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LA THEORIE DE LA DECISION

Introduction
Depuis ses premiers ouvrages sur la gestion des services municipaux en 1937 jusqu’à la
publication du tome 3 de Models of Bounded Rationality [1997], le fil conducteur de
l’oeuvre de Simon, consiste à s’interroger sur la manière dont les être humains prennent leurs
décisions ([Simon 1997, p. x], [Augier & March 2004, p. 5]. Tout au long de sa carrière
Simon va décliner cette question principale autour de trois axes de réflexion.

1) Le premier axe porte sur la question de la rationalité humaine. La notion de


rationalité limitée des agents telle que la conçoit Simon le conduit à s’opposer aux hypothèses
sur la rationalité de l’homo oeconomicus. Cette réflexion sur la rationalité ne consiste pas
seulement à poser des hypothèses plus « réalistes » que ne le ferait l’économie standard, mais
cherche aussi à construire une théorie scientifique de la rationalité humaine. Qu’est qu’un
homme de science peut dire de cette rationalité compte tenu de ce qu’il observe ? Cette
réflexion débouchera notamment sur le concept de rationalité procédurale, concept qui permet
de rendre compte de la manière dont les individus prennent leurs décisions.

2) Le deuxième axe, que l’on trouve dans les premiers travaux de Simon et qui
continuera à faire l’objet de nombreuses publications, concerne le rôle de l’organisation.
L’organisation est analysée à partir des procédures de prises de décision qu’elle met en place.
Ces dernières permettent de comprendre comment les organisations agissent puisque la
décision est le préalable à toute action. Ici, il y a deux versants dans l’analyse. Le premier
consiste à mettre en évidence les mécanismes de prise de décision et ainsi mesurer l’efficacité
de l’organisation par sa capacité à prendre les bonnes décisions dans un environnement
donné. Cependant, cette efficacité nécessite d’expliciter, et c’est là le second versant de
l’analyse, la manière dont les individus peuvent agir ensemble dans l’organisation alors même
qu’ils peuvent avoir des visions du monde différentes.

3) Le troisième axe, enfin, porte sur la possibilité de développer une nouvelle approche
de la science à côté des sciences naturelles. Cette nouvelle approche inclurait toutes les
sciences qui ont pour vocation à étudier ce qui est construit par l’homme (dans un large
spectre qui va des organisations sociales complexes jusqu’aux objets les plus quotidiens).
Simon propose de les appeler les Sciences de l’Artificiel [1969]. Qu’est-ce qui peut justifier
une telle catégorisation ?
Pourquoi ne pas s’en tenir à la distinction classique entre sciences naturelles et sciences
humaines ? [Simon 1984b]. La création des Sciences de l’Artificiel s’explique
A) par le refus de Simon de traiter les sciences humaines sur le modèle exclusif des sciences
naturelles, celui de la soumission à des lois naturelles, c’est-à-dire un modèle de la « nécessité
», B) par le refus du découpage entre les sciences et les humanités en recherchant le noyau
commun de connaissances qui les relient. [Simon 1969/1996, p. 243-244].
C) Cependant, les objets construits par l’homme, parce qu’ils sont créés pour répondre à un
besoin à un moment donné ont un caractère contingent, ce que Simon nomme leur artificialité.
En dépit de ce caractère contingent, ils peuvent faire l’objet d’une réflexion scientifique à
vocation normative puisqu’elle a pour but de créer les outils d’analyse qui permettent « de
montrer comment on peut forger des propositions empiriques à partir de tous les systèmes »
[Simon 1969/1996, p. 18].
La théorie des organisations n’est qu’une partie de l’oeuvre de Simon. Cependant, pour mieux
comprendre son apport à cette théorie et la manière dont il aborde cette question, il est
important de saisir dans quel projet plus vaste s’inscrit cette réflexion. La clé de voûte de la
réflexion de Simon est la question de la rationalité limitée. Peut-on reconstruire un système
explicatif du monde cohérent à partir de cette hypothèse de rationalité limitée ? Peut-on
fonder scientifiquement une approche pragmatique des phénomènes humains ? Telle est
l’ambition de Simon dont tous les commentateurs saluent l’ampleur et la hauteur de vues des
projets et la modestie dans les discussions avec la communauté des chercheurs2. Ce chapitre a
pour objectif de rendre compte de la cohérence de la pensée de Simon, et, ainsi, d’aider à la
compréhension de la manière dont Simon aborde la question des organisations.
1. la rationalité de la prise de décision
Dès son ouvrage de 1947, Simon constate l’existence de plusieurs formes de
rationalité. Ainsi il écrit : « On peut dire qu’une décision est « objectivement » rationnelle si
elle présente en fait le comportement correct qui maximisera des valeurs données dans une
situation donnée. Elle est « subjectivement » rationnelle si elle maximise les chances, de
parvenir à une fin visée en fonction de la connaissance réelle qu’on aura du sujet. Elle est
« consciemment » rationnelle dans la mesure où l’adaptation des moyens aux fins est un
processus conscient. Elle est « intentionnellement » rationnelle dans la mesure où l’individu
ou l’organisation auront délibérément opéré cette adaptation. Elle est rationnelle « du point
de vue de l’organisation » si elle sert les objectifs de celle-ci ; enfin, elle est
« personnellement » rationnelle si elle obéit aux desseins de l’individu » [Simon 1947, p. 70].

Au-delà du constat de la pluralité des formes de rationalité, c’est bien évidemment la


notion de rationalité limitée qui joue un rôle central dans la réflexion de Simon. Cette notion
de rationalité limitée comporte deux aspects. D’une part elle signifie que les êtres humains
sont rationnels puisqu’ils peuvent expliquer, la plupart du temps, les décisions qu’ils
prennent :
« Dans une définition large de la rationalité, pratiquement tout comportement humain est
rationnel. Les gens ont des raisons pour faire ce qu’ils font, et, si on les interroge,ils peuvent
donner leur avis sur ce que se sont ces raisons » [Simon 1991b, p. 1].
D’autre part cette rationalité est limitée parce que les individus commettent des erreurs de
jugement et n’atteignent pas toujours les buts qu’ils se sont fixés :
« Bien sûr, comme Freud (et beaucoup d’expériences en laboratoire) nous l’a dit, les gens
peuvent se tromper sur eux-mêmes. Les véritables raisons peuvent être différentes de ce
qu’elles sont supposées être.(…) Dire qu’il y a des raisons aux actions des gens signifie qu’il
y a une connexion entre les actions et les buts (valeurs, fonction d’utilité) que les gens ont.
Les actions augmentent la possibilité que quelques-uns de ces buts soient atteints. Toutefois,
même dans ce que nous pouvons appeler un comportement rationnel, il peut y avoir de réels
écarts entre l’action et la réalisation du but » [Simon 1991b, p. 1].

Pourvu de cette rationalité limitée, les individus prennent leurs décisions, quelles
qu’elles soient, en fonction des buts visés et de l’analyse de l’environnement lié à cette
décision : « une décision dans la vie réelle comprend quelques buts ou valeurs, quelques faits
en ce qui concerne l’environnement, et quelques inférences tirées des valeurs et des faits. Les
buts et les valeurs peuvent être simples ou complexes, cohérents ou contradictoires ; les faits
peuvent être réels ou supposés, basés sur des observations ou des rapports réalisés par
d’autres ; les inférences peuvent être valides ou fausses » [Simon 1959, p. 273]
Cette définition de la rationalité pourrait apparaître banal tant il est vrai qu’elle appartient à
l’expérience individuelle de chacun. Au-delà de ce constat, l’enjeu est de savoir s’il faut
prendre en compte cette limitation de la rationalité pour comprendre les phénomènes
économiques ou bien si l’hypothèse d’individus parfaitement rationnels peut être retenue.
Quatre points seront ici développés : qu’est-ce qui limite la rationalité individuelle ?
Que recouvre la notion de rationalité procédurale ? Pourquoi faut-il prendre en compte dans
l’analyse économique cette rationalité limitée ? Enfin, l’introduction d’une limitation de la
rationalité conduit-elle à ne pas pouvoir rendre compte des capacités d’invention des agents ?

1.1. La limitation de la rationalité individuelle


Pourquoi est-il impossible d’avoir une rationalité « parfaite », c’est-à-dire une
rationalité où les moyens sont en parfaite adéquation avec leurs fins et permettent de choisir
l’action la plus efficace compte tenu des contraintes en ressources ?
La rationalité limitée provient de l’incapacité des individus à traiter l’ensemble des
informations en provenance de leur environnement : « chaque organisme humain vit dans un
environnement qui produit des millions de bits de nouvelle information chaque seconde, mais
le goulot d’étranglement de l’appareil de perception n’admet certainement pas plus

1. la rationalité de la prise de décision


Dès son ouvrage de 1947, Simon constate l’existence de plusieurs formes de
rationalité. Ainsi il écrit : « On peut dire qu’une décision est « objectivement » rationnelle si
elle présente en fait le comportement correct qui maximisera des valeurs données dans une
situation donnée. Elle est « subjectivement » rationnelle si elle maximise les chances, de
parvenir à une fin visée en fonction de la connaissance réelle qu’on aura du sujet. Elle est
« consciemment » rationnelle dans la mesure où l’adaptation des moyens aux fins est un
processus conscient. Elle est « intentionnellement » rationnelle dans la mesure où l’individu
ou l’organisation auront délibérément opéré cette adaptation. Elle est rationnelle « du point
de vue de l’organisation » si elle sert les objectifs de celle-ci ; enfin, elle est «
personnellement » rationnelle si elle obéit aux desseins de l’individu » [Simon 1947, p. 70].
Au-delà du constat de la pluralité des formes de rationalité, c’est bien évidemment la notion
de rationalité limitée qui joue un rôle central dans la réflexion de Simon.
Cette notion de rationalité limitée comporte deux aspects. D’une part elle signifie que les êtres
humains sont rationnels puisqu’ils peuvent expliquer, la plupart du temps, les décisions qu’ils
prennent :
« Dans une définition large de la rationalité, pratiquement tout comportement humain est
rationnel. Les gens ont des raisons pour faire ce qu’ils font, et, si on les interroge,ils peuvent
donner leur avis sur ce que se sont ces raisons » [Simon 1991b, p. 1].

D’autre part cette rationalité est limitée parce que les individus commettent des erreurs
de jugement et n’atteignent pas toujours les buts qu’ils se sont fixés :
« Bien sûr, comme Freud (et beaucoup d’expériences en laboratoire) nous l’a dit, les gens
peuvent se tromper sur eux-mêmes. Les véritables raisons peuvent être différentes de ce
qu’elles sont supposées être.(…) Dire qu’il y a des raisons aux actions des gens signifie qu’il
y a une connexion entre les actions et les buts (valeurs, fonction d’utilité) que les gens ont.
Les actions augmentent la possibilité que quelques-uns de ces buts soient atteints. Toutefois,
même dans ce que nous pouvons appeler un comportement rationnel, il peut y avoir de réels
écarts entre l’action et la réalisation du but » [Simon 1991b, p. 1].
Pourvu de cette rationalité limitée, les individus prennent leurs décisions, quelles qu’elles
soient, en fonction des buts visés et de l’analyse de l’environnement lié à cette décision : «
une décision dans la vie réelle comprend quelques buts ou valeurs, quelques faits en ce qui
concerne l’environnement, et quelques inférences tirées des valeurs et des faits. Les
buts et les valeurs peuvent être simples ou complexes, cohérents ou contradictoires ; les faits
peuvent être réels ou supposés, basés sur des observations ou des rapports réalisés par
d’autres ; les inférences peuvent être valides ou fausses » [Simon 1959, p. 273]

Cette définition de la rationalité pourrait apparaître banal tant il est vrai qu’elle
appartient à l’expérience individuelle de chacun. Au-delà de ce constat, l’enjeu est de savoir
s’il faut prendre en compte cette limitation de la rationalité pour comprendre les phénomènes
économiques ou bien si l’hypothèse d’individus parfaitement rationnels peut être retenue.
Quatre points seront ici développés : qu’est-ce qui limite la rationalité individuelle ?
Que recouvre la notion de rationalité procédurale ? Pourquoi faut-il prendre en compte dans
l’analyse économique cette rationalité limitée ? Enfin, l’introduction d’une limitation de la
rationalité conduit-elle à ne pas pouvoir rendre compte des capacités d’invention des agents ?

1.1. La limitation de la rationalité individuelle


Pourquoi est-il impossible d’avoir une rationalité « parfaite », c’est-à-dire une rationalité où
les moyens sont en parfaite adéquation avec leurs fins et permettent de choisir l’action la plus
efficace compte tenu des contraintes en ressources ?
La rationalité limitée provient de l’incapacité des individus à traiter l’ensemble des
informations en provenance de leur environnement : « chaque organisme humain vit dans un
environnement qui produit des millions de bits de nouvelle information chaque seconde, mais
le goulot d’étranglement de l’appareil de perception n’admet certainement pas plus de 1000
bits par seconde et probablement moins » [Simon 1959, p. 273].

Cette limitation de la possibilité, pour les individus, de saisir leur environnement


nécessite une interrogation sur la manière dont ils se représentent le monde. En effet, la
représentation du monde d’un agent déterminera, en partie, le contenu d’une décision et la
manière dont elle sera prise : « si nous acceptons qu’à la fois la connaissance et la puissance
computationnelle du preneur de décision sont sérieusement limitées, alors nous devons
distinguer entre le monde réel et la perception qu’en ont les acteurs et raisonner sur cela. Ce
qui veut dire que nous devons construire une théorie (et la tester empiriquement) du
processus de décision. Notre théorie doit inclure non seulement le processus de raisonnement
mais aussi le processus qui génère la représentation subjective par l’acteur du problème de
décision » [Simon 1997, p. 368-369].

Deux conséquences découlent de cette représentation subjective :


1) La représentation est tributaire du contexte dans lequel évolue l’agent individuel. La
rationalité est située dans un espace social : « le milieu organisationnel et social dans lequel
se trouve la personne qui prend une décision détermine les conséquences auxquelles elle
s’attendra, celles auxquelles elle ne s’attendra pas ; les possibilités de choix qu’elle prendra
en considération et celles qu’elle laissera de côté » [March & Simon 1958, p. 136-137].
L’émotion peut aussi orienter le choix d’un agent. En effet, ce peut être l’émotion qui attire
l’attention d’un agent vers tel aspect de son environnement plutôt que vers un autre.
2) Il va y avoir des écarts entre l’action et la réalisation des buts. « Premièrement les acteurs
peuvent avoir (et la plupart du temps auront) une information incomplète ou erronée
sur la situation et les changements potentiels de la situation au cours du temps (…)
Deuxièmement, même si l’information est complète, un acteur peut être incapable (et
généralement sera incapable) de calculer toutes les conséquences de l’action (…)
Troisièmement, les acteurs n’ont généralement pas qu’un seul but, et il peut y avoir des
incompatibilités entre les buts, la réalisation de l’un d’entre eux interférant avec la
réalisation des autres (…) Quatrièmement, un acteur peut ne pas parvenir à atteindre un but
en raison de son ignorance des moyens d’action. » [Simon 1991b, p.2].
Une telle approche de la rationalité peut sembler frustrante pour un chercheur en sciences
sociales puisque la diversité des comportements, qui découle de la rationalité limitée,
empêche l’axiomatisation des comportements individuels. Pourtant, aux yeux de Simon, il est
possible de faire une description scientifique de la manière dont les agents prennent leurs
décisions, c’est-à-dire de rendre compte du « comment » les agents agissent [Simon 1978b,
p. 494]. Cette réflexion sur le « comment » les agents agissent conduit au concept de
rationalité procédurale.

1.2. Le concept de rationalité procédurale


Le concept de rationalité procédurale consiste à considérer que les procédures par
lesquelles les individus parviennent à prendre des décisions sont rationnelles. Dès lors, ces
décisions peuvent faire l’objet d’une analyse scientifique puisque leur caractère rationnel
implique qu’elle relève d’un ordre que l’on peut exhiber [Simon 1976].
L’analyse de la rationalité à partir des procédures s’oppose explicitement à la rationalité telle
qu’elle est définie par les tenants de l’économie néo-classique. En effet, l’homo oeconomicus
est considéré comme capable d’effectuer tous les calculs nécessaires à la réalisation de choix
optimaux. Sous cette hypothèse, l’analyse de la procédure de décision n’a pas d’utilité, la
connaissance de l’environnement suffit pour savoir ce que sera le choix d’un agent. C’est ce
que Simon appelle la rationalité substantive.

Ainsi, l’intérêt de mettre à jour la rationalité de la procédure de la prise de décision n’a


de sens que dans les situations où le choix des agents est difficile à réaliser : « la procédure de
calcul rationnel est intéressante seulement dans le cas où elle n’est pas triviale – c’est-à-dire
lorsque la réponse substantivement rationnelle à une situation n’est pas immédiatement
évidente. Si vous posez une pièce de vingt-cinq cents et une pièce de dix cents devant un suje
et lui indiquez qu’il peut prendre l’une ou l’autre, non les deux, il est facile de prévoir
laquelle il choisira mais difficile d’apprendre quelque chose au sujet de ses procédures
cognitives » [Simon 1976, p. 132]. Or, le monde économique est un monde d’incertitude dans
lequel les agents n’ont qu’une capacité limitée à traiter l’information en provenance d’un
monde complexe : « nous sommes concernés par la manière dont les hommes peuvent être
rationnels dans un monde où ils sont le plus souvent incapables de prévoir exactement le futur
pertinent (…) ils peuvent seulement adopter une procédure de choix rationnel, incluant une
procédure rationnelle pour la prévision ou, au moins, l’adaptation, au futur » [Simon 1976,
p. 144]. Les agents activent une procédure de choix en fonction des buts et des valeurs qu’ils
se sont fixées.
L’analyse de l’environnement, nécessaire à la prise de décision, se fait par
l’intermédiaire de stimuli : « un stimulus, interne ou externe, attire l’attention sur certains
aspects de la situation au détriment d’autres points susceptibles d’orienter le choix dans une
direction différente. Le système nerveux central est parcouru par des canaux qui permettent
de transformer les impulsions en action tout en laissant au repos de larges secteurs du
système » [Simon 1947, p. 81-82]. A un stimulus donné peut correspondre une action
« automatique » (l’on peut manger sans penser à ce que l’on mange), mais pour des décisions
plus complexes ou plus inhabituelles se met en place une « procédure délibérative ».
Cette procédure consiste à « générer » des alternatives par l’acquisition de faits et à
mesurer les éventuelles conséquences de ces différentes alternatives [Simon 1983, p. 22]. La
recherche de solutions alternatives (search) ne se poursuit pas jusqu’à une solution optimale ;
elle s’arrête lorsque l’agent trouve une solution qui lui semble pouvoir satisfaire ses besoins
(satisficing)4, c’est-à-dire une solution qui semble correspondre à son niveau d’aspiration.
Les procédures de choix sont mises en oeuvre par les individus grâce à leurs aptitudes et leurs
capacités à faire évoluer ces aptitudes : « l’esprit humain (…) peut acquérir une importante
variété d’aptitudes (skills) différentes, de structures de comportement, de répertoires pour
solutionner les problèmes et d’habitudes de perception » [Simon 1976, p. 144].

Enfin, il est possible, pour l’homme de science, de mettre en évidence ces procédures
grâce à l’intelligence artificielle. En effet, aux yeux de Simon, la structure de la pensée
humaine peut être définie, d’une part, comme un ensemble de symboles et, d’autre part, une
capacité à sélectionner et à mettre en relation ces symboles. Or, un programme d’ordinateur
est lui aussi capable d’effectuer ce type d’opérations. C’est sur la base de cette équivalence de
structures que Simon fonde et justifie le recours à l’intelligence artificielle comme mécanisme
descriptif de la manière dont les individus résolvent leurs problèmes. Au-delà de ce caractère
descriptif, les programmes en intelligence artificielle peuvent avoir un caractère normatif, au
sens où ils peuvent améliorer la prise de décision grâce à la systématisation de la procédure.

1.3. Limitation de la rationalité et capacité d’invention


Définir la rationalité à partir des procédures de décision présuppose-t-il que les agents
soient déterminés par ces procédures et incapables d’invention ? La réponse de Simon à cette
question, en suivant logiquement sa démarche pragmatique, n’est pas de nier l’existence de
phénomènes d’invention mais de concevoir comment il est possible de lier rationalité limitée
et capacité d’invention.
En effet, Simon défend l’hypothèse d’une unité du comportement humain. Il n’y a pas
fondamentalement de distinctions entre les procédures de création de nouveaux objets ou de
nouvelles pensées et la résolution d’autres types de problèmes. Ainsi l’observation des
procédures d’apprentissage, c’est-à-dire de la manière dont les individus apprennent à faire
des choses nouvelles pour eux, doit pouvoir éclairer la manière dont les individus inventent de
nouvelles choses.
De la même façon, il refuse l’idée d’une division du cerveau entre deux
hémisphères:l’hémisphère droit pour la pensée intuitive, l’hémisphère gauche pour la pensée
analytique [Simon 1981] au motif de la cohérence des procédures de pensée, qui sont, quelles
que soient les situations, des procédures de traitement de l’information.
Ainsi, tout processus de traitement de l’information relève d’une même structure de
traitement.Les individus disposent, d’une part, d’une mémoire à long terme dans laquelle sont
stockées les informations rangées par thèmes avec un index et des liens permettant d’associer
ces informations [Simon 1969/1996, p. 161 et s.]. D’autre part, la mémoire à court terme est le
lieu où les informations sont activées et traitées. Or cette mémoire à court terme,
contrairement à la mémoire à long terme est limitée [Simon 1969/1996, p. 118 et s.]. La
compétence d’un individu, est liée à la fois à la quantité d’information contenues dans la
mémoire à long terme, mais surtout à sa capacité à utiliser au mieux sa mémoire à court
terme, c’est-à-dire sa capacité à sélectionner les informations les plus pertinentes compte tenu
de l’objectif fixé au traitement de l’information [Simon 1969/1996, p. 169 et s.].
De plus, tout processus cognitif peut être décomposé et présente les caractéristiques
suivantes : 1) il existe un état initial. Il faut 2) des opérateurs pour pouvoir générer de
nouveaux états, 3) des heuristiques pour choisir entre les alternatives, 4) des critères pour
stopper la recherche [Langley 2004, p. 465].
Comme le processus d’apprentissage, le processus cognitif qui permet de réaliser des
inventions peut être décrit : « Quelle que soit la complexité (…) les processus sont constitués
d’un grand nombre d’éléments, chaque élément pris en lui-même, étant extrêmement simple »
[March & Simon 1958, p. 173]. Cependant, il existe une spécificité en ce qui concerne le
processus d’innovation. En effet, l’effort pour engager un processus d’innovation, présuppose,
d’une part, qu’il y ait des ressources consacrées à cette activité et, d’autre part, que la situation
actuelle apparaisse insatisfaisante (ce que Simon nomme les « forclusions » [March &
Simon 1958, p. 181]).

Dans cette première partie nous avons donc montré que, pour Simon, les agents
économiques, dotés d’une rationalité limitée due à la limitation de leur capacité cognitive,
prennent des décisions qui sont rationnelles par rapport aux objectifs qu’ils se fixent. En
raison de cette rationalité, il est possible de mettre en évidence les procédures de décision des
agents. Cependant, dans la plupart des situations, cette rationalité ne peut, permettre de
réaliser des choix optimaux et conduit Simon à s’opposer à la vision de l’homo oeconomicus
et, plus globalement, à toute vision d’un agent économique auquel on attribuerait des
capacités de calcul non limitées. Enfin, la limitation de la rationalité ne conduit pas Simon a
refusé l’existence de capacité d’invention des individus, bien au contraire, il montre par
quelles procédures des individus dotées d’une rationalité limitée peuvent innover.
Ainsi, même dotés d’une rationalité limitée, les agents ne sont pas dépourvus de moyens pour
faire face à leur environnement ; dans cette perspective, les organisations vont être analysées
par Simon comme un instrument permettant d’améliorer la prise de décision des agents
[Simon 1979a].

2. L’organisation est un moyen de rationaliser la prise de décision d’agents disposant d’une


rationalité limitée :

Parmi les nombreuses manières d’entrer dans la « boîte noire » de l’organisation, celle
de Simon a quelques particularités. Ayant un point de vue pragmatique, il constate, en un
premier temps, l’existence des organisations et leurs rôles prépondérants dans la vie
économique. Ainsi, il emploie l’image d’un martien qui regardait, d’une certaine distance,
l’activité économique sur terre. Ce martien verrait essentiellement des « zones vertes »
représentées par des organisations reliées par des « fils rouges » que sont les marchés [Simon
1991a]. Prenant acte de l’existence des organisations, les questions que va chercher à résoudre
Simon vont être : « comment fonctionnent-elles ? », et « quelle peut être leur forme
d’efficacité ? » La description de la manière dont les organisations fonctionnent revient à
s’interroger sur la manière dont les agents décident d’agir au sein d’une organisation, c’est-à
dire sur la manière dont sont prises les décisions dans l’organisation. Dès lors, deux questions
émergent. Quelle est la rationalité de la prise de décision dans l’organisation ? Comment, une
organisation composée d’individus divers, peut-elle assurer la cohérence de ses prises de
décision ?

2.1. L’organisation comme moyen de rationaliser la prise de décision


Ainsi, la réflexion de Simon sur les organisations est essentiellement une réflexion en termes
de cognition. L’organisation, par la mise en place de procédures formalisées et
routinières9, par la division de buts généraux en sous buts opérationnels, par le
fractionnement de la prise de décision entre plusieurs acteurs, permet de réaliser de façon
satisfaisante des opérations de production.
L’intérêt de l’organisation est triple :
1) Elle permet la création et l’utilisation de procédures routinières et formalisées pour
faire face à l’incertitude. Dans une situation d’incertitude le contrat de travail autorise
l’employeur à choisir l’action que doit effectuer le salarié. Cette relation d’autorité entre
l’employeur et le salarié est directement inspirée de Chester Barnard [1938]. L’autorité est
définie « comme le pouvoir de prendre les décisions qui orientent l’action d’autrui. C’est une
relation entre deux individus, l’un « supérieur », l’autre « subordonné ». Le supérieur élabore
et communique ses décisions en prévoyant qu’elles seront acceptées par ses subordonnés »
[Simon 1947, p. 112]. Cette relation d’autorité permet d’imposer aux salariés des procédures
qui sont routinières et hiérarchisées. Le salarié prendra ses décisions pour agir dans le sens
des objectifs de l’organisation (i.e. obéira aux ordres) à l’intérieur d’une zone d’acceptabilité
définit par le contrat de travail. La routinisation et la hiérarchisation des procédures de
décision ont l’avantage de faciliter le processus de recherche (search) d’une décision qui soit
satisfaisante (satisficing). En effet, la formalisation de processus de recherche économise des
ressources et sa hiérarchisation permet le fractionnement de la prise de décision à des niveaux
où la connaissance de l’environnement est plus aisée pour des individus dotés d’une
rationalité limitée.
2) L’organisation permet de diviser le processus de décision entre plusieurs agents ou
services. Cette division correspond au processus utilisé par un individu face à une décision
complexe. En effet, dans ce type de situation, les individus, incapables d’effectuer des calculs
complexes, décomposent les problèmes en sous-problèmes qui peuvent eux-mêmes être à
nouveau décomposés [Newell & Simon 1972]. Ainsi, dans une organisation, les décisions
sont divisées en sous-buts opérationnels et réparties entre les services ou les individus de
façon à bénéficier de la spécialisation grâce à la division du travail, tout en gardant la
cohérence de l’ensemble des sous-décisions grâce à la relation d’autorité.
3) Enfin, le fractionnement de la prise de décision entre plusieurs acteurs dissémine les
risques d’erreur, d’autant plus que les interrelations entre les services peuvent faciliter la
correction des erreurs de décisions.

2.2. La cohérence d’une organisation


Dès lors que l’on pose l’organisation comme un moyen, pour les agents dotés d’une
rationalité limitée, d’effectuer des choix et de les mettre en oeuvre, l’analyse du
fonctionnement de l’organisation ne peut se faire indépendamment de la psychologie des
individus. Cependant, l’organisation est confrontée au problème de la cohérence des actions
de ses membres puisque que rien n’indique a priori qu’ils partagent les mêmes buts. Comme
le souligne Simon : « ce ne sont pas les « organisations » qui prennent les décisions, mais des
êtres humains, qui se comportent en tant que membres d’organisations. Rien n’oblige, en
bonne logique, le membre d’une organisation à prendre ses décisions uniquement en fonction
de valeurs qui sont limitées du point de vue de l’organisation » [Simon 1947, p. 181]. C’est
pourquoi une organisation, pour assurer la coordination de façon efficiente10, aura recours à
l’autorité. Cette autorité est possible grâce à la docilité11 des individus, ainsi qu’à l’existence
de systèmes de sanctions et de récompenses, et enfin à la loyauté.

Le premier moyen d’assurer la coordination, sans doute le plus classique, est le


recours à des systèmes de sanctions et de récompenses ([Simon 1947, p. 104], [Simon 1991a,
p. 33]). Cependant un système de sanctions et de récompenses ne suffit pas. En effet, pour
qu’un tel système soit efficace, il faut pouvoir mesurer l’apport de chaque salarié, autrement
dit, il convient que l’interdépendance des actions ne soit pas trop forte.
Or, ce sont justement les cas où l’interdépendance est forte qui donnent un avantage à
l’organisation par rapport au marché [Simon 1991a, p. 33]. Autrement dit, une organisation ne
peut fonctionner sans une forme d’acceptation et d’internalisation par les acteurs des buts de
cette organisation. Cette internalisation des buts de l’organisation est d’autant plus nécessaire
que, très souvent, les tâches ne sont pas précisément spécifiées. La plupart du temps, dans une
organisation, les ordres donnés par la hiérarchie sont très généraux, aussi « seul le but final de
l’action a été donné dans l’ordre de commandement et non la méthode pour l’atteindre »
[Simon 1991a, p. 31]. Dès lors, la loyauté consistera, de la part du salarié, à intégrer les
objectifs de l’entreprise : « dans une large mesure, chaque membre de l’organisation «
internalise » progressivement les valeurs de celle-ci et les intègre à sa psychologie et à ses
attitudes. Il en naît un attachement à une organisation ou une loyauté envers elle qui garantit
automatiquement – c’est-à-dire sans la nécessité de stimuli externes – la compatibilité de ses
décisions avec les objectifs de l’organisation. » [Simon 1947, p. 177]. Cependant, l’utilisation
du concept de loyauté pour rendre compte de l’adhésion des membres d’une organisation aux
objectifs de cette dernière, n’explique pas pour quelles raisons les membres d’une
organisation devraient devenir loyaux. S’il est possible de constater empiriquement des
phénomènes correspondants au concept de loyauté, il est beaucoup plus difficile d’en donner
une explication scientifique cohérente.

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