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Revue des Études Grecques

L'expression du sacré chez Platon


Laurent Motte

Résumé
L'expression du sacré, particulièrement foisonnante dans les Dialogues, est étudiée ici par l'examen de l'emploi des mots qui
ont rapport à la notion même du sacré, essentiellement les adjectifs ιερός, δσιος, ευσεβής, σεμνός, άγιος et αγνός. L'enquête,
qui se présente comme le point de départ d'une recherche plus approfondie, a porté sur plus de six cents occurrences relevées
dans l'ensemble des dialogues authentiques de Platon. Sont ainsi mises en évidence l'extrême variété du lexique du sacré et la
richesse de mise en œuvre de ce thème, à travers lesquelles se dessine l'effort vigoureux entrepris par le philosophe pour
sacraliser et spiritualiser la vision de l'homme, de la cité et de l'univers.

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Motte Laurent. L'expression du sacré chez Platon. In: Revue des Études Grecques, tome 102, fascicule 485-486, Janvier-juin
1989. pp. 10-27;

doi : 10.3406/reg.1989.2435

http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1989_num_102_485_2435

Document généré le 26/05/2016


L'EXPRESSION DU SACRÉ
CHEZ PLATON*

L'expression du sacré est particulièrement foisonnante dans


les Dialogues, et divers sont les registres littéraires dans lesquels
elle se déploie : éléments du décor, attitudes et gestes prêtés aux
personnages, évocation des figures divines et des réalités
familières de la vie religieuse, exploitation des mythes et des
symboles, narration d'événements, exhortations et prescriptions
relatives aux dévotions, peinture de la vie spirituelle, réflexion
sur la piété et autres spéculations théologiques. Pour explorer ce
thème si riche, j'ai choisi une méthode qui ne permet guère
qu'un survol, mais peut du moins constituer un bon point de
départ : suivre à la trace les mots qui ont rapport à la notion
même du sacré. Quatre familles ont ainsi été sélectionnées dont
les chefs de file, s'agissant des adjectifs, sont ιερός, όσιος, ευσεβής
et σεμνός, άγιος et αγνός1. L'enquête a porté sur une quarantaine

* Cet article reproduit une communication faite au Congrès international de


l'Association Guillaume Budé (Bordeaux, 17-21 août 1988) dont le thème
principal était «Les écrivains et le sacré».
(1) A ma connaissance, ce lexique platonicien n'avait pas encore fait l'objet
d'une enquête générale et systématique ; quelques études particulières seront
citées en cours de route. Pour la bibliographie relative au vocabulaire grec du
sacré, voir ma mise au point récente : L'expression du sacré dans la religion
grecque, dans J. Ries (éd.), L'expression du sacré dans les grandes religions, coll.
«Homo religiosus», Louvain-la-Neuve, Centre d'histoire des religions, vol. 3,
1986, p. 109-256; le premier chapitre (p. 117-182), de portée lexicographique,
traite notamment des quatre familles de mots reprises ici. Reste fondamental,
pour l'époque classique, l'ouvrage de J. Rudhardt, Notions fondamentales de la
pensée religieuse et actes constitutifs du culte dans la Grèce antique, Genève, 1958 ;
mais s'appuyant principalement sur les œuvres des historiens, il n'exploite les
dialogues de Platon qu'occasionnellement.

R.E.G. tome Cil (1989/1), pp. 10-27.


LE SACRÉ CHEZ PLATON 11

de mots relevant des diverses catégories grammaticales et


totalisant plus de six cents occurrences2. C'est dire qu'il ne sera
pas possible de rendre compte ici de toutes les observations
engrangées ; ne seront brièvement exposés que les faits jugés les
plus représentatifs de la langue et de la pensée du philosophe.
A l'exception de YAlcibia.de I et du Parménide, tous les
dialogues habituellement tenus pour authentiques sont
concernés par ce vocabulaire3. Ils le sont cependant très inégalement,
et une donnée quantitative mérite à cet égard d'être épinglée :
les trois dernières œuvres, le Timèe, le Crilias et les Lois,
concentrent à elles seules près de la moitié du nombre total des
occurrences. On peut en conclure sans doute qu'à la fin de sa vie,
Platon fut particulièrement préoccupé par les questions
religieuses.

*
**

'Ιερός. C'est la famille la mieux représentée tant pour le


nombre de mots que pour le total de leurs occurrences4. Le

(2) Les mots pris en considération seront énumérés plus loin par famille, avec
indication du nombre de leurs occurrences. Ces relevés ont été possibles grâce à
l'ouvrage de L. Brandwood, A Word Index to Plalo, Leeds, 1976.
(3) L'enquête a ainsi porté sur vingt-six dialogues ; ont été omis les dialogues
catalogués comme suspects et apocryphes dans la collection des Universités de
France, les Lettres et aussi VEpinomis dont l'attribution à Platon reste douteuse
et qui mériterait de ce fait un traitement particulier. — Le Parménide comporte
bien un emploi du verbe σεμνύνειν, mais qui est sans rapport avec la notion de
sacré. — II n'est pas possible de présenter ici un tableau détaillant, pour chaque
œuvre et pour chaque mot concerné le nombre d'occurrences et les références.
Quelques précisions seront apportées chemin faisant; la liste suivante indique le
nombre total des occurrences additionnées pour chacun des dialogues étudiés :
Lois (271), Euthyphron (105), République (65), Protagoras (34), Phèdre (19),
Crilias (18), Timèe (15), Gorgias (15), Phédon (11), Politique (10), Banquet (9), Théétè-
te (9), Philèbe (8), Cratyle (7), Mènon (6), Euthydème (6), Criton (5). Apologie (4),
Lâchés (3), Sophiste (3), Ménëxène (3), Hippias mineur (3), Hippias majeur (2).
Charmide (2), Lysis (2), Ion (1), soit un total de plus de 630 occurrences ;
Epinomis : 9. Le haut indice d'un petit dialogue comme VEuthyphron,
entièrement consacré à l'étude du pieux, montre bien la valeur toute relative de
semblables données statistiques. Qu'on veuille bien m'excuser si les nombreux
comptages effectués pour cette enquête devaient comporter l'une ou l'autre
inexactitude. — Je voudrais remercier M. Lèbre, licencié en philologie classique,
pour l'aide précieuse qu'il m'a apportée dans le long dépouillement du corpus
platonicien.
(4) 'Ιερός (157, en ce compris les formes substantives qui sont très fréquentes),
ιερατικός (1). ανίερος (1), ιερεύς (38), άρχιερεύς (1), ιέρεια (15), ίεροϋν (1), καθιε-
ροϋν (14), καθιερεύειν (1), ίεροποιεΐν (1), καλλιερεΐν (1), ίερεΤον (3), ιερουργία (1), ίε-
12 ANDRÉ MOTTE

registre du sacré auquel elle se réfère est presque toujours le


domaine cultuel et les institutions qui s'y rattachent : lieux et
édifices sacrés, acteurs, actes, victimes et objets du culte, temps
liturgiques, règlements et autres écrits sacrés, offrandes et
propriétés des sanctuaires ; même les amendes dues aux dieux
sont qualifiées d'fepai5 ! Il arrive que le neutre substantive τα ιερά
signifie l'ensemble de ces choses sacrées6, mais beaucoup plus
souvent, il désigne les sanctuaires ou les temples ; le neutre
singulier το ιερόν est aussi fréquemment employé dans ce sens, et
il n'a jamais la signification abstraite que nous donnons au
substantif «sacré», alors qu'existe la catégorie du το θείον, du το
δαιμόνιον et aussi du το δσιον.
L'acte de consécration est d'ordinaire exprimé par le verbe
καθιερουν tandis que l'emploi ά'ίερός, suivi d'un génitif, sert à
indiquer l'état d'appartenance à une divinité; c'est ainsi que
Socrate se proclame lui-même «voué à Apollon»7.
On observera que l'adjectif ne qualifie jamais la divinité elle-
même. Si les interférences entre la notion de sacré qu'exprime
ιερός et la notion de divin sont des plus étroites, il n'y a pas entre
elles confusion. Les mots de cette famille contribuent à
circonscrire, dans le temps comme dans l'espace, une zone
réservée où s'accomplit la médiation entre les dieux et les
hommes, où les premiers manifestent leur présence, au besoin
leur efficace, — mais cette connotation est rarement présente
chez Platon8, — et dont les seconds ont à s'approcher avec
respect, voire en accomplissant des actes purificatoires, — et le
philosophe insiste volontiers sur ces précautions9.

ρωσύνη (2), ιερόσυλος (8), ίεροσύλειν (3), ιεροσυλία (5), soit 17 mots totalisant plus de
250 occurrences. 'Ιερός est attesté dans 15 dialogues sur les 26 pris en compte ; on
dénombre 95 occurrences dans les Lois, 16 dans la République, 14 dans le Critias
et 7 dans le Timée ; l'indice de fréquence ne dépasse pas 4 dans les autres œuvres.
(5) Lois, VIII, 844e : cinquante drachmes «sacrées» seront dues à Dionysos
par tout qui aura, même sur ses propres terres, cueilli des fruits d'automne
avant la saison des vendanges! Cf. Lois, VI, 774 d, XI, 936a.
(6) Rèp., V, 470a; Lois, VI, 760a; IX, 878a (associé à δσια).
(7) Phédon, 85 b : όμ,όδουλος και ιερός τοϋ αύτοϋ θεοϋ. Autres exemples de cet
emploi ά'ίεραζ avec génitif d'appartenance : Phèdre, 230b, Rèp., III, 391 b, Tim.,
38 d, Lois, IV, 741c. Les quatorze emplois de καθιερουν figurent dans les Lois.
(8) Une exception notable : de Γίερόν des Nymphes et d'Achélous {Phèdre,
230 b et passim) se dégage une magie enchanteresse dont Socrate va être la
victime.
(9) Rèp., V, 469e, 470a; Lois, IX, 853d sq. (la loi sur l'hiérosylie), 866a,
868 d, 871a, 874 b, 881 d, XI, 935b, etc.
LE SACRÉ CHEZ PLATON 13

Rien, jusqu'ici, ne contredit ni ne bouleverse les usages de la


langue et les conceptions traditionnelles des Grecs. On peut
toutefois relever, dans ce domaine du sacré cultuel et
institutionnel, deux tendances significatives qu'affiche Platon lorsqu'il
se fait législateur. D'une part, il vise à restreindre autant que
possible les ιερά ίδια10, les manifestations purement privées en
matière de culte et de dévotion, conscient de la propension
qu'ont ses concitoyens, et tout spécialement les femmes, à une
sacralisation débridée. Au livre X des Lois, il esquisse à ce
propos un portrait expressif qui apparaît comme le prototype du
δεισιδαίμων que dépeindra Théophraste11 :
«II est habituel aux femmes en général, comme à toutes personnes
qu'inquiète une maladie, un danger, une difficulté, dans le même temps
de leur inquiétude ou quand, au contraire, un peu d'aise leur survient,
de consacrer (καθιεροϋν) la première chose qu'elles auront sous la main,
de vouer des sacrifices, de promettre des fondations de temples à dieux,
démons et fils de dieux ; ou bien la peur les réveille au milieu de leurs
visions et de leurs rêves, ou encore le souvenir leur revient de visions
diverses et elles cherchent pour chacune des remèdes, autels,
sanctuaires, dont elles emplissent chaque maison, chaque village, qu'elles
fondent d'ailleurs aussi bien dans tout espace libre, partout où elles se
trouvent en un pareil moment»12.
Une loi sévère sera donc indispensable pour contenir ces
débordements d'une piété superstitieuse. Sacrifices et
sanctuaires doivent rester l'apanage de la cité13. En revanche, il est des
cérémonies domestiques auxquelles le législateur-philosophe
accorde beaucoup de prix. C'est le cas, très particulièrement, des
mariages, lesquels seront réputés ιεροί quand ils seront scellés
selon le rituel matrimonial et les règles que prescrit la loi14. Un

(10) Lois, X, 885 a, où il est question des offenses commises contre les choses
sacrées (τα ιερά) et dont la gravité est proportionnelle à l'importance de celles-ci ;
viennent en premier lieu les δημόσια και άγια, puis les 'ιερά ίδια et les tombeaux,
ensuite les parents, etc.
(11) Théophraste, Caractères, XVI; le mot δεισιδαίμων est absent des
Dialogues.
(12) Lois, X, 909e -910 a (trad. d'Ed. des Places).
(13) Lois, X, 909 d : ils sont confiés aux prêtres et aux prêtresses qui ont la
pureté (άγνεία) requise.
(14) Lois, VII, 841 d : οι μετά θεών και ιεροί γάμοι. Rép., V, 458 e : il faut rendre
les mariages aussi ιεροί que possible.
14 ANDRÉ MOTTE

enfant qui viendrait à naître d'une union non sanctionnée par ce


rituel serait ανίερος15.
La raison de cette insistance se comprend aisément :
l'institution du mariage et, plus généralement, tout ce qui touche à la
génération16, est d'une importance primordiale pour la
continuité de la cité. C'est ici qu'apparaît, de façon plus singulière
encore, la seconde tendance qui mérite d'être soulignée : Platon
s'ingénie à renforcer le caractère sacré des structures de la cité et
des fondements de la vie politique. Qu'il suffise d'évoquer ici
quelques passages éloquents et, pour le reste, qui est très
abondant, de renvoyer à l'excellent ouvrage d'O. Reverdin17.
Toute l'architecture urbaine est conçue en fonction de
l'emplacement des lieux saints ; ils sont nombreux, et il convient
soigneusement de les soustraire à toute souillure18. Les actes les
plus importants de la vie politique auront pour théâtre soit les
temples, soit des lieux «très sacrés» (ίερώτατος) situés à
proximité19. S'apprêtant, d'autre part, à légiférer sur le chiffre
global et les divisions de la population, le philosophe indique
expressément
άφ' ιερών. Après
qu'il
avoir
va spéculé
se fondersursurlesdes
nombres
donnéesqu'il
sacrées
retient,
: αρχήil
explique que chaque division est sacrée (ιερός), qu'elle est un don
de la divinité qui correspond aux mois et aux cycles périodiques
de l'univers. Le principe qui rend sacré ces parties (ίεροΰν),
ajoute-t-il, mène toute la cité»20. Celle-ci se calque donc sur les
structures et les rythmes du cosmos.

(15) Rép., V, 461 b : νόθον και άνέγγυον και άνίερον (unique emploi de cet
antonyme). Un magistrat doit unir les parents, et il est précisé plus haut que
chaque mariage est accompagné de sacrifices et de prières faites par les prêtres,
les prêtresses et toute la cité.
(16) Lois, VII, 839c : le législateur veut que soit sacrée la loi sur la
procréation. Les considérations sur le sujet abondent dans les Lois : VI, 721 b-d
(il n'est pas δσιος de se priver volontairement de la génération); VI, 775c et d
(caractère sacré de la conception); VI, 776b (transmettre la vie pour perpétuer
le service des dieux), etc.
(17) La religion de la cité platonicienne, Paris, 1945; on trouvera aussi de
nombreuses indications dans M. Piérart, Platon et la cité grecque. Théorie et
réalité dans la Constitution des «Lois», Bruxelles, 1975.
(18) Voir la note 9. Concernant l'architecture de la cité et les ιερά : Lois,
745 b, VI, 761 c, 778 b-c, VIII, 848 d-e. Cf. la géographie sacrée de l'Atlantide et
de l'Athènes primitive que décrit le Crilias.
(19) Lois, VI, 753c, 755e, 766b, 767a, 778c; VII, 785a; VII, 794a; XII,
949a, 950e, 955b.
(20) Lois, VI, 771 a-b.
LE SACRÉ CHEZ PLATON 15

En définitive, toute la législation revêt elle-même un


caractère sacré. Il faut faire en sorte, est-il dit dans une métaphore
célèbre, que chaque citoyen coopère à «la belle traction de la
loi»; cette commande de la raison, qui est d'or et sacrée (ιερός),
est nommée «loi commune de la cité». Quand une idée juste est
érigée en loi, c'est qu'elle vient de quelque divinité ou d'un
homme éclairé21.
Nul doute que cette vaste entreprise de sacralisation du
politique n'ait pour but de mieux assurer le respect de la
législation en suscitant chez tous les citoyens le sentiment de
réserve et de crainte qu'inspire le sacré22. Mais elle répond aussi
à d'autres préoccupations, au reste voisines. La participation
aux cérémonies sacrées de la cité (τα ιερά) est présentée comme
un facteur important d'amitié entre les citoyens23. Le sacré,
d'autre part, apparaît comme le garant par excellence de la
permanence et de la stabilité des institutions. Lorsque le
philosophe entend soustraire tel usage, omme la danse, le chant,
les hymnes, aux fantaisies ou aux errements individuels, il
recommande de les consacrer (καθιεροϋν)24.
On voit poindre ici l'opposition platonicienne bien connue
entre l'être et le devenir, entre ce qui est toujours identique et
ce qui naît, change et meurt. Le sacré apparaît comme un
pressentiment de l'être et comme ce qui permet le mieux, par la
médiation de la cité, d'ancrer les hommes sur le permanent et
sur l'éternel.
Cette fonction de conservation et de stabilisation qu'opère le
sacré est étroitement liée à son aptitude à transcender le temps.
L'idée affleure à plusieurs reprises que la cité idéale devrait se
conformer aux usages égyptiens qui veulent que les sanctuaires
soient les gardiens des écrits sacrés les plus anciens (ιερά
γράμματα) et aussi des modèles sculptés de certaines pratiques
millénaires25. Ainsi sauvent-ils de l'oubli le passé fondateur et

(21) Lois, I, 645a.


(22) Lois, VIII, 838 c-d : il est des mots tels que μηδαμώς 6ota, θεομιση, αϊσχιστα
dont le seul prononcé éteint les concupiscences coupables qu'ils désignent; le
législateur n'aura qu'à consacrer (καθιεροϋν) en ce domaine la φήμη publique pour
que la loi soit la plus ferme pour tous.
(23) Rèp., V, 470e; Lois, IV, 708c.
(24) Lois, II, 657b; VII, 799a, 809b, 816c; VIII, 838d.
(25) Lois, II, 656d; VII, 799b; Tim., 23 a et e, 27b.
16 ANDRÉ MOTTE

accueillent-ils, comme le dit expressément Platon26, «des


memorials pour le temps à venir».
Il y aurait tout un chapitre à écrire sur le thème platonicien
de la mémoire et du sacré. Certains hommes aussi ont le
privilège de dépasser le temps et mission de conserver le
souvenir des choses primordiales. Ainsi en va-t-il du poète que
Vlon27 qualifie précisément d'iepoç et qu'il montre butinant ses
vers dans les jardins des Muses — elles sont filles de Mémoire — ,
pour former ainsi le premier anneau d'une vaste chaîne de
communication. Cette même qualité lui est aussi reconnue par la
République2*, mais elle ne lui vaut pas, comme on sait, un
accueil inconditionnel dans la cité. C'est que Platon considère
que certains poètes ont trahi leur fonction sacrée de médiateur
en dénaturant l'image des dieux. Au philosophe, dès lors, de
prendre la relève et de veiller pour sa part, comme le
recommande le Phèdre29, à n'être pas oublieux des réalités
sacrées (λήθη των ιερών), réalités que son âme a jadis contemplées
et dont certaines imitations d'ici-bas peuvent ranimer le
souvenir.
Touchant cette sacralisation de l'expérience spirituelle, qui
n'est pas sans rapport avec la sacralisation de la cité, le Timée
aussi véhicule des formules frappantes qui concernent cette fois
la nature même de l'homme. «La tête est la demeure de ce qu'il
y a en nous de plus sacré et de plus divin (θειότατος και
ίερώτατος)»30. Craignant que soit souillé ce principe, les dieux ont
voulu séparer de l'élément mortel l'âme immortelle. Celle-ci est
animée, en effet, de révolutions très divines, et ce qu'on appelle
traditionnellement le mal sacré (ιερόν νόσημα) n'est rien d'autre
qu'un trouble atteignant cette ιερά φύσις et perturbant ses
mouvements31. L'interprétation est intéressante en ce qu'elle
tend à écarter l'idée que la maladie «sacrée» est ainsi appelée
parce que les dieux en seraient la cause.
Dans les textes du Phèdre et du Timée qui viennent d'être trop
rapidement évoqués, on observe un certain élargissement du

(26) Lois, V, 741 c : μνήμας εις τον έπειτα χρόνο ν.


(27) Ion, 534 b : κοΰφον γαρ χρήμα ποιητής έστιν καί πτηνον και ιερόν.
(28) Rép., Ill, 398a: ώς ιερόν και θαυμαστόν καί ήδύν. Cf. Ménon, 81 b (θείος).
(29) Phèdre, 250 a : le contexte de ce passage sera évoqué dans le paragraphe
consacré à αγνός.
(30) Timée, 45 a.
(31) Timée, 85b; cf. Lois, XI, 816a et b (ιερά νόσος).
LE SACRÉ CHEZ PLATON 17

champ sémantique habituel du mot ιερός. Platon en fait usage


une fois pour signifier le monde des Idées et, parallèlement, c'est
ainsi qu'il qualifie aussi le principe spirituel qui rend apte à les
connaître. Le sacré est présent au cœur de l'homme, comme il
l'est au cœur de la cité32.

**

Όσιος. Pour n'être pas aussi prolifique que la précédente, cette


famille de mots n'en est pas moins fort abondamment
représentée dans les Dialogues33. La signification demeure
essentiellement religieuse et concerne l'aspect normatif du sacré : est dit
δσιος tout ce qui est conforme à un ordre censé voulu par les
dieux. Pas plus qu^poç auquel il est parfois associé, l'adjectif ne
s'applique directement à la divinité, mais il sert le plus souvent
à qualifier les hommes, leur vie entière — formule
qu'af ection e Platon34 — , leurs paroles, leurs actions et ce qui est au
principe de celles-ci : sentiments, croyances, opinions. C'est
ainsi que le philosophe s'insurge contre la conception selon
laquelle il serait impie (ούχ δσιον) de chercher à connaître le dieu
suprême et de scruter les causes de l'univers35. Plus rarement, le
mot qualifie des choses, et on relèvera ici un emploi particulier
d'Ôaioç, au neutre pluriel, pour désigner, par opposition aux ιερά,
des choses ou des lieux non voués au culte36. Si l'on traduit par
«profanes», il importe de garder en mémoire la signification

(32) Épinglons encore un emploi assez insolite de ιερός pour qualifier des
chasseurs {Lois, VII, 824a) et l'unique emploi de καθιερεύειν (Phèdre, 252) avec le
sens métaphorique, s'agissant d'un être humain, de «sacrifier», «mettre à mort».
(33) Όσιος (y compris les formes substantivées qui sont assez fréquentes :
148), ανόσιος (53), όσιότης (26), ανοσιότης (1), άφοσιοϋν (8), άνοσιουργεΐν (1), soit
6 mots totalisant plus de 230 occurrences. "Οσιος est attesté dans 13 dialogues ;
on dénombre 68 occurrences dans le seul Euthyphron, 23 dans les Lois, 19 dans la
République, 16 dans le Protagoras, 6 dans le Gorgias et 5 dans le Phédon ; l'indice
de fréquence ne dépasse pas 2 dans les autres œuvres. 'Ανόσιος est attesté dans
9 dialogues; on compte 20 occurrences dans VEuthyphron, 12 dans les Lois, 8
dans la République, 5 dans le Protagoras et 3 dans le Gorgias. Όσιότης est attesté
dans 4 dialogues, 16 fois dans le Protagoras, 8 fois dans VEuthyphron, 1 fois
dans le Lâchés et le Mënon.
(34) Particulièrement dans les développements à caractère eschatologique :
Phédon, 113d, 1 14 d ; Gorgias, 523 b ; Ménon, 81 b ; Rép., 1,331 a; Lois, II, 663 d.
Cf. Lois, IX, 886 b (άσεβης βίος).
(35) Lois, VII, 821a.
(36) Rép., I, 344a (biens non spécifiés); Lois, X, 857b (lieux).
18 ANDRÉ MOTTE
fondamentale que le mot conserve dans ce cas : «libre à l'égard
des exigences de l'ordre sacré», «permis, concédé par les
dieux»37.
Le verbe άφοσιοΰν se rencontre plusieurs fois avec le sens de
«rétablir dans l'ordre du sacré en éliminant ce qui l'a détruit»38
et peut ainsi connoter l'idée de purification. Dans le Phèdre,
après son premier discours jugé offensant à l'égard d'Éros,
Socrate réalise qu'il ne peut quitter le lieu πριν αν αφωσιώσωμαι et
il entreprend sa palinodie39.
L'emploi que fait Platon des mots de cette famille déborde
largement le domaine des réalités cultuelles et s'étend
fréquemment à la sphère éthique et politique. Leur association
constante avec δίκαιος et les termes apparentés, quelquefois
aussi avec νόμιμος, καλός, αγαθός, confirme bien bien le caractère
normatif de la notion40. La δικαιοσύνη, remarque le Protagoras*1,
est ce qui ressemble le plus à Γόσιότης et inversement. La justice
et la piété, ou bien le juste et le pieux, font à plusieurs reprises
l'objet d'un essai de définition visant à les distinguer42.
h'Euthyphron suggère que le pieux concernerait le culte des
dieux tandis que le juste aurait pour objet les rapports avec les
hommes43. Mais Socrate s'empresse de critiquer cette définition
qui est vite abandonnée. La piété a sans doute quelque chose de
plus englobant : ne voit-on pas, dans la République**, que Γοσιον
implique que l'on se porte, fût-ce au prix de sa vie, au secours de
la justice? Définir le pieux par ce qui plaît aux dieux (θεοφιλές)

(37) Sur ces emplois attestés chez d'autres auteurs, voir J. Rudhardt, p. 34-
36, et É. Benveniste, « Profanus» et « profanare », dans Hommages à G. Dumézil,
Bruxelles, 1960, p. 46-47.
(38) Selon la définition que propose J. Rudhardt, Op. cit., p. 168.
(39) Phèdre, 242 c. Autres emplois d'à<poaioùv illustrant aussi la piété
scrupuleuse de Socrate: Phédon, 60c et 61a; le sens de purifier est
particulièrement net dans ces deux emplois : Euthyd., 4c (μίασμα); Lois, IX,
873 b (rite de purification de la cité suite à un meurtre).
(40) Δίκαιος et termes apparentés : Apol., 32 d, 35 d (avec aussi καλός) ; Criton,
54 b (avec aussi αγαθός) ; Lâchés, 193 d ; Gorg., 505 b, 507 b, 523 b ; Ménon, 78 d et
Phédon, 75c (avec aussi αγαθός); Rèp., I, 331a; II, 363d; V, 463d, 479a; VI,
496d; X, 610b, 615b; Théétèle, 172a etb; Pol., 301 d ; Lois, II, 661b; VI,
777e; VIII, 840d; XII, 959c. Νόμιμος : Phédon, 108a; Lois, IX, 861 d.
(41) Prot., 331 b.
(42) Euthyph., lle-12e; Prot., 331a-332a, 333b, 349 b-d, 359b (problème
de l'unité de la vertu); Gorg., 507b.
(43) Euthyph., 12 e (ευσεβές τε και οσιον = τό περί την των θεών θεραπείαν).
(44) Rèp., II, 368b et IV, 427e 1.
LE SACRÉ CHEZ PLATON 19

n'est pas jugé plus satisfaisant, car une telle définition ne dit pas
l'essence même du pieux, en quoi précisément il plaît aux
dieux45. Les dialogues échouent donc dans cette recherche, et
l'on notera que, si la notion de piété conserve une place
importante dans les œuvres de la maturité et de la vieillesse, elle
ne compte plus parmi les principales vertus que la République
s'attache à définir positivement.
A travers ces apories, on saisit du moins l'effort de Platon
pour rationaliser et intérioriser46 cette notion traditionnelle en
la soumettant à une réflexion éthique. Il est, appliquée à l'âme
humaine, une formule du Gorgias qui exprime bien en ce
domaine l'idéal platonicien : όσίως βεβιωκυΐα και μετ' αληθείας47.
La piété dans la vérité ! L'idée est reprise, d'une manière plus
dense encore, par le Théétète, à la faveur du portrait célèbre que
ce dialogue esquisse du philosophe. Le but de ce dernier est de se
rendre semblable à la divinité; il le fera en «devenant juste
(δίκαιος) et saint (όσιος) dans la clarté de l'esprit (μετά
φρονήσεως)»48.

Ευσεβής et σεμνός. Si le vieux substantif sebas ne se rencontre


pas dans les Dialogues, les mots issus de cette racine *seb y sont
nombreux49. Le total de leurs occurrences cependant est

(45) Eulhyph., 7a- 11 b.


(46) Lois, IV, 717 a : la vraie pureté est celle de l'homme de bien et seul Γόσιος
est digne de prier les dieux.
(47) Gorgias, 526 c : il s'agit du philosophe.
(48) Théétète, 176b : j'emprunte la traduction d'A. Diès. Relevons encore la
doctrine orphique du συμπόσιον των οσίων que Platon critique : Rèp., II, 363 c.
(49) Σέβειν (15); σεμνός (26), σεμνύνειν (15), άποσεμνύνειν (1), σεμνότης(Ι);
ευσεβής (7), θεοσεβής (6), ασεβής (15), εύσεβεΐν (2), άσεβεΤν (12), ευσέβεια (5),
άσεβεία (21), άσέβημα (2), soit 13 mots totalisant plus de 120 occurrences. Σέβειν
est attesté dans 5 dialogues, 8 fois dans les Lois, 4 fois dans le Phèdre, 1 fois
dans le Criton, la République et le Timée. Σεμνός ou l'un de ses trois dérivés est
attesté dans 15 dialogues sans que jamais l'indice de fréquence ne dépasse 3 par
dialogue. Le groupe d'εύσεβής est représenté dans 10 dialogues; on compte
42 occurrences dans les Lois, 9 dans VEuthyphron, 4 dans la République et le
Cratyle. Les mots de ce groupe sont beaucoup moins fréquents que ceux de la
famille d^ioç qui concernent aussi la piété ; cependant, le substantif ασέβεια,
consacré par la langue juridique, éclipse presque totalement άνοσιότης; le livre X
des Lois qui expose la législation sur l'impiété emploie aussi l'adjectif ασεβής (9)
plus souvent qu'àvooioç (3).
20 ANDRÉ MOTTE

nettement moindre que précédemment et, touchant l'expression


du sacré, il s'impose de tracer une ligne de partage entre deux
groupes : σέβειν, ευσεβής et les termes apparentés se maintiennent
constamment dans ce champ sémantique tandis que σεμνός et les
mots dérivés semblent lui être le plus souvent étrangers.
Le verbe σέβειν, employé d'ordinaire au moyen50, signifie
l'action de respecter, de vénérer, voire d'adorer, et aussi de
craindre51. Le plus souvent, il exprime une attitude intérieure
qui se traduit dans un comportement observable ; il lui arrive de
suggérer une émotion forte et complexe, dans laquelle voisinent
le respect et la crainte, l'admiration et l'amour52. Il a pour objet
les êtres divins, mais aussi des réalités que Platon fait volontiers
graviter dans la sphère du sacré : la parenté familiale, la patrie,
les lois, la justice53.
Le champ d'application de Γ ευσέβεια est à peine moins large54
et cette vertu, par opposition à la notion plus objective et plus
immédiatement normative ά'όσιότης, évoque davantage une
bonne disposition à l'égard de ce qui est divin ou sacré. C'est du
moins ce que suggèrent sa parenté avec le verbe σέβειν ainsi que
l'un ou l'autre emploi où est souligné le caractère intentionnel
de la démarche pieuse55. Toutefois, dans la mesure où Platon,
comme on l'a vu, s'efforce de moraliser et d'intérioriser la notion
traditionnelle de piété, la différence de sens entre les deux

(50) Les deux seuls cas d'emploi à l'actif sont : Lois, I, 647 a (φόβον) et VI,
777 d (δίκην).
(51) Tim., 69d (σεβόμενοι μιαίνειν το θείον); I-,ois, III, 813d (τους σφόδρα
φιλομαντεύτας σεβόμενοι).
(52) C'est particulièrement le cas dans trois passages du Phèdre qui seront
replacés plus loin dans leur contexte : 250e, 251 a, 252a.
(53) Outre les exemples déjà cités à la note 50 : Criton, 51 b (πατρίδα), Phèdre,
251a (σέβεται ώς θεόν), Lois, V, 729c (συγγένειαν), VII, 798b (les lois restées
immuables par faveur divine), IX, 877a (την τύχην και τον δαίμονα), XI, 917b
(ανθρώπους αΐδούμενος, θεούς σεβόμενος); autre exemple d'association avec αΐδεΐσθαι
pour marquer une gradation : Lois, VIII, 837c; mais on dit aussi τον θεόν
αίδεϊσθαι : Rèp., Ill, 393e, Lois, XI, 921 a.
(54) Elle concerne aussi les parents et les défunts (par ex. : Banq., 188 c ; Rèp.,
X, 615 c). D'où l'emploi de θεοσεβής ou de formules telles que : προς θεούς
ευσέβεια : Banq., 193 a et d. Platon dit à deux reprises (Tim., 42a, Lois, X, 902 b)
que l'homme est le plus θεοσεβής des êtres vivants. Cf. Protag., 322 a. Sur la piété
particulière du législateur : Lois, IV, 717 b.
(55) En refusant de recourir à la supplication devant ses juges, lesquels ont
fait serment de juger selon les lois, Socrate donne un témoignage de piété
(εύσεβεΓν) ; inciter au parjure serait montrer qu'on ne croit pas aux dieux : ΛροΙ.,
35c-d.
LE SACRÉ CHEZ PLATON 21
familles de mots tend à s'estomper. Elles ne sont certes pas
interchangeables à tout coup56, mais on observe certaines
alternances qui ne sont guère passibles d'une explication
sémantique, particulièrement dans VEuthyphronbl'.
On remarquera également que l'usage juridique a consacré
l'usage du mot ασέβεια de préférence à άνοσιότης. Platon lui-
même s'y conforme, et c'est le lieu de rappeler l'importance qu'il
accorde, au Xe livre des Lois, à la législation sur l'impiété. C'est
une pièce maîtresse de l'édifice, et l'on sait la place qu'y occupe
notamment l'idée d'orthodoxie, d'opinion droite au sujet des
dieux. Le livre XII ira plus loin en affirmant qu'il ne peut
exister de piété solide (βεβαίως θεοσεβής) si l'on ne reconnaît la
primauté de l'âme et son immortalité58. L'adhésion à une
doctrine philosophique apparaît désormais comme une
condition prioritaire de la piété.
Mis à part deux passages où σεμνός apparaît couplé avec
άγιος59, les mots de ce groupe n'ont pas de rapport direct avec le
sacré. On a remarqué, d'autre part, que l'adjectif était souvent
utilisé en mauvaise part dans les Dialogues pour signifier une
attitude hautaine, une manière de se donner des airs
d'importance60. L'observation vaut aussi pour σεμνότης et σεμνύνειν.
Quand on sait que, suivant un usage bien attesté encore à
l'époque classique, σεμνός peut être une épithète de majesté
s'appliquant à des êtres divins61, pareille évolution sémantique
ne laisse pas de surprendre.

(56) On ne rencontre pas pour ευσεβής de formulaire similaire à celle de δσιον


ou ούχ δσιόν έστιν (Criton, 51 c, Phédon, 62 a, etc.). Les mots de cette famille ne
connotent pas non plus l'idée de pureté rituelle que signifie souvent la famille de
δσιος. A noter enfin l'expression un peu redondante ανδρών άσέβημα άνοσίων : Lois,
X, 910c.
(57) Euihyph., 5 c-e (glissement de το ασεβές à το δσιον, retour à άσεβεϊν) ; 14 b-c
(τα όσια, τα ασεβή, ή όσιότης). Les deux familles sont couplées à trois reprises : 12 e
(τά τε εύσεβη και δσια, ευσεβές τε και δσιον), 13 b (όσιότης τε και ευσέβεια). Les mots de
la famille d'εύσεβής n'apparaissent que huit fois, dans trois séquences seulement
dont deux sont introduites par le rappel de l'accusation d'άσέβεια portée contre
Socrate.
(58) Lois, XII, 967 d. Sur l'orthodoxie au sujet des dieux, cf. Rèp., II, 380c
(ούχ δσια λεγόμενα) sq.
(59) Criton, 51a, Soph., 249a; dans le premier emploi, άγιος indique
manifestement un degré supérieur de respectabilité.
(60) G. J. de Vries, «Semnos» and cognate Words in Plato, dans Mnemosyne,
12 (1944), p. 151-156; il est aussi des emplois ironiques.
(61) Voir mon étude citée à la note 1, p. 157-158.
22 ANDRÉ MOTTE

Le paradoxe, pourtant, n'est peut-être qu'apparent. C'est


qu'appliqué aux hommes, ces mots peuvent précisément servir à
dénoncer une contrefaçon du divin ou du sacré. L'Hippolyte
d'Euripide fournit un bon exemple de ce procédé. Dans son
ardeur intransigeante à suivre Artémis, déesse σεμνότατα, le
héros en vient à adopter une attitude pleine de superbe et de
morgue que Thésée ne manquera pas de lui reprocher : au lieu
d'exercer la piété envers ses parents, il se voue à lui-même un
culte (σαυτον σέβειν)62. Hippolyte est en somme accusé de
contrefaire la majesté divine et de refuser sa condition
d'homme.
Il est intéressant de constater que les Dialogues aussi
appliquent parfois ce vocabulaire aux grands maîtres à penser
que sont les sophistes et les orateurs à la mode63. Peut-être
concourt-il, avec d'autres mots et d'autres procédés, à dénoncer
ces personnages comme usurpateurs d'un sacré indûment
exploité à des fins personnelles.
C'est bien une sorte de fascination magique que, par leurs
discours et par leurs savantes mises en scène, ils exercent sur
leur public. A l'audition du discours de Lysias, Phèdre est saisi
d'un enthousiasme corybantique et Socrate lui-même se dit tout
étourdi par ce langage qui confine au divin64. Au contact des
orateurs, confesse-t-il dans le Ménexène, sur un mode à nouveau
ironique, il se sent revêtu d'une σεμνότης qui ne dure pas moins
de trois jours et qui lui donne le sentiment de vivre dans les îles
des Bienheureux65 !
Les sophistes excellent tout particulièrement dans cet art de
l'enchantement. Platon s'amuse à les assimiler à des prêtres, à
des magiciens, et il compare leurs entreprises graduées auprès de

(62) Euripide, Hipp., 1080; sur le double sens de σεμνός dans cette pièce,
voir les vers 61, 93, 99, 105, 1064, 1364 et mon commentaire, op. cit., p. 158-159.
(63) Outre les emplois qui vont être cités, les mots de la famille de σεμνός
apparaissent encore dans les passages suivants relevant du même contexte :
Phèdre, 243a, 244 d, 257 d, 258a, 272 d. Le mot σεμνύνειν est parfois utilisé à
propos de Socrate et des sages qui s'exaltent eux-mêmes en exaltant leur
dieu = intellect : Phil., 28b-c. Emplois non péjoratifs de σεμνός pour signifier
l'importance, le sérieux d'une chose : Hipp, maj., 288 d; Gorg., 502b; Théét.,
150 a, 203 e, etc. L'être qui est en soi et pour soi est dit σεμνότατον πεφυκός; cf.
Soph., 249a.
(64) Phèdre, 228 b-c, 234 c-d.
(65) Ménex., 235 b.
LE SACRÉ CHEZ PLATON 23

leurs élèves à des ιερά, des cérémonies d'initiation66. Or certains


propos et attitudes qu'il leur prête dénotent chez eux une réelle
complaisance pour cette aura sacrée. L'infatué Hippias ne
manque aucune olympiade, et c'est dans le sanctuaire même, le
texte insiste, qu'il ose afficher sa prétention à une σοφία
universelle67. Quant à Protagoras, passé maître dans l'art de
parader, Platon le compare à un nouvel Orphée68. Le fait de
proclamer très solennellement (άποσεμνύνειν)69 que l'homme est
la mesure de toutes choses et de confesser un strict agnosticisme
ne l'empêche nullement de s'entourer du prestige du sacré. A ses
élèves qui viendraient à contester le salaire demandé, il enjoint
de se rendre dans un sanctuaire pour y déclarer sous serment le
prix auquel ils évaluent ses leçons70. Son enseignement sur la
πολιτική τέχνη se pare des vertus du mythe et fait grand cas de
Γόσιότης, ce qui lui vaut d'ailleurs une longue discussion avec
Socrate71.
Par le vocabulaire utilisé et tout un ensemble de notations,
souvent incidentes, il est vrai, mais qui s'accumulent, il semble
que Platon veuille fustiger l'exploitation d'un sacré dégradé,
privé de toute transcendance.

"Αγιος et αγνός. Dans le vocabulaire platonicien qui fait l'objet


de cette étude, ce sont certainement les mots de la racine * hag
qui sont les plus aptes à signifier la dimension verticale du sacré,
un sacré de transcendance, pourrait-on dire. Ils sont très peu
fréquents72, et sans doute n'est-ce pas là un hasard.

(66) Prol., 277 c (τα ιερά σοφιστικά); Cratyle, 397a (sophistes mis sur le même
pied que purificateurs et prêtres); Soph., 235a (magicien); Polit., 291c
(magicien); Rép., X, 598 d (magicien).
(67) Hipp, min., 363 d et 364 a qui insiste sur le τό ιερόν. Exhiber sa σοφία dans
un sanctuaire — alors que seule la divinité est sage — , mettre à ce point son
espoir (ευελπις) en elle, c'est un peu se prendre pour un dieu ; aussi Socrate
attribue-t-il ironiquement à Hippias la qualité de μακάριος, de «bienheureux».
(68) Protag., 315 a-b.
(69) Théétète, 168d.
(70) Protag., 328 c (ιερόν). Cf. Euthyd., 302 c
(71) Protag., 322a, 323e, 325 d, 329c sq.
(72) "Αγιος (7), ευαγής (3), άγιστεύειν (1), καθαγίζειν (1), αγνός (7), άγνεία (2),
άγνεύειν (2), soit 7 mots totalisant 23 occurrences. La famille est représentée
dans 9 dialogues et on compte 14 occurrences rien que dans les Lois; άγιος est
présent dans le Criton (1), le Sophiste (1), le Critias (1) et les Lois (4), tandis
24 ANDRÉ MOTTE

Les deux adjectifs άγιος et αγνός ont toujours un rapport très


étroit avec le sacré. Le premier73 exprime l'idée d'une sacralité
éminente, d'une grandeur inaccessible, par comparaison à
d'autres réalités qui sont moins sacrées74. S'il n'est jamais
épithète des dieux, il implique du moins leur présence ou une
particulière protection de leur part. Tout ce qui est dit άγιος, un
lieu sacré, une loi, la patrie personnifiée, est présenté comme
inviolable, fait l'objet d'un interdit, est placé sous la menace
d'une grave sanction divine ou montre celle-ci réalisée (la
récompense ou le châtiment des âmes). Dans un passage du
Sophiste, le mot est joint à σεμνός pour signifier
métaphoriquement l'absolue altérité de l'Être suprême, conception à propos
de laquelle Platon exprime d'ailleurs des réserves. Bref, άγιος
évoque assez bien notre notion de sacro-saint, désignant des
réalités qui sont fondamentales dans l'ordre de la métaphysique,
de la politique, de l'éthique et de la destinée humaine. Il
apparaît lesté d'une charge affective très nette, où se mêlent la
vénération et la crainte, l'horreur même dans un cas, et c'est
surtout dans des évocations de type symbolique qu'il apparaît75.
Conformément à un usage attesté bien avant lui, Platon
emploie plusieurs fois αγνός, et aussi άγνεία et άγνεύειν, pour
signifier que des personnes ou des choses sont religieusement ou
moralement pures. Il est remarquable que les deux domaines les
plus souvent concernés par cette pureté sont ceux de la

qu'âyvoç est attesté dans le Ménon (1), le Cratyle (1), la République (1), le
Phèdre (1) et les Lois (3). Le substantif άγος ne se rencontre donc pas dans les
Dialogues.
(73) Je me borne à reprendre ici les conclusions d'une étude récente : "ΑΓΙΟΣ
chez Platon, dans Stemmata. Mélanges J. Labarbe, Supplément à L'Antiquité
Classique, Liège-Louvain-la-Neuve, 1987, p. 135-152.
(74) Criton, 51 a; Lois, X, 884a 8 (voir note 10); Critias, 116c : le sanctuaire
de Poséidon, qualifié d'aytov et d'aêaxov, incarne le lieu sacro-saint de
l'Atlantide.
(75) Criton, 51a (la patrie personnifiée); Soph., 249a l'Être universel
inaccessible); Critias, 116c (mythe de l'Atlantide); Lois, 904e et 905b (les lieux
opposés de la destinée des âmes); cf. Lois, V, 729e (συμβόλαια άγιώτατα). Le
passage où άγιος qualifie un lieu horrible et sinistre, l'Hadès, est celui des Lois,
905 b, si toutefois l'on accepte la leçon des manuscrits, ainsi que je le propose à
rencontre de la plupart des éditeurs (art. cit., p. 145-149). — Voici les emplois
des autres mots appartenant au même groupe. Ευαγής : Tim., 58 d (qualifie
l'éther); Lois, XII, 952a (législation), XII, 956a (offrande). Καθαγίζειν : Critias,
καθ'
120 aιερούς
(concerne
νόμους :leLois,
sacrifice
VI, 759
solennel
d (s'agissant
des Atlantes).
d'un prêtre).
Άγιστεύειν περί τα θεία
LE SACRÉ CHEZ PLATON 25

génération ou de la mort. Entre autres conditions pour devenir


prêtre, il faut être άγνος φόνου, pur de tout meurtre76; les άγνα
θύματα désignent les sacrifices non sanglants prônés par les
Orphiques77; le spectacle des oiseaux qui, jusqu'à l'âge de
l'accouplement, demeurent ακήρατοι γαμών τε αγνοί devrait
inciter les hommes à plus de vertu78! On trouve aussi άγνεύειν,
associé à σέβεσθαι, pour signifier l'état de chasteté dans lequel
vivent l'amant et l'aimé véritables79.
Génération et mort, qui sont source de souillure ou de faute,
voilà bien qui spécifie la condition humaine. On peut en conclure
que lorsque αγνός qualifie des réalités ou des êtres divins, il
désigne par contraste leur nature transcendante. A trois
reprises, Platon applique cet adjectif à des démons ou des héros ;
il s'agit cependant de citations d'Hésiode et de Pindare80. Mais
le mythe célèbre de l'attelage ailé que développe le Phèdre use
lui-même du mot αγνός pour signifier symboliquement, et de
manière particulièrement suggestive, cette notion de pureté
transcendante. Il vaut la peine d'évoquer brièvement le long
contexte dans lequel s'insère ce passage, tant y est riche et
expressif le vocabulaire du sacré. C'est sous les traits
caractéristiques de l'initiation religieuse vécue dans les mystères que le
poète-philosophe dépeint ici l'expérience amoureuse, expérience
qui, bien conduite, mène à une sorte d'extase spirituelle.
Les âmes humaines ont pu jadis, en suivant le cortège de leur
dieu, apercevoir les réalités célestes. Au terme d'une initiation
dont il est permis (θέμις) de dire qu'elle est vraiment la plus
béatifique (μακαριώτατος), elles ont contemplé (έποπτεύειν), au
sein d'une pure (καθαρός) lumière, purifiées (καθαρός) qu'elles
étaient, les divines apparitions (φάσματα). Parmi celles-ci, la
Beauté était resplendissante à voir, et c'est elle encore qui,
parmi les réalités d'ici-bas, garde cette luminosité éclatante qui
suscite l'amour. Quand il arrive aux âmes d'apercevoir des
imitations de cette Beauté, elles se sentent hors d'elles-mêmes.
Beaucoup cependant ont perdu l'indispensable faculté de se

(76) Lois, VI, 759c; et exempts de fautes εις τα θεϊα, lui et ses parents. Cf.
X. 909 e (άγνεΐαι des prêtres) ; XI, 917 b (καθαρότης τε και άγνεία τα περί τους θεούς).
(77) Lois, VI, 782c.
(78) Lois, VIII, 840 d.
(79) Lois, VIII, 837c.
(80) Rép., V, 479a (Hésiode); Cratyle, 398 a-c (Hésiode); Ménon, 81c
(Pindare).
26 ANDRÉ MOTTE

ressouvenir (μνήμη), l'injustice les ayant rendues oublieuses des


réalités sacrées (λήθη των ιερών) qu'elles ont autrefois
contemplées. Aussi n'est-ce pas avec vénération (σέβεσθαι) qu'elles
tournent leurs regards vers l'être aimé; s'abandonnant au
plaisir, elles aspirent à le posséder. Au contraire, lorsqu'elle
aperçoit un visage d'apparence divine (θεοειδής), l'âme
fraîchement initiée (νεοτελής) se met à frissonner (φρίσσειν),
retrouvant quelque chose de ses effrois (δείματα) de jadis. Elle
regarde vers le bel objet et elle le vénère comme un dieu
(σέβεσθαι ώς θεόν) ; pour peu, dans son délire (μανία), elle offrirait à
son aimé des sacrifices comme on le fait à une statue divine81.
Voici donc l'aimé tout proche : l'apparition flamboie.
Aussitôt, la mémoire du cocher se porte vers l'origine de la
Beauté. Il la revoit, en compagnie de Sophrosyne, dressée sur
son socle pur (εν άγνω βάθρω) ; une crainte (δείδειν) l'envahit et, en
proie à l'émotion religieuse (σεφθείς), il tombe à la renverse,
entraînant dans sa chute ses deux coursiers. L'un d'eux est à son
tour frappé de honte et de religieux effroi (αισχύνη τε και θάμβος),
tandis que la mauvaise bête, reprenant haleine, invective ses
compagnons dans l'espoir qu'ils renoncent à leur attitude de
dévotion pieuse (θεραπεύειν ώς ίσόθεον) envers le bien-airné82.
C'est, pour ainsi dire, une phénoménologie de l'expérience de
l'amour et du sacré qu'ébauche ici Platon en accumulant images
et termes puisés de préférence dans le registre des mystères.
Trois des quatre familles de mots qui viennent d'être étudiées y
sont représentées. On sait que c'est par l'expression voilée τα
ιερά que l'on désignait les objets sacrés qui servaient à
l'initiation éleusinienne et qui, au préalable, étaient
transportées solennellement depuis Athènes, au cours d'une longue
procession. Le verbe σέβεσθαι est employé quatre fois, dans un
sens fort qui évoque une attitude d'adoration; unique dans
toute l'œuvre platonicienne, l'emploi de ce mot au passif
(σεφθείς) suggère un vif saisissement par le σέβας, l'effroi que
cause la présence du sacré. Quant à αγνός, sa signification rejoint
ici celle de άγιος pour évoquer une grandeur inaccessible, idée

(81) Les extraits que rassemble ce paragraphe sont puisés dans Phèdre, 249 e-
251 a; voir aussi 247 c-e, 248b, 252 d-e, 253a.
(82) Phèdre, 254 b-c et 255a. Sur le vocabulaire des mystères chez Platon,
voir l'ouvrage récent de Chr. Rif.dweg, Mysterienterminologie bei Platon, Philon
und Klemens von Alexandrien, Berlin, de Gruyter, 1987.
LE SACRÉ CHEZ PLATON 27
qu'exprime aussi l'image du socle ; mais la présence de
σωφροσύνη de même que le contexte amoureux indiquent à
suffisance que le mot conserve bien ici une valeur particulière
qui lui est habituelle : il dit une pureté transcendante en
référence à l'ambiguïté de la condition humaine.
Saturé de vocabulaire religieux, ce court extrait d'un mythe
platonicien fait apparaître quantité d'autres mots qui
contribuent aussi à exprimer le sacré et dont plusieurs mériteraient à
leur tour une étude : θέμις, μακάριος, καθαρός, φρίσσειν, δείδειν,
αισχύνη, etc.83. La présente enquête ne pouvait donc prétendre
qu'à de premières ébauches. Du moins permet-elle déjà de
mettre en évidence l'extrême richesse du lexique et du thème
ainsi que l'effort vigoureux entrepris par Platon pour sacraliser
et spiritualiser la vision de l'homme, de la cité et de l'univers.
Université de Liège. A. Motte.

(83) J'omets de mentionner θάμβος car c'est ici l'unique emploi du mot dans
les Dialogues. Bien d'autres termes encore peuvent concourir, chez Platon, à
l'expression du sacré : la famille d'aîSoïoç, de θαυμαστός, de μιαρός, de δεινός, etc.
La notion de divin a déjà fait quant à elle l'objet d'enquêtes minutieuses,
notamment : J. van Camp et P. Canart, Le sens du mol θειος chez Plalon,
Louvain, 1956. Sur la notion du démonique : A. Motte, La catégorie
platonic en e du dëmonique, dans J. Ries et II. Limet (éd.), Anges et démons. Actes du
colloque de Liège et Louvain-la-Neuve (nov. 1987), Louvain-la-Neuve, Centre
d'histoire des religions, coll. «Homo religiosus», vol. 14, 1988, p.

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