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LE DEUXIÈME
SEXE
I
Les faits et les mythes
FRANCE LOISIRS
123, boulevard de Grenelle, Paris
Édition du Club France Loisirs, Paris,
avec l’autorisation des Éditions Gallimard
Benoîte Groult
à Jacques Bost
Il y a un principe bon qui a créé l’ordre, la lumière et
l’homme ; et un principe mauvais qui a créé le chaos, les
ténèbres et la femme.
PYTHAGORE.
Tout ce qui a été écrit par les hommes sur les femmes doit
être suspect, car ils sont à la fois juge et partie.
POULAIN DE LA BARRE.
INTRODUCTION
DESTIN
CHAPITRE PREMIER
LE POINT DE VUE
DU MATÉRIALISME HISTORIQUE
HISTOIRE
CHAPITRE PREMIER
MYTHES
CHAPITRE PREMIER
L’histoire nous a montré que les hommes ont toujours détenu tous
les pouvoirs concrets ; depuis les premiers temps du patriarcat ils ont
jugé utile de maintenir la femme dans un état de dépendance ; leur
codes se sont établis contre elle ; et c’est ainsi qu’elle a été
concrètement constituée comme l’Autre. Cette condition servait les
intérêts économiques des mâles ; mais elle convenait aussi à leurs
prétentions ontologiques et morales. Dès que le sujet cherche à
s’affirmer, l’Autre qui le limite et le nie lui est cependant nécessaire : il
ne s’atteint qu’à travers cette réalité qu’il n’est pas. C’est pourquoi la
vie de l’homme n’est jamais plénitude et repos, elle est manque et
mouvement, elle est lutte. En face de soi, l’homme rencontre la
Nature ; il a prise sur elle, il tente de se l’approprier. Mais elle ne
saurait le combler. Ou bien elle ne se réalise que comme une
opposition purement abstraite, elle est obstacle et demeure étrangère ;
ou bien elle subit passivement le désir de l’homme et se laisse
assimiler par lui ; il ne la possède qu’en la consommant, c’est-à-dire en
la détruisant. Dans ces deux cas, il demeure seul ; il est seul quand il
touche une pierre, seul quand il digère un fruit. Il n’y a présence de
l’autre que si l’autre est lui-même présent à soi : c’est-à-dire que la
véritable altérité est celle d’une conscience séparée de la mienne et
identique à elle. C’est l’existence des autres hommes qui arrache
chaque homme à son immanence et qui lui permet d’accomplir la
vérité de son être, de s’accomplir comme transcendance, comme
échappement vers l’objet, comme projet. Mais cette liberté étrangère,
qui confirme ma liberté, entre aussi en conflit avec elle : c’est la
tragédie de la conscience malheureuse ; chaque conscience prétend se
poser seule comme sujet souverain. Chacune essaie de s’accomplir en
réduisant l’autre en esclavage. Mais l’esclave dans le travail et la peur
s’éprouve lui aussi comme essentiel et, par un retournement
dialectique, c’est le maître qui apparaît comme l’inessentiel. Le drame
peut être surmonté par la libre reconnaissance de chaque individu en
l’autre, chacun posant à la fois soi et l’autre comme objet et comme
sujet dans un mouvement réciproque. Mais l’amitié, la générosité, qui
réalisent concrètement cette reconnaissance des libertés, ne sont pas
des vertus faciles ; elles sont assurément le plus haut accomplissement
de l’homme, c’est par là qu’il se trouve dans sa vérité : mais cette vérité
est celle d’une lutte sans cesse ébauchée, sans cesse abolie ; elle exige
que l’homme à chaque instant se surmonte. On peut dire aussi en un
autre langage que l’homme atteint une attitude authentiquement
morale quand il renonce à être pour assumer son existence ; par cette
conversion, il renonce aussi à toute possession, car la possession est
un mode de recherche de l’être ; mais la conversion par laquelle il
atteint la véritable sagesse n’est jamais faite, il faut sans cesse la faire,
elle réclame une constante tension. Si bien que, incapable de
s’accomplir dans la solitude, l’homme dans ses rapports avec ses
semblables est sans cesse en danger : sa vie est une entreprise difficile
dont la réussite n’est jamais assurée.
Mais il n’aime pas la difficulté ; il a peur du danger. Il aspire
contradictoirement à la vie et au repos, à l’existence et à l’être ; il sait
bien que « l’inquiétude de l’esprit » est la rançon de son
développement, que sa distance à l’objet est la rançon de sa présence à
soi ; mais il rêve de quiétude dans l’inquiétude et d’une plénitude
opaque qu’habiterait cependant la conscience. Ce rêve incarné, c’est
justement la femme ; elle est l’intermédiaire souhaité entre la nature
étrangère à l’homme et le semblable qui lui est trop identique(73). Elle
ne lui oppose ni le silence ennemi de la nature, ni la dure exigence
d’une reconnaissance réciproque ; par un privilège unique elle est une
conscience et cependant il semble possible de la posséder dans sa
chair. Grâce à elle, il y a un moyen d’échapper à l’implacable
dialectique du maître et de l’esclave qui a sa source dans la réciprocité
des libertés.
On a vu qu’il n’y a pas eu d’abord des femmes affranchies que les
mâles auraient asservies et que jamais la division des sexes n’a fondé
une division en castes. Assimiler la femme à l’esclave est une erreur ; il
y a eu parmi les esclaves des femmes mais il a toujours existé des
femmes libres, c’est-à-dire revêtues d’une dignité religieuse et sociale :
elles acceptaient la souveraineté de l’homme et celui-ci ne se sentait
pas menacé d’une révolte qui pût le transformer à son tour en objet. La
femme apparaissait ainsi comme l’inessentiel qui ne retourne jamais à
l’essentiel, comme l’Autre absolu, sans réciprocité. Tous les mythes de
la création expriment cette conviction précieuse au mâle et, entre
autres, la légende de la Genèse, qui, à travers le christianisme, s’est
perpétuée dans la civilisation occidentale. Ève n’a pas été façonnée en
même temps que l’homme ; elle n’a été fabriquée ni d’une substance
différente, ni de la même glaise qui servit à modeler Adam : elle a été
tirée du flanc du premier mâle. Sa naissance même n’a pas été
autonome ; Dieu n’a pas spontanément choisi de la créer à fin d’elle-
même et pour en être directement adoré en retour : il l’a destinée à
l’homme ; c’est pour sauver Adam de sa solitude qu’il la lui a donnée,
elle a dans son époux son origine et sa fin ; elle est son complément
sur le mode de l’inessentiel. Ainsi apparaît-elle comme une proie
privilégiée. Elle est la nature élevée à la translucidité de la conscience,
elle est une conscience naturellement soumise. Et c’est là le
merveilleux espoir que souvent l’homme a mis dans la femme : il
espère s’accomplir comme être en possédant charnellement un être,
tout en se faisant confirmer dans sa liberté par une liberté docile.
Aucun homme ne consentirait à être une femme, mais tous souhaitent
qu’il y ait des femmes. « Remercions Dieu d’avoir créé la femme. » –
« La Nature est bonne puisqu’elle a donné aux hommes la femme. »
Dans ces phrases et d’autres analogues, l’homme affirme une fois de
plus avec une arrogante naïveté que sa présence en ce monde est un
fait inéluctable et un droit, celle de la femme un simple accident : mais
c’est un accident bienheureux. Apparaissant comme l’Autre, la femme
apparaît du même coup comme une plénitude d’être par opposition à
cette existence dont l’homme éprouve en soi le néant ; l’Autre, étant
posé comme objet aux yeux du sujet, est posé comme en soi, donc
comme être. Dans la femme s’incarne positivement le manque que
l’existant porte en son cœur, et c’est en cherchant à se rejoindre à
travers elle que l’homme espère se réaliser.
Elle n’a cependant pas représenté pour lui la seule incarnation de
l’Autre, et elle n’a pas toujours gardé au cours de l’Histoire la même
importance. Il est des moments où elle est éclipsée par d’autres idoles.
Quand la Cité, l’État dévorent le citoyen, il n’a plus la possibilité de
s’occuper de son destin privé. Étant vouée à l’État, la Spartiate a une
condition supérieure à celle des autres femmes grecques. Mais aussi
n’est-elle transfigurée par aucun rêve masculin. Le culte du chef, qu’il
soit Napoléon, Mussolini, Hitler, exclut tout autre culte. Dans les
dictatures militaires, les régimes totalitaires, la femme n’est plus un
objet privilégié. On comprend que la femme soit divinisée dans un
pays riche et dont les citoyens ne savent trop quel sens donner à leur
vie : c’est ce qui se produit en Amérique. En revanche, les idéologies
socialistes qui réclament l’assimilation de tous les êtres humains
refusent pour l’avenir et dès le présent qu’aucune catégorie humaine
soit objet ou idole : dans la société authentiquement démocratique
qu’annonce Marx, il n’y a pas de place pour l’Autre. Cependant peu
d’hommes coïncident exactement avec le soldat, le militant qu’ils ont
choisi d’être ; dans la mesure où ils demeurent des individus, la femme
garde à leurs yeux une valeur singulière. J’ai vu des lettres écrites par
des soldats allemands à des prostituées françaises où, en dépit du
nazisme, la tradition de la fleur bleue s’avérait naïvement vivace. Ces
écrivains communistes tels qu’Aragon en France, Vittorini en Italie
donnent dans leurs œuvres une place de premier plan à la femme,
amante et mère. Peut-être le mythe de la femme s’éteindra-t-il un
jour : plus les femmes s’affirment comme des êtres humains, plus la
merveilleuse qualité de l’Autre meurt en elles. Mais aujourd’hui il
existe encore au cœur de tous les hommes.
Tout mythe implique un Sujet qui projette ses espoirs et ses
craintes vers un ciel transcendant. Les femmes ne se posant pas
comme Sujet n’ont pas créé de mythe viril dans lequel se refléteraient
leurs projets ; elles n’ont ni religion ni poésie qui leur appartiennent
en propre : c’est encore à travers les rêves des hommes qu’elles rêvent.
Ce sont les dieux fabriqués par les mâles qu’elles adorent. Ceux-ci ont
forgé pour leur propre exaltation les grandes figures viriles : Hercule,
Prométhée, Parsifal ; dans le destin de ces héros, la femme n’a qu’un
rôle secondaire. Sans doute, il existe des images stylisées de l’homme
en tant qu’il est saisi dans ses rapports avec la femme : le père, le
séducteur, le mari, le jaloux, le bon fils, le mauvais fils ; mais ce sont
aussi les hommes qui les ont fixées, et elles n’atteignent pas à la
dignité du mythe ; elles ne sont guère que des clichés. Tandis que la
femme est exclusivement définie dans son rapport avec l’homme.
L’asymétrie des deux catégories mâle et femelle se manifeste dans la
constitution unilatérale des mythes sexuels. On dit parfois « le sexe »
pour désigner la femme ; c’est elle qui est la chair, ses délices et ses
dangers : que pour la femme ce soit l’homme qui est sexué et charnel
est une vérité qui n’a jamais été proclamée parce qu’il n’y a personne
pour la proclamer. La représentation du monde comme le monde lui-
même est l’opération des hommes ; ils le décrivent du point de vue qui
est le leur et qu’ils confondent avec la vérité absolue.
Il est toujours difficile de décrire un mythe ; il ne se laisse pas saisir
ni cerner, il hante les consciences sans jamais être posé en face d’elles
comme un objet figé. Celui-ci est si ondoyant, si contradictoire qu’on
n’en décèle pas d’abord l’unité : Dalila et Judith, Aspasie et Lucrèce,
Pandore et Athéné, la femme est à la fois Ève et la Vierge Marie. Elle
est une idole, une servante, la source de la vie, une puissance des
ténèbres ; elle est le silence élémentaire de la vérité, elle est artifice,
bavardage et mensonge ; elle est la guérisseuse et la sorcière ; elle est
la proie de l’homme, elle est sa perte, elle est tout ce qu’il n’est pas et
qu’il veut avoir, sa négation et sa raison d’être.
« Être femme, dit Kierkegaard(74), est quelque chose de si étrange,
de si mélangé, de si compliqué, qu’aucun prédicat n’arrive à l’exprimer
et que les multiples prédicats qu’on voudrait employer se
contrediraient de telle manière que seule une femme peut le
supporter. » Cela vient de ce qu’elle est considérée non positivement,
telle qu’elle est pour soi : mais négativement, telle qu’elle apparaît à
l’homme. Car s’il y a d’autres Autre que la femme, il n’en reste pas
moins qu’elle est toujours définie comme Autre. Et son ambiguïté,
c’est celle même de l’idée d’Autre : c’est celle de la condition humaine
en tant qu’elle se définit dans son rapport avec l’Autre. On l’a dit déjà,
l’Autre c’est le Mal ; mais nécessaire au Bien, il retourne au Bien ; c’est
par lui que j’accède au Tout, mais c’est lui qui m’en sépare ; il est la
porte de l’infini et la mesure de ma finitude. Et c’est pourquoi la
femme n’incarne aucun concept figé ; à travers elle s’accomplit sans
trêve le passage de l’espoir à l’échec, de la haine à l’amour, du bien au
mal, du mal au bien. Sous quelque aspect qu’on la considère, c’est cette
ambivalence qui frappe d’abord.
on leur prête le clair mystère des ceps noueux, de l’eau fraîche ; elles
pansent et guérissent ; leur sagesse est la sagesse silencieuse de la vie,
elles comprennent sans mots. Près d’elles l’homme oublie tout
orgueil ; il connaît la douceur de s’abandonner et de redevenir un
enfant, car il n’y a de lui à elles aucune lutte de prestige : il ne saurait
envier à la nature ses vertus inhumaines ; et dans leur dévouement les
sages initiées qui le soignent se reconnaissent comme ses servantes ; il
se soumet à leur puissance bienfaisante parce qu’il sait que dans cette
soumission il reste leur maître. Les sœurs, les amies d’enfance, les
pures jeunes filles, toutes les futures mères font partie de cette troupe
bénie. Et l’épouse même, quand sa magie érotique s’est dissipée,
apparaît à beaucoup d’hommes moins comme une amante que comme
la mère de leurs enfants. Du jour où la mère est sanctifiée et asservie
on peut sans effroi la retrouver chez la compagne elle aussi sanctifiée
et soumise. Racheter la mère, c’est racheter la chair, donc l’union
charnelle et l’épouse.
Privée de ses armes magiques par les rites nuptiaux,
économiquement et socialement subordonnée à son mari, la « bonne
épouse » est pour l’homme le plus précieux trésor. Elle lui appartient
si profondément qu’elle participe à la même essence que lui : « Ubi tu
Caïus, ego Gaïa » ; elle a son nom, ses dieux, il est responsable d’elle :
il l’appelle sa moitié. Il s’enorgueillit de sa femme comme de sa
maison, ses terres, ses troupeaux, ses richesses, et parfois même
davantage ; c’est à travers elle qu’il manifeste aux yeux du monde sa
puissance : elle est sa mesure, et sa part sur terre. Chez les Orientaux
la femme se doit d’être grasse : on voit qu’elle est largement nourrie et
elle fait honneur à son maître(93). Un musulman est d’autant plus
considéré qu’il possède un plus grand nombre de femmes et qu’elles
sont d’apparence plus florissante. Dans la société bourgeoise, un des
rôles dévolus à la femme, c’est de représenter : sa beauté, son charme,
son intelligence, son élégance sont les signes extérieurs de la fortune
du mari au même titre que la carrosserie de son automobile. Riche, il
la couvre de fourrures et de bijoux. Plus pauvre, il vantera ses qualités
morales et ses talents de ménagère ; le plus déshérité, s’il s’est attaché
une femme qui le sert, croit posséder quelque chose sur terre : le héros
de la Mégère apprivoisée convoque tous ses voisins pour leur montrer
avec quelle autorité il a su dompter sa femme. Tout homme ressuscite
plus ou moins le roi Candaule : il exhibe sa femme parce qu’il croit
étaler ainsi ses propres mérites.
Mais la femme ne flatte pas seulement la vanité sociale de
l’homme ; elle lui permet aussi un orgueil plus intime ; il s’enchante de
la domination qu’il exerce sur elle ; aux images naturalistes du soc
entaillant le sillon se superposent quand la femme est une personne
des symboles plus spirituels ; ce n’est pas seulement érotiquement,
c’est moralement, intellectuellement que le mari « forme » son
épouse ; il l’éduque, la marque, lui impose son empreinte. Une des
rêveries auxquelles l’homme se complaît, c’est celle de l’imprégnation
des choses par sa volonté, du modelage de leur forme, de la
pénétration de leur substance : la femme est par excellence la « pâte
molle » qui se laisse passivement malaxer et façonner ; tout en cédant
elle résiste, ce qui permet à l’action masculine de se perpétuer. Une
matière trop plastique s’abolit par sa docilité ; ce qu’il y a de précieux
chez la femme c’est que quelque chose en elle échappe indéfiniment à
toute étreinte ; ainsi l’homme est maître d’une réalité qui est d’autant
plus digne d’être maîtrisée qu’elle le déborde. Elle éveille en lui un être
ignoré qu’il reconnaît avec fierté comme soi-même ; dans les sages
orgies conjugales il découvre la splendeur de son animalité : il est le
Mâle ; corrélativement la femme est femelle, mais ce mot prend à
l’occasion les plus flatteuses résonances : la femelle qui couve, allaite,
lèche ses petits, les défend, les sauve au péril de sa vie est un exemple
pour l’humanité ; avec émotion l’homme réclame de sa compagne cette
patience, ce dévouement ; c’est encore la Nature, mais pénétrée de
toutes les vertus utiles à la société, à la famille, au chef de famille que
celui-ci entend enfermer au foyer. Un des désirs communs à l’enfant et
à l’homme c’est de dévoiler le secret caché à l’intérieur des choses ; de
ce point de vue la matière est décevante : une poupée éventrée, voilà
son ventre dehors, elle n’a plus d’intériorité ; l’intimité vivante est plus
impénétrable ; le ventre féminin est le symbole de l’immanence, de la
profondeur ; il livre en partie ces secrets, entre autres quand le plaisir
s’inscrit sur le visage féminin ; mais aussi il les retient ; l’homme capte
à domicile les obscures palpitations de la vie sans que la possession en
détruise le mystère. Dans le monde humain la femme transpose les
fonctions de la femelle animale : elle entretient la vie, elle règne sur les
régions de l’immanence ; la chaleur et l’intimité de la matrice, elle les
transporte dans le foyer ; c’est elle qui garde et anime la demeure où
s’est déposé le passé, où se préfigure l’avenir ; elle engendre la
génération future et elle nourrit les enfants déjà nés ; grâce à elle
l’existence que l’homme dépense à travers le monde dans le travail et
l’action se rassemble en se replongeant dans son immanence : quand
le soir il rentre dans sa maison, le voilà ancré sur la terre ; par la
femme la continuité des jours est assurée ; quels que soient les hasards
qu’il affronte dans le monde extérieur, elle garantit la répétition des
repas, du sommeil ; elle répare tout ce que l’activité détruit ou use :
elle prépare les aliments du travailleur fatigué, elle le soigne s’il est
malade, elle raccommode, lave. Et dans l’univers conjugal qu’elle
constitue et perpétue, elle introduit tout le vaste monde : elle allume
les feux, fleurit la maison, apprivoise les effluves du soleil, de l’eau, de
la terre. Un écrivain bourgeois cité par Bebel résume ainsi avec sérieux
cet idéal : « L’homme veut quelqu’un dont non seulement le cœur
batte pour lui, mais dont la main lui éponge le front, qui fasse
rayonner la paix, l’ordre, la tranquillité, une silencieuse autorité sur
lui-même et sur les choses qu’il retrouve chaque jour en rentrant à la
maison ; il veut quelqu’un qui répande sur toutes choses cet
inexprimable parfum de femme qui est la chaleur vivifiante de la vie
du foyer. »
On voit combien depuis l’apparition du christianisme la figure de la
femme s’est spiritualisée ; la beauté, la chaleur, l’intimité que l’homme
souhaite saisir à travers elle ne sont plus des qualités sensibles ; au lieu
de résumer la savoureuse apparence des choses, elle devient leur âme ;
plus profond que le mystère charnel, il y a en son cœur une secrète et
pure présence dans laquelle se reflète la vérité du monde. Elle est
l’âme de la maison, de la famille, du foyer. Elle est aussi celle des
collectivités plus vastes : ville, province ou nation. Jung fait remarquer
que les cités ont toujours été assimilées à la Mère du fait qu’elles
contiennent les citoyens dans leur sein : c’est pourquoi Cybèle
apparaissait couronnée de tours ; pour la même raison on parle de la
« mère patrie » ; mais ce n’est pas seulement le sol nourricier, c’est
une réalité plus subtile qui trouve dans la femme son symbole. Dans
l’Ancien Testament et dans l’Apocalypse, Jérusalem, Babylone ne sont
pas seulement des mères : elles sont aussi des épouses. Il y a des villes
vierges et des villes prostituées comme Babel et Tyr. On a aussi appelé
la France la « fille aînée » de l’Église ; la France et l’Italie sont des
sœurs latines. La fonction de la femme n’est pas spécifiée mais
seulement sa féminité dans les statues qui figurent la France, Rome,
Germania et dans celles qui, place de la Concorde, évoquent
Strasbourg et Lyon. Cette assimilation n’est pas seulement
allégorique : elle est affectivement réalisée par quantité d’hommes(94).
Il est fréquent que le voyageur demande à la femme la clef des
contrées qu’il visite : quand il tient une Italienne, une Espagnole dans
ses bras, il lui semble posséder l’essence savoureuse de l’Italie, de
l’Espagne. « Quand j’arrive dans une nouvelle ville, je commence
toujours par aller au bordel », disait un journaliste. Si un chocolat à la
cannelle peut découvrir à Gide toute l’Espagne, à plus forte raison les
baisers d’une bouche exotique livreront à l’amant un pays avec sa
flore, sa faune, ses traditions, sa culture. La femme n’en résume pas les
institutions politiques ni les richesses économiques ; mais elle en
incarne à la fois la pulpe charnelle et le mana mystique. De Graziella
de Lamartine aux romans de Loti et aux nouvelles de Morand, c’est à
travers les femmes qu’on voit l’étranger tenter de s’approprier l’âme
d’une région. Mignon, Sylvie, Mireille, Colomba, Carmen dévoilent la
plus intime vérité de l’Italie, du Valais, de la Provence, de la Corse, de
l’Andalousie. Que Goethe se soit fait aimer de l’Alsacienne Frédérique
est apparu aux Allemands comme un symbole de l’annexion de
l’Allemagne ; réciproquement, quand Colette Baudoche refuse
d’épouser un Allemand, c’est aux yeux de Barrès l’Alsace qui se refuse
à l’Allemagne. Il symbolise Aigues-Mortes et toute une civilisation
raffinée et frileuse dans la petite personne de Bérénice ; elle représente
aussi la sensibilité de l’écrivain lui-même. Car dans celle qui est l’âme
de la nature, des villes, de l’univers, l’homme reconnaît aussi son
double mystérieux ; l’âme de l’homme, c’est Psyché, une femme.
Psyché a des traits féminins dans Ulalume d’Edgar Poe : « Ici, une
fois, à travers une allée titanique de cyprès j’errais avec mon âme –
une allée de cyprès avec Psyché mon âme… Ainsi je pacifiai Psyché et
la baisai… et je dis : qu’y a-t-il écrit, douce sœur, sur la porte ? »
Et Mallarmé dialoguant au théâtre avec « une âme ou bien notre
idée » (à savoir la divinité présente à l’esprit de l’homme) l’appelle
« une si exquise dame anormale (sic) »(95).
L’Éternel Féminin
Nous attire vers le haut
VI