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Le Dieu Hermès et l’union des contraires

Dans la mythologie grecque, le dieu Hermès, « omniprésent sans pour autant disposer de grands
sanctuaires »1, apparaît d’un abord complexe, car d’une extrême diversité, vu « la prolifération
hétéroclite de ses mentions, attitudes et représentations »2. Pour Gérard Siebert, dans l’article qu’il
lui a consacré dans la LIMC3:

Pas plus que d’autres divinités grecques Hermès ne présente l’unité psychologique et morale d’une
« personne » : beaucoup plus que d’autres, il se caractérise par une variété de fonctions dont on peut rechercher
le dénominateur commun (…), mais qui se laissent difficilement réduire à une définition tout à fait cohérente.
Protéiforme par nature, l’Hermès homérique est aussi le produit d’une histoire millénaire.

Hermès, par exemple, peut apparaître dans les représentations figurées soit comme un homme
barbu, d’âge mûr, soit comme un kouros juvénile4. Infinie est la liste de ses épiclèses5. Il est « dieu
des routes » (Ἐνόδιος6). Il est le guide (en particulier des morts ou des songes) : Hermès
Ἡγεμόνιος7; Hermès Ἀγήτωρ (Paus., VIII, 31, 7) ; Hermès Καθηγητήρ κελεύθου, « Qui montre le
chemin »8; Hermès Πομπέυς, Πομπαῖος ou Πομπός, « Qui escorte »9. Il y a un Hermès ψυχοπομπός
ou νεκροπομπός10, un Hermès Ὀνειροπμπός11. Il est « dieu souterrain » : Hermès Χθόνιος12. À ce

1
Zografou (2010, 153).
2
Jaillard (2007, 283-284).
3
LIMC (1990, 286).
4
Siebert (1990, 288-289).
5
Aristophane, Ploutos, 1099-1170, en suggère plusieurs.
6
Cornut., 16 – Lang – où Hermès = λόγος : « On l’installe aux routes et on l’appelle dieu des routes et dieu qui conduit
- ἐνόδιος (…) καὶ ἡγεμόνιος - car, pour toute action, c’est lui qu’il faut prendre comme guide - πρὸς πᾶσαν πρᾶξιν
ἡγεμόνι χρῆσθαι » ; Théocrite, Idylles, XXV, 1-6 : « Je redoute le terrible châtiment d’Hermès des routes : on dit que
parmi les dieux célestes c’est lui qui se met le plus en colère si quelqu’un dédaigne un voyageur qui cherche son
chemin » ; Arrien, Cynégétique., XXXV.
7
Iliade, XXIV, 333-694 ; Aristophane, Ploutos, 1159 ; IG II2 1496 A 84-85 ; SEG 23, 547, 53.
8
IG, XII, 1, 44 – Rhodes, 1er siècle av. J.-C., dédicace faite à un stratège.
9
Iliade, XXIV, 153, guide de Priam ; Eschyle, Euménides, 89-92, guide d’un suppliant ; Sophocle, Ajax 832, Œdipe à
Colone, 1547-1548 ; Diogène Laërce, Vitae Philosophorum, 8, 31.
10
Raingeard (1934, 474-475).
11
Apollodore d’Athènes, Schol. Odyssée, XXIII, 198.

1
titre, il est « dieu lieur » : Hermès κάτοχος ou κατούχιος, « celui qui retient solidement » (invoqué
conjointement avec Gê, Perséphone ou Hécate sur les defixiones magiques). Il est le héraut :
Hermès Κῆρυξ des immortels13. Il est « dieu des gonds », ou « dieu qui fait tourner » : Hermès
Στροφαῖος14. Il est le « trompeur » : Hermès Δόλιος15. Il est « le dieu présidant aux jeux et aux
concours » : Hermès Ἐναγώνιος16; les inscriptions relatives à l’Hermès des athlètes et de la jeunesse
se multiplient à partir de la haute époque hellénistique dans l’ensemble du monde grec17. Mais selon
la liste figurant dans le lexique établi par D. Jaillard18, s’il est bien le dieu « de l’agora »
(agoraios) ou du stade (agônios), il est également l’orateur « qui parle bien » (logios) ; celui qui
« dérobe sa pensée, captive et cache » (klepsίphron : il y avait à Chios un culte d’Hermès
κλέπτης19); il est le « porte-bélier » (criophóros), qui s’occupe des troupeaux (nómios) ; il est le
« tueur de bœuf » (bouphónos) ; il est le « bienfaisant » (akakésios ; erioúnios)…Hermès est aussi
le « serviteur » qui se soumet à la volonté de Zeus, s’assimile à la « bouche de Zeus qui ne sait pas
mentir »20.

Devant cette avalanche de descriptifs, difficiles apparemment à regrouper logiquement, on a été


tenté de privilégier tel aspect21, et de faire d’Hermès, par exemple un dieu du cairn ou tas de pierres
en bordure des chemins (herma) ; ou un dieu de la fécondité (le pilier hermaïque, ou hermès, est en
effet orné d’un phallus) ; un dieu des voyageurs ; ou un dieu pastoral, gardien des troupeaux; ou un
dieu de la chance (l’hermaîon en grec, c’est la « trouvaille ») ; ou un dieu de l’éloquence et de la
raison ; ou un dieu « fripon » patron des voleurs, etc. !

12
Eschyle, Choéphores, 124-127, Perses, 629 ; Sophocle, Electre, 108-118 ; sur des tablettes de défixion en Attique, il
reçoit cette épiclèse associé à Hécate : voir Wünsch (1897, no 102-107) et Audollent (1904, no 72, 74, 75a) ; des stèles
thessaliennes sont inscrites ΕΡΜΑΟΥ ΧΘΟΝΙΟΥ (IG IX 2, 638, index).
13
Théogonie, 939 ; Pindare, Olympiques, VI, 78 ; Eschyle, Choéphores, 124b = 165 ; Euripide, Ion, 4 ; Nonnos,
Dionysiaques, IV, 27.
14
Aristophane, Ploutos, 1153-1154 ; voir Eitrem (1909a : 34-37, et 1909b : 344) ; Kahn (1978, 87).
15
Aristophane, Ploutos, 1157 ; Sophocle, Philoctète, 133-134 ; Cornut., 16, 25, 13 – Lang ; voir Pausanias, VII, 27, 1, à
propos d’une stèle sur la route de Pellène.
16
Pindare, Pythiques, II, 10 ; Isthmiques, I, 60 ; Olympiques, VI, 79 ; Eschyle, Choéphores, 727-729 ; Simonide, fr.
555, 1 PMG ; Pausanias, V, 14, 9.
17
Siebert (1990, 289).
18
Jaillard (2007, 283-284). Pour une étude des épiclèses dans la tragédie, voir Siebert, 2005.
19
Epigrammata Graeca 1108 ; à Samos, quand on sacrifiait à Hermès χαριδώτης, on pouvait voler, détrousser : voir
Plutarque, Quaestiones Graecae 303d ; cf. l’Hermès Δόλιος évoqué plus haut.
20
διάκονος : voir la formule homérique Iliade, XXIV, 339, ὣς ἔφατ᾿οὐδ᾽ἀπίθησε διάκτορος Ἀργειφόντης ; Odyssée V,
43 ; Eschyle, Prométhée enchaîné, 941-942, 954, 966-969, 983, 987 ; sur Hermès « serviteur », voir aussi Hésychius s.
v. διάκτωρ : διάκονος, ἢ ἄγγελος.
21
Sur les jalons qui ont contribué à façonner les visages successifs d’Hermès : Wilhelm-Heinrich. Roscher (1878) ;
Ludwig Curtius (1903, 1931) ; Samson Eitrem, (1909) ; Ulrich von Willamowitz-Moellendorff (1931) ; Jules Toutain
(1932) ; Pierre Raingeard (1934) ; Charles Kerényi (1944) ; Norman Oliver Brown (1947) ; Jacqueline Duchemin
(1960) ; Albert J. van Windekens (1961) ; Paul Zanker (1965) ; Laurence Kahn (1978) ; Claudine Leduc (1995, 1998,
2001) ; Max Wegner (1996) ; Harald Zusaneck (2003) ; Dominique Jaillard (2007).

2
Après d’innombrables études, la question a été heureusement éclaircie par Laurence Kahn, dans un
travail fondamental paru en 197822. Prenant comme base l’Hymne homérique à Hermès, pour tenter,
à travers la cohérence retrouvée du texte, de reconstruire l’union logique et l’harmonie de la figure
d’Hermès, L. Kahn a établi de manière convaincante les deux axes qui structurent les
représentations du dieu : la médiation et la mètis : « La fonction mythique d’Hermès dans le
panthéon grec s’avère celle de la médiation et de la communication en même temps que celle de
leur ambiguïté et de leur incertitude…» ; tandis que « le passage (ou médiation) n’a d’existence que
dans les limites de celle de la mètis, c’est elle qui le soutient, elle prend corps en lui 23 ». Par cette
place centrale reconnue à la mètis, L. Kahn s’inscrivait dans la lignée des travaux de Marcel
Détienne et Jean-Pierre Vernant24. Une étude parue depuis25, celle de Dominique Jaillard
(Configurations d’Hermès. Une « théogonie hermaïque »), a cherché à élargir la perspective en
essayant de saisir le dieu, non pas (dans la ligne de Marcel Detienne, 1995, 1997), « individué » par
« quelques traits génériques, fussent-ils ceux de l’ambiguïté dans le cadre élargi du panthéon grec »,
« mais dans la polymorphie de ses rapports avec les autres puissances, dans des configurations
mythiques ou rituelles particulières. »26
Sans refuser cette dernière approche, intellectuellement très intéressante, il m’a semblé plus réaliste
(voire plus immédiatement gratifiant) de rester sur chemin tracé par Laurence Kahn, et, nous
appuyant sur son travail, tenter d’aller plus avant. Si Hermès est bien, comme elle l’a montré, un
« dieu du passage », ce n’est qu’en tant aspect second, le point central reposant d’abord dans l’idée
d’une « conciliation par l’union des contraires ». Telle est la richesse de cette dernière notion
qu’elle nous paraît mieux rendre compte des différents aspects du « polymorphe contradictoire »27
qu’est Hermès : l’« union des contraires » rend possible, en effet, le passage, la mise en
communication, l’échange (ἐπαμοίβιμα ἔργα, HhH, 516) entre les antagonistes (hommes/dieux,
mort/vie, hommes/femmes28, etc…). Implicite dans le jeu de la lyre (créée par Hermès), l’ « union
des contraires » permet l’harmonie apaisante du chant. L’ « union des contraires » (en tant
qu’union) rend compte des passerelles entre Hermès d’une part, et d’autre part Aphrodite et l’amour
(Éros). Parce qu’elle enchaîne les extrêmes, l’« union des contraires » s’accompagne d’une

22
Laurence Kahn, Hermès passe ou les ambiguïtés de la communication, Paris, François Maspero, 1978.
23
Kahn (1978,147 et 164). Pour une vue rapide de son travail, voir l’article « Hermès » rédigé par L. Kahn dans le
Dictionnaire des mythologies (1981, I, 500-504).
24
Detienne et Vernant (1974).
25
On n’oubliera pas les intéressantes études de Claudine Leduc (1995, 1998, 2001).
26
Jailard (2007, respectivement p. 19 puis 16).
27
J’emprunte cette expression à M. Didier Pralon, que je remercie pour ses conseils.
28
Dans l’Hymne homérique à Aphrodite (116-120), celle-ci prétend avoir été amenée, par Hermès, de l’entourage
d’Artémis à la couche d’Anchise – auquel elle s’unit sexuellement - passant ainsi de l’état de vierge à celui de
femme/épouse.

3
démarche circulaire, toute en retournements, qui est celle de l’intelligence à mètis d’Hermès. Par ce
qu’elle permet les passages, l’« union des contraires » explique pourquoi Hermès agit comme une
sorte de « dieu-clé ». Elle se réalise dans tous les aspects de l’existence : pour la mise en circulation
aussi bien des richesses matérielles (ces troupeaux dont Hermès a la garde), que des richesses
immatérielles (paroles – ambigües - dont Hermès est le maître). Par cette mise en circulation
amenant une nouvelle répartition des richesses, mais en fonction de modalités totalement opaques,
et selon un partage plus ou moins équitable, elle fait figure d’agent distributeur aléatoire (comme
Hermès, lié aux sorts et au hasard).

Voilà, en partie, ce que nous essaierons de montrer, en n’hésitant pas, chemin faisant, à utiliser,
pour révéler d’autres aspects du dieu, des comparaisons tirées du monde animal ou végétal (la
tortue, l’iunx/torcol, la cigale, le lucane, …)29.

Nous proposons donc une nouvelle clé d’accès au monde immense d’Hermès.

Sur quoi se basera cette étude ? Examinons tout d’abord rapidement les sources principales dont
nous disposons.
Outre les témoignages de l’archéologie30, de l’épigraphie, et de la numismatique, les principales
sources écrites sont très hétérogènes, et s’inscrivent dans un contexte chronologique presque aussi
long que l’histoire de la Grèce antique. Il y a bien sûr les poèmes homériques, reflet insurpassable
en richesse et en beauté des croyances des Hellènes. D’une importance particulière sont aussi les
Hymnes, dont l’Hymne homérique à Hermès (580 vers), daté approximativement du VIe siècle
avant J.-C31, texte longtemps méprisé car réellement déconcertant : comme le souligne L. Kahn, cet
Hymne, très bref sur ce qui concerne une des fonctions principales d’Hermès à l’époque classique –
la conduite des morts – introduit en revanche des données que toutes les autres sources n’auraient
pas fait soupçonner : « Pourquoi Hermès fabrique-t-il une lyre, quand la tradition fait d’Apollon le
maître de la lyrique ? Pourquoi Hermès procède-t-il à un sacrifice alors qu’il est un dieu ?32 ». Il le
fait de plus avec une fantaisie de ton stupéfiante, qui a abusé plusieurs commentateurs33. Les autres

29
L’intérêt de ces rapprochements a été perçu par différents auteurs, par exemple Detienne et Vernant 1974.
30
Pour l’Arcadie par exemple, voir M. Jost (1985).
31
Cassola (1975, 173) ; Janko (1982, 140-143).
32
L. Kahn (1978, 15).
33
Voir par exemple Humbert (1936, 113) : « L’impudence d’Hermès, son vol manifeste, l’incongruité du présage qu’il
lâche (295) ont pu faire la joie d’une assemblée rustique, avide à la fois de merveilleux et de grosses plaisanteries » ;
Martin P. Nilsson (1954, 12-13) : « Notre paysan devait-il s’occuper de son bétail, qui paissait dans les prés et sur les
pentes des hauteurs ? Le dieu des tas de pierres s’y intéressait aussi. L’histoire, contée dans l’Hymne homérique, suivant
laquelle, tout enfant, il vola les bœufs d’Apollon, est un conte populaire humoristique, inventé par des bouviers qui
n’hésitaient pas à accroître frauduleusement leurs troupeaux et s’enchantaient de ce genre de ruses(…) Hermès ne tira
guère profit de semblables contes, car il devint le dieu des voleurs. Dans l’Olympe, Hermès était un dieu subalterne, le

4
textes principaux sont : le drame satyrique de Sophocle, Les Limiers (Ve siècle av. J.-C.), transmis
partiellement grâce à un papyrus d’Oxyrhynchus (IX, 1912, n° 1174)34, la Bibliothèque
d’Apollodore (entre le Ier et le IIIe siècle ap. J.-C. : III, 10, 2 sur le récit des enfances d’Hermès) ;
au IIe siècle de notre ère Antoninus Libéralis (Métamorphoses, XXIII) ; et bien sûr la Périégèse de
Pausanias, qui, à la même époque, a parcouru l’Hellade. On y ajoutera l’Hymne orphique XXVIII.

Un dieu qui réalise l’union des contraires.

L’idée d’union des contraires traverse l’Hymne homérique à Hermès.


Elle est par exemple implicite dans la série d’allers et retours nocturnes qu’accomplit le petit dieu
quand il vole les bœufs d’Apollon et se sert de ceux-ci pour un sacrifice : depuis son Arcadie natale,
l’Hymne le montre s’avançant d’abord vers la Piérie au Nord, puis vers Pylos et le fleuve Alphée au
Sud, avant de repartir en sens contraire vers le Cyllène. L’union des contraires est par contre
explicite quand, au cours de ce périple, on nous montre le dieu marchant simultanément dans les
deux sens, vers l’avant et l’arrière (73-78) :

C’est là que le fils de Maïa, Argeiphontès à l’œil perçant, amputa le troupeau de cinquante vaches mugissantes.
Il les poussait devant lui – piste illusoire ! - à travers le terrain sablonneux, en retournant leurs traces ; il
n’oubliait pas ses talents de ruse quand il renversa les empreintes des sabots – les premiers en arrière, ceux de
derrière en avant – tandis qu’il marchait lui-même en sens contraire.

Il apparaît ailleurs comme « zigzagant » (210). Sophocle, dans ses Limiers (112-116), décrit des
traces similaires: « Ce qui allait en avant va en arrière ; les contraires s’entrelacent les uns aux
autres ». En fait c’est comme si Hermès créait son propre labyrinthe – une zone d’ombre et de
confusion - en se déplaçant.
Cela concerne pareillement l’apparence du jeune dieu. Celui-ci se révèle, alternativement (et dans la
même « journée »), soit un tout jeune enfant (HhH, 210 : νήπιος ; ou quand Apollon le retrouve
dans la caverne : « Quand il vit l’Archer Apollon irrité à cause de ses vaches, le fils de Zeus et de

messager des dieux, et c’est surtout comme tel que nous le connaissons. Je ne tiens aucun compte des additions récentes
à ses fonctions, qui en firent un dieu du commerce, de l’éducation physique et de l’éloquence » ; Athanassakis (1976,
2004, 76) : « The Hymn to Hermes is somewhat of an oddity among the other hymns. It does not possess any of the
depth and the piety that permeate many of the other hymns (…) one might be led to consider the Hymn to Hermes a
spoof or some sort of and early example of mock-epyllion. »
34
Pour la transmission du texte cf. William Allan, R. Krumreich, N.Pechstein et B.Seidensticker (éd.), Das griechische
Satyrspiel , Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1999, 280.

5
Maia s’enfonça dans ses langes odorants (…) Instantanément, il rentra tête, bras et jambes, appelant
le doux sommeil comme l’enfant après son premier bain », 235-241), soit un robuste athlète capable
d’assommer, tuer et découper « deux vaches mugissantes à la démarche torse » (116).
Mais la meilleur illustration en demeure la lyre, qu’invente alors Hermès ; ce que Philippe Monbrun
35
a très bien expliqué 36:

Dans un de ces aphorismes antithétiques qu’il affectionne, Héraclite exprime un autre lien de parenté très étroit
entre l’arc et la lyre : l’harmonie « palintrope » qui les caractérise :

Ils ne comprennent pas comment ce qui s’oppose à soi-même s’accorde avec soi :
Ajustement par actions de sens contraire, comme de l’arc et de la lyre.
(fr. 125 =51 DK)

L’harmoniè de l’arc et de la lyre, c’est-à-dire leur « ajustement » harmonieux, le fait que les éléments contraires,
les forces opposées qui les constituent, forment un tout bien agencé, est le résultat d’un mouvement palintropos,
c’est-à-dire « qui se retourne », « qui revient sur lui-même ». En quoi l’arc et la lyre sont-ils des exemples
comparables de cette harmonie palintrope, de cette harmonieuse union des contraires ?
Dans leur morphologie et dans leur facture tout d’abord : des tensions contradictoires s’équilibrent, se
neutralisent. C’est ce que rend la traduction de Jean-Paul Dumont, bien adaptée à ces instruments à cordes :

Ils ne savent pas comment le différent concorde avec lui-même,


Il est une harmonie contre tendue comme pour l’arc et la lyre

C’est au néologisme « contre tendue » qu’a recours J.-P. Dumont pour rendre παλίντροπος. Il l’explique ainsi :
« Les cordes de l’arc et de la lyre exercent une traction sur le bois de l’instrument, et réciproquement le bois tend
aussi les cordes. Il n’existe pas en français de terme exprimant le double travail en sens contraire du bois et de la
corde.

Si le fragment 22B51DK d'Héraclite (cité dans la traduction de Dumont, 1988) est évoqué ici, ce
n’est pas par hasard. Comme le rappellent Jean Bollack et Heinz Wisman37 dans leur introduction
au texte de l’Éphésien, « le croisement des opposés (…) est le sceau dont Héraclite marque ses
phrases » ; on peut en donner pour preuve leur commentaire au fragment 22B51DK51 :

3.2. Une interprétation qui tente de voir dans les deux bras, de l’instrument ou de l’arme, le principe de
divergence, et dans la corde qui les rapproche, le principe d’union, rend évidente dans l’illustration l’erreur qui

35
Monbrun (2001, 59-96).
36
Sur la lyre et ses différents noms, voir Thomas J. Mathiesen, (1999, 237-270, Chelys, Phorminx, Kithara) ; J.
Chailley, (1979, 65-70) ; D. Paquette, (1984, 145-150) ; M. L. West (1992, 49-71) ; A. Bélis (1999, 179-206).
37
Bollack et Wismann (1972, 26).

6
consiste à isoler la division et la réunion. La tension contraire n’est pas moindre dans la corde que dans les
extrémités du cadre qui la tendent et qu’elle tend. Les deux éléments forment une unité, les bouts fixes
représentent, comme les rives du fleuve (voir frag. 91), les pôles identiques qui contiennent. La corde figure la
puissance de l’opposition qui, prise entre eux, se déploie, astreinte à faire avancer. La différence que l’attraction
contraire ne cesse de produire se projette dans la flèche et le son, comme les rives lancent l’eau.
3.3 Le lien tient les opposés « ensemble », comme la raison (le logos) dit « ensemble » le contradictoire.

La même idée traverse le commentaire du fragment 88 :

L’identité héraclitéenne ne se referme pas sur elle-même, avec le retour périodique de l’autre. L’analyse de sa
figure explicite, en dépit ou en raison, précisément, du souvenir des systèmes cycliques, montre qu’elle se
déplace simultanément dans deux directions opposées sur l’axe infini et droit du chemin (voir 60). Le
renversement ne scelle pas la « coïncidence des contraires », mais enchaîne les oppositions entre elles, suivant le
dynamisme unilatéral de l’un.

On trouve dans le Phédon (85e-86d, XXXVI) de Platon une conception semblable, attribuée à
Simmias de Thèbes : comme l’harmonie musicale (« chose invisible, incorporelle, absolument
belle, divine enfin ») est l’éphémère produit de la combinaison des opposés dont la lyre matérielle
et périssable est faite, ainsi de l’âme liée au corps : « notre corps est tendu en dedans et son unité
maintenue par le chaud et le froid, le sec et l’humide et des qualités analogues, c’est la combinaison
et l’harmonie de ces opposés mêmes qui constitue notre âme »; l’âme serait est donc périssable
(« c’est elle qui, dans ce qu’on appelle la mort, doit être détruite la première »).

Dans le Banquet (186d), Éryximaque s’appuie sur Héraclite pour évoquer cette harmonie des
contraires dans le corps humain, qu’il est du devoir de tout médecin, à la suite d’Asklépios, de
préserver :

Un bon médecin, en effet, doit être capable d’établir l’amitié et l’amour entre les éléments les plus hostiles du
corps. Or les éléments les plus hostiles sont les éléments les plus contraires, le froid et le chaud, l’amer et le
doux, le sec et l’humide et les autres analogues. C’est parce qu’il sut mettre l’amour et la concorde entre ces
éléments que notre ancêtre Asklépios, au dire des poètes que je vois ici, et je les en crois, a fondé notre art. La
médecine est donc, comme je l’ai dit, gouvernée tout entière par le dieu Éros, comme aussi la gymnastique et
l’agriculture.
Quant à la musique, il est clair, pour peu qu’on y prête attention, qu’elle est dans le même cas. C’est peut-être ce
qu’Héraclite voulait dire, bien qu’il ne se soit pas bien expliqué, quand il affirmait que l’unité s’opposant à elle-
même produit l’accord, comme l’harmonie de l’arc et de la lyre.

7
Il est donc clair que la lyre, dans l’Hymne homérique à Hermès, symbolise l’union des contraires
(n’est-elle pas, comme le rappelle une heureuse formule de L. Kahn, , la « lyre morte vivante » 38?)
Il y a bien d’autres indices concordants.
Hermès est parfois représenté sur céramique avançant dans une direction avec les pieds tournés
dans la direction opposée39. Sa baguette (rhabdos) a le pouvoir contradictoire d’endormir les
hommes, ou de les réveiller40. Son caducée (κηρύκειον) est constitué d’une baguette avec deux
serpents accolés/affrontés41 : selon Hygin, il aurait servi à séparer deux serpents enlacés qui
semblaient se battre entre eux, pour établir la paix (Astronomie,VII) ; si l’on en croit deux papyri
d’Oxyrhynchus42 :

Pourquoi Hermès (porte-t-il) un caducée ? (Parce que), quand il fut envoyé chez les Titans, (il
vit) deux serpents qui se battaient (l’un contre l’autre) et un troisième qui les séparait. (Et il
imita) la forme (des serpents) comme apte à réconcilier (…) et (…) les sentiments hostiles au
moyen du caducée.

En tant que héraut porteur du κηρύκειον, Hermès ne doit-il pas intervenir pour réconcilier les
opposés43 ? Nonnos fait d’Hermès celui qui réconcilie les dieux (lors de la théomachie, XXXVI, 5,
106-133).
Il est mis en relation, dans l’Hymne, avec un vieillard qui prend le nom de Battos chez Ovide
(Métamorphoses, II, 685-707) ainsi que chez Antoninus Libéralis (Métamorphoses, XXIII). Or, que
dit-on de ce Battos ? Il change l’orientation de son discours selon son interlocuteur ; et il est
finalement transformé en rocher que ne quittent jamais « ni le froid ni la chaleur », deux opposés
combinés.
On n’est pas plus surpris de voir Autolykos, protégé d’Hermès44 et grand-père de l’industrieux
Ulysse, capable selon Ovide (Métamorphoses, XI, 313) et Hygin (Fables 201) de faire tout passer
du blanc au noir ou du noir au blanc, et – chez Hygin seulement – de mettre des cornes à des
animaux qui n’en ont pas ou de les enlever à ceux qui en ont !

38
L. Kahn (1978, 127).
39
Coupe à yeux attique, Anc. Castle Ashby, Northampton 63 ARV2 55.18 LIMC Hermès 190.
40
Iliade, XXIV, 343-344 ; Odyssée, V, 47-48.
41
Le Philoctète à Troie de Sophocle, fr. 701 R, l’évoque en précisant qu’il s’orne de deux têtes de serpent jumelles.
42
papyri no2688, lignes 14-20, et no2689, frag.2, col. 2, lignes 17-23 et frag. 1, col. 2 lignes 1-2, IIe ou IIIe siècle après J.-
C., ainsi traduits par Luc Brisson (1976, p. 56-57).
43
Dans l’Iliade ou l’Odyssée, les hérauts (Thalthybios, Eurybate, Epéos, Stentor ou Idaios, etc…) arrêtent un duel entre
deux héros (Iliade, VII, 273), vont en ambassade (Iliade, I, 327-334 ; XXIV, 184, 282, 324), parlementent avec
l’ennemi (Iliade., VII, 372).
44
Phérécyde, frag. 3F120.

8
Considérons maintenant une des représentations les plus connues du dieu, les stèles hermaïques, qui
consistent, comme on le sait, en un fût, équipé d’un phallus et de deux tenons, surmonté d’une tête
barbue. Selon le dialogue pseudo-platonicien Hipparque ou l’homme cupide (228d-229b), ces stèles
auraient été à l’origine édifiées par Hipparque sur les routes, mais pas n’importe où ! A mi-chemin
entre la ville et chaque bourg de l’Attique, comme pour relier deux opposés45 :

Lorsqu’il (Hipparque) eut achevé d’instruire les citadins et de les émerveiller par sa sagesse, il forma le projet de
faire alors l’éducation des campagnards - τοὺς ἐν τοῖς ἀγροῖς παιδεῦσαι. Dans ce but, il fit dresser pour eux des
Hermès sur les routes entre la ville et les différents dèmes - ἔστησεν αὐτοῖς Ἑρμᾶς κατὰ τὰς ὁδοὺς μεσῳ τοῦ
ἄστεος καὶ τῶν δήμων ἑκαστων ; puis il fit graver ses poèmes comme documents de sa sagesse (…). Il y avait
deux inscriptions : sur celle du côté gauche de chaque hermès, une inscription fait dire à Hermès qu’il est situé
entre la ville et le dème….

Les hermès (localisés à Athènes dans tous les lieux – carrefours, gymnases, agora 46 – de passage, de
sociabilité et de contact) se situaient donc, comme Hermès, en position intermédiaire, à la jonction
des deux parties de la cité, l’ἄστυ et le δῆμος ; ce que confirme l’hermès hipparquéen trouvé près de
Koroni, qui porte sur la partie gauche - seule conservée - l’inscription suivante : (Ἐν μ)έσ(σ)(ωι
Κ)ε(φαλ)ῆς τε καὶ ἄστεος…(῾)Ερμῆς 47.
Signalons le culte d’Hermès à Tégée en Arcadie48: Pausanias (VIII, 47, 4) y a vu un temple
d’Hermès Aipytos, tandis que sur le mont Parnon (II, 38, 7) des hermès de pierre marquaient la
frontière entre Lacédémone, Argos et Tégée. Or, selon Hérodote (I, 67-68), la Pythie aurait répondu
aux Spartiates venus chercher les ossements du fils d’Agamemnon, Oreste : « Il est en Arcadie,
dans un lieu uni, une ville de Tégée ; là, deux vents soufflent sous la contrainte de la puissante
nécessité (Ananké) ; il y a coup et contre coup, le mal est placé sur le mal. C’est là que la terre de
qui naît la vie enferme le fils d’Agamemnon ». « Coup et contre coup » « dans un lieu uni » : faut-il
ne voir qu’une coïncidence dans ces deux vents opposés réunis « sous la contrainte de la puissante
nécessité », Hermès – particulièrement honoré à Tégée - étant précisément le dieu de l’ « union des
contraires » ?49

45
Voir F. Frontisi-Ducroux (1986, 193-211 ; ici 201).
46
Dense concentration au Nord-Ouest de l’agora d’Athènes, du côté par lequel on entrait en suivant la Voie Sacrée,
dans un endroit nommé Ἐρμαῖ, cf. Xenophon, Hipparchikos, 3, 2 ; Lysias, 23, 2-3 ; Eschine, 3, 183, qui parle d’une
Stoa des hermès ; Harpokr., s.v.Ἐρμαῖ.
47
SEG, 10 – 1984 -, 345 = IG, I2, 837.
48
Madeleine Jost (1985, 453-454).
49
On pourrait également supposer que les sandales dont se sert Hermès, tressées en entrelaçant deux végétaux : une
sorte de myrte et des rameaux de tamaris (HhH, 81), s’expliquent, au moins partiellement, par l’union des contraires.
On sait que le myrte est l’arbre d’Aphrodite : il symbolise la beauté et la jeunesse avec ses feuilles toujours vertes, ses
fleurs élégantes et son parfum agréable ; Aphrodite y cacha sa nudité en sortant des flots à Paphos (Baumann, 51 ; voir
aussi Detienne, 1972 : c’est avec des branches de cet arbrisseau aromatique que sont tressées les couronnes des

9
Parce qu’il préside à cette union, il ne peut y avoir qu’une étroite relation entre Hermès et Éros50.

Hermès et Éros.

L’union sexuelle n’est-elle pas le lieu d’un échange entre le féminin et le masculin, deux
« opposés » ? Éros, le « doux-amer »51 participe de cette nature contradictoire d’Hermès. Mais quel
Éros ?
A côté de l’Éros d’Hésiode (Théogonie, 116-122, une des trois divinités primordiales : le « vieil
Éros »), est également apparu un autre Éros, compagnon/fils d’Aphrodite, qui « permet d’établir des
relations », « principe d’union qui assure la génération de tous les êtres »52. Grande fut la fortune de
cet Éros-là (petit chenapan ailé, chasseur muni d’un arc, rusé, insaisissable et fourbe, double et
retors), dont l’image a traversé toute la littérature depuis la Grèce jusqu’à nos jours. Or, ne partage-
t-il pas plusieurs de ces traits avec Hermès ? Ainsi du δαίμων que décrit Diotime de Mantinée dans
le Banquet (203a) :

(Il) interprète et porte aux dieux ce qui vient des hommes et aux hommes ce qui vient des dieux, les prières et les
sacrifices des uns, les ordres des autres et la rémunération des sacrifices ; placé entre les uns et les autres, il
remplit l’intervalle, de manière à lier ensemble les parties du grand tout.

Hermès peut lui aussi apparaître sous la forme d’un petit chenapan (c’est du moins le cas dans
l’HhH), et lui aussi est volontiers figuré « ailé » (par exemple muni d’ailettes aux bottines sur les
peintures de vases, ou encore comparé à un oiseau : Odyssée, V, 50 ; HhH, 213).
Comme Éros à l’arc, Hermès est un chasseur : selon Arrien (Cynégétique, XXXV), la chasse est
sous le patronage d’ « Hermès Enodios et Hégémon » (conjointement avec Artémis Agrotéra,

nouveaux mariés en Attique, Aristophane, Oiseaux, 160-161 ; le nom de la plante, consacrée à Aphrodite, sert à
désigner soit le clitoris, soit le sexe de la femme, Rufus d’Éphèse, Du nom des parties du corps, éd. Daremberg et
Ruelle, Paris, 1879,147 ; voir aussi Scheier, Real Encyclopädie, XVI, 1182 s. v. myrtos); tandis que le tamaris (μυρίκη,
arbuste ou arbrisseau poussant en touffe dans des landes), s‘il est aussi un symbole de beauté et de jeunesse (quand il se
couvre au printemps d’une multitude de fleurs roses qui égaient les rives des cours d’eau, Baumann, 55), peut avoir des
connections funèbres (voir Plutarque, Isis et Osiris, 15, quand le coffre portant Osiris mort arrive à Byblos : « le flot
l’avait fait aborder doucement aux pieds d’un tamaris. Or, ce tamaris, ayant en peu de temps très magnifiquement
développé et grandement activé sa croissance, étreignit ce coffre, poussa autour de lui et le cacha à l’intérieur de son
bois »).
50
Justifiant pleinement cette remarque de L. Kahn (1978, 145) :« La mètis d’Éros vient ici étayer, de toute sa puissance,
les ruses d’Hermès.»
51
Calame (1996, 25). Voir aussi p. 31 : « Eros se complaît donc aussi bien dans le contradictoire que dans le
contraire. »
52
Définition de Luc Brisson (Dictionnaire des religions, 1981, I, 353 et 352).
Sur Éros voir Real Encyclopädie (VI, I, [1907] s.v. Éros, 484-542, [Waser]) ; Roschers Lexikon (I, [1884-1890], s. v.
Éros, 1339-1372 [A. Furtwängler]) ; F. Lasserre (1946) ; J. Marcadé (1965) ; Hermary, Cassimatis et Volkomer, Éros,
LIMC, III, 1, Munich, 1986, 850-942 ; Vernant (1989, 153-171) ; C. Calame (1996, 2009).

10
Apollon, Pan et les Nymphes) ; plus particulièrement, c’est un remarquable guetteur 53; il est aussi
en rapport avec la pêche et ses filets (voir les épigrammes votives de l’Anthologie Palatine, V, 23,
28, 29, 296) ; il sait lier ses « proies » : aussi bien quand il immobilise le troupeau d’Apollon par les
« liens puissants » du gattilier (HhH, 409-413), que grâce à l’éros améchanos de la lyre qui
ensorcelle, engendrant « gaieté, amour, et doux sommeil » (HhH, 449) ; selon Horace (Odes, I,
10), confirmant une crainte déjà formulée par Apollon dans l’Hymne homérique (HhH, 513-51454),
Hermès aurait d’ailleurs volé le carquois du Musagète.
Hermès et Éros sont également fourbes et trompeurs (voir Hermès Δόλιος), en vertu de leur pouvoir
de persuasion55. Tous deux sont totalement imprévisibles : Hermès est un dieu du hasard et des sorts
(pour l’auteur de la Bibliothèque d’Apollodore, III, 10, 2, Hermès aurait obtenu d’Apollon la
divination par les cailloux, qui est ce qu’il y a de plus aléatoire), tandis qu’Éros semble agir par pur
caprice, et tirer ses traits, au hasard, à l’aveuglette : « double et retors, son jeu est affaire de hasard,
de caprice et de ruse : il est comme le jeu des osselets » (Euripide, Iphigénie en Aulide, 548).
D’où chez tous deux un côté extrêmement inquiétant : « Arrière ! Va-t-en ! (dit sa mère à Hermès)
Ton père t’a créé pour être le tourment des hommes mortels et des dieux immortels ! » (HhH, 160-
161). Pour Apulée (Les Métamorphoses, IV, 33), l’Amour (Éros) est « un monstre cruel, féroce et
serpentin, qui vole sur des ailes, plus haut que l’éther, et qui bouleverse tout, s’en prend à chacun,
par le feu et le fer, fait trembler Jupiter même, terrifie tous les dieux, et frappe de terreur les fleuves
et les ténèbres du Styx ».
Notons enfin que, alors que l’éros peut se dérouler dans une nuée (par exemple l’union entre Zeus
et Héra dans une nuée d’or, Iliade XIV, 350-351), Hermès franchit le seuil de l’antre de Maïa tel un
brouillard (147, ὀμίχλη). Le brouillard n’est-il pas à la fois ce qui protège les voleurs (Hermès) et
ce qui dissimule les amours (dans le mythe des Métamorphoses d’Apulée, l’Amour reste d’ailleurs
invisible à Psyché) ?
Ces éléments semblent de nature à fonder non pas une identité entre Éros et Hermès (il n’en est
évidemment pas question), mais une sorte d’apparentement, basé sur un thème commun : l’union
(des contraires pour Hermès) 56. Le mariage, cadre de l’union sexuelle légale, n’est-il pas un

53
Iliade, XXIV, 109 ; Odyssée, VII, 137 ; HhH, 15 et 65 : au sortir de son antre, comme un chien de chasse, il se met
tout de suite aux aguets, « pris d’une envie de viande ».
54
« Fils de Maïa, Messager à la tête rusée, j’ai peur que tu ne me voles à la fois ma cithare et mon arc recourbé ».
55
La peithô est « ce charme des mots qui enserre et prend au piège même les plus initiés à ce monde bariolé de
tromperie chatoyante » (Kahn, 1978, 141).
56
Selon Cicéron (De la nature des dieux, III, 23), Hermès-Mercure aurait été le père d’Eros-Cupidon, soit par
Aphrodite-Vénus, soit par Diane-Artémis.

11
commerce contractuel entre groupes familiaux ?57 (Hermès est le dieu du commerce et de
l’échange).
On notera d’ailleurs qu’Hermès et Aphrodite, la déesse de l’amour, sont souvent associés. C’est le
cas dans les textes58. C’est le cas dans le culte : selon la scholie au v. 800 d’Hésiode (Travaux),
attribuée à Proclus, Hermès et Aphrodite sont honorés le 4e jour de chaque mois59); xoana
d’Hermès et d’Aphrodite Nikephoros dans le temple d’Apollon Lykios à Argos (Pausanias, I, 23,
8) ; Hermès partageait le sanctuaire d’Aphrodite Machanitis à Mégalopolis d’Arcadie (Pausanias,
VIII, 31, 5-6) ; culte commun à Halicarnasse60; idem en Crète à Kato Symi61; dédicaces communes :
sur l’île de Samos (62), à Cyzique, à Callatis, dans l’Anth. Pal. (VI, 299, Phanias).
C’est peut-être cette association d’Hermès aux plaisirs d’Aphrodite et à ceux de la joie et de
l’amour (HhH, 449) qui explique ce « rire » qui traverse tout l’Hymne homérique à Hermès : Zeus
rit (389) en voyant bébé Hermès « faire l’orateur », et prendre la parole le bras levé, en clignant de
l’œil avec un lange sur le bras; Apollon rit (281) en voyant le petit voleur « faire le clown » :
« Hermès lançait des regards brillants de dessous ses paupières et faisait danser ses sourcils en
regardant de chaque côté ; il sifflait longuement comme qui entend de vaines paroles » (278-280).
Le petit démon se livre en effet à toutes sortes de jongleries (διαπυρπαλαμᾶν, 357), il « émet
des présages » (295), il éternue (297-298)…Bref, il multiplie toutes ces bouffonneries qui ont tant
déconcerté les trop graves savants qui se sont penchés sur ce texte !
En réalité, il ne s’agit pas là d’amusements « grossiers » (dignes de ce qu’on aurait appelé, avec
mépris, du « théâtre de boulevard »), pour un public de Béotiens soit disant « rustiques » ( ?),

57
C’est peut-être ce pouvoir d’attraction, cette capacité qu’a Hermès de « lier ensemble les parties du grand tout », qui a
concouru à en faire le dieu des agrégats de pierre. On pense à Amphion, dont la lyre, obtenue d’Hermès, avait le
pouvoir d’attirer les blocs de pierre, pour la construction des murailles de Thèbes : d’eux-mêmes, les blocs du rempart
prenaient place, comme ensorcelés, tels les animaux d’Orphée, par le charme de cette musique (Euripide, Antiope, fr. 42
Jouan-Van Looy ; d’après Eumelos, Europia fr. 13 Bernabé, la lyre d’Amphion entraînait pierres et fauves. Voir aussi
scholie à Apollonios de Rhodes I, 735-741. Pausanias, IX, 17, 7, rapporte en outre que les pierres entourant le mnêma
d’Amphion seraient celles ayant suivi le son de sa lyre). Selon l’Antiope d’Euripide (Fr. 42, 90-95 Jouan-Van Looy),
c’est Hermès lui-même qui aurait enjoint Amphion de fortifier Thèbes de cette manière : « Ensuite, j’enjoins à Amphion
de prendre en main la lyre et de célébrer les dieux dans ses chants ; les roches de la fortification te suivront, charmées
par la musique, ainsi que les arbres, abandonnant la terre qui les a enfantés ». Selon Philostrate (Images, I, 10, 3, trad.
A. Hurst, 2000, p. 63-81) : « Amphion célèbre dans son chant la terre, disant qu’étant génitrice et mère de toutes choses,
elle donne spontanément des murailles » ; « Les pierres rivalisent et montrent leurs bonnes dispositions pour être
rémunérées en musique ». La première attestation de la mechanè musicale se trouve dans le catalogue hésiodique, fr.
182 Merkelbach-West.
58
Par exemple chez Plutarque (Préceptes conjugaux, Moralia, 138c-d).
59
Scholia vetera in Hesiodi Opera et Dies, Augustinus Pertusi, Université Catholique du Sacré-Cœur, N. S. 53, Milan,
1955.
60
Selon Strabon (Géographie, XIV, 2, 6), Vitruve (Sur l’architecture, II, 8, 11-12) et Ovide (Métamorphoses, IV, 285-
388).
61
Appelé aussi Symi Viannou : voir Pirenne-Delforge (1994, 457 note 318).
62
Pirenne-Delforge (1994, 406-407).

12
« avide à la fois de merveilleux et de grosses plaisanteries »63, mais d’un jeu délibéré et
extrêmement savant, à caractère rituel, afin de manifester un aspect essentiel du dieu64.

Hermès, la femme-lyre et la cigale.

Chez Hésiode (Travaux), Hermès participe (avec d’autres divinités : Héphaistos, Athéna, Aphrodite
et les Charites, Peithô …) à la création de la première femme, Pandora : il lui donne (67) « un esprit
impudent, un cœur artificieux » ; « et, dans son sein, le Messager, tueur d’Argos, (Hermès)
crée mensonges, mots trompeurs, cœur artificieux, (…). Puis, héraut des dieux, il met en elle la
parole » (77-79). La Théogonie (570-584) développe un récit parallèle.
Ce thème, qu’un regard superficiel pourrait faire croire absent de l’Hymne homérique à Hermès, y
figure aussi à travers la tortue-lyre. Car la lyre nous semble évoquer une femme.
On a déjà remarqué65 que « l’instrument fabriqué par Hermès est entièrement fait de matières
organiques, tégument, roseaux, peau, boyaux, et il s’insère, par sa composition, dans la sphère du
biologique ».
Sa silhouette, très particulière, avec ses courbes que l’interprète masculin doit saisir pour en jouer,
peut faire penser à une femme66. Selon Rolf Schäppi67, c’est en effet le propre de l’espèce humaine
que la silhouette du corps féminin apparaisse, avec le renflement des hanches, telle un « sablier ».
Or, c’est aussi le cas de la lyre antique, avec sa caisse de résonnance constituée d’une carapace de
tortue.
Cette dimension « sexuée » de la lyre se retrouve aussi dans la façon d’en jouer 68:

En grattant de l’extrémité pointue de son plectre (le son est « formidable », donc le jeu est dur) les cordes d’une
caisse de résonnance faite d’une carapace de tortue, Hermès chante l’union d’amour de son père et de sa mère et
sa glorieuse naissance. Il est impossible de mettre plus clairement en évidence une relation d’analogie entre la
production des sons de la lyre et la reproduction sexuée des êtres vivants (…). Le grattement du plectre, un sexe

63
Humbert (1936, 113).
64
Voir par exemple la définition de Stephen Halliwell (2000, 156) où le rire rituel est ainsi défini : « le rire
positivement encouragé et attendu dans les rites religieux ». On reverra la scène du Satyricon de Fellini, où les
participants, après un simulacre de combat entre un faux Minotaure et Encolpe, communient dans un hommage au dieu
« rire ».
65
C. Leduc (1995, 22-23).
66
On connaît la fameuse citation de Balzac : « la femme est une lyre qui ne livre ses secrets qu’à celui qui sait en
jouer » ; Man Ray a fait en 1924 du dos de Kiki de Montparnasse son fameux « Violon d’Ingres ».
67
R. Schäppi (2002, chap. 7, 153-156).
68
C. Leduc (1995, 22-23).

13
mâle actif, au-dessus de la caisse de résonnance, un sexe femelle passif, est assimilé à une union d’amour – celle
de Zeus et de Maia – qui provoque la naissance du son.

La tortue elle-même, à partir de laquelle Hermès construit sa lyre, est à l’image de ce que la femme
grecque se devait de faire : rester à l’intérieur de l’oikos (la tortue ne quitte jamais sa maison-
carapace69) ; se taire70 : la tortue est un animal muet. Si la tortue doit émettre quelque son, ce ne
peut être que transformée en instrument de musique entre les mains de l’homme – ou du dieu - qui
l’empoigne. Telle est ainsi pour Plutarque la Pythie de Delphes : « la Pythie est une lyre, une tortue
mantique, dans les mains d’Apollon ».71
Dans l’Hymne homérique à Hermès, cet animal-instrument est, de fait, personnifié : au vers 31 (où
il suscite rire, joie et même désir, ce qui serait plutôt étrange pour une simple tortue !), et surtout
aux vers 478-488, où « la description de la lyre ressemble à celle d’une hétaire qu’on étreint, une
belle chanteuse à la voix claire, qui répond aux attentes de quiconque sait s’en servir »72. Il faut
savoir se « servir » de la lyre pour obtenir « les plaisirs les plus variés qui peuvent charmer » (484),
idée répétée plus loin (550-564) à propos de trois figures féminines, les Nymphes-abeilles, qui
peuvent donner vrais ou faux oracles, selon l’habileté de leur « utilisateur ».
On pourrait donc se demander si cette tortue-lyre de l’Hymne ne se substitue pas à Pandora, à la
création de laquelle, selon Hésiode, nous l’avons vu, Hermès a participé. Si Platon attribue à la lyre
des « sons » (phthongoi tês luras, Lois, VII, 812d, au nombre de sept comme le nombre des cordes
de l’instrument), Sophocle (Limiers, fr. 314, 300 Radt), parle de la tortue d’Hermès comme d’une
« morte (…) qui reçut une voix » : cette voix ne suggère-t-elle pas la phônê qu’Hermès aurait
donnée à Pandora ?
On est d’autant plus amené à le penser que, dans l’Hymne, un curieux « échange » (516 :
ἐπαμοίβιμα ἔργα) s’opère entre Apollon et Hermès : la « garde du troupeau » d’Apollon pour
Hermès (498) en échange de la cession par le même à Apollon de la lyre ! Nous pensons reconnaître
dans cet échange le fameux « don matrimonial » de troupeaux attesté en Grèce ancienne73:

Les hedna, ces présents innombrables, ont des pattes. (…) Ce sont des troupeaux de bovins et d’ovins qui sont
amenés devant la porte de la fille à marier. Le bétail, dans les sociétés homériques, est, à la fois, la richesse qui
croît, se multiplie et se renouvelle et la richesse exclusivement masculine. Il n’y a pas, alors, incompatibilité
entre la femme et la terre, mais entre la femme et l’élevage. La signification de la grande parade des troupeaux

69
Selon Ésope (Fables., 125 Chambry), cette carapace est en fait une « maison », un oikos, dans lequel l’animal a été
condamné à vivre par Zeus lui-même pour avoir refusé d’aller aux noces de Zeus et d’Héra.
70
Aristote, citant Sophocle, déclare : « Pour la femme, le silence est une parure – kosmos », Politique, I, 1260a 30
71
Plutarque, Sur la disparition des oracles, 437 D 9-10. Voir G. Sissa (1987, 77 note 4).
72
Richardson (2010, 211, note sur les v. 478-88).
73
C. Leduc (1991, 269-274 ; ici 270).

14
est donc claire. Le prétendant offre une richesse virile, qu’il a fait se reproduire, pour acquérir une femme qui lui
permettra de se reproduire.

Ce qui caractérise ces hedna, c’est leur mobilité, en tant que valeurs de circulation, des valeurs que
l’on peut échanger ou enlever. Comme le fait remarquer C. Leduc74 :

Pour passer du statut de voleur de vaches à celui de partenaire honnête, Hermès, selon les règles observées par
les hommes, devrait offrir à Apollon sa fille, sa sœur ou sa mère, c’est-à-dire des femmes qu’il a en sa possession
(ktêsis). Mais Apollon est dieu et il n’est pas astreint, comme les mortels, à la reproduction. Mais Hermès est
dieu et son pouvoir lui permet de joindre la genesis et la technê. Hermès donne donc à Apollon, en échange de
ses vaches, un instrument qu’il a fabriqué à son image et qu’il a en sa possession, un instrument qui ne permettra
pas à son grand frère d’engendrer des enfants, mais de fabriquer de la musique.

Dans l’Hymne homérique à Hermès, et dans l’échange entre Apollon et Hermès, la lyre se
substituerait donc à la femme, dans une sorte de parodie du « don matrimonial »75. Des équivalents
existent ailleurs dans d’autres textes grecs : ainsi avec l’inscription portant l’histoire du poète
Archiloque (là c’est une seule vache qui disparaît, à laquelle les Muses substituent une lyre, qu’elles
laissent au jeune homme76) ; ainsi avec l’histoire du berger musicien Cérambos racontée par
Antoninus Liberalis (Métamorphoses, XXII) : « premier mortel à jouer de la lyre », Cérambos vit
ses troupeaux disparaître, et fut alors transformé en lucane « dont la tête ressemble avec ses cornes à
la lyre » : « les enfants se servent de cet insecte comme d’un jouet et lui coupent la tête pour la
porter à leur cou »). Dans ce récit, ce qui fait office de lyre se substituant au troupeau, c’est en fait
Cérambos lui-même, à travers sa nouvelle tête en forme de lyre 77.
Les tortues sont, dans notre perspective, des animaux très intéressants, puisque, comme Hermès,
elles sont à la croisée de nombreux chemins. Intermédiaires entre la vie et la mort78, ce sont certes
des bêtes vivantes, mais lithorrhinai, c’est-à-dire « pourvues d’une peau de pierre » (Empédocle, fr.
31B76DK). Par sa carapace la tortue appartient par conséquent non pas au règne animal mais au
règne ou minéral ou inanimé79 :

74
C. Leduc (1995, 44).
75
Cl. Leduc arrive à une conclusion approchante, quand, au terme d’une approche différente, elle affirme (2001, p. 35) :
« Passé sous l’hégémonie d’Apollon, le chef-d’œuvre d’Hermès devenu cithara cesse d’être une marchandise pour
devenir la « compagne » du dieu (478), une épouse en quelque sorte ».
76
inscription de Paros, Inscriptio Mnesiepis, SEG 15, 517, E1, col. II, 22-40 Kontoléon = Archiloque, fr. A 11a Bonnard
et Lasserre ; test. 4 Tarditi ; voir Nagy (1994, 350-353=303-305) ; Scheid et Svenbro (2014, 142-143).
77
Notons que dans le recueil d’Antoninus Liberalis, la fable sur Cérambos – est-ce vraiment un hasard ? - précède
immédiatement l’histoire sur Battos.
78
Scheid et Svenbro (2014, 102-103).
79
Scheid et Svenbro (2014, 102-103).

15
L’animal habite une pierre dont il ne peut sortir de son vivant. Il habite même en fait sous une pierre qui est une
sorte de pierre funéraire dans la mesure où lithos et oikos peuvent tous deux désigner des monuments funéraires.
La tortue occupe donc une position du plus haut intérêt symbolique, entre le monde animal et le monde minéral.
Entre la vie animée et la mort. Elle est située à l’intersection entre la vie inanimée et la pierre inanimée. La tortue
est une pierre qui respire. (…) L’un des paradoxes de la tortue – et peut-être le plus significatif – est qu’en effet
qu’elle respire dans la pierre, qu’elle vit, animée, dans ce qui est mort, qu’elle est à la fois, comme le petros de
Battos, chaude et froide.

La tortue, qui s’enterre pendant l’hiver, comme si elle était morte80, et qui porte en français un nom
probablement dérivé de celui du Tartare (du bas-latin tartaruca, d’après (bestia) Tartarea, « bête du
Tartare »), figure les entre-deux : entre la vie et la mort, entre l’ici-bas et l’ici-haut, entre la mer et
la terre (pour les tortues marines qui viennent pondre sur les plages). Il n’y a donc pas lieu de
s’étonner du lien très fort entre Hermès et cet animal : Pausanias, par exemple, signale à Argos une
statue d’Hermès tenant une tortue (II, 19, 6), et à Mégalopolis, les ruines d’un temple d’Hermès
Akakésios avec une tortue de pierre (VIII, 30, 6). Hermès-Mercure a été souvent représenté le pied
sur une tortue81. De plus, quand Apollon pénètre dans l’antre de Maia, voilà qu’Hermès « rentre en
lui-même », ramassant tête, bras et jambes (240)…exactement comme le ferait une tortue ! (« En
réalité, il était éveillé, ajoute l’Hymne, et tenait la tortue sous son bras », 242 !)82.
Que peut bien représenter cette tortue/maison, qui forme couple avec Hermès ? On ne peut que
suggérer un nom : celui d’Hestia, dont J.-P. Vernant, dans un article célèbre (1963), a si bien montré
quelles relations privilégiées l’unissaient à Hermès. Hestia a tout du « profil » : elle représente le
foyer domestique dans ce qu’il a de plus statique83, là où la tortue, qui s’enfouit dans le sol, et se
déplace avec peine, est l’animal de la lenteur par excellence. Hestia est aussi, avec Athéna et
Artémis, une déesse vierge (selon le texte de l’Hymne homérique à Aphrodite, 20-30, courtisée par
Poséidon et Apollon, Hestia échappe définitivement à l’union en prononçant le Grand Serment des
dieux de rester à jamais vierge) ; or la tortue partage cette passion pour la virginité : selon Pline

80
Scheid et Svenbro (2014, 110).
81
Voir par exemple l’ « Hermès à la sandale » (IIe siècle ap. J.-C.), trouvé dans les thermes sud de Pergé en 1977, et
conservé à Antalya en Turquie, qui appuie son pied droit sur une tortue. Le motif se retrouve plus souvent encore à
Rome et en Gaule.
82
La relation avec cet animal est un autre point commun entre Hermès et Aphrodite : celle-ci, selon Pausanias (VI, 25,
1), avait à Élis un temple où elle était révérée sous le nom d’Ourania, avec une statue la représentant un pied sur une
tortue. Sur la tortue dans le culte en Grèce, voir S. Settis (1966, 172-189) ; W. Déonna (1920, 135-144) ; Elinor Bevan
(1989, 1-6).
83
Dans le Phèdre de Platon (247a), dix divinités suivent Zeus dans le ciel : seule Hestia demeure immobile à la maison,
sans jamais quitter sa place ; selon Euripide, fr. 938n, « Les sages appellent la terre-Mère Hestia parce qu’elle siège
immobile au centre de l’Éther ».

16
(Histoire Naturelle, IX, 37, 10), Élien (XV, 19), Oppien (De la pêche, I, 522), les tortues redoutent
et fuient l’accouplement.
Peut-être retrouve-t-on une réplique de la tortue lithorrhinai dans les deux vaches qu’Hermès
sacrifie, et dont il place les peaux sur une roche très sèche : « quant aux peaux, il les étendit sur une
roche très sèche, si bien que maintenant encore, après tant de temps dans l’intervalle, elles existent
toujours, depuis des années sans nombre » (124-126). En effet la « roche très sèche », (entre autres
significations vraisemblables) peut figurer la mort84 ; selon J.-P. Vernant85 :

En tant qu’elle est dure, sèche et rigide, la pierre peut apparaître comme une dessiccation du vivant, humide,
souple et plein de sève tant qu’il est dans la fleur de son âge. La vieillesse déjà, pour le Grec, est un
dessèchement(…). Une glose d’Hésychius commente le mot : alibantes par les deux termes nekroi et kolossoi :
les « desséchés », ce sont les morts, les kolossoi. Au reste les psuchai des morts sont assoiffées. C’est en les
abreuvant des diverses liqueurs de vie qu’on les attire à la lumière et qu’on leur rend pour un moment, avec le
souvenir et la pensée, comme un reflet de leur vitalité ancienne (…). La pierre et la psuchè du mort font aussi
contraste avec l’homme vivant, la première par sa fixité, la seconde par son insaisissable mobilité.

Mais ici cette mort pierreuse est enveloppée de peaux, c’est-à-dire de tissus organiques prélevés sur
du vivant. Comment ne pas rapprocher ces peaux habillant un corps sec et mort comme la roche – le
tout parfaitement immobile dans le temps et l’espace (« elles existent toujours, depuis des années
sans nombre ») – de la tortue, une « bête qui respire dans la pierre » et qui fait figure, dans l’Hymne
homérique, d’animal compagnon du dieu86 ?
Nous voudrions ajouter, parmi les animaux en lien avec Hermès et la lyre, la cigale (dont le chant a
fasciné les Grecs : voir le mythe des cigales dans le Phèdre de Platon). Selon Artémidore (La clé
des Songes, III, 49), « les cigales signifient des hommes musiciens (…) les cigales n’ont rien
d’autre qu’une voix », qui « coule » et se répand (Hésiode, Travaux, 582). Animal « sacré
(ἱερός) »87, « presque semblable aux dieux (σχεδὸν θεῖς ὅμοιος) »88, elle est un « insecte (sonore)
divin (θεσπέσιος ἀχέτας) » (Aristophane, Oiseaux, 1095). Or son chant rappelle celui de la lyre.
Selon Paul le Silentiaire (Anthologie Palatine, VI, 54), une cigale vint un jour remplacer la corde
cassée d’une lyre : qu’est-ce qui pourrait mieux signifier la relation reconnue par les Grecs entre

84
« lithinos thanatos » dit Pindare, Pythiques, 10, 48, mais à propos du cas – extraordinaire - de la tête coupée de la
Gorgone.
85
Vernant (2007, 541- 543).
86
Dans l’Hymne homérique, les vaches en échange desquelles Hermès donne à Apollon la tortue-lyre (Hestia ?) – dans
un décalque du fameux « don matrimonial -, pourraient évoquer aussi Héra : car la déesse du mariage, Héra « aux yeux
de vache » (βῶπις, ex. Iliade, I, 551), l’ « épouse » par excellence, est l’opposée d’Hestia (échange Héra/Epouse contre
Hestia/Vierge, par le truchement d’un troupeau de vaches mobiles et d’une lyre).
87
Plutarque, Propos de table VIII, 7, 3, Moralia, 727e.
88
Anacréontiques, 34, 18 Preidendanz.

17
l’insecte et l’instrument d’Hermès ? Pour Platon leur chant partage avec la baguette d’Hermès le
pouvoir d’endormir les hommes (Iliade, XXIV, 445 ; Odyssée, V, 47). Les cigales véhiculent
l’inspiration : Socrate attribue à leur souffle l’impulsion qui l’incite à s’exprimer d’abord en
dithyrambes, puis en vers épiques (Phèdre, 238d et 241e), et, sous l’influence de leur chant (89),
« inspiré par le pneûma insufflé par les messagères des déesses, (Socrate) détient la maîtrise de l’art
oratoire (261a), à savoir la capacité à « conduire les âmes à travers les discours ». Ne retrouve-t-on
pas là une des caractéristiques principales d’Hermès, maître de l’éloquence par laquelle lui aussi
conduit « les âmes à travers les discours » ?
On croyait aussi que les cigales naissaient de la terre (Aristote, Histoire des Animaux, V, 556a-14b,
20) : or Hermès n’en jaillit-il pas lui aussi, hors de l’antre obscur de Maia ? Mais il y a surtout ceci :
là où les cigales passaient pour se nourrir de rosée90, selon la Bibliothèque d’Apollodore (III, 14, 3)
et Ovide (Métamorphoses, II, 708-832), Hermès aurait été l’amant de l’Aglauride Hersé (nom qui
désigne la rosée, ἕρση, …comme pour ses sœurs, qu’il aurait également poursuivies: l’une
Pandrosos, de δρόσος : autre mot pour la rosée, et l’autre Aglauros, c’est-à-dire « La donneuse
d’eau claire », métaphore de même sens91). Sensées se nourrir exclusivement de rosée, les cigales,
uniquement occupées à chanter, passaient pour être affranchies de tout besoin alimentaire (Phèdre,
259a) : mais n’est-ce pas exactement ce qu’est l’Hermès de l’Hymne homérique, qui renonce à la
consommation de viandes pour jouer de sa lyre auprès d’Apollon ?
La cigale musicienne, née de la terre, poursuivant la rosée matinale (Hersé) à l’exclusion de toute
autre nourriture (on pense aussi au vieillard/cigale Tithonos, reclus tout desséché dans la chambre
de l’Aurore, comme Hermès vit retiré dans l’antre de Maia) nous semble (comme insecte qui
fascine, endort ou donne l’inspiration), une transposition d’Hermès.

Le retournement et la circularité : le torcol, le feu et l’arbre.

Hermès est tout en retournements : Στροφαῖος92, c’est-à-dire non seulement dieu des gonds
(στροφύς) mais aussi dieu « qui fait tourner », Hermès « retourne » la tortue (41) ; lors de son
périple nocturne, alors que le troupeau volé semble repartir en Piérie, il le fait marcher en fait en
sens inverse ; Hermès renverse sur le dos les deux vaches qu’il veut sacrifier (115-119) ; par ses
discours ou chants, il « retourne » la situation à son profit : il est le dieu des στροφοί, des paroles

89
Edoarda Barra-Salzédo (2007, 130).
90
Voir le Bouclier pseudo-hésiodique, 395 ; Aristote, Histoires des Animaux, 556a 17 ou 532b 13-18 ; Esope, Fables,
278 Chambry).
91
Gourmelen (2004, 151-171). Alcman, frag. 93 (57) connaît d’ailleurs une Hersé, fille de Zeus et de cette Séléné, la
Lune, qui dans l’HhH veille sur la pérégrination nocturne d’Hermès
92
Eitrem (1909a : 34-37 et 1909b : 344).

18
tortueuses et vire-voletantes et, en tant que tel, il fait tourner les langues et les esprits (il agit ainsi
avec Zeus, qui part d’un grand éclat de rire quand il s’en aperçoit, 389 ; et avec Apollon, dont la
force est vaincue par ce petit démon auquel il cède son troupeau). Hermès retourne contre son frère
le pouvoir des menottes de gattilier : entre ses mains celles-ci se transforment en végétation lieuse
qui empêche Apollon de recouvrer ses animaux. Il en déconcerte chez Sophocle les Satyres devenus
limiers, qui se perdent dans le réseau inextricable de ses traces circulaires.
Car Hermès, dieu « double-face »93, ramène inexorablement vers le cercle94. Platon dans le mythe
du Politique (271b, à propos de « l’inversion du mouvement qui ramenait la génération en sens
contraire » : en l’occurence le retour des vieillards à l’état d’enfants après enfouissement des morts
dans la terre), évoque « la conversion qui fait se mouvoir circulairement vers les contraires tout
l’ensemble de la génération »95. Les « deux directions contraires du mouvement » (Politique, 273a)
amènent au cercle, qui unit le commencement et la fin. Ce n’est donc pas un hasard si Hermès
entretient quelques liens avec Océan, « le fleuve qui va coulant vers sa source » (Hésiode,
Théogonie, 776-777), et qui encercle la terre96.
L’Antiquité a toujours interprété le cercle comme image de la vie et de l’âme97:

Quant à l’âme, c’est le principe même de la vie : les hommes meurent (disait Alcméon, 24B 2 DK), parce qu’ils
ne peuvent unir le commencement à la fin ; l’âme au contraire est immortelle parce que, pareille aux astres dont
le mouvement est éternel, en tant qu’il est circulaire et revient toujours sur lui-même, elle se meut toujours.

93
Kahn (1978, 77).
94
Les travaux de M. Detienne et J.-P. Vernant (1974, Le renard et le poulpe, 32-57, ici p. 51 et 55 ; La mètis orphique
et la seiche de Thétis, 129-166) ont également souligné le fait à propos de la mètis :

C’est en se faisant lui-même, à travers le filet, lien et cercle, en devenant à son tour nuit profonde, aporie sans
issue, forme insaisissable, que l’homme à mètis peut triompher des espèces les plus rusées du monde animal.
(Dans l’image du cercle) lien parfait parce que tout entier retourné et refermé sur lui-même (…) culminent tous
les traits essentiels de la mètis : souplesse et polymorphie, duplicité et équivoque, inversion et retournement (qui)
impliquent certaines valeurs attribuées au courbe, au souple, au tortueux, à l’oblique et à l’ambigu.
95
Voir L. Robin (1938, 292). A. Diès, dans l’édition des Belles Lettres, traduit : « entraînés par cette volte-face qui
faisait rebrousser chemin aux générations ». Il s’agit de la « roue des générations » évoquée dans le Phédon, 70 : « une
ancienne tradition, qui me revient en mémoire, veut que les âmes existent là-bas, où elles sont venues d’ici, et qu’elles
reviennent ici et naissent des morts. Et s’il en est ainsi, si les vivants renaissent des morts, il faut en conclure que nos
âmes sont là-bas (…) voyons, en considérant tout cela, s’il est vrai qu’une chose ne saurait naître que de son
contraire… ». Cette « roue des générations » fait alterner mort et vie, comme un cercle qui est synonyme d’union des
contraires : ce qui est mort passe à la vie.
96
En effet, Maia sa mère descend par son père Atlas de l’océanide Clymène. Maia a pour sœur Calypso, qui habite aux
confins occidentaux d’Océan, « au nombril de la mer », « en une île ceinte de flots » (Odyssée, I, 50) : Hermès s’y rend
pour permettre à Ulysse de rentrer à Ithaque. Maia est une des Pléiades, qui sont nées dans le massif du Cyllène d’une
fille d’Océan, Pléionè (Bibliothèque d’Apollodore, III, 10, 1). Non loin du Cyllène, à Nonacris (autre lieu de culte
d’Hermès), affleure Styx, l’aînée des filles d’Océan (Pausanias, VIII, 17, 6 et 18, 1). Dans son périple nocturne Hermès
rejoint le fleuve Alphée, qui est avec le Nil l’aîné des fleuves nés d’Océan.
97
Robin (1923, 79-80); voir aussi Bollack et Wismann (1972, 293, à propos du frag. 103).

19
Hermès est celui qui « se meut toujours ».
Un rapprochement peut être fait entre Hermès et un oiseau très remarquable, précisément pour sa
faculté de retournement, d’où son nom en français : le torcol (Jynx torquilla L.). Voici la
présentation que M. Detienne98 fait de ce migrateur, rangé dans la famille des Pics, et qui a fasciné
les Grecs :

Légèrement plus grand que le pinson, le torcol se caractérise par une série de traits dont l’Histoire des Animaux
d’Aristote a dressé l’inventaire (H. A., II, 12, 504a 11). C’est un oiseau bariolé, poikílos, aux couleurs
chatoyantes, que sa structure morphologique différencie de trois manières : au lieu d’avoir, comme la plupart des
oiseaux, trois doigts en avant et un seul en arrière, le torcol possède deux doigts en avant et deux en arrière ; par
ailleurs, il peut, à la façon des serpents, faire un tour complet de la tête, en gardant le reste du corps immobile.
Enfin le torcol étend sa langue sur une longueur de quatre doigts et la ramène ensuite sur elle-même. Pourvu
d’une double direction, en haut comme en bas, affligé d’une mobilité incessante de la tête, de la langue et de la
queue (seisopugís) que redoublent le chatoiement de son plumage et la stridence d’un cri souvent comparé au
son émis par la flute traversière, l’Iunx est le mouvement fait oiseau.

Le torcol fourmilier apparaît comme mi serpent, mi oiseau : par sa longue langue filiforme
préhensible (recouverte d’enduit collant, pour faciliter la capture des insectes) ; par son
plumage (qui peut faire penser à des écailles - mais que l’on a comparé aussi à la livrée de certains
hiboux99) ; par sa gestuelle (il louvoie dans les buissons, au point qu’on l’a parfois comparé à un
« efféminé » androgyne : Dionysos, Ixeutikόn, I, 23, éd. A. Garzya ; et quand il est menacé, ses
réactions sont effarantes : le cou s’allonge et se tord lentement avec un mouvement reptilien, les
plumes de la tête se hérissent, les yeux se ferment à demi, l’oiseau se gonfle et souffle brusquement,
se retire et se tend alternativement, la langue est projetée sans cesse et l’oiseau siffle à la manière
d’un serpent). Son chant aussi est fascinant, qui peut être aussi lancinant et monotone que celui des
cigales : « quin quin quin quin quin … », « kiè kiè kiè kiè kiè… » : « ce chant se compose de huit à
douze sons nasillards et plaintifs, émis en série, d’abord en s’élevant un peu, puis en restant à la
même hauteur. Ce chant annonce les beaux jours : dès leur arrivée en avril, les torcols mâle et
femelle se répondent sans arrêt ; la migration commence dans le courant du mois d’août, à mi-
septembre, les torcols ont disparu100.
On voit bien quels traits le torcol partage avec Hermès : ils sont tous deux toujours en mouvement,
capables de combiner les directions opposées; l’apparence bariolée de l’oiseau (poikílos) fait

98
Détienne (1972, 160-161). Voir aussi D’Arcy W. Thompson (1936, 71-73).
99
Geroudet (1961, 1973, 79).
100
Geroudet (1961, 1973, 79-82). Certes, il ne creuse pas les troncs, comme les autres Pics ; mais il installe son nid dans
les cavités à l’intérieur des arbres : les petits naissent donc dans un trou à l’intérieur du bois.

20
pendant à l’intelligence ondoyante et rusée (mètis) qui appartient à Hermès ; le chant lancinant du
torcol est tout autant fascinant que celui d’Hermès quand il joue de la lyre; par sa langue rétractile et
reptilienne (cf. les deux serpents affrontés du caducée), qui lui permet d’attraper les fourmis ou les
insectes des arbres, le torcol pourrait même évoquer la figure de l’Hermès psychopompe, quand
celui-ci « attrape » les âmes des morts – aussi petites pour les Grecs que des fourmis – pour les
mener aux enfers.101
Mais l’iunx est aussi le nom d’un objet de magie érotique, étudié par le philologue anglais A. S. F.
Gow (1934), et ainsi présenté par M. Detienne102:

L’iunx se présente sous la forme d’une rouelle percée de deux trous de part et d’autre de son centre ; cette rouelle
est maintenue par une corde que l’on fait passer dans un trou pour revenir dans l’autre (…). C’est en tirant la
corde aux deux extrémités que l’on met en mouvement la rouelle qui produit en tournant un vrombissement ou
un sifflement étrange (…). De l’iunx manœuvré par les magiciennes sourd une modulation sonore…

Dans Les Magiciennes de Théocrite, neuf couplets sont scandés par l’incantation suivante, que
lance une amoureuse délaissée à l’encontre de son ancien amant : ἶυγξ, ἕλκε τὺ τῆνον ἐµὸν ποτὶ
δῶµα τὸν ἄνδρα (« Iunx, attire vers ma demeure cet homme, mon amant » ; voir aussi Anthologie
Grecque, V, 205). Quant au lien entre l’objet et l’oiseau, on l’approche grâce à Pindare (Pythiques,
IV, 214 sq.) : c’est en fixant un torcol sur une roue qu’Aphrodite construit son charme magique
pour séduire Médée et l’amener près de Jason ; ainsi attaché aux quatre membres dans un cercle qui
tourne sans fin, le torcol devient « l’oiseau du délire » (μαινάδ᾽ὄρνιν).
Cependant l’iunx semble avoir eu d’autres usages, si l’on en croît les Oracles chaldaïques (IIe siècle
ap. J.-C.), commentés par Proclus (412-485), puis par Michel Psellos au XIe siècle. Adepte de
pratiques théurgiques103, le système chaldaïque utilisait notamment des sphères ou toupies (fr. 206)
que Psellos, dans son commentaire (1133a) nomme « iynges »104 :

Le cercle d’Hécate est une sphère d’or, qui renferme au milieu un saphir, tourne par le moyen d’une lanière de
taureau et porte des caractères sur toute sa surface ; c’est en la tournant qu’on fait les évocations. Et on a
coutume d’appeler iyunges ces instruments, que la forme en soit sphérique, triangulaire ou d’autre sorte. En les
faisant tournoyer, on émettait des cris indistincts ou bestiaux, tout en riant et fouettant l’air.

101
On pourrait même y ajouter la démarche « efféminée » du torcol, qui fait songer à l’Hermaphrodite.
102
Détienne (1972, p. 161-162 ; photographies jointes no 4 et 5). Voir Faraone (1999, 2006, 60 et note 107 : l’iunx était
utilisé dans la magie amoureuse du fait des mouvements caractéristiques de son cou et de sa queue, interprétés comme
signes de folie ou de lascivité ; Tavenner (1933, 109-127); Thompson D’A.W. (1936) ; Capponi (1981, 292-301).
103
Qui font entrer en contact avec les dieux non seulement par l’élévation de l’intellect, mais aussi au moyen de rites
concrets et d’objets matériels.
104
Trad. E. des Places (1971, 170-171).

21
Au témoignage de son biographe et disciple Marinus (Proclus ou sur le bonheur, 28, 20), Proclus
utilisait l’objet pour agir sur l’ordre des choses:

Il provoqua aussi des chutes de pluies en mettant en mouvement comme il faut une certaine iunx, et délivra ainsi
l’Attique de funestes sécheresses.

Or il se trouve qu’Hermès (dont on a souligné plus haut la nature « érotique ») a été plusieurs fois
représenté sur les peintures de vase en Attique en train de tourner une toupie semblable à l’iunx105.
Enfin (3ème signification du mot), Iunx est le nom d’une magicienne, fille d’Échô ou de Peitho (la
Persuasion, laquelle agit justement avec Hermès, de concert avec Aphrodite, dans le domaine de la
musique - grâce à la lyre -, du mariage, ou de la concorde politique106). Les sortilèges de cette
magicienne sont suffisamment puissants pour qu’ils convainquent le roi des dieux, soit de s’unir
avec elle-même, soit de désirer posséder la jeune Io. La vengeance exercée par Héra prend alors
deux formes : ou bien elle transforme la magicienne en l’oiseau Iunx, destiné à servir les entreprises
amoureuses, ou bien elle change sa rivale en une masse de pierre.

Ceci ne nous mènerait sans doute pas très loin, si, selon nous, n’intervenait un curieux
rapprochement à faire entre l’iunx/torcol, la cigale et le lucane Cérambos : en effet, tous trois
s’attaquent, ou passaient pour s’attaquer, au bois ! Les Grecs, on l’a dit, faisaient du torcol un pic
(même si, dans la réalité, curieusement, il ne s’attaque pas au bois) ; la cigale, elle, pompe la sève
des arbres avec son rostre ; Cérambos, enfin, est un lucane xylophage (ὑλοφάγος κεράμβυξ). Ce
sont donc tous trois des « rongeurs » de bois (ou présumés tels).

Or Hermès entretient un rapport étroit avec le végétal et les arbres107. Dans l’HhH il y a : les
sandales étranges qu’il se tresse en entrelaçant des rameaux de tamaris et d’une sorte de myrte (79-
86) ; la belle branche de laurier qu’Hermès fait pivoter sur du bois de faux grenadier pour produire
le premier feu (105-115) ; une forêt sauvage (ὕλῃ : HhH, 228) qui entoure l’antre de Maia ; devant
Apollon, Hermès se cache « comme une cendre épaisse couvre des charbons ardents de chêne-vert »
(237-239) ; Hermès fait prendre racine et s’enchevêtrer des branches de gattilier (409-413). D’autre

105
Voir Siebert (LIMC, 1990, 363 : Cat. XV, no 908 : coupe, Florence, Hermès brandit le fouet avec lequel il fait
tourner une toupie sur une petite plateforme ; no 909 : coupe, Univ. Of Mississippi, Hermès se déhanche pour frapper du
fouet la toupie qui tourne au sol et vers laquelle un éphèbe tend la main ; et no 910 : lécythe, Tübingen, devant un
éphèbe drapé spectateur, Hermès fouette la toupie tournant au sol).
106
Jaillard (2007, 174, note 61).
107
Ce qui n’a guère été perçu, jusqu’à présent, sauf par Jacqueline Chittenden (1947, 98-99): « The god’s connection
with trees is not so spectacular as with pillars and stones but is close enough to cause the writter some surprise that
attention has not been drawn to it before now as an instance of Minoan survival. »

22
part, c’est une Nymphe du chêne (« la fille de Driops ») qui donne à Hermès pour fils Pan (Hymne
homérique à Pan, 33-37). Pausanias (II, 31, 10) mentionne à Trézène une statue d’Hermès Polygios
auprès duquel la massue d’Hermès aurait reverdi ; le même auteur (I, 27, 1) évoque sur l’Acropole
d’Athènes, dans le sanctuaire d’Athéna Polias, un Hermès en bois, que cachait un buisson de myrte,
offrande de Cécrops. Pausanias encore (IX, 20, 3 et IX, 22, 2108) évoque la naissance tanagréenne
d’Hermès en Béotie, sur les pentes du mont Kérykion : près de là, il aurait été nourri au pied d’un
ándrachnos, un arbousier d’une espèce particulière dont on montrait les restes à l’intérieur du
sanctuaire d’Hermès Prómachos. Les colonies grecques de Thrace honoraient particulièrement
Hermès (Hérodote,V, 7) ; à Ainos, des monnaies du Ve siècle montrent une statue en forme de
pilier placée sur un trône à haut dossier. Selon une légende rapportée par Callimaque (fr. 197 Pf., et
la diégèse109), le Troyen Épéios, l'artisan du cheval de Troie, avait taillé dans le bois un xoanon
d'Hermès qui, emporté par la crue du Scamandre, échoua sur le rivage d'Ainos. Des pêcheurs le
ramènent et, déçus de leur trouvaille, essaient de le fendre et de le « débiter » en bois de chauffage.
Mais en vain. De guerre lasse, ils le rejettent à la mer; il revient dans leurs filets. Connaissant alors
qu'il s'agit d'un dieu, ils lui élèvent sur le rivage, d'après l'ordre d'Apollon, un sanctuaire ; d'où le
culte de l'Hermès d'Ainos, dit Περφερουος.

Surtout, en Crète Hermès est connu avec l’épiclèse κεδρίτης (Hermès du Cèdre – il s’agit plutôt
d’un genévrier110). Hermès κεδρίτης était honoré, en association avec Aphrodite, à Katô Symi
(éparchie de Viannou), sur les pentes méridionales du Dikte, à 70 km de Phaistos, dans un site
fouillé par Angeliki Lebessi111. Sur une plaquette de bronze archaïque (VIIe siècle av. J.-C.), le dieu
apparaît assis dans un arbre qu’il agrippe fermement : « his left arm is wrapped around the trunk
and his right hand grasps one of the branches »; A. Lebessi souligne « « the close and dynamic
interconnection of man and tree and the stance of the figure staring full-face at the spectator »112.

108
Voir Jaillard (2007, 43-49).
109
Voir Callimaque, Fragments poétiques, Yannick Durbec, Paris, Les Belles Lettres, 2006, 168-170, Iambe VII,
Diégèse VII 32-VIII 20 ; voir aussi Cahen Émile, L'œuvre poétique de Callimaque: documents nouveaux, REG, tome
48, fascicule 225, Avril-juin 1935, 279-321.
110
Dédicace trouvée en 1973, voir G. Daux (1976, 211-213) ; Siebert (1990, 287).
111
Voir Lebessi, 1985 ; Schürmann, 1996. Le sanctuaire de Kato Syme, à 17 km de la petite ville de Viannos, est un de
ceux qui ont connu la plus longue durée de vie dans cette partie de l’Égée, du Minoen moyen au IIIe siècle ap. J.-C..
Présentation par Larson (2007, 148).
112
Lebessi (1976, 12 no 3 pour la photographie de la plaque de bronze). Sur une plaque de bronze plus récente (VI e
siècle av. J.-C.), Hermès apparaît comme couronné de petites branches, qui semblent jaillir de ses cheveux.

23
Or c’est de cette manière qu’en Crète on représentait le dieu crétois Ϝελχάνος (Velchanos – dont le
nom a été rapproché du dieu du feu Héphaistos/Volcanus113). Ϝελχάνος est assis dans un arbre sur
une série de monnaies de la cité de Phaistos au IVe siècle av. J.-C.114:

Il est figuré sous les traits d’un jeune homme imberbe, assis dans la fourche d’un arbre effeuillé, dont il n’est
guère possible de déterminer l’espèce ; son corps, tourné vers la gauche, est nu, mais un pan de l’himation sur
lequel il repose passe par-dessus son genou droit ; ses cheveux sont liés de façon à former un petit chignon vers
l’arrière et en bas ; sa main droite est posée sur le cou d’un coq fièrement dressé sur sa cuisse droite, sa main
gauche est mollement appuyée sur l’arbre. Le nom du personnage est écrit verticalement dans la partie latérale
gauche, de bas en haut en écriture rétrograde.

Un temple lui était dédié à Haghia Triada (près de Phaistos) ; plusieurs inscriptions permettent de le
retrouver dans d’autres villes crétoises, à des époques très variées : à Gortyne, où un mois du
calendrier portait son nom (Velchanios) ; à Cnossos, qui lui avait aussi consacré un mois; à Lyttos,
où l’on célébrait une fête appelée Βελχάνια, plus tard remplacée par une fête des « Kalendes de
Mai ». Il s’agit par conséquent d’une divinité importante : « Les témoignages que nous avons sur
Velchanos s’étendent donc du VIIe ou VIe siècle av. J.-C. au IIe ou IIIe siècle ap. J.-C. et ils
concernent les quatre principales cités de la Crète centrale, pour ne pas dire de la Crète tout
entière »115. On est donc fondé à rapprocher sa figuration de celle de l’Hermès κεδρίτης dans cette
même Crète116. L’unique témoignage littéraire concernant Ϝελχάνος (une glose altérée d’Hésychius
- Γ, 315 Latte) semble en faire un « Zeus crétois ».
On suit G. Capdeville quand il affirme que l’arbre, sur lequel Ϝελχάνος est assis, n’appartient pas à
sa définition, mais à celle de la déesse à laquelle il est associé. Or cette déesse est représentée sur
des monnaies de Gortyne qui offrent117:

…Comme la réplique de celles de Phaistos : dans la fourche d’un arbre est assise une jeune femme à l’air pensif,
la tête appuyée sur la main gauche ; un oiseau, qui paraît être un coucou, la regarde ; sur d’autres monnaies de la
même cité, l’oiseau est un aigle, en position « hiérogamique », et une tête de taureau est suspendue à l’arbre (…).
C’est bien à Gortyne, en effet, que les mythographes situaient l’union de Zeus et d’Europe, et l’arbre qui passait

113
Sur Zeus Ϝελχάνος, voir Capdeville (1995, 159-177).
114
Gérard Capdeville (1995, 160, reproductions dans l’ouvrage).
115
Capdeville (1995, 165).
116
Le sanctuaire de Kato Symi, dédié à Hermès κεδρίτης et à Aphrodite, date de l’Age du bronze et a été constamment
fréquenté jusqu’à l’époque romaine
117
Capdeville (1995, 171-172).

24
pour les avoir abrités était même conservé avec piété, s’agissant d’un platane d’une variété rare, à feuilles
persistantes118.

Selon la plus ancienne tradition conservée (Théophr., Recherches sur les plantes, 1, 9, 5), c’est sur
l’arbre119 que l’union sacrée aurait été consommée :

On dit qu’il y a en Crète, dans la région de Gortyne, près d’une source, un platane qui ne perd jamais ses
feuilles ; le mythe raconte que c’est sur cet arbre que Zeus s’unit à Europe ; tous les platanes voisins perdent
leurs feuilles.

Rappelons pour compléter ce dossier sur Hermès et le végétal, qu’il remet à Ulysse le mystérieux
moly (Odyssée, X, 305, une plante qui combine deux couleurs opposées : « la racine en est noire, et
la fleur, blanc de lait ») ; qu’il peut apparaître sur une peinture de vase juché sur une volute
florale120 ; enfin que sa statue de culte sur le Cyllène, - selon Pausanias qui s’en étonne (VIII, 17, 2)
- était en bois de thuya: θύον (ou θυία, ou θύα), qui désignait en Grèce des arbres au bois réputé
imputrescible (Theophraste, Recherches sur les plantes, 5, 3, 7 ; 5, 4, 2) et très odoriférant.
L’Odyssée (V, 60) en signale sur l’île de Calypso, île qu’ils embaument (« on sentait du plus loin le
cèdre pétillant et le thuya, dont les fumées embaumaient l’île »)121 : tous ces termes (θύον, θυία, ou
θύα) se rattachent, selon Chantraine, aux notions de « brûler, faire de la fumée, parfumer, offrir un
sacrifice ».
Que penser de cet agent (cigale, lucane, pic torcol…) qui s’attaque au bois et le dévore, comme pris
d’une faim insatiable le poussant à détruire ce qui pourtant le porte ? Nous voudrions y lire une
allégorie du feu, ce feu qu’Hermès justement aurait inventé (HhH, 108-114) … par le frottement de
deux morceaux de bois.
Le feu en effet s’attaque au bois, qui pourtant le nourrit comme le ferait une mère. Cette image était
connue des Grecs, si l’on en croit un fragment du Mariage de Ceyx d’Hésiode122, apparemment une
devinette au cours du festin :

118
Selon Capdeville (1995, 172) : « il existe effectivement en Crète une sorte de platane possédant cette particularité, le
Platanus Orientalis Sempervirens, dont l’un des plus beaux exemplaires se dresse précisément toujours à Gortyne ».
119
Perchée sur son arbre, la cigale ne fait-elle pas penser aux images de Zeus Ϝελχάνος, à l’Hermès κεδρίτης, ou encore
au sommeil, Hypnos (quand, dans l’Iliade, XIV, 289-291, il se transforme en « oiseau sonore » qui « monte sur un pin
géant, le plus haut qui jamais ait poussé sur l’Ida et qui, à travers l’air, va jusqu’à l’éther ») ?
120
Siebert (1990, no 237, Olpé att. Londres, BM B 32).
121
Il s’agit en fait d’un genévrier – juniperus- ; l’huile du genévrier-cade servait à embaumer les morts en Egypte selon
Hérodote, II, 87.
122
frag. 5 éd. Loeb, p. 255 d’après Grégoire de Corinthe, Sur les formes du Discours- Rhett. Gr. VII 776, fr. 158 Rzach,

25
…ils apportèrent de la forêt la mère d’une mère = du bois, tout à fait sec, pour que cette mère
soit tuée par ses propres enfants = brûlée dans les flammes.

Ce feu et cette fumée sacrificielle nous ramènent à la scène déjà mentionnée de l’Odyssée (V, 59-
61), où Hermès rencontre la sœur de sa mère, une autre des Pléiades, la Nymphe Calypso : « Il la
trouva chez elle, auprès de son foyer où flambait un grand feu. On sentait du plus loin le cèdre
pétillant et le thuya, dont les fumées embaumaient l’île ». Καλυψώ (du verbe καλύπτω, « couvrir,
envelopper, cacher » selon Chantraine), vit sur une île aussi éloignée des dieux et des hommes que
la grotte de Maia (« dans ton voisinage, dit Hermès, il n’est pas une ville dont les hommes, aux
dieux, offrent, en sacrifice, l’hécatombe de choix »,V, 101-102) ; cette île, qualifiée de « terre aux
arbres » (νῆσος δενδρήεσσα, I, 51) est couverte d’arbres secs : « des arbres très hauts avaient
poussé jadis, aunes et peupliers, sapins touchant le ciel, tous morts depuis longtemps, tous secs »
(V, 238-240). Comment ne pas en rapprocher Maia, dans l’Hymne homérique à Hermès : perdue
elle aussi dans une solitude sylvestre où poussent des arbres odoriférants, ce Cyllène où flotte « un
parfum délicieux » (HhH, 228 et 231), celui des thyuas (dont le nom se rattache aux notions de
« brûler, faire de la fumée, parfumer, offrir un sacrifice », et qui ont servi à faire la statue de culte
d’Hermès) ?
De plus si Calypso est « celle qui cache » (en l’occurrence Ulysse), que fait Maia ? Elle cache son
fils Hermès, comme celui-ci le lui reproche d’ailleurs ? Il faut noter que toutes deux sont des
Pléiades, et que, selon la tradition astronomique grecque123, les Pléiades passaient pour cacher
l’une d’entre elles, la septième Pléiade (invisible et comme mystérieusement dissimulée au sein de
l’ « amas » stellaire qu’elles dessinent). Quel lien établir ?
Hésiode (Travaux, 571-588) associe le temps des Pléiades à celui des grandes chaleurs desséchantes
de l’été, quand tout baigne dans une torpeur écrasante, le moment précisément où chante la cigale :

Mais, quand le Porte-maison monte de la terre à l’escalade des arbres, fuyant devant les Pléiades, ce n’est plus le
temps de piocher les vignes. Aiguisez les faucilles et éveillez vos serviteurs. Fuyez les siestes à l’ombre ou les
sommes prolongés jusqu’à l’aube, au temps de la moisson, quand le soleil sèche la peau (…). Quand fleurit le
chardon et quand la cigale bruyante, perchée sur un arbre, répand, au battement pressé de ses ailes, sa sonore
chanson, dans les jours pesants de l’été, alors les chèvres sont plus grasses, le vin meilleur, les femmes plus
ardentes et les hommes plus mous. Sirius brûle la tête et les genoux, la chaleur leur sèche la peau.

Ce qui retient ici c’est, au temps des moissons, l’image contradictoire de la fécondité et de
l’abondance (avec les chèvres plus grasses, le vin meilleur, les femmes ardentes, la profusion

123
Depuis Aratos ; voir Le Bœuffle (1977, 2010, 199) ; Ératosthène, Cat., p. 114-115 Charvet/Zucker 1998).

26
espérée des semences/graines), mais aussi de la mort desséchante (le soleil sèche la peau, les
hommes sont mous, la léthargie s’installe). Il existe des épigrammes funéraires où les Pléiades sont
associées à la mort : à Milet, celle du gymnasiarque Gorgias124 évoque (v. 3-4) « le sommeil de
l’oubli (qui l’) a emporté et (l’) a placé près des sept étoiles des Pléiades »; une autre d’Antipater de
Sidon (Anthologie Palatine, VII, 748), s’interrogeant devant une tombe immense :

Quel Cyclope à l’œil unique a construit cette masse, toute de pierre, digne de l’Assyrienne Sémiramis ? Ou quels
Géants fils de la Terre l’ont élevée, en la plaçant près des sept étoiles des Pléiades, droite, inébranlable, égale à la
montagne d’Athoeus, fardeau pétri de la terre aux vastes plaines ? Peuple à jamais bienheureux qui, en élevant ce
dôme à Héracleia, lui a permis de s’élancer jusqu’aux célestes espaces.

Ce tableau complexe (de mort, d’abondance et de promesse de renouvellement de la vie) est associé
au temps astronomique des Pléiades. Or, que ce soit Maia du Cyllène (on l’a vu plus haut), ou que
ce soit sa sœur Calypso (sur sa « terre aux arbres », νῆσος δενδρήεσσα), les Pléiades entretiennent
des relations avec le monde végétal et les arbres. Or le bois est ce qui produit à la fois le feu
destructeur, mais aussi le feu qui assure le renouvellement perpétuel de la vie125. Ces déesses,
commodément symbolisées par les fonctions de l’arbre, seraient des déesses-mères kourotrophes (le
bois porte et nourrit le feu). Ce feu – installé sur ou dans l’arbre (comme Hermès κεδρίτης, ou Zeus
Ϝελχάνος) - serait xylophage (comme le lucane Cérambos, ou la cigale, ou le pic torcol/iunx)126.
Symbolisme végétal fort complexe, qu’on aura garde évidemment de simplifier en naturalisme (rien
à voir avec cette « mythologie qui pense ensemble l’activité sexuelle et la pratique de
l’agriculture 127», qui a séduit, au point qu’ils s’y perdent, tant de savants comme le mythologue
écossais James George Frazer (avec les nombreux tomes de son Rameau d’or128).
Le monde grec a beaucoup utilisé ce genre de symboles: ainsi avec Artémis (Artémis Kédréatis,
déesse du cèdre : Pausanias, VIII, 13, 2 ; ou Karyatis, déesse du noyer : Pausanias, III, 10, 7 ; on
sait que, pour cette dernière, les colonnes de son temple en Laconie furent sculptées en forme de

124
Merkelbach et Stauber (1998, 01/20/26).
125
Comme ce feu sacré de Lemnos, l’île d’Héphaistos, où on l’éteignait périodiquement pour le rallumer à la source la
plus pure, celle de Délos (Philostrate, Heroïkos, II, Kayser, Leipzig, Teubner, 1871, 207).
126
On voit donc à quel point le feu d’Hermès est complexe, justifiant la remarque de Claudine Leduc (2001, 29 note
42) : « Mais bien que le feu d’Hermès ne soit que le feu organique, il ne faut pas en conclure trop rapidement qu’il
n’ordonne pas, lui aussi, la continuité du cosmos et de la vie ». Comme elle l‘indique à la même page : « De nombreux
fragments (d’Héraclite) font, en effet, allusion aux changements du feu en choses et des choses en feu. Comme le fait
remarquer Jean-Pierre Bernard, le feu d’Héraclite s’enfouit dans les choses en les produisant et s’en dégage en les
consumant » (Jean-Pierre Bernard, 1998, 191).
127
L’expression est de M. Detienne, (Postface aux Jardins d’Adonis, 1989, éd. 2007, 187).
128
The Golden Bough, 1911-1915.

27
femmes et dans du bois de noyer, d’où les caryatides) ; avec Athéna (l’olivier129) ; avec Léto (à
Délos, c’est en étreignant un palmier130 que Léto donne le jour à Apollon) ; avec Aphrodite aussi
(c’est le myrte131). La liste est longue 132 . On rappellera que les Nymphes (du frêne, du poirier ou du
tilleul) jouent un rôle fondateur dans de nombreuses généalogies mythiques (Phoroneus133 le
premier homme argien, Pholos le Centaure, Ténéros le prophète béotien, sont tous trois fils de
Mélia, « Frêne » ; le bon Centaure Chiron est le fils de Philyra, « Tilleul »134). C’est aussi sur un
tronc d’olivier vivant qu’Homère place le lit d’Ulysse et de Pénélope à Ithaque (Odyssée, XXIII,
183-204).

129
On sait comment la déesse, en rivalité avec Poséidon pour la possession de l’Attique, aurait créé le premier olivier.
Voir Detienne, « L'olivier : un mythe politico-religieux », dans Revue de l'histoire des religions, tome 178, n°1, 1970,
5-23.
130
Hymne homérique à Apollon, 117. Voir aussi Pline, Histoire Naturelle, XVI, 89. Jacques Brosse (1989, 2001) fait un
constat curieux : le platane, comme celui de Crète, toujours vert, où s’unirent Zeus et Europe, est un arbre dont les
feuilles ont cinq lobes et par conséquent la forme d’une main (146) ; et le dattier (modèle de fécondité pour les Anciens,
au point qu’il semble être à l’origine de l’iconographie de l’arbre de vie) « a toujours été considéré comme un arbre
anthropomorphe, le mot palme vient de paume (de la main) » (198). Chiron (Kheiron), le plus sage des Centaures et
célèbre médecin, fils de Philyra (c’est-à-dire « le Tilleul », Hésiode, Théogonie, 1001-1002), porte probablement un
nom dérivé de celui de la main : χείρ (Chantraine, p. 1206 ; dans la Bibliothèque d’Apollodore, II, 5, 4, Chiron reçoit
une blessure fatale aux côtés du Centaure Élatos, nom qui rappelle ἐλάτη, « Sapin »).
Cela ramène donc à chaque fois à la main (παλάμη : « paume de la main »), aux nombreux dérivés évoquant la force,
l’ingéniosité, l’adresse (εὐπάλαμος : le grand-père de Dédale s’appelle Eupalamos, ou Palamaon, la Main-Habile et son
père est Métion, Bibliothèque d’Apollodore, III, 15, 8; διαπυρπαλάμησεν, HhH, 337, pour décrire Hermès, expliqué par
Hésychius, sv πυρπαλάμης : « on appelle purpalamoi - feu follet- ceux qui, par leurs tours, sont capables de machiner
quelque chose et qui ont l’esprit plein d’artifices »; même παλαμίς : « la taupe », pour son art à construire des galeries),
capacités qui caractérisent les dieux à mètis comme Hermès, qui sait fabriquer, combiner adroitement (la lyre) : en grec
παλαμάομαι (Chantraine, 821).
N’est-il pas troublant que Palamède (qui porte lui aussi le nom de la main, et apparaît, tel Hermès, comme un
conciliateur rusé, spécialiste des ambassades, et de surcroit grand inventeur : d’un ou de plusieurs caractères de
l’alphabet – il aurait eu l’idée de la lettre Y en regardant un vol de grues ! -, des nombres, de l’usage de la monnaie, du
calcul de la durée des mois, des dés et osselets : Philostrate, Heroikos, 5 ; Pausanias, II, 20, 3 et X, 31, 1 ; Scholie à
Euripide, Oreste, 422) soit présenté par la Bibliothèque d’Apollodore, II, 1, 5, comme le fils de Philyra : Tilleul (d’après
les Nostoi de Stésichore )? Voir aussi Ganz (1993, 2004, p.1063-1070 et 1017-1019, où Palamède apparaît en habile
pourvoyeur des Grecs à Troie : il va chercher les trois Oinotrophoi filles d’Anios – Oino, Spermo et Élaïs – assurant
l’approvisionnement de l’armée achéenne en grain).
Comme si, à travers la main, une réputation de grande habileté et de sagesse s’attachait à certains arbres continûment
féconds (platane, palmier, tilleul, Chiron, Palamède…) ? Rappelons que le corps de Palaimon-Mélicerte - noyé avec
Ino, sa mère - aurait été accroché à un pin.
131
Voir Plutarque, Marcellus, 22, 6 ; Pirenne-Delforge (1994, 413-414). Est-il indifférent, vu les relations étroites
qu’entretiennent Hermès et Aphrodite – voir ci-dessus – qu’un fils d’Hermès, le rusé cocher qui provoque la chute
d’Œnomaos, porte le nom de Myrtilos ?
131
Voir Plutarque, Marcellus, 22, 6 ; Pirenne-Delforge (1994, 413-414). Est-il indifférent, vu les relations étroites
qu’entretiennent Hermès et Aphrodite – voir ci-dessus – qu’un fils d’Hermès, le rusé cocher qui provoque la chute
d’Œnomaos, porte le nom de Myrtilos ?
132
On en rapprochera ce qui est dit de l’ancienne religion crétoise (Capdeville, 1995, 169-170) : « dans la plus ancienne
religion crétoise, comme dans celle des contrées voisines, ce sont des déesses qui sont en relation avec l’arbre sacré et
ce sont des prêtresses qui lui rendent un culte ; ce sont toujours des femmes que l’on voit par exemple danser autour ou
l’arracher rituellement. La déesse minoenne, qui est essentiellement une Terre-Mère, dont la puissance productrice
s’exprime par l’arbre, est l’être principal de ce panthéon ».
133
Voir Chuvin (1992, 47-48).
134
Le tilleul avec ses fleurs est bien connu pour ses valeurs médicinales. Le sage Chiron unit dans sa personne les deux
natures humaine et animale.

28
Est-ce un hasard si le mont Ida, près duquel se trouvent Phaistos et Gortyne (où le culte de Zeus
Ϝελχάνος est attesté) porte, à ce qu’il semble, une forme ionienne du nom de la forêt ? Du moins si
l’on en croit Hérodote, qui utilise à plusieurs reprises ἴδη comme nom commun pour désigner une
forêt (I, 110 ; IV, 109 ; IV, 175 ; V, 23, où le mot désigne le bois de construction ; VII, 111) ; sens
que confirment les lexicographes, tels Hésychius (s. v. ἴδη, I, 184 L), la Souda (s. v. ἴδη, I, 101 A),
ou l’Etymologicum Magnum (s. v. ἴδη, 465, 52). Amalthée, la nourrice qui, sur l’Ida de Crète,
nourrit Zeus enfant, passait justement pour l’avoir caché dans un arbre (Hygin, Fables, 139) !
Présentons, pour conclure sur ce point des « mangeurs de bois » (comme le lucane ou le pic, ou
d’une autre façon, le feu), un autre « dévoreur » célèbre : Érysichton. A dire vrai, il y en a eu
plusieurs : d’une part un fils de Kékrops l’Athénien, dont la Bibliothèque d’Apollodore (III, 14, 1,
179) fait un arbitre (on en rapprochera Hermès, qui réunit les opposés) ; d’autre part un défricheur
impie, qui finit dévoré par sa propre faim135. Dans le texte d’Ovide, Érysichton abat délibérément le
chêne sacré de Déméter : « Que ce chêne soit non pas seulement l’arbre favori de la déesse mais la
déesse elle-même, peu importe ! ». Or voilà que « par l’écorce fendue jaillit un jet de sang, tout de
même que, lorsque devant les autels s’abat la victime, en énorme taureau, du cou ouvert on voit le
sang couler, à flots ».
L’image produite par Ovide (à la science religieuse plutôt sûre136) tend manifestement à assimiler
l’arbre au taureau (blesser l’arbre équivaut à égorger un taureau). Or il existe au moins une autre
histoire pour étayer cette assimilation : la légende d’Ariane. Ariane, fille de Minos et de Pasiphaé137
passe pour une figure de la végétation138 : elle était souvent représentée sur les figurines pendues
aux branches des arbres. Elle est intégrée, comme on le sait, à l’histoire du Minotaure, son demi-
frère caché dans le labyrinthe crétois. Ce monstre à corps d’homme surmonté d’une tête/protomé de
taureau était le fruit des amours de Pasiphaé avec le taureau de Minos : pour séduire la bête dont
elle était amoureuse, et s’unir à elle, Pasiphaé se serait cachée à l’intérieur d’une vache en bois,
œuvre de Dédale139. On n’a pas assez souligné l’étrangeté du matériau choisi par Dédale : pourquoi
en bois, pour un taureau ? On voit ainsi, dans ce groupe légendaire, Pasiphaé qui se présente comme
une sorte d’ « arbre/vache en bois» dans laquelle vient se loger mystérieusement un taureau, avec

135
Callimaque, Hymne à Déméter, 24-117 ; Ovide, Métamorphoses, VIII, 738-878.
136
M. Delcourt (1958, 19922, 55) parle de son « extraordinaire intuition mythologique ».
137
Ariane était certes mortelle mais, selon Hésiode (Théogonie 949), après être devenue la femme de Dionysos, elle fut
soustraite à jamais par Zeus à la vieillesse et à la mort.
138
C’est la thèse de Charles Picard, Les religions préhelléniques, Paris, 1948, p. 187. Voir aussi Martin P. Nilsson,
1927.
139
Bibliothèque d’Apollodore, III, 1, 1 et II, 5, 7 ; Diod. Sic., IV, 77, 2, et V, 78, 1 ; Mosch., II, 77 ; schol. Stat.,
Thebaïde, V, 431.

29
une fille (Ariane), possible déesse de la végétation140. L’histoire se poursuit avec la mention de
grues : au sortir du labyrinthe141, Thésée vainqueur exécute en effet une « danse de la grue » (ou
γέρανος)142, danse mêlant les jeunes gens des deux sexes selon un parcours complexe (qui passait
pour reproduire les méandres du labyrinthe143). Plutarque (Thésée, 21) situe cette danse « autour du
Kératôn » (περι τὸν Κερατῶν), l’autel composé uniquement de cornes de chèvres bâti par Apollon
(Callimaque, Hymne à Apollon, 55-64), autel qui est vraisemblablement l’ « autel délien », ou
« autel de Délos », c’est-à-dire l’autel d’Apollon 144. Au sortir de la Crète, où il vient de tuer cette
créature double et cornue qu’est le Minotaure, Thésée ne fréquente peut-être pas par hasard cet
autel fait de cornes. Les rites que décrit Callimaque sont étranges : les visiteurs (marins, marchands
de l’Egée) se doivent de faire le tour de l’autel (circumambulation), soit en le flagellant, soit en se
flagellant eux-mêmes (le texte n’est pas clair), et les mains liées derrière le dos, ils doivent mordre
l’olivier sacré, provoquant le rire (« amusement d’enfant pour faire rire Apollon », 324).
Curieusement, personne n’a fait jusqu’à présent le rapprochement entre ce rite et ce qu’on sait du
maniement de l’iunx ; en effet, selon le texte du commentaire de Psellos aux « Oracles
chaldaïques » cité plus haut : « on a coutume d’appeler iyunges ces instruments, que la forme en
soit sphérique, triangulaire ou d’autre sorte. En les faisant tournoyer, on émettait des cris indistincts
ou bestiaux, tout en riant et fouettant l’air ». On y retrouve trois composantes du rituel délien : le
tournoiement, la flagellation et le rire. Ceci est partiellement confirmé par Pindare (Pythiques, IV,
213-219), qui présente ainsi l’invention de l’instrument par Aphrodite145 :

Et Cypris, reine des flèches les plus acérées, apporta de l’Olympe à l’humanité, pour la première fois, l’oiseau
iunx, un oiseau fou, cloué aux quatre pointes d’une implacable roue ; et elle apprit à Jason l’art des prières et des
charmes afin qu’il dépouillât Médée de sa révérence envers ses parents, et que, sous le fouet de Persuasion
(Peitho) brûlant dans son cœur, le désir de la Grèce l’agitât.

140
A Gortyne, des monnaies qui apparaissent comme la réplique de celles de Phaistos avec Velchanos, montrent « dans
la fourche d’un arbre (…) assise une jeune femme à l’air pensif, la tête appuyée sur la main gauche ; un oiseau, qui
paraît être un coucou, la regarde ; sur d’autres monnaies de la même cité, l’oiseau est un aigle, en position
« hiérogamique », et une tête de taureau est suspendue à l’arbre » (Capdeville, 1995, 171 ; reproduction no 9).
141
Le labyrinthe (cf. Calame, 1990, 239-242, est représenté avec une seule entrée, de telle sorte que pour en sortir, il
faut un mouvement de retour sur soi-même : c’est précisément ce qui caractérise la démarche d’Hermès, divinité à
mètis.
142
Voir Plutarque, Thésée, 21, qui indique comme source Dicéarque, un élève d’Aristote et de Théophraste.
143
On compare ce groupe choral à celui représenté par Héphaistos sur le bouclier d’Achille (Iliade, XVIII, 590-606),
sur une aire de danse qui, selon Homère, était semblable à celle de Cnossos, conçue par Dédale pour Ariane.
144
Voir Philippe Bruneau (1995 et 2005). Certes Callimaque (Hymne à Délos, 310-313) disjoint la danse menée par
Thésée de la mention des rites autour de l’ « Autel aux cornes » (316-324), mais le lexicographe Hésychius attribue à
Thésée l’institution du rite de la circumambulation autour du Kératôn (Hésychius, s. v. Dēliakòs bōmós, D817 Latte).
Voir Calame (1990, 117-118, 138 notes 86 et 87, 162, 183 note 50, 241, et 280 note 133. La danse de la grue, comme le
labyrinthe, combine circularité et rebroussements, 241).
145
Faraone (2006, 54).

30
C. Faraone rappelle à ce propos qu’Éros comme Pan (le fils d’Hermès) ont été souvent représentés
le fouet à la main146. La « constellation d’images » utilisées ici par Pindare147 : « la brûlure, la
flagellation, la folie et la mise en esclavage », nous semble pouvoir éclairer ce rituel délien, où
Callimaque parle de « victimes » liées et comme folles, se flagellant ou flagellées, tournant autour
d’un autel comme tourne dans la main de celui qui la manipule l’iunx. C’est d’autant plus probable
que la « danse de la grue » est une danse mixte, exécutée par Thésée alors qu’il vient de consacrer
une statue à Aphrodite (Plutarque, Thésée, 21), donc dans un contexte évidemment érotique. Selon
Callimaque (Hymne à Délos, 300-313)148 :

Astéria, parfumée d’encens, autour de toi les îles forment cercle, autour de toi font comme un chœur de danse.
Jamais Hespéros à l’épaisse chevelure ne te vit silencieuse, jamais sans le heurt des cadences, mais toute sonore
toujours d’une double clameur. Ici le chant accompagne l’hymne du vieillard Lycien, l’hymne qu’Olen,
interprète des dieux, apporta de Xanthos ; là dansent les femmes, frappant de leurs pieds le sol résistant. Et l’on
charge de couronnes la sainte et illustre idole de l’antique Cypris, celle que dressa Thésée, avec les jeunes gens,
lorsqu’il revenait de Crète : échappés au monstre mugissant, sauvage fils de Pasiphaé, et au palais tortueux, aux
détours du labyrinthe, ils dansaient en cercle autour de ton autel, souveraine, au son de la cithare.

Il paraît impossible de ne pas voir dans le chœur de Thésée à Délos la réplique de celui que, dans
l’Iliade (XVIII, 590-605), l’on voit Héphaistos modeler sur le bouclier d’Achille, semblable au
χορός qu’à Cnosse Dédale aurait conçu à l’intention d’Ariane149. Car c’est aussi une danse
érotique :

L’illustre Boiteux y modèle encore une place de danse toute pareille à celle que jadis, dans la vaste Cnosse, l’art
de Dédale a bâtie pour Ariane aux belles tresses. Des jeunes gens, des jeunes filles, pour lesquelles un mari

146
Il donne comme exemple une peinture sur vase de Douris du début du Ve siècle, où Atalante est poursuivie par trois
Éros ailés qui tenaient à l’origine un fouet (LIMC sv « Atalante », no 90) ; les multiples représentations d’Éros avec un
fouet (LIMC sv « Éros », avec un fouet, no 364-365, ou un aiguillon, no 362-363) ; les sarcophages romains montrant
Pan flagellé par un groupe d’erôtes.
149
Faraone (2006, 55).
150
Voir Ph. Bruneau (1970, 23-24).

149
C’est d’ailleurs le rapprochement qu’ont fait les commentateurs d’Homère dans l’Antiquité : schol. Ab Hom. Iliade,
XVIII, 590 s. (II, p. 179, 27 sq. et IV, p. 201, 12 sq. Dindorf) ; Eustathe, Iliade 1165, 59 sq. (IV, p. 267, 1, sq. Van der
Valk) ; Eustathe, Iliade 1156, 60 sq. (IV, p. 229, 22 sq. Van der Valk). La mention finale : « Et deux acrobates, pour
préluder à la fête, font la roue au milieu de tous », se réfère probablement à une image religieuse aussi importante que
délibérément « cachée ».

31
donnerait bien des bœufs, sont là qui dansent en se tenant la main au-dessus du poignet. Les jeunes filles portent
de fins tissus ; les jeunes gens ont revêtu des tuniques bien tissées, où luit doucement l’huile. Elles ont de belles
couronnes ; eux, portent des épées en or, pendues à des baudriers en argent. Tantôt, avec une parfaite aisance, ils
courent d’un pied exercé – tel un potier, assis, qui essaye la roue bien faite à sa main, pour voir si elle marche –
tantôt ils courent en ligne les uns vers les autres. Une foule immense et ravie fait cercle autour du chœur
charmant.

Sans vouloir ajouter du mystère supplémentaire à l’énigme du labyrinthe, il semble qu’on puisse
rapprocher de cet intrigant triptyque crétois « arbre/taureau/grues », une célèbre figure
mythologique, attestée à Paris sur le « Pilier des Nautes » (pilier doublement dédicacé à Tibère -14-
37 ap. J.-C.- et à Jupiter par la corporation des bateliers du territoire des Parisii150) sous le nom de
« Tarvos Trigaranus »151
Ce pilier présente en effet les trois mêmes éléments qu’on trouve associés en Crète: un magnifique
taureau, représenté devant un arbre, avec trois grues perchées sur son dos et sa tête152 (on retrouve
la même image qu’à Paris dans un autre relief trouvé à Trèves (Esp. 4929 – C.I.L., XIII, 3656), où
un arbre, dans les branches duquel sont des grues et une tête/protomé de taureau, est abattu par un
bucheron153).

150
Ce pilier est conservé au Musée de Cluny : bas-reliefs et inscriptions trouvés le 16 mars 1711 sous la cathédrale
Notre-Dame de Paris. Voir E. Espérandieu (IV, 1911, no 3132, 3133, 3134, 3135, et IX ,1925, p. 341).
151
Voir de Vries (1963, 184-188) ; reproduction Deyts (1992, 146-149).
152
Il faut noter que sur les trois autres côtés du troisième dé du pilier sont figurés, à côté du Tarvos Trigaranus :
Jupiter ; un nommé Esus en tenue de travailleur, abattant un arbre à la hache; Volcanus/Vulcain. On pourrait faire
l’hypothèse que ce troisième dé donne quatre figurations symboliques d’un même couple divin : 1. Sous la forme du
taureau à l’arbre (Tarvos Trigaranus), qui désigne une grande déesse avec son parèdre masculin
destructeur/constructeur, qu’elle porte au sein du bois; 2. Du bucheron, qui abat l’arbre (ce même parèdre masculin :
Esus) ; 3. Du dieu du feu/Volcanus (qui brûle le bois, ou le transforme) ; 4. Du dieu suprême à la romaine, qui englobe
tous les aspects précédents du parèdre masculin : Jupiter.
153
Ce bucheron doit retenir l’attention, avec l’aide de P.-M. Duval (1989, 263) : sur le pilier de Paris, le Tarvos
Trigaranus apparaît comme un « taureau devant un arbre et sur qui sont perchés trois échassiers : les grues (gallois
garan »grue »), ainsi que sur une face latérale d’une stèle votive de Trèves (dédiée à Mercure), sous la forme d’une tête
de taureau apparaissant avec trois oiseaux à travers le feuillage d’un arbre. Sur le pilier de Paris, le panneau voisin
montre le dieu avec son nom gaulois Esus ébranchant un arbre à coups de serpe. La jonction des deux scènes en un seul
mythe est attestée par le fait qu’à Trèves, c’est l’arbre même où perchent les oiseaux qu’un homme, court vêtu comme
l’Esus de Paris, est en train d’attaquer le tronc avec une cognée ».
Esus (voir P.-M. Duval, 1954, p. 6-17; pour l’assimilation à Mercure : P. Lambrechts, 1942, 152 sq.; Ihm, article Esus
dans la Real-Encyclopädie, 1909) apparaît peut-être sur une inscription lacunaire au dos d’une statue de Mercure à
Lezoux : Apronios ieuru sosi…esu(m ?)…Selon Lucain (Pharsale, I, 444-445), il était un des grands dieux de la Gaule
(avec Taranis et Teutates) apaisé par des sacrifices sauvages ; les scholies de Lucain existantes (Manuscrit de Berne,
éd. Usener 1869, texte reproduit par Deyts, 1992, 137) assimilent Esus soit à Mars, soit à Mercure : « Esus Mars est
apaisé de cette façon : un homme est suspendu à un arbre jusqu’à ce que, par l’écoulement de son sang, il ait laissé aller
ses membres ». Comme le souligne P.-M. Duval (1989, 233) « il reste curieux (…) que les seuls renseignements précis
que nous ayons sur Esus, deux bas-reliefs et une scholie, nous le montrent en rapport avec les arbres ».
Quant à l’hésitation des scholies de Lucain entre Mercure et Mars, elles doivent nous faire nous souvenir qu’en Grèce,
Hermès n’est pas sans proximité avec Arès : si l’on ne peut trop compter sur les tablettes mycéniennes (l’une d’elle,
cependant : la tablette pylienne Tn 316, quatrième ligne, mentionne un Emaa2 Areja – Hermès Arès ? voir Burkert, p.
70 - qui pourrait établir un lien entre les deux dieux : mais cette lecture est rejetée aussi bien par Monique Gérard-
Rousseau – 1968, 38-40 - , que par Françoise Rougemont), dans l’Odyssée (VIII, 335-342) celui qui souhaite prendre la

32
On pourrait croire que ce Tarvos Trigaranus, venant d’un contexte culturel totalement différent, est
complétement étranger à la Grèce. Non : quelques vers d’une comédie perdue de Philémon (IVe-
IIIe siècles av. J.-C., initiateur avec Ménandre de la Comédie nouvelle) conservés par Athénée 154
,
mentionnent un θηρίον τρυγέραυον155, qui paraît être un décalque grec du Tarvos Trigaranus156 .
Des monnaies de Gortyne montrent pareillement un arbre auquel une tête de taureau est suspendue.

Que représente ce taureau (entier ou en protomé), associé aux grues, et à l’arbre ? Il est bien sûr
difficile de le dire. Peut-être, si nos analyses sont bonnes, peut-on trouver une clé du côté des
Pléiades, ce groupe de sœurs auquel Maia appartient, et que les Grecs rangeaient parmi les
constellations célestes : les Pléiades figurent dans le Taureau, groupe d’étoiles symbole du
printemps mais au sexe ambigu. Le Taureau (dont, selon Le Bœuffle157, à une époque très ancienne,
il semble que les Grecs ne reconnaissaient tout au plus que la tête) était en effet parfois représenté
comme femelle ; de même, selon Ovide (Fastes, IV, 717) : « Vache ou taureau ? Il est malaisé de
s’en rendre compte ». En astronomie, le Taureau était le « domicile » de Vénus, et la Lune s’y
trouvait en « exaltation » : double orientation féminine.

Nous ferons donc l’hypothèse suivante : dans toutes ces histoires (Pasiphaé possédée par un taureau
alors qu’elle est revêtue de bois ; l’arbre qui saigne comme un taureau qu’on égorge ; l’arbre au
taureau des reliefs gallo-romains…), le végétal symboliserait la réunion complexe (car antagoniste)
d’une déesse (de la Terre Mère, gardienne des richesses ?) et d’un dieu (du feu, ou souffle vital ?)

place d’Arès dans les bras de l’Aphrodite d’or, c’est Hermès (suscitant les sarcasmes d’Apollon); dans l’Iliade (V, 385-
391), c’est Hermès qui délivre Arès enfermé dans une jarre de bronze par les Aloades. Selon une scholie (schol. Ven.,
Iliade, V, 385 et 763), Arès se serait ensuite réfugié à Naxos, en se cachant dans « la pierre mangeuse de fer » (détail à
rapporter au fait qu’Hermès, au pouvoir de persuasion ou d’attraction aussi fort que celui d’un aimant, est le dieu des
tas de pierres ?). Hermès et Arès, ou Mercure et Mars, (qui agissent parfois de concert, voir par exemple Anton.inus
Liberalis, XX, pour le châtiment de Polyphonté) pourraient-ils être les deux faces d’une même personnalité divine,
l’une pacifique et qui agrège (Hermès), l’autre violente et qui désagrège (Arès) ?
On pourrait peut-être expliquer ainsi le décor du quatrième dé du pilier des Nautes parisien (la partie supérieure seule
est conservée), où, à côté d’un dieu cornu (Cernunnos), qui semble en parallèle avec le taureau cornu du dé inférieur, et
d’une figure au nom gaulois de Smertrios (à l’allure semblable à celle d’Esus : mais lui lève dans sa main droite une
courte massue, pour frapper, non plus un arbre, mais un serpent), sont représentés les Dioscures, Castor et Pollux :
ceux-ci représenteraient Mercure-Esus et Mars-Esus (avec Smertrios en lutte contre le serpent, ce serait toujours le
couple divin : grande déesse sous forme de serpent et parèdre masculin en opposition interne).
154
XIII, 57 : « Je sais ce que Philemon a dit dans Νεαίρα : Comme Séleucos envoyait ici une tigresse, que nous avons
vue nous-mêmes, il fallait qu’à notre tour nous renvoyions à ce prince une de nos bêtes sauvages. Un trygeranos
sauvage ! Mais cette bête ne se trouve pas ici ». Trad. Philippe Remacle, revue et corrigée par Philippe Renault. Voir
Theodor Kock (1884, 478-539) ; R. Kassel & C. Austin, (1989, 221-317).

155
θηρίον, c’est ici la bête sauvage, ce qui peut tout à fait correspondre à un monstre taurin.
156
Comme J. Vendryes (Revue Celtique, XXVIII, 1921, p. 124) a été le premier à le supposer.
157
Le Bœuffle (1977, 2010 2, 154).

33
dans une sorte de composé androgyne158. On comprendrait la difficulté pour les sculpteurs de
représenter concrètement un composé si abstrait (mais imposé par les conventions religieuses) : ils
n’auraient - assez maladroitement – résolu la difficulté qu’en juxtaposant des signes contradictoires
dans un ensemble protéiforme et foisonnant (un arbre avec un taureau ou une tête de taureau, des
grues).
Dans cet ensemble, que représenteraient la ou les grues ? Dans la mythologie, ces oiseaux
migrateurs (marqueurs du changement de saison, comme les Pléiades) sont surtout connus pour
leurs combats contre les Pygmées159. On croyait qu’elles suivaient un chef en volant160. On pensait
qu’elles transportaient, pour mieux voler, des cailloux : les grues « emportent comme lest une
pierre, et (…) lorsqu’elles s’en débarrassent, elle peut servir de pierre de touche pour l’or »161.
A ce stade, on ne peut faire que des hypothèses. Voici la mienne. Ces histoires se feraient l’écho
d’un conflit supposé entre d’un côté les semences (comme âmes des morts), représentées soit sous
l’apparence de Pygmées (les Grecs se représentaient volontiers leurs morts comme un petit peuple
éteint de tribus innombrables, grouillantes et criaillantes : voir la nekuia de l’Odyssée, au chant XI ;
HhH, 256-259162), soit sous l’aspect – symbolique - de la pierre de lest qui a valeur de « pierre de
touche comme l’or » ; et de l’autre côté la déesse gardienne de ces semences (sous quelque forme
qu’on l’imagine : arbre, Terre-Mère, oiseaux voraces qui picorent le grain pour l’engloutir comme
les grues).
Quant au feu associé à l’arbre, qui le porte en le nourrissant (quand bien même ce feu dévore
l’arbre), il n’est pas que destructeur, comme dans le mythe d’Érysichton. Les textes disent bien qu’il
s’agit pour Érysichton de construire avec le bois obtenu une couverture à la nouvelle salle de festins
qu’il projette. Ce qui caractérise les mangeurs de bois comme Cérambos, le lucane, ce sont leurs
terribles mâchoires (Antoninus Liberalis, XXII). Or, si l’on se réfère à la mâchoire de serpent dont

158
Rappelons ici la figure mystérieuse de l’Hermaphrodite (selon Ovide, Métamorphoses., IV, 288-291, l’Ida de Crète
aurait servi de cadre aux enfances d’Hermaphrodite…).
159
Voir Iliade, III, 4 ; Aristote, Histoire des Animaux, VII (VIII) 597a ; Pline, X, 58 (23) ; Oppien, De la pêche, I, 620 ;
et l’histoire de Γερανα : Ovide, Métamorphoses, VI, 90 ; Antoninus Liberalis, XVI ; Élien, P. A., XV, 29 ; Athénée, IX,
393e.
160
Euripide, Hélène, 1481 ; Aristote, Histoire des Animaux, IX, 10 (614b) ; Pline, Histoire Naturelle, X, 58.
161
Aristote, Histoire des Animaux, VIII, 12, 597b ; Pline, Histoire Naturelle, X, 60 ; Élien, II, 1 et III, 13.
162
Par ailleurs, dans Pygmée, il y a Πύξ : le poing, qui sert à boxer, mais qui pourrait évoquer aussi, dans son versant
positif, la main de l’artisan. Les Δάκτυλοι, ou Dactyles (les Doigts ?) sont des ouvriers du fer de l’Ida ; une scholie à
Ap. Rhod., I, 1129, cite à leur propos Phérécyde, qui distinguait des Doigts de droite métallurges et des Doigts de
gauche magiciens (ailleurs ceux de gauche fascinent et ceux de droite libèrent). Il y a là union/opposition des contraires,
comme avec Hermès. On leur prêtait aussi l’invention des lettres éphésiennes, caractères magiques dont le seul
prononcé écartait les maléfices (voir Delcourt, 1957, p. 168).

34
Tâlos, le neveu de Dédale, aurait fait la première scie 163, ces mâchoires font de leurs détenteurs de
vrais menuisier/charpentier, qui étaient aussi obligatoirement des assembleurs164:

La fabrication (des) daidala de bois repose sur deux opérations, découpage et assemblage. Le tectōn est
successivement bûcheron puis charpentier. La complémentarité de ces deux phases transparaît dans la généalogie
de Φέρεκλος (Phérècle) et dans l’explication qu’en ont donnée les Anciens : il est nommé fils de Τέκτων
(Tectōn), lui-même fils d’Ἅρμων (Harmōn). Le nom du charpentier, Tectōn, se trouve encadré par deux autres
noms propres : à celui de l’Ajusteur, Harmōn, répond celui de Phérècle, qu’Eustathe glose ainsi : « Celui qui
coupe et transporte le bois, pour l’ajuster ensuite ».

Parce qu’ils sont destructeurs, les mangeurs de bois sont aussi, en même temps, de façon
complémentaire, des ajusteurs-constructeurs. Dédale, d’après Pline (Histoire Naturelle, VII, 56)
aurait inventé aussi bien la scie ou la hachette que le fil à plomb, la glue et la colle de poisson (c’est
ainsi qu’il fabrique par assemblage les ailes pour quitter le labyrinthe) 165. Ulysse, quand il abat les
hauts arbres secs du domaine de Calypso (à l’aide d’une hache et d’une doloire, V, 234-257), s’en
sert pour assembler son radeau. Hermès lui-même, s’il ôte la vie à la tortue (et aux deux vaches
d’Apollon) s’en sert pour fabriquer la lyre. Destruction et création sont deux aspects
complémentaires166. C’est aussi ce qui caractérise la bipenne, ou labrys167 : en Grèce, comme le
souligne M. Delcourt168, « un certain usage archaïque et religieux confond sous une même
apparence et désigne du même nom la hache et le marteau » ; « De la bipenne rituelle pouvait sortir
aussi bien une arme qu’un outil » ; le marteau est «identique à la double hache qui coupe les
entraves, fend la tête de Zeus (pour la naissance d’Athéna)… et fait venir à la lumière un être
nouveau »169.

Un dieu-clé qui permet le passage :

Par les passerelles qu’il établit entre les contradictoires, Hermès agit comme la clé qui donne accès.

163
Diodore, LXXVI, 5 ; Bibliothèque d’Apollodore, III, 15, 9 – 214.
164
F. Frontisi-Ducroux (1972, 56).
165
Dédale aurait aussi fabriqué le fil d’Ariane (Bibliothèque d’Apollodore, Ep., I, 9), lequel permet de cheminer
alternativement dans deux directions opposées, ce qui est du domaine d’Hermès.
166
Comme pour Hermès et Arès ?
167
Plutarque, Questions grecques, 45, 302a : « Labra, en langue lydienne, signifie hache ».
168
Delcourt (1957, 1982 2, 140, 64 puis 152).
169
L’oiseau pic aurait été le premier à détenir le sceptre, avant que Zeus ne le lui vole (Aristophane, Oiseaux, 480) !
Dans l’histoire de Polyphonté, racontée par Antoninus Liberalis (XXI), la servante est transformée en pic (σίττη, glosé
par Hésychius ἴττα·δρυοκόλαψ), oiseau présenté comme « favorable aux hommes », et offrant des présages favorables à
la chasse, aux festins, et aux amoureux (scholie à Aristoph., Oiseaux, 705 et Ernest Diehl, Anth. lyr.gr.3, III, p. 139).

35
On le voit bien dans l’Hymne homérique (146), où il se glisse « obliquement, par le trou de la
serrure (κλειθρία) », comme on le ferait d’une clé ! On ne s’étonnera donc pas si, dans l’antre de
Maia, Apollon trouve, outre Hermès, une « clé brillante » (247). L’image d’Hermès, en tant que
strophaios, figurait d’ailleurs sur des clés.
Hermès est aussi lié aux portes. Est-ce un hasard si dans l’Hymne on le voit se diriger vers Pylos, ce
qui veut dire en grec la Porte ? Hermès a reçu diverses épiclèses en rapport avec ce trait : pulaîos,
púlios, puledókos, propúlaios (qui veille et attend aux portes, ou devant les portes). C’est sans doute
en raison de cette compétence qu’on le voit maîtriser les Grecs qui gardent les portes du camp des
Achéens (Iliade, XXIV, 444-446), et guider Priam vers Achille170.
Mais Dieu-Clé ou Dieu des Portes, il est par là-même un passeur, qui ouvre les chemins : selon
Eustathe (scholie à l’Odyssée, XVI, 471), « Hermès le premier ouvrit les chemins et les signala par
des cairns ». C’est ce qui en fit, sous le vocable d’hodios (dieu du chemin) ou d’hegemónios
(conducteur) le guide des itinérants : soit des voyageurs, ou des commerçants, mais aussi des
voleurs, ou des morts …C’est lui qui accueille les défunts sur le bord du Styx (voir plus loin).
Qu’on nous pardonne ici une courte parenthèse, qui va concerner Asklépios.
On a vu avec le discours d’Éryximaque dans le Banquet de Platon, comment ce dieu médecin,
comme Hermès, était concerné par l’harmonie des opposés. Asklépios n’avait-il pas justement pour
symbole le « bâton entouré d’un serpent » - qui a pu être confondu avec le « caducée » d’Hermès ?
D’après Héraclitus (Quaestiones homericae, 15), il aurait aussi reçu d’Athéna un peu du sang qui
avait coulé des blessures de la Gorgone tuée par Persée : le sang qui avait coulé de son côté droit lui
permettait de guérir les malades et même de ressusciter les morts, alors que le sang du côté gauche
faisait mourir.. On y retrouve la même dualité contradictoire, à l’œuvre dans le bâton d’Hermès qui
peut aussi bien « endormir » que « réveiller.
H. Grégoire et R. Goosens (1949) ont émis jadis l’hypothèse, indémontrable et non retenue par la
critique (mais Chantraine171 sans la valider, ne formule pas d’opposition linguistique), qu’Asklépios
aurait pu être originellement un dieu taupe : c’est-à-dire l’animal qui creuse des trous, des passages
dans la terre172. Grégoire et Goosens s’étaient appuyés sur la parenté linguistique entre le nom
d’Asklépios et celui de la taupe : σκάλοψ ou ἀσπάλαξ, ainsi que sur les étranges vestiges, en forme
de galeries de taupe, dans la structure souterraine du sanctuaire du dieu à Épidaure.

170
Sur Hermès, dieu des portes, voir Christopoulos (2006, 302-312) ; Jaillard (2007, 66) ; Zagrofou (2010, 154).
171
Chantraine (2009, 119).
172
On est tenté d’en rapprocher Protée, qui, selon Lycophron (Alexandra., 118-123), se serait transformé en taupe pour
passer sous le lit de la mer, de Thrace en Egypte : « en perçant un passage non fréquenté au cœur des profondeurs
cachées de la terre, c’est sous la mer qu’il parcourut ces sentiers non foulés » ; ce Protée fait vraiment penser à Hermès,
« le premier (qui) ouvrit les chemins ». (trad. André Hurst)

36
Or le nom de la taupe (σκάλοψ) est apparenté à celui de deux animaux qui, comme elle, ont pour
caractéristique de cheminer dans la nuit ou l’obscurité :
- ἀσκάλαβος (un lézard moucheté, peut-être le gecko) : selon Antoninus Liberalis (XXIV), ce petit
animal (qui « passe sa vie près des canaux : ὀχετός, où on retrouve l’idée de conduite et donc de
passage, propre à Hermès) serait un jeune garçon sur lequel Déméter, irritée par ses moqueries,
aurait jeté le cycéon, le métamorphosant en gecko : lézard d’aspect changeant, ondoyant, d’une
mobilité qui le fait passer sans cesse d’une couleur à une autre. On sait que pour Aristote173 « un
serpent ressemble à un lézard sans pattes » : Ascalabos peut donc être rapproché du serpent
d’Asklépios (ou d’Hermès qui, comme un serpent, vit dans un trou du sol, en l’occurrence la grotte
de Maia, et dont l’emblème : le caducée, porte deux serpents accolés).
- ἀσκάλαφος (un oiseau nocturne comme le hibou) : ce serait à l’origine un jeune homme qui, pour
avoir trahi Perséphone, fut transformé en oiseau de nuit. Or le hibou n’est-il pas un « guetteur
nocturne » comme Hermès (HhH, 15 : νυκτὸς ὀπωπητῆρα) ?
Ne pourrait-il pas y avoir eu contamination, dans la formation de ces noms (skalops/Asklépios ?,
Ascalabos, Ascalaphos), avec le nom de la « clé » : κλείς ? En effet Chantraine (519) rappelle qu’on
a proposé de rapprocher ce mot de l’allemand Schlüssel, v.h.a. sliozan, sluzzil, en posant un radical
à s mobile initial *skl- (Pokorny, 604, s. v. klēu et klāv) : ces trois animaux – la taupe, le lézard, le
hibou ou la chouette - parce qu’ils sont capables de cheminer dans les ténèbres, offrent en effet par
là-même aussi la possibilité d’en sortir,…comme le ferait précisément une « clé ». Et c’est bien tel
une clé que se présente Hermès hegétor (guide), qui se glisse « obliquement par le trou de la
serrure (κλειθρία) »174 !

Le dieu patronnant la circulation des richesses :

Pour les Grecs, il y avait deux types de richesses :


- 1. D’un côté, la richesse thésaurisée dans l’ἶοκος : les biens immobilisés, l’accumulation
domestique sur laquelle veille Hestia comme gardienne du Foyer (réserves alimentaires ; biens
précieux du type des ἄγαλμα, verrouillés dans les coffres du θάλαμος ; or et tissus de prix175).

173
Aristote, Parties des Animaux, IV, 1, 676a 25-26 ; cf. aussi Histoire des Animaux, II, 17, 508a 9-11.
174
On souhaiterait évoquer à ce propos Tirésias, le fameux devin qui, selon une version conservée par Eustathe
(Commentarii ad Homeri Odyssée, X, 494, voir Brisson, 1976, 78) aurait été transformé en souris (μῦς), très proche de
la taupe (laquelle est comme une « souris aveugle »). Or le devin Tirésias est comme Hermès une figure de l’entre-
deux : dans l’Odyssée il se trouve chez Hadès tel un mort-vivant; sa vie terrestre traverse en les reliant plusieurs
générations ; en tant que devin, il relie passé/présent/futur, hommes et dieux ; il change deux fois de sexe… suite à des
violences commises par lui sur un couple de serpent : ce qui nous ramène au caducée d’Hermès.
175
Vernant (2007, 410).

37
C’est ce dont regorge l’antre de Maia : selon l’Hymne (où l’on voit Hermès célébrer « la superbe
demeure de la Nymphe, les trépieds de la maison et ses chaudrons durables », 60-61), il y avait là
« une clé brillante pour ouvrir trois retraits pleins de nectar et d’ambroisie délectable. Il y avait là-
dedans beaucoup d’or et d’argent, beaucoup de vêtements à la Nymphe – sombres ou brillants –
comme en recèlent les saintes demeures des Dieux bienheureux ». (247-251).
Gardienne immobile et solitaire de tous ces trésors, Maia nous semble doubler, on l’a vu, cette autre
gardienne du Foyer domestique qu’est Hestia (le couple Maïa-Hermès être une réplique du couple
Hestia-Hermès - l’une fixe, l’autre toujours en projection vers l’extérieur - étudié par Jean-Pierre
Vernant).
- 2. De l’autre, la richesse circulante, par exemple ces hedna à quatre pattes (le bétail comme « don
matrimonial » - évoqué plus haut - qui quitte un foyer pour un autre). C’est le domaine d’Hermès
selon l’Hymne : « Garde donc ces privilèges, fils de Maia, ainsi que les vaches agrestes au pas
traînant, prends soin des chevaux et des mules patientes… sur les lions au poil fauve, les sangliers
aux défenses éclatantes, sur les chiens, les moutons que nourrit la vaste terre, sur toute bête qui
marche à quatre pattes (pasi d’epi probatoisi) Zeus a donné à Hermès de régner (anassein) » (567-
571). En permettant l’échange « troupeau contre femme/lyre », l’action d’Hermès a été de « faire
circuler » ces richesses animales, par essence mobiles. D’où la figure bien connue de l’Hermès
berger176 (agrotèr ou nomios, ou le criophoros : qui porte un bélier sur les épaules) ; Hermès du
Cyllène en Arcadie est : « à la fois le dieu d’une catégorie d’habitants, les bergers, et le dieu
national d’une région»177.
Ainsi donc, avec Hermès, la richesse sort de l’ἶοκος : c’est guidé par Hermès que Priam, quittant
Troie, sort du fond du θάλαμος les trésors de la rançon, pour les porter à Achille (Iliade, XXIV,
228-442). Hermès, maître de la parole, donne aussi à Priam des indications sur ce qu’il devra dire à
Achille, et comment (XXIV, 465-467) : c’est une indication concernant les autres richesses, non
matérielles mais spirituelles (paroles, discours, enseignements), sur la circulation desquelles
Hermès règne aussi.

176
A ce titre, Hermès, que l’Hymne homérique qualifie de « Rôdeur de portes » (πυληδόκος, 15) ressemble à un chien
de garde, qui défend l’accès de la maison (celle de Maia) ; d’où, peut-être, la complicité qui semble s’établir entre lui et
cet animal : les chiens se taisent quand il passe (145), ils ne bronchent pas quand Hermès dérobe à Apollon ses vaches
(194-196) ; d’ailleurs ils font partie des animaux sur lesquels il reçoit un pouvoir absolu (570).
177
Jost (1985, 449). On notera que ces richesses - qui comprennent des troupeaux, mais aussi « les lions au poil fauve,
les sangliers aux défenses éclatantes » - présentent un aspect brut, ensauvagé, comme non civilisé : celui d’une nature
vierge et placée sous le patronage d’une déesse encore vierge comme Hestia. Dans l’épopée de Gilgamesh, le chasseur
sauvage Enkidou ne se « civilise » qu’après s’être uni à la courtisane.

38
L’association Hermès/Hestia semble donc reproduire la dualité complémentaires des deux
richesses : la richesse thésaurisée (Hestia), et la richesse circulante (Hermès) 178.
Mais, pour les Grecs, la circulation des biens veut dire aussi la possibilité de leur vol (c’est une
autre façon – certes plus primitive – de les faire circuler !) : « Lorsqu’Apollodore dit d’Hermès qu’il
fut l’inventeur des poids et mesures, c’est pour ajouter qu’il imagina, en même temps que la notion
de bénéfice commercial, l’art de s’approprier le bien d’autrui, c’est-à-dire le vol»179. C’est
pourquoi, dans l’Hymne (14-15), Hermès est décrit comme « le brigand, le ravisseur de bœufs,
l’introducteur des songes, le guetteur nocturne, le rodeur de portes », « agitant dans son esprit une
ruse profonde, comme en méditent les brigands aux heures sombres de la nuit » (65-67), menaçant
Apollon de pillage (175-181), menace que ce dernier prend effectivement au sérieux (282-292).
Aussi est-il plaisant que l’auteur de l’Hymne homérique à Hermès affirme (en reprenant un vers
d’Hésiode, Travaux, 365) qu’ « on est bien mieux chez soi, dehors on se ruine » ; car c’est souligner
le caractère extrêmement ambigu du dieu pour lequel cet hymne est composé : il est justement un
« dieu du dehors » !

Attributions liées à la circulation des richesses :

1 : Partages, attributions.

Patronnant la mise en circulation des richesses, Hermès est en même temps celui de leur répartition
entre les humains, le dieu distributeur, celui de l’allotissement 180.
On le voit dans l’Hymne quand il procède au « sacrifice » nocturne (126-129) : « Ensuite Hermès au
cœur joyeux retira du feu le bel ouvrage de ses mains et, sur une large pierre plate, il divisa les
chairs en douze parts qu’il tira au sort, mais en donnant à chacune la valeur d’un hommage
parfait ». Et quand il chante, c’est aussi pour définir les parts d’honneurs (timai) de chaque dieu,
dont la sienne181 (HhH, 423-433) :

Tout en jouant délicieusement de la cithare, le fils de Maia, désormais rassuré, vint se mettre à la gauche de
Phoibos Apollon. Bientôt il éleva la voix, en jouant harmonieusement de la cithare dont le chant aimable
l’accompagnait, et célébra les Dieux immortels ainsi que la Terre ténébreuse : il disait ce qu’ils furent au
commencement, et quels attributs chacun d’eux reçut en partage. Tout d’abord il glorifiait dans ses chants, entre

178
L’Hymne homérique à Hestia (I) déclare : « Vous (Hestia et Hermès) habitez tous deux les belles demeures des
hommes de la terre, avec des sentiments d’amitié mutuelle » (9-11).
179
Kahn (1978, 149).
180
Richardson (2010, 176).
181
Voir Jaillard, p. 223).

39
tous les Dieux, Mnémosyne, mère des Muses – c’est la patronne assignée au fils de Maia ; puis, selon leur rang,
le noble fils de Zeus célébrait les Dieux, leur naissance; suivant une belle ordonnance, il contait tous leurs
exploits en tenant sur son bras la cithare dont il jouait.

Aussi bien, les trois Nymphes-abeilles qu’Hermès reçoit à la fin de l’Hymne (550-564) sont parfois
qualifiées de Moirai (de μοῖρα, « part, partie », d’où « destin »182).
Cette fonction d’allotissement concerne aussi les hommes. L’Hymne homérique à Hermès II salue
le dieu en ces termes : « Salut, Dispensateur des grâces, Messager, toi qui nous donnes tous les
biens ! » (12). Il peut s’agir aussi de qualités intellectuelles ou morales : plusieurs fables d’Ésope
montrent en effet Hermès chargé par Zeus de distribuer aux hommes soit l’intelligence (νοῦς, fable
120), soit le mensonge et la tromperie (fables 111 et 112). Dans le Protagoras de Platon (322cd :
c’est le mythe de Prométhée et d’Épiméthée), Hermès apparaît comme le distributeur des dons
moraux : « Alors Zeus, craignant que notre race ne fût anéantie, envoya Hermès porter aux hommes
la pudeur et la justice, pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié »
(on retrouve l’idée d’union).
Avec l’idée de part, on rejoint celle de borne, en tant que celle-ci définit la « part de chacun par
rapport à ses voisins ». Il est donc logique qu’Hermès soit devenu le Dieu des bornes ou hérma
(« un monument artificiel qui fait office d’élémentaire forme de démarcation »183), par exemple aux
frontières des cités pour consacrer la part (c’est-à-dire ici l’espace, le territoire) de chacune184:

En dehors des rues et des portes, un autre emplacement limitrophe où nous pouvons rencontrer Hermès est celui
des ἐσχτιαί, « frontières ». L’Hermès frontalier se tient d’habitude à côté des ὅροι, « bornes, limites » et il est
pour cela nommé Ἐπιτέρμιοϛ, « dieu des bornes » (Hésych., s.v. Ἐπιτέρμιοϛ, Latte). Son érection en position de
μεθόριοϛ aux frontières entre Lampsaque et l’avoisinante Paros (sur la côte nord de la Troade) sanctionna le
partage rusé de deux territoires : ce fut ainsi que les habitants de Lampsaque gagnèrent par ruse une si grande
quantité de terrain sur les habitants de Paros, en érigeant l’Hermaion pour marquer la frontière entre les deux
pays – μεθόριοϛ στησάμενοι τὸ Ἑρμαῖον (Polyen,Strategemata, VI, 24, 27).
Le dieu aime particulièrement fréquenter les frontières en Arcadie, sa terre natale. Les hermès de pierre - Ἑρμαῖ
λίθου – se situant à la frontière - ἐπὶ τοῖς ὅροις – entre Tégéatide, Argolide et Laconie marquent l’endroit au
point que celui-ci en emprunte le nom (Ἑρμαῖ, cf. Pausanias, II, 38, 4-7). Les frontières de Messénie - ὅροι –
sont également jalonnées d’Ἑρμαῖα (cf. Pausanias, VIII, 34, 6 et 35, 2).

2 : Echanges et gains.

182
Jaillard (2007, 204 note 53)
183
Walter Burkert (2011, 218). On saisit bien aussi comment Hermès, enfoui dans la nuit de la grotte de Maia, est
proche de la borne, enfouie en terre.
184
Zagrofou (2010, 168-169, en modifiant la traduction finale de Polyen).

40
Lyre contre vaches : Hermès - qui fait circuler les biens, mots ou richesses - est le dieu de
l’échange, et par là aussi du commerce. Après avoir constaté que « cet objet de tes soins (la lyre)
vaut bien cinquante vaches » (437), Apollon reconnaît : « Fils de Maia, Messager à la tête rusée, j’ai
peur que tu ne me voles à la fois ma cithare et mon arc recourbé. Tu tiens de Zeus le privilège d’être
pour les hommes, sur la terre nourricière, le fondateur de l’échange (épamoibima erga, croisée de
dons) ».
Hermès règne sur les lieux publics où les hommes, ayant quitté leur demeure privée, se rencontrent
pour échanger185 :

En faisant avancer et communiquer, Hermès joue naturellement un rôle social important : il accueille les
étrangers, soutient les suppliants ou les amoureux ; bref, il aide les transactions de tous ordres186. Posté à l’entrée
d’un gymnase « comme ornement de ce gracieux portique - ἐρατοῖς (…) προθύροις », il nous explique son rôle
ainsi : « tous ceux qui le désirent, citoyens ou étrangers, je les accueille au gymnase » (Anthologie Palatine, VI,
143, d’Anacréon) : l’agora (d’où Hermès agoraios), le gymnase (d’où Hermès agônios), tous lieux où, on le sait,
proliféraient à Athènes les stèles hermaïques. Là Hermès peut être celui « qui préside au gain », ou à la
victoire187.

3. Attributions « aléatoires » : le dieu des sorts et du hasard.

Ce qui caractérise la répartition des parts chez Hermès, c’est qu’elle s’opère au hasard, de manière
totalement aléatoire. Ainsi pour la rencontre avec la tortue, fortuite (30 : « la riche aubaine -
Σύμβολον - que me voilà ! »). La trouvaille inattendue est d’ailleurs nommée hermaion en grec.
Quand il accomplit le « sacrifice » nocturne aux douze Dieux (128-129), c’est au sort qu’il tire les
parts : « sur une large pierre plate, il divisa les chairs en douze parts qu’il tira au sort (kléropaleîs) ».
A propos des trois Nymphes/abeilles prophétesses (558-559) qu’Apollon accorde à Hermès (« Je te
les concède désormais : réjouis ton cœur à les interroger sincèrement ; et si tu connais un homme
mortel, il pourra écouter souvent ta voix, si le sort est pour lui, πολλάκι σῆς ὀμφῆς ἐπακούσεται, αἴ
κε τύχῃσι»), elles battent des ailes et s’agitent en tout sens, de manière complètement désordonnée.
Dans la version de la Bibliothèque d’Apollodore (III, 10, 2), elles sont d’ailleurs remplacées par la
divination au moyen de cailloux qu’on jetait au hasard au sol. Pausanias (VII, 22, 2-4) décrit le
rituel divinatoire de Pharai en Achaie, où l’oracle d’Hermès passait par la première voix frappant au

185
Zagrofou (2010, 166).
186
Eschyle, Suppliantes, 919-920 ; Kahn (1978, 202-211) ; Pirenne-Delforge (1994, 46-47).
187
Hermès kerdôios : Plutarque, Moralia, 472b ; Lucien, Timon, 41 ; Alciphron, 3, 47 ; Heliodore, 6, 7.

41
hasard l’oreille du consultant, au sortir de l’agora. Pour Aristophane Hermès est le spécialiste des
tirages au sort (Paix, 365) : et le scholiaste précise qu’à Athènes, quand il y avait plusieurs
condamnés à mort, on tirait au sort l’ordre des exécutions, et le « coup d’Hermès » désignait le sort
de ceux dont l’exécution se trouvait par là même différée à un autre jour.
Il n’est donc pas surprenant qu’Hermès entretienne un rapport avec la Fortune (Tyché), qui a pris
tant d’importance à l’époque hellénistique. A Pergé, il existait une structure circulaire consacrée à
Tyché et à Hermès. Un Hermès Týchon est attesté à Magnésie du Méandre comme venant de
Chalcis (Inscr. Magn., 203188) : ce dieu Tychon (Diodore, IV, 6 ; Anthologie Palatine, IX, 334) était
mis au même rang que Priape (ithyphallique comme Hermès) et inscrit dans le cercle d’Aphrodite;
on le célébrait par des rires et des jeux (voir ce qui a été dit plus haut d’Hermès et du rire).

Un Dieu de la voix et de la parole:

Ce trait apparaît dès Hésiode (Travaux, 61, 67, auxquels font écho les vers 78-81), avec la création
de Pandora : c’est Hermès qui place en elle « un esprit de chienne et un caractère artificieux », ainsi
que la φωνή189, avant de la dénommer190. Sans doute peut-on en rapprocher ce fait, évoqué par les
scholies : lors des sacrifices, la langue des victimes était soit consacrée à Hermès 191, soit au
kêrux192, soit au hiereús193.
Dans ses fantaisies étymologiques, Platon va plus loin, et associe Hermès non seulement à la parole,
mais au discours (Cratyle, 407 e) :

Essayons d’examiner ce que signifie le nom d’Hermès (…) Eh bien, (…) il paraît se rapporter au discours
(« logos »), le nom d’Hermès ; les caractères d’interprète (« hermeneus »), de messager, d’adroit voleur, de
trompeur en paroles et d’habile marchand, c’est au pouvoir du discours que se rattache cette activité.

Sur quoi, se référant à un point antérieurement établi dans le dialogue, Socrate fait dériver Hermès
de éïréïn, synonyme de légéïn (parler), et de l’aoriste émêsato, « il imagina » ou « il inventa », le

188
Voir Kern, 1894.
189
Voir Lachenaud (2013, 31) ; Leclerc (1993, 43-45).
190
Hermès est lié aux rumeurs, aux chuchotements, selon Pausanias (VII, 22, 1) qui évoque le rituel de la cité achaïenne
de Phares, près de Patrai. On connaît aussi un Hermès psithuristès, mentionné dans le Contre Néaira de Démosthène,
39, et par Harpocration, s. v.ψιθυριστής (Dindorf, 1853, I, p. 310) ; voir Farnell (1896-1909, 759-760) et Jaillard (2007,
233-234).
191
Scholie à Apollonios de Rhodes, Argonautiques, I, 516 ; scholie à Aristophane, Ploutos, 1110, « la langue des
victimes sacrificielles est donnée à Hermès, en tant que maître des paroles - τῶν λόγων δεσπότης – Callistratos dit que
la langue des victimes est attribuée aux hérauts ».
192
Aristophane, Ploutos, 1110 et scholies.
193
Stengel (1910, 172-177) et Kadletz (1981, 25) ; voir aussi Corn., 16, 21, 3 et Ath., 16b.

42
dieu étant « celui qui imagina la parole » (τὸ εἴρειν ἐμήσατο). Bien plus tard l’Hymne orphique
XXVIII insiste sur le lien entre le dieu et la parole : Hermès est l’ « interprète de toutes choses »
(6) ; il est « éloquent » (8), celui « qui maîtrise la plus prodigieuse des armes, le langage » (10). Il
ne s’agit plus ici seulement de la voix (phonè), ou des organes qui lui sont liés, mais de ce logos
qui, selon Aristote (Politique, I, 1252b-1253a, 9-12) est le propre de l’homme par rapport à
l’animal. Λόγος (logos) désignant en grec la parole et la raison, Hermès apparaît ainsi déjà comme
le dieu des activités rationnelles.

On sait que cette conception s’est encore approfondie sous diverses influences : celle du stoïcisme
d’abord, pour lequel le Logos non seulement est la parole articulée ou le verbe par lequel nous
exprimons au dehors (λόγος προφορικός), mais encore le « verbe mental » conçu au-dedans (λόγος
ἐνδιάθετος) ; surtout il est la Raison divine créatrice répandue dans tout l’univers. Sénèque, fidèle à
la tradition stoïcienne, voit en lui le dieu « à qui appartient la raison, ainsi que le nombre et l’ordre
de la science » (De beneficiis, 4, 8, 1). Il y a eu aussi l’influence de l’Egypte ptolémaïque, avec le
dieu Thot ; Diodore (I, 16, 1), qui voyagea en Egypte dans les années 60-56 avant notre ère, en
témoigne : « Ce fut Hermès qui le premier fixa l’articulation précise du langage courant, attribua
une appellation précise à maintes choses qui n’avaient pas de nom, et inventa l’écriture ».

Ce caractère très intellectuel du dieu a pris de plus en plus de relief avec le temps. On se souvient
peut-être de l’anecdote rapportée dans les Actes des Apôtres (14, 12) : Paul et Barnabé se rendent à
Lystres ; « à la vue de ce qu’avait fait Paul, les foules élevèrent la voix et dirent en lycaonien : « Les
dieux, devenus semblables à des hommes, sont descendus chez nous ». Ils appelaient Barnabé Zeus
et Paul Hermès, parce que c’était lui qui portait la parole (ὁ ἡγούμενος τοῦ λόγου = dux verbi
Vulg., lit. était le chef de la parole) ». Comme le résume le Daremberg et Saglio (article
Mercurius) :

Dès lors il est considéré non plus comme un dieu simplement bien disant, mais comme le bienfaiteur intellectuel
de l'humanité. Il a notamment trouvé pour elle : 1° la parole articulée, 2° le vocabulaire, 3° l'écriture, 4°
l'astronomie, 5° la théorie de la gamme, 6° le culte et les rites, etc, en un mot toutes les méthodes et tous les arts,
à l'exception de ce qui sert aux besoins usuels et à la vie courante. Il fut enfin l'Hermès Trismégiste. A côté de
dieux qui représentaient la toute-puissance, la Grèce en cherchait un qui fût l’omniscience, elle l’avait trouvé.
Une formule unique a rassemblé toutes ces notions : on a dit qu'Hermès était le Λόγος, la faculté raisonnable
départie par les dieux à l'Homme seul entre les êtres vivants. C'est en cela qu'il est l'envoyé de Zeus et là est son
seul et véritable message. Non pas qu'on eût oublié les fonctions plus vulgaires qu'il a remplies jusque-là. Un
stoïcien du Ier siècle les énumère toutes (au nombre de dix-sept) et les interprète toutes symboliquement comme
des manifestations de la pensée raisonnable. Hermès est si bien l'incarnation de la pensée universelle que les
chrétiens ne l'ont pas nié, et quand l'apologiste saint Justin tentera d'expliquer rationnellement aux païens la

43
religion nouvelle, en vrai Grec il dira « Nous appelons Jésus-Christ le Λόγος : nous lui appliquons la
dénomination que vous donnez à Hermès » (I, 22).

Pour Lucien (Les Fugitifs, XXII, 2015), Hermès est versé dans les lettres : «Comme il est versé
dans les lettres, il reconnaîtra vite les vrais et les faux philosophes ». Plus tard encore, pour
Jamblique (Les mystères d’Egypte, p. 1) :

Le dieu qui préside à l’éloquence (τῶν λόγων ἡγεμώἡ) Hermès, passe à bon droit depuis longtemps pour être
commun à tous les prêtres ; et cet unique protecteur de la vraie science des dieux est le même toujours et partout,
celui-là, précisément auquel nos ancêtres, eux aussi, dédiaient les inventions de leur sagesse, en mettant sous le
nom d’Hermès tous leurs écrits.

L’Hermès Trismégiste (« Trois fois très grand »), étudié par A.-J. Festugière, sera « parole de Dieu,
à la fois créateur du monde et prophète de cette création.» 194
Quel rapport avec ce que nous avons vu précédemment ?
Hermès patronne la circulation de toutes les richesses, quelles qu’elles soient. Il est bien évident
qu’au premier rang de celles-ci, il y a les richesses « intellectuelles », qui trouvent à s’exprimer, si
l’on peut dire, par les mots, et la parole. Hermès, messager des dieux, ne peut qu’être un maître de
la parole. Et ce qui caractérise la parole, c’est sa mobilité, qui peut se prêter à la défense de toutes
sortes de causes, les plus contradictoires (ce que firent les premiers Sophistes au Ve siècle av. J.-
C.) : la parole, par sa capacité à porter aussi bien un discours que son contraire, c’est l’illustration
par excellence de cette union des opposés qui caractérise Hermès. Elle est chemin qu’on peut
suivre dans les deux sens (comme le fil d’Ariane…).

Un dieu « du dedans », de l’obscurité et des morts.

Divinité populaire, particulièrement vénérée dans les cultes ruraux et privés 195, Hermès est, pour
reprendre une formule de J.-P. Vernant196, un dieu « du dedans : monde souterrain, étendue
domestique, ventre de la femme » (en fait, par sa nature profondément double, il est aussi, en même
temps, un dieu du dehors).
« Guetteur nocturne » (HhH, 15), il partage la vie recluse de sa mère Maia : « fuyant la société des
Dieux bienheureux, elle demeurait dans un antre plein d’ombre » (5-6), …un vrai trou de serpents !.

194
Festugière (1950, 1989-1990 2 vol. I, 73).
195
J. Larson (2007) a placé Hermès dans son chapitre sur les dieux et déesses «Dear to the People ».
196
Vernant (2007, 405, à propos du domaine d’Hestia).

44
Ce qu’il déplore vivement : « il vaut mieux vivre tout le temps avec les immortels, riche, opulent,
prospère, que de croupir chez soi dans un antre obscur » (170-173). A l’arrivée d’Apollon on nous
le présente même qui se cache au plus profond de la grotte, comme du charbon sous la cendre (235-
242) :

Quand il vit l’Archer Apollon irrité à cause de ses vaches, le fils de Zeus et de Maia s’enfonça dans ses langes
odorants : comme une cendre épaisse couvre des charbons ardents de chêne-vert, Hermès ainsi se cacha, en
voyant le Dieu Archer. Instantanément, il rentra tête, bras et jambes, appelant le doux sommeil comme l’enfant
après son premier bain : en réalité il était éveillé, et tenait la tortue sous son bras.

Il reposait pourtant, semblable à la nuit noire, dans son berceau, au fond d’un antre fumeux ; l’obscurité était
telle que même un aigle à l’œil perçant n’eût pu l’apercevoir (358-360).

A quoi pourraient servir ses yeux, dans une telle obscurité, lui qui vit dissimulé dans le noir comme
une taupe ou une chouette ? On comprend que son regard soit étrange : « Pendant qu’il s’exprimait
ainsi, Hermès lançait des regards brillants de dessous ses paupières et faisait danser ses sourcils en
regardant de chaque côté » (278-279) ; « Souvent, en méditant une ruse, il se frottait les yeux avec
la main » (360-361).

S’il sort de l’antre, c’est …de nuit (!), pour un périple nocturne qu’il accomplit sous le regard
secourable de la Lune :

Après ces quelques mots, il continuait à pousser devant lui les vaches aux têtes puissantes. L’illustre Hermès
traversa beaucoup de montagnes ombreuses, de vallées sonores et de plaines fleuries. La nuit auguste aux
ombres secourables finissait, après avoir rempli le plus long de sa course, et bientôt allait paraître l’aurore
ouvrière ; la Lune divine, fille du Seigneur Pallas le Mégamédide, venait de monter à son observatoire céleste,
lorsque le vaillant fils de Zeus poussa dans le fleuve Alphée les vaches au large front de Phoibos Apollon (95-
102);

Puis il étouffa les charbons et passa le reste de la nuit à couvrir de sable la cendre noire, tandis que la Lune
répandait sur lui sa belle clarté (140-141).

C’est un dieu « couvert » : dans l’Hymne homérique, il est toujours enveloppé de langes
(σπάργανον), où il se pelotonne comme le ferait une tortue dans sa coquille : « Le fils de Zeus et de
Maia s’enfonça dans ses langes odorants » (237) ; « malgré le lange qui enserrait ses épaules »

45
(305) ; « il gardait le lange sur son bras, sans le rejeter » (388). L’antre de Maia regorge justement
de vêtements, sombres ou brillants (250)197.
Sa présence aux Enfers, déjà évoquée, signifie la même participation aux mystères ombreux198
(même si le rôle de passeur/conducteur des morts n’apparaît guère dans l’Hymne homérique à
Hermès, sauf l’affirmation, 572, qu’il est « le seul messager accrédité auprès d’Hadès »). Dans les
Choéphores d’Eschyle (1-5, 124-125), Oreste puis Electre invoquent devant le tombeau de leur père
Hermès Chthonios. C’est lui qui accueille les défunts sur le bord du Styx 199. Nul mortel (par
exemple Orphée et Eurydice) ou nul dieu (par exemple lors de l’anodos de Corè-Perséphone200,
Hymne homérique à Déméter, 375-386, c’est lui qui conduit le char qui ramène la déesse à sa mère)
ne passent la frontière infernale sans être guidés par Hermès. On se souvient du célèbre passage de
l’Odyssée (XXIV, 1) où il mène les âmes des Prétendants (qui poussent de petits cris comme des
chauves-souris) vers la Prairie d’asphodèles, « suivant le cours d’Océan, passé le Rocher Blanc, les
portes du Soleil et le pays des Rêves ». Son fils Aethalidès, le héraut des Argonautes (Apoll. Rhod.,
Argonautiques, I, 54 et 640-649, avec la scholie au v. 645) avait d’ailleurs la capacité de vivre
également « sous terre » ou « à la clarté du soleil ». On trouve Hermès fréquemment évoqué sur les
tablettes magiques de malédiction (katadesmos en grec, defixio en latin201), où il est associé à
l’infernale Hécate, dont il est très proche (chez Hésiode, Theogonie, 444-447, il partage avec Hécate
le soin d’accroître le nombre de bœufs, de chèvres et de brebis202; il a même existé un être double
appelé dans les papyrus magiques Ἑρμεκάτη203, être double qui doit nous faire penser à
l’Hermaphrodite).
Les Grecs se représentaient volontiers leurs morts comme un petit peuple éteint de tribus
innombrables, grouillantes et criaillantes (voir la nekuia de l’Odyssée, au chant XI ; Apollon, HhH
256-259, voit Hermès dans le sombre Tartare, errant tristement à la tête d’hommes en miniature,
ὀλίγοισι ἀνδράσιν). Hérodote, parlant de la Libye occidentale, s’est fait l’écho involontaire de ces
croyances, à propos des Garamantes et des Troglodytes Éthiopiens (IV, 183) :

197
Est-ce un hasard si les rares mythes attribués à Séléné, la Lune, parlent d’enveloppement ou de toison ? Il y a son
amant Endymion, plongé dans le sommeil, et dont le nom paraît dériver d’ἐνδύω: revêtir, se vêtir de, entrer dans ; d’où
ἔνδυμα: vêtement. Il y aussi Pan – le fils d’Hermès – qui pour la séduire se serait revêtu le corps d’une toison blanche
(Virgile, Bucoliques, III, 391-393).
198
Dieu du langage et de la parole, Hermès participe du monde des « images mentales » ou des « rêves » et des
« ombres », monde qui est pour les Grecs proche de celui des âmes et des morts : il est aussi bien « introducteur des
songes » (HhH, 14, ἡγήτορ΄ὀνείρων) que « conducteur des âmes » (Odyssée., XXIV, 1 sq.).
199
Simon (1981, 138, pl. XLVI-XLVII).
200
Représentée par exemple sur le Cratère de New York, d’époque parthénonienne : voir Berard (1974, 26 et 99-101,
pl. 15, fig. 50).
201
Esther Eidinow (2007, 150-153, 155, 189, 294) ; Zagrofou (2010, 198-201).
202
Sur les liens Hécate-Hermès voir Zagrofou (2010, 153-201).
203
PGM, III, 47-48 Ἑρμεκάτη, cf. IV, 2609-2610 (=PGM, II, Hymnes, XIX, 2609-2610).

46
Ces Garamantes donnent la chasse sur leurs chars à quatre chevaux aux Troglodytes Éthiopiens ; car les
Troglodytes Éthiopiens sont les plus rapides à la course de tous les hommes sur qui nous entendons faire des
récits. Ils se nourrissent, les Troglodytes, de serpents, de lézards et de reptiles de ce genre ; ils usent d’un langage
qui ne ressemble à aucun autre, mais poussent des cris aigus comme les chauves-souris.

Or l’Hermès de l’Hymne homérique est lui aussi un « Troglodyte » au sens étymologique204,


puisqu’il vit dans une grotte (celle de Maia) dans laquelle il est entré par le trou de serrure (147). Il
a la vitesse de ces Troglodytes Éthiopiens : en témoigne son incroyable périple nocturne, de la
Piérie à l’Alphée205.
Évoluant tel un brouillard (ὀμίχλη) quand il rentre dans l’antre de Maia (HhH, 147), Hermès a donc
tout d’un fantôme, de ces âmes des morts inconsistantes que, dans l’Odyssée, il conduit aux Enfers :
amenèna karèna (X, 521, têtes privées de menos, d’ardeur vitale). C’est une telle perte vitale – mais
sur un autre plan - que craint Anchise, quand, dans l’Hymne homérique à Aphrodite (187-190), il
s’aperçoit qu’il a dormi avec la déesse : « Ah ! Je t’en prie par tes genoux, au nom de Zeus qui
porte l’égide, ne me laisse pas vivre impuissant (ἀμενηνὸν, privé de menos) au milieu des autres
hommes ; aie plutôt pitié de moi, car il ne voit point fleurir sa vie, l’homme qui dort auprès des
déesses immortelles ! ». Impuissance ou mort, tel est donc cet état d’amenènos dans lequel évolue
Hermès aux Enfers. On est tenté d’en rapprocher l’asexué Hermaphrodite d’Ovide
(Métamorphoses, IV, 285-388) : descendu dans les eaux d’un lac de Carie habité par la nymphe
Salmacis, ses membres perdirent toute vigueur, ainsi que sa « voix, qui n’avait plus rien de
viril »206.

204
Le troglodyte, étymologiquement, c’est celui « qui entre dans des trous ».
205
Hermès doit à cette vélocité (symbolisée par ses sandales ailées) d’être devenu le dieu des palestres et des stades.
206
On voudrait ici évoquer un « enfoui » célèbre : Kainis/Kaineus (étudié par M. Delcourt, 1953) : successivement
femme puis homme, cette figure androgyne fut finalement enterrée vivante sous des troncs d’arbres : « Kaineus, frappé
de rameaux de sapin vert, s’en alla, après avoir fendu la terre du pied » (Pindare, fr. 128 S.-M. : Pindarus pars II,
Fragmenta, B. Snell, ed. H. Maelher, B. G. Teubner 2001 ; ce fragment est cité par la schol. à Apollonios de Rhodes, I,
57, voir Lachenaud, 2010, 22). Kainis/Kaineus est intimement liée à l’arbre toujours vert, puisqu’ « en amont », il est
fille/fils d’Élatos (« Sapin », Hygin, Fables 14, 4), et qu’ « en aval », il finit recouvert par des sapins. Seul Ovide (Met.,
XII, 171-209 et 459-530) parle de sa transformation en « oiseau au plumage de feu », en qui M. Delcourt a reconnu le
Phénix (les Anciens voyaient sûrement un lien entre Kaineus et Phénix, comme en témoigne une tragédie d’Ion de
Chios, justement intitulée Phénix ou Kaineus- l’ordre des noms n’est pas établi-, fragments dans Nauck, Fragm. Trag.
Graec. ; le fragment no36 apparaît marqué du sceau de la mètis et de la mobilité ondoyante chère à Hermès : les deux
vers parlent en effet de « haïr le poulpe aux prolongements exsangues qui, tapi sous la pierre, change de couleur »).
Dans l’article cité (p. 137), M. Delcourt souligne la valeur de la bisexualité (qui est, d’une certaine façon, celle de
Kainis/Kaineus comme celle d’Hermaphrodite) : « La bisexualité est fréquemment liée à une idée de pérennité, l’être
nanti des deux sexes étant supposé apte à se reproduire indéfiniment lui-même, comme c’est du reste le cas pour le
Phénix ». Ne se rapproche-t-on pas là d’une caractéristique fondamentale d’Hermès, qui unit les contraires et permet le
flux perpétuel de la vie toujours renaissante ? Hermès, qui unit le commencement à la fin, est principe d’immortalité.
On comprend bien comment un tel dieu aurait pu être si cher au cœur de tous les Grecs, puissants ou humbles paysans.

47
Un dieu aux caractéristiques aussi sombres, véritablement infernales (comme ces âmes des morts
que rencontre Ulysse lors de la première nekuia : « Voici qu’avec des cris d’enfer, s’assemblaient
les tribus innombrables des morts. Je me sentis verdir de crainte… », XI, 632-633) a de quoi
effrayer ! D’autant que, comme le souligne Callimaque (Hymne à Artémis, 68-71), Hermès, comme
son fils Pan (d’où les peurs paniques), est le spécialiste des apparitions fortuites, qui provoquent
sidération et silence (d’où le fameux proverbe : « Hermès passe », équivalent de notre « un ange
passe ») : « du fond de la maison Hermès accourt, barbouillé de cendres noires ; il fait épouvantail à
l’enfant, qui va sa cacher dans le sein de sa mère, les mains sur les yeux ».

Walter Otto a merveilleusement décrit ce monde nocturne des apparitions, ambigu, tout en
retournements, qui est aussi celui d’Hermès :

(D’Hermès) Sa venue, sa présence, ont quelque chose de surnaturel. Quand un silence se fait en société, on ne
manque pas de dire : « Hermès vient d’entrer ». Le sentiment d’étrangeté qui se dégage de ces mots nous est bien
connu : ne disons-nous pas nous-mêmes, en de tels instants, qu’un ange passe ? C’est comme si des secrets
nocturnes entraient en mouvement, quand bien même il fait encore jour (…) Le merveilleux, l’inquiétant, qui est
le propre de la nuit, peut apparaître aussi comme un assombrissement soudain ou comme un sourire singulier sur
le visage du jour. Cette réserve de la nuit en plein jour, cette obscurité magique sous le soleil est du domaine
d’Hermès…(138-139)

(La nuit), la proximité a disparu et, avec elle, le lointain. Tout est lointain et proche à la fois, tout près de nous et
secrètement dérobé. L’espace a perdu sa mesure. Murmure, tonnerre : on ne sait où, on ne sait quoi. Le sentiment
lui-même est singulièrement incertain. Une étrangeté s’insinue dans la plus intime familiarité. Le lugubre séduit
et attire. Il n’y a plus de différence entre le vivant et l’inerte. Tout a une âme et en est dépourvu. Tout est éveillé
et endormi à la fois. Ce que le jour conduit pas à pas près de nous pour nous le faire connaître, immédiatement
cela se dissout tout entier, quand c’est l’obscurité qui le révèle. La rencontre advient comme une merveille
soudaine. Qu’est-ce donc qui se dévoile ? Une fiancée enchanteresse ? Un monstre ? (…) Partout le danger
guette. Les nuées sombres de la nuit ouvrent leurs gueules cruelles au promeneur. A chaque instant peut en jaillir
sans avertissement un brigand, une terreur spectrale, ou l’esprit sans repos d’un mort. (142-143)

Conclusion :

Au terme de cette étude deux points sont à souligner.

48
L’étude de l’Hymne homérique à Hermès nous aura d’abord confirmé l’extraordinaire profondeur
théologique207 de ce texte trop longtemps méconnu, car difficile d’accès sous un aspect faussement
« léger et insouciant »208. Il nous révèle pourtant de très nombreux aspects du dieu, qu’on n’aurait
pas pu autrement soupçonner (vu sans doute le long travail de rationalisation entrepris par les Grecs
sur leurs mythes). Mais n’est-ce pas justement le propre d’Hermès que d’avancer masqué ?
En recentrant la figure d’Hermès sur la notion d’union des contraires, il me semble qu’on peut
atteindre plus facilement l’ « union logique et l’harmonie »209 de sa personnalité religieuse, son
« être profond »210 ; mais on ne parlera pas d’ « essence immuable » !. Les différents aspects du
dieu se recomposent comme ceux d’un dieu pacificateur entre des forces opposées de toutes
natures (ce que symbolise à merveille le caducée). Par là même il permet la mise en communication
et l’échange sous toutes ses formes, réalisant la circulation des richesses (qu’elles puissent prendre
la forme soit de troupeaux, soit des mots qui constituent la parole associée à la pensée) : Hermès
patronne l’universel renouvellement des choses. Unissant les opposés dans sa démarche circulaire,
toute en retournements (caractéristique des divinités à mètis), c’est un « dieu-clé », qui permet le
passage, et rend possible la redistribution, aussi aléatoire que celle-ci puisse sembler. Proche
d’Aphrodite et d’Éros, en tant que dieu de l’union, il produit la lyre, figure de la féminité séductrice
(Pandora) : lui-même est pensé comme une cigale. Enfin, il est étroitement associé à une déesse de
l’arbre211, kourotrophe (qui peut prendre les apparences d’une Pléiade, par exemple Maia ou
Calypso), qui le porte et le nourrit : il est alors comparé au feu, qui naît du bois brûlé comme s’il le
dévorait (d’où l’image concomitante du Pic : l’iunx/torcol, et du lucane xylophage Cérambos). Une
image de ce « couple paradoxal » est peut-être l’ «arbre-taureau »212.

207
Il faut souscrire au jugement de J. Strauss Clay (1989, 267), qui considère que les Hymnes homériques sont « as
some of the most sustained and systematic theological speculation of the archaic period ».
208
Burkert (2011, 219).
209
Kahn (1978, 16).
210
Delcourt (1957, 1982 2, 11).
211
On peut sans doute en trouver une représentation dans le célèbre Argos Panoptès (« Voit-Tout »), qui doit avoir
donné son nom à Hermès Ἀργειφόντης (Argeiphontès, que les Anciens interprétaient comme « Tueur d’Argos »). En
effet, ce qui caractérise cet Argos, outre ses yeux, qui lui permettent de regarder partout et tout le temps – car ils ne
dormaient que par moitié - , c’est de s’être revêtu de la peau d’un taureau (voir ce qui a été dit plus haut du taureau),
puis d’avoir surveillé Io, transformée en vache, en la liant à un olivier qui poussait dans un bois sacré à Mycènes
(Bibliothèque d’Apollodore, II, 4-7 ; Pline, Histoire Naturelle, XVI, 239). Hermès le tue avec la complicité
d’Aphrodite, s’il faut en croire certaines peintures de vases (celle-ci détourne l’attention d’Argos en tenant une iyunx ;
voir Chuvin, 1992, 87). Il semble qu’on retrouve là le thème de l’arbre au taureau androgyne (qu’Hermès abat, comme
le feu dévore le bois).
Ces récits (où il s’agit de délivrer des jeunes gens, ou de ramener des troupeaux : on pense à Héraclès avec le bétail de
Géryon - « Celui qui fait résonner sa voix » comme un taureau – bétail qu’Héraclès éparpille ensuite sur son parcours)
représenteraient-ils l’écoulement de la semence nouvelle, distribuée aux humains comme une bonne parole ?
Cela rendrait compte de la nature phallique d’Hermès.
212
Dans un premier temps, la déesse végétale aurait pu être la figure dominante. Puis, avec l’évolution de la religion
grecque, cela aurait été le taureau, progressivement anthropomorphisé : d’où par exemple en Crète le mythe d’Europe

49
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Résumé

En recentrant l’étude d’Hermès sur la notion d’union des contraires, l’auteur veut montrer l’intérêt
d’une démarche traditionnelle cherchant à identifier l’ « être profond », l’ « union logique »
individuelle de chaque essence divine. Les différents aspects du dieu se recomposent en effet,
autour de cette notion : Hermès apparaît comme un pacificateur entre des forces opposées (d’où le
symbole du caducée). Par là même il permet la mise en communication et l’échange sous toutes ses
formes, réalisant la circulation des richesses (qu’elles puissent prendre la forme soit de troupeaux,
soit de mots qui constituent la parole associée à la pensée) : Hermès est le médiateur.

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Associant les opposés dans une démarche circulaire, toute en retournements (caractéristique des
divinités à mètis), c’est un « dieu-clé », qui permet le passage, et rend possible la redistribution,
aussi aléatoire que celle-ci puisse sembler. Proche d’Aphrodite et d’Éros, en tant que dieu de
l’union, il produit la lyre, figure de la féminité séductrice (Pandora) : lui-même, musicien, est pensé
comme une cigale. Enfin, il est étroitement associé à une déesse de l’arbre, kourotrophe (qui peut
prendre les apparences d’une Pléiade, par exemple Maia ou Calypso), qui le porte et le nourrit : il
est alors comparé au feu, qui jaillit du bois brûlé comme s’il le dévorait (d’où l’image concomitante
du Pic : l’iunx/torcol, et du lucane xylophage : Cérambos). Une image de ce « couple paradoxal »
est peut-être l’ « arbre-taureau ».

Mots clés :

Union des contraires ; don matrimonial ; lyre ; cigale ; tortue ; iunx ; taureau ; grues ; arbre ;
Velchanos ; Calypso ; Pléiades ; Asklépios ; logos ; Pygmées ; Hermaphrodite.

Summary

By refocussing the study of Hermes on the union of opposites, the author wants to show the interest
of a traditional approach seeking to identify the « deeper self », the individual «logical union » of
each divine essence. The various aspects of the god are, in fact, recomposed around this notion:
Hermes appears like a pacifier between opposite forces. (Hence the symbol of Caduceus). Thus, he
makes any communication and any relationship possible, enabling the circulation of riches (whether
they take the form of flocks or words which constitute speech as associated to thought): Hermes
acts as a mediator. By associating the opposites in a circular approach, all in reversals (which is
typical of mètis divinities), he is a « key god », which makes passage and redistribution possible, as
unpredictable as it may be. Close to Aphrodyte and Eros as union god, he produces the lyre, the
image of seductive feminity (Pandora) : he himself, a musician, is thought of as a cicada. Finally,
he is closely associated to a tree goddess, kourotrophe (which can appear like a Pleiad, for instance
Maia or Calypso.), who carries and feeds him: he is then compared with fire, which comes out from
burnt wood as if he devoured it (hence, the concomitant image of the woodpecker, the iunx and the
xylophagan lucan: Cerambos). God and goddess are associated to produce the symbol of the « bull-
tree ».

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