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Bulletin de la Société

préhistorique de France

Réflexions sur la Magie de la Chasse


III. L'ours sans tête de Monlespan
Jean Charet

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Charet Jean. Réflexions sur la Magie de la Chasse. In: Bulletin de la Société préhistorique de France, tome 47, n°5, 1950. pp.
264-267;

doi : https://doi.org/10.3406/bspf.1950.2797

https://www.persee.fr/doc/bspf_0249-7638_1950_num_47_5_2797

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264 SOCIÉTÉ PRÉHISTORIQUE FRANÇAISE

Réflexions sur la Magie de la Chasse.


III. L'ours sans tête de Monlespan (1).
PAR
J. CHARET.

Le 23 août 1923, Norbert Casteret découvrait dans la galerie


sèche de la caverne de Montespan deux très importants modelage»
en argile. L'un figurait deux félins, l'autre un ours. C'est cette
seconde sculpture qui va être l'objet de notre étude.
Elle représente un animal sans tête de 0m60 de haut et de lm10 de
long, dans une position accroupie, « les pattes de devant allongées;
celle de gauche a été détruite, celle de droite seule a subsisté intacte.
La forme des doigts et des griffes est nettement indiquée. Mais
d'une façon générale, les détails manquent; la statue a été
grossièrement faite... et l'artiste préhistorique n'a pas apporté à sa
confection la minutie, le réalisme et l'art que l'on remarque sur
les statues de bisons en argile du Tue d'Audoubert. Cependant la
silhouette générale et en particulier la position des pattes, la croupe
très forte, haute et arrondie, permettent de reconnaître un ours
dans cet animal sans tête. Celle-ci n'a jamais été faite. La section
du cou, légèrement inclinée, est lisse et patinée comme le reste
. du corps ». Elle présente un trou triangulaire, comme celui
qu'aurait laissé une cheville. Or un crâne d'ourson gît entre les
pattes, qui a pu être fixé au cou de la statue par une cheville.
Le corps est criblé de coups, une trentaine environ, et zébré par
de larges estafilades. Une à droite, à la naissance du cou, est
particulièrement importante. Sur le flanc gauche de la bête est dessiné
un signe étrange. Enfin, le modelage n'a pas partout la même
vigueur. Les formes sont arrondies, émoussées en avant du garot
et au-dessus des épaules, comme si elles avaient subi le frottement
d'une peau d'animal. Telle est la description que l'on peut faire
de l'ours sans tête de Montespan en suivant de près le mémoire du
comte Bégouën et de Norbert Casteret (2). Peut-on interpréter cette
oeuvre préhistorique et comment convient-il de le faire?
A la fin de leur étude, MM. Bégouën et Casteret disaient qu'ils
voyaient dans les sculptures de Montespan des œuvres de
signification magique. Leur attention se portait sur les trous profonds
et les entailles que présentent les modelages. Ils estimaient que
ceux-ci avaient été faits au cours de cérémonies d'envoûtement (3).
Dans son rapport lu à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres,
le comte Bégouën disait également : « L'artiste voulait représenter
un animal qu'on devait tuer et dont au cours de la cérémonie
magique, on allait déjà blesser et peut-être détruire l'effigie » (4).
(1) Voir B. S. P. F.. XLIV, 1947, p. 170 et B. S. P. F., XLV, 1948, p. 268.
(2) La caverne de Montespan, Revue anthropologique 1923, p. 532.
(3) Idem, p. 545.
(4) Les Modelages en argile de la caverne de Montespan, séance du 23
octobre 1923.
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Depuis M. Norbert Casteret s'en est toujours tenu, dans « Dix ans
sous terre », à la même explication, voyant dans la tête d'ours
naturelle le désir chez les Magdaléniens de façonner un double de
l'ours aussi ressemblant que possible (5).
C'est à la même interprétation que s'arrête G. Goury dans la
nouvelle édition de son ouvrage Origine et Evolution de l'Homme (6)
et c'est à elle aussi que songeait Luquet en 1939 dans son Mémoire
sur le Culte paléolithique de l'ours (7).
Or, ce que l'on paraît ignorer c'est que le savant ethnographe
allemand Frobénius, mettant en œuvre la riche collection de faits
qu'il avait pu observer en Afrique, a publié en 1933 une Histoire de
la Civilisation africaine qui révèle des mœurs nettement
apparentées à celles de la tribu de Montespan et qui semble par conséquent
permettre d'envisager une explication de la statue magdalénienne
différente de celle que l'on a envisagée jusqu'à ce jour.
Par exemple, lorsque les Koullouballi de Bafoulabé et les Bam-
bara du Sud-Ouest ont tué un lion ou un léopard qui a dévoré des
hommes, ils préparent dans la brousse un emplacement, nommé
Koulikorro Nyama. Il consiste en une haie circulaire d'épines, au
milieu de laquelle on érige la statue en argile d'un fauve sans tête.
Puis on dépouille le lion ou le léopard qu'on vient de tuer et l'on
revêt la figure d'argile de sa peau à laquelle la tête est restée
attachée. Alors tous les guerriers font le tour de la haie, tandis que
le chasseur exécute une danse à l'intérieur de l'enclos. Entre temps,
on ensevelit le cadavre (8).
L'ethnographe allemand nous expose aussi qu'un culte analogue
célébré en l'honneur de l'ours existe chez les Lapons, chez
plusieurs primitifs de l'Asie Orientale et chez les Indiens du Nord-
Ouest.
Les modalités les plus intéressantes de la fête de l'ours sont celles
que célèbrent les Giljakes du fleuve Amour. Chez ces primitifs les
ours adultes capturés à la chasse et les oursons élevés jusqu'à l'âge
adulte dans le village sont mis à mort un jour d'hiver, quand ils
sont gras à souhait. On commence d'abord par les promener dans
tout le village de hutte en hutte et à les honorer, puis ils sont tués
à l'aide de flèches tirées dans les poumons. On dépouille alors
les cadavres de leurs peaux et sans doute, comme chez les Aïnos,
en laissant ensemble les têtes et les peaux. Les ours morts, c'est-
à-dire donc leurs têtes et leurs peaux, sont fêtés comme s'ils
étaient des hôtes encore vivants invités à la fête de la mort et du
repas de l'ours. A la cérémonie qui se déroule dans le village, ils
sont assis dans une loge d'honneur. Ensuite chaque ours est emmené
à un banquet. Introduit dans la maison par la fenêtre, il doit se
chauffer au foyer, puis s'asseoir à la place d'honneur. Si on l'invite,
c'est surtout parce qu'on veut lui faire croire que ce ne sont pas
les habitants qui l'ont tué*. Une image de crapaud (car c'est un ani-

(5) Norbert Casteret, Dix ans sous terre, Perrin, 1945, p. 87.
(6) G. Goi'RY, Origine et Evolution de l'Homme, Picard, 1948, p. 427
et 428.
(7) Mélanges de Préhistoire et d'Anthropologie offerts au Pr Comte
H. Bégouén, Toulouse, 1939, p. 311.
(8) Frobénius, op. cit., p. 70 et suiv.
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mal malfaisant, d'après les Giljakes) collée sur le carreau de la
fenêtre, puis fixée même sur le museau de l'ours pour que celui-ci
la voie mieux, doit le convaincre que c'est le crapaud qui a fait le
coup. On dépèce bientôt la viande d'ours sur la table. Alors l'ours
pleure, dit-on, parce qu'il comprend ce que lui a fait le méchant
crapaud. On sèche charitablement ses pleurs. On sert de la viande
d'ours à l'ours invité comme aux autres hôtes, et on attend que
la nuit soit tombée pour la lui reprendre secrètement. En somme,
on est convaincu le soir du banquet que l'ours a reconnu lui-même
la culpabilité du crapaud et qu'il a compris par contre que les
Giljakes l'aiment et l'honorent. On pourra donc sans redouter sa
vengeance et sans trop de remords cuisiner et manger la viande
de l'ours (9). v
Ainsi chez les peuples primitifs actuels, ceux d'Afrique comme
ceux d'Asie, les actes que nous venons de décrire sont des
opérations magiques qui suivent la mise à mort des animaux. Les
opérations sont de deux sortes. Les unes ont pour objet de paralyser la
vengeance de la bête tuée et celle de son esprit qui incarne
l'essence de tous les animaux de l'espèce. Les autres tendent
à apaiser l'animal ou son esprit (10). Telles sont les raisons
complexes qui font rendre des honneurs aux dépouilles des
animaux tués. Les hommes paléolithiques n'auraient-ils pas obéi
à de semblables mobiles? Il semble bien que oui. Des vestiges
de pratiques rituelles, des crânes d'ours ensevelis à part retrouvés
dans la grotte de Cabrerets, dans celle du Draehenloch-sur-Vattis
et récemment dans la grotte des Furtins nous invitent à le penser.
A Montespan le sol est couvert « d'une vingtaine de petits tas de
terre, qui semblent des taupinières allongées, délavées par les
eaux de ruissellement. Or à Cabrerets dans la grotte David, «
l'intervalle entre deux stalagmites a été garni d'argile et façonné en
une silhouette se rapprochant de celle d'un ours. Comme à
Montespan, la tête n'est pas figurée, en plus les pattes manquent, mais
par contre des sillons assez rapprochés pourraient bien figurer le
pelage. Tout l'arrière-train est criblé de petits trous triangulaires,
représentant sans doute également des blessures. Il y a là aussi
des buttes elliptiques cachant les crânes d'ours, dont nous parlions
plus haut, nouvelle similitude de rite, qui crée entre tous ces
sanctuaires une sorte d'universalité de dogmes magiques (11) ».
Mais la statue sans tête de Montespan est-elle une statue modelée
uniquement pour apaiser la vengeance d'animaux tués, comme en
Afrique chez les Koullouballi de Bafoulabé?
Frobénius considère uniquement le fait d'une sculpture
incomplète à laquelle on ajoute la tête et la peau d'une bête tuée, or
la statue de Montespan est une œuvre complexe qui veut une
explication complexe. En effet, le corps de l'ours n'est pas seulement
modelé en argile, comme le sont les corps des félins découverts
en Afrique, il est criblé de trous à tel point que c'est ce seul fait
(9) Frobénius, idem, p. 76. On trouvera des exemples de la même
mentalité dans Lévy-Bruhl, Les Fonctions mentales dans les Sociétés
inférieures p. 273 à 275 et p. 281 et le Surnaturel et la Nature..., p. 89 à 93.
(10) Lévy-Bruhl, Les fonctions mentales..., p. 273.
(11) Goury, Oňgine et évolution de l'homme, p. 342.
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qui avait retenu l'attention des inventeurs de la grotte, et que
c'est lui qui les avait aiguillés vers une idée de magie de la
destruction. Il existe une autre particularité de la statue dont il faut
expliquer l'origine : le corps porte un dessin étrange sur le côté
gauche qui n'a pu être fait qu'antérieurement à la pose de la peau
qui a recouvert la sculpture. Les trente coups qui ont criblé l'argile
ont dû également être donnés auparavant. Pour comprendre l'ours
sans tête de Montespan, il faut donc conjuguer les deux séries
d'observations, celle du comte Bégouën ou de Norbert Casteret
et celle de Frobénius, et ébaucher une explication qui tienne lieu
des unes et des autres.
II semble au premier abord que l'on puisse en concevoir deux.
La première est la suivante : on a blessé le simulacre avant la
chasse pour s'assurer la prise d'un ours, comme on le fait
habituellement. Puis, après l'expédition, on a apaisé l'ours que l'on a réussi
à tuer en adaptant sa propre tête au simulacre qui avait servi à
des cérémonies de magie de la destruction, avec l'idée d'utiliser
maintenant la statue à des fins de magie d'apaisement.
La seconde explication consiste à admettre que la statue d'argile
a été modelée après la chasse, qu'on l'a blessée alors pour qu'elle
ressemble mieux à un être mort et qu'on l'a utilisée aussitôt en
vue d'une magie d'apaisement. %
Mais si la première explication était exacte, on aurait dû d'abord
modeler un animal complet, puis au retour de la chasse sectionner
la tête sculptée pour y substituer une tête naturelle. Or, il n'a été
retrouvé à terre aucun vestige de tête en argile et il n'y a donc
aucune preuve que la statue actuelle ait été faite en deux fois.
D'autre part, s'il est exact que la caverne renferme des crânes d'ours
cachés sous des monticules comme à Cabrerets, on peut très bien
admettre que le simulacre a été utilisé après chaque mort d'ours
pour apaiser l'animal que l'on venait de tuer. C'est pourquoi, la
seconde explication nous paraît seule valable.
En tout cas, comme nous l'avons dit plus haut, l'ours de
Montespan est une œuvre complexe qui veut une explication complexe.
Seule une explication qui tient compte de tous les aspects du
problème à des chances d'être vraie.
Nous avons essayé au cours de trois études de repenser la
question de la magie de la chasse aux temps préhistoriques.
Habituellement l'on admet une magie de la chasse efficace ou de la
destruction, une magie de la chasse féconde ou de la fécondité, et une
magie d'apaisement à l'égard des animaux tués. Or nous n'avons
pas cru pouvoir accepter les arguments invoqués en faveur d'une
magie de la fécondité, qui aurait été conçue pour provoquer la
multiplication des espèces pourchassées. Seule, la première et la
dernière magie nous paraissent certaines. La magie d'apaisement
ferme le cycle que les opérations magiques qui précèdent la chasse
avaient ouvert. Comme Га écrit Lévy Bruhl : « Aux rites d'entrée
correspondent les rites de sortie ». Le cycle de la magie de la chasse
est ainsi parfaitement complet et cohérent, ce qui ne veut pas dire
d'ailleurs que ses deux parties se soient toujours constituées
simultanément.

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