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Scientisme

Le scientisme est une vision du monde, apparue au XIXe siècle, selon laquelle la science
expérimentale a priorité sur les formes plus anciennes de référence — révélation religieuse,
tradition, coutume et idées reçues — pour interpréter le monde. Le scientisme veut, selon la formule
d'Ernest Renan (1823-1892), « organiser scientifiquement l'humanité »1. Il s'agit donc d'une
confiance (le terme de foi ne s'applique pas, en principe, dans ce domaine) dans l'application des
principes et méthodes de la science moderne dans tous les domaines. On peut résumer le cœur de
cette croyance en : « La science décrit (vraiment) le monde tel qu'il est2. »

Le scientisme est en conséquence aussi l'idéologie selon laquelle tous les problèmes qui concernent
l'humanité et le monde pourraient être réglés au mieux, si ce n'est parfaitement, suivant le
paradigme de la méthode scientifique. Le scientisme croit que « l'esprit et les méthodes scientifiques
doivent être étendues à tous les domaines de la vie intellectuelle et morale sans exception3 ».

On peut distinguer pratique ou quête de la science et scientisme en tant que doctrine idéologique.
Cette idéologie est liée à divers degrés à celles de la modernité, du rationalisme, à la « loi des trois
états » d'Auguste Comte, mais aussi à bien des formes de réductionnisme, au matérialisme ou parfois
au dualisme cartésien. Ses formes extrêmes font l'objet de critiques venant de divers horizons :
philosophique, moral, politique, voire scientifique.

Le scientisme ne fait pas l'hypothèse de vérités philosophiques, religieuses ou morales supérieures


hors de ce qui peut être démontré et partagé, la science utilisée pouvant être mathématique,
physique, biologique, ou autre. Le politique doit dans cette optique aussi s'effacer devant la gestion
scientifique des problèmes sociaux, et les querelles ne pourraient dès lors que relever d'une erreur
de méthode, sauf si entrent à la base des intérêts particuliers, voire la volonté de nuire : cette
position est voisine de celle de Leibniz et avant lui Raymond Lulle qui espéraient arriver à résoudre
les divergences entre les hommes par le calcul pour le premier cité (une fois trouvé le modèle
adéquat), par ses systèmes de roues logiques pour le second. Cet objectif a été atteint de façon
partielle par la recherche opérationnelle, l'examen critique des systèmes de vote (Condorcet,
Arrow…) et particulièrement depuis la fin du XXe siècle par les méthodes bayésiennes d'aide à la
décision, voire d'intelligence artificielle.

À objectif donné (augmenter le taux d'alphabétisation, réduire la mortalité infantile…), l'arsenal des
méthodes est censé permettre de dégager le meilleur moyen de l'atteindre, si ce moyen existe. Cet
objectif semblait raisonnable au XIXe siècle. La découverte en 1971 des problèmes de NP-
complétude suggère cependant qu'on pourra parfois trouver de bonnes méthodes en les comparant,
mais que l'on n'a pas de garantie lorsqu'intervient la combinatoire de trouver la meilleure. Un
exemple trivial est donné par le jeu d'échecs : les algorithmes jouent très bien, mais ne peuvent
prétendre le faire parfaitement.

Le scientisme suppose qu'existera pour chaque problème une solution qui s'imposera sans que
volonté, desiderata ou subjectivité d'un décideur ou des populations concernées n'influencent le
débat. Ernest Renan explique :
« Nous n’avons pas le droit d’avoir un désir, quand la raison parle ; nous devons écouter, rien de
plus ; prêts à nous laisser traîner pieds et poings liés où les meilleurs arguments nous entraînent4. »

L'éducation, en libérant le plus grand nombre des illusions métaphysiques et théologiques, rend
possible une gestion supposée rationnelle de la société, bien que cette recherche ne puisse se faire
que si l'on a au préalable fixé quoi chercher, c'est-à-dire que fixer comme but politique, comme cap
au navire. Si c'est la liberté d'entreprendre, il pourra en résulter le libéralisme. Si c'est une certaine
justice sociale, telle ou telle forme de socialisme pourra mieux convenir. Le préambule de la
Constitution suisse (« la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses
membres ») fixe lui aussi des priorités sociétales de principe.

Le souhait et sa critique

De même que Platon voulait que les rois fussent philosophes5, les scientistes les plus radicaux
estiment que le pouvoir politique devrait être confié à des savants plutôt qu'à des politiciens élus ou
non et à leurs bureaucrates. Cette conception, qu'on peut rapprocher de la technocratie, se veut
donc plus proche d'une aristocratie ("gouvernement par les meilleurs") que d'une démocratie : une
solution élaborée par des experts compétents à objectif donné n'aurait pas à être discutée, sinon
pour signaler des omissions de faits, ou bien par d'autres experts. En revanche, la fixation des
objectifs est effectuée par ailleurs, ce peut être par un souverain, un conseil des sages ou un vote. La
deuxième de ces perspectives enthousiasma Renan, mais la troisième inquiéta plus tard
sérieusement Bernanos (La France contre les robots).

Paul Valéry soulevait déjà ce problème dès 1919 : « Nous avons vu, de nos yeux, le travail
consciencieux, l'instruction la plus solide, la discipline et l'application les plus sérieuses adaptés à
d'épouvantables desseins. […] Savoir, Devoir, vous êtes donc suspects ? »6 : l'instruction, même
accompagnée de vertus morales, ne montrait pas constituer une garantie de bonheur. L'essai
L'Homme stupide, de Charles Richet, qui l'avait précédé en 1919, se voulait tout aussi pessimiste :
l'instruction était sans doute préférable à son absence, mais avait montré ne pas garantir des choix
heureux ni rationnels. Position voisine de celle de l'Ecclésiaste sur les limitations de la seule sagesse.

Edgar Quinet avait déjà mis en garde7 contre le fait que « plus [le] progrès se développe, et avec eux
les pouvoirs, plus les hommes devront être vigilants à ce que ces pouvoirs ne soient pas tournés
contre eux par des personnes inciviques ou malveillantes », en citant sous Caligula le superbe réseau
de voies romaines de l'empire ne servait plus qu'à « acheminer à ses quatre coins les ordres d'un
dément ». La Deuxième Guerre mondiale montrera qu'un tel danger perdurait.
Science et valeurs

La démarche scientifique n'a pas pour objet de dégager des valeurs, mais peut fort bien être utilisée
pour modéliser des conséquences de tel ou tel système de valeurs, grâce à la théorie des jeux et aux
techniques de simulation8. Voir article L'Animal moral.

Sam Harris9 et Richard Dawkins estiment que l'approche consistant à évaluer par les neurosciences
le bien ou le mal plus ou moins grand d'un système éthique en mesurant la souffrance moyenne qui
lui est associée10 pourrait constituer à terme une idée viable11, mais que nous en sommes pour le
moment (en 2013) loin.

Sam Harris a cependant consacré un ouvrage à l'inventaire des outils possibles pour l'étude des
conséquences de plusieurs systèmes de valeur : The Moral Landscape12.

Morale pour un groupe fixe[modifier | modifier le code]

Il reste possible d'étudier les résultats prévisibles, sur un modèle simplifié, d'une morale adoptée par
les membres d'un groupe fixe et de durée déterminée. Une stratégie pragmatique que l'on nomme le
donnant-donnant donne quelques bons résultats : elle consiste à faire confiance à autrui tant qu'il se
comporte de la façon attendue, et à la lui retirer aussitôt que son comportement s'écarte des
normes. Cela consiste à s'écarter temporairement de la vision de Hobbes et de ses prédécesseurs
voyant dans l'homme un loup pour l'homme. Un des premiers documentaires de Richard Dawkins,
Nice Guys Finish First13 signalait que cette stratégie existait déjà chez quelques espèces dans la
nature. On observe également l'inverse dans le phénomène décrit par Thomas Piketty sur
l'accroissement des inégalités en économie.

L'affichage ostensible d'une conformité à telle ou telle norme sociale, par exemple culturelle,
vestimentaire ou de langage, constitue alors un signal que l'on est prêt à entrer dans le
comportement de coopération propre à la société correspondante. Ce signal peut à son tour être
sincère ou non.

Cas d'un groupe hétérogène


John Rawls traite également du cas où la société est composée de plusieurs groupes dans sa Théorie
de la justice en indiquant que les règles sont bien constituées s'il devient indifférent d'appartenir à un
groupe plutôt qu'à un autre.

Difficulté du cas général[modifier | modifier le code]

Un groupe réel se compose sur le long terme d'individus qui naissent, se reproduisent et meurent. Il
est plus délicat de prendre en compte dans le modèle précédent l'intérêt de générations et
d'individus non encore nés (et qui ne naîtront peut-être pas), problème auquel s'intéresse l'écologie.
Voir l'article Altruisme.

Origines

Le mot scientisme a été employé de manière négative dès le XIXe siècle, puis de manière positive par
le biologiste Félix Le Dantec qui le lança notamment dans un article paru en 1911 dans la Grande
Revue :

« Je crois à l'avenir de la Science : je crois que la Science et la Science seule résoudra toutes les
questions qui ont un sens ; je crois qu'elle pénétrera jusqu'aux arcanes de notre vie sentimentale et
qu'elle m'expliquera même l'origine et la structure du mysticisme héréditaire anti-scientifique qui
cohabite chez moi avec le scientisme le plus absolu. Mais je suis convaincu aussi que les hommes se
posent bien des questions qui ne signifient rien. Ces questions, la Science montrera leur absurdité en
n'y répondant pas, ce qui prouvera qu'elles ne comportent pas de réponse14. »

Le scientisme plonge néanmoins ses racines dans des philosophies bien antérieures

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