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Revue des Études Grecques

Sur un emploi de φωνή chez Platon


Maurice Leroy

Résumé
Dans le passage du Cratyle qui donne l'étymologie de ἥρως (398 D-E), φωνή est à traduire par « orthographe » et l'expression
κατά τὴν Άττικὴν τὴν πάλαιὰν φωνήν fait allusion à la réforme qui avait été introduite dans la graphie attique en 403/402 sous
l'archontat d'Euclide.

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Leroy Maurice. Sur un emploi de φωνή chez Platon. In: Revue des Études Grecques, tome 80, fascicule 379-383, Janvier-
décembre 1967. pp. 234-241;

doi : https://doi.org/10.3406/reg.1967.3944

https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1967_num_80_379_3944

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SUR UN EMPLOI DE ΦΩΝΗ CHEZ PLATON

Sur le degré fléchi de la racine *bhed2- (*bhâ-) qui a fourni à


diverses langues indo-européennes une des expressions du verbe
«dire» (armén. bam, grec dor. φαμί/att. φημί, lat. fârï, v. si. bajç), le
grec a formé, avec suffixe à nasale (1) — on comparera l'armén. ban
«parole», le v. norr. bon «prière» — ,1e nom φωνή (*bhod$-nâ-) bien
attesté depuis les poèmes homériques (2) où il s'applique plutôt à
une voix forte et claire tandis que αύδή implique une certaine
harmonie (3).
Chez Platon, les emplois du mot se répartissent en deux groupes
que nous pourrions caractériser par les notions modernes, au sens
saussurien, de parole et de langue (4). D'une part, en effet, φωνή a un
sens concret et désigne le mode d'expression au moyen des sons, plus
précisément tout ce qui a une certaine signification par opposition
aux bruits inarticulés : θηρίων φωνας και ανθρώπων και οργάνων
και πάντας ψόφους (Lois, II, 669 G ; cf. φωνής θηριώδους 669 Ε). En
général, le mot s'applique aux émissions vocales qui forment la
chaîne parlée du discours (Philèbe, 18 B, cf. ci-après), cette faculté
qui a été accordée aux hommes par Épiméthée et Prométhée (Prot.,

(lj Cf. Ed. Schwvzkk, Griechische Grammatik, t. I (Munich, 1939), p. 489 ;


J. Pokorny, Indogermanisches etymologisches Wôrlerbuch (Berne, 1959), p. 105.
— P. Chastraink, La formation des noms en grec ancien (Paris, 1933) ne cite pas
φωνή là où on l'attendrait, c'est-à-dire à côté de ζώνη, φερνή, etc. (pp. 191-192).
(2) II n'apparaît pas, du moins jusqu'à présent, en mycénien où cependant
se trouve le verbe pa-si = φησί : J. Chadwick-L. Baumbach, The Mycenaean
Greek Vocabulary dans Glotta, t. XLI (1963), p. 254.
(3) Cf. H. Fournier, Les verbes « dire » en grec ancien (Paris, 1946), pp. 229-
230.
(4) Rien d'étonnant à ce qu'un mot désignant Γ« action de parler » ait abouti
à ces sens divers : que l'on songo à la polysémie des mots français langue ou
parole.
SUR UN EMPLOI DE φωνή CHEZ PLATON 235

322 A) ; il est défini comme la « voix » opposée à Γ« audition » :


φωνής τε δη και ακοής πέρι (Tim., 47 G), sens que nous retrouvons
dans l'expression proverbiale πασαν φωνήν ίέναι « donner de toute sa
voix » (Lois, X, 890 D) qui rappelle l'emploi homérique (de même
τή φωνή μέγα λέγων ProL, 310 Β) ou, au contraire, sous son aspect
auditif comme un mouvement vibratoire : Ολως μέν ού"ν φωνήν
θώμεν την δι' ώτων υπ' αέρος εγκεφάλου τε και αίματος μέχρι
ψυχής πληγήν διαδιδομένην (Tim., 67 Β), ce qui explique l'emploi
technique du mot pour désigner la « voix » au sens phonétique,
c'est-à-dire les vibrations glottales, comme dans le Théétète, 203 Β
où, à propos du β (qui est une sonore mais une consonne) il est
spécifié qu'il n'est οΰτε φωνή οΰτε ψόφος ou comme dans cet
important passage du Philèbe, 18 B-C qui raconte comment,
parmi les possibilités phoniques (φωνήν άπειρον) de l'appareil
humain, Teuth distingua les voyelles et les consonnes, les sonores
et les sourdes : (Θεΰθ) δς πρώτος τα φωνήεντα εν τω άπείρω
κατενόησεν ούχ εν οντά άλλα πλείω, και πάλιν ετέρα φωνής μέν
ου, φθόγγου δε μετέχοντα τίνος.
Φωνή s'applique aussi à l'expression vocale accompagnée de gestes :
φωναΐς τε και σχήμασιν (Bép., Ill, 397 Β) ou désigne la voix humaine
associée à la musique : ποίαν δε ασουσιν (5) οι άνδρες φωνήν ή μοΰσαν ;
(Lois, II, 666 D), c'est-à-dire les sons qui, en tant que texture de la
musique, procurent du plaisir à l'égal des formes et des couleurs
(Gorg., 474 E) ; dans le même ordre d'idées, il peut s'agir des
instruments de musique (Rép., III, 397 A). Un passage du Philèbe, 17 G-D
— précédant celui que nous venons de citer — fait allusion aux tons
(accents de hauteur) βαρύ et οξύ sur lesquels peuvent être
prononcées les voyelles et aux intervalles (διαστήματα) qui les séparent (6) ;
ailleurs, il est question de la vivacité (οξύτητα και τάχος) du débit
vocal (Polit., 306 G). On n'oubliera pas non plus que φωνή est la
voix du démon familier de Socrate (Apol., 31 D).
En d'autres endroits, c'est à la langue en tant que système et
moyen d'expression des concepts que fait plus nettement allusion
φωνή : c'est l'émission vocale (ή δια του στόματος ροή) mise au
service du besoin de communication ainsi que l'indique cette définition

(5) II n'y a aucune raison contraignante, nous semble-t-il, d'adopter dans ce


passage la correction de Porson ήσουσιν alors que les manuscrits ont άισουσιν.
(6) Cf. H. Koi.i.kr, Stoicheion dans GlnUn, t. XXXIV (1955), pp. 164-165.
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du λόγος proposée dans le Théétèle, 206 D : το μεν πρώτον εΐ'η αν τ6


την αύτοΰ διάνοιαν εμφανή ποιεΐν δια φωνής μετά ρημάτων τε και
ονομάτων, ώσπερ εις κάτοπτρον ή ΰδωρ την δόξαν έκτυπούμενον
εις την δια του στόματος ροήν ' ή ου δοκεΐ σοι το τοιούτον λόγος
είναι ; lorsqu'on dit φωνή νόμου ήδε « la prescription de la loi est
celle-ci » [Lois, XI, 938 A) ou lorsque, dans le mythe des cigales, il
est rappelé que Calliope et Uranie, discourant περί τε ούρανον
και λόγους θείους τε και ανθρωπίνους, ίασι καλλίστην φωνήν
(Phèdre, 259 D), on voit que c'est à la substance même du discours
que s'applique le mot. Ou bien c'est à la manière de dire, aux
tournures de style que l'on songe : le passage célèbre sur l'aveuglement
de l'amour se termine ainsi : πάσας φωνας άφίετε « vous chantez sur
tous les tons » (Rép., V, 475 A) (7) ; Socrate, expliquant comment il
essayait de se tirer d'une situation embarrassante, dit semblable-
ment πασαν ήδη φωνήν ήφίειν (Euthyd., 293 A) (8). C'est le sens de
«langue» enfin qu'a encore φωνή, qu'il s'agisse des Barbares (Théét.
163 B) ou d'un parler grec étranger à l'attique (ApoL, 17 D), tels
celui de Céos (Prot., 341 B) (9) ou le dialecte lesbien de Mytilène
{Prot., 341 C, 346 D).
Parmi les dialogues de Platon, il en est un qui est consacré au
langage et dont nous dirions volontiers qu'il est le seul traité de
linguistique générale que nous ait légué l'Antiquité : le Cratyle (10).

(7) Voyez dans l'imitation que Molière, Le Misanthrope, Acte II, Se. V α
faite de ce passage —· à travers l'adaptation de Lucrèce, De rerum nalura, IV,
1160-1170 — ces deux vers (715-716) :
Ils comptent les défauts pour des perfections,
Et savent y donner de favorables noms.
(8) Nous laissons de côté les passages 321 D et 321 Ε de la Lettre V (où φωνή
a un sens semblable) qui est un texte manifestement apocryphe.
(9) "Ισως οδν και το χαλεπόν αδ οι Κεΐοι καί ό Σιμωνίδης ή κακόν ύπολαμ-
βάνουσιν ή άλλο τι δ σύ ού μανθάνεις * έρώμεθα οδν Πρόδικον " δίκαιον γαρ τήν
Σιμωνίδου φωνήν τοϋτον έρωταν : il s'agit donc bien de la langue employée par
Simonide comme le montre la longue discussion (340 E-347 A) qui s'engage à ce
propos et il n'est pas justifié de traduire ici φωνή par « maxime, sentence » ou
« phrase, saying » comme le font les dictionnaires de Bailly et de Liddell-Scott-
Jones.
(10) Dans une communication faite aux journées d'étude du Centenaire de
l'Université de Jassy (Du « Cratyle » de Platon à la linguistique moderne dans
Analele §tiinfiflce aie Unwersifalii « Al. I. Cuza » din Iasi, sect. Ill, t. VI, 1960,
fasc. 2 : Supliment, pp. 41-44), nous avons esquissé cette position à laquelle nous
comptons revenir bientôt de façon plus détaillée. Sur le plan philosophique
(place du dialogue dans l'évolution de la pensée platonicienne), de nombreuses
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Platon, tout en se gardant bien de prendre position, expose les


deux thèses qui se disputaient alors les faveurs des sophistes : les
mots ont-ils une justesse naturelle, φύσει — ce que soutient Gratyle,
disciple d'Heraclite — ou, comme le veut Hermogène, sont-ils dus à
une convention, θέσει ? Dès les premières lignes (383 A) où est posé
ce dilemme, notre mot φωνή apparaît avec la première acception
que nous avons reconnue ci-dessus, celle qui recouvre les possibilités
vocales du langage articulé : (c'est Hermogène qui parle) Κρατύλος
φησίν οδε, ώ Σώκρατες, ονόματος ορθότητα είναι έκάστω των
όντων φύσει πεφυκυΐαν, και ου τούτο είναι όνομα δ άν τίνες
συνθεμένοι καλεΐν καλώσι, της αυτών φωνής μόριον έπιφθεγγόμενοι ;
dans la suite, φωνή revient à plusieurs reprises soit pour opposer le
grec à des langues barbares (ainsi 409 E, 410 A), soit pour distinguer
l'état actuel de la langue de l'état ancien (comme en 418 Β ou en
421 D) ; dans un cas (398 Β) £ν γε τη αρχαία τή ημετέρα φωνή se
réfère au dialecte épique (on vient de discuter quelques vers
d'Hésiode).
Mais c'est une autre acception, plus concrète, qu'implique
l'interprétation du passage où Socrate présente l'« étymologie » de ήρως.
On sait ce qu'il faut entendre par là : il ne s'agit pas de notre
conception classique de l'étymologie en tant que science de la filiation
des mots et donc placée nettement sur le terrain historique (11),
mais au contraire d'une tentative d'éclairer les significations des
mots (recherche du sens vrai — ετυμος — lequel très souvent reste
caché) en recourant aux associations que leur forme et leur contenu
font surgir dans l'esprit — ce que nous appelons l'« étymologie
populaire », c'est-à-dire cette réaction du sujet parlant qui, placé
devant un vocable apparemment isolé, s'autorise d'une ressemblance
souvent superficielle pour le rattacher à d'autres mots susceptibles
d'en fournir une explication plus ou moins satisfaisante.
Voici, pour le nom des héros, le raisonnement de Socrate (porte-
parole de Cratyle) : Πάντες (= οί ήρωες) δήπου γεγόνασιν έρασ-

éludes ont été consacrées au Cralule ; la plus pénétrante reste celle de V. Gold-
sc ii mi ut, Essai sur le « Cratyle », Paris, 1940.
(11) On notera d'ailleurs que, parallèlement à cette conception
néogrammairienne, des études se développent aujourd'hui sur le plan d'une étymologie
statique qui groupe les mots selon le champ sémantique auquel ils appartiennent ;
cf. notre volume Les grands courants de la linguistique moderne (Paris-Bruxelles,
l'.»63), pp. 166-172.
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θέντος ή θεοΰ θνητής ή θνητού θεάς. 'Εάν οΰν σκοπης και τοΰτο κατά
την Άττικήν την πάλαιαν φωνήν, μάλλον εϊσει ' δηλώσει γάρ σοι
δτι παρά το του έρωτος όνομα, Οθεν γεγόνασιν οι ήρωες, σμικρόν
παρηγμένον εστίν ονόματος χάριν. Και ήτοι τοΰτο λέγει τους ήρωας,
ή δτι σοφοί ήσαν και ρήτορες δεινοί και διαλεκτικοί, έρωτάν ικανοί
οντες * το γαρ εΐ'ρειν λέγειν εστίν. "Οπερ ουν άρτι λέγομεν, εν τη
'Αττική φωνή λεγόμενοι οί ήρωες ρήτορες τίνες και έρωτητικοί
συμβαίνουσιν, ώστε ρητόρων και σοφιστών γένος γίγνεται το ήρωικόν
φΰλον (398 D-E).
Soulignons tout d'abord, dans ce passage comme dans nombre
d'autres, le sourire de Platon, ce sourire discret qui apparaît même
dans les pages les plus austères et qui contribue tant au charme
prenant des Dialogues : car, en énumérant les évocations suggérées
par le mot ήρως, notre philosophe ne fait que tracer avec beaucoup
de finesse et une apparente candeur le portrait psychologique du
Grec πολύμητις, intelligent , débrouillard, voire retors, qui, par son
éloquence subtile et ses questions insidieuses, est apte à triompher
dans les jeux de la discussion rhétorique...
Pour la forme, ήρως est donc comparé successivement à έρως,
έρωτάν et είρειν et on en appelle à l'« ancienne φωνή attique » : dans
le premier cas on dit qu'il y a eu un léger changement (σμικρόν
παρηγμένον), dans les deuxième et troisième, on confronte
simplement ήρως avec έρωτάν et είρειν. Nous croyons que Platon se réfère
ici à un événement récent qui, dans le milieu cultivé où il évolue,
devait avoir eu un certain retentissement : en 403/402, sous l'archon-
tat d'Euclide, Athènes adoptait une proposition d'Archinos et
imposait désormais, dans les documents officiels comme dans la pratique
de l'enseignement, l'usage de l'alphabet milésien (12) ; la décision
était d'importance, car les autres cités suivirent bientôt l'exemple
attique et cette unification de la graphie préluda à l'établissement
de la κοινή.
L'innovation essentielle (outre l'introduction des lettres doubles
Ξ et Ψ) consistait en la distinction de la quantité et du timbre des
voyelles e et o. L'ancien alphabet ne comportait en effet pour les

(12) Get edit ne faisait que ratifier une tendance décelable à partir du milieu
du ve siècle dans les inscriptions attiques où les notations ioniennes gagnaient
constamment du terrain ; cf. W. LARFEr.n, Griechische Epigraphik, 3e éd.
(Munich, 1914), pp. 257-263.
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voyelles que les cinq signes A, Ε, Ι, Ο, Y qui — étant donnée


l'opposition de quantité héritée de l'indo-européen — avaient chacun une
double valeur : d/â, ë/ë, ïjï, 6\ô et ùjù (13). Mais tandis que les
voyelles brèves ë et ο conservaient chacune un timbre unique fermé .:
ë et p, la situation s'était compliquée pour les longues
correspondantes : à côté des timbres ouverts ç et ç qui continuaient les voyelles
indo-européennes ë et ô, de nouvelles voyelles longues de timbre
fermé ë et ô s'étaient créées à la suite, d'une part, de la monophton-
gaison des anciennes diphtongues ει et ου, d'autre part,
d'évolutions phonétiques diverses (allongements compensatoires,
contractions) sur le détail desquelles il n'y a pas lieu d'insister ici (14). On
voit donc que les lettres Ε et O pouvaient avoir trois valeurs
différentes, respectivement e, ë, t et o, ô, q. Les Ioniens d'Asie avaient
résolu ces problèmes de graphie (15) en utilisant les digrammes El
et OT pour noter les longues fermées ë et ô (quelle que fût leur
origine) et en créant deux lettres nouvelles pour noter les longues
ouvertes ç et ç : pour le ç ce fut plus précisément l'utilisation du H
dont la valeur primitive (aspiration h-) était devenue sans objet à
la suite de la psilose qui caractérisait leurs dialectes (16) ; quant au
Ω il avait été obtenu par différenciation graphique du O (17).
Revenons au Cralyle et au passage sur les héros que nous citions
ci-dessus. Tout s'éclaire et se comprend mieux si nous traduisons
κατά την 'Αττική ν τήν πάλαιαν φωνή ν (repris quelques lignes plus bas :
εν τη 'Αττική φωνή) par « selon l'ancienne orthographe attique » (18) :

(13) Dans le dialecte ionien-attique, l'ancienne voyelle vélaire u était devenue


la médio-palatale u.
(14) Cf. M. Lejeunk, Traité de phonétique grecque, 2e éd. (Paris, 1955), pp.
202-203.
(15) Pour les voyelles moyennes e et o seulement, car les lettres Λ, Ι et Y
restèrent toujours ambiguës en ce qui concerne la quantité.
(16) Mais pour l'attique l'absence d'un signe notant l'aspiration, qui restait
bien vivante, constituait un inconvénient grave ; aussi vit-on bientôt apparaître
dans les inscriptions un signe nouveau (\-, ,r <) qui a finalement abouti à
Γ« esprit rude » de nos textes.
(17) On se reportera toujours avec fruit à l'exposé de Larfeld, Griech.
Epigr., pp. 239, 263-267 ; cf. aussi Schwyzer, Griech. Gramin., t. 1, p. 147 ;
J. Friedrich, Geschichte der Schrift (Heidelberg, 1966), pp. 105-106.
(18) II ne peut s'agir ici, comme semble le croire H. N. Fowler dans son
édition de 1953 (Collection Loeb), p. 57, n. 1 (il traduit : «in the old Attic
pronunciation») d'un changement de prononciation qui se serait produit au cours
des quelques décennies précédant la date du dialogue. — Rappelons d'autre
part que le mot ορθογραφία n'apparaît dans le vocabulaire grammatical que
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nous n'avons ici qu'un premier exemple de cette confusion constante


entre son et lettre et de ce respect souvent aveugle de la forme écrite
qui vont dominer les études grammaticales de l'Antiquité au
xixe siècle et sont encore loin d'être aujourd'hui effacés. C'est dans
le Cratyle que Platon, au lendemain de la création de l'Académie,
exposa les premiers germes de ce qui allait devenir sa théorie des
idées : nous sommes donc aux environs de 387/386 c'est-à-dire à un
moment où la réforme de l'orthographe et ses conséquences étaient
encore chose bien fraîche dans l'esprit de ses interlocuteurs. Si nous
orthographions « à la manière ancienne », nous voyons que ήρως,
ΗΕΡΟΣ ne diffère de έρως, ΕΡΟΣ que par un « léger changement »
(σμικρόν παρηγμένον) à savoir l'addition de la lettre H ; d'autre part,
les trois termes invoqués pour l'exégèse du nom des héros : έρως,
έρωτάν, ε'ίρειν, c'est-à-dire ΕΡΟΣ, ΕΡΟΤΑΝ, ΕΡΕΝ se présentent
comme formés sur un même radical EP-.
C'est de la même façon d'ailleurs qu'un peu plus loin Socrate, en
jouant sur les valeurs ο/ω, de O, se réfère à nouveau à l'ancienne
orthographe (ώς το παλαιόν) et explique les noms des saisons (ώραι)
par le fait qu'elles délimitent (δια το όρίζειν) les hivers et les étés :
αϊ μεν δη ώραι Άττικιστι ώς το παλαιον ρητέον, ε'ίπερ βούλει τό
είκος είδέναι ' οραι γάρ είσι δια το όρίζειν χειμώνας τε και θέρη
και πνεύματα και τους καρπούς τους εκ της γης ' όρίζουσαι δέ δικαίως
άν δραι καλοϊντο (410 C) : en fait, la forme supposée οραι n'est que
la graphie de ώραι d'avant 403 : HOPAI. Et on pourrait encore
citer — avec cette fois le recours à l'opposition de quantité ο/ου,
c'est-à-dire ojô — ούρανία présenté comme une contraction de
όρώσα τα άνω (396 B-C), donc d'une part OPANIA, de l'autre
ΗΟΡΟΣΑ TA ANO ; et aussi, en 416 B-D, l'explication de καλόν
par καλούν (les deux mots avaient avant 403 la même
orthographe : ΚΑΛΟΝ) : Τί δέ το καλόν ; — Τοΰτο χαλεπώτερον (19) κατα-
νοήσαι. Καίτοι λέγει γε αύτο αρμονία μόνον, και μήκει του ού

vers le deuxième siècle de notre ère : Suétone, Apollonius Dyscole, Sextus Empi-
ricus ; chez Vitruve, orthographia est un terme d'architecture (« plan en
élévation »).
(19) L'explication est en effet passablement embrouillée : le beau (καλόν)
serait appelé ainsi parce que c'est la pensée qui donne son appellation (καλούν)
aux beaux ouvrages qu'elle conçoit !
SIR IN EMPLOI DE φωνή CHEZ PLATON 241

παρήκται : on voit qu'il est précisé ici que la différence consiste


bien en une distinction de quantité : μήκει του οδ (20).
Ajoutons que notre interprétation de φωνή en 398 D offre en outre
l'avantage de rendre parfaitement inutile la correction de
H. Schmidt (21) qui ajoutait <καί εΙ'ρειν> après έρωταν (les deux
mots sont en effet considérés comme formés sur le même radical
EP-) : les « restitutions » ont été trop souvent une manie des
philologues du xixe siècle, alors qu'une règle d'or de la philologie devrait
être, croyons-nous, de n'apporter au texte reçu que les corrections
strictement indispensables.
Maurice Leroy.

(20) Preuve de plus que ει et ου étaient bien sentis comme des digrammes
valant non une diphtongue mais une voyelle longue ; ει et οδ sont d'ailleurs en
attique les noms des voyelles fermées (brèves ou longues) par opposition à ήτα
et & (ώ μέγα est tardif) qui désignent les voyelles longues ouvertes ; cf. Schwyzer,
Griech. Gramm., t. I, p. 140.
(21) Introduite par L. Méridier dans l'édition Budé (Paris, 1931, p. 73) du
Cratyle et généralement admise par les éditeurs et commentateurs modernes,
ainsi Goldschmidt, Essai sur le « Cratyle », p. 113. Toutefois Fowler conserve
à juste titre la leçon des manuscrits.

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