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Revue belge de philologie et

d'histoire

Fécondité des mines et sexualité des pierres dans l'Antiquité


gréco-romaine
Robert Halleux

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Halleux Robert. Fécondité des mines et sexualité des pierres dans l'Antiquité gréco-romaine. In: Revue belge de
philologie et d'histoire, tome 48, fasc. 1, 1970. Antiquité — Oudheid. pp. 16-25.

doi : 10.3406/rbph.1970.2807

http://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_1970_num_48_1_2807

Document généré le 17/10/2015


FÉCONDITÉ DES MINES ET SEXUALITÉ

DES HEERES

DANS L'ANTIQUITÉ GRÉCOBOMAINE

Dans le catalogue des alliés troyens au chant II de V Iliade, deux


vers ont depuis l'Antiquité retenu l'attention des érudits :
Αύταρ Άλιζώνων Όδίος καΐ ΈπΙστροφος ήρχον
τήλοθεν εξ Άλύβης, δθεν αργύρου εστί γενέθλη (856-857).
« Les Alizones ont à leur tête Odios et Épistrophe. Ils arrivent de la
lointaine Alybé, du pays où naît l'argent» (x).
La localisation d'Alybé fait problème dès les géographes anciens (2) .
Elle ne nous retiendra pas. En revanche, si les anciens n'ont pas
éprouvé le besoin de gloser αργύρου γενέθλη, cette expression
embarrasse les modernes, car γενέθλη se rapporte normalement, chez
Homère et ailleurs, à la naissance d'un être animé (3).
Les autres passages où γενέθλη s'applique à des minéraux sont
manifestement tributaires de l'épopée homérique. Denys le Périé-
gète, au vers 563 de sa Description du monde, parle en ces termes des
îles Cassitérides :
νήσους εσπερίδας, τόθι κασσιτέροιο γενέθλη.
« les îles du couchant, où est le lieu de naissance de l'étain».

(1) Traduction de Paul Mazon (Collection des Universités de France).


(2) On n'a pas manqué de rapprocher 'Αλνβη des Chalybes du Pont, maîtres
métallurgistes, spécialisés en sidérurgie : Strabon, XII, 3, 20-21, p. 549-550 ; XIV, 5, 28, p. 680 ;
d'où Etienne de Byzance, s.v.%XaXvßez ; Eustathe, Commentaire à l'Iliade, II, 857, p.
363 1. 12 sq. ; Commentaire à Denys le Périégète, v. 767, p. 350 Müller ; Tzetzes, Chiliades,
XII, 322 sq.
(3) Iliade, V, 270 ; XIX, 1 1 1 ; Odyssée, IV, 232 ; XIII, 130 ; Hymne à Apollon (III), 136 ;
Hymne à Artémis (XXVII), 10. Le sens fondamental est« famille, race» ; le sens « lieu de
naissance» est dérivé.
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Et au vers 1114 il décrit le travail des mineurs en Inde :


των δ' οι μεν χρυσοΐο μεταλλεύουσι γενέθλην.
« les uns fouillent le lieu de la naissance de l'or».
L'opinion courante est d'y voir une métaphore « le lieu où l'argent
se fabrique », « le lieu où l'argent fut produit pour la première fois ».
Nous pensons qu'il faut, tout au contraire, prendre le texte à la lettre
et le rattacher à une croyance très répandue aussi dans d'autres
civilisations : la croissance des minéraux.
Les substances minérales vivent, comme les plantes et les animaux.
Elles naissent dans le sein de la terre, s'y développent et sont douées
de sexualité. Déjà mise en lumière par Daubrée (x) et par Sébillot (2)
pour notre Moyen Age, par Cline pour l'Afrique (3), cette croyance
primitive a été décrite par Mircea Éliade dans un ouvrage brillant (4),
mais où les faits gréco-romains sont à peu près passés sous silence (5).
Or un groupe de faits concordants atteste une étonnante diffusion
de cette vieille idée dans l'Antiquité. Le langage en conserve
mainte trace puisque tous les verbes qui désignent les gisements
minéraux sont empruntés au domaine de la génération.
Le verbe γίγνεσθαι, qui correspond à γενέθλη, se rencontre
dans d'innombrables passages à propos de substances minérales :
Théophraste, De lapidibus 25 (Eichholz) : ή σμάραγδος γίνεται εν
τοις εν εφικτω και γνωρίμοις τόποις.
Lxx, Job, 28, 2 : σίδηρος μεν γαρ εκ γης γίνεται.
Diodore, II, 36 : γίνεται γαρ εν αύττ} (Inde) πολύς μεν άργυρος
καΐ χρνσός.
V, 27 : κατά γοϋν την Γαλατίαν αργυρός μεν ου γίνεται,
V, 38 : γίνεται δε και καττίτερος εν πολλοίς τόποις της
'Ιβηρίας.

(1) Α. Daubrée, La génération des minéraux métalliques dans la pratique des mineurs du Moyen
Age d'après le Bergbüchlein, dans Journal des Savants, 1890, p. 379-392 ; 441-452.
(2) P. Sébillot, L·s travaux publics et les mines dans les traditions et les superstitions de tous
Us pays, Paris, 1894, p. 395.
(3) W. Cline, Mining and Metallurgy in Negro Africa, Paris, 1937, p. 1 17 sq.
(4) M. Éliade, Forgerons et alchimistes, Paris, 1956, passim, spec. p. 46, sq. Voir aussi
T. A. Rickard, Man and Metals, Londres, 1932 ; tr. fr., Paris, 1938, p. 42 et 178 ; R. J.
Forbes, Metallurgy in Antiquity, Leiden, 1950, p. 85, 141, 144 ; R. J. Forbes, Studies in
Ancient Technohgy, t. VIII, Leiden, 1964, p. 76-78.
(5) Seuls textes cités : Pline, XXXIV, 49 ; Strabon, V, 26 ; Nonnos, II, 493.
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Strabon, XI, 18, 6 (513) άργυρος <5' ου γίνεται παρ' αύτοΐς (Massagètes).
XV, 2, 10 (724) γίνεται ôè παρ1 αύτοΐς καττίτερος (Drangiane).
XVI, 4, 20 (779) ο σμάραγδος και ô βήρυλλος εν τοις τον
χρυσίου μέταλλο ις εγγίγνεται.

Le sens du verbe est vague, l'acception est d'un simple devenir. Mais
quel devenir ? Il s'agit toujours de gisement, exploité ou non,
jamais de l'extraction du minerai ou de la production du métal. Il
faut remarquer que εστί est rarissime (x).
La terminologie latine est plus précise, qui distingue fit et
nascitur. Or, pour des minéraux, c'est toujours le second verbe
qui est employé :

César, B.G., V, 12, 4 (Bretagne) : nascitur ibi plumbum album in mediterra-


neis regionibus.
Pline, H.N., XXXIII, 118: Iuba minium nasci et in Carmania tradit (2).
Pline, H.N., XXXIII, 158: in argenti et auri metallis nascuntur etiamnum
pigmenta, sil et caeruleum.
Pline, H.N., XXXVII, 55 (adamas) : ita appellabatur ami nodus in metallis
repertus perquam raro nee nisi in auro nasci videbatur.
Vitruve, VII, 12, 2 (le réalgar artificiel) : multo meliorem usum praestat
quam quae de metallis per se nata foditur.

Il serait téméraire d'affirmer que les auteurs cités avaient


conscience de faire allusion à la croissance des minerais. L'usage
courant devait être devenu mécanique.
Mais il existe un certain nombre de désignations plus précises,
qui toutes s'expliquent par référence à la croissance des minéraux.
Si τίκτω est rare, γεννάω est usuel, par exemple chez Dioscoride qui,
pour les matières artificielles, emploie σκευάζομαι (3).

Mat. med. V, 79 Wellmann : γεννασθαι δε φασιν ιόν και èv τοις Κυ-


πριακοϊς μετάλλοις, τον μεν λίθοις τισίν έπανθοϋντα των
εχόντων τον χαλκόν, τον ôè εκ τίνος σπηλαίου στάζοντα.
V,91 κυανός γεννάται μενενΚνπρω εκ των χαλκουργικών μετάλλων.
V, 104 άρσενικόν κατά τα αυτά γεννάται μέταλλα ττ\ σανδαράκγ}.

(1) Ctesias chez Photios, Bibliothèque, 72, p. 46 Β 25, parlant de l'Inde : εστί ôè αυτόθι
αργυρός πολύς καΐ άργύρεα μέταλλα. A moins qu'il ne s'agisse de métal déjà
extrait et mis en circulation.
(2) Cf. Pline, XXXV, 39 et Isidore, Etymologiae, XIX, 17, II.
(3) Dioscoride, V, 76 ; 81 etc.
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Aussi chez Strabon, III, 2, 3 (p. 142) : κατά δε τάς Κωτίνας λε·
γομένας χαλκός τε άμα γεννάται και χρυσός.
Pareillement dans Tzetzès, Chil. XII, 322 :
Άλνβη πόλις άριστον τον αργνρον γεννώσα.
On rencontre également φύειν, par exemple chez Lucien (x) et dans
l'adjectif αυτοφυής qui désigne, chez Théophraste, Pazurite naturelle
par opposition à son imitation synthétique (2).
Les textes latins sont aussi éloquents, puisqu'on y rencontre gignere
et procreare :
Pline, H.N., 33, 67 : cetero montes Hispaniarum, aridi sterilesque et in quibus
nihil aliud gignatur, huic bom fertiles esse coguntur.
Pline, H.N., 34, 156 : nunc certum est {plumbum album) in Lusitania gigni et
in Gallaecia.
Tacite, Germanie, 5 : nee tarnen adfirmaverim nullam Germaniae venam argentum
aurumve gignere.
Vitruve, VII, 6 : colores vero alii sunt, qui per se certis locis procreantur et inde
fodiuntur, nonnulli ex aliis rebus, tractationibus aut mixtionum temperaturis
compositi perficiuntur, uti praestent eandem in operibus utilitatem, primum
autem exponemus, quae per se nascentia fodiuntur.
Il convient de remarquer que ces termes ne sont pas spécifiques
de la mère, mais qu'ils désignent très généralement la procréation (3).
Un tel ensemble de faits concordants, passés dans l'usage de la
langue (4), semble exclure la simple métaphore et indiquer qu'à
l'origine tout au moins, il y a eu assimilation du monde minéral aux
mondes végétal et animal.

(1) Lucien, Charon, 12 : είπε μοι, σίδηρος δέ φύεται èv Λυδία ;


(2) Théophraste, De lapidibus, 55 : εστί δέ, ωσπερ καΐ μίλτος ή μεν αυτόματος ή
δέ τεχνική, καΐ κυανός ό μεν αυτοφυής ό δέ σκευαστός ώσπερ èv ΑΙγύπτφ.
Cf. Hesychios, s.v. γαργάραι (Latte) * λίθοι αυτοφυείς.
(3) Ce qui ne change rien à la notion ancienne de la terre-mère.
(4) On peut y joindre bon nombre d'expressions isolées, qui s'inspirent du même
domaine sémantique : Τπέ-Live, XXXVIII, 3 :Sitain Maesessumfînibus est urbs, agerfrugifer,
argentum etiam incolae fodiunt. — Silius Italicus, I, 229-230 (mines d'Espagne) : Electri
gemino pallent de semine venae | Atqtie atros Chalj/bis fetus humus horrida nutrit. — Pline, XXXIII
52 : lam regnaverat in Colchis Saulaces Aeetae subolis, qui terram virginem nactus plurimum auri
argentique émisse dicitur. — Cassiodore, Variae, IX, 3 : et si (...) memoratis rebus terra fecunda
est, offiànis sollemniter institutis, montitm viscera perquirantwr (...) mox enim, ut supernae lud
fuerint restituti, minuta quaequt graviora discementibus aquis a genetrice terra séparant.
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Deux groupes de faits confirmeront notre hypothèse. Ils ont trait


à la jachère des mines et à la sexualité des pierres.
De même que les champs se fatiguent, les mines s'épuisent,
problème qui trouve un écho chez Plutarque {De defectu oraculorum, 43, 434
a). Toutefois, des géographes, naturalistes et paradoxographes
rapportent que, çà et là, les mines se remettent à produire après une
période de jachère.
Strabon rapporte que les mines de fer de l'île d'Aithalia (Elbe)
possèdent une étonnante propriété : les cavités minières se
remplissent après un temps, comme les veines de rocher à Rhodes, les
carrières de marbre à Paros et les mines de sel aux Indes à ce que dit
Clitarque (x). Confirmation est donnée par le traité
pseudo-aristotélicien des Histoires merveilleuses (2).
Pline l'Ancien (XXXIV, 165) mentionne la même propriété pour
les mines de plomb argentifère en Espagne.
«Ces mines sont les seules qui, abandonnées, renaissent— fait étrange —
plus productives. Ce qui semble causer ce résultat, c'est l'air qui se
répand à satiété par les puits élargis, tout comme l'avortement rend,
semble-t-il, certaines femmes plus fécondes. On en a eu récemment la
preuve dans la mine Samarienne en Bétique, qu'on affermait d'ordinaire
deux cent mille deniers par an et qui, après une période d'abandon,
a été affermée quarante cinq mille deniers (3) . De même la mine Anto-
nienne, dans la même province, dont le bail était équivalent, a atteint
un revenu de quatre cent mille sesterces» (4).

(1) Strabon, V, 2, 6, p. 223 : τοϋτό τ ε δή παράδοξον ή νήσος £χει καΐ τα


ορύγματα άναπληροΰσθαι πάλιν τφ χρόνφ τα μεταλλευθέντα, καθάπερ τους
πλαταμώνας φασι τους êv 'Ρόδω και την εν Πάρω πετραν τήν μάρμαρον καΐ τους εν
Ίνδοϊς άλας, ώς φησι Κλείταρχος.
(2) Pseudo-Aristote, De mirabilibus auscultationibus, 93, p. 837 b 26 sq. : 'Ev ôè rij
Τυρρην ία λέγεται τις νήσος ΑΙΘάλεια ονομαζόμενη êv fj εκ τοϋ αυτόν μετάλλου πρό-
τερον μεν χαλκός ώρύασετο εξ οΰ φασι πάντα κεχαλκενμένα παρ' αύτοϊς είναι,
επειταμη κέτι ενρίσκεσθαι, χρόνου δε διελθόντος πολλού φανήναι εκ τοϋ αύτοΰ
μετάλλου σιδήρου.
(3) Le texte des manuscrits est corrompu ; on attend un chiffre élevé.
(4) Pline, XXXIV, 165 : Mirum in his solis metallis, quod derelicta fertilius revivescunt. Hoc
videtur facere laxatis spiramentis ad satietatem infusus aer, aeque ut feminas quasdam fecundiores
facere abortus. Nuper id compertum in Baetica Samariensi métallo, quod locari solitum * CC annuis,
postquam obliteration er at, *XLV location est. Simili modo Antoninianum in eadem provincia pari
locationepervenitad HS CCCC vectigalis. — Traduction de H. Le Bonniec (Coll. des
Universités de France).
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Virgile {Enéide, X, 174) appelle l'île d'Elbe :


insula inexhaustis Chalybum generosa metallis.
Servius commente ainsi ce vers :
« Plus elle est épuisée, plus elle est généreuse, c'est-à-dire πολύγο-
νος. Donc in exhaustis n'est pas un seul mot. Car Pline l'Ancien
raconte que, alors que dans d'autres régions, les métaux extraits, les
terres sont vides, à Ilva tout au contraire les métaux enlevés renaissent
et sont à nouveau extraits des mêmes endroits» (}).
Quoique K. C. Bailey ait proposé pour l'un au moins de ces
phénomènes une explication rationnelle et chimique (2), il s'agit
bien plus ici de superstitions de mineurs et de carriers. On y joindra
deux passages d'un Pseudo-Aristote : des minerais replantés dans la
terre se remettent à croître, tel le cuivre dans certains districts
miniers de Chypre (3) et, d'elles-mêmes, les scories d'or en Macédoine
produisent à nouveau du métal (4).
C'est chez Théophraste que pour la première fois apparaissent les
désignations αρρην «masculin» et θήλυς « féminin », appliquées à
des substances minérales.
Trois « pierres » sont ainsi qualifiées dans le De lapidibus : le λυγ-
γονριον, que l'on croyait fait d'urine de lynx coagulée et qui serait de
la tourmaline ou de l'ambre fossile (5), le κυανός qui est de l'azurite
(1) Servius, Ad Aen. X, 174 : Quanto exhausta fuerit, tanto generosior, hoc est πολνγονος.
Ergo in exhaustis non est una pars orationis. Namque Plinius Secundus dicit, cum in aliis regionibus
effossis metallis terrae sint vacuae, apud Jlvam hoc esse mirum quod sublata renascuntur et rursus de
idsem locis effodiuntur. La citation de Pline est approximative ; Pline ne parle pas de l'île
d'Elbe, mais des mines d'Espagne.
(2) L'oxygène de l'air peut, par exemple, transformer un sulfure en sulfate. K. G. Bai-
ley, The Elder Plinfs chapters on chemical subjects t. II, Londres, 1932, p. 253. Selon R. J.
Forbes, Metallurgy, p. 144, la forme dendritique des filons aurifères aurait donné aux
mineurs l'idée d'une plante.
(3) Pseudo-Aristote, De mirabilibus ausadtationibus, 43, p. 833 a 30 : ΦασΙ ôè καΐ êv
Κύπρω περί τον καλούμενον Τυρριαν χαλκόν δμοιον γίγνεσθαι. Κατακόψαντες
γαρ ώς εοικεν, εις μικρά σπείρουσιν αυτόν, είθ' υδάτων επιγενομένων
αυξάνεται καΐ έξανίησι και οΰτως συνάγεται.
(4) De mir. ausc, 42, p. 833 à 28: Περί Φιλίππους της Μακεδονίας είναι λέ-
γουσι μέταλλα εξ ών τα έμβαλλόμενα άποσύρματα αύξάνεσθαί φασι καΐ φύειν
χρυσίον, καΐ τοϋτ' είναι ψανερόν.
(5) Ε. C. Galey et J. G. Richards, Theophrastus on the Stones, Columbus (Ohio), 1956,
p. 109-116 ; E. D. Eichholz, Theophrastus de lapidibus, Oxford, 1964, p. 107-109. Diosco-
RIDE, II, 81, raille la légende : il s'agit simplement d'ambre ptérygophore.
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(carbonate basique de cuivre) (*), et le σάρδιον qui désignerait de la


cornaline ou de la sardoine (2). Voici ce passage de Théophraste :

« Et il existe encore, comme il a été dit plus haut, d'autres différences


entre les pierres, même portant le même nom. Pour la cornaline, l'une,
diaphane et plutôt rouge, s'appelle femelle ; l'autre, également
transparente, mais plus foncée, est dite mâle. La pierre de lynx se distingue de
la même manière : la femelle est plus transparente, plus jaune. L'azu-
rite est également appelée l'une mâle, l'autre femelle, le mâle est plus
foncé» (3).

Il s'agit donc, chez Théophraste, d'une simple question de


couleur et de transparence : la cornaline et l'azurite, pierres femelles, sont
de couleur claire ; la sardoine et des cristaux d'azurite (proches du
lapis-lazuli) (4), pierres mâles, sont de couleur sombre ; quant au
λνγγονρίον, Théophraste rattache le « sexe » de la « pierre » au sexe
de l'animal qui l'a produite (5).
Pour Théophraste, ce sont des désignations traditionnelles, plus
vieilles que lui, dont il ne cherche pas à découvrir l'origine. Cette
origine serait peut-être assyro-babylonienne (e). Toutefois, aux dires
de Sénèque (7) les Égyptiens eux aussi voient dans chaque élément

(1) Voir à ce sujet mon article Lapis-lazuli, azurite ou pâte de verre? A propos de kuwano et
kuwanowoko, dans Studi Miceneied Egeo-anatolici (Rome), t. IX (1969), p. 47-66.
(2) Galey-Richards, op. cit., p. 122-123. — Pline, XXXVII, 106, distingue
autrement : in his autem (se. sardis) mares exdtatius fulgent, feminae pigriores et crassius nitent.
(3) Théophraste, De lapidibus, 31 : Τον γαρ σαρδίον τό μέν διαφανές έρν-
θρότερον δε καλείται θήλυ, το δέ διαφανές μέν μελάντερον δέ άρρεν, καΐ τα
λνγγονρια δέ ωσαύτως, ών τό θήλυ διαφανέστερον και ξανθότερον, καλείται δέ
καΐ κύανος δ μέν αρρην δ δέ θήλνς ' μελάντερος δέ ό αρρην.
(4) Théophraste, De lap., 37 : (ή σάπφειρος) μέλαινα ούκ άγαν πόρρω τον
κνάνον τον άρρενος. La confusion est fréquente, par exemple chez Solinus, XV, 28 :
Et çyaneus e Sçythia est optimus, si caerulo coruscabit : cujusgnari in marem etfeminam genus dividunt.
Feminis nitor purus est ; mares punctillis ad gratiam interlucentibus auratilis pulviculus variât.
(5) Théophraste, De lap., 28 : βελτίω δέ τα των αγρίων ή τα των ήμερων καΐ
τα των αρρένων η τα των θηλειών ώς καΐ της τροφής διαφερούσης, καΐ τοϋ πο-
νεϊν η μή πονεΐν, και της τον σώματος δλως φύσεως, fi ξηρότερον τό δ'ύγρότερον.
(6) G. Boson, Les métaux et les pierres dans les inscriptions assyro-babyloniennes, Munich,
1914, p. 73.
(7) Sénèque, Questions Naturelles, III, 14 : Aegyptii quattuor elementa fecerunt, deinde ex
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eau-air-feu-terre, une dualité et distinguent par exemple terres mâles


et terres femelles selon la dureté. En tout cas, ces superstitions de
lapidaires ressortissent au même ordre d'idées.
Ce type de désignation survivra chez Pline l'Ancien pour
caractériser des gemmes (*). Elle connaîtra un développement considérable
dans les lapidaires de basse époque (2).
La sexualisation du monde minéral n'atteint pas seulement la
manière de désigner les pierres. Elle atteint également leurs rapports.
En effet, il était tentant de décrire les phénomènes de magnétisme en
termes d'attraction amoureuse. C'est le cas pour la pierre de
Magnésie (3). Et Nonnos appelle «mâle» et «femelle» les deux pierres
dont le choc engendre le feu (4).
Enfin, certaines pierres sont dites κνονσαι «enceintes». Il s'agit
de géodes en forme de coquille creuse, contenant un noyau argileux,
sablonneux ou pierreux (5). Ces pierres sont souvent des concrétions
d'argile ferrugineuse, sidérite ou limonite.
Si Théophraste parle avec scepticisme d'un « pouvoir générateur
des pierres» (e), Pline, Dioscoride, Élien et Philostrate connaissent

sîngulis bina (...) Terrant fortiorem marem vocant, saxa cautesque, feminae nomen assignant huic
tractabili et cultae.
(1) Pline, XXXVII, 92 (escarboucles) xpraeterea in omni genere masculi appellantur acriores
et feminae languidius refulgentes. — XXXVII, 101 (Sandastros, gemme non identifiée) : et
hic mares austeritas distinguât et quidem vigor adposita tinguens ; Indicae quidem etiam hebetare visus
dicuntur. Blandior feminis flamma, allucens magis quant accendens.
(2) F. De Mely, Les lapidaires de l'Antiquité et du Moyen Age, t. III, Paris, 1902, p. xlv.
(3) G. A. Palm, Der Magnet im Alterthum, Programm des Evangelisch-Theologischen Seminars
Maulbronn, Stuttgart, 1867, p. 14.
(4) Nonnos, Dionysiaques, II, 493 sq. :
ώς λίθος αμφΐ λίθφ φλογερήν ώδΐνα λοχεύων
λάινον ήκόντιζε πολνθλιβές αύτόγονον πΰρ
πνρσογενής δτε θήλυς αράσσεται αρσενι πέτρφ
οϋτω θλιβομένβσιν άνάπτεται ούρανίη φλόξ
λιγννι καΐ νεφέλβσιν.
Le genre du substantif λίθος lui-même a fait l'objet de subtiles distinctions. Cf. Galien,
De simplicium medicamentorum temperamentis ac facultatibus, IX, 2, t. XII p. 194 (Kühn).
(5) Κ. G. Bailey, op. cit., t. II, p. 253 ; R. J. Forbes, Metallurgy, p. 383 ; Caley-Ri-
chards, op. cit., p. 68-69 ; Eichholz, op. cit., p. 91.
(6) Théophraste, De lap., 5 : θανμασιωτάτη ôè και μεγίστη δύναμις ein ε ρ
αληθές, ή των τικτόντων.
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l'aétite ou pierre d'aigle (parce que trouvée dans le nid d'un aigle) (x).
Cette pierre creuse, contenant un noyau dur, n'a pas manqué
d'évoquer un embryon dans le sein maternel, d'où les vertus anti-abortives
que nos auteurs leur attribuent (2).
L'assimilation est complète dans le Paradoxographe Palatin (12, 1,
Giannini) :
« Andronicos prétend qu'en Espagne dans un certain endroit on trouve
de petites pierres éparses, polygonales, naissant d'elles-mêmes, les unes
blanches, les autres cireuses, qui sont enceintes de petites pierres
semblables à elles. J'en ai détenu une pour faire l'expérience, elle enfanta
chez moi, de sorte que ce n'est pas un mensonge» (3).
La description de la pierre est moins intéressante que les termes
obstétriques utilisés.

( 1 ) Pline, HN, XXXVI, 1 49- 1 50 : Aetitae lapides ex argumenta nominis magnamfamam habent.
Reperiuntur in nidis aquilarum, sicut in decumo volumine diximus. Aiunt binos inveniri, marem ac
feminam, nee sine its parère quas diximus aquilas, et ideo binos tantum; genera eorum quattuor: in
Africa nascentem pusillum ac mollem, intra se velut in alvo habentem argillam suavem, candidam,
ipsum friabilem feminei sexus putant, marem autem, qui in Arabia nascatur, durum, gallae similem
aut subrutilum, in alvo habentem durum lapidem. (150) Tertius in Cypro invenitur colore Ulis in
Africa nascentibus similis, amplior tarnen atque dilatatus ; ceteris enim globosa faciès. Habet in alvo
harenam iucundam et lapillos, ipse tam mollis, ut etiam digitis frietur. Quarti generis Taphiusius
appellatur, nascens iuxta Leucada in Taphiusa, qui locus est dextra navigantibus ex Ithaca Leucadem.
Invenitur inßuminibus candidus ac rotundas. Hute est in alvo lapis, qui vacatur callimus, nec quic-
quam terrent.
Philostrate, Vie d'Apolhnios, II, 14 : 'Αετοί μεν καΐ πελαργοί καλιάς ούκ αν
πήξαιντο μή πρδτερον αύταΐς έναρμδσαντες δ μεν ταν αετίτην λίθον, δ δέ τον
λνχνίτην υπέρ της φογονίας και τον μή πελάζειν σφίσι τους δφεις.
(2) Pline, XXXVI, 151 : aëtitae gravidis adalligati mulieribus vel quadripedibus pelliculis
sacrifïcatorum animalium continent partus, non nisi parturiant removendi ; alioqui volvae excidunt.
Sed nisi parturientibus auferantur, omnino non pariant. — Elien, Histoire des Animaux, I, 35 :
Λέγεται δέ οΰτος δ λίθος καΐ γυναιξί κυούσαις αγαθόν είναι, τάίς αμβλώσεσι
πολέμιος ων.
Cf. C.N. BROMEHEAD,.dtf/îfeJ or the eagle-stone, Antiquity, 1947, p. 16-22 ; A. A.Barb, Birds
and medical magic, dans Journal of the Warburg and Courtauld Institute, XIII (1950), p. 316-
322. — Pline, ΗΝ, XXXVII, 154 et 163 connaît aussi des « gemmes enceintes».
(3) A. Giannini, Paradoxographorum Graecorum reliquiae, Milan, 1965, p. 356 : 'Ανδρδ-
νικός φησιν εν 'Ισπανία εν τινι τόπω λιθάρια ενρίσκεσθαι περιερριμμένα
πολύγωνα αυτοφυή, α μέν λευκά α δέ κηροειδή, α καΐ κύει δμοια έαντοϊς λιθάρια.
Τούτων δή καΐ εγώ êv πείρας ένεκα εσχον, δ δή ετεκε παρ' έμοί, ώστε το ρήμα
μή είναι ψεΰδος.
FÉCONDITÉ DES MINES 25

Tous les auteurs que j'ai cités croyaient-ils à la sexualité des pierres,
à la croissance du métal dans la mine, au renouvellement des mines
après jachère ? Non certes. La plupart rapportent, sans y croire,
des superstitions de mineurs. Ils emploient, sans y prendre garde,
des expressions consacrées du langage des lapidaires. Mais il nous
semble que ces faits épars procèdent d'une même idée ancienne :
la conception biologique du monde minéral, dont Origène (x)
témoigne encore explicitement :
'Εν εαυτοίς ôè έχει την αίτίαν τοϋ κινεΐσθαι ζώα και φυτά
και άπαζαπλώς δσα ύπο φύσεως και ψυχής συνέχεται, εξ ών
φασιν είναι και τα μέταλλα.

« Ont en eux-mêmes la cause du mouvement les animaux, les


plantes et, d'une manière générale, les êtres qui sont constitués de
corps et d'âme, parmi lesquels, dit-on, il y a aussi les minerais.»

Robert Halleux.
Aspirant du F.N.R.S.

(1) De principiis, p. 108 Delarue = Stoicorum Veterum Fragmenta 988, t. II p. 287.

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