’inscrit cette réflexion. La clé de voûte de la
réflexion de Simon est la question de la rationalité limitée. Peut-on reconstruire un système
explicatif du monde cohérent à partir de cette hypothèse de rationalité limitée ? Peut-on
fonder scientifiquement une approche pragmatique des phénomènes humains ? Telle est
l’ambition de Simon dont tous les commentateurs saluent l’ampleur et la hauteur de vues des
projets et la modestie dans les discussions avec la communauté des chercheurs2. Ce chapitre a
pour objectif de rendre compte de la cohérence de la pensée de Simon, et, ainsi, d’aider à la
compréhension de la manière dont Simon aborde la question des organisations.
1. la rationalité de la prise de décision
Dès son ouvrage de 1947, Simon constate l’existence de plusieurs formes de
rationalité. Ainsi il écrit : « On peut dire qu’une décision est « objectivement » rationnelle si
elle présente en fait le comportement correct qui maximisera des valeurs données dans une
situation donnée. Elle est « subjectivement » rationnelle si elle maximise les chances, de
parvenir à une fin visée en fonction de la connaissance réelle qu’on aura du sujet. Elle est
« consciemment » rationnelle dans la mesure où l’adaptation des moyens aux fins est un
processus conscient. Elle est « intentionnellement » rationnelle dans la mesure où l’individu
ou l’organisation auront délibérément opéré cette adaptation. Elle est rationnelle « du point
de vue de l’organisation » si elle sert les objectifs de celle-ci ; enfin, elle est
« personnellement » rationnelle si elle obéit aux desseins de l’individu » [Simon 1947, p. 70].
Pourvu de cette rationalité limitée, les individus prennent leurs décisions, quelles
qu’elles soient, en fonction des buts visés et de l’analyse de l’environnement lié à cette
décision : « une décision dans la vie réelle comprend quelques buts ou valeurs, quelques faits
en ce qui concerne l’environnement, et quelques inférences tirées des valeurs et des faits. Les
buts et les valeurs peuvent être simples ou complexes, cohérents ou contradictoires ; les faits
peuvent être réels ou supposés, basés sur des observations ou des rapports réalisés par
d’autres ; les inférences peuvent être valides ou fausses » [Simon 1959, p. 273]
Cette définition de la rationalité pourrait apparaître banal tant il est vrai qu’elle appartient à
l’expérience individuelle de chacun. Au-delà de ce constat, l’enjeu est de savoir s’il faut
prendre en compte cette limitation de la rationalité pour comprendre les phénomènes
économiques ou bien si l’hypothèse d’individus parfaitement rationnels peut être retenue.
Quatre points seront ici développés : qu’est-ce qui limite la rationalité individuelle ?
Que recouvre la notion de rationalité procédurale ? Pourquoi faut-il prendre en compte dans
l’analyse économique cette rationalité limitée ? Enfin, l’introduction d’une limitation de la
rationalité conduit-elle à ne pas pouvoir rendre compte des capacités d’invention des agents ?
D’autre part cette rationalité est limitée parce que les individus commettent des erreurs
de jugement et n’atteignent pas toujours les buts qu’ils se sont fixés :
« Bien sûr, comme Freud (et beaucoup d’expériences en laboratoire) nous l’a dit, les gens
peuvent se tromper sur eux-mêmes. Les véritables raisons peuvent être différentes de ce
qu’elles sont supposées être.(…) Dire qu’il y a des raisons aux actions des gens signifie qu’il
y a une connexion entre les actions et les buts (valeurs, fonction d’utilité) que les gens ont.
Les actions augmentent la possibilité que quelques-uns de ces buts soient atteints. Toutefois,
même dans ce que nous pouvons appeler un comportement rationnel, il peut y avoir de réels
écarts entre l’action et la réalisation du but » [Simon 1991b, p. 1].
Pourvu de cette rationalité limitée, les individus prennent leurs décisions, quelles qu’elles
soient, en fonction des buts visés et de l’analyse de l’environnement lié à cette décision : «
une décision dans la vie réelle comprend quelques buts ou valeurs, quelques faits en ce qui
concerne l’environnement, et quelques inférences tirées des valeurs et des faits. Les
buts et les valeurs peuvent être simples ou complexes, cohérents ou contradictoires ; les faits
peuvent être réels ou supposés, basés sur des observations ou des rapports réalisés par
d’autres ; les inférences peuvent être valides ou fausses » [Simon 1959, p. 273]
Cette définition de la rationalité pourrait apparaître banal tant il est vrai qu’elle
appartient à l’expérience individuelle de chacun. Au-delà de ce constat, l’enjeu est de savoir
s’il faut prendre en compte cette limitation de la rationalité pour comprendre les phénomènes
économiques ou bien si l’hypothèse d’individus parfaitement rationnels peut être retenue.
Quatre points seront ici développés : qu’est-ce qui limite la rationalité individuelle ?
Que recouvre la notion de rationalité procédurale ? Pourquoi faut-il prendre en compte dans
l’analyse économique cette rationalité limitée ? Enfin, l’introduction d’une limitation de la
rationalité conduit-elle à ne pas pouvoir rendre compte des capacités d’invention des agents ?
Enfin, il est possible, pour l’homme de science, de mettre en évidence ces procédures
grâce à l’intelligence artificielle. En effet, aux yeux de Simon, la structure de la pensée
humaine peut être définie, d’une part, comme un ensemble de symboles et, d’autre part, une
capacité à sélectionner et à mettre en relation ces symboles. Or, un programme d’ordinateur
est lui aussi capable d’effectuer ce type d’opérations. C’est sur la base de cette équivalence de
structures que Simon fonde et justifie le recours à l’intelligence artificielle comme mécanisme
descriptif de la manière dont les individus résolvent leurs problèmes. Au-delà de ce caractère
descriptif, les programmes en intelligence artificielle peuvent avoir un caractère normatif, au
sens où ils peuvent améliorer la prise de décision grâce à la systématisation de la procédure.
Dans cette première partie nous avons donc montré que, pour Simon, les agents
économiques, dotés d’une rationalité limitée due à la limitation de leur capacité cognitive,
prennent des décisions qui sont rationnelles par rapport aux objectifs qu’ils se fixent. En
raison de cette rationalité, il est possible de mettre en évidence les procédures de décision des
agents. Cependant, dans la plupart des situations, cette rationalité ne peut, permettre de
réaliser des choix optimaux et conduit Simon à s’opposer à la vision de l’homo oeconomicus
et, plus globalement, à toute vision d’un agent économique auquel on attribuerait des
capacités de calcul non limitées. Enfin, la limitation de la rationalité ne conduit pas Simon a
refusé l’existence de capacité d’invention des individus, bien au contraire, il montre par
quelles procédures des individus dotées d’une rationalité limitée peuvent innover.
Ainsi, même dotés d’une rationalité limitée, les agents ne sont pas dépourvus de moyens pour
faire face à leur environnement ; dans cette perspective, les organisations vont être analysées
par Simon comme un instrument permettant d’améliorer la prise de décision des agents
[Simon 1979a].
Parmi les nombreuses manières d’entrer dans la « boîte noire » de l’organisation, celle
de Simon a quelques particularités. Ayant un point de vue pragmatique, il constate, en un
premier temps, l’existence des organisations et leurs rôles prépondérants dans la vie
économique. Ainsi, il emploie l’image d’un martien qui regardait, d’une certaine distance,
l’activité économique sur terre. Ce martien verrait essentiellement des « zones vertes »
représentées par des organisations reliées par des « fils rouges » que sont les marchés [Simon
1991a]. Prenant acte de l’existence des organisations, les questions que va chercher à résoudre
Simon vont être : « comment fonctionnent-elles ? », et « quelle peut être leur forme
d’efficacité ? » La description de la manière dont les organisations fonctionnent revient à
s’interroger sur la manière dont les agents décident d’agir au sein d’une organisation, c’est-à
dire sur la manière dont sont prises les décisions dans l’organisation. Dès lors, deux questions
émergent. Quelle est la rationalité de la prise de décision dans l’organisation ? Comment, une
organisation composée d’individus divers, peut-elle assurer la cohérence de ses prises de
décision ?