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Approches littéraires
de l'or alité africaine
Éditions KARTHALA
22-24, boulevard A r a g o
75013 Paris
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Cet article a pour objet l'analyse des rituels du cycle des cérémonies
funéraires des chasseurs malinké . Mon objectif consiste à présenter
3
1. C h a n t
Commençons par le chant, très beau, très ancien, mais comme le
lecteur le constatera, d'une poésie hermétique qui le rend incom-
préhensible au premier abord. L'Envol du vautour est chanté sur un air
mélodique intitulé Le poil de nain ou Le poil du héros de la chasse* à
l'occasion de la cérémonie funéraire sînbonnasi , que je décrirai plus
5
3 II reste à souligner que les textes des chants ainsi que la description détaillée des
cérémonies proviennent de mes propres investigations effectuées lors de mes
missions de l'UMR 8135 du CNRS, Langage, langues et cultures d'Afrique noire
(LLACAN), au Mali dans l'arrondissement de Naréna, dans la commune de Balam-
Bakama, d'octobre à décembre 2003 de mars à mai 2004 et en septembre 2004.
4 gère nogo, les nains étaient considérés comme les premiers et meilleurs chasseurs.
Cf. Y. T. Cissé (1985 et 1994) ; B. Camara (2001). Par ailleurs, le fait qu'un
chasseur soit particulièrement chanceux est souvent expliqué par sa possession
supposée d'un poil de nain qui est considéré comme un génie de brousse.
5 Cette cérémonie est organisée, habituellement, entre 2 et 7 ans après la mort du
chasseur. Étant donné que lors de mon séjour sur le terrain elle n'a pas eu lieu, le
texte dont je dispose m'a été confié par le chef des chasseurs (donsokuntigi ) du
village où j ' a i travaillé et confirmé ensuite par le chantre des chasseurs (serewa)
qui a néanmoins refusé de me le chanter. Quelques-uns parmi les couplets que j ' a i
pu récolter ont été publiés dans l'analyse de L'Envol faite par B. Camara (2001),
d'autres rappellent les strophes des chants commentées par Y. T. Cissé, mais
certaines parties du texte n'ont jamais fait l'objet de publication.
PAROLE, ACTION ET OBJET 203
L'ENVOL DU VAUTOUR
1. Le vautour s'est envolé
2. Vautour de Kontron / Envol majestueux du vautour
6 7
6 Kontron et Saane, sont les divinités tutélaires de la chasse. Ainsi, les chasseurs
sont considérés comme les enfants de Saane et de Kontron, et l'expression
« vautour de Kontron (de Saane) » peut être interprétée comme une figure
métaphorique utilisée pour évoquer le chasseur (mort).
7 Je maintiens ici la traduction proposée par B. Camara. Néanmoins, une autre
interprétation de cette expression est étymologiquement possible : jan :
brousse ; ba : grande, profonde. Donc : « le vautour s'est envolé de la brousse
profonde». Le quatrième vers de la traduction parallèle serait: «le vautour
s'envole du début (kanda : cou + bouche) de la brousse profonde ».
8 Littéralement « supporter les forces néfastes et vengeresses (pama) qui se
dégagent de l'être vivant au moment de sa mort et qui attaquent celui qui en a été
la cause ».
9 De kun : limite + dan : dépasser + sogo : viande ; cette étymologie du mot m'a été
donnée par des chasseurs du village et est également confirmée par B. Camara
(2001 p. 189). L'expression veut dire littéralement « viande morte» ou « viande
de la mort ». Cette viande morte est donc celle du cadavre. Elle évoque de manière
immédiate l'image du gibier fraîchement tué, encore plein de sang. Du fait de sa
204 APPROCHES LITTÉRAIRES DE L'ORALITÉ
2. H e r m é n e u t i q u e
J'essayerai, tout d'abord, de retracer, strophe par strophe, la signi-
fication et la symbolique des images évoquées dans le texte.
Le chant est dominé par la figure du vautour. La présence de ce
charognard est récurrente dans les louanges des chasseurs célèbres et
renommés. D'ailleurs, les parties du gibier que les chasseurs doivent
apporter à leurs chefs avant les cérémonies annuelles du carrefour
19 Le chasseur est souvent présenté comme celui qui n'a ni père ni mère, à partir du
moment où il intègre la confrérie.
PAROLE, ACTION ET OBJET 207
compte du sens implicite de cette strophe. En effet, dire que « les vau-
tours ne se regroupent jamais pour rien » exprime qu'ils ne se
rejoignent jamais qu'autour de la mort, autour d'un cadavre animal ou
humain. En cela ils se rapprochent des chasseurs, se regroupant
d'ordinaire en présence du gibier mort et réunis ici autour de l'image
symbolique du cadavre d'un membre de la confrérie. Une équivalence
symbolique entre la mort du sînbon et du gibier, ou entre le chasseur et
son allié animal est-elle alors suggérée ? Pour répondre à cette question
il nous faut poursuivre l'herméneutique du chant, en l'occurrence
éclairer l'expression kundansogo dans la troisième strophe.
Au premier niveau de lecture, qui est appelé par les Malinké les
« paroles de jour », kundansogo peut être traduit par « viande de
rait être considérée comme une allusion au défunt . Or, on sait que le
27
Il va de soi que cette opposition entre deux formules sociales ne prend toute
sa valeur que si l'anthropophagie est prise en un sens métaphorique. On
aurait ainsi les sociétés 'anthropémiques', allergiques aux différences et qui
tendent à les éliminer hors du corps social (...), et les sociétés 'anthropopha-
giques' qui s'efforcent au contraire de les intégrer, (p. 79).
Si on admet que les chasseurs disposent dans la société malinké d'un
statut particulier, on peut voir dans les procédures rituelles funéraires
une manière de leur re-intégration sociale. Pour pouvoir conforter ou
délaisser de telles hypothèses, pour donner la réponse aux questions
27 Cette interprétation m'a été donnée de manière explicite et ferme par le serewa
avec qui j'ai travaillé.
28 En fait, « tête » en malinké se dit kun. Ainsi on observe un jeu de mots, très
typique de la poésie des chasseurs, provenant du rapprochement de l'adverbe de
lieu karanden kun « sur la tête du disciple-chasseur» (vers 9 et 11) avec
l'expression kundansogo (vers 10 et 12).
29 Je n'ai trouvé qu'une seule formulation confirmant directement cette hypothèse
et elle n'a pas de validité scientifique puisqu'il est question du roman d'A.
Kourouma, Allah n 'est pas obligé (2002).
210 APPROCHES LITTÉRAIRES DE L'ORALITÉ
3. Objet et action
Les rituels funéraires des chasseurs malinké comportent plusieurs
séquences dont certaines ne sont accessibles qu'aux initiés. Du début au
terme des rites, une durée plus ou moins longue peut s'écouler, dépen-
dant essentiellement de l'argent dont dispose la famille du mort.
Néanmoins, dans l'ensemble des actions rituelles engagées, le premier
rôle symbolique est réservé à un petit canari de terre crue nommé
daga fune qui, n'ayant pas subi l'effet du feu, conserve sa couleur
naturelle rouge. Selon les explications que l'on m'a données, ce canari
est commandé à la femme du forgeron qui connaît la poterie par la
famille du défunt immédiatement après l'annonce de sa mort,
30
30 Une provenance différente mais très intéressante de ce canari est mentionnée par
G. Cashion (1984 pp. 223-225) qui l'appelle d'ailleurs « sacred pot» (pama
daga), et l'identifie au récipient où le chasseur dépose ses fétiches. Avant la
cérémonie funéraire du septième jour (kalayele) les chasseurs et les descendants
mâles du maître chasseur (sînbon) lavent dans ce canari les fétiches du défunt et
se réunissent ensuite au carrefourrituel(dankun) pour s'approprier la force de ces
derniers. Il reste à noter que quelle que soit l'origine du canari, les deux
interprétations se rejoignent sur la constatation que cet objet est supposé
contenir les forces vitales du défunt.
31 Ce sifflet est nommé d'ailleurs su file « sifflet du mort » puisqu'il annonce
d'ordinaire la mort d'un animal ou d'un chasseur.
32 Descriptions assez sommaires de ces rituels : Y. T. Cissé (1994 p. 118, 152-157),
G. Cashion (1984 p. 230), J. Hellweg (2001 pp. 194-196).
PAROLE, ACTION ET OBJET 211
faisant pas exception à cette règle générale, le canari s'y trouve ainsi
enveloppé de feuilles. Dans cet état, il attend la fin de la veillée
fanéraire.
Les chasseurs reviennent alors au village où, en présence de la
teille du défunt et d'autres villageois, on célèbre durant toute la
soirée et toute la nuit le sînbonnasi. La manifestation débute par
L Envol analysé au début de l'article, repris ensuite vers minuit et
chanté pour la dernière fois juste avant l'aube. À ces trois occasions
nus les initiés doivent se lever, former un cercle et exécuter des pas
lents, majestueux. En même temps, ils visent de leurs fusils un tas de
bois sec que le chef des chasseurs allume en secret au début de la
cérémonie. Dans les intervalles séparant les répétitions de L'Envol le
diantre de chasseurs anime la cérémonie avec des chants connus et 35
suivante du rituel, qui est nommée « tir sur la peau » (golo bon). Elle
consiste, selon mes informations qui différent légèrement des descrip-
tions faites par Y. T. Cissé , en un jeu lors duquel les chasseurs, par-
37
4. É n e r g i e
Au sujet de pama, J.-P. Colleyn (2004 p. 9) constate :
Signifiant flottant, comme le mana polynésien (...) il sert à la fois à
désigner une force secrète et mystérieuse et à combler le vide logique, en
permettant, en quelque sorte, d'affirmer à la fois la présence et l'absence de
Dieu et à médiatiser les relations sociales. Pour une bonne part, l'activité
rituelle consiste à canaliser le pama, à l'attirer, à le détourner, à le stocker.
39 Ces braises ne peuvent faire l'objet d'aucun d'autre usage ; après la fin de la
cérémonie publique elles sont donc transportées au carrefour rituel.
214 APPROCHES LITTÉRAIRES DE L'ORALITÉ
dépasse le cadre de cette étude. I l n'en reste pas moins que la notion de
pama peut être définie comme centrale, et liée directement à tous les
rites, y compris donc les rites cynégétiques . Pour appréhender les
40
Dès lors, on comprend que les chasseurs sont exposés davantage que
d'autres groupes sociaux à affronter le pama puisque, de par leur acti-
vité professionnelle, ils le déclenchent. N'étant pas, pour autant,
supposés échapper à tout danger potentiel, contrairement aux gens de
castes, insensibles aux préjudices de pama (F. M . Sidibé, 2001 p. 314),
les chasseurs mettent alors en place leurs moyens de protection. Les
techniques et procédures rituelles comme le recours aux plantes et à
des formules magiques assument cette fonction. Malgré tout ce qui
41
est mis en œuvre, i l est fort possible que les forces vengeresses du gibier
exterminé poursuivent le chasseur durant sa vie et ne disparaissent
même pas à sa mort. C'est pourquoi - chasseurs et chercheurs étudiant
la question s'accordent tous sur ce point - un procédé complémentaire
doit exister permettant de rétablir l'équilibre énergétique. Tel est
l'objectif du cycle de sînbonnasi célébré afin d'anéantir à la fois les
forces vengeresses du gibier et celles qui pourraient être déclenchées
par une conduite sociale imparfaite de la part du défunt . 42
retombent pas sur l'individu dans sa future existence, mais sur les membres
vivants de sa famille.
43 F. Héritier (1996), M. Douglas (1970).
44 En fait, on considère que les humains, et plus fréquemment les femmes, peuvent
posséder le pama dans certaines parties de leur corps. À la différence des forces
vengeresses des animaux qui se déclenchent toujours à leur mort, le pama des
humains agit dans des situations de conflit alors que la personne qui les dégage
est vivante.
45 Ce qui semble en partie confirmé par la nomination de l'acte de défloration (keîe)
renvoyant à la notion de « lutte » et de « guerre » ; information orale de J. Dérive.
46 Par ex. chez G. Cashion (1984 p. 275)pama daga « sacred pot » ; sur le terrain j'ai
assisté à l'interprétation : pamama mapan « serpent sacré ».
216 APPROCHES LITTÉRAIRES DE L'ORALITÉ
et les attache ensuite avec une ficelle tressée selon le rite et nommée
« l'intestin du chien » (wulu nogo ). Lors de cette opération, en
}4
Au nom de Dieu
Que la maison (te) soit douce
Que la brousse (te) soit désagréable
Que la brousse (te) soit désagréable
Que la maison (te) soit douce
50 « According to Odienné dozos, Manimory sacrified his first wife and his second
wife's son in the forest before vanishing later on the same spot in kind of self-
sacrifice. As a resuit, he became omniprésent and all-powerful in the forest, where,
to this day, he helps those hunters who remain faithfu! to their initiatory vows.»
J. Hellweg (2004 p. 10).
51 Lestigessont de même taille que le canari.
52 Annona glauca.
53 Diospyros mespiliformis.
54 Wulu nugu (bambara). En fait, le cordon est comme composé de petits anneaux
formant ainsi une sorte de chaîne. Le chien, fidèle compagnon et allié traditionnel
du chasseur n'échape pas à certaines trahisons de la part de son maître, se
trouvant parfois sacrifié, et représentant alors à son tour une nouvelle image du
sacrifice du chasseur. H est aussi sacrifié dans certaines sociétés secrètes comme
le Komo où, selon nombre d'auteurs, il figure le sacrifice humain. Cf. Y. T. Cissé
(1994 p. 107), S. Camara (1982 pp. 190-205).
55 Krisi (malinké), kilisi (bambara).
220 APPROCHES LITTÉRAIRES DE L'ORALITÉ
paraît aussi assez fréquent que les actions rituelles soient exercées non
sur les matières « premières », dans notre cas, sur le corps du défunt,
mais sur l'objet symbolique confectionné à cet usage, son image en
quelque sorte. M . Taussig (1993) revisitant la conception de
l'efficacité symbolique, reconnaît pleinement cette propriété
« magique » de l'image qui permet à l'homme de transformer la réalité
par la re-création et l'acte effectué sur son « double » mental, verbal,
graphique ou matériel. I I est ici question moins de foi, de conviction,
de suggestion comme l'aurait soutenu C. Lévi-Strauss (1958) que de la
perception, de la mise en relation par l'action, car, comme l'écrit M .
Taussig (1993 p. 21) : «voir ou entendre quelque chose c'est être en
contact avec cette chose ». On retrouve alors le problème de la magie,
de la définition du réel opposé à l'apparence, la production, la fabrica-
tion. Or, ces frontières fortement ancrées dans la pensée occidentale
semblent aussi peu opérantes dans l'interprétation de la culture orale
que l'était la distinction entre paroles, actes et objets dans l'analyse du
rituel.
Commentant le sens profond du rituel S. Camara (1994 p. 34)
écrit :
Le rituel dramatique est d'abord un mystère qui ramène les hommes à leur
nature spirituelle originaire invisible. Réduisant indéfiniment la distance qui
sépare l'absent du présent, le mort du vif, le monde de l'homme, la limpide
subtilité de rime de l'envasement des corps, il tente de faire les hommes
semblables aux dieux.
Conclusion
Le chasseur, de son vivant, jouit dans la société malinké d'un statut
particulier et ambivalent Tout en reconnaissant son rôle nourricier,
protecteur de la communauté et sa fonction de héros fondateur des
«liages malinké, la société lui attribue une place à part. Elle reste
iente que son pouvoir de vie et de mort sur chaque être le situe en
e de la condition humaine ordinaire. Lui seul déclenche des forces
^±stes en donnant la mort, lui seul traverse la frontière de l'inconnu,
la brousse profonde. Après sa mort, i l forme potentiellement un
er pour la communauté. D'où la réaction de la société qui doit à la
!z s'assurer de sa disparition définitive et s'approprier ses forces en
Cf. Y. T. Cissé (1994) ainsi que mon texte sur l'espace cynégétique en cours de
rédaction.
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Références bibliographiques
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