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UNIVERSITE CHEIKH ANTA DIOP DE DAKAR

FACULTE DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES


DEPARTEMENT DE PHILOSOPHIE

Projet de Mémoire de Master 1

Spécialité : Epistémologie

THEME : L’HOMME EST – IL UNE


MACHINE ?

Présenté par : Sous la direction de :

Ndiaga DIAW Abdoulaye BA

Année académique : 2020-2021


I. Présentation et justification du sujet
1. Contexte 

La question de la nature humaine est depuis très longtemps la grande équation à multiples
inconnues que philosophes, anthropologues, sociologues et scientifiques ont tenté de résoudre
sans vraiment y arriver de manière indiscutable. Cette difficulté n’est point liée au fait que le
problème ne s’était pas posé, mais plutôt du fait que la nature humaine est complexe. Dès
l’Antiquité, le problème s’est posé avec Socrate : Connais- toi toi-même. Cette proposition
peut être lue comme une invitation à réexaminer la nature humaine.

Cette invitation socratique sera honorée d’abord par Aristote qui va y répondre en
s’appuyant sur des concepts métaphysiques tels que l’âme. Il établit une distinction entre le
vivant et le non vivant dans le but de garantir au premier, une certaine spécificité. Ce qui
distingue l’animé de l’inerte, dit-il, se trouve dans le fait que l’un possède la vie, et que
l’autre n’en est point doté, autrement dit le vivant est un être qui se caractérise par la
manifestation de la vie chez lui tandis-que le non vivant est dépourvu de tout indice vital :
« Disons donc, en guise de point de départ à l’examen, que l’animé se distingue de l’inanimé
par le fait qu’il est en vie »1. Mais que signifie être en vie dans le langage aristotélicien ? La
vie n’est rien d’autre que la réalisation de l’être ; autrement dit des manifestations telles que
l’intelligence, la sensation, le mouvement local et nutritif, le repos, le dépérissement et la
croissance. L’une de ces manifestations est suffisante pour attester la présence de la vie chez
un corps : l’âme. Sans celle-ci, elles ne sauraient exister: « Et pour l’instant, l’on se bornera
simplement à dire que l’âme est principe des manifestations qu’on vient d’évoquer et qu’elle
se définit par les fonctions nutritives, sensitives, cognitives et par le mouvement »2. Cette
conception aristotélicienne de l’homme repose sur une parfaite combinaison entre la matière
et la forme: « Il y a, en effet, trois façons d’entendre la substance, comme nous l’avons dit,
qui sont, respectivement, la forme, la matière et le composé des deux. Et parmi elles, la
matière est potentialité, tendis-que la forme est réalisation. Puisque donc le composé des deux
représente l’être animé, ce n’est pas le corps qui est réalisation de l’âme, mais c’est, au
contraire, celle-ci qui est réalisation d’un certain corps »3.

Galien, s’inspirant de la conception hippocratique du vivant, développe une philosophie du


vivant et précisément de l’homme en se focalisant sur le fonctionnement des parties de

1
Aristote, De l’âme, Paris, Flammarion, 1993, p.141, II,1-2, 413a.
2
Aristote, De l’âme, op.cit, p.142-143, II, 2, 413a-b.
3
Aristote, De l’âme, op.cit, p.145, II, 2, 413b-414a.

1
l’organisme. Il admet l’idée selon laquelle la nature a doté gracieusement chaque être des
organes qui sont nécessaires pour sa vie. De cette manière toutes les parties qui composent le
corps humain ne sont nullement le fruit du hasard, mais d’une nécessité. Donc si l’homme
n’est doté de cornes, ni de dents proéminentes, ce n’est pas parce qu’il n’a pas besoin de
lutter pour sa sécurité, mais plutôt parce que la nature l’a doté d’autres organes qui peuvent
parfaitement accomplir cette fonction. Donc la conception finaliste galienne revient à soutenir
que la nature n’a fait rien par hasard et que tout est fait pour un but précis. Concrètement,
cela revient à dire que  « tout est en sympathie dans l'universalité des parties, et dans les
parties tout conspire pour l'opération de chacune d'elles »1. « Tout est en sympathie dans
l'universalité des partie » nous renvoie à l’harmonie qui règle le fonctionnement des
différentes parties du corps dans le seul but d’assurer le bon fonctionnement de l’organisme
ou de « l'opération de chacune d'elles ». Galien écrit : « Voici le sens de sa proposition :
Toutes les parties du corps sont en sympathie, c'est-à-dire que toutes coopèrent à
l'accomplissement d'une opération.».2 Pour connaître l’utilité des parties du corps humain, il
faut au préalable connaître les différentes fonctions qu’on peut associer à chaque organe. Le
meilleur corps ne peut être que celui dont les parties accomplissent de la manière la plus
parfaite les fonctions: « Quelle est donc cette chose ? Savoir quelle est la meilleure
construction de notre corps. Il est évident, en effet, que la meilleure construction est celle qui
fournit à toutes les parties un moyen suffisant de concourir à l'accomplissement des fonctions
des organes. »3.

Mais, à partir du XVIIe siècle, avec la théorie cartésienne de l’animal-machine va se


produire un changement. Celle-ci suppose une conception mécanique du vivant. On y
soutient l’idée selon laquelle la nature animale n’est nullement différente de celle d’une
machine, ce qui fait que les mêmes lois mécaniques qui régissent le monde non vivant, sont
de droit applicables au monde vivant : « ce qui ne semblera nullement étrange à ceux qui,
sachant combien de divers automates, ou machines mouvantes, l’industrie des hommes peut
faire, sans y employer que fort peu de pièces, en comparaison de la grande multitude des os,
des muscles, des nerfs, des artères, des veines, et de toutes les autres parties qui sont dans le
corps de chaque animal, considéreront ce corps comme une machine, qui, ayant été faite des
mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée et a en soi des mouvements plus

1
De l'aliment, § 23, Œuvres, IX, p. 107.
2
Galien, Œuvres médicales choisies I, de l’utilité des parties du corps humain, Tome I, Paris, Gallimard, 1994,
p.14.
3
Galien, Œuvres médicales choisies I, de l’utilité des parties du corps humain, op.cit, p.17.

2
admirables qu’aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes. »1. Cette
réduction cartésienne de l’animal à une machine s’appuie sur le fait que l’animal est dépourvu
d’âme et qu’il est par conséquent incapable de parler d’un langage qui témoigne une suite
logique d’idée, encore moins d’agir de manière rationnelle : «  (…)dont le premier est que
jamais elles ne pourraient user de paroles ni d’autres signes en les composant, comme nous
faisons pour déclarer aux autres nos pensées : car on peut bien concevoir qu’une machine
soit tellement faite qu’elle profère des paroles, et même qu’elle en profère quelques-unes à
propos des actions corporelles qui causeront quelque changement en ses organes, comme, si
on la touche en quelque endroit, qu’elle demande ce qu’on lui veut dire ; si en un autre,
qu’elle crie qu’on lui fait mal, et choses semblables ; mais non pas qu’elle les arrange
diversement pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les
hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second est que, bien qu’elles fissent plusieurs
choses aussi bien ou peut-être mieux qu’aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en
quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu’elles n’agiraient pas par connaissance,
mais seulement par la disposition de leurs organes  : car, au lieu que la raison est un
instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de
quelque particulière disposition pour chaque action particulière ; d’où vient qu’il est
moralement impossible qu’il y en ait assez de divers en une machine pour la faire agir en
toutes les occurrences de la vie de même façon que notre raison nous fait agir ».2C’est ainsi
que cette théorie mécanique pose les tous premiers fondements d’une biologie mécanique
dont sera fortement marquée l’ère moderne.

2. La problématique 

La théorie cartésienne de l’animal-machine a été un grand tournant vers la biologie


moderne. Elle est une conception philosophique qui soutient l’idée selon laquelle la nature
animale peut être saisie au seul moyen des lois mécaniques. Ces dernières, qui étaient
réservées aux corps non vivants, sont à présent l’unique voie pour appréhender le vivant. Mais
l’animal est-il réellement une machine ? Cependant, si dans cette théorie cartésienne, seul le
corps est réduit à une machine, c’est exactement parce que l’homme à la différence de
l’animal est pourvu de parole, de pensée et d’âme. Donc c’est cette différence qui fait qu’il
n’est point réductible à un pur mécanisme. Mais y a-t-il réellement une différence entre les
deux ? Julien Offray de La Méttrie parlant de ce rapport écrit : « « Des animaux à l’homme, la

1
Descartes, Discours de la méthode, Œuvres complètes, Paris, Arvensa Editions, 2015, p.63.
2
Descartes, Discours de la méthode, Œuvres complètes, op.cit, pp.63-64.

3
transition n’est pas violente ; les vrais philosophes en conviendront.».1 A la suite de cette
théorie cartésienne de l’animal-machine, d’autres théories vont aller plus loin en réduisant
l’homme, dans toute sa dimension, à une machine : c’est l’exemple de l’homme-machine de
La Méttrie. Ce dernier y développe l’idée selon laquelle l’homme n’est qu’une machine dont
le fonctionnement n’obéit qu’aux lois mécaniques. Donc il est nullement nécessaire, pour
comprendre la nature humaine, de faire recours ni à la biologie, ni à des concepts
métaphysiques tels que l’âme, mais seulement à la physique. D’après cette conjecture, on peut
se demander si l’homme est-il une machine ? S’il est convenable de réduire toute la
dimension humaine à une machine ? Il est tout à fait légitime pour comprendre la nature
humaine, d’adopter une démarche comparative entre l’homme et la machine, autrement dit de
l’étudier en fonction des différentes caractéristiques d’une machine. Parlant de cette
démarche, George Canguilhem écrit : « On a presque toujours cherché, à partir de la
structure et du fonctionnement de la machine déjà construite, à expliquer la structure et le
fonctionnement de l’organisme, mais on a rarement cherché à comprendre la construction
même de la machine à partir de la structure et du fonctionnement de l’organisme.». 2Mais
l’homme a-t-il la même structure et le même fonctionnement que la machine ? Cependant,
même dans l’hypothèse que l’homme peut être compris par le biais du mécanisme, il sera
difficile d’y expliquer toute son essence. C’est d’ailleurs la chose contre laquelle l’auteur de
l’histoire de la notion de vie soulignait, à travers un rappel de la mise en garde de Sthal,
quand il écrit : « C’est pourquoi Stahl ne peut se contenter d’une explication des êtres vivants
par les seules lois déterministes de la mécanique.».3 Si l’homme ne doit en aucune manière
être réduit à un pur mécanisme, qu’est- ce qui fait sa singularité ?

II. Développement et argumentation 

Le XVIIe siècle est marqué par plusieurs théories sur le vivant comme l’atteste André
Pichot: « La fin du VXIIe et le XVIIIe sont, en biologie, une époque très complexe. Une époque
très riche, voire trop riche, car on y trouve à peu près toutes les théories biologiques
possibles et imaginables, même les plus contradictoires».4 Mais celle qui retient le plus
l’attention est la théorie cartésienne de l’animal-machine. Descartes y conçoit l’animal
comme un pur automate qui n’a aucune identité biologique.
1
Julien Offroy de la Mettrie, L’Homme-Machine, Paris, Denoël, 1981, p.163.
2
Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, Paris, Hachette, 1952, p. 124.
3
André Pichot, Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, 1993, p.458.
4
André Pichot, Histoire de la notion de vie, op.cit, p.391.

4
Cependant, même si cette théorie cartésienne de l’animal-machine a su introduire une
grande révolution dans les sciences biologiques, force est de constater qu’elle ne sera pas
unanimement reçue par le monde philosophique et scientifique. Car la croyance que l’animal
puisse être un automate est à bien des égards difficile à accepter. C’est dans cette perspective
que Condillac écrit:« Mais les bêtes veillent elles-mêmes à leur conservation ; elles se
meuvent à leur gré, elles saisissent ce qui leur est propre, rejettent, évitent, ce qui leur est
contraire ; les mêmes sens qui règlent nos actions, paraissent régler les leurs. Sur quel
fondement pourrait-on supposer que leurs yeux ne voient pas, que leurs oreilles n’entendent
pas, qu’elles ne sentent pas, en un mot ?».1 Et il conclut en disant : «  Il y a donc autre chose
dans les bêtes que du mouvement. Ce ne sont pas de purs automates: elles sentent.».2

Par ailleurs, une analogie entre l’homme et l’animal n’est point triviale, autrement dit l’idée
qu’il y a une identité organique entre ces deux n’est plus une atteinte à la nature humaine,
mais plutôt une préoccupation scientifiquement fondée. D’ailleurs la théorie de la
descendance de l’homme chez une espèce inférieure de Darwin est un parfait exemple de
cette analogie. On y développe l’idée que l’homme n’a pas toujours été tel qu’il est
aujourd’hui, mais qu’il est le produit d’une longue évolution. Par conséquent, si l’homme
descend bel et bien d’une espèce inférieure, qu’est l’animal, il ne peut y avoir de différence
flagrante entre eux, ou bien si différence y aura, elle ne peut être que de « degrés » et non de
« nature » comme l’a si bien montré l’auteur de l’homme-machine.

Si l’animal est, selon la théorie de l’animal-machine, un automate, or que l’homme est un


animal, alors cette théorie doit normalement être appliquée à la nature humaine. Selon
Descartes, le corps humain séparé de l’âme n’a aucune spécificité biologique. En des termes
plus clairs, le fonctionnement du corps tel qu’il a été décrit dans la physiologie cartésienne
repose entièrement sur la mécanique. Ce qui fait que le corps pris indépendamment de l’âme
n’est qu’une machine :« Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une statue ou machine
de terre que Dieu forme tout exprès pour la rendre la plus semblable à nous qu’il est possible,
en sorte que non seulement il lui donne au dehors la couleur et la figure de tous nos membres,
mais aussi qu’il met au dedans toutes les pièces qui sont requises pour faire qu’elle marche,
qu’elle mange, qu’elle respire, et enfin qu’elle imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent
être imaginées procéder de la matière, et ne dépendre que de la disposition des organes ».3

1
Etienne Bonnot de Condillac, Traité des Animaux, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1984, p.12.
2
Etienne Bonnot de Condillac, Traité des Animaux, op.cit, p.12.
3
Descartes, Traité de l’Homme, Œuvres complètes, Paris, Arvensa Editions, 2015, p.1780.

5
Donc cette théorie de l’animal-machine qui était exclusivement réservée à l’animal, se trouve
désormais élargir jusqu’à l’homme. Mais ce dernier ne devient machine que par son corps.

Cette conception ne peut être intelligible sans une parfaite connaissance de la philosophie
cartésienne de l’homme. Selon Descartes, l’homme se caractérise par un dualisme substantiel,
autrement dit qu’il est composé de deux substances différentes qui sont : le corps et
l’âme : « A quoi on ne trouvera pas grande difficulté, si on prend garde que tout ce que nous
expérimentons être en nous, et que nous voyons aussi pouvoir être en des corps tout à fait
inanimés, ne doit être attribué qu’à notre corps ; et au contraire, que tout ce qui est en nous,
et que nous ne concevons en aucune façon pouvoir appartenir à un corps, doit être attribué à
notre âme »1.Ces deux substances sont de nature différente et doivent être nettement
distinguées. En effet l’une est une substance étendue et divisible parfaitement réductible au
mécanisme, tandis que l’autre est une substance pensante et indivisible qui ne peut en aucune
manière être réduite à la physique : « Pour commencer donc cet examen, je remarque ici
premièrement, qu’il y a une grande différence entre l’esprit et le corps, en ce que le corps, de
sa nature, est toujours divisible, et que l’esprit est entièrement indivisible ».2Cette différence
de nature fait qu’ils remplissent des fonctions tout à fait différentes. Le corps assure toutes les
fonctions qui se rapportent au mouvement, tandis que l’âme s’occupe de celles liées à la
pensée: « Ainsi à cause que nous ne concevons point que le corps pense en aucune façon,
nous avons raison de croire que toutes les sortes de pensées qui sont en nous appartiennent à
l’âme ; et à cause que nous ne doutons point qu’il n’y ait des corps animés, qui se peuvent
mouvoir en autant ou plus de diverses façons que les nôtres, et qui ont autant ou plus de
chaleur ( ce que l’expérience fait voir en la flamme, qui seule a beaucoup plus de chaleur et
de mouvement qu’aucun de nos membres), nous devons croire que toute la chaleur et tous les
mouvements qui sont en nous, en tant qu’ils ne dépendent point de la pensée, n’appartiennent
qu’au corps ».3 Ce dualisme cartésien sera remis en cause par une certaine unité matérielle
qui entrainera une conception mécanique de l’homme beaucoup plus radicale.

Selon Julien Offray de La Méttrie, l’homme n’est nullement composé d’un dualisme
substantiel comme le pensaient nombres de penseurs y compris Descartes, mais plutôt d’une
unité matérielle : « Par leur enthousiasme, par ce qu’ils vous diront avoir éprouvé, vous
jugerez de la cause par les effets ; par cette Harmonie que Borelli, qu’un seul anatomiste a

1
Descartes, Les passions de l’âme, Paris, Vrin, 1970, p.242.
2
Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Flammarion, 1979, p.201.
3
Descartes, Les passions de l’âme, op.cit, p.69.

6
mieux connu que tous les Leibniziens, vous connaitrez l’unité matérielle de l’homme». 4 Une
telle position s’explique par le fait que l’âme et le corps ne peuvent en aucune manière être
séparés l’une de l’autre et agissent ensemble dans la réalisation de toutes les fonctions. Donc
il n’y a nullement une substance pensante qui agit d’un côté et une substance matérielle qui
agit d’un autre côté. Les agissements de l’âme sont donc toujours liés à ceux du corps. C’est
dans ce sens que la Mettrie écrit: « Les divers états de l’âme sont donc toujours corrélatifs à
ceux du corps.».2 Ainsi, l’homme doit être compris en dehors de tout présupposé
métaphysique, autrement dit dans cet élan anthropologique, l’âme n’est guère
importante: « L’âme n’est donc qu’un vain terme dont on n’a point d’idée, et que dont un bon
esprit ne doit se servir que pour nommer la partie qui pense».3

Une fois que cette unité matérielle posée, La Méttrie soutient l’idée selon laquelle toutes
les fonctions du corps humain y compris celles de l’âme ne dépendent que de l’organisation
des différents organes, autrement dit de leur disposition. Le corps humain n’est selon lui
qu’une machine dont le fonctionnement n’obéit qu’aux lois mécaniques : « Entrons dans
quelque détail de ces ressorts de la machine humaine. Tous les mouvements vitaux, animaux,
naturels et automatiques se font par leur action. N’est-ce pas machinalement que le corps se
retire, frappé de terreur à l’aspect d’un précipice inattendu ?que les paupières se baissent à
la menace d’un coup, comme on l’a dit ?que la pupille s’étrécit au grand jour pour conserver
la rétine, et s’élargir pour voir les objets dans l’obscurité ?n’est-ce pas machinalement que
les pores de la peau se ferment en hiver, pour que le froid ne pénètre pas l’intérieur des
vaisseaux ?que l’estomac se soulève, irrité par le poison, par une certaine quantité d’opium,
par tous les émétiques, etc. ?que le cœur, les artères, les muscles se contractent pendant le
sommeil, comme pendant le veille ?que le poumon fait l’office d’un soufflet continuellement
exercé ?n’est-ce pas machinalement qu’agissent tous les sphincters de la vessie, du rectum,
etc.? que le cœur a une contraction plus forte que tout autre muscle ?que les muscles
érecteurs font dresser la verge dans l’homme comme dans les animaux qui s’en battent le
ventre, et même dans l’enfant, capable d’érection, pour peu que cette partie soit irritée ? »4.

A présent, il a été démontré que malgré les nombreuses recherches sur la nature humaine, le
voile n’est toujours pas levé, ce qui fait que celle-ci devient de plus en plus incompréhensible
et mystérieuse, d’où l’importance de repenser sa véritable nature. Cependant, les véritables

1
Julien Offray de La Méttrie, L’Homme-Machine, op.cit, p.196.
2
Julien Offray de La Méttrie, L’Homme-Machine, op.cit, p.157.
3
Julien Offray de La Méttrie, L’Homme-Machine, op.cit, pp.189-190.
4
Julien Offray de La Méttrie, L’Homme-Machine, op.cit, p.193.

7
questions qui méritent d’être posées sont les suivantes: l’homme est-il comparable à une
machine ? La nature humaine est-elle réductible à un pur mécanisme?

L’idée selon laquelle l’homme peut être comparé à une machine n’est nullement insensée
comme le prétendent beaucoup d’humanistes et de naturalistes, car il y a une grande analogie
entre ces deux, du point de vue de leur structure et de leur fonctionnement. Parlant de la
machine, Canguilhem écrit: « On peut définir la machine comme une construction artificielle,
œuvre de l’homme, dont une fonction essentielle dépend de mécanismes.». 1 Ainsi ce
mécanisme fait que : « En toute machine, le mouvement est donc fonction de l’assemblage, et
le mécanisme, de la configuration».2 En ces termes, il apparaît clairement que ce qui
caractérise une machine, c’est sa capacité à s’auto-mouvoir, autrement dit a assuré son propre
principe moteur à travers une parfaite harmonisation des différentes pièces qui la composent.
Donc le fonctionnement d’une machine ne dépend que de la manière dont ses différentes
pièces sont disposées. Cependant, ce principe moteur qui semble régir le fonctionnement de la
machine n’est nullement différent chez l’homme. En effet, l’organisme est composé lui aussi
d’un ensemble d’organes qui assurent chacun une fonction spécifique. Mais la réalisation de
ces différentes fonctions ne se fait nullement de manière indépendante ; au contraire il y a
une parfaite jonction des divers organes. Donc la survie de l’homme n’est possible que dans
la mesure où ses différents organes sont disposés de telle sorte qu’ils agissent en parfaite
synergie, autrement dit la même organisation qui régit les objets inertes, régit aussi l’homme.
Soulignant cette faculté organisationnelle du corps, La Méttrie écrit: « Si on me demande à
présent quel est le siège de cette force innée de nos corps, je réponds qu’elle réside très
clairement dans ce que les Anciens ont appelé « parenchyme », c’est-à-dire dans la substance
propre des parties, abstraction faite des veines, artères, des nerfs, en un mot de l’organisation
de tout le corps (…)».3A partir de ce moment, l’homme peut être comparé à une machine, car
il partage avec celle-ci le même principe structurel et fonctionnel. C’est ce qui fait dire à La
Méttrie que : « Le corps humain est une machine qui monte elle-même ses ressorts : vivante
image du mouvement perpétuel».4

Cette identité de structure et de fonctionnement fait que certaines fonctions de l’organisme


humain sont analogues à celles d’une machine: c’est l’exemple du système nerveux. Ce
dernier est composé d’un système nerveux central, d’un système nerveux périphérique, d’un

1
Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, op.cit, p.126.
2
Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, op.cit, p.126.
3
Julien Offray de La Méttrie, L’Homme-Machine, op.cit, p.192 -193.
4
Julien Offray de La Méttrie, L’Homme-Machine, op.cit p..152.

8
encéphale (le cerveau, le cervelet et le tronc cérébral), et d’une moelle épinière. Son rôle
principal est le traitement des informations et la réalisation des actions. Il est donc un organe
de communication et de contrôle : « le système nerveux constitue le principal réseau de
communication et de contrôle du corps humain. C’est à lui que revient de commander les
mouvements des organes et des muscles, de traiter les messages sensoriels provenant de
l’ensemble du corps et d’assurer les activités psychiques et intellectuelles »1. Cette fonction
du système nerveux ne lui est nullement spécifique, car certaines machines modernes
accomplissent la même tâche. Ce point de vue est celui de la Cybernétique. Cette dernière est
une théorie des messages, autrement dit de la communication et du contrôle aussi bien dans
une machine que chez un organisme vivant: «  nous avons décidé de donner à la théorie
entière de la commande et de la communication aussi bien chez l’animal que dans la machine
le nom de cybernétique ; formé à partir grec du χυβερνήτης ou pilote »2. On y développe
l’idée selon laquelle le fonctionnement du système de communication et de contrôle chez un
organisme vivant n’est nullement différent de celui d’une machine. En des termes plus clairs,
il y a une analogie entre le fonctionnement du système nerveux, dont le rôle principal consiste
à recueillir les informations provenant du milieu extérieur et à les conduire vers le cerveau à
travers les nerfs sensitifs, puis le cerveau à son tour les renvoie, par le biais des nerfs moteurs,
aux muscles afin d’agir sur le milieu extérieur, et le fonctionnement d’une machine : « En
résumé : les nombreux automates d’aujourd’hui sont couplés au monde extérieur pour
recevoir des impressions comme pour accomplir des actions. Ils contiennent des organes
sensoriels, des effecteurs, et l’équivalent d’un système nerveux destiné à transférer les
informations des uns aux autres. Ils se prêtent très bien à une description en termes
physiologiques »3.

La rétroaction est un exemple concret de cette analogie. Elle est un phénomène de


régulation utilisée pour lutter contre une tendance de dégénérescence de l’information
désignée sous le nom de l’entropie : « Cette régulation d'une machine sur la base de son
fonctionnement réel plutôt que sur celle de son fonctionnement prévu s'appelle « rétroaction »
: des membres sensoriels sont actionnés par des membres moteurs et jouent le rôle de
mouchards et de moniteurs — c'est-à-dire d'éléments qui renseignent quant au déroulement
d'un fonctionnement. La fonction de ces mécanismes est de contrôler la tendance de la

1
Fortin Jacques, Le corps humain : comprendre notre organisme et son fonctionnement, Montréal, Québec
Amérique, 2008, p.46.
2
Nobert Wiener, La cybernétique : information et régulation dans le vivant et la machine, Trad. Ronan Le Roux,
Robert Vallée et Nicole Vallée-Lévi, Paris, Seuil, 2014, p.54.
3
Nobert Wiener, La cybernétique : information et régulation dans le vivant et la machine, op.cit, p.86.

9
machine au dérèglement, en d'autres termes de produire une inversion temporaire et locale
du sens normal de l'entropie ».1 Selon Wiener, cette rétroaction est aussi bien présente dans
le système de communication et de contrôle de l’homme que celui de la machine. Elle est l’un
des arguments de cette analogie entre le fonctionnement du système nerveux et celui d’une
machine. Il n’y a aucune différence entre la manière dont le système nerveux lutte contre la
corruption de l’information et la manière dont certaines machines modernes y
procèdent : « Ma thèse est que le fonctionnement physique de l'individu vivant et les
opérations de certaines des machines à communiquer les plus récentes sont exactement
parallèles dans leurs efforts analogues pour contrôler l'entropie par l'intermédiaire de la
rétroaction. Dans les deux cas il existe des récepteurs sensoriels formant un stade de leur
cycle de fonctionnement : c'est-à-dire que, dans les deux cas, il existe un appareil spécial
pour recueillir l'information venant du monde extérieur à de faibles niveaux énergétiques, et
la rendre valable dans le fonctionnement de l'individu ou de la machine. Dans les deux cas,
ces messages extérieurs ne sont pas recueillis à l'état brut mais, par l'intermédiaire des forces
de transformation internes de l'appareil (qu'il soit vivant ou non), sont alors transformés en
une nouvelle forme valable pour d'autres étapes du fonctionnement ».2

L’homme a toujours été défini comme le seul être vivant doté d’intelligence. Cette dernière
a toujours été un attribut purement humain. Mais à présent, avec l’avènement de l’intelligence
artificielle, tel n’est plus le cas. Pour les tenants de l’IA, il est possible, avec les énormes
avancées techniques, de reproduire toutes les facultés cognitives sur un dispositif
informatique tel que l’ordinateur. Autrement dit il est bel et bien concevable de créer des
machines qui seront en mesure de raisonner, de démontrer des théorèmes mathématiques, de
prendre par elles-mêmes des décisions, de percevoir, de comprendre le langage,…bref d’agir
de manière tout à fait intelligente au même titre que l’homme : « Plus précisément,
l’intelligence artificielle porte sur la reproduction, au moyen d’ordinateurs, de nos capacités
mentales, par exemple de notre faculté à raisonner, à comprendre des textes, à démontrer des
théorèmes, à percevoir des formes, etc. »3. L’objectif de l’IA est de parvenir à créer des
machines dotées d’une intelligence artificielle aussi parfaite que celle humaine: « En somme,
l’intelligence produite par l’intelligence artificielle ressemble, à certains égards, à
l’intelligence naturelle, ou tout au moins, elle y aspire » 4. Cependant, il est d’une importance

1
Nobert Wiener, Cybernétique et société : l’usage humain des êtres humains, Paris, Points, 2014, p.46.
2
Nobert Wiener, Cybernétique et société : l’usage humain des êtres humains, op.cit, pp.47-48.
3
Jean-Gabriel Ganascia, Intelligence artificielle : vers une domination programmée ?, Paris, Le Cavalier Bleu,
2017, p.27.
4
Jean-Gabriel Ganascia, Intelligence artificielle : vers une domination programmée ?, op.cit, p.62.

10
capitale de préciser qu’il y a deux types d’intelligence artificielle. La première est celle forte
ou générale dont le but est de créer des machines dotées de conscience, de la faculté
d’apprendre et d’une intelligence supérieure à celle humaine. Elles seront capables de sortir
du déterminisme humain. Cette première forme d’IA apparaît comme un leurre, car sa
réalisation nécessite des connaissances qui ne sont pas encore à la portée de l’homme. Il
existe aussi un autre type d’intelligence artificielle appelée faible dont l’objectif est tout
simplement de créer des machines capables de reproduire certaines fonctions cognitives et
certaines tâches : « Aujourd’hui, il est courant d’affirmer qu’il existe deux types d’intelligence
artificielle, une intelligence artificielle faible (Weak Artificial Intelligence en anglais) ou
étroite (Narrow Artificial Intelligence) qui simulerait des facultés cognitives spécifiques
comme la reconnaissance de la parole, la compréhension du langage naturel ou la conduite
automobile, et une intelligence artificielle dite générale (Artificial General Intelligence) ou
forte (Strong Artificial Intelligence) qui reproduirait un esprit, voire une conscience, sur une
machine, et dont certains disent qu’elle adviendra bientôt et qu’elle aura des répercussions
majeures, tout à la fois positives et négatives, sur le devenir de l’espèce humaine 1 ». Cette
deuxième forme d’intelligence artificielle ne relève nullement d’une science-fiction, car des
machines capables de passer le « test de l’imitation » de Turing, de rivaliser l’intelligence
humaine ou encore d’agir de manière tout à fait intelligente sont déjà à notre
portée : « Désormais, les ordinateurs se sont disséminés partout, dans toutes les activités
quotidiennes. Une machine a vaincu, à plusieurs reprises, le champion du monde en titre au
jeu d’échecs et même, plus récemment, l’un des meilleurs joueurs au monde au jeu de go ;
d’autres démontrent ou aident à démontrer des théorèmes mathématiques ; on construit
automatiquement des connaissances à partir de masses immenses de données (Big Data).
Grâce à cela, des automates reconnaissent la parole articulée et comprennent des textes
écrits en langage naturel ; des voitures se conduisent seules ; des robots font la guerre à la
place des hommes ; certains scientifiques cherchent même à vaincre la mort en déterminant
les mécanismes du vieillissement… Non seulement, la plupart des dimensions de l’intelligence
– sauf peut-être l’humour – font l’objet d’analyses et de reconstructions rationnelles avec des
ordinateurs, mais de plus les machines outrepassent nos facultés cognitives dans la plupart
des domaines, ce qui fait craindre à certains un risque pour le futur de l’humanité ».2 A
présent, l’intelligence n’est plus un attribut exclusivement humain, car des machines sont

1
Jean-Gabriel Ganascia, Intelligence artificielle : vers une domination programmée ?, op.cit, p.46.
2
Jean-Gabriel Ganascia, Intelligence artificielle : vers une domination programmée ?, op.cit, p.6.

11
désormais capables d’agir non seulement de manière intelligente, mais aussi de reproduire la
plus part des fonctions cognitives.

Par ailleurs, au-delà de cette analogie entre l’homme et la machine notamment du point de
vu structurel et fonctionnel, une lecture attentive de la nature humaine dans la vision
transhumaniste, nous laisse voir un être qui tend vers une dénaturation à travers une
« machinisation » progressive. Le transhumanisme encore appelé posthumanisme est un
mouvement qui regroupe, à la fois, philosophes et scientifiques dont l’objectif principal est
l’amélioration très nette, des conditions de vie humaine, mais aussi de la nature de l’humain
elle-même. Autrement dit, il prône l’idée d’un humain amélioré en tout point de vue. En
outre, ce courant, dans l’optique de réaliser son projet révolutionnaire, s’appuie sur un fort
usage des progrès techniques : « D’une manière générale (mais nous allons approfondir et
préciser les choses dès notre premier chapitre), les transhumanistes militent, avec l’appui de
moyens scientifiques et matériels considérables, en faveur d’un recours aux nouvelles
technologies, à l’usage intensif des cellules souches, au clonage reproductif, à l’hybridation
homme/machine, à l’ingénierie génétique et aux manipulations germinales, celles qui
pourraient modifier notre espèce de façon irréversible, en vue d’améliorer la condition
humaine 1». Ainsi par le biais de ces derniers, les transhumanistes veulent construire une
société où il y’aura ni la maladie, ni la mort, ni la souffrance, une société où l’homme ne sera
plus cantonné à aucune limite biologique ce qui fait qu’il sera en mesure de modifier son
corps à sa guise et sera performant en tout point de vue. Par conséquent, ce qui jaillit de cette
conception transhumaniste est que l’humain est un être dont la création est naturellement
imparfaite dont cette imperfection doit pouvoir être surmontée par les énormes avancées
techniques afin de lui faire dépasser son humanité pour une post-humanité, où il sera
techniquement fabricable, réparable et donc perfectible. Parlant de cet objectif des
transhumanistes, Béatrice Jousset-Couturier écrit : « Apparu en Europe du Nord et aux Etats-
Unis il y a plus de 30 ans, le transhumanisme est un mouvement philosophique et scientifique
qui veut utiliser tous les moyens mis à la disposition de l’homme par la technologie, pour
améliorer l’espèce humaine, augmenter ses capacités de perception, de cognition, de
réflexion, de performance, et en finalité faire naître le posthumanisme.». 2 Mais cette
amélioration ne se fera que par le biais d’une technisation sans limite de l’homme à travers la
forte convergence de la nanotechnologie, de la biotechnologie, de l’intelligence artificielle, et
1
Luc Ferry, La révolution transhumaniste : comment la technomédecine et l’uberisation du monde vont
bouleverser nos vies, Paris, Plon, 2016, p.6.
2
Béatrice Jousset-Couturier, Le transhumanisme, faut-il avoir peur de l’avenir ?, Paris, Groupe Eyrolles, 2016,
p.11.

12
des sciences cognitives, regroupées sous le nom de la NBIC. Ainsi grâce à cette dernière,
l’humain sera techniquement amélioré et on ira vers une société où : « « La robotique se
substitut progressivement à « l’humain », l’homme se robotise de plus en plus, et ses rapports
avec des machines de plus en plus intelligentes deviennent de plus en fusionnels. Nous allons
vers une société fonctionnelle où l’individu se transforme en segment technique et devient
pour ainsi dire une « pièce détachée » d’un immense puzzle technologique.». 1 Cette société
qui traduit fidèlement la vision transhumaniste, est un dépassement de l’humain à travers une
technisation assez poussée de la nature de celui-ci. Dans cette première l’homme n’est plus
un être purement et seulement appréhendable au seul moyen de la biologie, mais aussi un être
techniquement calculable et fabricable. Donc l’homme transhumaniste, est un être dont la
nature est une forte fusion entre biologie et mécanisme, ce qui fera de lui un être tout à fait
réductible à certaines lois mécaniques.

Ensuite, même s’il faut reconnaître qu’il y a une grande analogie qui peut être établie entre
l’homme et la machine dans une certaine mesure, l’erreur est de vouloir réduire toute la nature
humaine à un pur mécanisme. Ce dernier ne peut en aucune manière expliquer toute la nature
de celui-ci, car même si l’humain partage beaucoup de choses avec la machine, néanmoins il
renferme une certaine caractéristique qui lui est spécifique. C’est ainsi que l’homme pris dans
le jargon philosophique a toujours été défini par des facultés qui marquent toute sa
particularité telles que la liberté, la perfectibilité, la raison, l’auto-régularité, l’auto-
réparation, la reproduction etc…Hormis toutes ces considérations métaphysiques sur la
spécificité humaine, il y a des données concrètes, dont l’analyse nous renseigne encore de
manière plus claire sur cette particularité humaine. Une brève comparaison entre la démarche
expérimentale chez le physicien et le physiologiste nous en renseigne parfaitement bien. La
méthode expérimentale est partout la même, autrement dit le vivant comme l’inerte sont
soumis aux mêmes principes qui doivent régir une expérimentation, ainsi sur le plan théorique
aucune différence ne peut être notée. C’est ainsi que Claude Bernard écrit: « Je me propose
donc d’établir que la science des phénomènes de la vie ne peut pas avoir d’autres bases que
la science des phénomènes des corps bruts, et qu’il n’y a sous ce rapport aucune différence
entre les principes des sciences biologiques et ceux des sciences physico-chimiques. En effet,
ainsi que nous l’avons dit précédemment, le but que se propose la méthode expérimentale est
le même partout ; il consiste à rattacher par l’expérience les phénomènes naturels à leurs

1
Béatrice Jousset-Couturier, Le transhumanisme, faut-il avoir peur de l’avenir ?, op.cit, p.5.

13
conditions d’existence ou à leurs causes prochaines.».2 Nonobstant du fait que la méthode
expérimentale est partout la même ; dans la pratique, le physiologiste ne peut en aucune
manière procéder comme le physicien, car il sera, contrairement à celui-ci, confronté au
problème de la complexité organique. En effet l’organisme est caractérisé par une parfaite
harmonie entre les différents organes, ce qui fait que la détermination d’un phénomène, qui
est d’ailleurs l’objectif de toute expérimentation, ne peut se faire que dans la mesure où le
physiologiste tient en même temps compte, le lien qui existe entre celui-ci et l’ensemble des
autres phénomènes. Donc si le physicien y procède à la va vite, le physiologiste et le médecin
quant à eux doivent y aller avec les yeux river sur cette complexité organique. C’est ce qui
fait dire à Claude Bernard que: « Jusqu’à présent nous avons développé des considérations
expérimentales qui s’appliquaient aux corps vivants comme aux corps bruts ; la différence
pour les corps vivants résidait seulement dans une complexité beaucoup plus grande des
phénomènes, ce qui rendait l’analyse expérimentale et le déterminisme des conditions
incomparablement plus difficiles.».2 Cette petite parenthèse nous montre clairement que
même si le vivant et l’inerte peuvent partager dans une certaine limite les mêmes méthodes
d’appréhension, force est de reconnaître qu’il y a dans la pratique une grande différence
compte tenu de la complexité organique. C’est là encore un signe de la spécificité de la nature
humaine. En outre cette dernière peut-être saisie dans une perspective vitaliste du terme.
Autrement dit cela consiste à dire que ce qui fait que l’humain est spécifique c’est qu’il
manifeste en lui un phénomène qui est totalement insaisissable par des considérations tout à
fait mécaniques, qu’est la vie. Cette dernière est l’épine dorsale de toute démarche séparatiste
et distinctive entre l’homme et la machine. Il s’agit de voir à travers elle toute la ligne de
démarcation entre les deux. Donc il y a dans chaque être humain, cette puissance vitale qui
occasionne la vie et qui ne peut en aucune manière être observée dans une machine. Mais
cette vie qui semble faire la spécificité humaine, n’est rien d’autre qu’une persistance de
l’organisme à se maintenir en fonctionnement. Autrement dit l’organisme une fois exposé à
des corruptions venant du monde extérieur, à tendance à développer une réaction organique
œuvrant dans la lutte contre cette corruption dans le but de maintenir le corps en son état
initial. C’est ainsi que ces propos définissent la vie: « Nous dirons donc que, dans le langage
ordinaire, on doit proprement entendre par ce mot, vie: la conservation même d’un corps
éminemment corruptible, la faculté où force à l’aide de laquelle ce corps est mis à l’abri de

1
Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, Libraires de l’Académie impériale
de médecine, 1865, p.86.
2
Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, op.cit, p122.

14
l’acte corrupteur.».1 Ainsi, quel que soit le nom qu’on voudrait associer à cette force, et la
cause efficiente de celle-ci, l’essentiel est d’admettre qu’il y a dans l’organisme humain, au-
delà son organisation, un principe qui y maintient la vie. Donc l’importance n’est nullement le
nom qu’on peut mettre sur ce principe, mais plutôt de faire voir clairement qu’il y a chez
l’homme un principe, qui au-delà de la disposition organique agit sur lui pour y maintenir la
vie et que lequel principe ne saurait exister dans une machine. Parlant de l’inutilité de définir
ce principe, Bichat écrit: « Opposée à celle de Boerhaave(l’animal-machine), elle diffère et de
celle de Stahl, et de celle des auteurs qui, comme lui, ont tout rapporté, dans l’économie
vivante, à un principe unique, principe abstrait, idéal et purement imaginaire, quel que soit le
nom d’âme, de principe vital, d’archée, etc… sous lequel on le désigne.».2

Par ailleurs, cette spécificité de la nature humaine est d’autant plus vraie qu’une des
qualités intrinsèques de l’homme nous s’en persuade. L’être humain contrairement à la
machine, est doué d’une capacité inhérente à évoluer. Ainsi à la différence des corps inertes,
qui resteront durant toute leur existence ce qu’ils ont toujours été depuis leur première
apparition, l’humain, à l’image de tous les êtres vivants, est caractérisé par une forte tendance
à changer. Donc inscrire la nature humaine dans un fixisme dont les corps inorganiques sont
dotés, c’est passé à côté de l’une des choses qui fait de lui un être unique à son genre. Même
s’il est à préciser ici que, même si les objets inertes peuvent être sujets de changement, force
est de reconnaître que celui-ci ne peut nullement venir de leur nature, mais plutôt d’une force
extérieure qui agit sur eux en vue de les transformer, or que le changement dont il est question
chez l’homme n’est dû qu’à une propension naturelle à évoluer. Ainsi, l’organisme ne peut
nullement être vu comme un élément indépendant de toute influence du milieu extérieur, car
tout changement des conditions de son environnement, entraine de manière conséquente une
mutation chez lui. Ainsi les théories évolutionnistes darwinienne et lamarckienne, sont un
parfait exemple de cette tendance naturelle de tout être organisé à évoluer. Pour ces deux,
l’être vivant placé dans une certaine circonstance, a tendance à se modifier donc à évoluer.
C’est principalement l’idée fondamentale qui découle de ces propos de Lamarck : « En
étudiant les animaux de toutes les classes, il y a bien d'autres choses à voir que la
composition croissante de l'organisation animale. Le produit des circonstances comme causes
qui amènent de nouveaux besoins, celui des besoins qui fait naître les actions, celui des
actions répétées qui crée les habitudes et les penchants, les résultats de l'emploi augmenté ou
1
G.-E. Stahl, Œuvres médico-philosophiques et pratiques, Vraie théorie médicale, Œuvres III, traduction de
T.Blondin (6 volumes), Paris, Baillière, 1859-1864, p.43.
2
Xavier Bichat, Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine (4 volumes), Paris, Brosson,
Gabon et Cie, 1801, I, VI-VII.

15
diminué de tel ou tel organe, les moyens dont la nature se sert pour conserver et perfectionner
tout ce qui a été acquis dans l'organisation, etc...(…).». 1Donc comme l’atteste la conception
évolutionniste du vivant, l’homme est un être qui a une capacité inhérente à évaluer
contrairement à la machine.

III. Direction et plan de travail pour le Master 2 

Sachant combien la question de la nature humaine demeure incompréhensible, notre objectif


sera d’en apporter des données concrètes qui nous permettrons d’en aboutir à une explication
claire de celle-ci afin d’en lever tout le voile. Ce qui fait que, nous adopterons une démarche
comparative entre l’homme et la machine afin de saisir avec évidence quels sont les aspects
1
Jean Baptiste Lamarck, Philosophie Zoologique, tome I, Paris, DENTU, 1809, p.8.

16
de l’humain qui peuvent se réduire au mécanisme et les aspects qui lui sont spécifiques. Ainsi
pour atteindre rigoureusement ce but, nous allons porter en premier lieu, dans la première
partie, notre attention sur la théorie cartésienne de l’animal-machine. Concrètement il s’agira
de mesurer, dans le premier chapitre, l’impact de cette théorie sur la conception de la nature
humaine. Pour se faire, la première section portera sur une analogie entre l’homme et
l’animal, qui nous permettra d’en venir à décliner une conception cartésienne de l’homme
dans la section suivante. Après cela, notre réflexion nous mènera vers un deuxième chapitre
où il sera question de mettre l’accent sur la nécessité de « repenser » la nature humaine à
travers deux arguments qui constitueront chacun un sous point. Ces arguments peuvent
respectivement se résumer ainsi : l’unité matérielle de l’homme et le passage de l’animal-
machine à l’homme-machine. Une fois que cette première partie, dont l’essence était de
montrer l’urgence de repenser la nature humaine, bouclée, la deuxième fera l’objet d’une
analyse de la nature humaine par rapport à la machine. Ainsi nous traiterons premièrement la
possibilité de saisir certains aspects de l’être humain par le biais du mécanisme en soulignant
dans la première section l’identité de configuration qu’il y a entre ces deux et en montrant
dans la deuxième section le degré de « machinisation » de l’homme posthumaniste. Et
deuxièmement, il nous importera de préciser que même si certains aspects de l’homme
peuvent être saisis par la mécanique, néanmoins il faut lui reconnaître une certaine spécificité.
Donc pour montrer que l’homme n’est pas réductible à un pur mécanisme, il nous sera
nécessaire d’aborder dans la première section de ce chapitre, toutes les caractéristiques de
l’humain qui échappent au mécanisme. Mais pour toujours rester dans cette singularité, nous
allons clore ce chapitre en étudiant, de manière spéciale, l’une des particularités humaines qui
marque toute la ligne de démarcation entre lui et la machine: qu’est sa tendance naturelle à
évoluer.

Plan provisoire 

PREMIERE PARTIE : La théorie cartésienne de l’animal-machine

CHAPITRE 1 : Les conséquences sur la conception de la nature humaine

1-1- L’analogie entre l’homme et l’animal

17
1-2 - La conception cartésienne de l’homme

CHAPITRE 2 : De la nécessité de repenser la « nature » humaine

2-1 L’unité matérielle de l’homme

2-2 De « l’animal-machine » à « l’homme machine »

DEUXIEME PARTIE : La nature humaine par rapport à la machine

CHAPITRE 1: Approche mécanique de l’homme

1-1 - L’identité de structure et de fonctionnement entre l’homme et la machine


1-2 –De la vision transhumaniste à l’homme « machinisé»

CHAPITRE 2: L’homme : plus qu’une machine

2-1- L’irréductibilité de l’homme à un pur mécanisme

2-2 - De la capacité d’évoluer de l’humain

CONCLUSION

IV. Références Bibliographiques

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LA METTRIE Julien Offray, l’Homme Machine, Paris, Denoel, 1981, 217 p.

JOUSSET-COUTURIER Béatrice, Le Transhumnisme, faut-il avoir peur de l’avenir ?, Paris,


Groupe Eyrolles, 2016, 198 p.

18
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2013, 342p.

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DESCARTES René, Discours de la méthode, Œuvres complètes, Paris, Arvensa Editions,


2015, 5357 p.

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STAHL G.E, Œuvres Médico-philosophiques et pratiques, Tome IV, Paris, Libraires de


l’Académie impériale de médecine, 1863, 660 p.

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BICHAT Xavier, Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine (4


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machine,Trad. Ronan Le Roux, Robert Vallée et Nicole Vallée-Lévi, Paris, Seuil, 2014, 317p.

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2014, 185p.

GANASCIA Jean-Gabriel, Intelligence artificielle : vers une domination programmée ?,


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FERRY Luc, La révolution transhumaniste : comment la technomédecine et l’uberisation du


monde va bouleverser nos vies, Paris, Plon, 2016, 188p.

20

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