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animaux ? (Descartes)
« Quoique je regarde comme une chose démontrée qu'on ne saurait prouver qu'il y ait
des pensées dans les bêtes, je ne crois pas qu'on puisse démontrer que le contraire ne
soit pas, parce que l'esprit humain ne peut pénétrer dans leur cœur pour savoir ce qui
s'y passe. Mais en examinant ce qu'il y a de plus probable là dessus, je ne vois aucune
raison qui prouve que les bêtes pensent, si ce n'est qu'ayant des yeux, des oreilles, une
langue, et les autres organes des sens tels que nous, il est vraisemblable qu'elles aient
du sentiment comme nous, et que comme la pensée est enfermée dans le sentiment
que nous avons, il faut attribuer au leur une pareille pensée. Or comme cette raison
est à la portée de tout le monde, elle a prévenu tous les esprits dès l'enfance. (...)
La principale raison, selon moi, qui peut nous persuader que les bêtes sont privées de
raison, est que, bien que parmi celles d'une même espèce les unes soient plus
parfaites que les autres, comme dans les hommes, ce qui se remarque
particulièrement dans les chevaux et dans les chiens, dont les uns ont plus de
dispositions que les autres à retenir ce qu'on leur apprend, et bien qu'elles nous
fassent toutes connaître clairement leurs mouvements naturels de colère, de crainte,
de faim, et d'autres semblables, ou par la voix, ou par d'autres mouvements du corps,
on n'a point cependant encore observé qu'aucun animal fût parvenu à ce degré de
perfection d'user d'un véritable langage, c'est à dire qui nous marquât par la voix, ou
par d'autres signes, quelque chose qui pût se rapporter plutôt à la seule pensée qu'à un
mouvement naturel. Car la parole est l'unique signe et la seule marque assurée de la
pensée cachée et renfermée dans le corps ; or tous les hommes les plus stupides et les
plus insensés, ceux même qui sont privés des organes de la langue et de la parole, se
servent de signes, au lieu que les bêtes ne font rien de semblable, ce que l'on peut
prendre pour la véritable différence entre l'homme et la bête. Je passe, pour abréger,
les autres raisons qui ôtent la pensée aux bêtes. Il faut pourtant remarquer que je parle
de la pensée, non de la vie ou du sentiment ; car je n'ôte la vie à aucun animal, ne la
faisant consister que dans la seule chaleur du cœur. Je ne leur refuse pas même le
sentiment autant qu'il dépend des organes du corps. Ainsi mon opinion n'est pas si
cruelle aux animaux qu'elle est favorable aux hommes, je dis à ceux qui ne sont point
attachés aux rêveries de Pythagore, puisqu'elle les garantit du soupçon même de
crime quand ils mangent ou tuent les animaux. »
Descartes, Lettre à Morus (extraits), 5 Février 1649
« Tantôt l'homme se met largement au-dessus de tout, s'en dit maître et dédaigne le
reste ; il donne des ordres aux autres et leur attribue les facultés que bon lui semble.
Tantôt, comme par défi, il se met au-dessous de tout, il gronde, se plaint, injurie la
nature comme une cruelle marâtre, se fait le rebut et le plus misérable du monde. Ces
deux réactions sont également contre la raison, la vérité, et la modération. (…) La
comparaison est ici fort difficile à faire : comment en effet l'homme peut-il connaître
les impulsions internes et secrètes des animaux, ce qui remue au-dedans d'eux ? (...)
Ainsi y a-t-il un grand voisinage et un grand cousinage entre l'homme et les autres
animaux. Ils ont plusieurs caractères identiques et communs, et ils ont aussi des
différences ; mais elles ne sont pas éloignées et dissemblables au point de ne pas se
tenir. L'homme n'est ni totalement au-dessus, ni totalement au-dessous d'elles. (…)
Venons-en aux différences et aux avantages des uns sur les autres : l'homme est
unique et dépasse les animaux sur certains points et sur d'autres les animaux ont le
dessus, afin que tout soit entrelacé et enchaîné dans l'organisation générale de la
nature. Les avantages certains de l'homme sont les grandes facultés de l'âme, la
subtilité, la vivacité, la capacité de l'esprit à inventer, juger, choisir. C'est la parole
pour demander et offrir aide et secours, la main pour exécuter ce que l'esprit a de lui-
même inventé ou appris d'autrui ? C'est aussi de la forme de son corps et la grande
diversité de mouvements de ses membres dont il tire plus de service.
Les avantages de la bête, certains sans discussion, sont ou généraux ou particuliers.
Les avantages généraux sont la santé et la vigueur corporelle, beaucoup plus parfaite,
forte et constante en elles. Parmi elles, il n'y a point autant de borgnes, de sourds, de
boiteux, d'êtres imparfaits et mal nés que parmi les hommes. (…) Ce sont aussi la
modération de ses appétits et de ses actions, l'innocence, sans cérémonie, sans honte
ni crainte des choses naturelles et licites ; car l'homme est le seul qui ait à se dérober
et à se cacher de ses actions, et le seul dont les défauts et les imperfections offensent
les compagnons. (…) Quant à cette faculté de l'esprit dont l'homme se glorifie tant,
celle de spiritualiser les choses corporelles et immatérielles, de les dépouiller de tout
accident pour les concevoir à son gré, les bêtes en font autant. (…) Pour conclure sur
ce premier point, il faut dire que les bêtes raisonnent, usent de méthode et de
jugement, mais plus faiblement et plus imparfaitement que l'homme. Elles sont
inférieurs à l'homme, comme parmi les hommes les uns sont inférieurs aux autres, et
comme parmi les bêtes l'on trouve de telles différences. Encore y a-t-il plus de
différences entre les hommes. Comme on le dira plus loin, il y a plus de différences
d'homme à homme que d'homme à bête. »
Charron, De la sagesse (1604), Livre 1, chapitre 34
« Quels sont les agents qui, placés dans la sphère d'influence de l'homme, sont
susceptibles de bonheur ? Ils sont de deux sortes : d'autres êtres humains, autrement
dit des personnes, et d'autres animaux, dont d'anciens juristes négligèrent les intérêts
par insensibilité, et qui de ce fait ont été rabaissés au rang d'objet. Les religions
hindoue et musulmane semblent leur avoir témoigné une certain attention. Pourquoi
n'a-t-on pas tenu compte universellement de leur différence de sensibilité ? Parce que
les lois, qui sont le fruit d'une crainte mutuelle, ont tiré parti du sentiment que les
animaux sont doués de moins de raison et qu'ils ne disposent pas des mêmes
ressources vitales que l'homme. Pour quelles raisons ne les auraient-ils pas ? On ne
peut en donner aucune explication. Si le fait de manger était tout, nous aurions un bon
motif pour dévorer certains d'entre eux de la manière que nous aimons : nous nous en,
trouverions mieux et eux pas plus mal (…). La mort qu'ils connaissent en général
entre nos mains est par ce moyen toujours plus rapide et moins douloureuse que celle
qui les attendrait dans l'ordre fatal de la nature. Si le fait de tuer était tout, nous
aurions un bon motif pour détruire tous ceux qui nous importunent : nous ne nous en
sentirions pas plus mal, et eux pas moins bien d'être morts. Mais y a-t-il une seule
raison pour que nous refusions de les maltraiter ? Oui, et plusieurs. Il y eut une
époque, et j'avoue avec tristesse qu'en bien des lieux ce temps n'est pas révolu, où la
plus grande partie de l'espèce, sous la dénomination d'esclaves, était considérée aux
yeux de la loi de la même manière que les animaux des races inférieures sont traités
en Angleterre, par exemple. Le jour arrivera peut-être où le reste de la création
animale acquerra les droits que seule une main tyrannique a pu leur retirer. Les
français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n'était pas une raison pour
abandonner un homme au caprice de ses persécuteurs sans lui laisser aucun recours.
Peut-être admettra-t-on un jour que le nombre de pattes, la pilosité ou la terminaison
de l'os sacrum sont des raisons tout aussi insuffisantes d'abandonner un être sentant à
ce même sort. Quel autre critère doit permettre d'établir une distinction tranchée ?
Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la faculté de parler ? Mais un cheval ou un
chien adulte est un être incomparablement plus rationnel qu'un nourrisson âgé d'un
jour, d'une semaine ou même d'un mois - il a aussi plus de conversation. Mais à
supposer qu'il n'en soit pas ainsi, qu'en résulterait-il ? La question n'est pas : peuvent-
ils raisonner ? Ni peuvent-ils parler ? Mais peuvent-ils souffrir ? »