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Alain-Michel Boyer, « Introduction », Les Arts d’Afrique, Paris, Hazan, coll.

« Guide des
arts », 2006, p. 6-7.

Si un homme du XIXe siècle avait tenu ce livre entre ses mains, s’il s’était obstiné à
regarder ces objets africains, il ne les aurait pas vus. Pas vus du tout. Ils n’auraient été pour lui
que des bouts de bois, des fragments d’écorce hideux, grotesques, des rondins ridicules, des
bûches pour une bonne flambée (et Dieu seul sait combien les premiers missionnaires en ont
brûlé, de ces objets !). Notre homme aurait été semblable aux explorateurs en Afrique du
premier roman de Jules Verne, Cinq semaines en ballon (1862), qui trébuchent avec dégoût,
dans un village, sur « des poteaux de bois qui avaient la prétention d’être sculptés ». Au
mieux, s’il avait éprouvé un vague intérêt, il aurait pris ces objets pour des curiosités, des
trophées coloniaux « pittoresques », mais indignes d’être montrés dans un livre d’art. Trop
bizarres. Trop éloignés des canons esthétiques occidentaux. Etrangers à ce qu’on entendait
alors par création, de Phidias à Monet. Tout juste bons à figurer dans ce que l’on appelait
alors précisément les cabinets de curiosités, ou (comme aujourd’hui encore, au Musée
d’histoire naturelle de La Rochelle, qui possède pourtant des œuvres exceptionnelles du
Tchad) à côtoyer les anomalies offertes par la nature, comme ces fœtus à deux têtes baignant
dans du formol. Puis on a considéré, avec condescendance, que ces œuvres pouvaient, à la
rigueur, être rattachées au train de l’histoire de l’art, mais uniquement dans une remorque
qualifiée d’« exotique », celle que l’on observe avec amusement, surprise, scepticisme. Une
remorque ensuite nommée art tribal ou primitif. De l’adjectif primitif au substantif un
primitif, n’y a-t-il qu’un pas, vraiment ? Certes, c’était l’époque de l’« art nègre ». Mais ce
n’est pas pour cette raison que Picasso, l’un des premiers collectionneurs d’œuvres africaines,
lança sa célèbre formule : « L’art nègre, connais pas ! » Néanmoins, ce sont bien des artistes
européens, Matisse, Vlaminck, qui au début du XXe siècle reçurent ces pièces comme une
commotion esthétique. « Un choc, une révélation », dira Picasso, « J’ai alors compris que
c’était le sens même de la peinture. » Du même coup, par un effet libérateur, l’art africain a
infléchi la direction de l’histoire de l’art européen, en radicalisant des mutations il est vrai
amorcées, en aidant à échapper à l’illusion figurative.
Cependant, pour considérer l’art africain comme art majeur, pourquoi lui faudrait-il la
bénédiction d’artistes européens ? Ne sont-ils pas, ces sculpteurs du Mali, du Gabon, des
artistes à part entière, sans nul besoin de recevoir l’onction de Modigliani ? Leur art s’est
développé, lui, sans influence extérieure, mais ces créateurs inspirés sont restés anonymes car
aucun des amateurs européens ne croyait bon, jadis, de noter leur nom ; eux-mêmes
n’attachaient pas grand prix à le pérenniser. Mais reconnaissons-le : c’est une chance de voir
l’art africain, ici dans ce livre ou dans une exposition. S’il est encore bien vivant dans la
plupart des pays, s’il est loin d’être, comme on le croit parfois, en voie de disparition,
toutefois, sur place, dans les villages, il demeure, comme ce fut d’ailleurs toujours le cas, un
art invisible. Si l’on excepte naturellement l’architecture et ses décorations, aucun visiteur,
déambulant dans les rues, ne verra une seule des œuvres montrées ici. Certaines, relevant de
cultes privés, sans être secrètes, sont gardées au fond des maisons, dans la chambre du
propriétaire, pour son usage personnel. D’autres, comme les masques de divertissement,
n’interviennent que périodiquement, lors de cérémonies qui ont lieu quelquefois dans
l’année : encore faut-il être présent au moment précis ! Plus encore, certaines effigies sacrées
sont strictement interdites aux femmes africaines elles-mêmes qui, bien qu’habitant dans le
village, ne les ont jamais vues. Appartenant à des confréries d’hommes, ces « objets »
n’apparaissent que la nuit, lorsque toute la famille se terre dans la maison ou bien s’est
déplacé dans un bourg voisin. Justement : sur place, ces œuvres ne sont guère séparables de
leur puissance magique. Aussi, est-il inutile de connaître leur rôle ? Beaucoup, en Europe,
assurent que s’intéresser à leur fonction serait superflu, seule compterait l’admiration.
Affirmation judicieuse : on peut être « saisi » par une statue à clous des Kongos sans rien
savoir de son usage. Pourtant, dans la peinture européenne, qui songerait à voir dans le dernier
repas du Christ une collation entre amis ? Un homme cloué sur des planches n’est-il pas
identifié « Christ en croix » et non pas « brigand supplicié » ? Un tableau de famille avec un
âne n’est-il pas légendé « Fuite en Egypte » ? En Afrique aussi, les œuvres trouvent un sens
par le rôle qu’elles jouent et ne sont pas impures parce qu’utilitaires – quoique la notion de
fonction ait ses limites, puisqu’on ne s’assied jamais sur les sièges les plus sacrés, les
boucliers décorés ne sont que d’apparat, et certains sifflets sont des talismans.

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