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DU MÊME AUTEUR
Flammarion
DÉJÀ PARUS DANS LA COLLECTION CAFÉ VOLTAIRE :
© Flammarion, 2007.
ISBN : 978-2-0812-0614-4
À Jean Grenier
in memoriam.
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douceur incroyable de ses courbes m’entrèrent
dans l’œil. J’ai passé ma vie à retrouver ce tableau,
à rechercher la joie qu’il m’avait donnée 1.
Aujourd’hui, soixante ans plus tard, j’aime
toujours l’art, et d’un souci plus jaloux, d’un œil
plus attentif, d’une passion plus exigeante. Mais je
fuis désormais les musées-emporium où je l’ai
étudié. Je ne franchis plus avec plaisir que les seuils
de ces lieux, de plus en plus rares, où la solitude,
le silence et la lumière permettent encore de l’aimer
– Bruxelles, Londres, Munich, Vienne...
Ce peuvent être aussi des lieux plus secrets, un
musée d’Université, enfoui sous la neige, à Wil-
liamstown, pour revoir un Piero della Francesca,
ou le musée Permeke, à Jabbeke, perdu dans les
Flandres occidentales – dix kilomètres à partir de
Bruges – le musée Vögeler de Worpswede pour y
retrouver Rilke et le souvenir de Clara Westhoff et
de Paula Modersohn-Becker – ou encore, bien sûr
et simplement, certains de ces musées de la pro-
vince française où une part des collections
nationales, après 1793, fut mise en dépôt.
De cette rencontre unique on garde le souvenir
comme d’un premier amour dont on s’efforce de
retrouver l’émotion. Mais les musées d’aujourd’hui
la refusent, qui préfèrent l’amour en groupe, en
général bruyant, et les transports de masse. On peut
toujours, à New York, retourner voir le Metropo-
litan Museum. La fréquentation des grandes
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surfaces n’interdit pas la jouissance singulière des
petits sanctuaires.
Plaisir élitiste. Pourquoi pas ? Les élites de nos
jours ne font plus guère que survivre. Ne peut-on
pas simplement les épargner ? Divertissement d’in-
tellectuel, inaccessible au néophyte ? Mais non, ce
plaisir de la découverte singulière, cette joie de la
rencontre volontaire au bout de la route a toujours
existé : les pèlerins qui partaient à Compostelle ou
à Sainte-Foy-de-Conques, tous ces lieux pour
lesquels tant d’œuvres aujourd’hui appelées
« d’art » ont été faites, étaient des gens simples, qui
voyageaient dans des conditions plus ardues que
les nôtres. Ils y allaient pourtant. Faudrait-il donc,
quand il s’agit de culture et non plus de culte,
déployer moins d’efforts, débarquer en autobus cli-
matisé, devenir nonchalants, et finalement indif-
férents, bruyants, vulgaires, avachis, pour croire
admirer ces trésors ?
Ou bien serait-ce que, comparée à l’ancienne
devotio moderna, l’admiration d’aujourd’hui, qui se
croit d’autant plus grande qu’elle se veut « pure »,
« libre », « spontanée », vaudrait si peu de chose ?
Un plat de lentilles ?
L’Église elle-même, le plus ancien fournisseur
des musées de France, ne croit plus guère à l’art.
Ce n’est plus l’Église de la Contre-Réforme, qui fut
à l’origine d’une des grandes époques de la pein-
ture, de la sculpture et de l’architecture d’Occident.
Elle est devenue elle-même une Église réformée,
tristounette et acide. Elle ne croit plus non plus
beaucoup à ses reliques – et ce n’est que par habi-
tude qu’elle continue à garder dans des vases
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précieux les innombrables fragments de la Vraie
Croix qui, réunis, seraient gros comme un chêne,
ou les viscères d’un saint, indéfiniment déroulés...
Elle les expose désormais comme des œuvres d’art.
Elle les sort cependant une fois l’an, par habitude,
et les porte en procession, pour la vénération des
quelques vieux fidèles qui lui restent. Eût-elle des
acheteurs, elle les vendrait.
Mais la République ne fait pas mieux. Vieille
dame désargentée, sa mémoire est devenue si hési-
tante, elle croit si peu à l’art, elle en a tellement
oublié le sens et perdu l’usage qu’elle ne voit
d’autre issue à ses meubles précieux que de les
gager au Mont-de-Piété des Émirats avant de
devoir peut-être les vendre demain.
*
Une autre expérience cependant me revient en
mémoire. Elle eut lieu une dizaine d’années après
celle du Matisse copié en classe. L’été 57, les
vacances, un petit village du Maine, les Chouans
en 1793 s’étaient arrêtés là et les Anglais, avant eux,
n’avaient pas poussé plus loin. J’allais à la messe,
comme tout le monde ici, mais aussi parce que
j’aimais ça : les éclats des vitraux, la rutilance des
habits du curé, les odeurs de cire et d’encens, l’har-
monium, les chants, le grand finale attendu avec
impatience : la volée des cloches. Un petit opéra de
deux sous, rejoué chaque dimanche.
Je crois me souvenir que l’architecture, sous le
simple toit d’ardoises, était belle et simple, haute et
lumineuse, et qu’il y avait des statues. Le Guide Vert
me les rappelle : une gracieuse sainte Suzanne en
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bois polychrome du XVIe siècle, une Vierge à l’enfant
en pierre du XIVe, une autre de la Renaissance.
Sont-elles toujours là ou bien ont-elles été mises
en réserve par le responsable de la DRAC locale,
inquiet qu’elles ne fussent volées par quelque bro-
canteur en maraude ? Combien sont-elles, ces
églises où les murs noircis ne laissent plus apparaître
que l’ombre claire des châssis des tableaux qui les
ornaient ? Par les curés eux-mêmes peut-être,
anxieux de se débarrasser de ces preuves de la vieille
idolâtrie ? Voulant se dépouiller d’un luxe superflu
pour arriver à la foi la plus pure, ils ne se seront
jamais privés que des croyances dont ces merveilles
sont le signe. Libérés d’elles, ils auront cru s’appro-
cher de leur Dieu, pareils à la colombe de Kant qui
croyait voler plus vite délivrée de l’air qui la porte.
Et puis un jour, la châtelaine – « château du
début XVIIe, construit par Fouquet de la Varenne,
premier gouverneur de la Poste, gracieuses fenêtres
à meneaux, toiture en ardoises, étonnante charpente
en forme de coque de navire renversée » –, une
Parisienne revenue au pays et qui s’était entichée
d’art abstrait et de musique moderne, dont elle vou-
lait faire partager la beauté aux paysans du lieu,
décida d’offrir un spectacle qui se tiendrait dans le
chœur de l’église, avec l’accord du curé convaincu
à la modernité. C’était le soir. Je ne reconnus rien.
La musique dissonante, les giclées abstraites sur les
murs, les costumes extravagants, les gesticulations,
les cris. Et, plus choquants que tout, les applaudis-
sements à la fin de chaque « performance », qui
fracassaient le silence accoutumé du lieu.
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Je demeurai pétrifié, glacé. Le diable dans le
beffroi. Je ne remis plus les pieds dans l’église. Le
monde était désenchanté. Le chant s’était éteint. La
petite musique s’était tue. À seize ans, j’avais appris
le sens du mot « profaner ».
Bien sûr, je n’avais guère idée de ce qu’on pou-
vait appeler « le sacré ». Mais j’en avais en moi,
sans le comprendre, et plus profondément qu’au-
jourd’hui, le sens. Il existait un monde invisible,
au-delà des apparences sensibles, mais auxquelles
les apparences sensibles donnaient forme, ou plutôt
dont elles montraient le chemin, comme les cailloux
du Petit Poucet.
La liturgie naïve de cette église n’était, je le sai-
sissais confusément, que l’expression du désir d’en-
tourer la divinité d’images qui lui ressemblent le
plus possible. Rien n’était donc jamais assez pré-
cieux, la multitude et la splendeur des choses, la
somptuosité des lumières, la suavité des senteurs,
la majesté des sons.
Mais cette sensualité qui me comblait, avec une
force que l’enfant seul peut connaître, je n’en étais
pas, je le devinais, le destinataire. Cet enchantement
ne tenait son pouvoir d’envoûtement que de
s’adresser à une entité supérieure, à un esprit par-
fait, à tout ce qu’on appelait, en cette occasion,
« Dieu ». Il fallait donc un corps pour imaginer un
Dieu. Réjouir ce corps, c’était s’approcher du Dieu.
Petit païen, je voyais le divin à travers sa manifes-
tation dans le monde visible. Se croire un pur
esprit, comme la colombe du philosophe, c’était
faire péché d’angélisme. Cette approche sensualiste
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et sans doute impie me paraissait la seule qui res-
pectait la beauté du monde créé.
Des années plus tard pourtant, je lirais ces lignes
étonnantes :
« ... J’ai dit à tous les êtres qui assaillent les portes
de mes sens : “Entretenez-moi de mon dieu
puisque vous ne l’êtes point, dites-moi quelque
chose de lui.” Ils m’ont crié d’une voix éclatante :
“C’est lui qui nous a créés.” Pour les interroger, je
n’avais qu’à les contempler et leur réponse, c’était
leur beauté 1. »
Cette confession de saint Augustin, fondant le
sentiment du divin dans l’appréhension du beau,
est la plus haute définition que je connaisse de l’art,
de l’art d’Occident. Elle ouvre sa longue histoire
intellectuelle, spirituelle et morale. Et Dostoïevski,
à l’autre bout du chemin, la relance, lorsqu’il écrit
que c’est la beauté qui sauvera le monde. Entre
eux, c’est une histoire de l’Europe qui s’est écrite,
qui ne commence pas à Clovis et ne s’arrête pas à
Combes.
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lieu d’être soumis à un principe extérieur ou supé-
rieur, n’était destiné qu’aux seuls humains qui
s’étaient déplacés pour le voir.
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conséquent imperturbable ? Religion d’un Dieu qui
n’aurait pas encore trouvé sa face, elle en a pour-
suivi obstinément la recherche sans rien changer de
sa liturgie, animée par l’espérance, à la fin des
temps, de la dévoiler. Est-ce au contraire l’usage
immodéré des images chez les chrétiens qui aura
altéré la fermeté de leur foi au point qu’ils ne le
retrouvent plus nulle part ? Le visage de son Dieu
imprimé dans la Véronique, indéfiniment non pas
différé mais déformé, n’agite plus qu’à la manière
d’un vieux chiffon, décoré aujourd’hui de dessins
abstraits, mais usé jusqu’à la trame.
Mais je ne fais que redire ce que Malraux, un
jour, avait écrit autrement : « Les œuvres qui pas-
saient de l’amour au grenier peuvent passer de
l’amour au musée, mais ça ne vaudra pas mieux.
Toute œuvre est morte quand l’amour s’en retire 1. »
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l’esprit », d’un « avènement de l’individu », de
« droit au blasphème », et autres bêtises... L’art
serait au service des idéaux des peuples. Ce fut
longtemps la peinture « municipale » que raillait
Baudelaire, les tableaux des salles de mariage, exal-
tant le Travail, la Famille et la Patrie, peints durant
la Troisième République ; ou bien, dans les mairies
d’Alsace ou des banlieues à l’Est de Paris, les
tableaux exaltant la défense héroïque devant les
Prussiens... Puis la peinture des régimes totali-
taires... Mais, aujourd’hui, pire encore, ce qu’on
appelle « art » n’est plus qu’un idiotisme exprimant
les caprices infantiles d’un individu qui croit ne
plus rien devoir à personne.
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TABLE
I. La Simonie ............................................ 9
II. La Vaine Gloire .................................... 41
III. L’Acédie ................................................ 85
No d’édition : L.01ELJN000155.N001
Dépôt légal : octobre 2007