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(1) Deux tomes (120 F), collection < les Sentiers de la création », Editions
Albert Skira, exclusivité Flammarion.
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de leur climat mythique et symbolique, qui est pour eux comme
l'eau matricielle.
En parcourant en 1943 les salles de l'American Muséum of
Natural History consacrées aux tribus indiennes de la côte nord
du Pacifique, Claude Lévi-Strauss, séduit par la beauté, l'origi-
nalité et la singularité de nombre de ces masques entassés comme
des témoins ethnographiques, jugea que la plupart étaient dignes
de « prendre place, dans les musées des Beaux-Arts, entre l'Egypte
ou la Perse antiques et le Moyen Age européen ».
« Jugez », semble dire Lévi-Strauss en illustrant la Voie des
masques d'une centaine de photographies : masques, poteaux de
maison, hochets cérémoniels, coffres funéraires, exécutés dans les
villages qui essaiment depuis le golfe de l'Alaska jusqu'au sud de
Vancouver.
Ce qui d'emblée donne à ce livre un tour particulier, c'est que
l'auteur, plutôt que de brosser l'histoire de quelques peuplades
indiennes, de s'interroger sur les motifs de leur pénétration le long
de l'immense littoral, sur leur système tribal ou sur leurs moyens
d'existence, nous introduit de la même manière qu'un homme
parachuté par hasard parmi eux se verrait accueillir par des
porteurs de masques « qui s'ouvrent en deux volets pour lais-
ser apercevoir un second visage, parfois un troisième derrière
le second ». Voilà le lecteur plongé dans le monde du surnaturel.
Pas le sien, pas l'occidental, mais dans celui des Tlingit, des Haïda,
des Tsimshian, des Kwakiutl.
« C'est là une idole propre à séduire le Diable », écrivait
Peiresc en 1622 à l'un de ses correspondants qui, de l'île Maurice,
lui avait expédié une statuette.
Déjà, à l'époque de Durer, les collectionneurs appréciaient
les objets sauvages : i l en existe encore au musée de Vienne ou
au château d'Ambras, acquis par Charles Quint ou Rodolphe.
Au xviir* siècle, M . de Caylus possédait dans ses collections
quelques pièces « taillées par les sauvages », perdues au milieu
d'un fouillis de « pierres naturelles » et de coquilles recueillies
aux quatre coins de l'univers. Et Diderot, auquel rien n'échappait,
écrit lors du Salon de 1769 : « Il y a plus de verve chez les peu-
ples barbares que chez les peuples policés. »
A u xix* siècle, i l s'en fallut de peu pour que les Goncourt décou-
vrissent du « charme » à ces masques africains dont certains
s'apparentent à ces « magots » d'Extrême-Orient, objet de leur
passion.
Au cours de la première décade du xx* siècle, Derain, Picasso,
Vlaminck, se firent les hérauts de ces choses, ouvrant une nouvelle
branche dans le monde de la curiosité. Aujourd'hui, non seule-
ment les musées placent ces objets aux pinacles, mais les collec-
tionneurs se les disputent au point que certains d'entre eux éga-
lent par le prix les plus remarquables sculptures du Moyen Age.
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V oilà donc ces masques, ces poids à peser l'or, ces tapa abrités
dans les vitrines, ou disposés sur les plateaux de cuir des
bureaux Louis X V ; on les trouve beaux, inquiétants, originaux,
et la foule des curieux n'éprouve aucun dépaysement, sortant
d'une rétrospective Cézanne à l'Orangerie, à se précipiter à une
exposition consacrée à quelques tribus africaines ou à quelques
peuplades du Pacifique.
On acquiert le catalogue afin de mieux connaître ces choses.
Les curieux sont heureux d'apprendre que le numéro 63, une
statue en bois de la Polynésie, ce appartient à une catégorie de
sculptures dont peu de spécimens ont été conservés ». L'auteur
de la rubrique insiste sur ce la conception réaliste », souligne que
ce le numéro 84 ressemble aux images des Awaii », que le suivant
a perdu sa chevelure, ce on peut encore voir les trous par les-
quels elle était fixée », que la sculpture qui suit, taillée en forme
de violon, n'est autre qu'une massue, et, pour mieux orienter le
lecteur sur les voies de la beauté, le texte précise qu'ec il faut
admirer la finesse du décor de cette arme en bois exécutée sans
l'aide d'outils en métal ».
Et déjà le visiteur rêve de posséder des Tipuka, des Ta'umi
ou des Kotiate.
Ah ! les jolis noms.
Mais là s'arrêtent ses connaissances, et bien souvent aussi celles
de ces collectionneurs, de ces experts qui, quelquefois, depuis un
demi-siècle vivent au milieu de ces sculptures historiées aux cou-
leurs les plus vives, mais à qui jamais encore on n'avait révélé
pour quels motifs ces objets avaient pris forme et à quoi ils
étaient destinés.
C'est à ces curieux, souvent guidés par leur seul instinct, que
Claude Lévi-Strauss, prenant prétexte des masques indiens, s'adres-
se dans le but d'établir un nouveau système de rapports entre le
collectionneur et l'objet.
Ces objets sont beaux, certains sont superbes, mais l'auteur
laisse aux lecteurs le soin de juger de la beauté, pas plus qu'il
n'insiste sur cette notion d'ancienneté si chère aux amateurs et
qui confère généralement aux choses qu'ils recherchent un charme
inappréciable. Leur ce jeunesse » est la preuve même de leur
activité, tant, i l y a peu de temps encore, pesaient sur eux des
charges mythiques et rituelles.
A l'esthétique, l'auteur préfère découvrir les motifs pour les-
quels elles ont été créées, comme i l nous invite à pénétrer, grâce
à ces témoins de bois, de cuivre et de plumes, dans le monde des
mythologies indiennes.
Il y a moins d'un siècle encore, leur rôle consistait à rassurer
l'habitant de la demeure, à le conseiller; masques qu'il suffisait
d'arborer pour franchir les obstacles de la vie quotidienne.
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C'est pourquoi, dit l'auteur, c'est avec une attention parti-
culière qu'il faut les observer. Rien ici dans leurs formes ou leurs
décors n'est arbitraire ou issu de la fantaisie du sculpteur, sinon
des motifs décoratifs, car la mode et ses caprices sont tout aussi
présents chez les Indiens du Pacifique qu'à Paris. L'important
n'est pas que soudain les plaques de nacre ceinturent le visage,
mais que dans les masques swaihwé des Salish la vivacité du
regard reste intense, alors que dans les masques dzonokwa des
Kwakiutl les paupières restent mi-closes.
Pourquoi ces yeux tubulaires, pourquoi certains masques appa-
raissent-ils comme les contretypes de figurines taillées en ronde-
bosse ? Pourquoi ces masques swaihwé dont la partie supérieure est
parfaite, avec le front, les yeux, le nez qui épousent les formes
habituelles du modèle humain, apparaissent-ils tronqués à partir
de la base du maxillaire inférieur ? Pourquoi ces bouches large-
ment ouvertes et ces mâchoires pendantes d'où sort une énorme
langue ? I l en est de même du pouvoir d'arborer ces masques,
leur détention restant le privilège d'Indiens de haute lignée : des
baladins inspirés plutôt que des prêtres, dont on s'assurait les
services à l'occasion d'une fête — initiation, mariage, funérailles,
autant de motifs pour inviter les porteurs de masques.
Ces visages de bois ou de cuivre n'étaient pas taillés à tous
propos. Leur fabrication, leur port, étaient plus codifiés que ne
l'étaient jadis nos objets de piété, et ils se transmettaient par
héritage ou par mariage. Qu'on les égare ou qu'on les vole,
qu'importe ! puisque l'étranger qui les trouvait ne connaissait ni
le légendaire, ni les danses qui rendaient le masque efficace.
A plusieurs reprises, Lévi-Strauss souligne que le masque en
lui-même n'est rien s'il n'est accompagné de tous les mythes qui
constituent son essence même; pour mieux appuyer son propos l'au-
teur se mue en cueilleur de légendes, sur le mode naturel qu'em-
ployait Pline lorsqu'il entretenait ses lecteurs des mœurs des
peuplades qu'il visitait.
Sous sa plume, ces récits se font obsessionnels et oniriques.
Tel ce héros qui, soupçonné de désobéir à son père, part à
l'aventure, voué à une mort prochaine. Son corps se couvre
d'ulcères, la mort le guette, i l ne reste au jeune homme qu'à
aller se perdre afin que nul ne retrouve son cadavre. Epuisé par
la fatigue, i l s'arrête près d'un ruisseau et s'endort. Pendant son
sommeil, deux hommes, peints, l'un en rouge, l'autre en noir,
s'adressent à lui : « Demain, tu pécheras deux saumons, un rouge
et un noir. Tu les feras cuire selon les rites. Tu ne les mangeras
pas. Et à ce prix, tu ne souffriras pas de la faim. » Mais à l'issue
de la pêche, des grenouilles sortent de sa bouche et de sa poitrine.
La nuit suivante, les deux hommes réapparaissent : « Au lever
du jour, tu suivras le cours du torrent jusqu'à ce que tes pas
t'entraînent au bord d'une vaste demeure dans laquelle tu trouve-
ras des costumes de danse. »
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« Le moment est venu de retourner dans ton village, lui déclare
celui qui l'accueille. Tu purifieras ta maison, puis, après avoir
tressé un panier, tu ordonneras à ta sœur de se couper trois lon-
gueurs de cheveux, de les nouer bout à bout, de les immerger
comme s'il s'agissait d'une ligne de pêche. »
Mais alors que la sœur tire les appeaux, on entend des rumeurs
sourdre du fond de l'eau, et en guise de poissons la jeune fille,
épouvantée, amène deux masques sur la berge.
« N'éprouve nulle crainte », lui dit son frère en plaçant chaque
masque dans un panier. Et la nuit suivante, devant les villageois
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tagne, ces ogres et ces gnomes qui, pour perdre les enfants, les
entraînent dans l'intérieur du pays; heureusement ces petits
rusés les mettront à mort et s'en reviendront au village conter
leurs aventures.
Chez les Kwakiutl, l'ogresse, pourvue de charges économiques
et sociales, profite de ses avantages physiques — c'est une géante
— pour s'emparer des produits de la pêche. Ainsi, une pauvre
femme, qui vivait seule avec son fils et dont les réserves de pois-
son disparaissaient chaque nuit, s'arma d'un arc, se posta en em-
buscade, surprit une Dzonokwa, visa cette géante, la blessa au
sein, lui trancha la tête, et dans le sang qui s'échappait de la
blessure baigna son enfant. Traitement magique qui permettra au
garçon d'exterminer des monstres et parmi eux une Dzonokwa qu'il
changea en pierre.
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Intervient encore le mythe du poisson, peut-être des Scorpé-
nidés dont certaines espèces sont si monstrueuses, si puissantes
crue, se confondant avec les séismes, elles entrouvrent également
aux hommes les richesses des sous-sols.
Ainsi la langue — poisson, tremblement de terre — apparaît
alors comme un redresseur de torts capable de niveler les inégalités
économiques et. sociales.
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des et mythes avant que le monde indien ne soit englouti par
l'Occident.
Plus loin encore, et en remontant dans le temps, on retrouve
les thèmes des séismes dans les mythes du Japon archaïque, de
même que dans les tombes chinoises de l'époque Chou on a décou-
vert des effigies en bois aux yeux protubérants et à la langue
pendante.
Un peu partout, ce sont toujours les vieux thèmes : l'objet
qui favorise la possession des richesses, celui qui aide à la recher-
che de la nourriture, celui qui ajoute à la complexité des rap-
ports familiaux, particulièrement ceux des frères avec leurs soeurs,
celui qui résout des problèmes sexuels.
Les poissons, dont l'inquiétante beauté des nageoires en forme
d'armes soulignée par la gueule monstrueuse et le regard inexpres-
sif, évoquent les monstres mythiques. Le fait que l'animal niche
dans les profondeurs et qu'il fait son habitat des grottes obscures
constitue autant d'éléments propres à susciter la curiosité inquiète
de l'homme, aussi bien de l'Indien Salish que du rêveur parisien.
A travers les mythes Salish on devine l'angoisse éprouvée par
les Indiens à l'idée d'être atteints de maladies de peau. Qui-
conque rit de celui qui participe aux danses cérémonielles aura
son corps couvert d'ulcères. Toute personne usurpant un masque
aura le visage défiguré par des croûtes.
La cécité intervient sans cesse dans les récits. Dzonowka, aveu-
gle ou bien affligée d'une vue déficiente, colle méchamment les
paupières des enfants avec de la résine. Heureusement, i l y a l'eau
magique, grâce à laquelle i l est possible de ressusciter; breuvage
qui a également le pouvoir de muer des héros disgracieux en
beaux garçons.
Ressortent également les thèmes éternels de la mutation ;
l'adversaire transformé en animal, ou la manière de donner à
un couple, qui portait ses organes sexuels sur le front, le pouvoir
de procréer.
Ainsi l'auteur résume sa pensée à la fin de son ouvrage. Dans
tous les cas analysés, « le héros puant, décrit couvert d'ulcères,
dans la vallée du Fraser aussi bien qu'au nord de Knight Inlet,
l'enfant criard, l'adolescent laid ou indolent jusqu'à la fainéan-
tise, ou bien encore vif, mais désobéissant, et qui donc, pour des
raisons diverses ici et là, se montre insupportable aux siens, c'est
toujours le même personnage dont seule change l'apparence,
puisque les mythes se contentent de transposer, tantôt au physi-
que, tantôt au morcd, la tare, signe inversé de son élection ».
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manière de Diderot ou comme Philostrate i l y a dix-huit siècles.
Ce fils de peintre — son père était un portraitiste classique —
n'hésite pas à dire que la peinture non figurative perd de son
pouvoir de signifier ; qu'inconsciemment devant une œuvre d'art
aimée l'esprit s'y retrouve. N'est-ce pas une manière contempo-
raine de définir le Beau ? Tout en admirant la beauté, Lévi-
Strauss affirme que l'histoire des mythes est plus importante que
l'histoire des écrivains, et par là même i l inclut la vieille critique
d'art. Pour l u i , l'ethnographie devient une sœur de la poésie,
donnant ainsi un tour nouveau à cette science.
A travers chaque ligne de la Voie des masques, on retrouve
des idées énoncées déjà dans Tristes Tropiques, et particulière-
ment que l'ethnologie est la meilleure technique de dépayse-
ment. Assumer sa condition d'homme c'est, pour Claude Lévi-
Strauss, tenter non seulement de préserver des vestiges d'humanité
à la veille de sombrer, mais également de relier par des fils
inaltérables les mobiles et les fantasmes des hommes, toujours les
mêmes, à tous moments et partout. Ainsi le passionnent la structure
de l'enfant en proie aux bons et aux mauvais, les problèmes de
la famille face aux rites, ce qui est convenable et ne l'est pas,
les usages de la table et l'absorption des aliments. C'est pourquoi
les « bricabracomanes » que nous sommes sont particulièrement
touchés lorsque Lévi-Strauss écrit dans l'Homme nu que peut-
être, sans l'avoir particulièrement cherché, i l eût été possible de
déterminer « le lieu de cette terre anciennement promise où s'apai-
serait la triple impatience d'un plus tard qu'il faut attendre,
d'un maintenant qui fuit, d'un vorace autrefois qui attire à l u i ,
désagrège, effondre le futur dans les ruines d'un présent au passé
déjà confondu ».
Lévi-Strauss prend des positions qui nous sont chères, celle
par exemple où i l s'efforce de sauver les peintres oubliés, où i l
dit qu'en matière d'art i l ne faut pas craindre de paraître réac-
tionnaire si l'on ne veut pas demain être démodé, et s'il lui arrive
d'être ému par cette peinture pompier, ce n'est pas pour sa qua-
lité esthétique, mais plutôt pour son caractère respectable car
elle aussi est l'illustration de mythes, ceux de nos arrière-grands-
parents.
Aux amateurs, la Voie des masques révèle que le plus impor-
tant manque, qu'on leur a mal appris à aimer et à regarder des
objets, que c'est avec un œil exigeant et nouveau qu'il faut consi-
dérer ces produits de l'imagination humaine. Nous jugerons mieux
de leur beauté ou de leur médiocrité d'autant que nous serons
pénétrés de leurs charmes.
Pour apprécier toutes choses i l faut les regarder vivre au milieu
des leurs et cesser de les traiter en personnes déplacées. L'objet
ne supporte pas d'être laissé au secret, car isolé du monde i l
s'étiole, i l perd la raison. I l devient « absurde et incompréhen-
sible ».
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Lévi-Strauss nous invite à modifier notre vieille manière de
regarder. Ces objets indiens n'existent qu'on fonction d'autres
types de masques, on ne les tirera de ce sommeil mortel dans
lequel sont plongés tant d'objets qu'à la condition de décrire
les rites et les mythes dont ils furent l'illustration.
Aies», nous inspirant de la Voie des masques, efforçons-nous
de faire mieux avec toutes les choses qui nous entourent, qu'elles
soient humbles ou superbes. Cessons d'accumuler ces choses sans
tendre l'oreille, tentons d'en savoir plus sur les motifs qui ont
excité l'imagination des créateurs, et de la sorte des liens char-
nels nous uniront à ces objets aimés.
MAURICE R H E I M S
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