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Régis Debray

Vie et mort
de l'image

Bb essais
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Kahle/Austin Foundation

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COLLECTION
FOLIO/ESSAIS
Régis Debray

Vie et mort
de l’image
Une histoire du regard
en Occident

Thonm* j. Ma iibrary
TRENT UNIVERSITY
PETERBOROUGH, ONTARIO

Gallimard
fi F 241 .P***

Dans la même collection

LE POUVOIR INTELLECTUEL EN FRANCE. n°


L’ÉTAT SÉDUCTEUR, n° 312.
COURS DE MÉDIOLOGIE GÉNÉRALE, n° 377.

© Editions Gallimard, 1992.


Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de philo¬
sophie, Régis Debray a été emprisonné en Amérique latine (1967-
1971), puis conseiller du président de la République en France
(1981-1988). Il est redevenu philosophe et écrivain.
REMERCIEMENTS

Ce livre est né d’innombrables fréquentations


(voyages, vertiges, visionnages, écoutes et lectures)
et d’un vieux souci solitaire. Je ne puis remercier au¬
cune institution, française ou étrangère, universitaire
ou autre, d’un quelconque soutien. Ma gratitude va
aux Éditions Gallimard et aux personnes qui, béné¬
volement, m’ont éclairé ou encouragé dans mon tra¬
vail : Serge Daney au premier chef ; Daniel Bou-
gnoux, professeur en sciences de la communication à
l’université de Grenoble ; Anne-Marie Karlen, pour
la théologie de l’image ; Christian Ferry, producteur
exécutif, Catherine Bertho-Lavenir, historienne des
télécommunications, Claude Léon, ancien président
de la Commission supérieure technique du cinéma
français, René Cleitman, producteur, et Véronique
Cayla, directrice de la vidéothèque de Paris, pour les
chapitres concernant la vidéosphère, Louis Evrard,
qui a guidé de près la confection du texte. Et, bien
sûr, Pierre Nora qui ne m’a pas seulement aidé de
toute sa perspicacité, mais qui a bien voulu accueillir
cette enquête dans sa collection.
.
AYANT-PROPOS

Un empereur chinois demanda un jour au premier


peintre de sa cour d’effacer la cascade qu’il avait
peinte à fresque sur le mur du palais parce que le
bruit de l’eau l’empêchait de dormir. L'anecdote
nous charme, nous qui croyons au silence des fres¬
ques. Et nous inquiète vaguement. Sa logique nous
nargue, et pourtant ce merveilleux réveille au fond
de nous une suspicion assoupie : comme une histoire
intime moins perdue qu’oubliée, menaçante encore.
Mais de si loin. La Chine, après tout, l’Autre de
l’Occident... Ces insomnies ne sont pas de chez nous.
Mais de qui nous vient ce conseil : « Il fait grand
bien aux fiévreux de voir des peintures représentant
fontaines, rivières et cascades. Si quelqu’un, la nuit,
ne peut trouver le sommeil, qu’il se mette à contem¬
pler des sources et le sommeil viendra » ? De Leon
Battista Alberti, le grand architecte de la Renais¬
sance florentine '. Un homme d’ici, de ceux qui ont

1. De Re aedificatoria, Livre IX, 4 (1452). Voir Paul-Henri


Michel, La Pensée de L.B. Alberti, Paris, Les Belles Lettres, 1930,
p. 493
16 Vie et mort de l’image

défini l’idéal humaniste. Voilà qui est plus compro¬


mettant. Ainsi, le raisonnable du xve siècle croyait
encore assez en ses images pour les entendre. L’eau
peinte qui dérangeait le Chinois apaisait le Toscan.
Dans les deux cas de figure, une présence traverse la
représentation ; la fraîcheur de l’onde contemplée
passe dans le corps contemplatif. L’eau des fontaines
n’est pourtant pas bénite. Du vu au voyant, en dehors
des espaces liturgiques et de tout lien sacramentel, le
regard assure une communication des substances.
L’image fonctionne comme médiation effective.
Comment cela a-t-il été possible ? Et qu’y a-t-il de
changé dans notre œil pour que l’image d’une source
ne puisse plus nous désaltérer, ni celle d’un feu nous
réchauffer ?
Ces questions sont peut-être moins anodines qu’il
n’y paraît. Deux anecdotes, oui. Mais qui remuent en
nous de très anciens vertiges. Spectre, reflet, double
ou sosie continuent d'entretenir, non plus la terreur,
mais un tenace halo d’équivoque. Comme si l’incer¬
tain statut de l’image n’en finissait pas de faire vacil¬
ler nos plus hautes certitudes.
Certes, fébriles, nous préférons l’aspirine à la vue
d’une marine. Nos images saintes ne saignent plus ni
ne pleurent. Si nous leur parlons encore à mi-voix,
seuls, dans la pénombre, c’est par mégarde. Nous ne
croyons plus vraiment que la statue de sainte Gene¬
viève protège Paris et que la Majesté de Conques
guérisse de la lèpre et des hémorroïdes. Nous ne voi¬
lons plus les miroirs quand il y a un mort à la maison,
de peur de partir avec lui, comme jadis à la cam-
Avant-propos 17

pagne, et planter des épingles dans la photo de mon


ennemi n’est plus une façon utile de tuer le temps.
Sauf pour les illuminés, les effets d’image tendent à
tomber dans le domaine commun : bonnes mœurs et
mauvaises influences. Pornographie et télévision. Ils
passent, si l’on veut, de la compétence des théolo¬
giens à celle des préfets et des ethnologues aux
magistrats, c’est-à-dire du surnaturel à la régie des
espaces communs. La puissance agissante de l’image
a-t-elle pour autant perdu son mystère ? Il y a toute
apparence que non.
Sans doute, notre œil est-il devenu assez agnosti¬
que, ou saturé, pour lorgner les plafonds de la Sixtine
sans rougir devant des nudités qu’un pape « reculot-
teur », jadis, avait cru devoir couvrir d’un caleçon.
Sans doute, plus personne ne demande parmi nous
que les nus de Boucher soient descendus dans les
réserves, comme les ayatollahs l’ont exigé du musée
des Beaux-Arts de Téhéran. Nous brocardons à notre
aise ces arriérés. En oubliant que leurs réflexes fu¬
rent les nôtres jusqu’à hier au soir. Et qu’à Paris, ce
matin, des chrétiens ont posé des bombes dans un ci¬
néma parisien pour détruire un écran sacrilège et
aveugler les yeux tentés par l’ultime tentation du
Christ. Ces déplacements, ces retours, ces croise¬
ments de la foi optique, nous sentons bien que l’im¬
mobile psychologie du fanatisme ne nous en donnera
pas la clé.
Qu’elles soulagent ou ensauvagent, qu’elles émer¬
veillent ou ensorcellent, manuelles ou mécaniques,
fixes, animées, en noir et blanc, en couleurs, muettes,
18 Vie et mort de l’image

parlantes - c’est un fait avéré, depuis quelques di¬


zaines de milliers d’années, que les images font agir
et réagir. Certaines, qu’on appelle « œuvres d’art »,
se donnent complaisamment à contempler, mais
cette contemplation ne détache pas du « drame de la
volonté », comme le voulait Schopenhauer, parce
que les effets d’images sont souvent dramatiques.
Mais si nos images ont barre sur nous, si elles sont
par nature en puissance de quelque chose d’autre
qu’une simple perception, leur capacité - aura, pres¬
tige ou rayonnement - change avec le temps. Nous
voudrions interroger ce pouvoir, repérer ses méta¬
morphoses et ses points de rupture. L’histoire de
« l’art » doit ici s’effacer devant l’histoire de ce qui
l’a rendu possible : le regard que nous posons sur les
choses qui représentent d’autres choses. Histoire
pleine de bruit et de fureur, parfois racontée par des
idiots, mais toujours lourde de sens. Rien n’y est
joué d’avance, car l’emprise qu’ont sur nous nos fi¬
gures varie avec le champ de gravitation où les ins¬
crit notre œil collectif, cet inconscient partagé qui
modifie ses projections au gré de nos techniques de
représentation. Ce livre a donc pour objet les codes
invisibles du visible, qui définissent très naïvement
et pour chaque époque un certain état du monde,
c’est-à-dire une culture. Ou comment le monde se
donne à voir à ceux qui le regardent sans y penser.
S’il nous est impossible de voir totalement notre
voir, puisque « rendre la lumière suppose d’ombre
une morne moitié », du moins voudrions-nous repé¬
rer quelques a priori de l’œil occidental. La succès-
Avant-propos 19

sion ordonnée et discontinue de nos naïvetés. Les


contrastes entre nos postures de croyance visuelle,
dont la dernière en date nous fait tenir le sage
chinois pour un fou, et Alberti pour un gogo. Et
peut-être deviner le rire gêné qu’inspirera, d’ici un
siècle ou deux, le regard de crédulité candide que
notre temps soi-disant incrédule pose sur ses
écrans.
Tâche démesurée et gageure périlleuse. Il ne
m’échappe pas qu’il y a de l’outrecuidance à vou¬
loir chevaucher époques, styles et pays - combien
de territoires déjà on ne peut mieux labourés. On
ne ramasse pas une gamme infinie de formes ex¬
pressives dans une poignée de catégories unifica¬
trices sans prêter le flanc aux hommes de l’art.
Quelle que soit l’ampleur de la documentation réu¬
nie, et, ici ou là, le pointilleux de l’enquête, l’im¬
mensité du sujet jointe aux incompétences de l’au¬
teur expose au déprimant reproche d’essayisme.
Plus encore si on a voulu donner au tracé d’un che¬
min de rigueur des allures de promenade, parfois
baroque. La médiologie de l’image a toute l’ambi¬
guïté d’une démarche située au croisement de plu¬
sieurs avenues où je n’ai guère de titres à m avan¬
cer : l’histoire de l’art, l’histoire des techniques, et
celle des religions. C’est la fatalité où se trouve
prise la naissance de toute problématique inédite,
qu’elle ne puisse s’opérer qu’à l’intérieur de ces mê¬
mes disciplines établies et des catégories anciennes
qui lui font obstacle et dont elle entend précisé¬
ment montrer les insuffisances. Mais il suffit par-
20 Vie ei mort de l’image

fois d’un léger décentrement des perspectives pour


faire lever, là où se dressaient de trop grandioses
réponses, une petite et nouvelle question. Si cette
leçon tirée du passé n’autorise en rien ces quelques
hypothèses, encore bien incomplètes, du moins
peut-elle leur servir d’excuse.
LIVRE I

Genèse des images


Chapitre l

LA NAISSANCE
PAR LA MORT

Il faut bien un jour ouvrir la porte d’om¬


bre, s’avancer vers les premiers degrés,
chercher une lumière pour se reconnaître
dans des ténèbres si anciennes que la chair
humiliée en a déjà l’habitude.
MICHEL SERRES
La naissance de l’image a partie liée avec la
mort. Mais si l’image archaïque jaillit des tom¬
beaux, c’est en refus du néant et pour prolonger
la vie. La plastique est une terreur domestiquée.
Il s’ensuit que plus la mort s'efface de la vie so¬
ciale, moins vivante est ’’image, et moins vital
notre besoin d’images.
Pourquoi, oepuis si longtemps, mes congénères
dennent-ils à laisser après eux des figures visibles sur
des surfaces dures, lisses et délimitées (quoique la
paroi paléolithique soit bosselée et sans contours, et
le cadre du tableau un fait assez récent) ? Pourquoi
ces glyphes, ces gravures et ces dessins rupestres,
pourquoi ces volumes érigés, cromlechs, bétyles,
acrolithes, colosses, hermès, idoles ou statues hu¬
maines ? Pourquoi, en somme, y a-t-il image plutôt
que rien ? Acceptons un moment de n’en rien savoir
et franchissons la porte d'ombre.

Racines

La source n’est pas l’essence, et le devenir importe.


Mais toute chose obscure s’éclaire à ses archaïsmes.
Du substantif arche, signifiant à la fois raison d être
et commencement. Qui recule dans le temps avance
en connaissance.
Ce voyage aux sources de l’image, commençons-le
26 Genèse des images

avec les moyens du bord nos pauvres yeux, nos pau¬


vres mots.
Sépultures de l’Aurignacien et tracés d’ocre sur
des os, - 30 000. Compositions rayonnantes de Las-
caux : un homme à la renverse, à tête d’oiseau, un bi¬
son blessé, des chevaux fuyant sous des flèches,
- 15 000. Insistant retour, durant des millénaires, du
symbolisme conjoint de la fécondité et de la mort : la
sagaie-pénis face à la blessure-vulve. Cadavres bario¬
lés de l’âge du bronze, congelés dans le sol de l’Altaï,
crânes aux orbites rehaussées d’hématite, - 5 000.
Mastabas memphites et hypogées de Haute-Égypte,
avec leurs sarcophages aux grands yeux peints, au
mur les barques de l’au-delà et les offrandes de vi¬
vres, - 2 000. Tombes royales de Mycènes, avec leurs
masques funéraires en or, - 1 500. Fresques pim¬
pantes de vie des nécropoles étrusques, - 800. Cor¬
tèges des pleureuses de la première céramique grec¬
que, à la même période. Fresques de Pluton et
Perséphone dans la tombe du roi Philippe de Macé¬
doine, - 350. Bas-reliefs des sépultures romaines. Ca¬
tacombes chrétiennes. Nécropoles mérovingiennes
du vic siècle, avec leurs fibules cloisonnées d’or en
forme d’oiseaux. Châsses à ossements, reliquaires du
haut Moyen Âge. Gisants de bronze du xie siècle,
masques de cuivre doré du xme, dalles funéraires,
statues tombales de Blanche de Champagne, papes
et saints agenouillés des tombeaux renaissants. Abré¬
geons la litanie des clichés. C’est un constat banal
que l’art naît funéraire, et renaît sitôt mort, sous l’ai¬
guillon de la mort. Les honneurs de la tombe re-
La naissance par la mort 27

lancent de place en place l’imagination plastique, les


sépultures des grands furent nos premiers musées, et
les défunts eux-mêmes nos premiers collectionneurs.
Car ces trésors d’armes et de vaisselle, vases, dia¬
dèmes, coffrets d’or, bustes de marbre, mobiliers de
bois précieux, n’étaient pas proposés au regard des
vivants. Ils n’étaient pas entassés au fond des tumu-
lus, pyramides ou fosses pour faire joli mais pour ren¬
dre service. La crypte, aussitôt refermée, était inter¬
dite le plus souvent d’accès - et néanmoins remplie
des matières les plus riches. Nos réservoirs d’images,
à nous modernes, s’exposent à la vue. Étrange cycle
des habitats de mémoire. Comme les sépultures fu¬
rent les musées des civilisations sans musées, nos mu¬
sées sont peut-être les tombeaux propres aux civilisa¬
tions qui ne savent plus édifier de tombeaux. N’en
ont-ils pas le faste architectural, le prestige, la pro¬
tection vigilante, l’isolement rituel dans l’espace ci¬
vique ? Mais en Égypte, à Mycènes ou à Corinthe, les
images déposées à l’abri devaient aider les trépassés
à poursuivre leurs activités normales, tandis que nous
devons interrompre les nôtres pour visiter nos mauso¬
lées. Interruption tardive du souci tout pratique de
survivre que nous avons baptisée Esthétique.
Après l’album, le dictionnaire. Si l’étymologie ne
fait pas preuve, elle indique. Latin d’abord. Simula-
crurn ? Le spectre. Imago ? Le moulage en cire du vi¬
sage des morts, que le magistrat portait aux funé¬
railles et qu’il plaçait chez lui dans les niches de
l’atrium, à l’abri, sur l’étagère. Une religion fondée
sur le culte des ancêtres exigeait qu’ils survivent par
28 Genèse des images

l’image. Le jus imaginum était le droit réservé aux


nobles de promener en public un double de l’aïeul!.
Un homo muliarum imaginum, chez Salluste, c’est
un homme qui compte beaucoup d’ancêtres de haute
lignée. Donc beaucoup de statues funéraires au-
dehors, portant bien haut le nom de sa gens. Figura ?
D’abord fantôme, ensuite figure. Voudra-t-on voir là
un lugubre assombrissement de la vie lumineuse de
l’Hellade ? Tournons-nous alors vers les Grecs, cette
culture du soleil éprise de la vie et de la vision au
point de les confondre : vivre, pour un ancien Grec ce
n’est pas, comme pour nous, respirer, mais voir, et
mourir, perdre la vue. Nous disons « son dernier sou¬
pir », mais eux « son dernier regard ». Pire que castrer
son ennemi, lui crever les yeux. Œdipe, mort vivant.
En voilà bien une esthétique vitaliste. Plus que
l’égyptienne, assurément. Surprise : ici aussi, le tré¬
pas gouverne. Idole vient d'eidôlon, qui signifie fan¬
tôme des morts, spectre, et seulement ensuite, image,
portrait. L'eidôlon archaïque désigne l’âme du mort
qui s’envole du cadavre sous la forme d’une ombre
insaisissable, son double, dont la nature ténue mais
encore corporelle facilite la figuration plastique.
L’image est l’ombre, et ombre est le nom commun du
double. Aussi, comme le note Jean-Pierre Vernant, le
mot a-t-il trois acceptions concomitantes : « image du

1. D’après Léon Homo, Les Institutions politiques romaines de la


Cité à l'Etat. Paris, 1927. Les historiens discutent sur la réalité d’un
droit qui aurait été, d’après certains, inventé par Mommsen, mais
dont on trouve cependant trace dans Polybe et Cicéron. Voir l’appen¬
dice de Ancestral Portraiture in Rome, par Annie Zadoks-Josephus
Jitta, Amsterdam, 1932.
La naissance par la mort 29

rêve (onar), apparition suscitée par un dieu


(phasma), fantôme d’un défunt (psychéj 1 ». Ainsi du
malheureux Patrocle apparaissant en songe à Achille
endormi. C’est donc un terme tragique, et bien connu
des tragédiens. Eschyle : « Le taon meurtrier qui per¬
sécute Io n’est autre que Veidôlon même d’Argos. »
Euripide, dans Alceste, le met dans la bouche de son
époux veuf, Admète, qui supplie les sculpteurs de lui
restituer sa femme vivante : « Figuré par la main
d’imagiers habiles {tektonôn), ton corps sera étendu
sur mon lit ; auprès de lui, je me coucherai, et l’en¬
laçant de mes mains, appelant ton nom, c’est ma
chère femme que je croirai tenir dans mes bras, quoi¬
que absente : froide volupté sans doute 1 2... » Les céra¬
mistes athéniens représentent parfois la naissance de
l’image sous les espèces d’un guerrier miniature qui
se dégage de la tombe d’un guerrier mort au combat,
la plus belle des morts 3. L’image attesterait alors le
triomphe de la vie, mais un triomphe conquis sur, et
mérité par, la mort. Et qu’on ne croie pas que l’ordre
du symbole ait plus pure origine que celui, plus gros¬
sier, de l’imaginaire. Le cadavre leur fait un terreau
commun. Signe vient de séma, pierre tombale. Séma
chéein, chez Homère, c’est élever un tombeau. Le si¬
gne auquel on reconnaît une sépulture précède et
fonde le signe de ressemblance. La mort comme sé-

1. Jean-Pierre Vernant, « Naissance d’images », in Religions, his¬


toires, raisons, Paris, Maspero, 1979, p. 110.
2. Euripide, Alceste, vers 348.
3. François Lissarague, Un flot d'images, une esthétique du ban¬
quet grec, Paris, Adam Biro, 1987. Voir également de F. Lissarague
et A. Schnapp, « Imagerie des Grecs ou Grèce des imagiers », in Le
Temps de la réflexion, 2, 1981.
30 Genèse des images

maphore originel paraît bien loin de nos modernes sé¬


miologie et sémantique, mais grattez un peu la
science des signes, et vous exhumerez la terre cuite,
le grès sculpté et le masque d’or. La statue, cadavre
stable et levé, qui, debout, salue de loin les passants -
nous fait signe, notre premier signe. Sous les mots,
les pierres. La sémiologie, pour se comprendre, se¬
rait-elle contrainte un jour de revenir des faits de lan¬
gue aux faits d’image, et donc à la charogne hu¬
maine ?
En langue liturgique, « représentation » désigne
« un cercueil vide sur lequel on étend un drap mor¬
tuaire pour une cérémonie funèbre ». Et Littré
d’ajouter . « Au Moyen Âge, figure moulée et peinte
qui, dans les obsèques, représentait le défunt. » Il
s’agit là d’une des toutes premières acceptions du
terme. Et voilà qui nous fait entrer en politique, cet
art d’utiliser les morts au mieux de nos intérêts. Les
rites de funérailles des rois de France, entre la mort
de Charles VI et celle d’Henri IV, illustrent autant
les vertus symboliques que les avantages pratiques
de l’image primitive comme substitut vivant du
mort. Le corps du roi devait rester exposé durant
quarante jours '. Mais la putréfaction, malgré l’évis¬
cération immédiate et les procédures d’embaume¬
ment, va plus vite que la durée matériellement re¬
quise pour l’exposition, le transport de la dépouille à
Saint-Denis (surtout pour les tués en terre lointaine)

1. Ralph Giesey, Le roi ne meurt jamais. Paris, Flammarion, 1987


(édition anglaise de 1960). Commentaire dans Carlo Ginzburg,
« Représentation : le mot, l’idée, la chose », Annales. ES C..
novembre-décembre 1991.
La naissance par la mort 31

et l’organisation officielle des obsèques. D’où l’utilité


d’une effigie exacte, vériste, du souverain disparu
(Clouet a fabriqué personnellement le mannequin de
François Ier). Vêtue de tous ses atours et dotée des in¬
signes du pouvoir, c’est elle qui va présider durant
quarante jours les repas et les cérémonies de la Cour.
Elle seule reçoit les hommages et tant que l’effigie
est exposée, le nouveau roi doit rester invisible. Ainsi,
des deux corps du roi, le périssable et l’éternel, c’est
le second qui se dépose dans son mannequin de cire
peint. 11 y a plus dans la copie que dans l’original.
Consciemment ou non, la coutume française de la
« représentation » reprend une tradition romaine.
Dans la Rome impériale, après Antonin le Pieux, le
funus imaginarium - en quoi consiste la consecratio,
ou l’apothéose posthume de l’empereur décédé -
double l’inhumation des cendres physiques par l'inci¬
nération en grande pompe de son double, posé sur un
lit funèbre et qui a vécu sept jours d’agonie, entouré
de médecins et de pleureuses. L'imago n’est pas un
faux-semblant, ni ces funérailles une fiction : le man¬
nequin du défunt est le cadavre (à tel point qu’on
place un esclave à côté du mannequin de Pertinax
pour chasser les mouches avec un éventail). Cette
imago est un hypercorps, actif, public et rayonnant,
dont les cendres monteront en fumée rejoindre les
dieux dans l’empyrée (quand les restes réels ont été
descendus sous terre), lui ouvrant les portes de la di¬
vinisation '. C’est en image que l’empereur montait

1. Florence Dupont, « L’autre corps de l’empereur-dieu », in Le


Temps de la réflexion, 1986, pp. 23.1-252.
32 Genèse des images

du bûcher au ciel, en image parce qu’en personne.


Chute des corps, ascension des doubles. Comme la
gloire au héros grec, l’apothéose à l’empereur ro¬
main, la sainteté au pape chrétien (tel Damase rendu
vénérable par un portrait sur verre doré placé dans
l’abside), le meilleur arrive à l’homme d'Occident
par sa mise en image car son image est sa meilleure
part : son moi immunisé, mis en lieu sûr. Par elle, le
vif saisit le mort. Les démons et la corruption des
chairs au fond des caveaux (dans l’exemple chrétien)
trouvent là plus fort qu’eux. La « vraie vie » est dans
l’image fictive, non dans le corps réel. Les masques
mortuaires de la Rome ancienne ont les yeux bien ou¬
verts et les joues pleines. Et tout horizontaux qu’ils
soient, les gisants gothiques n’ont rien de cadavé¬
rique. Us ont des postures de ressuscités, corps glo¬
rieux du Jugement dernier en vivante oration.
Comme si la pierre sculptée aspirait en elle le souffle
des disparus. Il y a bien transfert d’âme entre le re¬
présenté et sa représentation. Celle-ci n’est pas sim¬
ple métaphore de pierre du disparu, mais une méto¬
nymie réelle, un prolongement sublimé mais encore
physique de sa chair. L’image, c’est le vivant de
bonne qualité, vitaminé, inoxydable. Enfin fiable.
Longtemps donc, figurer et transfigurer n’ont fait
qu’un. Cette réserve de puissance contenue dans
l’image archaïque, ou ce supplément de majesté
qu’elle était susceptible d’apporter à un individu, et
pour longtemps car l’image résiste, a fait d’emblée
de la représentation un privilège social et un dangei
public. On ne peut distribuer les honneurs visuels à la
La naissance par la mort 33

légère, car le portrait individuel tire à conséquence.


À Rome, jusqu’au Bas-Empire, l’exhibition en public
des portraits est limitée et contrôlée. C’est un enjeu
trop grave de pouvoir. N’ont eu droit à l’effigie, au
début, que les morts illustres parce qu’ils sont par na¬
ture influents et puissants, puis les puissants en vie,
et toujours du sexe mâle. Portraits et bustes de fem¬
mes sont apparus à Rome tardivement après ceux
des hommes ; comme le droit à l’image, apanage des
nobles trépassés, a été tardivement accordé aux ci¬
toyens du commun, seulement vers la fin de l’ère ré¬
publicaine.

L’image avant l’idée

« La mort, disait Bactieiara, est d’abord une


image, et elle reste une image '. » L’idée - la mort
comme renaissance, voyage, ou passage - fut tardive
et seconde. Les imageries de l’immortalité (puisque
c’est seulement depuis ce matin que les morts en
Occident meurent pour de bon) ont précédé les doc¬
trines de la survie. Où l’iconographie chrétienne, qui
n’était pas prévue au programme des Pères de
l’Église, finit-elle par apparaître au ive siècle ? Sui
les sarcophages et dans les catacombes. Et que ra¬
content ces allégories encore abstraites ? Le triom¬
phe de la foi sur la mort, la résurrection du Christ, la
survie des martyrs. Les premières images de cette foi

1. Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, Paris,


José Corti, 1948, p. 312.
34 Genèse des images

nouvelle qui disait refuser l’image ont été comme


poussées par les mythes bibliques de l’immortalité de
1» A
1 ame.
L’idée d’immortalité n’est pas une donnée im¬
muable, celle d'âme non plus, et les deux ne vont pas
toujours ensemble (la survie, avant la révolution
chrétienne, était d’abord une affaire de corps). Ne
confondons pas les nomades qui incinèrent leurs
morts parce qu’ils les confient au vent, aux étoiles ou
à l’océan, et les sédentaires qui les ensevelissent en
position fœtale pour les rendre à leur mère la terre,
qui les fera renaître. Chaque civilisation traite la
mort à sa façon, par quoi elle ne ressemble à aucune
autre ; et chacune a ses formes tombales ; mais ce ne
serait plus une civilisation si elle ne la traitait d’au¬
cune façon (et l’affaissement de l’architecture funé¬
raire rend notre modernité assez proche de la barba¬
rie). Les sociétés archaïques qui ont fait de la mort
leur noyau organisateur n’ont pas la même monu¬
mentalité parce qu’elles n’ont pas le même au-delà.
Le tombeau égyptien, invisible du dehors, est tout
entier tourné à l'intérieur, vers l’âme du défunt. On y
enterre des offrandes pour mieux la nourrir, l’escor¬
ter dans sa survie. Le tombeau grec, tourné vers l’ex¬
térieur, interpelle directement les vivants. On dresse
une stèle visible de loin pour perpétuer une mémoire.
Dans les deux cas, l’espace du tombeau, maison du
mort, est distinct de l’espace du temple, maison des
dieux. La culture chrétienne fut la première à faire
entrer la dépouille physique dans l’espace consacré.
Cela commença par les saints et martyrs, se poursui-
La naissance par la mort 35

vit par les prélats et les princes. Et il y a loin du sarco¬


phage à la dalle de pierre du gisant, ou du transi mé¬
diéval au héros agenouillé à côté d’un saint, puis au
cavalier de la Renaissance dressé avec arrogance sur
son tombeau de marbre. Mais, tombe à chambre, à
puits, à coupole, à tumulus, en hauteur ou dans le
roc, il y a toujours monument. Soit, traduction litté¬
rale, l’avertissement d’un « souviens-toi ». Horus,
Gorgone, Dionysos ou Christ, quelle que soit la na¬
ture du mythe majeur, il produit de la figure. L’au-
delà appelle la médiation d’un en-deçà. Sans un fond
d’invisible, pas de forme visible. Sans l’angoisse du
précaire, pas besoin de mémorial. Les immortels en¬
tre eux ne se prennent pas en photo. Dieu est Lu¬
mière, seul l’homme est photographe. Car seul celui
qui passe, et le sait, veut rester. On ne prend jamais
tant de photos ou de films que de cela qu’on sait me¬
nacé de disparition : faune, flore, terroirs, vieux quar¬
tiers, fonds sous-marins. Avec l’anxiété du sursitaire,
grandit la fureur documentaire.
Dès qu’elle se détache des parois de la grotte,
l’image primitive a partie liée avec l’os, l'ivoire, la
corne, la peau de l’animal, tous matériaux qui s’ob¬
tiennent par le meurtre. Plus que support, prétexte
ou repoussoir, le cadavre fut subtance, la matière
première du travail du deuil. Notre premier objet
d’art : la momie d’Égypte, cadavre fait œuvre ; notre
première toile : le linceul peint du copte. Notre pre¬
mier conservateur : l’embaumeur. La première pièce
« art déco », le récipient des cendres, canope, urne,
cratère ou cassette. Les adeptes du Christ eux-
36 Genèse des images

mêmes n’ont pu résister à la compulsion imaginaire,


alors qu’ils avaient fait leur l'interdit mosaïque pour
marquer leur différence à l’intérieur d’une romanité
idolâtre. De la catacombe à la basilique, puis aux
chapelles médiévales, ces « chambres à reliques »
(Duby), on voit le squelette « sortir » du sous-sol et
monter en graine, en hauteur, en gloire, à travers une
succession d’emboîtements. Le tibia ou le viscère
desséché du saint et martyr local appelle le reli¬
quaire ; donc l’oratoire, ou le sanctuaire ; donc le pè¬
lerinage et ce qui s’ensuit : l’ex-voto d’or, le retable,
le diptyque, la fresque et enfin le tableau. Ainsi
passe-t-on insensiblement de l’amour des os à
l’amour de l’art ; des restes à la relique, et de là au
chef-d’œuvre. « L’art chrétien », minutieuse déclinai¬
son de la guenille, a procédé par duplicata, du grand
format au plus petit. On dresse un autel sur le pre¬
mier ossuaire ; puis un toit par-dessus l’autel ; et pour
miniaturiser la carcasse sacrée, l'ivoirier parisien de
Charles VI fera un diptyque portatif et l’orfèvre un
bijou, un pendentif que la dévote suspendra à son
cou, à même la peau.

Le stade du miroir

Fustel de Coulanges : « C’est peut-être à la vue de


la mort que l’homme a eu pour la première fois l'idée
du surnaturel et qu’il a voulu espérer au-delà de ce
qu’il voyait. La mort fut le premier mystère, elle met
l’homme sur la voie des autres mystères. Elle éleva sa
La naissance par la mort 37

pensée du visible à l’invisible, du passager à l’éternel,


de l’humain au divin. » C’est peut-être à la vue d’un
mort que le faber, un jour, s’est retrouvé sapiens...
Une primate femelle, une mère chimpanzé, continue
de jouer avec son petit qui vient de mourir, comme
s’il était vivant ou endormi. Quand elle s’aperçoit
qu’il ne bouge plus, elle le laisse derrière elle comme
une chose parmi d’autres choses. Paraît l’oublier aus¬
sitôt. Un cadavre humain, entre nous, ne se traite pas
ainsi. Ce n’est plus un vivant mais ce n’est pas une
chose. C’est une présence/absence ; moi-même
comme chose, mon être encore mais à l’état d’objet.
« Ô mort difforme et affreuse à voir... » Il est permis
de penser que la première expérience métaphysique
de l’animal humain, indissolublement esthétique et
religieuse, fut cette bouleversante énigme : le spec¬
tacle d’un individu passant à l’état d’anonyme géla¬
tine '. Peut-être le vrai stade du miroir anthropien :
se contempler dans un double, alter ego, et, dans le
visible tout proche, voir l’autre que le visible. Et le
néant en soi, « ce je-ne-sais-quoi qui n’a de nom en au¬
cune langue ». Traumatisme assez sidérant pour ap¬
peler aussitôt une contre-mesure : faire une image de
l’innommable, un double du mort pour le maintenir
en vie, et par contrecoup, ne pas voir ce je-ne-sais-
quoi en soi, ne pas se voir soi-même comme presque
rien. Inscription signifiante, ritualisation de l’abîme
par dédoublement spéculaire. « Le soleil ni la mort ne

1. Gérard Bûcher, La Vision et l’énigme. Éléments pour une ana¬


lytique du logos, préface de Michel Serres, Paris, Éditions du Cerf,
1989.
38 Genèse des images

peuvent se regarder en face. » Persée dut utiliser un


miroir pour couper la tête de Méduse. L’image, toute
image, est sans doute cette ruse indirecte, cette glace
où l’ombre attrape la proie. Le travail du deuil passe
ainsi par la confection d’une image de l’autre valant
pour délivrance. Si cette genèse est confirmée, la si¬
dération devant la dépouille mortelle, éclair fonda¬
teur de l’humanité, porterait avec elle à la fois la pul¬
sion religieuse et la pulsion plastique. Ou, si l’on
préfère, le soin de la sépulture et le travail de l’effi¬
gie. Tout vient ensemble et l’un par l’autre. Comme
le nourrisson rassemble pour la première fois ses
membres en se regardant dans une glace, nous oppo¬
sons à la décomposition de la mort la recomposition
par l’image.
C’est donc au sens propre que l’image vient d’ou¬
tre-tombe, comme la petite statue fang assise sur le
couvercle du coffre reliquaire où reposent les osse¬
ments de l’ancêtre (imago et ossa, en latin, sont sou¬
vent équivalents). Elle en sort, elle, pour que l’aïeul y
reste, apprivoisé et stabilisé ; pour l’empêcher de re¬
venir nous harceler, pour attraper son âme volante et
voleuse dans un objet indubitable. On ne peut se dé¬
barrasser du double sans le matérialiser. Tous les
continents ont part à cette logique, et « double » est
un mot qui a des équivalents dans presque toutes les
langues (raphaim hébreu, ka égyptien, genius ro¬
main, etc.). Y compris la culture juive. C’est dans les
nécropoles juives du monde hellénistique qu’on a
trouvé des entorses à l’interdit lévitique : des sarco¬
phages figuratifs (Bet She’arim). Comme si le
La naissance par la mort 39

deuxième Commandement admettait un cas de force


majeure. Comme si seul le besoin affectif de survivre
avait eu assez de force pour enfreindre la décision in¬
tellectuelle de l’Écriture.
Une décomposition a deux sorties, l’humide ou la
sèche, liquéfaction ou crémation. Le pire à voir pour
un vivant, c’est l’immonde, l’amorphe, l’innommable
flaque putréfiée. L’irrémédiable souillure. L’image
physique, double redoublé, me protège du pire, le
spectacle effondrant de la putréfaction. La pierre re¬
foule le pourri par le solide, transcende le vil par le
marbre ou l’obsidienne. La stèle expurge le mal par
son spectacle. Catharsis optique. Dans une popula¬
tion de profils comme en présente l’imagerie céra¬
mique grecque, la Gorgone (ainsi que Dionysos) est
montrée de face, au seuil du royaume de Perséphone.
Le faciès maléfique aux yeux mortifères est exorcisé
par l’image, qui donne à la vision frontale valeur pro¬
phylactique. L’œil peint conjure le mauvais œil. Et
sur les coupes à figure rouge, où tous les combattants
sont dessinés de profil, le guerrier mourant, déjà re
tranché du monde, a seul le privilège d’être vu de
face, comme pour interpeller le spectateur ’.
L’invention de l’effigie, cette contre-métamor¬
phose de l’informe à la forme et du mou au dur, pré¬
serve les intérêts vitaux de l’espèce. Le portrait pro¬
fane, anonyme, non rituel, est né, en Égypte et
particulièrement au Fayoum, du besoin de démocra¬
tiser la survie. À chacun son viatique, son passeport

1. Françoise Frontisi-Ducroux, « La mort en face », Métis. Revue


d’anthropologie du monde grec ancien, I, 2, 1986.
40 Genèse des images

vers le soleil. C’est une opération de salubrité pu¬


blique que de dissocier son double du cadavre, pour
instaurer la démarcation du pur et de l’impur au sein
du groupe - le pire étant la souillure par la confusion
des deux. La tranquillité des vivants ne dépend-elle
pas du repos des morts ? C’est aussi, comme conjura¬
tion de l’éphémère, une belle preuve de vouloir-vivre.
Comme la religion chez Bergson, la figuration assure
un prolongement de l’instinct : « une réaction défen¬
sive de la nature contre la représentation par l’intel¬
ligence de l’inévitabilité de la mort ». Même ruse ani¬
male. Sauf que la « défense », ici, ne consiste pas à
épouser le mouvant mais à piéger le temps par l’es
pace. Si « la vie est l’ensemble des forces qui résistent
à la mort », la parure, première parade contre la
mort, est une force vitale. Toute figure joue les pro
longations. C’est pourquoi on demeure consterné
lorsqu’on entend de bons esprits nier la généalogie fu¬
néraire de l’image comme si elle devait river au lu¬
gubre et au morose quand l’art est vitalité, gaieté,
exubérance. Ceci explique précisément cela. Elle est
venue aménager dans les caveaux les joies de l’exis¬
tence. En Égypte ancienne, « l’art des tombes » est re¬
connu par les archéologues comme plus vivant, plus
coloré, moins pétrifié que « l’art des temples ». Quoi
de plus festif, de plus pimpant que les vols d’oiseaux
multicolores, les danseuses et les flûtistes des tombes
étrusques de Tarquinies ? De plus érotique que les
frises au-dessus des lits funéraires romains ? Qui a
dit que le pays des ombres était funèbre ? Qui n’a vu
dans la Cité des morts du Caire les gavo^-bes rieurs
La naissance par ta mort 41

jouer au ballon entre les tombes ? Les banquets les


plus gaillards viennent à la fin des enterrements,
comme Carnaval côtoie Carême. Oui, l’image plonge
dans le tragique, mais celui-ci a plus de commerce
avec Dionysos qu’avec Saturne. Dans la fresque, ma¬
cabre s’il en fut, du Campo Santo de Pise - au plus
sombre du sombre xive siècle -, le Jardin d’amour
fait face au Triomphe de la Mort.

La détresse magique

Souvenons-nous que jusqu’à ce matin les sociétés


étaient réellement composées de plus de morts que
de vivants. Pendant les millénaires, le lointain et le
révolu ont débordé, cerné, menacé le champ optique
- et c’est le caché qui donnait au montré sa valeur.
Le proche et visible n’était aux yeux de nos ancêtres
qu’un archipel de l’invisible, doté d’éclaireurs et
d’augures pour servir de truchement. Car l’invisible
ou le surnaturel était le lieu de la puissance (l’endroit
d’où viennent les choses et où elles reviennent). On
avait donc tout intérêt à se concilier l’invisible en le
visualisant ; à négocier avec lui ; à le représenter.
L’image constituant non l’enjeu mais le levier d’un
troc dans le perpétuel marchandage du voyant avec
l’invu. Je te donne en gage une image et en échange
tu me protèges. Ce que nous appelons improprement
l’œuvre d’art des Égyptiens ou des Grecs archaïques
relève de la dissuasion du faible au fort. Je dépends
de puissances formidables et je vais me servir de mes
42 Genèse des images

outils à tracer et ciseler pour en dépendre moins,


voire pour les contraindre à intervenir en ma faveur,
car l’image du dieu ou du mort implique sa présence
réelle à mes côtés. Identification de l’image à l’être
qui permet d’économiser mes forces et la dépense :
au lieu de toujours sacrifier au dieu mort des hom¬
mes en chair et en os, je l’apaiserai avec des effigies
d’argile. Au lieu de sacrifier, ensuite, à l’effigie, un
vrai taureau, je pourrai la contenter avec des tau¬
reaux en terre cuite... Ainsi du kouros ou du kolos-
sos, cette statuette de pierre et de bronze qui, dans la
Grèce archaïque, n’avait rien de colossal. Ces figu¬
rines servaient de substituts humains dans les rites
expiatoires '.
Les statues grecques bariolées comme au cirque,
chargées d’ornements, de dorures et de pierreries,
sont des personnes vivantes. Elles ne sont pas faites
pour être regardées - elles sont le plus souvent ca¬
chées et leur découverte suppose un acte rituel -
mais pour nous regarder et garder. Elles se désignent
elles-mêmes à la première personne. « Un tel m’a dé¬
dié », peut-on lire sur telle ou telle effigie - le nom
inscrit sur une statue, funéraire et votive, étant tou¬
jours celui du dédicataire, non de l’« artiste ».
L’image d’Apollon est en effet un pacte conclu entre
le dédicataire et le dieu - d’où la dédicace écrite.
« La statue gravée devient donc un gage plus contrai¬
gnant pour le dieu qui est censé capable de lire le

1. Jean Ducat, « Fonctions de la statue dans la Grèce archaïque.


Kouros et Kolossos », Bulletin de correspondance hellénique, n° 100,
1976, pp. 240-251.
La naissance par la mort 43

texte, même en l’absence de tout lecteur humain *. »


Le dieu aura plaisir à lire l’inscription tracée sur ses
cuisses et m’en saura gré. De même le donateur chré¬
tien fait-il inscrire son nom et sa silhouette sur le re¬
table, à côté du saint, pour accroître ses chances de
salut.
Sculptée d’abord, peinte ensuite, l’image est à
l’origine et par fonction médiatrice entre les vivants
et les morts, les humains et les dieux ; entre une
communauté et une cosmologie ; entre une société de
sujets visibles et la société des forces invisibles qui les
assujettissent. Cette image n’est pas une fin en soi
mais un moyen de divination, de défense, d’envoûte¬
ment, de guérison, d’initiation. Elle intègre la Cité à
l’ordre naturel, ou l’individu à la hiérarchie cos¬
mique, « âme du monde » ou « harmonie de l’uni¬
vers ». Plus succinctement : un véritable moyen de
survie. Sa vertu métaphysique qui la fait conductrice
des puissances divines ou surnaturelles la rend utili¬
taire. Opératoire. Le contraire d’un luxe. On ne peut
donc opposer les objets porteurs de sens, que seraient
les « œuvres d’art », aux ustensiles quotidiens, le tout-
venant. Outil des hommes sans outils, la chose ima¬
gée fut longtemps un bien de première nécessité.

« Magie » et « image » ont mêmes lettres, et c’est


justice. S.O.S image, S.O.S. magie. « Il n’y a qu’un
dogme en magie, écrit Éliphas Lévi, et le voici : le vi-

1. Pietro Pucci, « Inscriptions archaïques sur les statues des


dieux », in Les Savoirs de l’écriture en Grèce ancienne. Presses univer¬
sitaires de Lille, p. 484.
44 Genèse des images

sible est la manifestation de l’invisible. » Absolument


contraignante dans ses opérations, la magie est moins
laxiste que la religion. Elle affirme une volonté vi¬
tale, une décision d’efficacité qui ne se retrouvent
pas dans les religions élaborées, moins activistes, plus
enclines à la résignation et à l’humilité. Dans un beau
livre d’art intitulé L’Art magique, où, à l’œil phy¬
sique, qui doit tout à la perception de la réalité, il op¬
pose l’œil de l’esprit qui ne puise qu’en lui-même, An¬
dré Breton soutient avec un certain optimisme que
son titre fait pléonasme Il est vrai qu’un tenace
halo de magie baigne nos traditions d’images. L’in¬
conscient psychique, avec son déchaînement d’ima¬
ges libérées du temps et qui les mêle toutes, n’est pas
sujet au vieillissement. La « magie de l’image » poé¬
tique, en ce sens, est de toujours. Comme celle de
l’image onirique. Les morts habitent encore nos
nuits, et ce n’est pas en vain qu’Hésiode fait d’Hyp-
nos le frère cadet de Thanatos. Par son culte du rêve,
le surréalisme a donc pu retrouver la dynamique es¬
sentielle, le cœur vivant de l’image. Mais avec ce
qu’elle stipule d’animisme et de vitalisme exacts,
seule la période originaire des idoles (telle que nous
l’analyserons) relève de la magie au sens propre, l’art
venant à l’image quand la magie s’en retire.
André Breton semble traiter la magie comme une
qualité et non comme un rapport social, à objet plus
ou moins indifférent. Comme si la vertu magique
était dans l’image et non dans celui qui la regarde. Le

1. André Breton, L’Art magique, Paris, Club français du livre,


1957.
La naissance par la mort 45

bouclier d’Achille qui frappait les myrmidons de ter¬


reur aurait-il les mêmes pouvoirs sur nous ? Et la vue
de la Véronique - la vraie image du Christ - pour¬
rait-elle encore nous guérir ? Il ne dépend pas d’une
image de pouvoir « réengendrer à quelque titre la ma¬
gie qui l’a engendrée », parce que le magique est une
propriété du regard, non de l’image. C’est une caté¬
gorie mentale, non esthétique. L’art du même nom
ne fait pas un style comme le classique ou le baroque,
assimilable au fantastique ou à l’onirisme et qu’il¬
lustreraient des artistes comme Jérôme Bosch, Gus¬
tave Moreau, Monsù Desiderio ou Chirico. C’est au
contraire la radicale subordination de la plastique à
la pratique qui définit le moment magique de
l’image. Les chaudrons de sorcières et les monstres à
tête d’oiseau le rappelleront vainement à la vie. Aussi
vainement que l’invocation à Swedenborg, Lavater
ou même Novalis. Baudelaire disait « l’imagination
apparentée avec l’infini ». Sans doute - à condition
de rappeler que l’imagination ne tient pas ses pou¬
voirs d’elle-même, mais de l’infini auquel se confie
l’homme imaginaire. Ou, plus exactement, auquel
son infinie faiblesse matérielle l’oblige à se confier,
faute de mieux. L’art dit magique l’était involon¬
tairement, et celui qui a sculpté la Vénus de Willen-
dorf ou de Lespugue ne se disait sans doute pas que
« le beau est toujours bizarre ». La fécondité des fem¬
mes de son clan suffisait à son bonheur. Ce ne serait
pas rendre à la magie la place qui lui est due que de
la limiter aux professionels du tarot et des passes ma¬
gnétiques. Ce serait simplement ignorer combien
46 Genèse des images

prosaïques et indispensables sont, pour des humains


démunis, les gestes qui servent à s’approprier une
force, obtenir une chasse abondante, un enfant d’une
femme ou la mort d’un ennemi.
Quelle image d’art venue du fond des âges (ou au¬
jourd’hui même du « fond des tripes » d’un artiste)
n’est pas un S.O.S. ? Elle ne cherche pas à enchanter
l’univers pour le plaisir mais à s’en libérer. Où nous
voyons caprice ou fantasme gratuit, il y avait sans
doute angoisse et supplique. Le fétiche primitif, où
nous voyons à présent un « poème-objet » à fonc¬
tionnement symbolique, témoigne moins pour la li¬
berté de l’esprit que de l’asservissement de nos aïeux
à la nuit, avec ses dieux, ses bêtes et ses ombres rô¬
deuses, tous ces créanciers assoiffés du sang de leurs
débiteurs, les vivants.

La mort en péril

Plus de monuments funéraires aujourd’hui, plus


de statues ni de fresques dans les chambres des
morts. Moins de malédiction, moins de conjuration.
Avec les anciennes cérémonies du deuil et la liturgie
publique des funérailles s’en sont allés de nos villes
carnavals, fêtes et mascarades. Enlevez les squelet¬
tes de la vue, que reste-t-il à l’œil ? Un flux d’images,
sans enjeu ni conséquence, que nous nommerons « vi¬
suel ». La « mort de Dieu » n’était qu’un épisode, la
« mort de l’homme » une péripétie déjà plus grave.
Fille des deux trépas précédents, la mort de la mort
La naissance par la mort Al

porterait un coup décisif à l’imagination. Cacher les


agonies à l’hôpital, les cendres au columbarium, es¬
camoter l’épouvantable sous la lumière artificielle et
les fards du funeral home, c’est émousser notre
sixième sens de l’invisible, et les cinq autres par
contrecoup. Car perdre l’insoutenable de vue, c’est
diminuer le trouble attrait de l’ombre, et son envers,
la valeur d’un rayon de lumière. La domestication du
réel par le biais de sa modélisation théorique et tech¬
nique, sans léser nos bâtonnets rétiniens, rend leur
usage moins urgent. Moins vital et moins jouissif.
L’abstraction faite des « choses elles-mêmes », c’est
bientôt l’anesthésie des sens. Fin de l’incarnation, ré¬
duction de la mort à un accident, étiolement de l’al¬
légresse à voir, tel serait pour demain l’enchaînement
des dangers. Le morne moutonnement du visuel,
c’est peut-être ce qui reste au regard trop protégé,
quand le squelette et le putride, le fétide et l’om¬
breux disparaissent du salubre horizon quotidien.
Renan, L’Avenir de la science : « Il viendra un jour
où le grand artiste sera une chose vieillie, presque
inutile. »
Une humanité surpuissante n’aurait peut-être plus
vraiment besoin d’artistes. À - 30 000, dans le grand
dénuement paléolithique, l’image jaillit au point de
rencontre d’une panique et d’un début de technique.
Tant que la panique est plus forte que le moyen tech¬
nique, nous avons la magie, et sa projection visible,
l’idole. Quand la panoplie technique peu à peu prend
le pas sur la panique, et que la capacité humaine à al¬
léger le malheur, à modeler les matériaux du monde,
48 Genèse des images

à en maîtriser les procédés de figuration peut enfin


contrebalancer la détresse animale devant le cosmos,
nous passons de l’idole religieuse à l’image d’art, ce
juste milieu de la finitude humaine. Nous goûtons ici
un moment d’équilibre entre l’impuissance et la per¬
formance, un col au sommet, point de passage d’une
nature terrifiante à une nature maîtrisée. La « délec¬
tation » du classique, celle de Poussin, est conquise
sur l’horreur - ce qui fait son prix. La beauté est tou¬
jours une terreur domestiquée. Et la sérénité du ré¬
sultat artistique, le fruit d’un acharnement physique
sur une matière physique. La consistance d’une œu¬
vre exige une certaine résistance du chaos premier,
du matériau brut à la main ouvrière. Aujourd’hui, il
ne résiste plus guère. Avec la montée en puissance
des outils, nous pouvons tenir les choses à distance,
en esquiver l’insistance, agir sur elles de loin. L'œil
peut glaner, virevolter en surface, pour une lecture
rapide des lignes et des couleurs. Depuis que nous
nous sommes annexé le monde - au point d’en fabri¬
quer autant que nous voulons, avec l’image de syn¬
thèse - nous voilà libérés des tâches de subsistance,
de l’angoisse de mourir ce soir de faim ou de maladie,
de la tombée inexplicable du jour, du sidérant ballet
des planètes. Prêts pour le narcissisme sans fin, ad li¬
bitum, des coups d’œil « pour voir », pour rien.
Il y eut « magie » tant que l’homme sous-équipé dé¬
pendait des forces mystérieuses qui l’écrasaient. Il y
eut « art » ensuite quand les choses qui dépendaient
de nous devinrent au moins aussi nombreuses que
celles qui n’en dépendaient pas. Le « visuel »
La naissance par la mort 49

commence lorsque nous avons acquis assez de pou¬


voirs sur l’espace, le temps et les corps pour ne plus
en redouter la transcendance. Lorsqu’on peut jouer
avec nos perceptions sans crainte des arrière-mondes.
Les premiers « artistes » sont des ingénieurs et des sa¬
vants, des mécaniciens comme Léonard qui perce les
montagnes avec des canaux, invente l’homme-oiseau,
et les machines à feu. Quand on peut acheter la bien¬
faisance de la nature par la performance technique,
comme l’Occident aujourd’hui, la situation de sé¬
curité diminue l’ombre portée de la mort sur la vie et
donc le besoin d’intercesseur. Exemple de cet affa¬
dissement, les chrétiens eux-mêmes oublient que le
sacrifice de la messe commémore un événement abo¬
minable - la mise à mort de Dieu - et que communier
consiste, en vertu du mystère de l’Eucharistie, à ab¬
sorber du sang « réel » et de la chair « réelle ». Pire
ou mieux qu’un acte d’anthropophagie : la théo-
phagie. Comment s’étonner qu’une époque aussi ou¬
blieuse de la cruauté sanguinaire de ses mythes
d’origine inscrive l’image, dépense de prestige, à la
rubrique « culture » ? Pour avoir un besoin viscéral
de figuration, faut-il avoir la peur au ventre ? Cette
peur qui est la mère de l’humanité, de son meilleur
- besoin de savoir - comme de son pire - besoin de
pouvoir.
Représenter, c’est rendre présent l’absent. Ce n’est
donc pas seulement évoquer mais remplacer.
Comme si l’image était là pour combler un manque,
tempérer un chagrin. Pline l’Ancien rapporte que « le
principe de la peinture a consisté à tracer, grâce à des
50 Genèse des images

lignes, le contour d’une ombre humaine » Même


origine pour le modelage, précise-t-il plus loin.
Amoureuse d’un jeune homme en partance pour
l’étranger, la fille d’un potier de Sicyone « entoura
d’une ligne l’ombre de son visage projetée sur le mur
par une lanterne. Son père appliqua de l’argile sur
l’esquisse et en fit un relief qu’il mit à durcir au feu
avec le reste de ses poteries 1 2. » Ainsi, peinte ou
sculptée, Image est fille de Nostalgie.
Une « affluent society », qui ne manquerait plus de
rien parce qu’elle aurait les moyens de garder trace
de tout, y compris des êtres aimés qui partent en
voyage, aurait-elle encore un désir d’images? Ou,
même chose à l’envers, crainte d’elles ? Ambivalence
de la vision, comme du pharmakos grec, remède et
poison. Le double dans le miroir est paniquant et ju-
bilatoire. Je me protège de la mort de l’autre et de la
mienne propre par un dédoublement, mais du dou¬
ble, mort faite image, je ne suis pas sûr de pouvoir me
détacher. Ce qui sert à lever l’angoisse devient an¬
goissant. Et la présence-absence du défunt, ou du
dieu, dans son effigie, ce clignotement de l’invisible à
même le visible peut m’assaillir à tout moment. Les
images qui viennent d’un au-delà sont celles qui ont
du pouvoir. Elles se distinguent des autres, celles du
visuel ordinaire, par ceci qu’elles obligent les hom¬
mes à faire silence devant elles, ou à baisser la voix.
Test toujours révélateur : la conversation va-t-elle ou

1. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, Livre XXXV, § 15, Paris,


Édition Budé, 1985, p. 42.
2. Ibidem, § 151.
La naissance par la mort 51

non s’arrêter ? Dans les nuits profanes et si bruyantes


de la Semaine sainte, s’avancent de loin, scintillantes
de cierges et de pierreries, portées à dos d’hommes,
les Vierges au balancement chaloupé. Rires et lazzi.
Mais quand le « paso » s’approche, surchargé d’or et
d’argent, ce n’est plus un simulacre de bois doré mais
un peu la Mère de Dieu en personne qui fend la foule
sévillane dans une bulle de silence immobile.

L'éternel retour

L’idole fait voir l’infini ; l’art notre finitude ; le vi¬


suel, un environnement sous contrôle. Mais il reste de
l’incontrôlable. S’il domine son espace, le consomma¬
teur occidental ne maîtrise pas encore son temps in¬
time, ni l’usure de ses neurones. Notre espérance de
vie s’est accrue, nous construisons de mieux en
mieux, collectivement, notre donné et notre terre,
mais ce nous de majesté laisse heureusement béer
des interstices de perplexité. Le progrès technique -
et l’Évolution elle-même - fait plus les affaires de
l’espèce que du spécimen. Sur son minuscule laps de
vie, l’individu en bénéficie moins que l’humanité. Par
chance, les quidams meurent encore. Vous et moi. Et
toujours avant l’heure. Il y aura donc encore place
pour un Bacon, un Balthus, un Cremonini. Un Ro¬
bert Bresson ou un Kubrick. Tous imagiers qui veu¬
lent gagner la course contre la gueuse. Tant qu’il y a
de la mort, il y a de l’espoir - esthétique.
Cet entêtement dans le handicap nous vaudra
52 Genèse des images

nombre de déchirures dans les délices anodines du vi¬


suel. De verticaux silences dans le bruit horizontal de
la communication. Même si la voyance cède un peu
partout la place au visionnage, l’inguérissable mort
rend donc assez plausibles des ressurgissements
d'imprévu, çà et là. Il ne dépend pas de nous, cepen¬
dant, de vouloir « rendre l’art à sa fonction », car elle
peut fort bien se donner à l’avenir d’autres organes,
d’autres prothèses que la création plastique. Guer-
nica, en son temps, pouvait faire symbole. Quelle est
l’œuvre peinte ou sculptée qui, cinquante ans après,
pourrait prétendre à la transfiguration, à la transpo¬
sition mythique du nôtre ?
Le V des ibis rasant les eaux du Nil n’a pas d’âge.
Nous voyons le même frissonnement de ciel et d’eau
que regardait Akhénaton. Il durera autant que l’es¬
pèce et l’oxygène : le dialogue de l’homme avec la
vie, dont la mort est le moteur immobile, n’est pas
près de s’interrompre. Il a simplement plus d’un
« art », plus d’un « médium » dans son sac. Il n’est pas
sûr que la peinture, par exemple, soit assurée de sur¬
vivre (comme un art capital). Aucune technique de
représentation du monde n’est immortelle. Seul l’est
le besoin de l’immortaliser en stabilisant l'instable.
Qui dit « c’est beau » reconnaît une aptitude à tra¬
verser les temps et à en émouvoir d’autres que moi.
Le « c’est beau » : plus qu'un brevet de qualité, un
certificat de pérennité. Cela ex-iste, con-siste, se
tient debout. Fera signe et repère. Là est « le miracle
de l’art » : la suppression des distances. « Miracle »
veut simplement dire : pérennité du précaire, coex¬
tension de l’origine à l’histoire.
La naissance par la mort 53

Si la mort est au commencement, on comprend


que l’image n’ait pas de fin. La plus lointaine idole
crétoise peut nous souffler à l’oreille : « Écoute le
bruit de ton coeur et tu comprendras ce qui nous est
commun. » Sans doute y a-t-il un incessant remode¬
lage des agonies, puisqu’on ne meurt pas, au xe avant
et au xxe siècle après Jésus-Christ, de la même façon.
L’histoire du regard n’est peut-être qu’un chapitre,
une annexe de l’histoire de la mort en Occident. Mais
l’une comme l’autre se détacheraient encore sur
cette permanence de nature, le fait premier de la fini-
tude, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre.
Cette nappe souterraine qui relie du dedans, par en
bas, les civilisations et les époques les plus éloignées
les unes des autres, nous rend en un sens contempo¬
rains de toutes les images inventées par un mortel,
car chacune d’elles, mystérieusement, échappe à son
espace et à son temps. Il y a une « histoire de l’art »
mais « l’art » en nous n’a pas d’histoire. L’image fa¬
briquée est datée dans sa fabrication ; elle l’est aussi
dans sa réception. Ce qui est intemporel, c’est la fa¬
culté qu’elle a d’être perçue comme expressive même
par ceux qui n’en ont pas le code. Une image du
passé n’est jamais dépassée parce que la mort est no¬
tre indépassable et que l’inconscient religieux n’a pas
d’âge.
C’est donc à raison de son archaïsme qu’une image
peut rester moderne. À l’inverse, parce qu’elles font
abstraction des corps et de la peur, les images auto¬
mates, exaltées comme « nouvelles » et qui, hélas
pour elles, le sont sans doute, auront peut-être plus de
54 Genèse des images

mal à rester. À consister. À résister (à l’obsolescence


de leurs techniques de fabrication). Sans valeur
d’émotion, elles n’auraient bientôt plus que valeur de
document. Parlant pour leur temps, mais pour rien
d’autre, et emportées avec le flot audiovisuel, elles
échoueraient en quelque sorte à devenir anachro¬
niques, privilège auquel accèdent les images que
nous disons d'art parce qu’elles nous communiquent
l’immémorial tremblement (ou la saveur de notre
perte que le cerveau « reptilien » garde en mémoire).
Arrêt sur image donc, arrêt du temps valable de
tout temps. Il y a une chronique des styles et des pro¬
cédés, des ethnies et des filiations qui explique com¬
ment chaque culture procède à la suspension du flux.
Ou les secrets de fabrication du miracle. Mais l’im¬
muable de la mort n’a pour les mortels ni début ni
fin. Mettre en relation le temps qui passe avec le
temps qui reste, la fabrique et le miracle, l’image
émise et l’image reçue, tel serait le défi posé à
l’histoire de l’éternité que devrait un jour produire
une médiologie de l’art.

La chronique de l’intemporel n’est pourtant pas


notre propos. Il part de « l’image », permanence re¬
connaissable et incontestable ; non de « l’art », qui re¬
lève d’une décision révocable et contingente. L’étude
des métamorphoses du visible suppose un point fixe
en amont. Ce qui a été image le demeure tout au long
des siècles (sauf destruction matérielle), et sous tou-
La naissance par la mort 55

tes les latitudes. L’ « œuvre d’art » d’un jour ne l’était


pas la veille, et sera disqualifiée le lendemain : l’or¬
fèvrerie, par exemple, qui fut l’art capital des Scy¬
thes et des Mérovingiens mais aussi de Mycènes et
du haut Moyen Âge, est exclue de l’actuelle défini¬
tion légale de l’objet d’art en France (comme le sont
le bijou et le mobilier). Mais la photo y est incluse, et
la tapisserie (en édition limitée). Erreur en deçà, vé¬
rité au-delà d’un siècle ou d’un Océan ? Un tapis per¬
san, une poterie chinoise, une massue océanienne, un
masque dogon doivent-ils, arrivés à Paris, aller au
musée du Louvre, au musée de l’Homme, ou à celui
des Arts et traditions populaires ? Chaque époque a
eu sa réponse (comme sa hiérarchie des arts majeurs
et mineurs), mais aucune ne s’est passée d’objets fi¬
guratifs.
Sur le temps long, le regard n’a donc qu’un révéla¬
teur incontestable : l’image fabriquée, à deux ou trois
dimensions. Quiconque parle de l’art en général, ce
sous-produit de l’histoire des idées, est un idéologue
qui s’ignore. Nous n’éviterons pas toujours ces pièges
du langage car on ne peut nettoyer tous ses mots, ni
déconstruire d’emblée notre langue naturelle. Mais
nos bornes témoins seront non pas mentales ou na¬
turelles, images oniriques ou reflets dans l’eau, mais
toutes figures matériellement produites par une acti¬
vité humaine, manuelle ou mécanique. De la plus
rare à la plus banale, de la grotte initiatique au tube
cathodique (la première source d’images de notre
temps). Sans doute, quant à leur sens et leur emploi,
n’y a-t-il qu’une simple homonymie entre l’image sa-
56 Genèse des images

crée qui sauve et celle qui distrait, l'immobile qui se


boit et l’éphémère qui se gobe. Mais quoique de na¬
ture différente, elles gardent en commun cette pro¬
priété matérielle, venir frapper le regard de l’ex¬
térieur.
Projet moins et plus ambitieux qu’une énième
esthétique de philosophe. Moins, parce que les sabots
du concept saccageraient les plates-bandes du goût
où ne sont admises que des pattes de colombe. Mais
plus ambitieux peut-être, si au-delà de l’inexorable
désenchantement des images, on vise une meilleure
intelligence de l’œil moderne, de ses plaisirs et de son
honneur.
On aura compris qu’il n’y a pas d’un côté /’image,
matériau unique, inerte et stable, et de l’autre le re¬
gard, comme un rayon de soleil mobile qui viendrait
animer la page d’un livre grand ouvert. Regarder
n’est pas recevoir mais ordonner le visible, organiser
l’expérience. L’image tire son sens du regard, comme
l’écrit de la lecture, et ce sens n’est pas spéculatif
mais pratique. Et de même que, dans « l’Ordre des
Livres » (Roger Chartier), l’analyse des textes a cédé
le pas à l’examen des pratiques de lecture, de même,
dans la Cité des images, une histoire des usages et
des sociabilités du regard devrait pouvoir revisiter
utilement l’histoire de l’art. Le regard rituel n’est pas
le regard commémoratif ou familial, qui n’est pas ce¬
lui de for privé que nous pratiquons, par exemple, en
feuilletant à domicile un album de reproductions.
Mais les cultures du regard, en retour, ne sont pas in¬
dépendantes des révolutions techniques qui viennent
La naissance par la mort 57

modifier à chaque époque le format, les matériaux,


la quantité des images dont une société doit se saisir.
De même qu’un Livre d’heures du xme siècle,
énorme, rare et lourd, ne se lisait pas comme un livre
de poche au xxe, un retable dans une église gothique
appelait un autre regard qu’une affiche de cinéma.
L’évolution conjointe des techniques et des croyan¬
ces va nous conduire à repérer trois moments dans
l’histoire du visible : le regard magique, le regard es¬
thétique et enfin le regard économique. Le premier a
suscité l’idole ; le second l’art ; le troisième le visuel.
Plus que des visions, ce sont là des organisations du
monde (voir tableau pp. 292-293).
Chapitre II

LA TRANSMISSION
SYMBOLIQUE

Et le peintre en somme ne dit rien, il se


tait, et je préfère encore cela.
VINCENT VAN GOGH
Nous parlons dans un monde, nous voyons
dans un autre. L’image est symbolique mais
elle n’a pas les propriétés sémantiques de la
langue : c’est l’enfance du signe. Cette origina¬
lité lui donne une puissance de transmission
sans égal. L’image fait du bien parce qu’elle
fait lien. Mais sans communauté, pas de vitalité
symbolique. La privatisation du regard mo¬
derne est pour l’univers des images un facteur
d’anémie.
La stèle funéraire égyptienne dressée à l’aplomb
du sarcophage enfoui regarde vers le couchant, puis¬
que les morts voyagent avec le soleil. Elle a la forme
d’une porte ouverte. Car telle est sa destination :
faire communiquer les vivants et les morts. Fausse
porte mais communication véritable et vérifiable, la
dalle étant munie d’un bec par où l’eau des libations
peut couler vers la chambre du défunt. On peut voir
cette mise en scène comme l’expression d’un vœu ins¬
crit dès l’origine au cœur de l’image : ouvrir un pas¬
sage entre l’invisible et le visible, le redoutable et le
rassurant. Commutateur du ciel et de la terre, inter¬
médiaire entre l’homme et ses dieux, l’image a une
fonction de relation. Elle met en rapport des termes
opposés. En assurant une transmission (de sens, de
grâce ou d’énergie), elle fait raccord. Cette fonction
dite symbolique, ou religieuse au sens premier, n’est
pas propre à l’image ni sa seule propriété, mais c’est
elle que la médiologie explore en priorité.
62 Genèse des images

La parole muette

Réinsérer l’image dans la panoplie des transmis¬


sions symboliques ne manquera pas de heurter les ar¬
tistes, les esthètes et les autres. Ne refusons-nous pas
d’instinct, comme une trivialité quasiment profana-
toire, l’idée que les formes puissent servir à véhiculer
un sens ? Ce qui vaut, c’est ce qui ne sert à rien : ainsi
va la vulgate. Le refus de communiquer est l’abécé
des esthétiques fortes, comme Paul Valéry l’a mar¬
telé dans sa « poiétique » en formules célèbres. Si
l’artiste, nous dit-on, a choisi précisément de ne pas
devenir journaliste, écrivain ou philosophe, c’est qu’il
n’avait pas vocation à colporter des messages. « Je
n’ai pas voulu dire, écrit le poète, j’ai voulu faire. »
Tout obtus qu’il soit, un médiologue n’ignore pas
qu’« aucune œuvre d’art ne doit être décrite ni expli¬
quée sous les catégories de la communication », ainsi
que le rappelle Adorno. Outre que l'art, à défaut de
communiquer, a toujours pris grand soin de se
communiquer (le poète de publier, le peintre d’expo¬
ser, l’architecte de construire), faisons d’abord obser¬
ver aux sentinelles du mystère esthétique que l’on n’a
pas besoin de verbaliser pour symboliser. Dans le
large spectre des moyens de transmission, le langage
articulé occupe une bande courte (et tardive).
Ceux qui veulent secouer la tutelle de l’idée sur
l’image et des intellectuels sur les artistes s’attachent
non sans raison à défendre l’idée (car on n’y échappe
La transmission symbolique 63

pas) du don gratuit, de la donation sensible appelant


chez l’amateur l’accueil à une pure présence. Mais
ne seraient-ils pas victimes de l’illusion qu’ils dé¬
noncent? Craignons qu’ils ne confondent fonction
médiumnique et usage médiatique, en rabattant la
transmission symbolique sur le pâle modèle de la
communication téléphonique, avec ses schémas utili¬
taristes du type « émetteur - message - récepteur »,
ou « encodage - message - décodage ». Abusés par
un malencontreux halo sonore, ils lisent média sous
médium (allant jusqu’à prendre la médiologie pour
une sociologie des mass media !). Les Postes et Télé¬
communications n’ont pas le monopole du transport
du sens ; la parole et l’écrit non plus. Croit-on que
seuls les mots font signe ? L’homme transmet et re¬
çoit par son corps, par ses gestes, par le regard, le tou¬
cher, l’odorat, le cri, la danse, les mimiques, et tous
ses organes physiques peuvent servir d’organes de
transmission. Freud n’a-t-il pas édifié une mythologie
assez féconde, en attendant du moins que le rêve
fasse l’objet d’une science expérimentale, sur l’idée
que le rêveur pense en images et que ces images ne
sont pas insensées - hypothèse qui sembla longtemps
loufoque aux hommes d’idées ? Après Simonide pour
qui la peinture était comme « une poésie muette », et
la poésie comme une « peinture sonore », Poussin dé¬
finissait son métier comme « un art faisant profession
de choses muettes ». Ne pourrait-on en dire autant de
l’inconscient freudien, dont le mutisme bavard ap¬
pelle cet instable mélange d’interprète et de ventri¬
loque qu’on appelle un psychanalyste ? Il est vrai que
64 Genèse des images

l’animal parlant reste « muet d’admiration » devant


une belle image, et qu’il échouera toujours à trans¬
mettre en mots sa perception telle quelle, à articuler
son émotion immédiate. Mais si rien ne lui avait été
transmis par cette image, il ne serait pas tombé en ar¬
rêt devant elle. Paradoxalement, c’est en maintenant
la spécificité du visible par rapport au lisible, de
l’image par rapport au signe, qu’on sauvera le mieux
sa fonction de transmission. Pas plus que chez l’ar¬
tiste le métier n’est l’ennemi de l’intelligence, la pro¬
fondeur de sens et l’intensité sensorielle ne sont en
raison inverse.
Penser l’image suppose en premier lieu qu’on ne
confonde pas pensée et langage. Puisque l’image fait
penser par d’autres moyens qu’une combinatoire de
signes.

Pourquoi faut-il alors, selon le mot de Valéry sur


Corot, « s’excuser de parler peinture » ?
Parce qu’il n’y a pas d’équivalent verbal d’une sen¬
sation colorée. Nous sentons dans un monde, nous
nommons dans un autre, regrettait Proust. La cou¬
leur a un temps d’avance sur le mot - quelques cen¬
taines de milliers d’années sans doute. Que pèse un
« cri écrit » face à un cri hurlé, angoisse ou gaieté
brute, immédiate et pleine ? Face à l’ouvrier des
mots, l’artisan des hallucinations vraies travaille à
même la chair du monde. Il jouit de ce privilège uni¬
que : fabriquer du naturel. Quoi qu’il fasse, alignant
des fragments de choses, il restera du bon côté du
monde, son ineffable matinal. Nature contre artifice,
La transmission symbolique 65

mimésis contre diégésis, sensation contre symbole.


L’en-deçà du signe, c’est l’au-delà de l’écrivain, son
Paradis perdu plus que sa Terre promise. La magie à
volonté fait l'infinie supériorité de l’homme d’image
sur l’homme du mot, cet handicapé de l’émotion,
l’éternel perdant dans la course au rendu. Le mal¬
heur congénital des infirmes de l’art brut que sont les
écrivains a été condensé, métaphorisé, éternisé par
Proust dans un flash célèbre : la mort de Bergotte,
son double dans La Recherche.
La peinture hollandaise, Bergotte, il en est mort.
Le précieux pan de mur jaune l’a cueilli à l’estomac,
au musée du Jeu de paume, un matin de printemps,
en 1921. La « Vue de Delft », au miroir de Vermeer,
fait défiler en quelques secondes, sous les paupières
du doux chantre à cheveux blancs, sa vie entière,
l’inanité de son travail personnel, et au-delà, peut-
être, la pathétique inaptitude des mots à restituer un
ciel, l’eau, le silence d’une ville au matin. « C’est ainsi
que j’aurais dû écrire... » Face à cet aérien camaïeu
rose saumon et bleu ardoise, qui le foudroie comme
un Jugement dernier, il a cette révélation : sa littéra¬
ture en somme n’a pas fait le poids. « Il roula du ca¬
napé par terre, où accoururent tous les visiteurs et
gardiens. » Cela fait des siècles que les fourmis du
verbe roulent sous le char des inventeurs visuels, qui
ont, pour ainsi dire, le triomphe inné. Face à la
muette éternité du « plus beau tableau du monde »,
Bergotte était vaincu d’avance, et sa mort, un aveu
d’impuissance à nous transmettre « en direct » un
état sensible du monde.
66 Genèse des images

Van Gogh : « Il est intéressant d’entendre Zola


parler de l’art ; c’est aussi intéressant, par exemple,
qu’un paysage brossé par un portraitiste. » Van Gogh
est bien bon, et Zola écrivain. Pour rattraper, par-
delà raisonnements et filiations, le royaume toujours
secret et fuyant de l’émotion visuelle, l’écrivain est
malgré tout mieux placé que le théoricien. Sans
doute parce que le premier cultive la métaphore (ou
l’art de transporter un monde dans l’autre) et que le
second la fuit. Les plasticiens se sont toujours mieux
entendus avec les poètes qu’avec les philosophes, ces
mouches du coche. Apollinaire et Picasso, Char et
ses « alliés substantiels », Breton et sa splendide es¬
corte de voyants, Aragon et Matisse ont fait, vaille
que vaille, assez bon ménage en télépathie. Mais De¬
lacroix et Ravaisson, Renoir et Bergson, Vlaminck et
Brunschvicg ont entretenu des dialogues de sourds.
Le cerveau droit parle avec le cerveau droit, mais
n’est pas en sympathie naturelle avec l’autre hémi¬
sphère. Le commentaire et l’émotion ne mobilisent
pas les mêmes neurones. Symbole et indice se re¬
gardent en chien de faïence. Tant il est vrai que
l’émotion commence où s’arrête le discours.
Nous faudra-t-il alors prendre pour argent comp¬
tant l’orgueilleux et jubilant refus de dire des tenants
de la Chair ? Ils prennent l’univers à témoin de leur
complète innocence significative et revendiquent la
facture contre le message. L’objet nargue le projet.
Contre l’intellectuel, l’artiste s’exalte en artisan, joue
l’ouvrage contre le langage. Pour cet homme-là, un
tableau n’exprime pas, il est. Velouté, granuleux ou
La transmission symbolique 67

aérien. Il n’est véhicule, support ou instrument de


rien d’autre que de lui-même. Il ne renvoie qu’à ses
couleurs, ses dimensions, ses matières. « Une bonne
peinture, signale Clément Rosset à propos de Sou¬
lages, se recommande à ceci qu’elle ne demande qu’à
être vue U » Et le Maître des noirs et des lumières in¬
siste lui-même, avec son goût des saveurs exactes, pa¬
role chaude et précise : « La peinture ne transmet pas
un sens mais elle fait sens par elle-même, pour le re-
gardeur, selon ce qu’il est. » Comment, à première
vue, ne pas abonder dans le sens de Soulages, puis¬
que « le regardeur fait le tableau »? « Selon ce qu’il
est » : l’artiste n’a pas les clés, c’est moi en définitive,
spectateur en bout de chaîne, qui ouvre ou ferme les
portes. Ce qui l’a incité à faire cette toile peut m’être
communiqué par elle à l’envers. Peignant sa cham¬
bre à Arles, Van Gogh voulait dire sa sérénité. Je la
saisis comme pure angoisse. Et je me tais. Une image
venue du fond du corps commence toujours par
m’imposer silence. Un bon tableau, dans un premier
temps, nous désapprend la parole et nous réapprend
à voir. À soupeser, à placer, à distinguer à l’œil nu le
grenu du fibreux, le mat du semi-mat, le dépoli du
translucide ; à faire résonner au fond de soi la silen¬
cieuse intensité d’un outremer, le jeu changeant des
rayons lumineux sur une surface vernissée, et le gla¬
cis flamand fait pour la semi-obscurité d’un intérieur
d’hiver n’est pas le satiné vénitien de ces palais aux
baies ouvertes sur le large été. Bonnard s’amusait, et

1. Clément Rosset, L’Objet pictural. Notes sur Pierre Soulages,


Lyon, musée Saint-Pierre, 1987.
68 Genèse des images

on comprend pourquoi, que « la peinture n'ait jamais


inspiré les hommes de lettres ». Négligence, défaut
de ceux qui ne lisent pas. Negloptence, défaut de
ceux qui, à trop lire et écrire, négligent le voir. Il y a
quelque chose de profondément subversif à ne rien
vouloir exprimer. Et par là même, à tirer tout un cha¬
cun de son sommeil sensoriel en déstabilisant ses ha¬
bitudes et ses attentes. On comprend la joie d’un
Soulages à se taire. Elle nous force à réfléchir - en
décrassant nos miroirs.
Le premier moment... Il en est un second : la re¬
montée en nous des mots. En nous et chez les artistes
eux-mêmes : Delacroix, Matisse, Van Gogh, Kan-
dinsky, Klee et cent autres, qui ont écrit de leur art et
sur l’art. Il est rare que l’artiste, à la différence de
l’imagier médiéval, ou du photomonteur à la Heart-
field, se serve d’une image pour « faire passer » une
idée. Cette préméditation caractérise aujourd’hui le
propagandiste ou le publicitaire, et hier, les auteurs
d’allégories. Encore nombre de tableaux classiques -
l’Orion aveugle de Poussin, par exemple, sorti d’un
texte de Lucien - sont-ils des mises en images d’œu¬
vres littéraires ou de mythes écrits, préexistants.
Sans doute n’est-ce pas cela qui fait la valeur plas¬
tique d’un Poussin, d’un Botticelli ou d’un Titien.
Celle-ci vient non d’une transcription mais d’une
transfiguration où l’image vient en excès sur l’idée,
pour la coiffer et la dissoudre à la fois dans une har¬
monie visuelle autonome suscitée par les seuls
moyens plastiques. Il est préférable que le plasticien
soit habité par le mythe car, à trop savoir ce qu’il a à
La transmission symbolique 69

faire, il détruirait la valeur de ce qu’il fait. L’in¬


conscient qui fonctionne par images, en associations
libres, transmet plutôt mieux que la conscience qui
choisit ses mots. Le sens d’un tableau vivant n’est pas
là avant lui, sauf dans l’art académique. Les deux se
font ensemble, et quand le second découvre le pre¬
mier, l'image est à son optimum d’efficacité. Le pein¬
tre, en ce sens, n’a rien à dire. La preuve, il peint, au
lieu de parler et d’écrire. Mais ce qu’il nous montre
nous « parle », et nous donne envie de nous exprimer,
à nous les balbutiants. Du sensible à l’intelligible, il y
a émulation. Les mots peuvent s’efforcer, sinon de re¬
créer l’enchantement, du moins de retranscrire
l’image et ses effets, ses échos, ses dérives en nous.
Ce qu’ont fait écrivains ou poètes grecs, latins, clas¬
siques, avec les fresques et les tableaux, à une époque
où la description de paysages ou de décors naturels
n’avait pas encore cours en littérature.
L’œil s’éduque par les mots - les noms de couleurs,
une bonne palette de substantifs, nous entraînent à
mieux discriminer entre les tons. Les bons poètes
nous exercent à mieux voir, et leurs mots pourtant
sont aveugles. Un rouge coquelicot est incolore, le
concept de chien n’aboie pas. Et pourtant, pourquoi
Bergotte, atteint d’urémie, est-il sorti de chez lui
pour aller au Luxembourg ? Parce qu’il a lu la veille
l’article très détaillé d’un critique d’art sur Vermeer.
Sans ce texte, il n'aurait jamais vu le mur jaune, qu’il
ne se rappelait d’ailleurs pas. Et regarderions-nous
aujourd’hui Vermeer avec les mêmes yeux sans le ré¬
cit proustien ? Comme l’intelligence « développe » les
70 Genèse des images

sensations, le langage peut aspirer à « développer »


l’image comme un négatif, quoiqu’il n’ait pas le
même pouvoir de suggestion. Le visible alors s’ac¬
complit dans le lisible. Cela s’appelle la littérature.
La facture d’un peintre est encore un aveu involon¬
taire. Un fâcheux vous téléphone. Vous ne voulez
rien lui dire parce que vous n’avez rien à dire. Mais
votre voix parlera pour vous, et lui dira l’essentiel : le
sens de ce rien. Vous n’avez rien codé, mais vous avez
communiqué. Se trahir, c’est transmettre sans dire,
ou le message malgré soi. Expressif ou suggestif sont
les noms généralement donnés à l’effet de sens inin¬
tentionnel, quand une conduite devient une informa¬
tion ou une Chair tout entière Verbe. Un artiste peut
vouloir rejeter l’anecdote et la psychologie, se tenir
en dehors, mais ne peut pas ne pas se déposer, à son
insu, sur sa toile. Impersonnelle s’est voulue la pein¬
ture de Cézanne, mais sa personnalité est tout entière
dans sa chasteté optique, la raideur un peu grave de
ses tableaux. Sans s’y être mis, il y est tout entier.
Il est patent que l’artiste s’oppose à l’idéologue.
Mais peut-on vraiment soutenir que « l’art est hostile
à toute idéologie » (Marc Le Bot), si l’on se rappelle
que mythologies et religions révélées ont été les for¬
mes premières et sans doute les plus révélatrices de
ce que nous nommons « idéologie » seulement depuis
le siècle dernier ? Avant Destutt de Tracy, l’inven¬
teur du mot « idéologie », et avant Marx, son vulgari¬
sateur, l’art n’avait-il aucun rapport avec les légen¬
des et les Écritures saintes, les hiérarchies et les
rapports sociaux ? Avec les monarques, les saints, les
La transmission symbolique 7l

anges et les papes ? Peut-on vraiment déclarer que


« l’art est la destruction symbolique des pouvoirs » si
l’on se rappelle que le premier et peut-être le plus ré¬
sistant de tous est le pouvoir symbolique, dont l’art
fut très longtemps l’une des plus hautes, sinon la
seule incarnation ? Le seul art qui ait choisi de ne ra¬
conter que sa propre histoire matérielle, celui de no¬
tre temps, n’a pas encore un siècle d’âge, et il ne sem¬
ble pas si bien portant...
Durant des millénaires, les images ont fait entrer
les hommes dans un système de correspondances
symboliques, ordre cosmique et ordre social, bien
avant que l’écriture linéaire ne vienne peigner les
sensations et les têtes. Ainsi des mythogrammes et
des pictogrammes du Paléolithique, quand personne
ne savait « lire et écrire ». Ainsi des Égyptiens et des
Grecs, après l’invention de l’écriture. Les vitraux, les
bas-reliefs et la statuaire ont transmis du christia¬
nisme à des communautés d’illettrés. Ceux-ci
n’avaient pas besoin d’un code de lecture iconolo-
gique pour appréhender les « significations se¬
condaires », les « valeurs symboliques » de l’age¬
nouillement, de la Crucifixion ou du triangle
trinitaire. Ces images, et les rituels auxquels elles
étaient associées, ont affecté les représentations sub¬
jectives de leurs spectateurs et, par là, contribué à
former, maintenir ou transformer leur situation dans
le monde. Car transmettre un isme, ce n’est pas seu¬
lement populariser des valeurs, c’est modeler des
comportements, instaurer un style d’existence. Ces
images pieuses n’étaient pas des messages linguis-
72 Genèse des images

tiques, mais elles ont eu une action sur des hommes.


Ce furent donc bien, au sens fort, des opérations
symboliques.

Le visible n’est pas lisible

Il y a quelque mérite pour un peintre, un cinéaste,


un photographe contemporains à faire le béotien, le
manuel, l’artisan ; à décliner l’insistante demande de
profondeur en se réfugiant dans l’épaisseur maté¬
rielle de son « travail ». C’est aller à contre-courant.
Tel est à présent le prestige du signe, en effet, que
toutes les images veulent en être. Pas de dignité, pas
de rachat, pas d’élévation pour qui veut donner à
voir, artiste, vidéaste ou saltimbanque, s’il n’articule
pas au moins des signifiants, une écriture, une gram¬
maire. Au xnc siècle, à Paris, la science noble était la
théologie, et c’était dans son ombre que le discours
cherchait à ennoblir l'« ymagier ». À la fin du xxe siè¬
cle, notre théologie s’appelle sémiologie, et la linguis¬
tique, science pilote, fait autorité aux yeux de la
communauté spéculaire et spéculative. Pour le pein¬
tre reconnu comme pour le plus modeste fabricant de
tapis. Claude Viallat, montrant ses surfaces d’épon¬
ges bleues sur fond orange : « Le peintre n’a plus à
justifier un savoir. Il n’est pas un illusionniste, un
montreur de phantasmes, un fabricant d’images. Il
lui faut à l’intérieur d’un langage spécifique parler
une langue autre, en établir le vocabulaire immé¬
diatement spécifique et les possibilités de communi-
La transmission symbolique 73

cation » (catalogue Support/Surface 1970). Et tel


créateur de « tapis contemporains » se déshonorerait
s’il n’exprimait « une culture faite de signes en créant
un langage chromatique aux tons rares et poé¬
tiques ». Quel plasticien ne se flatte, ou plutôt n’est
crédité par ses exégètes de « former des syntagmes
visuels » et d’inventer « un langage plastique » appe¬
lant « une lecture rigoureuse » ? Sans doute, moins
l’image s’impose-t-elle par ses moyens propres, plus
a-t-elle besoin d’interprètes pour la faire parler.
« Pour lui faire dire ce qu’elle ne dit pas et qu’elle ne
peut ni ne doit dire » (Anne-Marie Karlen). « The
less you hâve to see, the more you hâve to say »,
dit-on joliment en Amérique. De littéraire et poé¬
tique qu’elle était au début du siècle, la critique d’art
moderne est devenue, vers sa fin, conceptuelle et phi¬
losophique. Les esprits logiques mais chagrins s’ex¬
pliqueront ainsi cette évolution : une époque plus fé¬
conde en musées qu’en œuvres d’art l’est aussi, et
pour les mêmes raisons, en sémiologues, sociologues
et médiologues qu’en sourciers. Bornons-nous à ce
constat : la vogue du tout-symbolique dans les scien¬
ces sociales a coïncidé avec une désymbolisation en
profondeur des arts visuels. Ceci compensant cela.
La démangeaison sémiologique, la pénurie séman¬
tique. La critique d’art n’a jamais tant parlé de voca¬
bulaire, grammaire, syntaxe, code, écriture, etc. que
depuis le moment où ces mots-valises perdaient tout
sens assignable. Lorsque avec la disparition des ré¬
pertoires mythiques précisément repérables et codés
de notre imaginaire collectif, l’image peinte eut
74 Genèse des images

achevé son passage du motivé à l’arbitraire (au sens


que le linguiste donne à ces termes), c’est alors qu’il a
paru nécessaire d’organiser l’arbitraire figuratif sur
îe modèle de l’arbitraire linguistique.
Cette illusion, car c’en est une, ne manque pas
d'excuses, dont la première est de type véhiculaire :
le mode de diffusion des images par les reproductions
a grandement dématérialisé la sculpture, désincarné
la peinture et même la photographie. Albums, cata¬
logues et livres d’art détachent formes et couleurs de
leurs supports, leurs sites, leur environnement, en
abolissent l’épaisseur, les proportions réelles, les va¬
leurs tactiles. La réunion ou juxtaposition des œuvres
les plus éloignées les unes des autres dans une flat¬
teuse, une flottante indistinction photographique
égalise les dissemblances de matériaux, les rapports
de grandeur et de territoire, facilitant ainsi la consti¬
tution de corpus fictifs et de classements à volonté.
Ces images de papier d’un maniement facile permet¬
tent de jongler non plus avec des objets mais avec des
unités abstraites qu’on intégrera sans peine dans au¬
tant de systèmes d’équivalences et d’oppositions.
Ainsi s’est introduit dans l’imaginaire Cité mondiale
des images « comme une nomenclature universelle,
une logique des identités, quelque chose de sem¬
blable à l’anonymat des signes mathématiques. Uni¬
que, l’œuvre était une chose totalement singulière
par sa réalité matérielle, multipliée, elle devient un
signe 1 ». Le devenir-signe de l’image était inclus à
terme dans le devenir-esprit de la main artisane.

1. Raoul Ergmann, « Le Miroir en miettes », Diogène, nü 68, 1969.


La transmission symbolique 75

Quel Focillon oserait aujourd’hui un Éloge de la


main ? L’allègement des matérialités de l’objet est
une course sans fin. Déjà, à l’âge de la photo sur pa¬
pier glacé, chez Élie Faure et Malraux, l’expertise du
geste, le hasardeux d’une fabrication, le travail d’un
matériau toujours singulier étaient évacués au béné¬
fice d’une uniforme dramaturgie spirituelle. La
confection de l’image sensible devenait un acte intel¬
lectuel, une décision de l’esprit. À l’âge du multi¬
média interactif et des collections numérisées sur
écran, l’évaporation des textures, des reliefs et des
palettes promet un plus bel avenir encore à la trans¬
formation des figures en idéogrammes.
Métaphore pourtant sans rigueur, et méta¬
morphose sans substance. Le nouvel académisme du
signifiant, comme l’ancienne assimilation du visible
au lisible, de la photo à une écriture, du cinéma à une
langue universelle, passent outre les propriétés in¬
hérentes au système formel qu’est toute langue. Les
tentatives, par exemple, de systématiser l’image ci¬
nématographique sur le modèle linguistique n’ont ja¬
mais abouti à des résultats convaincants - qu’il se
soit agi d’assimiler le plan au mot et la séquence à la
phrase, comme chez Einsentein, ou d’inventer,
comme Pasolini, des éléments cinèmes et des plans-
monèmes '. Tableau n’est pas texte.
Une langue phonétique est un système dit à double
articulation qui produit du sens par la valeur dif-

1. Je renvoie sur ce point à l’impeccable argumentation de Pierre


Lévy dans L’Idéographie dynamique. Vers une imagination artifi¬
cielle, Paris, La Découverte, 1991.
76 Genèse des images

férentielle attachée à chacune de ses unités. Les uni¬


tés de première articulation, ou monèmes, dotées de
signifiés, sont choisies dans un répertoire fini de sym¬
boles. Les unités de deuxième articulation, ou pho¬
nèmes, dépourvues de signifiés, s’organisent en sé¬
quences. L’image animée et a fortiori l’image fixe
échappent à ces deux traits constitutifs de l’ordre
langagier : la double articulation et l’opposition para¬
digme/syntagme. Elles n’ont pas l’équivalent d’uni¬
tés discrètes et dénombrables, préexistantes à leur
composition. Un tableau, une photo, un plan ne se dé¬
composent pas en fragments, bribes ou traits compa¬
rables à des mots ou des sons et qui pourraient pren¬
dre sens par le jeu de leurs oppositions. Les variations
de la « matière première » espace, en dehors des ima¬
ges codées (panneaux de signalisation, insignes, dra¬
peaux et autres descendants du blason médiéval)
sont continues, contiguës et infinies.
Les couleurs, il est vrai, valent les unes par rapport
aux autres. Leur composition peut jouer des rapports
et des contrastes entre elles, selon un code approxi¬
matif (chaud/froid, clair/foncé). Kandinsky, prê¬
tant aux couleurs des qualités musicales, a tenté de
les analyser comme des gammes de sons, en leur prê¬
tant un principe de Nécessité Intérieure. On convien¬
dra que la « logique » qui apparente le triangle au
jaune, le cercle au bleu et le carré au rouge relève de
l’arbitraire individuel, d’une sensibilité intime, non
falsifiable et non universalisable. Ce n’est donc pas
une logique.
Si l’image était une langue, elle serait traduisible
La transmission symbolique 77

en mots, et ces mots à leur tour en d'autres images,


car le propre d’un langage est d’être passible de tra¬
duction.
Si l’image était une langue, elle serait « parlée »
par une communauté, car pour qu’il y ait langage, il
faut qu’il y ait groupe (et pour qu’il y ait groupe, il
faut qu’il y ait symbole). Précisément, l’individuali¬
sation de la production artistique (et de sa clientèle,
de ses destinataires plus encore que de sa production)
atteste l’affaiblissement de la fonction significative
des œuvres visuelles. « La peinture fait sens pour le
regardeur, disait Soulages, selon ce qu’il est. » Il fau¬
drait plutôt dire : « pour les regardeurs, selon ce
qu’ils sont », car le sens ne se conjugue pas au singu¬
lier. Et tout notre drame est là : comment conjuguer
individualisme et signification ? Solitude et dépasse¬
ment ? Signifier, c’est exprimer l’identité d’un
groupe humain, en sorte qu’il y a une relation entre le
caractère circulaire ou exclusif d’un système de si¬
gnes et sa valeur expressive. Communiquer par si¬
gnes, c’est exclure tacitement de la communication
vivante le groupe voisin pour lequel ces signes sont
lettres mortes ou jeu d’images gratuit.
On n’était pas seul devant une icône byzantine, ni
passif, mais inséré dans un espace ecclésial et une
pratique collective : la fonction liturgique était d’es¬
sence communautaire. On est seul devant un tableau
contemporain, ou plutôt n’a-t-on plus besoin de pas¬
ser par une histoire collective, un stock mythologique
partagé, pour s’en approprier la substance. Le propre
de l’art moderne n’est-il pas de ne « parler » qu’à des
78 Genèse des images

individus ? « C’est dans la mesure, écrit Lévi-Strauss,


où un élément d’individualisation s’introduit dans la
production artistique que, nécessairement et auto¬
matiquement, la fonction sémantique de l’œuvre
tend à disparaître et elle disparaît au profit d’une ap¬
proximation de plus en plus grande du modèle, qu’on
cherche à imiter et non plus seulement à signifier »
Sans aller aussi loin que l’anthropologue qui en
conclut que l’art « a perdu le contact avec sa fonction
significative dans la statuaire grecque, et il le reperd
dans la peinture italienne avec la Renaissance », il est
certain que la sécession individualiste des fabricants
d’images, tant manuelles qu’industrielles, a atteint
dans la Basse Modernité son point culminant.
Sans doute pourra-t-on parler toujours du « lan¬
gage des couleurs » comme on parle du langage des
fleurs - par convention et gentillesse. Ou comme un
poète parle de « l’écriture des pierres » - par méta¬
phore. Reste que la capacité expressive et transmis¬
sive de l’image passe par d’autres voies que celle
d’une langue (naturelle ou artificielle). Montrer ne
sera jamais dire.
Précisons. Une image est un signe qui présente
cette particularité qu’elle peut et doit être inter¬
prétée mais ne peut être lue. De toute image, on peut
et on doit parler ; mais l’image elle-même ne le peut.
Apprendre à « lire une photo », n’est-ce pas d’abord
apprendre à respecter son mutisme ? Le langage que
parle l’image ventriloque, c’est celui de son regar-

1. Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss,


Paris, Les Lettres nouvelles, 1959, p. 66.
La transmission symbolique 79

deur. Et chaque époque en Occident a eu sa façon de


lire les images de la Vierge Marie et du Christ,
comme elle a eu sa façon de les styliser. Ces « lec¬
tures » nous en disent plus sur l’époque considérée
que sur les tableaux. Ce sont autant des symptômes
que des analyses.
Les images nous font signe, mais il n’y a et ne peut
y avoir, au cinéma comme ailleurs, de « signifiant
imaginaire ». Une chaîne de mots a un sens, une sé¬
quence d’images en a mille. Un mot-valise peut avoir
double ou triple fond, mais ses ambivalences sont re¬
pérables dans un dictionnaire, exhaustivement dé¬
nombrables : on peut aller au bout de l’énigme. Une
image est à jamais et définitivement énigmatique,
sans « bonne leçon » possible. Elle a cinq milliards de
versions potentielles (autant que d’êtres humains),
dont aucune ne peut faire autorité (pas plus celle de
l’auteur qu’une autre). Polysémie inépuisable. On ne
peut faire dire à un texte tout ce qu’on veut - à une
image, oui. C’est dire qu’on ne peut l’accuser ni la
gratifier d’aucun énoncé précis. Cette innocence sé¬
mantique (envers d’une formidable fertilité, la sug¬
gestion) vaut évidemment plus pour l’image-indice
(photo ou film) que pour l’image-icône, la représen¬
tation élaborée et délibérée, conventionnelle et co¬
dée, savante et ressemblante, qui est celle dont Pa-
nofsky (malgré quelques fugaces aperçus sur le
cinéma muet) a fait la cible exclusive de sa méthode,
l’iconologie.
Il nous faut, en résumé, tenir les deux bouts de la
chaîne, passer entre Charybde et Scylla.
80 Genèse des images

Non, il n’y a pas de perception sans interprétation.


Pas de degré zéro du regard (ni donc d’image à l'état
brut). Pas de couche documentaire pure sur laquelle
viendrait se greffer dans un deuxième temps une lec¬
ture symbolisante. Tout document visuel est d'em¬
blée une fiction (et Flaherty ou Murnau, docu-
mentaristes de leur état, sont des metteurs en sens et
en scène). À la télévision, le plus factuel des repor¬
tages s’inscrit dans un scénario subjectif, le plus sou¬
vent implicite et non dit. On ne voit jamais tel quel
un journal télévisé, ou un grand reportage sur l’Irak
ou le Viêt-nam ; on lit un scénario dramatique à tra¬
vers des images en direct et en désordre. Scénario qui
n’est pas sur l’écran ni en off (où il peut aussi figurer,
le cas échéant), mais dans ma tête. À l’auberge du vi¬
sible, chacun apporte son Bon et son Méchant. Il y a
donc de l’intelligence dans la moindre perception.
Les paléontologues ont toutes raisons de supposer
que les premiers tracés humains soutenaient des réci¬
tatifs verbaux, que l’image et le mot sont apparus en¬
semble dans l’histoire de l’espèce. Et les psycho¬
logues l'ont montré pour celle de l’individu :
l'acquisition du langage chez l’enfant intervient en
même temps que la compréhension de l’image vi¬
suelle.
Et cependant non, l'image n'est pas la langue par¬
lée de nos enfants, car elle n’a ni syntaxe ni gram¬
maire. Une image n’est ni vraie ni fausse, ni contra¬
dictoire ni impossible. N’étant, pas argumentation,
elle n'est pas réfutable. Les codes qu’elle peut ou non
mobiliser sont seulement de lecture et d’inter-
La transmission symbolique 81

prétation. Son enfance - infans, qui ne parle pas -


fait précisément toute sa force : plus « organique »
que le langage, l’imagerie relève d’un autre élément
cosmique, dont l’altérité même est fascinante.
Comme Thalassa autour des archipels émergés du
sens, les vagues d’images lèchent les rives du verbal
de toutes parts - mais n’en sont pas.
« La rhétorique de l’image » n’est, pour le moment,
qu’une figure de rhétorique (littéraire). On la dit tou¬
jours « à faire », et pour cause : les tâches impossibles
sont infinies.

Transmission et transcendance

À quelles conditions une transmission muette est-


elle possible ? Pourquoi peut-il y avoir du symbolique
parmi les hommes ?
Le symbolon, de symballein, réunir, jeter ensem¬
ble, rapprocher, désignait à l’origine une tessère
d’hospitalité, un fragment de coupe ou de bol coupé
en deux entre des hôtes qui transmettent les mor¬
ceaux à leurs enfants pour qu’ils puissent un jour re¬
trouver les mêmes relations de confiance en ajustant
les deux fragments bord à bord. C’était un signe de
reconnaissance, destiné à réparer une séparation ou
franchir une distance. Le symbole est un objet de
convention qui a pour raison d’être l’accord des es¬
prits et la réunion des sujets. Plus qu’une chose, c’est
une opération et une cérémonie : non pas celle des
adieux mais des retrouvailles (entre amis anciens qui
82 Genèse des images

se sont perdus de vue). Symbolique et fraternel sont


synonymes : on ne fraternise pas sans quelque chose à
partager, on ne symbolise pas sans unir ce qui était
étranger. L’antonyme exact du symbole, en grec,
c’est le diable : celui qui sépare. Dia-bolique est tout
ce qui divise, sym-bolique tout ce qui rapproche.
L’image est bénéfique parce que symbolique.
C’est-à-dire remembrante et reconstituante, pour
user d’équivalents. Mais pour faire ou refaire corps,
en vertu du mécanisme logique de l’incomplétude, il
lui faut inclure dans son jeu un partenaire caché. Qui
fait du lien fait du bien, mais seule la référence à un
ailleurs, un lointain, un tiers symbolisant permet à
une image d’établir une liaison avec son regardeur, et
par ricochet entre les regardeurs eux-mêmes.
Pas d’authentique transmission, en d’autres ter¬
mes, sans transcendance. Pas d’énergie sans dénivel¬
lation. La structure méta (inhérente au groupe par
son incomplétude) explique et permet la fonction in¬
ter. L’image comme le mot servent d’agent de liai¬
son, parce qu’il existe en amont du groupe une
absence primordiale à réparer. Mais le support ne
crée pas l’effet d’absence qu’on appelle un sens, il le
suppose. C’est pourquoi on ne peut s’intéresser aux
faits de transmission sans s’intéresser au fait reli¬
gieux.
L’erreur du jour consiste à croire qu’on peut faire
une communauté avec des communications. Comme
une culture avec des « équipements culturels ». D’où
ces tuyauteries sans eau, ces carrosseries sans mo¬
teur, ces moyens sans finalité qui font la panoplie du
La transmission symbolique 83

loisir contemporain. Ne mettons pas, nous, la char¬


rue avant les bœufs, en pensant la communication
hors la signification. La médiologie préfère parler de
transmission, étant bien entendu que l’essentiel,
dans ce mot, c’est la racine trans. Ou le vrai moteur
du déplacement. Allez voir plus loin, ce n’est pas ici
que ça se passe.
Le symbolique n’est pas un trésor enfoui. C’est un
voyage. Certaines images nous font voyager, d’autres
non. « Sacrées », s’appellent parfois les premières.
Il y a sacré, à nos yeux, partout où l’image s’ouvre
à autre chose qu’elle-même. L’image comme déni de
l’autre, et jusque de la réalité, apparaît en force avec
cette ère du « visuel » qui a désacralisé l’image en fai¬
sant semblant de la consacrer. L’ouverture de
l’image durant l’ère de l’art nous exposait encore à
une transcendance, entendant, par ce mot piégé, rien
de plus mais rien de moins que l’indépendance du
motif et sa libre reconnaissance par l’artiste d’abord,
l’œil du spectateur ensuite. Non, tout ne dépend pas
de moi. Il y a de l’autre, et il passe avant moi. Il est
loin devant, je me dépêche, mais au fond, je ne le rat¬
traperai pas. Transcendance veut simplement dire :
extériorité. Non l’au-delà, mais l’en-dehors. Le corré¬
lât d’une intention, le point de visée, idéal, réel ou
surréel, de la flèche - symbole de l’art selon Klee. Ce
peut être, pour Bonnard, l’instant ; pour Delacroix, la
douleur ; pour Courbet, le peuple ; pour Renoir, la
chair ; pour Van Gogh, la misère. Pour Giacometti,
le néant. Pour Boltanski, l’Holocauste. Le silence des
êtres, pour Balthus. Ou tout simplement le respect
84 Genèse des images

du reporter photographe pour le vivant qu’il vise


avec son objectif. Les princes italiens immobilisés
par Feigenbaum dans leur palais romain ont plus de
hiératisme mais moins de sacralité que l’instantané
furtif d’un coolie chinois dans une ruelle de Shanghai
par l’humble Cartier-Bresson, parce que nous avons
le sentiment que le premier se croit supérieur à ses
modèles, ou leur égal en supériorité, non le second.
Le divin fait baisser les yeux, le sacré fait lever la
tête. Le regard sacral ou magique, qui jaillit d’un dif¬
férentiel, n’a pour condition que l’existence de deux
sources distinctes, le regardeur et le regardé, sans
quoi nulle relation ne peut « prendre ». Nulle « re¬
montée vers le prototype ». Le très académique débat
entre Florence et Venise, la ligne et la couleur,
l’éthéré et le sensuel, n’a jamais opposé des spiritua¬
listes à des athées mais une famille de fidèles à une
autre. La couleur aussi peut être une dévotion, et les
corps, et les ors. De « l’art sacré », dont il reste à sa¬
voir si c’est un pléonasme, « l’art religieux » n’est
qu'une expression parmi d’autres, pas nécessaire¬
ment la plus haute. Sacrée, quelle image intense ne le
fut ? Le sacré déborde le religieux, comme la trans¬
cendance, le surnaturel. Dans la peinture de ce siè¬
cle, Giacometti et Matisse pourraient y prétendre
aussi bien que Chagall et Rouault. Dieu n’a pas le
monopole de l’Autre.
Devant toute image - photo, tableau, estampe,
plan - se demander : vers quoi l’auteur a-t-il levé la
tête? L'a-t-il pris de haut, ou d’un peu plus bas?
A-t-il fait un effort pour sortir, aller vers, au-devant ?
La transmission symbolique 85

De quoi cet homme, cette femme ont-ils religion, fer¬


veur ou respect ? La réponse « de rien » ou « de lui-
même » - il est assez probable que les deux, à terme,
s’équivalent - n’augure rien de bon pour l’avenir de
cette image. N’existera per se que ce qui n’était pas
seulement pour soi.
Sacré est un mot laïque et rationnel, mais qui a
mauvaise réputation chez les agnostiques (face à un
beau spectacle, « c’est magique » nous paraît moins
compromettant, moins ridicule que le « il y a du sacré
là-dedans »). Or on n’échappe pas au sacré parce
qu’on le décide - et qu’on se méfie des grands mots.
Tournez-lui le dos et il vous fera les pires ennuis.
Cette « aura », dont Walter Benjamin déplorait la
fuite pour cause de « reproductibilité technique », ne
s’est pas envolée comme il le craignait, mais person¬
nalisée. Nous n’idolâtrons plus les œuvres mais les ar¬
tistes. Le monde symbolique aussi a horreur du vide :
quand son œuvre se referme sur elle-même comme
une huître, c’est l’artiste qui devient un hiéroglyphe
ambulant, dépositaire des lourds secrets de la vie, ja¬
mais clairement dévoilés. Beuys, Yves Klein, Warhol
- sans même parler des imagiers réellement opéra¬
tionnels de notre temps, Welles, Fellini et les autres :
porte-clefs arpentant à perte de vue des couloirs de
portes closes. Désacralisation de l’image, sacralisa¬
tion du fabricant d’images ont avancé au même pas,
tout au long du xxe siècle. Le sacré monstrueux, en ce
sens, c’est le monstre sacré. « Le mystère Picasso »
était encore bon enfant, à côté des chamans post¬
modernes, ombrageux et sibyllins, qui ritualisent
86 Genèse des images

leurs apparitions et distillent les fulgurances. Ver-


meer n’était pas une personnalité, ni Rembrandt un
bien grand personnage en son temps. À côté d’eux,
nos superstars de l’image sont des idoles planétaires.
Constante médiologique : moins l’image est mé-
diumnique, plus elle se fait médiatique. De façon gé¬
nérale, moins un art transmet, plus il « commu¬
nique ». La personnalisation, en esthétique comme
en politique, est en raison croissante de la désymboli¬
sation. Un artiste dont l’œuvre reste coite a intérêt à
dramatiser d’autant sa vie. À l’inverse, plus une œu¬
vre symbolise, plus l’artiste peut s’absenter de la
scène. Moins l’œuvre envoûte en revanche, plus la
personne de l’artiste doit nous faire frissonner ; et
mettre dans son existence l’ésotérisme théâtral qui
n’émane plus de son travail. Tels sont les vases
communicants du trans.
« I x C = constante », telle serait la loi de Mariotte
de l’élément symbolique. Plus pauvres sont les ima¬
ges, plus riche doit se faire la « com » d’accompagne¬
ment, car moins l’image signifie, plus elle se veut lan¬
gage. Le publicitaire : « Si vous ne symbolisez plus,
personnalisez un max. Moins votre œuvre nous parle,
plus vous devez causer, et faire causer. » Et c’est vrai
qu’on ne se débarrasse pas si facilement de l’idée de
génie : quand on n’en voit pas sur les cimaises, nous la
cherchons spontanément dans les coulisses et les ru¬
meurs. Passage du faire à l’être, c’est-à-dire retour à
la case départ : Héphaïstos, le sorcier de la tribu. Pi¬
casso là aussi exemplaire, qui le premier comprit,
avant Dali, que l’éclipse du Messie et la montée des
La transmission symbolique 87

médias conspiraient à la remontée des individus cha¬


rismatiques, dont la rubrique « people » des maga¬
zines recense les dires et gestes chaque semaine. « Ce
n’est pas ce que l’artiste fait qui compte mais ce qu’il
est » (à Christian Zervos).
Boutade qui a fait sourire Hegel dans sa tombe. Il
l’a sans doute entendue comme la fin narquoise, ul¬
tra-romantique, de la trajectoire dématérialisante
amorcée en Égypte : le miroir du sujet, c’est le sujet
lui-même ; l’esprit reconnaît l’esprit en direct ; plus
besoin, entre eux, d’un faire-valoir coloré ou pondé-
reux. Picasso entamait là une désescalade du faire
vers l’être, puis vers le dire de l’être et l’être du seul
dire, qui a conduit certains héritiers du refus de l’ob¬
jet visuel au rien rigoureux du « conceptuel ». Soit, to
make a long story short, la séquence Duchamp -
Kandinsky - Fontana - Sol Lewitt. Triomphe finale¬
ment humoristique de l’ironie romantique : ne faites
rien, soyez quelqu’un. Enfin, faites un « statement »,
on se charge du catalogue.
On peut voir dans ce mécanisme compensatoire
(un bienfait n’arrivant jamais seul) la réponse du
boom à la déprime, ou la postface du commissaire-
priseur à Walter Benjamin (déprimé jusqu’au sui¬
cide). Oui, vous avez raison, l’industrie reproduit
tout et il y a des clichés partout. L’invention de
Niepce a fait passer l’image de la rareté à l’abon¬
dance ? Cela, en soi, fait baisser la valeur et les prix.
Comment, dans ces conditions, restaurer de la rareté
et du discriminant dans un monde d’empreintes sura¬
bondantes, où se galvaudent les anciennes valeurs
88 Genèse des images

d’unicité, d’original, d’authentique, sinon en inven¬


tant de nouveaux demi-dieux, des Michel-Ange qui
seraient aussi des Moïse ? Dans la pléthore maté¬
rielle des objets, la dernière rareté possible, n’est-ce
pas l’être spirituel du sujet, de l’artiste lui-même?
Tous les marchands de peinture rejettent la publicité
commerciale qui risque de ravaler l’œuvre à vendre
au statut de marchandise, en vulgarisant une profes¬
sion aristocratique. Comment recréer de l’écart à la
norme ? En vantant le caractère unique non de tel ou
tel tableau mais du peintre lui-même. Un bon artiste
a une audience, non une clientèle. Un grand a des
apôtres, des sacerdotes et des fidèles, galéristes, col¬
lectionneurs et amateurs, en ordre décroissant. La
bonne promotion ne pousse pas à l’achat par la repro¬
duction photographique d’un objet original sédui¬
sant. Elle propose, moyennant finances, une rédemp¬
tion par une promesse d’eucharistie. Voyez, cette
toile est son corps, ce monochrome est son sang. En
en prenant possession, vous communierez par le re¬
gard, à tout instant, avec cet Être irremplaçable. Au
fond, c’est l’image mentale d’une Personne unique,
ineffable et invisible, qui fait désirer d’acquérir les
images matérielles et contagieuses faites de sa main
et dépositaires de son âme. Le marché de l’art ne se¬
rait pas rentable s’il ne fonctionnait à la magie.

La fatale « autonomie de l’art »

On ne transmet fortement qu’en se soumettant à


une valeur. Si sacré veut dire « subordonné à » et « or-
La transmission symbolique 89

donné par », il se comprend qu’art vivant ne soit pas


toujours synonyme d’art indépendant. Une image qui
fait le plein de sa fonction symbolique a toutes chan¬
ces d’être parasitaire et pariétale. C’est évident pour
l’art chrétien en son temps, pas plus séparable de son
corps mystique que la châsse de la relique, le retable
de l’autel, la fresque du bas-côté. Le gisant du sé¬
pulcre, le fil d’or de la chasuble. Ce l’était aussi, bien
sûr, pour les arts primitifs, avant la naissance de
Dieu. Un objet indigène est à la fois sa fonction et sa
décoration. Sur la côte nord-est américaine, « le vase,
la boîte, le mur ne sont pas des objets indépendants et
préexistants qu’il s’agit de décorer après coup. Ils
n’acquièrent leur existence définitive que par l’inté¬
gration du décor et de la fonction utilitaire. Ainsi les
coffres ne sont pas seulement des récipients agré¬
mentés d’une image animale peinte ou sculptée. Ils
sont l’animal lui-même... 1 ». Klee voulait que l’ar¬
tiste ne soit ni serviteur ni maître : pur intermédiaire.
« Entre la terre et l’univers », dit-il. Comme il l’avait
été, avons-nous vu, entre les vivants et les morts.
Mais ce rôle d’intercesseur ne va pas chez l’artiste,
semble-t-il, sans un certain effacement, une diffuse
sensation d’insuffisance. La gloriole du « pur » - la
poésie pure, la visualité pure, l’art pur - ne lui sied
guère, il lui faut se mélanger à plus fort que lui. An¬
dré Gide prenait un sérieux risque en soutenant que
« l’œuvre d’art doit trouver en soi sa suffisance, sa fin
et sa raison parfaite » (la survie de son Journal et non

1. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale Paris. Plon,


p. 287.
90 Genèse des images

de Corydon témoignerait plutôt du contraire, pour sa


postérité à lui). Il parlait littérature, certes. Mais
l’examen des productions plastiques suggère plutôt
l’effet inverse. Comme si l’aspiration à l’auto-
suffisance faisait un art inhospitalier, froid ou
fuyant, avec qui on ne peut plus passer alliance, dé¬
pourvu qu’il est d’affect et de retentissement en nous.
Le taux de fréquentation des dernières salles d’art
contemporain, au M.N.A.M. de Beaubourg, par
exemple, ne peut que réjouir ceux qui ont pris le parti
de décevoir la vieille demande de complicité affec¬
tive ou intellectuelle. Pas de refuge, là, pour le hors-
code, car pas de source en amont. L’asepsie symbo¬
lique stérilise les regards, facilitant autant l’exposi¬
tion d’œuvres passe-partout que la désertion des
promeneurs. « Là où il n’y a plus de dieux, régnent les
spectres » (Novalis). L’art s’est conquis contre l’alié¬
nation, s’est grandi dans l’autonomie, est mort d’au¬
toréférence. Ce qui vaut aussi pour tel ou tel art par¬
ticulier, dont le déclin s’annonce dans la réflexion
qu’il opère sur lui-même. Et s’achève dans la démys¬
tification générale de soi par soi. Le point d’inflexion
de la courbe, juste entre l’autonomie et l’auto-
référence, serait peut-être V auto citation. A manier
avec prudence, car elle fait justement passer chaque
art de la maturité à la virtuosité. Le miroir dans le
miroir vide les salles, à la fin. La peinture de la pein¬
ture, comme le théâtre du théâtre, le film du film, la
danse de la danse, la pub de la pub, etc., cela
commence avec le sourire et finit dans une grimace.
L’image est vie, donc naïveté. Trop d’ironie peut la
La transmission symbolique 91

tuer. Narcisse est un être de crépuscule, et le narcis¬


sisme un vice funèbre. À trop se mettre en abyme, on
y roule.
« Vous n’êtes que le premier dans la décrépitude
de votre art », lançait Baudelaire à Manet. Dans la
peinture moderne, l’autoréférence s’exalte avec l’au¬
teur de YOlympia, même si, malgré la jolie boutade
de Malraux, il a aussi fait le portrait de Clemenceau,
et non le sien propre Elle s’est probablement ache¬
vée sur le feu d’artifice ironique par lequel le canni¬
bale du visible, notre plus grand prédateur de for¬
mes, a fait passer la peinture occidentale de
l’autonomie à l'autophagie. Avec lui, les deuxième et
troisième degrés semblent avoir porté un coup fatal
au premier. A l’instar de « l’homme qui consomme de
mieux en mieux mais de manière irrémédiable sa
propre substance, c’est-à-dire ce qui lui vient du mi¬
lieu naturel » (Leroi-Gourhan), Picasso ne s’est-il pas
évertué, par jeu, à consommer le stock figuratif de
l’Occident et des environs, puisé à même son milieu
culturel ? Étincelant retour sur soi de qui se mord la
queue, et réenroule sur lui-même le serpent de l’art
tel que le Quattrocento florentin avait déroulé ses
premiers anneaux, à la façon du catoblépas de la fa¬
ble, cet animal antique qui se dévorait lui-même.
Un aller-retour en Extrême-Orient, à ce point d’ex-
haustion des images peintes d’Occident, n’aurait
peut-être pas été inutile. Dans ces pays d’humilité

1. « Pour que Manet puisse peindre le Portrait de Clemenceau, il


faut qu’il ait résolu d’oser y être tout, et Clemenceau, rien. » Voir Le
Musée imaginaire, Paris, Gallimard, édition de 1965, p. 38.
92 Genèse des image*

souriante où les plus grands peintres - je pense aux


Japonais - tenaient la peinture pour un passe-temps,
un simple vecteur de rêveries indissolublement spiri¬
tuelles et matérielles. Tessaï, par exemple, sur ses
paysages, calligraphiait des poèmes ou des allusions
boudhdhiques (comme les artisans grecs barbouil¬
laient de graffiti leurs statues). Un voyage à Byzance
aurait suffi pour se rappeler que, comme le Dieu de
Jean-Luc Marion, l’art « s’avance dans son retrait »
et, dans sa gloire, fait retraite '. Mais qui se soucie de
Byzance dans l’Occident latin aveugle à ses propres
sources ? L’art japonais nous a été historiquement
plus proche que la patrie des icônes. Son enseigne¬
ment s’est-il perdu ? Si cela était, on en retrouverait
la jouissive substance dans l’admirable Digression
sur l’art du Japon de Maurice Pinguet, où il relate
son lent apprivoisement par l’atmosphère silencieuse,
pudique, furtive, des portraits, paravents, jardins,
sculptures, maisons japonaises 1 2. Leur nonchalance
sans emphase, leur réserve. Cet art « ne s’étale pas
dans les rues en monuments publics, il réclame une
retraite ombreuse, l’intimité des collines ou de la
maison, la protection d’un site ou d’un toit ». Et de
conclure : « Rien en effet ne menace davantage l’art
qu’une conscience de soi exclusive. Il doit rester in¬
différent à sa puissance, inattentif à frapper ou à sé¬
duire, mystérieusement insoucieux même de l’œu¬
vre, comme Orphée d’Eurydice qui le suit. Il est bon

1. Jean-Luc Marion, La Croisée de l'invisible, Paris, La Dif¬


férence, 1991.
2. France-Asie, n° 182, janvier-mars 1964.
La transmission symbolique 93

qu’une discipline ou une foi l’écarte de son essence


propre, où il risquerait de s’enfouir, et lui fournisse
autre chose à aimer que lui-même. D’où l’éternelle
grandeur des œuvres religieuses, plus puissantes
contre le temps que les dieux qu’elles servaient. »
Sans doute, s’il y a toujours plus dans un art génial
qu’un simple génie formel, il en faut aussi. Et pas
plus qu’une virtuosité ne suffit à l’émotion, une my¬
thologie fervente, comme en ont les sociétés en fu¬
sion, ne fait pas des images symboliques ou vivantes
à elle seule. Une œuvre fait art dès qu’elle dépasse
son ouvrier ; d’où il ne découle pas que sa valeur de
dépassement suffise à en assurer la validité plas¬
tique. On aurait alors beau jeu d’objecter que comme
« flèches », vecteurs d’exhaussement et d’en¬
lèvement, les images de la Sixtine et de Saint-Sulpice
font aussi bien l’affaire. Chacun sait qu’à égalité de
valeur cultuelle, elles ne s’équivalent pas, même au
regard du chrétien le moins averti. Disons alors de
l’art qu’il surgit au croisement d’un métier et d’une
foi. D’une supériorité technique et d’une humilité
morale. La beauté ne serait que la rencontre, à un
point quelconque d’une chaîne artisanale, d’un grand
orgueil et d’une grande soumission.

Le sens et le groupe

Un vœu constant de notre âge post-moderne


consiste à « abolir les frontières entre l’art et la vie ».
Supprimer le re de la représentation, rendre la réalité
94 Genèse des images

ou la vie auto-imageantes. Par les biais du ready-


made comme du happening, on s’efforce de remonter
en amont de la bifurcation sauvage/civilisé. Surmon¬
ter la « coupure sémiotique » (Daniel Bougnoux),
c’est à quoi revient la volonté de supprimer, par
exemple, l’opposition dedans/dehors. Effacer la
rampe pour mettre le spectateur sur scène ou le théâ¬
tre dans la salle, faire rentrer le regardeur dans la
sculpture pénétrable (Dubuffet ou Soto). Peindre
avec son corps, ou produire l’empreinte brute (ac-
tion-painting et body-ari). Disposer des cailloux ou
des monticules de terre à même le plancher (arte po-
vera). Danser pieds nus, sans cacher l’effort et la
transpiration, les faux pas et les chutes. Filmer dans
la rue, caméra sur l’épaule, ou bien sans acteurs, ni
scénario, ni dialogue écrit, du symptôme sur le vif —
« nouvelle vague » et « cinéma-vérité ». Inventer un
théâtre d’avant la parole, cruauté d’Artaud. Rempla¬
cer la mise en scène par la mise en espace, comme,
dans les galeries, l’accrochage cède à l’installation.
Abolir le cadre du tableau, et même le tableau lui-
même comme surface distincte. Sortir du musée
pour le mettre dans la ville, et l’artiste dans la rue. Le
musée lui-même n’étant plus, bien entendu, une en¬
ceinte d’exposition mais un « lieu de vie » (où chacun
s’éclate, « de 7 à 77 ans »).
En peinture, le désir de rentrer dans les choses, au
lieu de les re-présenter, a commencé par loger de l’in¬
dice dans l’icône. Premier collage, 1907. Coller un
bout de réel brut - paquet de tabac, journal ou mor¬
ceau de gaze - sur son simulacre, comme qui met-
La transmission symbolique 95

trait un brin de rêve dans son discours. Oui, ceci est


bien une pipe. Cela ne ressemble pas, ni ne semble.
Cela est. On rêve de fusionner la chose et sa marque.
La carte et le territoire. Le spectateur et le spectacle
(happening). Le paysage et le tableau (land-art).
L’objet déjà-là et l’objet d’art (l’emballage-Christo).
La toile-signe et le châssis-chose (Support/Surface).
Cette traque à la fois spasmodique et systématique
d’immédiateté halluciné une sorte de retour à la ma¬
trice. À l’Océan primordial. Une remontée du froid
au chaud, du léché au coup de langue, du signe au
geste. Car c’est dans la magie primitive qu’il n’y a
pas de distinction entre la partie et le tout, l’image et
la chose, le sujet et l’objet. Notre magie à retarde¬
ment opère-t-elle ? Pas vraiment, avouons-le. Pour¬
quoi ces « œuvres » contemporaines, qui se vou¬
draient plutôt cris ou caresses que choses, nous
laissent-elles ordinairement assez froids ? Peut-être
parce qu’elles poursuivent ce rêve impossible qu’est
l’auto-institution de l’imaginaire (l’analogue esthé¬
tique de cet autre illogisme, l’auto-institution de la
société).
Nombre de plasticiens courent à présent aux deux
extrêmes techniques de la communication, les uns
vers l'indice, fragment détourné de la chose (Pollock
ou Dubuffet), les autres vers le symbole, signe arbi¬
traire sans rapport naturel avec la chose (Mondrian
ou Malevitch). Mais souvent en refusant de choisir.
Le malheur est qu’ils s’annulent l'un l’autre. Peut-on
gagner sur les deux tableaux, celui du moindre effort
intellectuel, l’indice magnétique, et du plus grand, le
96 Genèse des images

symbole ésotérique ? Avoir l’irradiation, et le dé¬


chiffrement en prime, l’écran plus l’écrit ? C’est là
un primitivisme de luxe, comme le « manger » et le
« boire » sur les plages du Club Med. Car le primitif
est contraint de signifier le monde dans ses images,
faute de pouvoir le reproduire. Il n’a, lui, pas d’autre
choix que celui du sens, car la résistance des maté¬
riaux et sa propre infirmité technique ne lui permet¬
tent pas de « jouer le sensible » par une figuration réa¬
liste. L’esprit contemporain voudrait que « l’œil
existe à l’état sauvage » (André Breton) mais, dans le
même temps, qu’il sache décoder l’image brute
comme fragment d’un discours sur les fins dernières.
Une merveilleuse affaire : s’offrir l’empreinte - gi-
clure, frottage, tache, tatouage ou collage - bref l’en¬
fance muette du signe, tout en faisant que ces pre¬
miers soupirs fonctionnent aussi comme des mots,
unités discrètes d’un système articulé. Sous son pro¬
jet avoué, « l’art égale la vie », se cache cette ambi¬
tion contradictoire, démesurée : cumuler les pres¬
tiges de la sensation et ceux du langage, le retour à la
texture et l’exégèse textuelle. Nos vieux bébés - puis¬
que tout artiste est un enfant - rêvent de joindre
l’émotion du cri primai et l’interprétation concep¬
tuelle de leur cri. Le choc et le chic, le contact phy¬
sique et l’interprétation théorique, le raptus d’extase
dans la galerie et la préface de Derrida dans le cata¬
logue. Projet d’enfants gâtés que d’assigner à des
ready-made la fonction d’un « alphabet formel ». Cet
art régressif-progressif peut se considérer comme
une réalité de mauvaise foi au sens sartrien : il est ce
La transmission symbolique 97

qu’il n’est pas et n'est pas ce qu’il est. Lui parlez-vous


« métier », il vous répond « sens ». Lui parlez-vous
langage et signification, il vous répond matériau et
technique. « Votre dessin est bien sommaire. » -
« C’est le concept qui compte, voyons. Seuls les im¬
béciles s’attachent aux surfaces... » - « Votre concept
n’est-il pas un peu pauvre ?» - « Je ne suis pas philo¬
sophe mais artiste. Je travaille dans les sensations et
les substances, moi, monsieur. »
Dialogue impossible, retenu, refoulé qu’il est non
seulement par les bienséances mais par une situation
en or. La plastique du jour la plus elliptique, la plus
succincte, n’est pas seulement préservée de ce genre
d’impertinences par une critique d’art qui conjure
tout reproche possible d’incompréhension de la part
d’une postérité moqueuse par une surcompréhension
instantanée et dévote. Elle est par principe inatta¬
quable, faute de critère extérieur, paradigme ou ca¬
non autorisant une appréciation particulière. Chaque
individualité de la création visuelle a désormais sa ré¬
férence normative propre. Chacune imprime sa mon¬
naie, et toutes prétendent avoir un cours légal. À cha¬
cun son code, et que tous les codes se valent. Mais
par définition, il n’y a pas plus d'idiocodes que à'idio¬
lectes. Une langue se parle à plusieurs ou n’est pas
une langue. Un code totalement subjectif ou privatif
n’est plus un code. Le jeu symbolique est un sport
d’équipe.
Klee : « 11 faut bien qu’il existe un terrain commun
à l’artiste et au profane, un point de rencontre d’où
l’artiste n’apparaisse plus fatalement comme un cas
98 Genèse des images

en marge, mais comme votre semblable, jeté sans


avoir été consulté dans un monde multiforme et
comme vous obligé de s’y retrouver tant bien que
mal. »
On ne s’y retrouve plus. Les avatars de la création
artistique contemporaine ne sont sans doute pas im¬
putables aux artistes eux-mêmes. Nous en sommes
tous co-responsables, pour ainsi dire. Nos images se
sont dévitalisées et désymbolisées - termes syno-
mymes - parce que notre regard s’est privatisé (indi¬
vidualisation qui renvoie à son tour à l’ensemble du
devenir social). Nous ne trouvons plus de terrain
commun entre ces artistes et nous, les profanes ; eux-
mêmes se vivent comme des « cas en marge ». Nous
ne sommes plus des semblables, les uns et les autres,
faute d’un sens à partager. De la non-rencontre, il est
vrai, on peut aussi faire un principe de connivence
entre happy few, un snobisme de l'arbitraire, suite de
conventions chaque année révoquées et remplacées
sans raison apparente. Mais la complète privatisation
du regard, évidemment mortelle à la magie des ima¬
ges, l’est peut-être aussi, finalement, à l’art tout
court.
Chapitre III

LE GÉNIE DU
CHRISTIANISME

Si l’on supprime l’image, ce n’est pas le


Christ mais l’univers entier qui disparaît.

N1CÉPHORE LE PATRIARCHE
L’Occident monothéiste a reçu de Byzance,
via le dogme de l’Incarnation, la permission de
l’image. Instruite par le dogme de la double na¬
ture du Christ et par sa propre expérience mis¬
sionnaire, l’Église chrétienne était bien placée
pour comprendre l'ambiguïté de l’image, à la
fois supplément de puissance et dévoiement de
l’esprit. D’où son ambivalence à l’égard de
l’icône, de la peinture, comme aujourd’hui de
l’audiovisuel. Cette oscillation n’est-elle pas
une sagesse? Devant l’Image, l’agnostique ne
sera jamais assez chrétien.
L’Occident a le génie des images parce qu’il y a
vingt siècles est apparue en Palestine une secte héré¬
tique juive qui avait le génie des intermédiaires. En¬
tre Dieu et les pécheurs, elle intercala un moyen
terme : dogme de l’Incarnation. C’est donc qu’une
chair pouvait être, ô scandale, le « tabernacle du
Saint-Esprit ». D’un corps divin, lui-même matière, il
pouvait par conséquent y avoir image matérielle.
Hollywood vient de là, par l’icône et le baroque.
Tous les monothéismes sont iconophobes par na¬
ture, et iconoclastes par moments. L’image est pour
eux un accessoire décoratif, allusif au mieux, et tou¬
jours extérieur à l’essentiel. Mais le patron des pein¬
tres a pour nom saint Luc. Le christianisme a tracé la
seule aire monothéiste où le projet de mettre les ima¬
ges au service de la vie intérieure n’était pas dans son
principe idiot ou sacrilège. La seule où l’image tou¬
che à vif l’essence de Dieu et des hommes. Le mi¬
racle n’est pas allé sans mal, et il reste ambigu. Il s’en
est fallu de peu que l’iconoclasme byzantin (et dans
une moindre mesure, calviniste, huit siècles plus
102 Genèse des images

tard) ne ramène la brebis égarée dans le troupeau et


sous la norme. Si « la vieille manière grecque », bien
légèrement méprisée par Vasari le Latin comme
« dure, grossière et plate », avait succombé, ni Cima-
bue ni Giotto n’auraient été possibles. Or, sans leur
descendance, l’Occident n’aurait pas conquis le
monde.

L’interdit scripturaire

YHWH se dit un jour : « Faisons l’homme à notre


image » (selem en hébreu, du salmu akkadien, qui
veut dire statue, effigie). Mais cela fait, il dit à
l’Homme : « Tu ne feras pas d’idoles » (Exode 20, 4).
Et à Moïse, il ajoute : « Tu ne saurais contempler ma
face, car il n’est mortel qui me puisse contempler et
demeurer en vie » (Ex. 33, 20). Le vrai Dieu de
l’Écriture s’écrit en consonnes, l’imprononçable té-
tragramme ne se regarde pas. « Que son Nom soit
béni » - et non ses images. Quand Yahvé apparaît à
son peuple, c’est derrière des nuées et des fumées. Ou
en songe, dans des visions nocturnes, à Abraham,
Isaac ou Balaam. Il fuit la lumière et la vue des hom¬
mes. La théologie biblique n’est pas une théophanie,
et « l’ère des idoles » contourne le judaïsme, ad¬
mirable isolat. Le Dieu juif se médiatise par la parole
et les visions oniriques de l’Ancien Testament valent
par la bande-son, alors qu’elles sont plutôt muettes
dans le Nouveau, où l’image sans parole a du sens en
elle-même. Il n’y a vision pour un monothéiste ortho-
Le génie du christianisme 103

doxe que des choses passagères et corruptibles, et


donc d’idoles que de faux dieux. Ces derniers se re¬
connaissent à ceci qu’on peut les voir et les toucher -
comme des morceaux de bois. Comble du ridicule : la
statue sacrée. Qu’est-ce qu’un Dieu qui se casse en
morceaux, qu’on peut jeter à terre? Quel être infini
peut se laisser circonscrire dans un volume ? Le Tem¬
ple est vide, comme l’Arche. Les faux prophètes le
remplissent de babioles, les vrais annoncent sans
montrer. Seule la parole peut dire la vérité, la vision
est puissance de faux. L’œil grec est gai, l’œil juif
n’est pas un organe faste, il porte malheur et n’au¬
gure rien de bon (l’œil était dans la tombe et regar¬
dait Caïn). Un aveugle dans le désert monothéiste
peut être roi, mais un roi grec qui perd la vue perd sa
couronne. L’œil est l’organe biblique de la tromperie
et de la fausse certitude, par la faute duquel on adore
la créature au lieu du Créateur, on méconnaît l’alté¬
rité radicale de Dieu, ramené au statut commun du
corruptible - oiseau, homme, quadrupède ou reptile.
Le mécréant s’annexe le monde par l’œil, mais par
l’œil l’homme de Dieu est possédé. Les visions ne
font-elles pas partie des fléaux envoyés aux Égyp¬
tiens par le Protecteur du peuple élu ?
« Ils sont confus tous ceux qui servent les images »
(Ps. 97, 7). « Maudit soit l’homme qui fait une image
taillée » (Deut. 27, 15). « Vous brûlerez au feu les
images taillées » (Deut. 7,25). Tant d’insistance dans
l’imprécation fait sentir l’omniprésence du danger. Il
y a là comme une rage d’autopunition. Ce qui ne se
pratique pas n’a pas besoin d’être interdit. Nous sa-
104 Genèse des images

vons qu’il y avait des statues de taureaux et de lions


dans le Temple de Salomon (on en voit la façade sur
certaines monnaies de la deuxième guerre juive).
Hors des motifs géométriques et ornementaux auto¬
risés, on a retrouvé une iconographie judaïque, d’in¬
fluence grecque et orientale, aux premiers siècles de
notre ère, enfreignant l’interdit Une Bible hé¬
braïque en images, Esther et Mardochée en B.D. ?
Suggestion sacrilège, mais dont les fresques quasi¬
ment illusionnistes de la synagogue de Doura-
Europos, sur l’Euphrate, offrent témoignage (celui-ci
date du me siècle, mais on connaît des Bibles manus¬
crites à miniatures du xme). Preuve que lire et écou¬
ter la Torah sans voir de figures n’était pas un exploit
aisé. D’ailleurs, les rouleaux sont logés physiquement
dans le mur, au centre de la synagogue, comme gage
de présence.
La Bible accouple clairement, néanmoins, la vue
au péché. « La femme vit que l’arbre était bon à man¬
ger, agréable à la vue... » (Genèse 3). Eve en a cru ses
yeux, le serpent l’a fascinée, et elle a succombé à la
tentation. Attention, piège ! Vagina dentata. Péché
d’image, péché de chair : on échappe à l’Ordre par
les yeux, soyez tout ouïe pour bien obéir. L’optique
est pécheresse : séduction et convoitise, malédiction
des abêtis. Ne vous prosternez pas devant l’impul¬
sive, la turbulente, la trop fiévreuse. Babylone la pu¬
tain regorge de provocations audiovisuelles contre la
Vérité froide de l’Écriture. La magicienne envoûte

1. Pierre Prigent, L'Image dans le judaïsme, du if au vf siècle.


Genève, Labor et Fides, 1991.
Le génie du christianisme 105

en engluant, aspire comme une ventouse, empâte et


empoisse le signe viril et abstrait dans une douce¬
reuse déclivité. L’Image est Mal et Matière, comme
Ève. Folle du logis et Vierge Folle. Maîtresse d’er¬
reur et de fausseté. Diablesse à exorciser. Chant de
sirène. « L’idée de faire des idoles a été à l’origine de
la fornication », disait-on dans les milieux juifs hellé¬
nisés du ier siècle.
Le tandem apparence/concupiscence aura la vie
dure, même en plein christianisme. Tertullien, le
Carthaginois qui voyait dans l’idolâtrie « le plus
grand crime du genre humain », le grand pourfen¬
deur chrétien des images, fustigera avec insistance la
coquetterie féminine. Fard, chevelure, rouge à lè¬
vres, parfum, robe - tout est par lui contrôlé. Jusqu’à
la longueur du voile que doit porter la jeune chré¬
tienne dans les réunions liturgiques. Autre icono-
maque militant, Calvin lui fera écho dans Ylnstitu-
tion chrétienne : « Jamais l’homme ne se meut à
adorer les images qu’il n’ait conçu quelque fantaisie
charnelle et perverse. »
Non pas que Materia vienne de Mater - étymolo¬
gie fantaisiste - mais il y a bien féminitude dans
l’image matérielle. Les Madones catholiques super¬
posent les deux mystères. « L’icône, comme la Mère,
sert de médiateur visible entre le divin et l’humain
entre le Verbe et sa chair, entre le regard de Dieu et
la vision des hommes '. » La persécution puritaine
des images, derrière le refus de les adorer, ne va ja-

i. Marie-José Baudinet, « L’incarnation, l’image, la voix », Esprit,


juillet/août 1982, p. 188.
106 Genèse des images

mais sans une répression sexuelle plus ou moins


avouée, ni la relégation sociale des femmes. Le mot
détache, l’image attache. À un foyer, un lieu, une ha
bitude. Et le nomade monothéiste qui s’arrête dans
sa course abîme sa pureté, se laisse rattraper par
l’idole, image fixe et lourde, régression à la Mère sé¬
dentaire. Les monothéismes du Livre sont des reli¬
gions de pères et de frères, qui voilent filles et sœurs
pour mieux résister à la capture par l’impure image.
Il serait audacieux de voir dans l’interdit juif « une
forme radicale de l’interdiction de l’inceste » et dans
le courroux de Moïse contre les idolâtres « la menace
de castration qui accompagne l’amour interdit de la
mère » '. Mais non de déceler là derrière la persis¬
tante hantise d’une rechute virile dans le giron, le gy¬
nécée, le matriarcat de l’imaginaire.
Mirages de l’image, miroirs d’Éros. On comprend
alors de quels affects l’idole était chargée par les reli¬
gions du Livre. Comme ce va-et-vient de fascination
et de répulsion, cette alternance d’encens et de bû¬
chers, tout au long des démêlés chrétiens avec la
scandaleuse. L’amour-haine de la femme (sorcière et
servante, crédule et croyante, diabolique et divine) se
reporte sur l’idole. Et qui veut la briser veut brimer
ses pulsions. Abattre l’animal en lui, le démon.
L’iconoclaste est en règle générale un ascète investi
d’une mission purificatrice, soit tout le contraire d’un
homme de paix. La violence habite la théologie de
l’image, et les disputeurs sortent vite l’épée. D’où

1. Comme le fait J.-J. Goux, à partir de Freud, dans son remar¬


quable Les Iconoclastes, Paris, Éditions du Seuil, 1978, p. 13.
Le génie du christianisme 107

vient le côté « règlements de comptes » et « crime pas¬


sionnel » des flambées iconoclastes. À travers son en¬
nemie intime, le fanatique se fustige et expie. C’est
un maigre. Il sent le fagot, mais en lui-même. C’est à
sa propre chair qu’il en veut. Les Savonarole et tous
les sadomasochistes de la vieille proscription judéo-
chrétienne scandent à coups de hache : « Ma libido
ne passera pas. »
La Voix, la Vue. Le Sens et les sens. Le langage est
du père comme la Loi : digital, consonantique, dis¬
tancié. Le Dieu abstrait d’Israël, décanté des ap¬
parences, pure Parole. Et la Synagogue aux portails
gothiques sera une femme aux yeux bandés
L’image, plus barbare, nous vient de la Déesse-
Mère : analogique, vocalique, tactile. Le chrétien va
au Fils de l’Homme par la Mère, au Sens par la Vue.
Au Logos par l’Icône, si l’on préfère. Yahvé, lui, se
cache tout entier derrière le Livre, chambre noire du
symbolique. Jésus et la Vierge Marie luisent en ar¬
rière-plan dans l’étable, caressés par une bougie, li¬
vrés en clair-obscur aux regards des voisins, et les rois
mages se penchent sur le divin enfant, Verbe déjà ex¬
posé à tous les sortilèges de l’imagerie.

Un monothéisme dissident

La légitimité des images dans le christianisme a


été tranchée sur le fond, en plein milieu de la san¬
glante querelle des images, au deuxième Concile de
Nicée, en 787. Cette décision ne marqua pas la fin de
108 Genèse des images

la guerre civile, qui dura jusqu’en 843, « triomphe de


l’Orthodoxie ». Deux partis s’affrontaient depuis plus
d’un siècle dans le monde byzantin : les ennemis des
images, « iconomaques » ou « iconoclastes », plus
nombreux dans le clergé séculier, la Cour et l’Armée.
Leurs partisans, « iconophiles » et « iconodules », plus
nombreux dans le clergé régulier, moines et évêques.
Le décret ou Horos adopté par les Pères conciliaires
stipule que non seulement n’est pas idolâtre celui qui
vénère les icônes du Christ, de la Vierge, des anges et
des saints parce que « l'hommage rendu à l’icône va
au prototype », mais que refuser cet hommage « re¬
viendrait à nier l’Incarnation du Verbe de Dieu 1 ».
Ce septième et dernier concile œcuménique fut le
dernier auquel aient participé ensemble Occident et
Orient chrétiens. Il a inversé la primauté absolue de
la Parole sur l’Image propre au judaïsme, en attes¬
tant l’influence de la culture visuelle des Grecs sur
les chrétiens. La première décision conciliaire légiti¬
mant la figuration de la Grâce et de la Vérité à tra¬
vers l’image du Christ, en 692, avait fondé le dogme
des images sur celui de l’Incarnation (Jean de Damas
s’inspirant pour ce faire des néo-platoniciens). Qu’il
ait dû s’écouler sept siècles, et couler beaucoup de
sang, pour entériner théologiquement les implica¬
tions du dogme fondateur montre à quelle force
d’inertie cette percée hérétique de la Chair dans le
Divin s’est heurtée. La décision de 787 fait loi encore

1. Voir F. Boespflug et M.Lossky, Nicée II, 787-1987. Douze


siècles d'images religieuses, Paris, Éditions du Cerf, 1987, p. 8, et la
traduction du décret p. 33.
Le génie du christianisme 109

aujourd’hui dans l’Église, et c’est en campant sur ces


assises qu'elle a pu briser les assauts des « sans-
images ». Athées ou croyants, si nous avons échappé
aux ressassements de la célébration calligraphique
de Dieu, à la mode islamique, nous le devons à ces
« byzantins » dont on dit bien légèrement qu’ils dis¬
cutaient du sexe des anges. Grâce à leur subtilité, la
flamme ascétique n’a pas brûlé l’Occident.
L’Incarnation, « imagination de Dieu », avait pavé
la route. Elle préside à la distribution du divin dans le
monde, à l’économie de la providence. « Qui refuse
l’image, refuse l’économie », dit Nicéphore *. Ce que
le Christ est à Dieu, l’image l’est à son prototype. Et
comme le Fils tend vers Dieu, je dois tendre vers
l’image du Fils, avec la même intention de lui res¬
sembler et de m’assimiler à lui. D’où le per visibilia
invisibilia des descendants du Nicée II, analogue au
futur ad augusta per angusta des jésuites. La propo¬
sition « Le Fils est l’icône vivante du Dieu invisible »
était contenue dans « Celui qui me voit, voit aussi le
Père » (Jean 14, 9). La théologie de l’image n’est
qu’une Christologie conséquente (comme l’est, à son
niveau, la médiologie elle-même, cette christologie à
retardement, réfléchie dans la sphère profane). La
vague iconoclaste lancée par Léon III à Byzance au
début du vmc siècle a été la dernière grande hérésie
touchant au dogme de l’Incarnation. Elle ne le niait
pas, bien sûr, mais en donnait une interprétation limi-

1. Marie-José Baudinet, « La relation iconique à Byzance au


ixe siècle d’après Nicéphore le Patriarche », in Les études philo¬
sophiques, n° 1, 1978.
110 Genèse des images

tative (n'admettant, par exemple, pour traductions


autorisées du Mystère que le symbole de la Croix,
l’eucharistie et le gouvernement).
Corps et image, répond l’Orthodoxie, font pléo¬
nasme. Tout vient ou se refuse ensemble. Médiation
d’un Médiateur unique, et relationnelle comme Lui,
l’image se déduit de l’Incarnation sans la dégrader.
C’est une ruse de Dieu, tout comme son Fils, par le¬
quel le Père s’est donné à voir à ces malheureux
voyants. La bonté de Dieu s’égale au judo, celle de
l’image aussi : se servir du regard des hommes, leur
faiblesse, pour mieux les sauver. Ce qui rend le Dieu
chrétien plus généreux et fécond que son alter ego ju¬
daïque. Il n’y a pas eu d’image du Christ de son vi¬
vant : pur sujet et donc jamais objet d’une quel¬
conque prise de vue, il ne pouvait que se représenter
lui-même en déposant son empreinte sur un linge.
Toutes les images du Christ vivant sont « acheiro-
poiètes » (non faites de main d’homme). Mais après
la Résurrection, chacun a été libre, en aval, de pro¬
longer pour son compte la chaîne imitative des ima¬
ges et des corps. Matrice première des médiations de
l’invisible dans le Visible, l’Incarnation fonde un en¬
gendrement à l’infini d’images par des images, ja¬
mais tautologiques ou redondantes mais émulatives
et incitatives : la Mère engendre le Christ, « image de
Dieu » (expression appliquée en propre à la seconde
personne de la Trinité) ; le Christ engendre l’Église,
image du Christ ; l’Église engendre les icônes, ces
images qui réveillent à leur tour l’image intérieure du
Fils de Dieu, chez celui qu'elles illuminent.
Le génie du christianisme 111

Le divin, objecte l’iconoclaste, est indescriptible,


c'est pourquoi toute image de lui ne peut qu’être
« pseudo » et non « homo », mensongère et non res¬
semblante. Spirituel et invisible seraient alors syno¬
nymes. C’est ce couple immémorial que brise le
christianisme, révolution dans la Révélation. Voilà
que la matière relaie les énergies divines au lieu de
les barrer. Loin d’avoir à s’en arracher, la délivrance
de l’âme passe par le corps, son ancien tombeau, et
par ces corps du corps que sont les images sancti¬
fiantes et vivifiantes du Sauveur. L’extérieur, c’est
aussi l’intérieur. Bouleversement du « corps spiri¬
tuel ». Rédemption du honteux : le ventre, c’est ce
qui sert à chanter, la gorge à parler, et le souffle de
Dieu passe par ma bouche. Il n’y a plus incompatibi¬
lité entre la jouissance du sensible et l’ascèse du sa¬
lut. Toute gloire n’est pas gloriole, on peut accéder à
l’invisible par nos yeux de chair, le salut se joue à
même l’histoire. Le don qu’a le catholique pour le mi¬
litantisme ne fait qu’un avec son don pour les images,
leur fabrication et leur compréhension. La réhabili¬
tation de la chair fonde un activisme sans relâche ni
rivages.
Sur la lointaine lancée de Byzance la schisma¬
tique, l’Église apostolique et romaine a pu s’ouvrir
aux techniques les plus profanes de l’image, depuis le
vieux spectacle d’ombres jusqu’au cinéma holo¬
graphique. L’illusion d’optique ne fait pas peur à un
fils de saint Athanase et de saint Cyrille (les docteurs
de l’Incarnation), qui sait qu’elle entre dans le plan
de Dieu. Il la cultive. Au xiic siècle, il demande au vi-
112 Genèse des images

trail et aux couleurs changeantes projetées par les ro¬


saces dans le clair-obscur des cathédrales - nos pre¬
miers espaces audiovisuels (orgue, chant et cloche) -
de « préfigurer la Jérusalem Céleste » (Duby). Les jé¬
suites, au xvne siècle, ne se contentent pas de stimu¬
ler les peintres, ni de donner à l’image une place ma¬
jeure dans la rhétorique ; ils s’occupent activement
de catoptrique et des merveilles permises par le mi¬
roir, sans dédaigner les anamorphoses ni les projec¬
tions lumineuses. La lanterne magique n’a pas été
l’invention directe d’un Père, mais c’est un jésuite al¬
lemand, Athanase Kircher, qui en a fait le premier
l’exégèse technique et théologique avec son Ars ma¬
gna lucis et umbrae de 1646 Le père Athanase, in¬
génieur et savant, mettait les plaques de verre au ser¬
vice de la foi, en évoquant la mort et les revenants,
sans oublier les tâches d’éducation. Loin de fuir les
effets de la magie et les plus douteux jeux de miroir,
l’Église a essayé d’en tirer le meilleur parti pour en¬
seigner les catéchumènes.
Le plus ancien et le plus puissant des appareils de
transmission d’Occident, l’Eglise du Seigneur, porté
par une tradition de grâce comparable à « une véri¬
table saga de l’image » (Baudinet), n’a donc pas été
pris de court par les nouvelles technologies. Dès
1936, le pape Pie XI consacre une encyclique au ci¬
néma, Vigilanti cura ; son successeur, une autre à la
télévision, Miranda prorsus, dès 1957 : « Nous atten¬
dons de la télévision des conséquences de la plus

I. Lire à ce propos, de Jacques Perriault, La Logique de l’usage.


Essai sur les machines à communiquer, Paris, Flammarion, 1989.
Le génie du christianisme 113

haute portée par la révélation toujours plus éclatante


de la Vérité aux intelligences loyales. On a dit au
monde que la religion était à son déclin, et à l’aide de
cette nouvelle merveille, le monde verra le grandiose
triomphe de l’Eucharistie et de Marie » (Pie XII).
L’Église a épousé le siècle du visuel avec une facilité
nullement déconcertante pour qui connaît ce qui la
sépare sur ce plan de ses soeurs réformées. Sans par¬
ler de Vatican II, de Jean-Paul II superstar, et du
prodigieux équipement audiovisuel du Saint-Siège -
sujets faciles -, quelques détails significatifs pure¬
ment français. La seule revue intellectuelle non spé¬
cialisée qui prenne au sérieux et déchiffre régulière¬
ment les œuvres de peinture, cinéma et télévision,
c’est Esprit, fondé par Mounier en 1932 ; ses deux
derniers directeurs ont consacré d’excellentes études
à la chose visuelle, tant ancienne que contempo-
raire '. La collection « Septième Art », qui regroupe
les textes de réflexion les plus approfondis sur le ci¬
néma, est publiée par Le Cerf, la maison d’édition
des Pères dominicains. Le meilleur magazine de télé¬
vision, ultime refuge d’une morale de l’image, est Té¬
lérama. La critique du cinéma (en son temps), André
Bazin en tête, était à forte coloration non pas chré¬
tienne mais proprement catholique. Longue vie à Ni-
cée II.

1. Paul Thibaud, « L’enseigne de Gersaint », Esprit, septembre


1984. Olivier Mongin, La peur du vide, Paris, Éditions du Seuil,
1991.
114 Genèse des images

La matrice Incarnation

En quoi la personne du Christ est-elle l’emblème


de toute représentation ? En ceci qu’il est deux :
Homme-Dieu. Verbe et Chair. Ainsi de l’image
peinte : chair déifiée ou matière sublimée. L’Éternel
s’est fait Événement, comme à travers un vitrail,
Dieu se fait couleur. L’événement premier, année
zéro de notre ère, est unique, mais ricoche dans tous
les jeux de la lumière et des matériaux. Du concile de
Chalcédoine, qui fixe le code Incarnation (451),
jusqu’au musée d’art moderne de Beaubourg. La for¬
mule théologique de la peinture n’a pas changé :
« l’union hypostatique », ou « deux natures distinctes,
une seule personne ». Le Christ a toutes les caracté¬
ristiques de l’Homme et toutes celles de Dieu, les¬
quelles fusionnent sans s’altérer. Un tableau a toutes
les propriétés de la matière et toutes celles de l’esprit.
D’où un clignotement toujours agaçant. Je suis ma¬
tière, voyez mon support et mes surfaces. Je suis es¬
prit, voyez comme je signifie par-delà mes pigments.
Sur quel versant accommoder ? Et quelle direction
prendre en art, la matérielle ou la spirituelle ?
Focillon comparait l’artiste à un Centaure. On
peut dire aussi à un médiateur indécis, oscillant entre
un devenir-Verbe et un devenir-Chair. Psyché et
Hulè. Dans l’attraction psychique, le plasticien cher¬
chera à s’assimiler à l’écrivain, au mage, au penseur ;
dans l’attraction physique, à l’artisan, tout à l’écoute
Le génie du christianisme 115

de la nature et de la lumière. La peinture dans tout


son arc de vie est un hybride et, comme la figure du
Christ dans l’histoire du christianisme, elle a bifur¬
qué à gauche, vers la ligne Verbe, et à droite, vers la
ligne Chair. Matta est Verbe ; Soulages est Chair. Et
cette fourche raconte l’histoire de l’art occidental.
Dont les avatars recoupent les lignes de partage sé¬
culaires du grand débat sur l’Incarnation. Entre ceux
qui peignent ce qu’ils savent et ceux qui peignent ce
qu’ils sentent, la figuration a connu les mêmes héré¬
sies opposées que l’Église. Il y a les monophysites,
qui maximisent Dieu en Jésus, l’Esprit dans les For¬
mes. Cela fait un art de distanciation, où l’exubé¬
rance visuelle s’efface derrière le sens, voilà le géo¬
métrique, le minimal, le conceptuel. Ce n’est pas la
main qui peint, mais l’esprit : vision intérieure. Ob¬
jet : le fonctionnement de la pensée. Il y a les nesto-
riens, qui maximisent l’Homme en Jésus, et la Ma¬
tière dans les Formes. Cela fait un art d’incarnation,
avec priorité aux valeurs tactiles, aux effets de pâte,
à la gestualité, tournée vers la nature et la lumière.
La rétine commande : nus et paysages. Objet : le
grain des choses. Ligne Calvin, puritaine, nordique.
Ligne Loyola, sensuelle, méridionale.
Les deux s’excommunient. Voyants contre
voyeurs, la guerre continue. Elle est de chaque jour.

Ce statut intermédiaire entre la matière et l’idée,


que Hegel attribue à l’œuvre d’art en général - qui
« tient le milieu entre le sensible immédiat et la pen¬
sée pure » -, pourrait définir le corps du Fils de Dieu.
116 Genèse des images

« Ce n’est pas encore de la pensée pure mais, en dépit


de son caractère sensible, ce n’est plus une réalité pu¬
rement matérielle, comme sont les pierres, les plan¬
tes et la vie organique » Comme le Christ, l’image
fabriquée est un paradoxe. Une réalité physique en¬
combrante, qui se nettoie, se transporte, se stocke, se
protège ; et aussi comme disait Vasari (bien avant
Maurice Denis), un « piano coperto di campi di colori
in superficie, o di tavola o di muro o di tela ». Mais
son être ne se réduit pas à une somme d’éléments ma¬
tériels : un tableau, c’est plus qu’une toile colorée.
Comme une hostie est plus qu’un bout de pain. Et
l’opération esthétique est aussi mystérieuse que l’Eu¬
charistie : la transsubstantiation d’une matière en es¬
prit. Ceci n’est pas une planche de bois encaustiquée
et pigmentée, ceci est une Crucifixion. Chair et sang.
Spéculum est Christus (Gaspar Schott, 1657). Le
miroir fait resplendir la lumière éternelle, et ses re¬
flets sont comme des hosties 1 2.
Métaphore effective, qui fait critère. Les confes¬
sions chrétiennes qui admettent ou non la présence
réelle du Christ dans le pain sur l’autel admettent ou
non la peinture sacrée. La ligne de partage se re¬
trouve au sein de la Réforme. Luther admet le sacre¬
ment de la Cène, même s’il remplace la transsubstan¬
tiation par la consubstantiation ; il condamne aussi
les iconoclastes, tel son émule Carlstadt qui, refusant
absolument le sacrifice de la messe, refuse absolu-

1. Esthétique, tome 1, traduction de S. Jankélévitch, Paris,


Aubier, 1945, p. 63.
2. Voir de Jurgis Baltrusaïtis, Le Miroir. Révélations, science-
fiction et fallacies, Paris, Elmayan-Le Seuil, 1978.
Le génie du christianisme 117

ment l’accès du temple à la moindre image. Calvin,


qui fait de la Cène un pur symbole, une simple méta¬
phore, tient la transsubstantiation catholique pour un
honteux tour de passe-passe, et sa condamnation des
images est beaucoup plus rigoureuse que celle de Lu¬
ther. Il exècre les reliques des saints et compare les
Vierges bariolées à des « paillardes de bourdeau ».
Toute image charnelle du Christ est à ses yeux une
idole et l’art, dit-il, ne peut rien enseigner quant à
l’invisible. Il ne peut et doit montrer que « les choses
qu’on voit à l’œil ».
L’écart à l’Incarnation mesure le plus ou moins
d’inclination aux jouissances visuelles. Il est minimal
en pays catholique et maximal en pays protestant.
Où l’on voit que plus une culture se méfie du corps,
plus elle répugne à la figuration. Le purisme géomé¬
trique, le fonctionnalisme type Bauhaus, l’art abs¬
trait se sont développés dans les pays nordiques en
prolongement du puritanisme réformé. Partout en
Occident où la distance entre Dieu et l’homme est la
plus grande, la hantise de l’impur et du péché de
chair met la plastique à la diète. Angleterre, Pays-
Bas, Allemagne du Nord, États-Unis, Scandinavie :
nourriture fade, murs blancs, corps sans odeur,
viande bouillie. Jean Clair a sûrement repéré dans
cet espace moraliste l’interdiction de la cueillette du
champignon sauvage, surtout phalloïde, et le rejet du
fermenté. Il discerne en effet un lien entre l’emploi
des levures naturelles dans la pâte et le pain,
commun à l’Italie et à l’Allemagne du Sud catho¬
lique, et l’actuel regain dans ces pays des traditions
118 Genèse des images

figuratives '. Élargissons le propos. Le baroque s’en¬


gendre dans la vigne et le blé, soit dans le périmètre
méditerranéen. Comme le concile de Chalcédoine
mène à Bernim, et Athanase à Fellini, on va en ligne
droite de l’hostie aux tagliatelles (et à la baguette).
La longue mémoire des religions s’exprime dans le
génie inséparablement plastique et gastronomique
des peuples. Manières de voir, manières de croire,
manières de table, c’est tout un.
Pourquoi ne pas remarquer que les peintres sont
pour la plupart bons cuisiniers, et vraisemblablement
meilleurs amants que les compositeurs ? Sensualisme
de la peinture, intellectualisme de la musique sa¬
vante. La vue est plus intellectualisée que le toucher,
mais moins que l’ouïe. Un sculpteur sera donc moins
« intello » qu’un peintre, et un peintre plus « manuel »
qu’un musicien. Dans l’ascension spirituelle, l’œil li¬
bère du toucher, plus « bas », mais cet organe encore
animal, rivé à la matière, est distancé par l’oreille,
l’organe de l’esprit qui s’envole. Au dernier étage on
trouve les anges, qui manient plus volontiers le luth
ou la viole que le pinceau ou le burin. Ordinairement
musiciens, ils peuvent assister les peintres dans leur
travail mais on n’en voit guère derrière un chevalet,
et on n’en connaît pas de sculpteurs. Mieux vaut, en
somme, se faire inviter à dîner par un peintre que par
un musicien, souper avec le Diable plutôt qu’avec un
archange, car les seconds ne se salissent pas les
mains.

1. Jean Clair, De l’invention simultanée de la Pénicilline et de


l’Action Painting, Paris, L’Échoppe, 1990.
Le génie du christianisme 119

La peinture se rapproche de l’esprit lorsqu’elle est


dessin et du corps lorsqu’elle est couleur. Qu’il se
fasse esprit pur, l’art n’est plus une plastique, mais
une esthétique. Quand elle se fatigue d’être manuelle
et ouvrière, la peinture, totalement « mentale », de¬
vient calcul ou discours. Et le peintre, critique d’art.
L’apothéose spirituelle, c’est la disparition physique,
de l’œuvre et éventuellement de l’artiste. Suicide,
mutisme, ou conférence. Ici comme ailleurs, la ma¬
tière sauve, et la Chair rachète le Verbe.

La tentation du pouvoir

Si forte était parmi eux la tradition mosaïque que


les inventeurs de l’Incarnation, pendant longtemps,
ont censuré l’image : jusqu’au début du me siècle, ils
se contentent d’un répertoire très restreint de sym¬
boles graphiques, analogues aux rosettes, feuillages
et vignes juives (symboles de fécondité). Ils poussent,
eux, la métaphore jusqu’au règne animal. Le poisson
(où c’est la lettre qui fait image) ; le paon symbole
d’immortalité ; la brebis, de fidélité. L’Église primi¬
tive est hostile par principe à la représentation d’ani¬
maux, au réalisme figuratif, et à la statuaire absolu¬
ment. Les cultes impériaux avaient souillé sinon
diabolisé la sculpture. Déifié et statufié, c’était syno¬
nyme. La statue, pour un empereur, c’est le quadril¬
lage territorial idéal : démultiplicatrice de présence,
elle permet d’avoir des yeux partout et de se faire
adorer en tous lieux. Pourtant, parce que chrétiens,
120 Genèse des images

les empereurs byzantins maintiendront un millénaire


durant l’interdiction de la statuaire (et du théâtre).
L’exclusivité de l’image à deux dimensions (mo¬
saïque incluse) ne faisant qu’un avec la sacralité ex¬
clusive de la représentation.
Inquiet des premiers relâchements, l’Africain Ter-
tullien (160-240) condamne les professions de
sculpteur et d’astrologue, exige la reconversion de
l’artiste peintre en peintre en bâtiment. Les Consti¬
tutions apostoliques qui fixent la liturgie chrétienne
en 380 excluent de l’Église les prostituées, les pa¬
trons de bordels, les peintres et les fabricants d’ido¬
les. Au ive siècle encore, l’évêque Eusèbe s’étonne
comme d’une survivance païenne qu’à Césarée en
Palestine puisse s’élever une statue miraculeuse de
Jésus. Et pourtant, l’image va se faufiler peu à peu
dans le peuple chrétien par le bas - la piété in¬
humante - et par le haut - l’intérêt politique. Elle
rentre par la petite porte - décoration funéraire pri¬
vée, orfèvrerie, verrerie. C’est plus, au départ, une
imbibation qu’une décision. Le milieu ambiant in¬
flue : l’empreinte de l’Empereur déteint sur celle du
Seigneur, comme l’Hermès « criophore » (le porteur
de brebis) se métamorphose dans l’image du Bon
Pasteur. Des gestes spontanés viennent sur les autels
honorer les martyrs. La prohibition monothéiste est
tournée par la symbolisation.
Plus l’Église a pactisé avec le siècle, plus elle a
passé de compromis avec l’image. Au fur et à mesure
qu’elle gagne l’Empire, elle se laisse gagner par elle
et par lui. Comme si elle n’avait pu s’en passer, pour
Le génie du christianisme 121

inculquer et séduire. Comme si on ne pouvait ré¬


pondre à l’image que par l’image, le discours oral et
écrit ne suffisant pas à briser les murailles de la
culture antique. Comme si on ne pouvait, après dix
siècles d’idolâtrie triomphante, organiser des appa¬
reils d’autorité, unifier des territoires et des nations
sans la caution d’un minimum visuel, le minimum vi¬
tal de l’institutionnalisation. Une casuistique se met
bientôt en place. Saint Basile admet, à son corps dé¬
fendant, qu’une image du Christ peut engager le
chrétien à prendre la voie de la vertu, pourvu qu’elle
soit « jointe à l’éloquence du prédicateur ». On
commence à distinguer de bons usages de l’image
(que les doctrines scolastiques systématiseront au
Moyen Âge en didactique, mémoratif, dévotionnel).
Pour avoir une emprise sur les simples et les crédules.
Pour faire participer les fidèles aux liturgies. Appa¬
raît le thème rendu célèbre en l’an 600 par Grégoire
le Grand, dans sa lettre à l’évêque iconoclaste de
Marseille, de la Biblia idiotarum : la peinture est aux
illettrés ce que l’Écriture est aux clercs - l’Évangile
du pauvre, en somme. Ainsi répond-on à une double
demande : celle des clercs et celle des enfants. Les
poupées ne sont-elles pas les idoles des petits et les
idoles les poupées des grands ? Solution de facilité -
l’image comme roue de secours des pastorales : « car
il est plus aisé de voir des peintures que de compren¬
dre des doctrines, et de former des pierres à l’image
de l’homme que de réformer l’homme à l’image de
Dieu » (Du Moulin).
11 en est allé finalement de l’antiesthétisme des ori-
122 Genèse des images

gines comme de l’antimilitarisme. Ils déclinent forte¬


ment après la « prise de pouvoir ». Un chrétien des
deux premiers siècles ne devait ni verser le sang ni re¬
garder des images : vers 220, Tertullien prohibe à la
fois ceux qui embrassent la vie militaire et ceux qui
vont au spectacle. Mais au ive siècle, l’État une fois
occupé, on est passé de « toute guerre est injuste » à
« il y a des guerres justes », comme de « toute image
est idole » à « il y a des images vénérables ». Théodose
et Justinien, aux ve et vie siècles, accentuent, sous
couvert d'antijudaïsme, le recours à l’iconographie
paganisante, tous les vieux trucs de la capture imagi¬
naire des masses. Car il y avait des guerres à mener
contre les païens - et pour bien faire la guerre, il faut
des soldats et des images. Labarum de Constantin,
qui a vu une croix lumineuse dans le Ciel avant sa
victoire sur Maxence. Encore n’était-ce qu’un mono¬
gramme. En prenant des forces et de l’ambition poli¬
tique, le christianisme régresse, au sens de Peirce, du
« symbole » à « l’indice », et \e palladium impérial de¬
vient le Saint-Mandylion d’Édesse, la Vraie Face du
Christ déposée sur un linge. Transporté à Constanti¬
nople, il servit en 574 à faire la guerre contre les Per¬
ses. De même le signe de croix devient-il, au fil des
siècles, Yimage matérielle du crucifix, à trois dimen¬
sions, richement ornée, avec la figure du crucifié,
souffrant et sanglant, cible de dévotions pas¬
sionnelles. Indice émotionnel, but de pèlerinage,
porté en procession publique : une idole en réalité,
mais support d’un culte populaire, passant outre la
vénération recommandée pour verser dans Y adora¬
tion thaumaturgique.
Le génie du christianisme 123

Le retournement chrétien, subversion dans la sub¬


version iconophobe des origines, témoigne peut-être
d’une fatalité (comme s’appellent les nécessités que
nous n’aimons pas) : la victoire de l’Église comme
corps sur l’Évangile comme esprit, ou les inévitables
concessions du spirituel au temporel. Les sacrements
et les fétiches ont fini par s’emparer de ceux-là mê¬
mes qui avaient voulu dépouiller le vieil homme, tout
brinquebalant de gris-gris, de phylactères et d’amu¬
lettes. N’y aurait-il pas là une constante de la prise de
corps ou du devenir-institution ? Comme si nous
n’étions pas maîtres des instruments de la souverai¬
neté. Comme si notre moyen de contrôle nous prenait
tôt ou tard sous son contrôle. Prosélytisme oblige -
dont le judaïsme s’est excepté, pour être une religion
identitaire sans vocation missionnaire car ne visant
pas l’universalité. Le Dieu de l’Ancien Testament
fulminait l’homme imaginaire, mais les adeptes du
Nouveau, finalement, n’ont pu se passer d’idoles à
l’ancienne pour inculquer aux idolâtres l’idée nou¬
velle du créateur unique. Dieu aussi commence en
mystique et finit en politique, c’est-à-dire en images.
Les premiers qui annoncent le Royaume des Cieux
se confient à la Parole. Ils s’expriment par symboles,
énigmes et paraboles parce que seule la Voix peut
souffler l’Absolu, seul le langage peut extraire un
sens de l’univers visible ; mais les médiateurs des
Messies qui viennent après eux, les papes et les évê¬
ques, réinjectent de l’image dans l’idée parce qu’elle
seule donne du corps à l’Esprit, de la chair à la pro¬
messe, et aux foules un étendard de ralliement. Les
124 Genèse des images

diffuseurs colorisent le noir et blanc des prophètes,


pour élargir le bassin d’audience. Comme une lave
refroidit en roche, l’élan de la prédication milléna¬
riste retombe en figuration matérielle. Y perd-elle
son âme ? Une âme sans corps n’ayant jamais sauvé
personne, le dilemme n’est pas facile à trancher.
C’est un fait récurrent des transmissions doctri¬
nales : quand la Parole ou le texte de vérité engendre
l’institution correspondante, Église, État ou Parti,
quand le message de Salut ou de Révolution (équi¬
valent profane du millénium) se propage hors de son
périmètre intellectuel de naissance, les pratiques
d’imagerie rentrent en scène et grandissent. Comme
si le passage à la praxis obligeait les tenants de la
doctrine à satisfaire la libido optique du vulgum. À
accroître la part des hommes dans le divin, de la tra¬
dition dans l’innovation, de la pesanteur des images
dans la grâce des signes. Contre la cléricature lettrée,
les ordres mendiants au xiiic siècle jouent l’image - et
gagnent. Franciscains et dominicains remobilisent la
chrétienté.
Toutes les grandes secousses populaires dans l’his¬
toire d’Occident - des Croisades à la Révolution - se
présentent comme des déflagrations iconographi¬
ques. Révolutions de l’image et par l’image. Irrup¬
tions plus ou moins incontrôlables. La Révolution
française s’accompagne d’une gerbe, d’un déluge de
productions spontanées - affiches, eaux-fortes, cari¬
catures, faïences, décors, aquarelles, cartes à
jouer - ; mais David et ses confrères sont aussi requis
par le gouvernement. Le Comité de salut public, en
Le génie du christianisme 125

1793, mobilise peintres et sculpteurs, fait distribuer


estampes et caricatures pour réveiller l’esprit public,
« galvaniser le peuple naïf et illettré ». Même fièvre
d’images en Russie après 1917 (le communisme,
c’est les mots de Marx plus l’électricité des images) ;
à Paris en 1968, sur les murs et à l’atelier des Beaux-
Arts (on en fait à présent collection).
Liturgie, agit-prop ou marketing, on retrouve
l’image à chaque époque de la propagande sociale,
dans le rôle kantien du schématisme transcendantal.
Traduisant l’idée abstraite en donnée sensible, elle
rend le concept moteur, le principe dynamique.
L’imagerie est l’outil amoureux du mythe mobilisa¬
teur. Même une décision aussi symbolisante, élitiste
et « judaïsante » que le culte de la Raison ou de l’Être
Suprême, en 1793, ne peut prendre effet qu’à person¬
nifier l’entité sous les traits d’une jeune citoyenne
promenée sur un char, avec une mise en scène et en
corps. La force lyrique de l’image n’échappe pas aux
plus cérébraux des jacobins. Rentrer dans l’arène,
jouer le jeu des forces, c’est remobiliser la vieille ar¬
mée du désir, l’éternelle panoplie du délire - allégo¬
ries, prosopopées, emblèmes et portraits. D’où les au¬
todafés, et la guerre des arsenaux de gloire. On ne
détruit les idoles du régime antérieur que pour impo¬
ser les siennes. Les Léninoclastes de 1989 à Moscou
sont les Basilâtres de 1992 : en Occident, les socles
des statues abattues ne restent pas longtemps vides.
126 Genèse des images

La révolution de la croyance

L’image est plus contagieuse, plus virale que


l’écrit. Mais au-delà de ses vertus reconnues dans la
propagation des sacralités, qui n’en feraient, à la li¬
mite, qu’un expédient récréatif, mnémotechnique et
didactique, elle a le don capital de souder la commu¬
nauté croyante. Par identification des membres à
l’Imago centrale du groupe. Pas de masses organi¬
sées sans supports visuels d'adhésion. Croix, Pasteur.
Drapeau rouge, Marianne. Partout où des foules
s’ébranlent, en Occident, processions, défilés, mee¬
tings mettent en avant l’icône du Saint ou le portrait
du Chef, Jésus-Christ ou Karl Marx. Certains clercs,
dévots de la Lettre perdue, ont un haut-le-corps de¬
vant le retour des superstitions primitives. Ils ne
comprennent pas qu'un texte sans images, ce serait
une théorie sans pratique. La lettre sans la poste.
Une doctrine de libération sans catéchèse ni pasto¬
rale, ou une utopie sociale sans « travail d’organisa¬
tion » sociale. C'est-à-dire un fait intellectuel, non un
fait politique.
La sèche eschatologie judaïque peut s'expliquer
par la certitude d’appartenance, transmise par la
mère et les liens de consanguinité. Les chrétiens, eux,
ne forment pas un peuple. Ici, pas de genèse ethnique
de Dieu. Tout est à propulser, inculquer à la force du
poignet, des prêches et des images. L’écriture n’y
suffit pas. Il faut une propagande.
Le génie du christianisme 127

La lettre peut tuer l’esprit, mais l’image vivifie la


lettre, comme l’illustration l’enseignement, et la my¬
thologie l’idéologie. Quelle force d’expansion aurait
eue la doctrine chrétienne sans merveilleux et sans
miraculeux (de miror, je vois, j’admire) ? Sans fol¬
klores, sans Ascensions, Annonciations et Couronne¬
ments, sans fées, licornes, sirènes, anges et dragons ?
Comment faire croire à l’Enfer, au Paradis, à la ré¬
surrection, sans les montrer ? Sans faire rire, pleurer
ou trembler. Voyez, par exemple, la « Ballade pour
prier Notre-Dame », où la mère ignorante du poète
Villon prend la parole : « Au moutier vois, dont suis
paroissienne / Paradis peint où sont harpes et luths /
Et un enfer où damnés sont boulus / L’un me fait
peur, l’autre joie et liesse. » D'émotions, la demande
est populaire. Or l’image est é-motion. Plus que
l’idée, elle met les foules en mouvement. C’est
l’image de Jérusalem et du Saint-Sépulcre qui attire
en Terre sainte. Et ce sont les mirabilia chrétiens qui
ont fait aimer le Christ des illettrés. Il y a peu de
merveilleux dans la Bible mais le judaïsme n’a pas à
être expansif ni expansionniste. Le christianisme, lui,
doit se propager, catéchiser, organiser ses ouailles en
dehors du périmètre originel. Il n'est pas aisé de gou¬
verner les âmes sans images, ces signes extérieurs de
l’investiture, ces insignes publics du pouvoir.
L’avènement de la croyance personnelle dans
l’univers ethnologique du mythe, où l’on hérite soli¬
dairement ses dieux de sa Cité, de sa tribu ou de ses
vallées, mettait à l’ordre du jour de l’Occident un
problème sans précédent : l’accréditation. Comment
128 Genèse des images

faire croire au credo ? Ni le Grec ni le Juif ne croient


en leurs Dieux. Ils sont là. Comme le cyprès, la dune,
le clan, et l’air qu’ils respirent. Ils ne posent pas une
question de foi mais d’identité. Yahvé comme Zeus
sont des mémoires, Jésus est un pari. La question de
savoir si les Grecs ou les Romains croyaient en leurs
mythes n’a pas grande importance et on peut même
se demander si elle est pertinente. Si ce n’est pas une
extrapolation chrétienne projetée sur le monde anti¬
que. Zeus ou Junon, Achille et Ulysse étaient « dans
l’air », dans l’héritage, parties du lot naturel, et en un
sens ils n’avaient pas plus besoin qu’on crût en eux
pour exister que le mont Vésuve, l’eau de la Méditer¬
ranée, ou la langue grecque. Ces dieux et ces héros,
sans « avant », avaient toujours été là. Ils n’avaient
pas eu à prendre la place d’autres divinités, plus an¬
ciennes, plus populaires ou mieux accréditées. Jésus,
lui, est un nouveau venu. Il a fait scandale. Il ne va
pas de soi. Rien de matériel ne l’atteste. Il est consti¬
tué par mon adhésion, ma fidélité, ma foi. Viennent-
elles à défaillir qu’il disparaît. La question de la
croyance, ici, est constitutive et non spéculative.
Mais dès lors que rien n’est joué par avance, qu’il
faut se convertir et convertir - adhérer à une hypo¬
thèse - il faut convaincre. Et donc séduire. La
« Congregatio de propaganda fide » est une innova¬
tion dans l’histoire du religieux : aussi extravagante
que l’irruption d’une aria dans une mélopée ou d’une
turbine sur un cours d’eau.
Jusqu’au christianisme, la doctrine précédait la
propagation, et existait indépendamment d’elle.
Le génie du christianisme 129

Avec lui, la propagande est la condition et le moteur


de la doctrine, non l’inverse. Medium is message,
c’est en propre la révolution catholique. Dieu n’est
pas à adorer là où l’on se trouve mais à transmettre
partout où un homme peut aller. « Des confins aux
confins. » D'un apôtre à un païen. D’un évêque à un
pénitent. D’un fidèle à un incroyant. Porte à porte.
Bouche à oreille. Il n’est pas étonnant que cette
confession ait été la première à réfléchir la trans¬
mission, à problématiser son rôle missionnaire. Et
le sociologue ou le chercheur modernes qui parlent
de « communication » sans se référer à cette tech¬
nique et cette théologie se privent d’une décisive
lumière.
Celle d’une sagesse en demi-teinte. Plusieurs siè¬
cles de controverses et de rectifications ont dégagé à
la longue, dans la pratique chrétienne de l’image, un
point médian (quoique mal assuré et mobile, fonction
qu’il est du parallélogramme des forces en présence).
Il pourrait inspirer un « traité du bon usage des ima¬
ges à l’usage des jeunes générations ». C’est une sorte
de détroit entre le désert iconoclaste et le caphar-
naüm idolâtre qu’auraient chacun à sa manière et
successivement creusé, après Nicée II, et s’il est pos¬
sible de les mettre en ligne, les clercs de l’entourage
de Charlemagne, ces iconodules modérés dont les Li¬
vres carolins serviront longtemps de référence à
l’Église latine d’Occident ; saint Thomas d Aquin ;
les « moyenneurs » du xvie siècle ; et les cinéphiles ca¬
tholiques du xx£. Cette posture « centriste >> rejette
l’adoration, qui est idolâtrie, condamne l’exécration.
130 Genèse des images

qui serait refus fanatique du monde (contemptus


mundi), et accueille l’image comme médiation in¬
dispensable, à la fois pédagogique et liturgique. La
forma comme transitus vers le divin. Restriction jan¬
séniste ou laisser-aller maniériste ? Un messianisme
de la Lettre pure à rendement politique faible et un
esthétisme paganisant qui, pour ainsi dire, « marche
trop bien », tels seraient les deux extrêmes, ou du
moins les deux pôles auxquels on pourrait rattacher
d’un côté les noms de Tertullien et saint Bernard, de
l’autre ceux de Jean Damascène et de Loyola. Le dé¬
pouillement cistercien, vitraux monochromes et ha¬
bit blanc, et le flamboyant gothique (voire, dans l’ou-
tre-baroque, l’outrance churrigueresque). Entre les
deux, il y a une double et permanente postulation.
Surveiller Éros - soit - et ne pas céder à la tentation
charnelle. Mais ne pas couper non plus les ponts avec
Économie et Praxis. L'image est économique parce
qu’elle raccourcit les démonstrations et abrège les
explications - « un bon croquis vaut mieux qu’un
long discours ». Moins de pertes en ligne. Et pra¬
tique, parce qu’elle inculque à moindre frais. Nui¬
sible et utile est donc la puissance amoureuse des
images. Elle est à la fois un danger libidinal et un ins¬
trument d’expansion. Il faut réprimer le premier sans
se priver du second : apprivoiser la magie des images
sans s’y laisser prendre. Plus facile à dire qu’à faire.
D’autant que les anciens chrétiens avaient hérité des
Grecs un respect superstitieux de l’efficience des ido¬
les, qui explique notamment leur longue crispation
devant le rêve et tout ce qui touche à l’onirisme, in-
Le génie du christianisme 131

cubes, succubes, et autres visions nocturnes Tout


excès, « gauchiste » dans le refus ou « droitier » dans
l’acceptation, se voyant sanctionné par un divorce ou
un schisme de signe contraire, il a fallu au magistère
zigzaguer entre les maux. Trop de dévotion, c’est le
retour des superstitions magiques et des idoles mira¬
culeuses - intempérance qui suscite le choc en retour
de la Réforme, et de ses extrémistes. Pas assez, c’est
le retranchement érémitique, de type manichéen ou
cathare, et le champ du coup laissé libre, en contre¬
bas, à des sorcelleries incontrôlées. La prudence
conseille donc d’éveiller les sens sans les exciter, pro¬
pager sans édulcorer - et, pour ce faire, ne pas sépa¬
rer prédication et figuration. Tempérer l’Image par
la Parole. Si on a pu tirer les décisions sibyllines du
Concile de Trente dans les deux sens, c’est que l’am¬
biguïté ne peut et, sans doute, ne doit pas être levée.
Rome devant, au fond, son dynamisme prosélyte à
cette incertitude théologique. Vatican II présentait
naguère l’Église en « amie des images et des arts ».
Amie, sans doute. Amante et vierge folle, certes pas.
Le droit à l’image, oui ; tous les pouvoirs à l’image,
non. Sagesse grecque encore, via Byzance : méden
agan, « rien de trop ».
Intime et peut-être indispensable incertitude qui
explique, malgré un millénaire entraînement à
l’image, les tiraillements du catholicisme romain de¬
vant l’apparition du cinéma en 1895, tels que deux
chercheurs ont pu les reconstituer dans le cas de la

1. Voir dans Jacques Le Goff, L’Imaginaire médiévalParis, Gal¬


limard, 1985, « Le christianisme et les rêves (ne-vne siècle) ».
132 Genèse des images

France À la question : « faut-il laisser l’exclusivité


des projections lumineuses animées aux anti¬
cléricaux de la Ligue de l’Enseignement ou la Bonne
Presse Assomptionniste peut-elle s’en emparer pour
son apostolat populaire ? », la réponse fut apparem¬
ment un mélange d’audace, à la base, et de crainte,
au sommet de la hiérarchie ecclésiastique.
Dès 1881, le protestant Jean Macé, fondateur de
la Ligue de l’Enseignement, avait intégré à ses
Conférences populaires la lanterne magique, « appa¬
reil moderne permettant des projections à toute une
assemblée d’une grandeur et d’une qualité jamais ob¬
tenues » (J. et M. André). Dévoués au « relèvement
de l’âme populaire », les instituteurs de la future laï¬
que étaient ainsi devenus des « conférenciers-
projectionnistes ». La République aurait-elle pris de
vitesse l’Église en préemptant le nouveau visuel ?
Dès 1907, la Ligue laïque s’associait à Pathé pour in¬
tégrer le cinéma dans l’Éducation populaire. Mais le
Père Bailly, Assomptionniste et polytechnicien, le
fondateur du journal La Croix (1883), avait déjà
compris, avant cette date, la nécessité de combiner la
force de l’imprimé et le pouvoir de l’image, photo¬
gravure et chromolithographie. Dès 1897, ce mili¬
tant catholique inventa même un projecteur de ci¬
néma qu’il baptisa Y Immortel. « Pourquoi, écrit-il en
1903 dans ce journal, les grandes vérités chrétiennes

1. Jacques et Mark André, Le Rôle des projections lumineuses


dans la pastorale catholique française (1895-1914). Université de
Laval-Québec, Paris, juin 1990, auquel nous empruntons les ren¬
seignements qui suivent. Sur le même sujet, consulter aussi les
ouvrages déjà cités de Jacques Perriault.
Le génie du christianisme 133

ne seraient-elles pas ainsi publiées, divulguées, glori¬


fiées comme elles le sont dans les vitraux, les ta¬
bleaux, les statues et les fresques ?» Il avait déjà
lancé le « département de l’Imagerie », le Grand Ca¬
téchisme illustré, et confié à un expert en optique,
Coissac, la direction du Service des Projections ainsi
que le premier mensuel entièrement consacré aux
projections, Le Fascinateur.
C’est alors que naquit la controverse sur « le ser¬
mon lumineux » qui faisait alors église comble. Le
prêtre en chaire avait-il le droit d’utiliser des vues ci¬
nématographiques sur le lieu du culte ? Là où il le
faisait, le succès était énorme. On vit même dans cer¬
tains diocèses, avec la Passion tournée en 1897, des
« Carêmes lumineux ». Ce n’est qu’en 1912 que Rome,
via la Sacrée Congrégation Consistoriale et ses Pères
Éminentissimes, décrétera l’interdiction des projec¬
tions dans les églises. Nos premières salles de ci¬
néma, les cathédrales, ont alors dû céder la place aux
Rex. Et les cinémas de quartier sont devenus nos
églises paroissiales, au lieu de l’inverse. Il n’empêche
qu’à la question alors obligée, « le cinéma est-il mo¬
ral ? », des catholiques français éclairés, contre le
consensus de toute la bonne société du moment, ont
répondu aussitôt oui. En ajoutant : « s’il ne l’est pas, il
doit le devenir et nous nous en chargeons ». Dès 1909,
la Bonne Presse fondait une maison de production ;
envoyait des caméras à Lourdes, tournait et distri¬
buait La Passion de Notre Seigneur. « Un morceau
de cinéma, un film au programme, c’est comme une
secousse électrique, l’affluence s’accroît de suite, de-
134 Genèse des images

vient énorme » {Le Fascinateur, 1912). Quant au très


pieux Michel Coissac, il abandonna Le Fascinateur
pour fonder en 1919 Le Cinéopse, organe mensuel de
l’industrie cinématographique. En 1925, il publie la
première Histoire du Cinématographe.

L’enjeu stratégique

C’est d’Orient qu’est venu l’iconoclasme. 11 prend


pied à Alexandrie et Antioche, gagne l’Empire grec
mais ne mord guère sur l’Occident, ni sur Rome ni
sur le royaume franc. Le grand schisme entre Rome
et Constantinople n’aura pas l’icône mais le Filioque
pour déclencheur apparent (le Saint-Esprit procède-
t-il du Père et du Fils, ou bien par le Fils ?). Mais les
postures figuratives traçaient déjà une ligne de par¬
tage, entre un Ouest plus politique, agile, et donc
soucieux de l’apparaître, et un Est plus mystique, im¬
mobile, moins préoccupé de faire que d’être. Vice ou
vertu, transformer un état en acte est le souci de
l’Occidental, et cette dynamique passe par l’image, à
la fois source d’énergie et moyen d’action. Les héré¬
sies de l’icône avaient la prééminence temporelle
pour enjeu. Nicée II, en 787, spécifie encore que la
conception et la transmission des images apparte¬
naient à l’Église, « seul l’art (c’est-à-dire l’exécution)
relevant des peintres ». L’image n’était pas libre à
Byzance : elle avait trop de pouvoir pour être cédée
au premier venu (la tolérance du Prince étant en gé¬
néral fonction du plus ou moins d’impuissance du to-
Le génie du christianisme 135

léré). Mieux qu’aucun texte, l’apparition colorée


laisse bouche bée les manants et les ouailles. La
contestation théologique était donc aussi une rébel¬
lion du clergé séculier contre le régulier, ce dernier
ayant seul la haute main sur l’image autorisée. L’ins¬
titution ecclésiastique n’a pas transigé facilement sur
son droit à faire la police de l’image, à codifier et
contrôler l’iconographie. Avec de bonnes raisons : ne
faut-il pas canaliser les forces surnaturelles, garantir
la ressemblance aux modèles ? Ne pas mettre au ser¬
vice de la vraie foi cette réserve de puissance, ne se¬
rait-ce pas la livrer au Démon ? Prendre le contrôle
des ateliers, c’était pour l'Empire, comme plus tard
pour les premiers pouvoirs civils d’Occident, se saisir
d’un levier d’hégémonie décisif. Politique et théolo¬
gie s’enchevêtrent inexorablement.
Quoi d’étonnant si la célébration du puissant
passe toujours sous nos latitudes par sa mise en
image ? Monnaies et médailles à l’effigie du Prince.
Statues de l’Empereur, répandant, accroissant son
aura jusqu’aux confins. Prestiges et soumissions.
Les briseurs d’idoles du ixe siècle byzantin et du
xvie siècle français en voulaient-ils au principe sacri¬
lège de la représentation du divin ou à l’arbitraire
des ponctionneurs de plus-value et leveurs d’im¬
pôts ? Les Communards qui ont attaqué la Colonne
Vendôme n’avaient pas de compte à régler avec la
statuaire mais avec les Bonaparte. Et qui songerait à
traiter d’iconoclastes ceux qui ont mis à bas la sta¬
tue de Dzerjinski devant le siège du K.G.B. à Mos¬
cou ?
136 Genèse des images

Disons-le autrement. C’est le spiritualisme absolu


qui liquide les images, et l’Occident s’est avéré assez
réfractaire aux extrémismes spirituels. Bien lui en a
pris. Comme l’expliquait vers 820 l’auteur des Antir-
rhétiques, Nicéphore le Patriarche de Constanti¬
nople, le Père de l’Église iconodule exilé par Léon V,
l’empereur iconoclaste voulait en quelque sorte les
pleins pouvoirs au mépris d'une certaine distinction
du temporel et du spirituel, de l'Empire et de
l’Église. Nicéphore voyait ainsi dans l’iconoclasme
ce que nous appellerions aujourd’hui une « tentation
totalitaire », doublée d’un camouflet à l’entreprise di¬
vine de rédemption. Comme médiation entre le ciel
et la terre, l’image nous garde à la fois du mono¬
lithisme et de l’anarchie. Elle garantit l’unité des
deux pouvoirs parce qu’elle fait lien ; mais elle em¬
pêche de les confondre, parce qu’elle laisse du jeu en¬
tre eux. La médiation image aurait alors été un fac¬
teur de laïcité au sein de notre monde - et, en
attendant, une garantie contre un excès de fana¬
tisme. Rien n’est étouffant comme une religion du
Livre qui veut appliquer l’Esprit à la lettre, sans
métaphores ni marges d’interprétation. L’image
ménage un intervalle entre la loi et la foi, petit es¬
pace de fantaisie individuelle qui permet de respi¬
rer. Représenter l'absolu, c’est déjà l’atténuer en le
mettant à distance. Où il y a des images du divin,
quelque chose a été négocié entre l’homme et son
Dieu.
Serait-ce une particulière volonté de puissance qui
a voué, plus que les autres, les Occidentaux à l’ima-
Le génie du christianisme 137

gerie ? Et pouvait-elle ne pas s’annexer cette force de


frappe ? Le chef de la « cellule communication » en¬
tre ce matin chez le Président pour le sermonner
d’importance : « Il est grand temps, lui dit-il, en bran¬
dissant les derniers sondages, de se donner sérieuse¬
ment une stratégie d’image. » Cela fait plus de deux
mille ans que ce temps a sonné. Quel principicule
issu du démembrement des provinces de l’Empire la¬
tin ne s’est pas occupé de réguler à son profit la cir¬
culation des images, surtout lorsqu’elles étaient ra¬
res, et de multiplier la sienne propre ? Quand les
Rois, depuis Charlemagne, n’ont-ils pas voulu orga¬
niser, influencer ou contrôler ce levier d’influence ?
Il y a chaque semaine un colloque gouvernemental
en cours dans un château des environs « sur le pay¬
sage audiovisuel ». Celui qu’anime ce week-end notre
ministre de la Communication risque seulement de
n’être pas aussi sérieux et nourri que « le colloque »
sur les images convoqué en 1562 par la Régente de
France à Saint-Germain-en-Laye : plusieurs jours de
discussions méthodiques opposant réformés et théo¬
logiens de la Sorbonne, sous arbitrage royal, avec let¬
tres patentes en conclusion.
Rompre totalement avec les images est un luxe
qu’aucun homme d’autorité ne peut s’offrir - fût-il
un adepte du scripta sola. Luther est trop fin poli¬
tique, et trop respectueux de l’ordre établi, pour ver¬
ser dans l’iconoclasme de son ultra-gauche. Il biaise,
insiste sur la pédagogie de l’image comme complé¬
ment nécessaire de la Parole de Dieu, distingue sub¬
tilement entre Christ et Crucifix. Il prend soin de res-
138 Genèse des images

ter l’ami de Cranach (qui illustre sa traduction du


Nouveau Testament) et de Dürer. Il sait trop, face à
la papauté, que le pouvoir se conquiert par la gauche
mais s’exerce au centre, par la médiation des gra¬
vures pieuses. Las d’admonester dans son propre
camp les illuminés, les puristes, les fanatiques bri¬
seurs d’images, il enjoint les autorités établies de les
faire exterminer sans phrases. Quoique plus rigou¬
reux sur le fond, Calvin maintient une prudente am¬
biguïté : en dehors des images des saints et des lieux
du culte, l’usage privé et profane est permis. Un fon¬
dateur d’État ne pouvait agir autrement. Affaire de
peinture, affaire de gouvernement. Rappelons, anec¬
dote ou boutade, que jusqu’en 1378, à Florence, pein¬
tres, médecins et apothicaires appartenaient à la
même guilde pour la raison que « leur travail impor¬
tait à la vie de l’État ».
Qui transmet une image soumet un innocent. Les
premières théocraties ont usé et abusé de cette em¬
prise. Plus socio-dégradable, liée au commerce des
biens autant qu’à l’assujettissement des hommes,
l’écriture sert à compter, échanger, stocker. La révo¬
lution de l’alphabet éclate dans des sociétés ouvertes,
pré-démocratiques, Phénicie et Grèce. L’écriture
hiéroglyphique dérive en démotique mais la fresque
égyptienne reste hiératique. Première dans la généa¬
logie de la domination, l’image, un instant contestée
à l’âge classique par « l’ordre des livres », retrou¬
verait-elle dans notre vidéosphère sa légitimité per¬
due ? Après la « guerre littérale », la fille de l’icône et
de l’écran ne redevient-elle pas l’enjeu majeur des
Le génie du christianisme 139

batailles de puissance ? Plus rapide à saisir, plus


émotionnelle et mieux mémorisable qu’un texte, af¬
franchie des barrières de la langue, libérée par la dé¬
matérialisation des supports, dynamisée par l’an¬
tenne et le relais spatial, elle inonde la planète jour et
nuit, fait crier de joie et serrer les poings. « Plus que
par les armes, c’est par l’alcool que les Blancs ont
soumis les Indiens », dit le Cherokee. Plus que par le
dollar, c’est par l’écran que la métropole des métro¬
poles, à son insu comme au leur, hypnotise ses allo¬
gènes en s’en faisant aimer. L’enchaînement symbo¬
lique passe de nouveau par la capture imaginaire, et
autant, sinon plus, que l’info C.N.N. et le magazine
d’actualités, le serial, le soap et le clip travaillent au
corps les attachements ou détachements majeurs des
peuples. Les souverainetés monétaires s’estompent,
au bénéfice des souverainetés imaginatives. Battre
monnaie aujourd’hui, c’est faire image. Combien de
pays gardent-ils sinon leur ancien privilège, du moins
une capacité d’émission ?
Au cours des années trente, dans une Amérique
travaillée par l’image et la dépression économique,
l’Administration du New Deal, via un secrétariat aux
Questions agraires, avait suscité une vaste enquête
photographique sur la misère du pays profond, mais
ennoblie, héroïsée. Documentation « chargée de
s’adresser, entre autres, aux agriculteurs, à qui elle
devra faire passer un message qui annonce leur dis¬
parition. Elle mélange les figures de la modernité et
de la tradition, reliant ainsi visuellement l’idée du
140 Genèse des images

progrès inéluctable et « l’essence d'une Amérique


éternelle » '.
Un demi-siècle après cette entorse au libéralisme,
l’enjeu de nos guerres d’images n’est plus le consensus
intérieur aux États-Unis mais l’essence américaine
de la subjectivité mondiale. Il dépasse l’alternative et
les alternances périodiques de l’interventionnisme et
de l’isolationnisme chez l’oncle Sam. C’est autant un
mécanisme qu’une stratégie. L’exclusivité de l’« en¬
tertainment » mondial est une obligation du leader¬
ship. Le petit « plus » qui permet la transformation
d’une prépondérance économique en hégémonie poli¬
tique, c’est une force militaire libre d’emploi, d’un
côté, et l’artillerie des images, de l’autre. En atten¬
dant la première, le Japon s’est déjà attaqué, sur le
sol de son rival, à la logistique des perceptions plané¬
taires. Qui sait si aujourd’hui le frontispice du « Lé¬
viathan 2000 » d’un Hobbes mondialiste ne serait
pas, au lieu du château - cathédrale, épée -, foudre
de l’édition de 1651, le tandem missile-Disney?
Comme la graphosphère européenne a jadis démo¬
cratisé l’écrit - processus qui a pris plusieurs siècles,
jusqu’à Y alphabétisation générale de l’Europe -, la
vidéosphère américaine a démocratisé l’image, cette
fois en quelques décennies, jusqu’à la visualisation
générale de la terre, bientôt totalement électronisée
(ce qui n’exclut pas, ici, des cas d'illettrisme et là,
d'avisualisme). Tous, pauvres et riches, ont eu fi-

1. Intervention de Jean Kempf (université de Rouen) au colloque


« Communication et Photographie » (École Estienne, mars 1991).
Voir Amérique. Les années noires, Photo poche, Paris, 1983 (Préface
de Charles Hagen).
Le génie du christianisme 141

nalement accès au livre ; tous, dominants et dominés,


ont maintenant accès à l’image. Mais son contrôle de
facto par studios et régies d’outre-Atlantique a modi¬
fié la carte des dominations, refaçonné les territoires
d’adhésion. Comme le passage de la culture orale à la
culture écrite a marqué un cran dans Yunification
nationale des terroirs à travers la liquidation des dia¬
lectes et patois régionaux, le passage à la nouvelle
culture visuelle marque un cran dans l’unification
mondiale des regards moyennant la liquidation des
industries nationales de l’imaginaire. Du temps où le
premier vecteur d’influence était la langue, Paris
s’est évertué à priver les ethnies du royaume de
France de leurs mots à elles pour qu’elles parlent tou¬
tes la langue du Roi. Quand l’influence déserte la let¬
tre, les nations se voient privées de leur regard pour
qu’elles voient toutes le monde avec des yeux améri¬
cains. Première Renaissance : un seul dictionnaire
pour tous, la langue nationale. Deuxième Renais¬
sance : un seul miroir pour tous, le cinéma de l’Em¬
pire, notre « lingua franca ».
Chapitre IV

VERS
UN MATÉRIALISME
RELIGIEUX

J’ai peine à soutenir le poids d’or des musées


Cet immense vaisseau
Combien me parle plus que leurs bouches usées
L’œuvre de Picasso
JEAN COCTEAU
Traditionnellement, esthétique et technique
se tournent le dos, divorce fondateur auquel
Kant a donné ses lettres de noblesse. Pour res¬
serrer les ciseaux entre le matériel et le spiri¬
tuel de l’image, une interdiscipline est néces¬
saire : la médiologie. En levant l’obstacle de
l’humanisme, qui n’admet pas que le sujet est
autant le prolongement de ses objets que l’in¬
verse, elle nous permet de prendre une vue cohé¬
rente des variables de l’efficacité iconique.
Le défi médiologique

Nous mêlons outrageusement les genres, les lieux


et les époques. Nous étions dans la théologie, nous
voilà en politique ; et nous parlions tout à l’heure
d’art et de style : qu’est-ce donc que ce discours ? Im¬
pur, oui, car à l’intersection de champs multiples.
Mais non incohérent. Du mélange des genres, la mé-
diologie voudrait même faire système : transformer
un patchwork en raison. Dût-elle, contrainte par
l’usage, faire du neuf avec du vieux, en parlant de
catégorie pré-construites et abusivement isolées
(« l’art », « la politique », « la théologie », etc.).
Ce n’est pas de notre faute si les pratiques de
l’image posent, dans le même temps, une question
technique : comment se fabrique-t-elle ? Quels sup¬
ports, quels matériaux, quelle taille ? Quel lieu d’ex¬
position, quel apprentissage ? Une question symbo¬
lique : quel sens est-il transmis ? Entre quoi et quoi
fait-elle trait d’union ? Et une question politique :
par quelle autorité, sous la surveillance de qui, et
146 Genèse des images

pour quelle destination? Les grandes querelles de


l’image en Occident ont eu ces trois dimensions, elles
jettent, pêle-mêle dans l’arène, les clercs, les artisans
et les soldats. Car l’image fabriquée est à la fois un
produit, un moyen d’action et une signification. Vé-
ronèse comparaît sous bonne escorte devant le tribu¬
nal de l’Inquisition, devant qui il doit s’expliquer sur
la présence sacrilège à côté du Christ, dans Les No¬
ces de Cana, de saltimbanques et de goujats. Parlera-
t-on à son propos de « synthèse précipitée » ? Une his¬
toire du regard doit être indissolublement liée à ces
différents versants dont chacun fait l’objet d’une dis¬
cipline séparée et séparatrice : l’histoire de l’Art
traite des techniques de fabrication, des effets de
style et d’école ; l’iconologie ou la sémiologie traite
de l’aspect symbolique des œuvres (soit en éclairant
l’image par son milieu intellectuel, soit par une ana¬
lyse interne des formes) ; l’histoire des mentalités
traitera des influences et de la place des images dans
la société. Ainsi va la division du travail acadé¬
mique : par abstraction et découpage de plans de réa¬
lité, désarticulation scientifiquement nécessaire mais
qui a pour inconvénient d’escamoter les charnières
qui les unissent.
Car chacun des pôles rétroagit sur les deux autres :
en changeant de nature (technique), l’image n’a plus
les mêmes effets (politiques) ni la même fonction
(symbolique). L’histoire de la spiritualité est mili¬
taire, celle des Empires est religieuse, et les deux ont
une base technique. Ce trièdre où la dimension et les
propriétés de chaque face dépendent des deux au-
Vers un matérialisme religieux 147

très, c’est le complexe médiologique. La mise sous


tension des interfaces s’opère par raccordement des
pôles. Notre vœu serait de pouvoir projeter dans l’es¬
pace, en relief et en transparence comme sur un
écran d’ordinateur, nos trois plans de référence. En
modifiant les perspectives et les angles de vue, mais
sans rompre l’unité de la figure. Seules les contrain¬
tes de l’écriture linéaire excusent que nous envisa¬
gions séparément, chapitre après chapitre, les va¬
riables du regard.
Ce qui est à la peine (dans le travail symbolique)
est rarement à l’honneur (dans le compte rendu phi¬
losophique). Ne pourrait-on inverser les prestiges, et
focaliser sur tout ce qui transforme une réalité don¬
née en médiatisant ses polarités contradictoires ?
Transversale aux nationalismes disciplinaires et aux
découpages actuels du savoir, loin de la pensée bi¬
naire qui campe dans un infécond face-à-face âme et
corps, esprit et matière, signes et choses, dedans et
dehors, etc., notre approche déplace l’accent sur l’in¬
ter. Elle s’installe dans les invervalles, interroge in¬
terprètes et intermédiaires. Dans le domaine dit des
« idées », écrites et imprimées, on a déjà tenté de
croiser l’analyse matérielle des appareils religieux et
idéologiques, objet traditionnel des « sciences mo¬
rales », avec une analyse morale des appareils de
transmission, objet traditionnel de « l’histoire des
techniques ». De même, dans le domaine des images,
manuelles et industrielles, voudrions-nous croiser
l’examen des mutations techniques, des milieux so¬
ciologiques et des permanences mythiques de l’ima¬
ginaire.
148 Genèse des images

Exercice ingrat car les machines et les mythes ne


font pas bon ménage. L’histoire heureuse, mobile,
évolutive, de nos rapports aux choses (« les fabuleux
progrès des sciences et des techniques ») tourne le
dos à l’histoire bègue, névrotique, malheureuse de
cette part obscure de nous-mêmes que précisément
nous ne maîtrisons pas comme une chose. Et que
nous ne cessons de vouloir élucider jusqu’à perdre ha¬
leine, en interrogeant sans relâche toutes les images
de la terre. Aussi cette recherche ne peut-elle rentrer
dans aucune des « cases » universitairement atta¬
chées au monde des images : philosophie, histoire,
critique, psychologie, sociologie, sémiologie. Amie
de chacune d’elles, elle n'en épouse aucune et prend
son bien dans toutes.
Technique - politique - mystique : nous avons ap¬
pelé « médiologie » la détection des traits d’union.
Au-delà des appareillages du regard, une telle inter¬
discipline pourra enfin aborder les technologies du
sacré (en ôtant à ce dernier terme, redisons-le, toute
connotation surnaturelle ou confessionnelle). Car le
sentiment du sacré n’est pas indemne de l’évolution
des techniques.
Même si l’expression sonne à nos oreilles bouchées
par un dualisme deux fois millénaire comme « la ville
à la campagne », nous avons pris le chemin d’un ma¬
térialisme religieux (nous savons déjà que les reli¬
gions sont beaucoup plus matérialistes qu’on ne le
croit, et qu’elles ne le savent elles-mêmes). « Matéria¬
liste », parce qu’il est clair pour quiconque observe
les conditions d’une transmission symbolique que
Vers un matérialisme religieux 149

l’inférieur « sauve » le supérieur et la matière, l’es¬


prit. Ne serait-il pas, privé de supports, condamné à
la volatilité de l’instant, à la localité intransmissible
de la voix et du geste ? « Religieux », parce que le
symbolique, par étymologie et fonction, est ce qui
relie l’homme à l’homme. Impossible donc de
comprendre les images sans mêler les registres de
l’âme et du corps. (Symptomatique qu’un marxiste
avoué comme Walter Benjamin ait dû recourir à un
vocabulaire « spiritualiste » pour cerner l’œuvre
d’art. Qu’est-ce que sa fameuse aura sinon la matière
palpable d’une âme - à moins que ce ne soit l’âme im¬
palpable d’un corps, le mot latin disant le souffle,
l’exhalaison ou l’expiration ?)
On avait bien raison de distinguer conceptuelle¬
ment entre l’action de l’homme sur l’homme, ou
praxis, et l’action de l’homme sur les choses, ou
technè. Elles ne répondent pas aux mêmes lois, et se
déroulent dans deux temps différents. Mais nous ne
pouvons réellement les cantonner dans deux cases
hermétiques. Puisque aucun symbole n’agit qui ne
soit transmis, les modes et supports matériels de la
transmission des signes nous sont naguère apparus
comme la variation décisive de l’invariant « effica¬
cité ». C’est dire que l’acte symbolique suppose une
opération technique. Articulation sonore, séquence
de gestes, inscription visible, tous moyens de publica¬
tion qui impliquent un travail matériel sur une ma¬
tière.
Religio a deux étymologies indécidables. Reli-
gare, relier, et relegere, recueillir. Ne pourrait-on pas
150 Genèse des images

les réconcilier, en admettant que le lien symbolique


qui s’établit entre les membres d’une société varie
avec le système matériel de recueillement de ses tra¬
ces ? Culture orale, manuscrite, imprimée, audiovi¬
suelle, informatique : autant de cohésions sociales.
Le tissu conjonctif des sociétés humaines n’est pas le
même selon que leurs mirabilia et memorabilia sont
confiées à une mémoire collective, à un support végé¬
tal rare ou bien abondant, à un ruban magnétique ou
a des puces électroniques. Et si on articulait de plus
près mémoires matérielles (sur lesquelles s’inscrivent
les chaînes de traces) et mentalités collectives ?
Communautés et communications ? L’âme des socié¬
tés et leur corps ? C’est ce « et » encore opaque que
l’on aurait voulu ouvrir comme une boîte noire.

« L’efficacité symbolique »

Revenons à notre point de départ, l’étude des voies


et moyens de l’efficacité symbolique. Une intention
de sens peut s’effectuer soit dans des mots, parlés et
écrits, soit dans des images, peintes, sculptées ou gra¬
vées. Après avoir visé, avec le Cours de médiologie
générale une pragmatique de l’idée, dans le champ
du langage, nous sommes passés à une pragmatique
de l’image, dans le champ du sensible. Après les
idées-forces, les images-forces ?
« Pouvoir des images ». À prendre d’abord au sens

1. Régis Debray, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard


Bibliothèque des Idées, 1991.
Vers un matérialisme religieux 151

physique de : « avoir des effets » ou « modifier une


conduite ». Comme il y a des mots qui blessent, tuent,
enthousiasment, soulagent, etc., il y a des images qui
donnent la nausée, la chair de poule, qui font frémir,
saliver, pleurer, bander, gerber, décider, acheter
telle voiture, élire tel candidat plutôt que tel autre,
etc. Énigmatique trivialité. La publicité commer¬
ciale est critiquée pour son action, qu’on décrira
comme séduction, perversion, intimidation, pollu¬
tion, occupation, conditionnement etc., sur la base
d’une pétition de principe rarement expliquée, à sa¬
voir qu’elle a réellement une action sur le public. Pu-
bliphobes et publiphiles partagent au moins ce pré¬
supposé. Et chacun fait comme si. Aucun sociologue
ne peut mesurer scientifiquement l’influence tant re¬
battue de « la violence à la télévision » sur la délin¬
quance des adolescents. Mais tous sont d’accord pour
dire que l’image transmise par la télé des ghettos
noirs américains a induit un nouveau comportement
des bandes de banlieues françaises. Mystérieuse et
anodine efficacité : et tel loubard pris à jouer les
caïds au Kremlin-Bicêtre, après avoir écrasé un pié¬
ton en brûlant les feux rouges dans un rodéo d’enfer,
demande au magistrat pourquoi les flics en Califor¬
nie ont le droit de tuer et pas lui. C’est dans le jour¬
nal, à la chronique « fait divers ». D’où il ne se déduit
pas que l’Image est pernicieuse par nature. Mais
qu’elle alimente, en tout un chacun et chaque jour
que Dieu fait, à petits et grands frais, une tendance
mimétique inconsciente. Le problème des modèles
imaginaires d’identification n’est certes ni nouveau
152 Genèse des images

ni occidental. On peut supposer que les jeunes chas¬


seurs de bisons de l’ère glaciaire prenaient des ris¬
ques inutiles pour cause de gravure rupestre. Mais
l’ancienneté d’une énigme ne la dissipe pas.
On s’est plus souvent penché sur l’efficacité des
mots que sur celle des images. Le psychanalyste ou le
sorcier retiennent l’attention des anthropologues,
plus que les peintres, les affichistes ou les cinéastes.
En cette matière, l’analyse par Lévi-Strauss du cha¬
man opérant chez les Indiens Cuna du Panama a pris
valeur canonique. Une parturiente a l’accouchement
difficile, on appelle le sorcier. Le sage-homme vient
dans sa case, chante, psalmodie au chevet de la jeune
femme certaines paroles qui ont la vertu de lui faire
explorer et dilater son vagin. « Le passage à l’expres¬
sion verbale débloque le processus physiologique '. »
Relation de signifiant à signifié, bien sûr, non de
cause à effet. C’est la croyance conjointe du sorcier,
de la patiente et de toute la communauté dans la ma¬
gie qui fait l’efficace de l’acte magique. Et si nous ne
croyions pas dans les vertus de la psychanalyse avant
de nous allonger sur le divan, quel effet aurait une
cure ? La vision débloque-t-elle les passages à l’acte
par des voies analogues ? Peut-on comparer l’opéra¬
tion de mise en image, consistant à rendre le chaos vi¬
sible, donc ordonné, à la « talking-cure » consistant à
ordonner un enchevêtrement de sensations obscures
à une chaîne narrative de mythes identifiables ? Il est
certain que la relique qui guérit, l’ex-voto qui rend

1. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon,


1958, p. 184
Vers un matérialisme religieux 153

grâce, le trompe-l’œil qui rafraîchit, la Véronique


dont la seule vue sauve le pécheur supposent égale¬
ment chez le regardeur un acte de confiance, une
adhésion préalable et non dite.
N’oublions pas les versions moins heureuses de
l’efficacité symbolique, qui peuplent nos gazettes.
« Le Père Lebrun », ainsi nomme-t-on en Haïti le
supplice du collier, pratiqué lors des grandes révoltes
populaires de 1990. D’où est venue l’horrible idée de
brûler vifs les macoutes en leur passant un pneu en¬
flammé autour du cou ? Du détournement spontané
d’un spot publicitaire. Un notable de Port-au-Prince,
le Père Lebrun, était apparu peu avant avec un pneu
autour du cou dans une publicité au petit écran. Le
brave homme, qui n'est pas un ecclésiastique mais un
négociant, ne voulait que vendre ses produits par une
image frappante. Ses téléspectateurs s’en sont servis
pour assouvir une vieille vengeance. Les voies de l’ef¬
ficacité iconique ne sont pas moins impénétrables
que celles de la Providence. Aucune image n’est in¬
nocente. Mais aucune, bien sûr, n’est coupable puis¬
que c’est nous qui nous obligeons nous-mêmes à tra¬
vers elle. Aussi bien, nulle représentation visuelle
n’ayant d’efficace en et par elle-même, le principe
d’efficacité n’est pas à chercher dans l’œil humain,
simple capteur de rayons lumineux, mais dans le cer¬
veau qui est derrière. Le regard n’est pas la rétine.
Les faucons voient mieux que nous, mais ils n’ont
pas de regard. Le chien ne reconnaît pas son maître
sur une photo. L’animal n’est sensible qu’aux indices.
Il ne découple pas le stimulus et l’objet représenté
154 Genèse des images

(un tigre reconnaît son dompteur seulement en posi¬


tion debout). L’homme est le seul mammifère qui
voit double. Sa rétine lui transmet une forme que le
cerveau analyse en signification. Il peut donc, face à
une icône, voir à la fois la planche de bois, recouverte
d’un mélange de chaux, de jaune d’œuf, d’encaus¬
tique et de pigments, et, à travers elle, la présence
sanctifiante du Christ. Une icône est une profession
de foi, mais la moindre perception en est déjà une, à
un moindre degré : un coup d’œil est toujours un pari.
La transduction neurobiologique d’un stimulus en in¬
formation reste encore inexpliquée. Nous savons seu¬
lement que l’œil n’est qu'un senseur. C’est notre cer¬
veau qui « traite » les signaux lumineux. L’image
optique résulte d’un travail mental dont la rétine as¬
sure la logistique et les neurones la stratégie. Ce sont
eux qui sélectionnent l’information en sorte que nous
projetons le visible autant que nous le recevons. Et
de même qu’il n’y a pas dualisme entre le physique
externe (les rayons lumineux et les formes perçues)
et le cognitif interne (la structuration qualitative des
formes), il n’y a pas d’un côté « une surface plane re¬
couverte de couleurs en un certain ordre assem¬
blées » (Maurice Denis) et de l’autre « une femme
nue ». Les deux adviennent en même temps, sans
avant ni après, et font un seul tableau. Surface plane
et « machine sémiotique » ne sont pas séparables. Pas
plus que ne le sont, chez le peintre, la main et le cer¬
veau.
En quoi une remontée en arrière de la rétine offre
une voie royale à l’élucidation du plus obscur - notre
Vers un matérialisme religieux 155

« morne moitié d’ombre ». Chemin de ténèbres qui


est aussi retour ad uterum.

Le télescopage des temps

Les dynamiques de l’image et du mot ne sont pas


de même nature ni fléchées dans le même sens. Les
mots nous projettent vers l’avant, l’image en arrière,
et ce recul dans le temps de l’individu comme de l’es¬
pèce est un accélérateur de puissance. L’écrit est cri¬
tique, et l’image narcissique ; l’un éveille, l’autre
peut endormir la vigilance et même doucement hyp¬
notiser. La lettre redresse, l’image allonge (nos plus
belles images, nous les voyons couchées, et se vautrer
dans dans son fauteuil est un plaisir cinéphilique).
On ne lit pas un livre à plusieurs, ni à moitié endormi.
Mais on peut regarder ensemble un tableau, un film,
une pièce - comme une salle écoute de la musique.
L’attention flottante et vague interrompt la lecture,
non l’émission de télé, de radio, ou le disque qui
tourne. Comme la voix ou la musique, et contraire¬
ment au texte, l’image nous travaille au corps. Le re¬
gard palpe ou caresse, s’engouffre ou se glisse, frôle
ou pénètre. Il saisit, attache, retient - masse et fait
masse (le nous est plus branché sur le ça que le moi,
et religieux est l’inconscient collectif, encore plus
soudé aux images que l’autre). Il y a une régression
jouissive dans toute contemplation. Comme si l’Ori¬
gine, la Mère, la Préhistoire nous prenaient dans
leurs bras. Le secret de la force des images est sans
156 Genèse des images

doute la force de l’inconscient en nous (déstructurant


comme une image plutôt que structuré comme un
langage). Nous intériorisons les images-choses et ex¬
tériorisons les images mentales en sorte qu’imagerie
et imaginaire s’induisent l’une l’autre. Rêve, fan¬
tasme et désir donnent à l’image-objet quelque chose
de plein et de succulent, qui se tète comme un sein et
fait soudain le bleu en nous. Force dionysiaque,
eût-on dit il y a un siècle (mais Dionysos a partie liée
avec l’auditif et Nietzsche était plus oreille que re¬
gard). Cocooning et bercement télévisuels, dit-on à
présent. L’image-son nous ressource à ce Thalassa re¬
vivifiant qui dort au fond de la cuve aux signes,
nappe de contiguïté heureuse et chaude où tout est
possible, où la distance et le temps s’évanouissent
sans effort. Voir, c’est abréger. Couper court à la lo¬
gique linéaire des mots, s’échapper des corridors du
syntaxique et embrasser d’un coup toute sa vie anté¬
rieure. Merveilleux court-circuit : la vitesse, plus
l’enfance. Divine aubaine que juxtaposer sans hiérar¬
chiser, sans filer la ligne ni tourner la page. C'est, en
un coup d’œil, une seconde de jouvence, de synthèse
et d’éternité. Un Rembrandt est une apocalypse inté¬
rieure : nos limbes mis au jour.
L’image est à chaque fois d'avant, et l’individu en
proie aux images n’est pas contemporain de celui qui
raisonne sur des mots. C’est le même homme mais
subitement décalé, clivé, redevenu magique. Ce n’est
plus un individu, il fait masse. Ce n’est plus un être
raisonnable, il délie sa conscience et libère ses dé¬
lires. Le décalage traverse chaque moment de l’his-
Vers un matérialisme religieux 157

toire des sciences ou des sagesses. Les huguenots


contemporains de Montaigne, lettrés et humanistes
par ailleurs, au cœur de la grande vague iconoclaste
de 1561, s’acharnent sur « l’image du Roy Lois un-
zièsme et comme s’ils l’eussent tenu vif entre les
mains des bourreaux, Luy couppèrent les bras, les
jambes et à la fin la teste 1 ». D’autres fouettent un
crucifix, ou décapitent la Vierge. Les catholiques les
plus éduqués au même moment ne doutent pas un
instant que l’image de « Monsieur Saint-Antoine », à
Soucy près de Châtillon-sur-Seine, a précipité dans
la rivière les soudards calvinistes qui l’ont insulté.
Les contemporains de Descartes colportent à l’envi
l'histoire de ce Turc qui, ayant frappé un crucifix
avec son cimeterre, fut aussitôt foudroyé d’une hémi¬
plégie. Les contemporains de Newton tenaient pour
acquis que l’image du Christ fût, de quelque façon,
le Christ lui-même. D’où l’infamie tangible du sacri¬
lège. Le Chevalier de la Barre fut décapité en plein
siècle des Lumières, suspecté d’avoir donné un coup
de canif à un crucifix et de ne pas s’être découvert
devant le Saint-Sacrement. Si aux yeux du législa¬
teur la volonté de tuer Dieu en son image était cré¬
dible dans son principe, et punissable de mort, c’est
que l’image restait pour le peuple l’idole qu’elle avait
été pendant des millénaires, c’est-à-dire une quasi-
personne vivante, qui pleure des larmes de sang
quand on l’offense. Ou qu’on humilie avant de dé¬
truire. Bris d’image, mise à mort. La destruction des

1. Cité par Olivier Christin, Une révolution symbolique, Paris,


Les Éditions de Minuit, 1991, p. 133.
158 Genèse des images

idoles papistes était mise en scène par les Réformés


comme une exécution capitale.
Comme si l’effigie de pierre ou de couleurs, à l’in¬
térieur même du temps religieux, réveillait le plus
primitif dans le primitif, ce niveau rudimentaire du
sacré qu’on appelle la superstition. Comme si les
conquêtes de la Raison ne pouvaient rien contre les
mêmes gestes millénaires d’adoration et de destruc¬
tion aux mêmes points sensibles. Les coups de mar¬
teau que donne en Haute-Égypte le copte mono-
physite du vc siècle sur les yeux, les mains et les pieds
d’Horus ou d’Osiris, dans le chemin de ronde du tem¬
ple d’Edfou, résonnent dans les martèlements du hu¬
guenot sur les mains et les yeux des madones et des
saintes de bois et de plâtre, au milieu de notre xvie
humaniste. Et les coups de pioche du sans-culotte
mécréant de l’an II sur les médaillons de Louis XIV
- les yeux d’abord - témoignent que le temps, ici, a
du mal à passer. Mais « le regard d’un peuple libre ne
peut pas se porter sur les symboles du despotisme ».
N’a-t-on pas vu les mêmes gestes, entendu les mêmes
mots, ce matin, chez nous, à Moscou, à Prague, à Bu¬
dapest, sur les symboles visuels d’un autre despo¬
tisme ? Les réflexes de l’idolâtrie alimentent ceux de
l’iconoclasme mais ce dernier paraît encore plus vi¬
vace que son double inversé. Le vandale, l’icono¬
claste ou l’insurgé de la liberté - selon les sympathies
-tient qu’on ne peut extirper les souvenirs d’une légi¬
timité sans détruire les images où elle s’est déposée.
« Le peuple français ne peut plus voir ce qui n’existe
plus parce qu’il vient de le détruire : son regard en se-
Vers un matérialisme religieux 159

rait offensé et troublé. » Mais cette destruction de


morceaux de bois, de pierre ou de toile n’a rien d’allé¬
gorique, c’est un « sacrifice vengeur », un holocauste
« expiatoire ». Les mots écrits sont inertes mais les
images gardent en elles du vivant. Elles menacent,
provoquent, sauvegardent, stimulent ou décou¬
ragent. Sa représentation maintient en vie le re¬
présenté, et elle-même, pour ce faire, doit s’ali¬
menter. Chaque Nouvel An, à Edfou, au bord du
Nil, les statues sacrées étaient tirées hors du naos sur
la terrasse du temple pour se « recharger », se ré¬
chauffer au feu solaire pour assurer la survie des
dieux et des hommes. « Rituel de l’irradiation » qui
traverse bon an mal an toutes les mythologies collec¬
tives. Les Vierges andalouses doivent sortir de leur
niche chaque année, la Semaine sainte, pour repren¬
dre vie, régénérées, réchauffées par les lazzi des uns
et les oraisons des autres.
Il n’est plus ordinaire d’attendre maléfices et mi¬
racles des Images. Mais comment leur dénier la fa¬
culté de susciter en nous d’incongrus retours du re¬
foulé ? Des bonds en arrière un peu gênants dans la
chronologie du sapiens ? L’image, avons-nous vu, re¬
lève d’un temps immobile, qui est celui de l’affectif,
du religieux et de la mort. Ce temps ignore les
constructions de la raison et les progrès de la tech¬
nique. Certes, les impies ne s’en vont plus briser les
hosties dans les tabernacles pour voir si le sang du
Christ va en jaillir. Mais baisers, agenouillements et
cierges ont-ils disparu des pèlerinages, chez les
contemporains d’Einstein et de Monod ? Les millions
160 Genèse des images

d’êtres raisonnables qui vont à Lourdes, à Czçs-


tochowa ou à Saint-Jacques-de-Compostelle se
conduisent-ils raisonnablement devant l’image de la
Mère de Dieu ? Et il n’y a pas que des fidèles pour
égrener l’ancienne magie. La photo du grand-père
sur le dessus de cheminée ne se déplace pas comme
un bibelot parmi d’autres. Saint Christophe, patron
des automobilistes, protège de la « male mort » et il
faut voir comment les Indiens chauffeurs de car, sur
les routes des Andes, se signent devant la petite pou¬
pée suspendue au rétroviseur. Beaucoup d’incroyants
dans une église inclinent la tête devant le crucifix,
quelques-uns mettent un cierge sous le chromo de
saint François et nous déposons tous des fleurs sur les
tombes.
Puissances de l’image, ou puissances du primitif ?
On a déjà compris qu'il faudrait inclure la psychana¬
lyse parmi nos réservoirs disciplinaires. Quoique le
gisement des affects soit bien au départ de tout, l’al¬
lusion suffira. D’abord, parce que cette fausse
science à qui il arrive de dire vrai domine à l’envi les
réflexions actuelles sur l’image, et fort bien. Ensuite,
parce que nous lui préférons la paléontologie, qui dit
la même chose, quant au poids insolite de l’oublié,
mais de façon vérifiable et moins arbitrairement lit¬
téraire.
C’est peut-être l’espèce en effet qui à travers nos
images, cette mémoire d’avant la mémoire, se rap¬
pelle au bon souvenir de l’individu. La figure est le
premier de l’homme, et son propre. Surprenante vé¬
rité paléontologique : le trait comme marque spéci-
Vers un matérialisme religieux 161

fique. Passereaux, abeilles et dauphins ont un « lan¬


gage », et nombre d’animaux communiquent par des
signaux sonores. Les primates, de leur côté, peuvent
se servir d’« outils ». Aucun d’eux n’incise, n’entaille.
Seul le tracé atteste Yhomo sapiens : - 35 000 ans,
fin du Moustérien, apparition des marques de chasse,
« chevilles graphiques sans liant descriptif, supports
d’un contexte oral irrémédiablement perdu » (Leroi-
Gourhan). Avec la sépulture, la plaquette de pierre
ou de bois, gravée de motifs abstraits (spirales, li¬
gnes, points), signale l’hominisation en cours.
L’homme descend du signe, mais le signe descend du
dessin, via le pictogramme et l’hiéroglyphe (et il n’est
pas dit qu’il ne puisse y remonter un jour). Il n’y a pas
coupure mais continuité évolutive entre le pôle
« image multidimensionnelle » et le pôle « écriture li¬
néaire », l’extrémité « dessin » étant le point de départ
d’un parcours qui finit - du moins provisoirement,
tant qu’on n’aura pas remonté à « l’idéographie dyna¬
mique », cette nouvelle écriture par l’image que nous
annonce Pierre Lévy - à l’alphabet vocalique qui
note les sons. L’image fut notre premier moyen de
transmission ; la Raison graphique, mère des scien¬
ces et des lois, est lentement issue d’une Raison iconi-
que. Comme la fable a précédé le savoir, et les épo¬
pées les équations, le glyphe a des dizaines de
milliers d’années d’avance sur le graphe. La notation
phonétique par le signe d’écriture est plus liée à
l’État, moins au surnaturel, et beaucoup plus tardive
(- 3 000). Et on se doute que les millénaires qui sé¬
parent les taureaux de Lascaux des premières trans-
162 Genèse des images

criptions mésopotamiennes déchiffrables ne se sont


pas évanouies en nous sans laisser de traces ; sans ou¬
vrir de confortables voies de frayage aux successeurs.
Pour avoir été enfants avant que d’être hommes,
pour avoir dansé avant d’analyser, prié avant de de¬
mander, pour avoir incisé au silex des os de renne
avant d’aligner des mots sur un papier, « le stupéfiant
image » court dans nos synapses plus vite que le
concept. Premier occupant des lieux, il est chez nous
chez lui.
Pourquoi Dante est-il un « poète du Moyen Âge »
et Giotto, son contemporain à un an près, déjà « un
peintre de la Renaissance » ? Pourquoi l’espace
continu, homogène et isotrope de Newton se trouve-
t-il déjà, un siècle plus tôt, chez les découvreurs de la
perspective ? Pourquoi le léger Fragonard annonce-
t-il si profondément, rien qu’en décalant l’angle de
vue des palais (saisis de biais ou en plongée), le déclin
de l’Ancien Régime ? Pourquoi les ruines d’Hubert
Robert anticipent-elles les destructions révolution¬
naires? Pourquoi Turner préfigure-t-il les méta¬
phores du feu, avant la thermodynamique ? Pourquoi
l’éclatement du point de vue chez les cubistes pres¬
sent-il l’imminente disparition du sujet fondateur
dans les sciences humaines ? Pourquoi le futurisme
est-il un fascisme avant la lettre ? Et pourquoi voit-on
se profiler la Seconde Guerre mondiale dans les villes
aveugles de Max Ernst peintes avant 1939 ? Pour¬
quoi l’histoire de l’art a-t-elle, dans la mise au jour
des sensibilités de chaque époque, un temps d’avance
sur l’histoire des idées et même des événements ?
Vers un matérialisme religieux 163

Pourquoi mieux vaut aller dans un Musée d’art


contemporain que dans une Bibliothèque publique
d’information pour intercepter les signes avant-
coureurs des changements de mentalité, de para¬
digme scientifique, de climat politique ? Parce que
l’image sensible résonne au cosmos et s’alimente à
des sources d’énergie « inférieures », donc moins sur¬
veillées ou plus transgressives, plus libres ou moins
contrôlées que les activités spirituelles « supé¬
rieures ». Elle capte de plus loin et de plus bas, elle
fait radar. La création imaginaire d’une époque, cet
archipel d’archaïsmes anticipateurs, ne serait pas
aussi en avance « historiquement » sur la création in¬
tellectuelle qui lui est contemporaine si elle ne pui¬
sait pas, beaucoup mieux que cette dernière, aux dy¬
namismes profonds du psychisme, processus pri¬
maires du rêve, du jeu, du rire. De l’angoisse aussi.
Elle a force de précursion et de prospection dans la
mesure même où elle est symptomalement indicielle
et primitive. En deçà, donc au-delà. Parce qu’il est
d'avant, l’art pressent Yaprès mieux que l’intel¬
ligence.

Le vice héréditaire

La méthode médiologique s’inscrit en faux contre


un vice de raisonnement dont la philosophie occiden¬
tale s’est fait une vertu héréditaire : la coupure de
l’esthétique et de la technique.
Trop parler d’art et pas assez des machines : tradi-
164 Genèse des images

tionnel travers des hommes d’idées, et notamment


des esthéticiens. Depuis 1839, et jusqu’à ce matin,
pour un essai sur la photo, cent dissertations sur la
peinture. Les machines à voir de la modernité se
sont, nous ont enchaînés dans un remarquable silence
conceptuel '.
Le tableau est seul digne du métaphysicien, lequel
se doit d’éviter Walt Disney et la B.D. (Michel Ser¬
res, avec Hergé, confirmant la règle). À l’inverse, et
jusqu’à hier, les spécialistes de la photo, comme Mo-
holy-Nagy ou Gisèle Freund, ne parlaient pas
« beaux-arts ». Bazin mis à part, c’est un chassé-
croisé d’auteurs entre l’image manuelle et l’image in¬
dustrielle, comme si celui qui s’intéressait à l’image
automatique telle qu’elle existe depuis cent cin¬
quante ans s’invalidait pour scruter quinze mille ans
d’images peintes ou gravées. Daney contourne la
peinture, Jean Clair la vidéo, et Chastel ignore le ci¬
néma. Ce matin seulement, Barthes et La Chambre
claire, Deleuze et L'image-mouvement, Lyotard et
ses immatériaux ont donné dignité d’objet de pensée
à l’album de famille, au thriller américain et à l’holo-

1. Bergson mentionne le cinématographe en passant, et péjorative¬


ment ; Alain, dans ses Préliminaires à l'Esthétique, tient qu’il
« repousse la pensée » et que « la mécanique de l’écran efface toute poé¬
sie » ; Sartre écrit L'Imaginaire et L'Imagination, entendue comme
structure de conscience, certes, mais en faisant quasiment abstrac¬
tion, dans ses exemples, de l’image animée ou enregistrée ; Heidegger
n’en souffle mot dans ses trois réflexions sur l’œuvre d’art (L’Origine
de l'œuvre d'art, 1935 ; Contribution à la question de l'Être (1955) ;
L'Art et l’Espace 1969). Pour Merleau-Ponty, émerveillé de peinture,
fugacement cinéphile, André Bazin n’existe pas. Ni Benjamin. Pas un
mot sur le cinéma dans la Théorie esthétique d’Adorno, parue en
1970 (trad. française 1989, Paris, Klincksieck).
Vers un matérialisme religieux 165

gramme. Aurions-nous quitté Platon ? Pas vraiment,


puisqu on peut aujourd’hui encore « tenter de cerner
ce qu’il en est de l’être de l’image et de son effica¬
cité » en ignorant tout de ce que cet être est devenu
depuis 1839 Impasse inaperçue, tant elle nous
est naturelle (l’oubli du technique n’étant jamais
qu « un petit oubli technique »). Tant nous sommes
habitués à loger la métaphysique de l’image sur une
planète, et sa physique sur une autre.
Plus il entre de technique dans un art contempo¬
rain, plus tard il se voit ouvrir les portes du Royaume.
Le fait que le « septième art », chaque décennie ou à
peu près, se soit trouvé sujet à des bouleversements
tels que le parlant, la couleur, le scope, etc. n’a pas
peu contribué, avec son aspect commercial, à diffé¬
rer l’intronisation. L’acte de baptême, comme sep¬
tième du nom, a eu lieu en 1927 (Ricciotto Canudo,
dans L’Usine aux images). La reconnaissance sociale
a dû attendre les années soixante, Langlois et Godard
aidant. Promotion qui n’est pas nécessairement bon
signe, comme nous le verrons, dans la mesure où la

1. Dans les deux excellents numéros consacrés par la Nouvelle


Revue de psychanalyse à l’imaginaire, Destins de l’Image (1991) et
Le Champ du visuel (1987), sur dix articles consacrés à la peinture,
classique ou moderne, à l’icône, à l’idole, pas un au cinéma et à
l’audiovisuel, non plus qu’aux « nouvelles images » numériques. Il
nous manque peut-être une psychopathologie de la vie quotidienne
des psychanalystes, pour faire parler leur lapsus ou leurs points
aveugles. Car enfin, si l’enfance du signe, c’est l’image, les images de
notre enfance, ce sont celles des salles obscures et non du Musée du
Louvre. Chaplin, Tati, et Hitchcock, ou encore, pour les plus jeunes,
Woody Allen, Spielberg et Coppola ont modelé l’imaginaire de notre
époque au moins autant que le Titien. Manet ou Picasso.
166 Genèse des images

mise au musée peut consacrer la mise à l’écart (pres¬


tige et usage étant en rapport inverse).
On comprend que Yhomo aestheîicus déteste le
mécanique : l’esthétique est née, tardivement, de la
Philosophie (Baumgarten, Kant, Hegel, Schopen-
hauer, Nietzsche, Croce et les autres sont de la cor¬
poration), et la philosophie est née, en Ionie, du rejet
des machines. Depuis Platon, elle raconte l’odyssée
de l’Esprit affronté à la Matière, se dégageant de la
Matière. La technique figurative n’a pas bonne
image quand on a fait sien le préjugé hellénique :
seule la Forme vivifie. Plotin, après Platon, a même
diabolisé le côté charnel de l’image, qu’il excuse pour
autant qu’elle offre par ailleurs, en sympathie, un
fragment de l’âme du monde. Le vrai de l’image,
dit-il, c’est l’intelligible. C’est pourquoi il faut la
contempler non avec les yeux du corps mais avec
« l’œil du dedans » (hèndon blepei). Le maléfique de
l’image, en revanche, c’est tout ce qu’elle peut conte¬
nir ou suggérer en fait d’espace, d’ombre, de profon¬
deur ; le brut qui s’interpose entre le modèle idéal et
son émanation visuelle. « Le reflet du Nous, cet élé¬
ment spirituel, est la seule chose réelle qu’on y
trouve. Le reste est matière pure, c’est-à-dire non-
être vide » En théorisant le Beau idéal, la Renais¬
sance a continué, dans l’ombre altière de YIdea, de
faire de la matière le pôle négatif et passif du travail
des formes. D’obstacle, elle est devenue, au mieux,

1. Plotin, Quatrième Ennéade(4, 3, II). Voir à ce propos Grabar,


« Plotin et les origines de l’esthétique médiévale », Cahiers archéo¬
logiques, I, 1945.
Vers un matérialisme religieux 167

réceptacle. Michel-Ange, en sculptant La Nuit, a


« extrait la forme pure de la masse de pierre brute ».
Forme qui ne réside plus dans le ciel des Idées ou
l’Entendement divin - là est la révolution - mais dans
l’âme de l’artiste.
Cette séparation de corps devait s’avérer propice
aux généralités philosophiques : l’exaltation de la
forme a engendré l’Esthétique, qui globalise son ob¬
jet par invention d’un genre Unique, l’Art à majus¬
cule. L’Esthétique des philosophes, on le sait, prête
peu d’attention à la spécificité des arts comme à celle
des œuvres. La dissociation arts/métiers légitime le
formalisme de la réflexion sur l’Art. Plus les formes
sont coupées de leurs supports, plus elles sont plia¬
bles à une logique spirituelle interne, dont l’énoncé
revient de droit au philosophe. De minimis non curât
homo aestheticus.
La « cosa mentale » de Vinci - ou plutôt le contre¬
sens si populaire auquel il donne lieu - a fait grand
tort à la cause des retrouvailles du matériel et du spi¬
rituel dans l’art. On a inscrit la fameuse formule dans
une psychologie de l’art, quand elle ne relève que
d’une histoire de l’ambition. Définition de la pein¬
ture ? Non. Stratégie de carrière d’un grand peintre,
qui en a assez d’être pris pour un ouvrier spécialisé.
Revendication d’honorabilité d’un col blanc excédé
d’être encore amalgamé aux cols bleus des chantiers
(les sculpteurs se salissent les mains, voyez ce pauvre
Michel-Ange, mais moi, peintre, je ne suis pas l’arti¬
san que vous croyez, je travaille à domicile, changez-
moi donc de corporation). Ghiberti, dans ses Co-
168 Genèse des images

mentarii écrits en langue noble, avait déjà insisté sur


la somme de connaissances requises par son art.
Comme Alberti avait tiré, lui aussi en latin, la pein¬
ture vers le haut, en insistant sur la géométrie, l’un
des sept arts libéraux. Vinci et son temps veulent je¬
ter un pont, via la géométrie et les mathématiques,
sciences nobles, entre exécution matérielle et spé¬
culation intellectuelle, pour échapper à l’indignité
des arts mécaniques. Ingénieur peu familier des lan¬
gues anciennes, en butte au mépris des humanistes et
des lettrés, Léonard fait flèche de tout bois pour se
ranger du bon côté, avec écrivains et musiciens,
quitte à abandonner les sculpteurs, voisins compro¬
mettants, sur l’autre rive (« la sculpture n’est pas une
science mais un Art tout à fait mécanique qui engen¬
dre sueur et fatigue corporelle chez son opérateur »).
On restait plus proche de « la vérité effective des
choses » dans ces traités prérenaissants (comme celui
de Théophile, le moine allemand du xne siècle, ou de
Cennino Cennini, le peintre toscan du Trecento), où
« recettes et modèles unissent à la technique la piété,
la morale et l’esthétique » 1 ? Cette naïveté instruite,
c’est celle d’Auguste Renoir lorsqu’il dit : « La pein¬
ture n’est pas de la rêvasserie. C’est d’abord un mé¬
tier manuel et il faut le faire en bon ouvrier. » Ou
celle de ces manuels à l’ancienne qui énumèrent « le
matériel nécessaire pour faire de l’aquarelle », à sa¬
voir papier, stator ou planche à dessin, colle, éponge,

1. Anne-Marie Karlen, Le Discours sur l'ari. De l’économie


objective à l'économie subjective de la création, thèse d’Université,
faculté des Lettres et Sciences humaines, Besançon, 1984.
Vers un matérialisme religieux 169

crayons, gommes, pinceaux, godets, palettes et cou¬


leurs, là où l’on apprend que « les ombres des tons de
chair se font avec un mélange de teinte neutre et de
laque carminée ; mais pas les chairs de blondes, qui
se font avec un composé de jaune de chrome clair et
de vermillon ».

L’exception des grands-oncles

La Révolution industrielle n’a pas modifié la parti¬


tion ni le partage des études. Si elle a donné plein es¬
sor aux arts industriels, si elle a ensuite inventé, après
1910, « l’esthétique industrielle » pour célébrer les
noces de la création et de la production, du Beau et
de rutile, elle a laissé en l’état l’ancestrale fracture.
Le champ des discours nobles sur l’image a continué
au xixc siècle de se distribuer entre l’incantation litté¬
raire et l’interprétation spéculative, critique d’art et
philosophie de l’art reléguant dans les marges la
curiosité pour les procédés matériels de fabrication,
d’exposition et de transmission.
Voilà qui n’en rend que plus méritoires les explora¬
tions, les prémonitions de Valéry et Benjamin,
grands-oncles de notre discipline, déjà affichés à son
tableau d’honneur. Le premier, célèbre, dans des tex¬
tes marginaux. Le deuxième, marginal, dans un texte
devenu célèbre.
Commentant La Conquête de l’ubiquité, et par
tant de ce que la radio avait apporté à la musique,
Valéry a annoncé le règne du petit écran, dès 1934. Il
170 Genèse des images

décrit le jour prochain où le Titien qui est à Ma¬


drid viendrait « se peindre sur le mur de notre
chambre aussi fortement et trompeusement que
nous y recevons une symphonie ». Il proposait
même un nom pour nos entreprises de télévision,
qui n’a malheureusement pas été retenu : « société
pour la distribution de la réalité sensible à domi¬
cile ». Il attendait beaucoup du zapping. « Comme
l’eau, comme le gaz, comme le courant électrique
viennent de loin dans nos demeures répondre à nos
besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-
nous alimentés d’images visuelles ou auditives,
naissant et s’évanouissant au moindre geste, pres¬
que à un signe »
La même année, décidément faste pour notre dis¬
cipline, paraissait en allemand L’Œuvre d’art à l’ère
de sa reproductibilité technique 1 2. Walter Benjamin
s’y montrait beaucoup moins triomphaliste que
l’académicien (« l’aspect destructif du cinéma »).
Devenue reproductible par les procédés photo¬
sensibles, mécaniques et industriels, l’œuvre d’art,
disait-il, va perdre sa valeur cultuelle, sacrifiée à ses
valeurs d’exposition. Les techniques de reproduction
profanent le sacré artistique parce que les créations
de l’esprit ont une qualité de présence unique, liée à
l’« ici et maintenant » d’une apparition originale.
« En multipliant les exemplaires, elles substituent
un phénomène de masse à un événement qui ne se

1. « Pièces sur l’art », in Œuvres complètes, tome 2, Bibliothèque


de la Pléiade, Paris, Gallimard, p. 1285.
2. In L'Homme, le langage et la culture, Paris, Denoël-Gonthier,
1971.
Vers un matérialisme religieux 171

produit qu’une fois. » L’inapprochable beauté va


s’abîmer dans la promiscuité du produit médiatique ;
l'aura de l’art, qui est « l’unique apparition d’un loin¬
tain », se perdra avec l’unicité de l’œuvre. À trop se
rapprocher des hommes, les images perdront toute
autorité.
C’est sur ce sombre livret qu’un autre pionnier de
la médiologie, l’auteur de Y Esquisse d’une psycho¬
logie du cinéma, devait composer, dix ans plus tard,
l’Opéra optimiste du Musée imaginaire - sans trop
mentionner ses prédécesseurs '. Le génie répugne
aux généalogies (l’ingratitude ajoute à l’aura per¬
sonnelle). Le Malraux des années quarante fut par
bien des côtés un Benjamin sonorisé et remis au bien.
Quand le premier voit sortir de la reproduction des
images un humanisme planétaire, le second pronosti¬
quait une sélection darwinienne à l’envers. « De cette
sélection devant l’appareil de reproduction, ceux qui
sortent vainqueurs sont la star et le dictateur »
(W. Benjamin). Curieusement, l’Allemand progres¬
siste voyait en noir les lendemains chanteurs de l’ère
mass-médiatique que le Français « réactionnaire »
peignait démocratiquement en rose. Différence de
style : l’un déclamait, l’autre analysait. Différence de
corps, de tempérament entre deux grands esprits :
Benjamin se marginalise et se suicide, Malraux se
médiatise et devient ministre. La vocation de l’échec
n’est pas donnée à tout le monde.

1. Le nom de Walter Benjamin est toutefois mentionné en note


dans Y Esquisse d’une psychologie du cinéma, Paris, Gallimard, 1939.
172 Genèse des images

Malgré la lâche facilité du procédé, il ne serait


pas trop impertinent, sur ce point, de les renvoyer
dos à dos. Benjamin a eu l’immense mérite de faire
rétroagir les conditions de transmission sur la créa¬
tion esthétique, comme le montre sa Petite Histoire
de la photographie de 1931. Mais, prêtant peu d’at¬
tention aux origines des « beaux-arts », il semble
avoir fait sienne l’illusion continuiste de l’histoire of¬
ficielle de l’art. Ainsi a-t-il pu confondre deux épo¬
ques, deux régimes du regard : l’ère des idoles et
l’ère de l’art (voir tableau pp. 292-293). Son aura,
en fait, n'appartient qu’à la première. Les qualités
de présence réelle, d’autorité et d’immédiate incar¬
nation dont il redoute la perversion industrielle,
c’est cela même dont l'œuvre d’art s’est dépouillée à
la Renaissance, sans attendre la « reproduction mé¬
canisée ». La photo ajouta seulement un troisième
degré à un deuxième. Ce n’est pas l’art qui est appa¬
rition et « présentification de l’invisible », c’est
l’idole (ou l’icône). Cette dernière seule relève d’une
théologie, dont l’esthétique, dès le départ, porte, est
le deuil. La sécularisation des images n’aurait donc
pas commencé au xixe siècle mais au xve. Beaucoup
d’envolées de Malraux et de lamentos de Benjamin
proviennent-ils d’une erreur de chronologie? Une
plus fine périodisation du temps des images aurait
peut-être évité un beau suicide allemand, un beau
délire français. Ne regrettons rien : la beauté du siè¬
cle en aurait pâti.
Vers un matérialisme religieux 173

Resserrer les ciseaux

La dualité christique de l’image soutient l’écarte¬


ment traditionnel des études d’art entre deux
idéaux : l’union mystique à l’objet unique et le dé¬
tour sceptique par le contexte social ; le discours in¬
tuitif du connaisseur et le discours explicatif du pro¬
fesseur ; l’esthétisme et l’historicisme ; le sentier et
le savoir. L’escarpin et la galoche, si l’on préfère,
car chaque exercice est socialement connoté.
Les deux approches, l’interne et l’externe, sont
également hérétiques ou également légitimes puis¬
que l’objet déposé et exposé dans nos musées est un
être mixte : à la fois chose et signe, cause et produit,
donné et construit. Il fait partie à ce double titre des
« quasi-objets » (récemment analysés par Serres, La¬
tour et Hennion). C’est un hybride. Comme chose, il
échappe à la société qui s’est en son temps reconnue
en lui : passible donc d’une jouissance privée, dans
un face-à-face esthétisant. Et il est vrai que les fi¬
gures plastiques (comme les œuvres musicales) sur¬
vivent à la culture qui les ont engendrées et leur ont
donné sens. Autonomie de la vie des formes qui nous
permet, par exemple, de « découvrir », deux cents
ans après, Vermeer et Georges de La Tour, peintres
mineurs de leur vivant. Mais comme signe, l’objet
d’art a été sélectionné ou reconnu par un intérêt so¬
cial, arbitrairement prélevé sur le bruit de fond vi¬
suel comme « objet de goût » par les mécanismes so-
174 Genèse des images

ciaux du bon goût, tels que Bourdieu et ses disciples


les ont mis au jour : passible donc d’une défiance
critique, sociologique, historique, ou les deux. ^
On connaît le dialogue de sourds entre la proféra-
tion charismatique de « l’effet d’art », sans valeur de
connaissance, et la connaissance, sans grâce ni sensi¬
bilité, de ses causes et facteurs objectifs. Connais¬
seurs et artistes récusent comme cuistres et philis¬
tins ceux qui reconduisent l’œuvre d’art à ses
conditions extérieures, au nom d’une expérience in¬
tuitive, incommunicable et intimiste dont ils as¬
surent qu’elle est le vrai de l’art. Chaque œuvre, di¬
sent-ils, est unique. Royaume du particulier, l’art
exclut toute généralisation, n’admet que la mono¬
graphie, et le jugement cas par cas. Rien ne peut
s’expliquer, tout doit s’interpréter. Sociologues et
historiens, de leur côté, accueillent les effusions sou¬
vent verbeuses de l’ineffable comme les symptômes
de ce qu’ils dénoncent. L’œuvre d’art, disent-ils, est
un artefact social, et la dénégation esthétisante de
ce conditionnement social est elle-même un fait so¬
cial. Derrière ce jeu de dédains croisés, ces accusa¬
tions mutuelles de terrorisme, peut-être y a-t-il une
antinomie de la Raison esthétique, un embarras sans
solution analogue au dilemme de l’ethnologue pris
entre le désir de participer et le besoin de se distan¬
cier. Faut-il, pour la comprendre, observer une eth¬
nie de Nouvelle-Guinée d’un œil froid, en recul, ou
bien épouser du dedans, par empathie, le vécu de
ses membres ? Le projet médiologique serait de ne
plus avoir à choisir disons entre Bourdieu et Wolf-
Vers un matérialisme religieux 175

flin. En souhaitant qu’il ne ressemble pas au vœu


d’un physicien qui souhaiterait déterminer simulta¬
nément la position et la trajectoire d’une particule '.
Contentons-nous, en attendant l’improbable ré¬
conciliation, de ne jamais séparer concept et dispo¬
sitif, l’essence et la technique d’un art visuel. En
quoi « l’Art » est une affaire trop et pas assez sé¬
rieuse^ pour les professionnels de la chose. Trop,
nous l’avons vu, parce que surgissant à la verticale
de la mort, l’image ne prend tout son sens que
dans le temps quasiment immobile des religions,
bien loin de la dramaturgie courte des styles et des
écoles. Pas assez, parce que son devenir s’éclaire à
une très humble histoire des matériaux, méca¬
nismes et procédés de création, d’exposition et de
diffusion, indigne d’un esthète. Il suffit en effet de
changer de dispositif pour changer de concept.
Benjamin : « On s’était dépensé en vaines subtilités
pour décider si la photographie devait être ou non
un art, mais on ne s’était pas demandé si cette in¬
vention même ne transformait pas le caractère gé¬
néral de l’art. »
Redresser un bâton, c’est le tordre dans l’autre
sens. Le danger serait évidemment de vouloir corri¬
ger un formalisme par un matiérisme, un esthétisme
à l’ancienne par un technicisme « up to date ». On ne
gagnerait rien à échanger Kant contre Toffler. La

1. Lire à propos des médiations artistiques, de Antoine Hennion,


De la fusion du groupe à l'amour d’un objet : pour une anthropologie
de la médiation musicale, et De l’étude des médias à l'analyse de la
médiation, Centre de sociologie de l’Innovation, École des Mines de
Paris, 1990.
176 Genèse des images

technique est nécessaire, non suffisante. Il est vrai


que l’évolution des matériaux - et le déclin des fon¬
deries - a bouleversé la sculpture classique de la
pierre, du marbre, du bronze - qui va jusqu’à Rodin.
Dès la fin du siècle dernier, disons dès Brancusi, le
plastique, le fer, l’acier, le verre, issus du ma¬
chinisme, engendrent cette forme d’expression
contemporaine dont on a dit assez justement qu’elle
« prend les matériaux en fondement ». Mais ces ma¬
tériaux habitent la terre entière, et la sculpture mo¬
derne seulement son nord occidental. Il y avait de la
terre glaise en terres d'Islam mais il n’y a pas eu de
statuaire islamique. Il y a de l’argile et de l’albâtre
autour du Bosphore, mais Byzance ne connaît que le
bas-relief. La chrétienté du premier millénaire dispo¬
sait des mêmes matériaux et des mêmes acquis que
l’Antiquité tardive. Elle a admis, timidement, la
ronde-bosse mais renoncé à la statuaire. Preuve que
ce qui est techniquement faisable n’est pas toujours
culturellement viable.

L’obstacle humaniste

Pourquoi l’étude de l’image a-t-elle pris autant de


retard sur celle du langage? Chacun conviendra
qu’en termes de connaissance, l’esthétique fait pa¬
rent pauvre à côté de la linguistique. Symptôme ré¬
vélateur. De quoi ?
D’abord, de la surévaluation du langage par
l’homme de parole. L’histoire vécue de l’espèce sug-
Vers un matérialisme religieux 177

gère un : « Au début était l’Image. » L’histoire


écrite stipule : « Au début était le Verbe. » Logocen-
trisme logique : le langage honore le langage. Tauto¬
logie narcissique et publicité corporative qui ont
déséquilibré notre conscience du fait humain. Il
n'est pas facile à l’homme de tête d’admettre que
« l’homme a commencé par les pieds » (Leroi-
Gourhan) - bipédie et mobilité du Zinjanthrope ; et
que l’apparition du sujet est inséparable de celle de
l’objet. L’hominisation témoigne d’une genèse tech¬
nologique, et plus exactement d’une « technicité à
deux pôles » - le système main-outil d’un côté, le
système face-langage de l’autre. Les deux se déve¬
loppent ensemble et l’un par l’autre, mais payer tri¬
but à l'autre système n’est guère gratifiant. D’où le
mépris humaniste du technique. Et notre ré¬
pugnance, trente mille ans encore après les pre¬
mières images, à concevoir l’invention esthétique en
prolongement de la tendance technique inhérente à
l’évolution du vivant. De même que le squelette s’est
prolongé dans l’outil, les fonctions humaines se pro¬
longent par l’adjonction d’une série de prothèses,
jusques et y compris le système nerveux central
dans les machines électroniques. La motricité s’est
ainsi extériorisée dans la domestication animale et
la machine simple, la mémoire dans des supports
matériels (nos mémoires artificielles), le calcul dans
les machines à calculer, et l’imagination enfin dans
les diverses imageries mécaniques. Tout l’intérieur
« sort », muscle et système nerveux central, mais
successivement. Et la machine qui projette l’homme
178 Genèse des images

à l’extérieur de lui-même, faculté après faculté, le


modifie inexorablement. L’artificiel rétroagit sur le
naturel. Chaque nouvelle technique crée un nou¬
veau sujet, en renouvelant ses objets. La photo a
changé notre perception de l’espace, et le cinéma
notre perception du temps (via le montage, et
jusqu’au collage des temps dans « l’image-cristal »
chère à Deleuze). La caméra des frères Lumière a
construit un monde visible qui n’était plus celui de
la perspective (et est aussi peu celui de la vidéo qu’il
le sera du numérique). Le noir et blanc par exemple
fut unanimement salué comme « la vie elle-même »,
un décalque du réel, jusqu’à l’apparition du tech¬
nicolor, qui nous a fait découvrir qu'il y avait aussi
des couleurs dans notre champ visuel, et concevoir
le noir et blanc comme un code expressif parmi
d’autres. Mais l’histoire technique du visible ne
commence pas plus avec les caméras que les tech¬
nologies de l’intelligence avec les ordinateurs. Le bi¬
son gravé d’Altamira est déjà un artefact, comme
une table de multiplication est déjà une machine. Si
« l’évolution de la vie se poursuit par d’autres
moyens que la vie » (Stiegler), l’évolution du monde
sensible n’est pas plus décidée par nos sens naturels
que l’évolution du monde intellectuel ne l’est par la
somme des intelligences individuelles. Nous n’avons
pas le même œil que le Quattrocento parce que nous
avons mille machines à voir qu’il ne soupçonnait
pas, du microscope au télescope orbital, en passant
par notre 24 x 36. Stiegler, résumant Leroi-
Gourhan : « La technique a inventé l'homme autant
Vers un matérialisme religieux 179

que 1 homme la technique !. » Le sujet humain est


autant le prolongement de ses objets que l’inverse.
Boucle décisive et surprenante. C’est à la considérer
que l’humanisme traditionnel échoue, lui qui ne voit
dans l’outil que l’instrumentation d’une faculté et
non sa transformation 2. Or, si l’outil humain se dé¬
tache de l’organe physique, c’est pour vivre d’une vie
propre. La sienne, plus que la nôtre. Séparation fé¬
conde, aventurière, innovante, dangereuse aussi,
mais qui nous contraint à sortir de l’homme pour
comprendre l’homme. Nous n’avons pas, et de moins
en moins, la libre disposition de nos outils (de pro¬
duction, de représentation et de transmission).
N’est-il pas temps de prendre ce scandale au sérieux
d’une théorie?
Il n’y a pas un œil du dedans et un œil du dehors,
comme le voulait Plotin, ni deux histoires du regard,
une pour la rétine, une autre pour les codes, mais une
seule qui fusionne le ressassement de nos hantises et
la construction de nos imageries. De plus en plus, le
mental s’aligne sur le matériel, et les visions inté¬
rieures décalquent nos appareils optiques. Le téléob¬
jectif, par exemple, et l’agrandissement photo¬
graphique ont modifié notre sensibilité au « détail »,
et les prises de vue satellitaires, le va-et-vient mental

1. Bernard Stiegler, La programmatologie de Leroi-Gourhan et


Leroi-Gourhan, part maudite de l’anthropologie, polycopies, Paris,

2. Ainsi Merleau-Ponty dans L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard,


1964 : « Toute technique est technique du corps. Elle figure et ampli¬
fie la structure métaphysique de notre chair. »
180 Genèse des images

entre le tout et la partie. Le quoi et le comment du


transmettre vont ensemble.
L’Asie moniste l’a toujours mieux admis que l'or¬
gueil occidental — et dualiste. En Chine classique,
l’idéal du peintre ou du calligraphe était d’entrer et
de faire entrer en communion avec le cosmos. Com¬
muniquer l’invisible souffle créateur du monde - rien
de moins. L’acte de peindre était un rituel sacré, et le
pinceau, une sorte de sceptre, nous rappelle Pierre
Ryckmans. Acte bref. Mais pour trois minutes d’exé¬
cution, cinquante ans de discipline n’étaient pas de
trop. Car l’effective transmission du « qi » (le dyna¬
misme de la matière) par le calligraphe dépendait en¬
tièrement de l’aplomb du corps, la position de son
bras, de la qualité des poils et l’angle que faisait la
pointe avec le papier '.
L’humanisme tolère fort bien « l’éloge de la
main », organe de l’Esprit souverain, mais recule de¬
vant l’éloge de la machine (dont l’examen le plus cri¬
tique est encore une variante). L’automatisme le met
positivement hors de lui. La peinture inspire volon¬
tiers l’écrivain et le philosophe occidentaux car elle
continue la littérature (comme le cinéma, à sa ma¬
nière, prolonge l’écrit). Mythes et Écritures sacrées
ont engendré des myriades d’images manuelles, dans
l’allégorie, l’emblématique, l’art sacré ou la peinture
de genre. Entre l’idée et sa mise en image, le texte et
son illustration, on reste entre gens d’esprit. La photo

1. Voir notamment, traduit et commenté par Pierre Ryckmans,


Shi Tao, Les propos sur la peinture du moine Citrouille amère. Paris,
Hermann, 1984.
Vers un matérialisme religieux 181

ou la télé rebutent car elles restituent non des sym¬


boles ou des images mentales mais les choses à l’état
de traces. Elles substituent l’empreinte à la citation,
le brut au fin. Dans la Cité spirituelle, le cinéma fait
figure de métèque; la photo et la télé, d’énergu-
mènes. Avec la main, il n’y a pas rupture de charge
charismatique, le souffle créateur se transmet direc¬
tement à l’image fabriquée, sans médiation intem¬
pestive. Proximités heureuses du corps, intimités fer¬
ventes du Soi. Les belles et justes louanges de
l’artisanat et de l’expertise manuelle matérialisent
sans l’altérer la vieille notion de grâce démiurgique.
Elles n’en font que mieux ressortir la pure liberté in¬
formant à volonté ses matériaux naturels dans l’in¬
temporalité technique de l’Acte créateur. Focillon
dit vrai : « L’homme qui songe ne peut engendrer un
art : ses mains sommeillent. L’art se fait avec les
mains. Elles sont l’instrument de la création, mais
d’abord l’organe de la connaissance. Pour tout
homme, mais pour l’artiste plus encore... » (Éloge de
la Main). Mais il ne dit pas là une vérité éternelle.
Car les organes de la connaissance et de la création
quittent de plus en plus notre corps. « Le corps hu¬
main est le tombeau des dieux », disait Alain, pour
sourcer l’imagination dans la physiologie et l’émoti¬
vité des viscères, et démystifier, ce faisant, « l’inspi¬
ration divine ». Mais les corps artistes ont trouvé à
leur tour leur tombeau ; l’ordinateur. Inutile de se
voiler la face devant la dernière en date de nos ma¬
chines spirituelles. Celle-là, même un esthète le sait,
a de l’esprit comme cent.
182 Genèse des images

Kant par Castelli

On mesurera mieux l’abîme qui sépare notre ac¬


tuelle pratique des images des théories académiques
de l’art en relisant la Critique du jugement d’Emma¬
nuel Kant à la lumière du xxe siècle et non du
xvme siècle. Non pas une lecture philosophique de
cette philosophie pour apprécier ce qui la distingue
avantageusement de son époque à elle, théorie clas¬
sique du Beau et spéculations sur l'Être, classicisme
français et idéalisme allemand ; mais une lecture des
Lumières par « l’art contemporain » : Emmanuel
Kant revu par Léo Castelli ’. Lecture injuste, déca¬
lée, délibérément anachronique, puisque le philo¬
sophe et le marchand ne réfléchissent pas aux mêmes
objets ni aux mêmes fins. Mais fantaisie révélatrice
de ces différences mêmes, pour mieux comprendre
ce qui s’est gagné et perdu depuis deux siècles.
Geste profanatoire. Aux yeux des philosophes de
l’art d’abord, qui ont une révérence toute particulière
pour la démarche kantienne. Contrairement à la Rai¬
son pure dans le domaine scientifique et à la Méta¬
physique des mœurs dans la morale, elle reste dans
ce champ la référence majeure. Les esthétiques ont
l’étrange faculté de survivre au type d’art qui les a
suscitées. C’est le seul domaine où le commentaire se

1. Figure totémique du marché international depuis les années


soixante, installé à New York, le galeriste marchand Léo Castelli a
lancé les artistes du Pop Art, de l’art conceptuel, du minimalisme.
Vers un matérialisme religieux 183

rend indépendant de son objet au point de n’être pas


affecté par sa disparition. Au regard des pratiques
respectives, ensuite. Léo Castelli n’est pas seulement
un marchand mais un esthète, c’est-à-dire quelqu’un
qui croit en l’art. Kant y croit si peu qu’il n’en parle
presque pas. Notre modèle des « professeurs-jurés
d’esthétique », comme les appelait Henri Heine, n’est
ni un esthète ni un connaisseur. Son ouvrage ne traite
pas de l’art (quoique évoquant ici et là, et non sans
cocasserie, les « beaux-arts »), mais du Beau et du Su¬
blime. Le Beau n’est guère illustré par des images ou
des oeuvres, mais par le chant des petits oiseaux et les
lis immaculés (sic). Quant au Sublime, il advient là
où toute figure disparaît, où « les sens ne voient plus
rien devant eux », face au spectacle de l’infini : la
voûte étoilée, le Sinaï ou la Loi morale. Aux objets
d’art, Kant préfère le spectacle de la Nature.
À vrai dire, c’est la possibilité même des objets qui
est ici évacuée par la révolution copernicienne. L’es¬
thète tourne autour des objets d’art ; le philosophe
fait tourner l’objet autour du sujet, le Beau n’étant
pas déterminable par des principes a priori. On ne
peut le déduire ni le produire à volonté, car son prin¬
cipe déterminant n’est pas un concept d’objet mais
dans un sentiment subjectif. C’est justement par là
que Kant a brisé la tradition spéculative du Beau
idéal. Le Beau n’est ni une idée ni une propriété, il est
en nous, et parlant de lui, je ne parle que de moi. Ni
substance ni essence, comme le disaient les Grecs et
à leur suite les doctrinaires du classicisme, le Beau
est le corrélât d’un jugement singulier qu’il appelle le
184 Genèse des images

jugement de goût, intermédiaire entre les deux fa¬


cultés de connaître et de désirer (sensibilité sui gene-
ris justifiant une Critique singulière, autonome par
rapport à la Raison théorique et à la Raison pra¬
tique). Cette ferme modestie a l’avantage de ne pas
faire de l’art un moyen de connaissance, à la mode
exaltée des chasseurs d’outre-monde, à l’allemande,
façon romantique ; ni un moyen d’éducation, à la fa¬
çon plus prosaïque des instituteurs du peuple, façon
jacobin ou bolchevik : double négation qui fait l'ori¬
ginalité de l’œuvre kantienne par rapport à ses aînées
et cadettes. Mais l’inconvénient, c’est l’évacuation
quasi totale des choses elles-mêmes. Il est heureux
que le Beau ne soit ni une métaphysique ni une mo¬
rale ; le malheur est qu’ainsi subjectivé, il perd en
cours de route toute réalité physique. Certes, le Beau
dont il est ici question n'est pas celui que l’artiste fa¬
brique mais dont l’homme de goût tire satisfaction.
Nous est proposée une esthétique de la réception,
non de la création : l’art côté visiteur. Mais de même
que la morale kantienne a des mains pures parce
qu’elle n’a pas de mains, son spectateur spéculatif n’a
pas d’yeux ni de corps. Ce qui n’est pas un mal car il
n’y a rien à voir. Hormis l’inévitable doryphore de
Polyclète, on ne trouvera ici aucune allusion à une
quelconque œuvre plastique ou à un artiste. Ses bio¬
graphes ont parlé des croûtes de sa maison de Koe-
nigsberg, et il y a quelque chose d’émouvant dans
l’éloignement appliqué du sédentaire : contrairement
à Diderot ou même à Rousseau, Kant ne fréquente
pas l’art de son temps. Il lit, sans regarder. Les illus-
Vers un matérialisme religieux 185

trations sont rares, et ses voyages, des livres. Quant il


écrit « la grandeur de Saint-Pierre à Rome laisse
dans l’embarras », il ajoute, de façon touchante, « à
ce qu’on raconte » *. Et il précise bien, à propos des
pyramides, que « Savary, dans ses Lettres sur
l’Egypte, recommande de les voir ni de trop près ni
de trop loin ». Au-delà du manque d’intérêt, on de¬
vine une répugnance à la chose physique et plastique,
comme en témoigne son Système des Beaux-Arts où
il détermine leur « valeur respective » et qui met au
premier rang la poésie, « jeu libre de l’esprit », illus¬
trée en l’occurrence par une poésie du grand Frédé¬
ric, suivie de l’éloquence, la musique venant en troi¬
sième place, parce qu’elle « se rapproche le plus des
arts parlants ». C’est la hiérarchie grecque, inchan¬
gée, à ceci près que notre philosophe déplore longue¬
ment le manque d’urbanité de la musique en ville,
qui incommode les voisins et nuit à la liberté, comme
le parfum (paragraphes 53 et 54). Vient ensuite la
peinture, premier des arts figuratifs. Elle englobe
« l’art des jardins », arrangement d’objets naturels
« conforme à certaines idées », sur le même plan que
l’art du dessin, préféré à la couleur. Cette dernière
est indigne et vulgaire, attractive et ornementale,
alors que la forme dessinée est noble « parce qu’elle
peut pénétrer plus avant dans la région des idées ».
Précision idéaliste qui ne l’empêche pas d’ajouter in
fine : « J’attribuerais encore à la peinture, au sens
large du terme, la décoration des appartements, ta¬
pisseries, garnitures, tout bel ameublement qui n’est

1. Critique du jugement, Paris, Vrin, 1960, paragraphe 26.


186 Genèse des images

là que pour la vue '. » Incongruités éloquentes, quoi¬


que généralement passées sous silence. L’esthétique
hégélienne est un palais spéculatif où souffle cepen¬
dant le réel des formes, aux fenêtres grandes ouver¬
tes sur la vie, la variété concrète des genres, des pays
et des œuvres. Toutes systématiques qu’elles soient
aussi, ses spéculations nous font traverser continents
et musées (que Hegel courait personnellement)
Kant a inauguré le sourire du chat sans le chat. L’es
thétique hégélienne est, comme ses consœurs, une
branche de la philosophie mais celle de Kant n’est
pas sortie du tronc.
Castelli regrette cette aridité mais, ayant décidé
de faire un effort, il voudrait passer en revue et dans
l’ordre les quatre moments de « la définition du
Beau », non sans s’inquiéter de cette majuscule. À ses
yeux, comme aux nôtres, il n’y a pas d’amour mais
des preuves d’amour ; il n’y a pas de Beau mais des
œuvres belles. Ce sont elles qui font le Beau, non l’in¬
verse. Ce renversement d’un qualificatif en substan¬
tif le ferait sourire par sa naïveté s’il ne se souvenait
que ce procédé est classique chez les spéculateurs de
l’ancien temps. Il se demande en passant où loger
toutes ces images délibérément laides et violentes,
apparues dans le sillage de l’expressionnisme alle¬
mand, ces Baselitz et ces Schônebeck, voire ces
Nolde et ces Kieffer, qui se vendent si bien au¬
jourd’hui. L’esthétique du laid, l’art du déchet et le
bad-painting ne seraient-ils plus de l’art?
Premier moment : « Est beau l’objet d’une satis-

1. Critique du jugement, Paris, Vrin, 1960, paragraphe 141.


Vers un matérialisme religieux 187

faction désintéressée. » En quoi le beau se distingue


de l’agréable, qui plaît aux sens dans la sensation, et
du bon, qui se rapporte à un but. Je désire physique¬
ment l’agréable et le bon, pour en jouir ou m’en ser¬
vir. Ici, ni inclination sensible ni appétit vulgaire : ce
serait pathologie, et non plus esthétique. La re¬
présentation du beau doit suffire, sans désir de pos¬
session ni calcul d’intérêt. Castelli, qui a toujours cal¬
culé les prix et désiré posséder non seulement les
oeuvres qui le satisfont mais les artistes eux-mêmes
(pour en faire profiter sa clientèle), ne peut s’empê¬
cher de penser que si Kant avait raison l’histoire de
l’art n’existerait pas parce qu’il n’y aurait jamais eu
de marché de l’art, ni même d’art tout court, lequel
n’est pas une opération du Saint-Esprit. Ni moteur
donc, ni mobile. Et pas d’artistes, car qui refuse la
jouissance chez l’amateur ne peut concevoir non plus
l’angoisse, la joie et la souffrance chez le créateur,
qui, lui aussi, travaille pathologiquement, avec ses
passions et ses empêchements. Quand l’art fut-il une
activité désintéressée? Les acheteurs veulent faire
des placements ; d’autres, ou les mêmes, car ce n’est
pas contradictoire, veulent se faire plaisir. Quand
n’a-t-il pas été un investissement libidinal et spécula¬
tif? Le mécénat antique lui-même n’avait rien de
gratuit : le mécène, par ses fastes et ses dépenses,
prétendait au pouvoir dans sa Cité. Quel philan¬
thrope ne veut faire connaître sa générosité par l’ins¬
cription de son nom sur une plaque, et sans intéresse¬
ment fiscal ? Sans lois sur les Fondations, les
donations, ma foi... « La fonction de l’art est de
188 Genèse des images

n’avoir pas de fonction. » Cette défonctionnalisation


peut s’envisager comme un processus, mais le désin¬
térêt, s’il existe chez le pur esthète, est un résultat,
non un point de départ. Le Grec qui façonnait une
idole ou un colossos, le chrétien qui commandait une
offrande ou un ex-voto avaient le plus grand intérêt à
l’existence de cet objet. De lui dépendaient leur
santé, leur bien-être, l’immortalité de leur âme. Ces
choses que je reçois et perçois comme des œuvres
d’art ont été fabriquées pour constituer un moyen sûr
de guérison, ou un bien de salut, ou un gage de sé¬
curité physique, bref des usuels indispensables à la
survie. C’est comme si, dans cinq cents ans d’ici, on
vidait les tiroirs d’un écrivain d’aujourd’hui pour
mettre en vitrine, au titre d’œuvres littéraires, son en¬
crier, une lettre au percepteur, un contrat d’assu¬
rance-vie ou une ordonnance médicale. Sans doute,
des objets qui avaient au départ des fins non esthé¬
tiques peuvent être exposés dans nos musées et expli¬
qués dans nos albums comme « œuvres d’art ». On
vient les regarder sans idée d’achat ou de vente, avec
un intérêt désintéressé. C’est une décision toujours
possible, qui ne dépend que de nous et qui n’a rien
d’illégitime : après tout, et c’est Kant qui le dit, l’art
est dans le sujet, et non dans l’objet. Le problème est
que cette sélection de « beaux » objets, réputés inu¬
tiles, et extraits du tout-venant utilitaire, n’a pas de
valeur universelle.
Si l’on définit comme « art » « la production d’ob¬
jets matériels dont la valeur d’usage est exclusive¬
ment symbolique », on emploie là des catégories et
Vers un matérialisme religieux 189

des oppositions qui n’ont cours que dans notre so¬


ciété. Ce qui est symbolique pour un Français ne l’est
certainement pas pour un Bantou, et ce qui est utili¬
taire pour l’Aymara de Bolivie ne l’est pas pour l’em¬
ployé de Manhattan. De surcroît, et c'est le plus sou¬
vent, un objet est à la fois fonctionnel et symbolique.
On peut s’en servir et le contempler. Comme un fi¬
dèle peut prier à l’église devant un retable médiéval,
et prendre ensuite son temps pour le scruter tout à
son aise. Les églises sont aussi des musées. Ce double
emploi fait du partage beau/non beau, pur/impur
une opération toute intellectuelle, sans répondant
vécu.
Deuxième moment du Beau : « Ce qui plaît univer¬
sellement sans concept. » Autant de perplexité que
de mots. « Plaire... » Si l’art était toujours et immé¬
diatement plaisant, Castelli n’aurait plus rien à ven¬
dre, les critiques plus d’artistes à « défendre », et les
artistes plus aucun espoir de scandale. C’est un fait
que jusqu’à Kant, et à quelques exceptions près, les
grands artistes ont plu à leur époque. Giotto, Cara-
vage, Vinci, Titien, Fragonard, David ont à peu près
fait l’unanimité de leur vivant. Mais à partir du
xixe siècle, voilà que ce monde stable ordonné à des
canons de beauté, à des critères de métier reconnus
et où la fixation des cotes aurait pu se faire par son¬
dage dans les milieux cultivés, se fendille, puis
s’écroule. Delacroix, Manet, Pissarro, Gauguin, Van
Gogh, Dubuffet ont déplu. Et s’ils n’avaient pas dé¬
plu, ils ne seraient pas devenus des « génies » hors
d’atteinte et de prix. « Pour que des tableaux se ven-
190 Genèse des images

dent cher, disait Picasso, il faut qu’ils aient été ven¬


dus très bon marché au début. » Pourquoi Kahn-
weiler a-t-il acheté Les Demoiselles d’Avignon ? Il l'a
dit lui-même : parce qu’ « elles déplaisaient souve¬
rainement à tout le monde ». Tel est le secret des len¬
demains qui payent. Casser le plaisir (choquer le
bourgeois et le béotien), exigence formelle autant
que spéculative, c’est la morale de l’art moderne. De
cette obligation tacite, « l’anti-art » s’est fait un de¬
voir explicite. Quel anti-artiste « sérieux » ne s’est pas
pensé comme le fossoyeur de l’art, et d’abord des ar¬
tistes plaisants et célébrés qui l’ont précédé (lesquels,
à leur tour, etc.). Le beau moderne est toujours nou¬
veau, et le nouveau ne semble-t-il pas toujours laid ?
Léo Castelli se demande si ce philosophe est vrai¬
ment sorti de chez lui.
« Universellement » . ce laconisme est beau. Car le
philosophe n’ignorait évidemment pas l’arbitraire
« des goûts et des couleurs ». Il sait bien que la réalité
sociologique n’est pas celle-là ; aussi bien pose-t-il là
un idéal, une morale du sentiment, par-delà le chaos
flagrant du chacun pour soi. Juger un objet beau,
c’est poser qu’il ne l’est pas seulement pour moi, que
quelque chose en lui doit et peut interpeller n’im¬
porte qui, qu’il est en droit communicable à tous.
Pari bien digne des Lumières : c’est l’individu en son
for intérieur qui décide du beau, mais cette décision,
miracle de la nature humaine, vaut pour tous. Sub¬
jectif n’est donc pas particulier. Tout en saluant cet
optimisme de l’assentiment général, qui est aussi le
sien et celui, au fond, de tous les esthètes (plus géné-
Vers un matérialisme religieux 191

reux que le vulgaire ne le pense), Léo Castelli est


bien forcé de constater qu’il y a loin de la coupe aux
lèvres. Pourquoi, de l’universel au planétaire, la tra¬
duction ne se fait-elle pas ? L’ « international art » ne
laisse pas d’être occidental, et pas seulement en rai¬
son des inégalités de pouvoir d’achat (les émirats du
Golfe restant obstinément extérieurs au marché).
L’Occident n’a certes pas l’exclusivité du plaisir es¬
thétique mais notre tradition de l’image, c’est évi¬
dent, n’est pas celle de l’Islam, ni de l’Inde, ni de
l’Afrique. L'universel kantien est apparemment
brouillé avec l'histoire et la géographie, son Beau
n’est pas un fait de culture. De plus, à l’intérieur
même de notre tradition, notre promoteur ne voit
rien, dans son expérience, qui vérifie ce vœu bienveil¬
lant de partage. Kant a peut-être raison de dire que
ce qui est seulement beau pour moi n’est pas beau
mais le snobisme a toujours fait le contraire, à sa¬
voir : ce qui est valable pour chacun ne l’intéresse
pas. L’intolérance et la méchanceté des jugements de
goût, proches du fanatisme, semblent plutôt à la me¬
sure de leur arbitraire. Les connaisseurs en peinture
tiennent que la valeur (esthétique) d’un tableau est
indéfinissable, mais les mêmes n’ont jamais hésité à
trancher et à définir, d’un ton sans réplique, « bons »
et « mauvais » artistes. Lui-même, Castelli, quoique
plus dubitatif, se garde de les reprendre. Non seule¬
ment parce que le client a toujours raison mais parce
que lui aussi, et malgré qu’il en ait, n’a jamais pu pro¬
mouvoir un artiste, lui donner, en l’intégrant dans son
écurie, « la classe internationale », sans dévaluer tel
19? Genèse des images

autre qu’il a dû refuser pour ne pas déprécier ceux


qu’il avait déjà. Son problème à lui, directeur de la
plus importante galerie des États-Unis d'Amérique,
n’est pas en effet d’étendre le marché pour le plaisir
mais d'élever les cours. Cela se fait par l’organisation
de la rareté. Il serait humanitaire d’obtenir de « bons
produits » sans éliminer les « mauvais », mais cela ne
se peut : classer c’est déclasser.
« Sans concept » : cette privation-là n’est pas pour
lui déplaire. Kant ici a visé juste. Non, il n’y a pas de
règle logique. Les concepts concernent la connais¬
sance, l’art est du sentiment, et du concept on ne peut
pas passer au sentiment. Sinon, tous les grands cer¬
veaux de la logique formelle auraient du goût, ce
dont il n'y a pas apparence (et Kant lui-même...).
Est-ce à dire que le sentiment du beau est naturel et
immédiat ? Il semble plutôt que la sensibilité doive
être organisée. D’ailleurs, elle l’a toujours été,
comme la communication effective des jugements de
goût, qui ne transitent pas d’eux-mêmes entre
l’homme et l’homme. Il faut les pousser. L’universa¬
lité va peut-être sans concept mais non sans peine.
Elle doit s’équiper, et mouiller sa chemise. L'art nè¬
gre, par exemple, n’est pas tombé du ciel ; c’est un
travail de chaque jour, une succession de voyages,
transports et métaphores qui n’a rien d’automatique.
Voyez plutôt. Dans la forêt gabonaise, un artisan
fang, très connu dans sa région, taille un tronc d’ar¬
bre en l’honneur et à l’effigie de son grand-père, mort
il y a peu. Un beau fétiche, parmi cent autres. Un
courtier parisien en prospection arrive, jauge, discute
Vers un matérialisme religieux 193

et obtient l’objet pour mille francs. Ayant apaisé par


un cadeau le directeur des douanes, il ramène cet ou¬
vrage d’artisanat à Paris et le revend huit mille
francs à un galeriste de ses amis rue des Beaux-Arts.
Lequel le met en vitrine, sans indication de prix
(contrairement aux cafetières du Bon Marché), sous
l’étiquette : « objet contemporain d’art primitif ». Le
sculpteur fang, chez lui, n’est pas n’importe qui. Il a
un nom, une notoriété, une « patte ». On vient des vil¬
lages voisins lui passer commande. Mais c’est l’ano¬
nymat des artistes qui distingue dans nos rubriques
« l’art primitif » des autres. Le galeriste parisien
gommera donc le nom de l’auteur, au bénéfice de sa
seule localisation ethnique. L’authenticité de l’objet,
aux yeux d’un Occidental, sera donc garantie par ce
petit truquage, condition de sa transsubtantiation es¬
thétique, elle-même condition de sa valorisation
économique. Sur l’autel de l’art nègre, le sorcier
blanc, en bout de chaîne, sacrifie le nègre individuel
et concret, en sorte qu’en faisant quatre mille kilo¬
mètres, et en passant du monde africain au monde de
Part, une matière inaltérée dans sa forme a pu chan¬
ger d’aura, de regard et de prix. Ce n’est pas le « mi¬
roir de l’art » que nous promenons tout autour de la
terre mais un appareil qui tire, capte, élimine et
transforme toutes les images à notre image. La
communauté des récepteurs du beau est moins pas¬
sive qu’elle ne l’imagine elle-même : la réception est
production, et l’œuvre d’art, une opération dans la¬
quelle la magie du résultat occulte le labeur de
fourmi des médiations qui l’ont rendu possible.
194 Genèse des images

Troisième moment : « La beauté est la forme de la


finalité d’un objet en tant qu’elle y est perçue sans re¬
présentation d’une fin. » Voilà à nouveau le dogme de
l’inutilité, à quoi Kant était contraint par sa fin à lui,
qui est de fonder en droit le cosmopolitisme du goût.
Les fins étant barbares et particulières, comme le sont
les attraits et les émotions, le goût devra s’en rendre in¬
dépendant pour permettre au Beau de se poser en uni¬
versel. Le bel objet doit être à lui-même sa propre fin,
sans concept d’utilité extérieure. On peut toujours,
bien sûr, faire de Kant l’inventeur du design, qui met
en concordance la forme d’un objet avec sa fonction¬
nalité interne. Mais il n’est pas question ici d’objets, et
encore moins industriels, mais de jardins et de pe¬
louses. Et Kant de donner en exemple la petite fleur,
qui « ne se rapporte à aucun but ». De fait, tout le
monde, à Heidelberg comme à Oulan-Bator, aime les
petites fleurs d’un amour désintéressé. L’amour alle¬
mand de la nature aurait-il fait oublier à notre homme
sensible tout ce qui distingue un tournesol d’un ta¬
bleau de Van Gogh ? Les artistes aussi, il est vrai, se
laissent égarer. « Un tronc d’arbre, disait Brancusi,
c’est déjà une grande sculpture. » Voilà bien un « mot
d’artiste », rêve notre lecteur italo-américain. Char¬
mant, poétique, et idiot. Un chêne est définitif et in¬
contestable. Il n’est pas construit par un regard, il se
donne immédiatement comme tel, sans schémas ni ré¬
férences interposés. La symbolique du chêne peut va¬
rier selon les cultures et les pays (dans le nôtre, de
Saint Louis à Mitterrand en passant par Hugo, elle
reste stable). Mais le chêne réel n’est pas un être histo-
Vers un matérialisme religieux 195

rique : le temps n’altère pas sa nature, il pousse, meurt


et renaît en restant semblable à lui-même de siècle en
siècle, et son expansion géographique reste extérieure
à sa caractérisation botanique. Il est identifiable in¬
dépendamment de ses lieux et milieux de végétation.
L’esthétique est une botanique malheureuse : au
contraire des arbres et des pays heureux, elle a une
histoire, ou plutôt, elle est histoire. Les muséums
d’histoire naturelle ne varient que dans leur archi¬
tecture. Les musées d’art sont réorganisés par le
temps social, leurs salles bouleversées et leurs ci¬
maises remaniées de fond en comble. Le goût n’est pas
intellectuel mais sensoriel - soit. Mais les sensations
du beau sont conceptualisées par le temps. C’est lui
qui organise et légitime notre esthétique. Non seule¬
ment la Bourse des valeurs artistiques avec ses va-et-
vient (le Quattrocento n’était pas de l’art pour le
xvme siècle), mais l’idée de l’art comme valeur de cela
qui ne sert à rien (la vaisselle d’or de Henry VIII qui
lui servait à manger est devenue orfèvrerie d’art). Les
Lumières ont fait le Musée, cette machine temporelle
à produire de l’intemporel ; les musées d’art moderne
ont fait « l’art moderne », qui n’existait pas comme ca¬
tégorie singulière avant l’apparition (entre 1920 et
1940) d’espaces distincts à lui affectés. Il n’y a pas le
sentiment et le concept par-dessus ; le regard intério¬
rise la norme ; toutes singulières soient-elles, nos per¬
ceptions sont culturellement catégorisées, et pas
moins devant la nature que devant les tableaux. Je ne
vois pas le même désert que le Touareg.
Quatrième et dernier moment : « Est beau ce qui
196 Genèse des images

est reconnu sans concept comme l’objet d’une satis¬


faction nécessaire. » Le beau est donc toujours ce qu’il
doit être, par nécessité interne et naturelle. Traduc¬
tion : dans l’art, les artistes font tout le travail, l’œuvre
s’impose d’elle-même. Le sourire indulgent de Cas¬
telli tourne ici au sarcasme. Comme si on lui avait
amené des œuvres toutes faites, alouettes déjà rôties
et prêtes à servir. Comme s’il n’avait été, lui, l’inven¬
teur de cinq ou six avant-gardes successives, que le
maître d’hôtel de ces messieurs. N’était-il donc
qu’une ombre sur ce théâtre ? N’a-t-il pas créé ces
créateurs, lui et tous les professionnels de l’art
contemporain ? Les tenir pour des intermédiaires pas¬
sifs entre les œuvres et le public, et non des acteurs à
part entière sur la scène, serait n’y rien comprendre.
La « Transavantgarde », par exemple, est-ce Clé¬
mente, Cucchi et tutti quanti, ou bien moi, Léo Cas¬
telli, qui les ai regroupés sous un même sigle, organi¬
sés en mouvance, mobilisé les médias, récompensé les
critiques et les revues d’art bien inspirées, conseillé les
collectionneurs et les musées, surveillé les catalogues,
soutenu les cotes dans les ventes publiques, fait cir¬
culer dans le monde entier, sans cesser d’inviter les
uns à rencontrer les autres dans mes vernissages, mes
colloques, mes dîners ? Cette nécessité-là, je ne l’ai
pas « défendue », je l’ai construite ; non pas de toutes
pièces, puisqu’il y avait au départ, il est vrai, des ta¬
bleaux. Mais de cette matière première, pas tout à fait
indifférente mais pas tout à fait décisive, j’ai fait un
must de la plastique contemporaine. Je laisse aux
grincheux le soin de savoir qui, de ces peintres ou de
Vers un matérialisme religieux 197

ma galerie, de leurs noms ou de mon sigle, a été le


faire-valoir de qui. Dieu sait, en tout cas, que le fifty-
fifty sur les ventes, je ne l’ai pas volé. Écœuré, Castelli
n’avança pas plus avant dans la Critique du Juge¬
ment. Il avait compris qu’art vivant et philosophie de
l’art sont deux choses différentes, et qu’entre Kant et
lui, le dialogue eût été impossible.
Dans ce débat, le médiologue prendrait le parti de
l’opérateur contre le doctrinaire. L’intelligence du re¬
gard, il la trouverait dans les mécanismes du marché
plus que dans les déductions de l’Université. Si l’on
s’est attardé sur ces glorieuses définitions où il est
traité du Beau sans considération du sacré ni des ma¬
tériaux, sans plus de référence à la théologie qu’à la
technique, c’est que Kant apparaît comme l’anti-
médiologue par excellence. Il fait table rase des mé¬
diations. Un goût inné, sans formation ; un métier
spontané, sans apprentissage ; bref, un art tout fait,
sans facteurs d’art : une fonction sans organe. Ou une
théorie sans pratique correspondante. Pour les des¬
cendants de Kant dans l’histoire normative de l’art,
rien ne s’intercale entre le sujet de goût et l’objet d’art.
Rien de tout ce qui est venu, selon les mots d’Antoine
Hennion, « repeupler le monde des analyses de l’art » :
tout ce jeu entre les porteurs de la demande (le milieu
du marché), les façonneurs de l’offre (le milieu profes¬
sionnel) et leurs interfaces (le milieu des amateurs) '.
Indifférence du Beau à ses applications (archi-

1. Antoine Hennion, De la fusion du groupe à l’amour d’un objet :


pour une anthropologie de la médiation musicale, Centre de sociolo¬
gie de l’Innovation, École des Mines de Paris, 1990, pp. 3 et 4.
198 Genèse des images

tecture, peinture, gravure, horticulture, etc.). Peut-


être le formalisme kantien, qui replie la création sur sa
logique interne, abstraction faite des arts, des genres
et des œuvres, rejoint-il le formalisme de l’invention
contemporaine, elle aussi repliée sur des « jeux de lan¬
gage » homogénéisés. Mais le code d’appréciation pro¬
posé par ce formalisme déjoue les aggiornamentos en
raison même de l’actuelle prédominance des effets de
forme sur les contenus du Beau. Nous sommes té¬
moins que les conditions de diffusion des œuvres re¬
montent en amont de leur production, pour en déter¬
miner de plus en plus la nature. La manière dominant
la matière au point de se prendre elle-même pour ma¬
tière, nous voyons de mieux en mieux ce qu’il entre
d’autorité dans tout effet de beauté. D’où vient l’auto¬
rité et comment se confère-t-elle ? Si l’art, au¬
jourd’hui, c’est ce qu’on trouve dans les musées, qui
programme les musées et qui décide des acquisitions ?
Selon quels critères et selon quelles connivences opè¬
rent les commissions d’achats ? Qui trie ce qui va sur
les cimaises et ce qui descend dans les réserves ? Ces
questions de « sociologie » ou d’administration ne sont-
elles pas devenues de décision et définition ? L’ancien
externe de l’art n’est-il pas passé à l’intérieur?
Thierry de Duve relaie Bourdieu, qui avait démonté
« la genèse de l’esthétique pure », en théorisant l’art
d’institution, et Yves Michaud scrute les décrets des
« commissaires » L Si la valeur artistique vient à un

1. Thierry de Duve, Au nom de l’art. Pour une archéologie de la


modernité, Paris, Minuit, 1989, et Yves Michaud, L’artiste et les
commissaires, Paris, Éditions Jacqueline Chambon, 1990.
Vers un matérialisme religieux 199

objet par sa mise en vitrine, ou par l’affichage de sa va¬


leur d’exposition, voilà les maîtres de l’exposition et
de l’accréditation promus maîtres créateurs.
Dans les faits et par son travail, c’est Duchamp qui
a inauguré la médiologie de l’art, à ses risques et pé¬
rils, en ouvrant le catalogue « indications ». En ga¬
gnant son pari, il a catapulté la médiation dans la ca¬
bine de pilotage. Vous me demandez une œuvre
d’art ? Voilà, prenez cet urinoir, mettez-le au musée,
et regardez-vous bien dedans : c’est un miroir. Vous y
découvrirez qu’un musée est une accumulation d’in¬
dex pointés, « attention : ceci est à voir ». Le médio-
logue est donc cet imbécile qui lorsqu’on lui montre
la lune regarde le doigt. Au lieu de suivre le sens des
flèches, à l’aveuglette, il remonte le long du bras,
pour apercevoir le ou les corps qui désignent. Notre
époque voit la muséologie se répandre à mesure que
l’esthétique se rétracte, et les cadres d’exposition ga¬
gner en magnificence à mesure que les œuvres maté¬
rielles s’en absentent. On sait de moins en moins ce
qu’est une œuvre d’art et de mieux en mieux ce
qu’est un musée ? Peut-être, mais si la réponse à la
première question ne sera jamais complètement dans
la seconde, convenons qu’elles peuvent singulière¬
ment s’éclairer l’une l’autre.
LIVRE II

Le mythe de l'art
Chapitre V

LA SPIRALE SANS FIN


DE L’HISTOIRE

C’est curieux comme les républicains


sont réactionnaires quand ils parlent d’art.
ÉDOUARD MANET
1867
L’art n’est pas un invariant de la condition
humaine mais une notion tardive propre à l’Oc¬
cident moderne et dont rien n’assure la péren¬
nité. Cette abstraction mythique a puisé sa légi¬
timité dans une « histoire de l’art » non moins
mythologique, dernier refuge du temps linéaire
utopique. L’observation des cycles réels d’in¬
vention plastique, sur la longue durée, condui¬
rait plutôt à remplacer l’idée messianique
d’évolution des formes par celle de « révolu¬
tion », c’est-à-dire la ligne par la spirale.
Un mot ripolin

Entre nos images et nous, se dresse un mot écran :


« l’art ». Nous avons maintes fois et comme ma¬
chinalement buté sur ce fourre-tout. La monosyllabe
racoleuse fait obstacle à toute élucidation des va¬
riables de l’image. Elle habille un artefact en nature,
un instant en essence et un folklore en universel. La
rhétorique sommaire de l’art, beau mensonge, est
trop omniprésente pour être éludée. On se contente¬
rait de la voir remise à sa juste place.
Les prêtres de l’art déroulent métamorphoses et
résurrections comme autant d’avatars d’une subs¬
tance transhistorique. Ce n’est qu’un substantif tard
venu. Le dernier en date des desservants du culte l’a
lui-même reconnu in fine : « L’intemporel non plus
n’est pas éternel » (Malraux).
On avait voulu nous faire croire que l’Art est un in¬
variant, région de l’être ou canton de l’âme, qui se
remplirait au fur et à mesure avec des images fabri¬
quées ici et là. On faisait comme si l’écoulement des
206 Le mythe de l’art

images depuis trente mille ans déclinait au fil des siè¬


cles une structure idéale, ensemble de propriétés
communes définissant une certaine classe d’objets et
dont chaque époque viendrait actualiser tel ou tel
trait ou segment. C’était rallier la loi du dernier venu
et du plus fort, notre « art moderne » qui ne tire sa
justification que de lui-même. Arrogance de ce natu¬
rel : un local devenu global et qui tient tribunal ; un
segment privilégié qui s’expose en tout ou en fin de
l’histoire, et qui, faute de comprendre ce qui lui
échappe, feint de se retrouver à l’origine de toutes les
images fabriquées de main humaine et recueillies par
notre zèle. En réalité, c’est l'inverse : chaque âge de
l'image a son type d'art.
Naïveté ethnocentrique : « le musée délivre l’art de
ses fonctions extra-artistiques ». Comme si « l'art »
avait dû attendre, en souffrant dans l’ombre, des siè¬
cles durant, d’être rendu à lui-même, totalité auto¬
suffisante et autoengendrée indûment dénaturée,
aliénée, pervertie par des intérêts allogènes et illégi¬
times. Ne serait-il pas plus conforme à la réalité des
métamorphoses de retourner la proposition : « le mu¬
sée a délesté les images sacrées de leurs fonctions
cultuelles » ? La beauté faite exprès, ce que nous ap¬
pelons art, cela n’occupe, dans l’histoire de l'Oc¬
cident, que quatre ou cinq siècles. Brève parenthèse.
Notre xxc siècle s’est caractérisé par la remise en
cause des normes esthétiques héritées du précédent,
les clivages art populaire/art d’élite, kitsch/avant-
garde, etc. Il a procédé, selon le mot de Harold Ro¬
senberg, à la « dé-définition » de l’art. On a recyclé et
La spirale sans fin de l’histoire 207

enfourné dans le sac toutes sortes d’incongruités,


exotismes ou déchets que nos prédécesseurs lais¬
saient traîner dans le caniveau. Subsiste un dog¬
matisme caché sous cet hyper-empirisme, un auto¬
ritarisme larvé sous cet anarchisme visuel : l’idée de
sac. J’ai aujourd’hui le droit d’y loger tout et n’im¬
porte quoi - flacon d’urine d’artiste, porte-bouteilles,
sèche-cheveux, cadre sans rien au milieu, corde à
nœuds, chaise contre un mur avec photo de ladite
chaise à côté. Mais je n’ai pas encore le droit de jeter
le sac à la poubelle. Il est admis que « tout est de
l’art » ; mais pas encore que l’art n’est rien - qu’une
illusion efficace. À quoi sert en définitive ce nom ma¬
gique, énigme faite évidence, étrangeté trop fami¬
lière ? À voiler les ruptures de câblage entre les civili¬
sations comme entre les différents moments de la
nôtre, sous une couche de plastique uniforme. Art,
mot ripolin, mot palimpseste, où chaque époque,
pour imposer aux autres ses propres croyances, ra¬
ture imperturbablement celles de ses devancières.
Mensonges lucratifs : « Histoire générale de la
peinture » ou « Encyclopédie de l’art universel ».
Mensonge grandiloquent : « Toujours enrobé d’his¬
toire mais semblable à lui-même depuis Sumer
jusqu’à l’école de Paris, l’acte créateur maintient au
long des siècles une reconquête aussi vieille que
l’homme » (Malraux). Mensonge utile, y compris aux
amants de la vérité : le Musée du Louvre.
Au nom de quoi mettre des populations aussi hété¬
rogènes que les Vénus stéatopyges de la préhistoire,
Athéna Parthenos, la Vierge au donateur, la Dame
208 Le mythe de l’art

d’Auxerre et les Demoiselles d’Avignon en facteur


commun ? Au nom de l’Image ? Mais le mot n’a pas
le même sens, l’image n’est pas investie des mêmes
affects, selon qu’on est à Paris en 1992, à Rome en
1792 ou à Rome encore en 1350 (lorsqu’un million de
fidèles déferlent sur la ville pour regarder une image
miraculeuse du Christ). Ce n’est pas la même chimie
imaginaire, parce que la dynamique du regard n’est
plus la même. Prétendre isoler une idée d’image se¬
rait encore une idée imaginaire. Il n’y a pas un inva¬
riant « imago » sous le foisonnement infini du visible,
car la diversité est d’essence et l’invariant spéculatif.
Dire comme Gombrich en incipit de son Histoire
de l’Art qu’il n’y a pas d’art mais seulement des ar¬
tistes, c’est repousser le problème : depuis quand y a-
t-il des artistes et pourquoi ? « L'art, c’est tout ce que
les hommes appellent ainsi » ? Et qu’y avait-il donc
en l’absence de nom propre, avant le passage de
l’échoppe au studiolo et de la ghilde à l’Académie ?
Ce n’est pas l’artiste qui a fait l’art, c’est la notion
d’art qui a fait de l’artisan un artiste, et elle n’émerge
en majesté qu’avec le Quattrocento florentin, dans
cette période qui va de la conquête par les peintres de
leur autonomie corporative (1378) jusqu’à l’apo¬
théose funéraire de Michel-Ange, mise en scène par
Vasari (1564).

L’enjeu d’un article défini

Ce qui est en jeu dans la définition de l’Art (inter¬


rogation apparemment sans portée pratique), c’est la
La spirale sans fin de Vhistoire 209

question de savoir si l’histoire de l’Art est ou non une


langue de vent virevoltant autour d’une chimère. Si
l’art est un, en essence, il y a bien une histoire de
l’art. Et sinon ? Eh bien, sinon, nos « ânes porteurs de
reliques » se racontent des histoires.
Les professionnels férus de datation, d’attribution
et de documentation parlent au nom de la Science.
Ils tiennent même d’ordinaire la réflexion philo¬
sophique pour quelque chose d’arbitraire, de sub¬
jectif et de doctrinal, les questionneurs de notre es¬
pèce pour des plaisantins, et les remontées radicales
pour des pensées de survol. Ne pourrait-on leur ré¬
pondre que c'est leur croyance en l’Art qui fonde leur
histoire de l’Art, et non l’inverse ? Et si nos mono¬
graphes les plus positifs, nos historiens de l’art les
plus réfractaires aux idées générales, les plus sobre¬
ment anglo-saxons étaient eux-mêmes des « halluci¬
nés de l’arrière-monde » ? Leur crédit et leur ton de
condescendance paraissent à un profane reposer sur
des présupposés quelque peu arbitraires, subjectifs
et doctrinaux, à savoir 1 / qu’il existe un concept uni¬
que d’art traversant les civilisations et les époques 2/
qu’il peut donc y avoir une histoire unique et conti¬
nue de cette entité et 3/ que cette histoire peut à son
tour faire l’objet d’une discipline autonome et spéci¬
fique. Comme s’il n’y avait pas des civilisations où
l’histoire des formes n’est qu’une déclinaison acces¬
soire de significations beaucoup plus larges ; où l’his¬
toire de l’art et l’art comme histoire n’ont d’ailleurs
jamais vu le jour. La civilisation byzantine par exem¬
ple, pendant un millénaire. La civilisation chinoise,
210 Le mythe de l’art

pendant plus longtemps encore (où, « l'art » n’étant


pas une fonction différenciée de l’activité sociale, on
ne ressentait pas le besoin de conserver « les œuvres
d’art », et où les copies avaient la même valeur que
les originaux). Le Japon encore maintenant, où les
temples shinto sont périodiquement reconstruits sans
rien perdre de leur aura. L’indice d’autonomisation
des formes plastiques est éminemment variable.
Chacun sait qu’il est impossible de comprendre la
production esthétique d’un groupe humain sans le re¬
placer au milieu des autres aspects de sa vie, tech¬
nique, juridique, économique ou politique. Ce que
nous appelons « art » peut fort bien ne pas constituer
en lui-même un sous-ensemble significatif distinct de
tous les autres. Il y a des seuils de consistance de l’in¬
vention plastique en deçà desquels « l'histoire de
l’art » doit accepter de se fondre dans l’histoire des
religions, c’est-à-dire dans une simple anthropologie.
La République a appris à nos aïeux la distinction
entre l’enseignement de la Religion et l’Histoire des
religions. L’enseignement de la Religion désigne ce¬
lui du Christianisme, qui est la religion par excel¬
lence, la seule vraie. Elle est rattachée aux facultés
de théologie. L’histoire des religions, laïque ou pro¬
fane, dépourvue de jugements de valeur et de visées
apologétiques, est rattachée aux facultés de lettres et
de sciences humaines. Démarches à tel point contra¬
dictoires que la seconde s’est conquise sur la pre¬
mière, de haute lutte et fort tardivement (pour la
France, vers la fin du xixe siècle). Il est des pays, en
Europe du Nord, par exemple, où cette répartition
La spirale sans fin de l’histoire 211

des fonctions et des lieux fait encore l’objet de dis¬


cussions. Sous ses dehors positivistes (et parfois en
raison même de sa spécialisation), l’histoire de l’art a
longtemps débité une Révélation, deux fois dog¬
matique : par ses préjugés et par l’ignorance où elle
en était. Jusque récemment, l’École du Louvre était
une faculté de théologie profane. Sanctuaire d’un
Dieu unique : l’Art, substantif singulier.
Par tradition, « les » arts sont ethnologiques ou
bien ménagers, seul l’Art au singulier est majeur. On
donne encore, et sans rire, des cours d’« histoire de
l’Art », quand plus personne, sauf ironie, ne propose
une histoire de la Civilisation. Nous savons bien que
l’article défini affiche l’Idéologie ou la Bonne Cause :
un objet absolu étudié dans l’absolu. Un fétiche
donc. Sauf ici. Un jour, il y a un siècle ou deux, les
théologiens de la Révélation se sont vu arracher l’ex¬
clusivité de l’étude des Écritures : naquit alors l’his¬
toire des religions. Un jour, peut-être, les théologiens
de l’art accepteront de partager leur apanage avec
les ethnologues de l’archipel Image. Ce jour-là, l’his¬
toire de l’art aura enfin rompu avec l’Histoire sainte
et le discours pieux. Dont la distribution des prix
d'excellence est la petite monnaie profane, ainsi que
les traditionnels récits de grandeur et décadence de
l’art idéal (l'Histoire de l’art chez les Anciens), ou
bien la même chose à l’envers, décadence et gran¬
deur de l’art actuel {Les vies des plus excellents ar¬
chitectes, peintres et sculpteurs italiens, depuis Ci-
mabue jusqu’aux temps présents), Winckelmann et
Vasari. Qui accepte la discontinuité des âges, des
212 Le mythe de l’art

continents, des états de l’image, peut se délester de la


vieille commande par la fin — et des mélancolies de
« la fin de l’art ». Il n’y a pas de fin dans l’absolu, ou
plus trivialement : la fin de l’art n’est pas la fin des
images.

Tel père, telle fille

À un objet artificiel correspond une histoire ir¬


réelle. Et l’inconsistance du mythe « art » ne se révèle
nulle part mieux que dans l’examen des fragilités
idéalistes de « l’histoire de l’art » qui l'abrite, comme
la coquille l’huître. La notion d’Art est en effet appa¬
rue à la Renaissance, portée par l’idée toute neuve de
progrès, logée au creux d’une Histoire naïvement
structurée par sa fin supposée, dont les Vies de Va-
sari (1550) constituent l’emblème mais dont les pos¬
tulats perdurent jusqu'à aujourd’hui. « Il n'y aurait
pas eu d’histoire de l’art sans l’idée d’un progrès de
cet art à travers les siècles » (E.H. Gombrich). Cha¬
que artiste s’inscrivant dans une succession linéaire,
sa place valait pour rang, peu ou prou. Jusqu’à ce
matin, la superstition de « l’avant-garde » et du « nou¬
veau » monnayait en snobisme profane le simplisme
religieux de cette ligne droite. Le thème apparem¬
ment opposé de la décadence et de « la mort de l’art »
relevant du même postulat, celui de « l’Art en mar¬
che ».
Et ça marche toujours. Vers où va l’Art moderne,
au dire des chroniqueurs ? Pas le choix : vers le meil-
La spirale sans fin de l’histoire 213

leur ou vers le pire, marche avant ou marche arrière,


progrès ou régression, tertium non datur.
On va d’un commencement absolu à un achève¬
ment espéré quoique toujours repoussé ; d’une année
zéro, passée laquelle on ne peut plus revenir en ar¬
rière, à une apocalypse idéale. L’histoire de l’art, de
la plus savante à la plus machinale, est habitée par
l’archétype chrétien du temps salvateur qui
commence par l’Incarnation et finit en Jugement
dernier. C’est une téléologie plus ou moins glorieuse.
La fin de l’histoire, aux deux sens du mot, dicte en re¬
tour le patient cheminement d’une origine recroque¬
villée sur sa nuit vers sa reconnaissance en pleine lu¬
mière, sa Renaissance, sa Résurrection : schéma
vasarien. Ou bien l’on suivra l’itinéraire d’une noble
simplicité à jamais perdue, celle de Niobé ou du Lao-
coon, jusqu’aux superfluités luxurieuses de l’art relâ¬
ché du présent : schéma de Winckelmann. « Dans les
arts qui tiennent au dessin, ainsi que dans toutes les
inventions humaines, on a commencé par le néces¬
saire, ensuite on a cherché le beau, et l’on a donné en¬
fin dans le superflu et l’exagération : voilà les trois
principales périodes de l’art » (Winckelmann).
Deux et seulement deux fléchages possibles à l’in¬
térieur de cette conception : le vecteur gai et le vec¬
teur triste. La Renaissance a chanté l’Ascension ; les
Lumières, la déréliction. Le romantisme allemand
poursuivit le mouvement de temporalisation à sa ma¬
nière en logeant le temps de l’entropie au cœur du
cœur. C’est ainsi que Hegel fait remonter le pathé¬
tique des formes à leur raison d’être. Non seulement
214 Le mythe de l’art

on ne peut plus revenir à l’art symbolique quand on


est au stade classique, ou au classique quand on en
est au romantique, mais on ne peut plus être peintre
ou architecte, au sens fort et vivant du mot « être », à
partir du moment où la tâche de réconcilier l’esprit et
le monde incombe au philosophe et non plus à l’ar¬
tiste. Ce ne sont plus alors les modes d’expression
successifs dont l’alignement compose « l’histoire de
l’art » qui se chassent les uns les autres, c’est l’expres¬
sion artistique elle-même qui s’en va, et « l’art est au¬
jourd’hui une chose du passé ». « Les besoins spiri¬
tuels qu’il satisfait sont rassasiés par l’ambiance de
cette culture réflexive (la nôtre) tournée vers l’uni¬
versel, le général, le rationnel... » Le jugement esthé¬
tique succède alors à l’émotion esthétique. L’Odys¬
sée à sens unique n’est pas répétable, l’histoire de
l’art, elle non plus, ne repasse pas les plats.
Dans les deux cas de figure, l’ordre des temps vaut
pour jugement de valeur, la chronologie est une axio-
logie.

Le réemploi d’une vieillerie :


« l’avant-garde »

Les philosophies du Progrès du xixe siècle sont al¬


lègrement mises au rebut par de bons esprits qui les
transposent chaque jour dans leur jugement de goût.
Les mêmes esthètes qui se gaussent des naïvetés ja¬
cobines ont repris telles quelles les métaphores du
combat artistique nées dans la foulée de la Révolu-
La spirale sans fin de l’histoire 215

tion française (Stendhal, 1824 : « Mes opinions en


peinture sont celles de l’extrême gauche »). Le duel
Ingres/Delacroix, ligne contre couleur, mettait alors
aux prises l’autorité contre la liberté, c’est-à-dire
l’Ancien Régime contre la Révolution '. Les mêmes
qui récusent la notion d’avant-garde politique font
leur son ombre portée dans les images. N’est-ce pas
un socialiste français, disciple de Fourier, Gabriel-
Désiré Lavedan, qui a transporté en 1845 dans les
beaux-arts cette métaphore militaire, calquée en réa¬
lité sur le modèle alors moderne du chemin de fer ?
L’histoire est un rail, et l’avant-garde, la locomotive
à vapeur qui tire les wagons. Des deux sœurs rétro,
seule la cadette reste « in » - aveugle survivance de
l’utopie quarante-huitarde dans une fin de siècle dé¬
sabusée qui se flatte de les répudier toutes. Le désen¬
chantement du monde n’aurait-il épargné que celui
de l’art ? Il nous semble naturel de rendre hommage
et culte au « Nouveau » comme si la Terre promise
était encore devant nous, avec une seule voie d’accès,
la plus courte, celle qu’explore la locomotive du mo¬
ment. Lumineuse unicité des voies du salut, qui a son
prix et son envers : les sombres soupçons de dévoie¬
ment et d’art dégénéré (comme s’appelle celui qui n’a
pas pris le bon chemin au bon moment). Tant il est
vrai que le terrorisme évangélique de l’évolution joue
à pile ou face, progressisme et fascisme, promesse et
anathème. L’art moderne aura sans doute été le der¬
nier refuge du messianisme séculier, et certaine cri¬
tique littéraire, version triomphante de l’ancienne

1. Francis Haskell, De l’art et du goût, Paris, Gallimard, 1989.


216 Le mythe de l’art

Église militante, l’ultime planche de salut du mythe


révolutionnaire. Dans un monde de l’art hanté par
une structure mentale d’attente, on est pré-ceci ou
post-cela, et en attendant le Grand Soir, à défaut de
Parousie, nouveauté et supériorité sont synonymes.
Je suis meilleur que toi parce que je viens après toi.
Pour que l’idée d’avant-garde ait un sens, il fau¬
drait pouvoir ramener l’enchaînement des formes
plastiques à une séquence cumulative de solutions de
plus en plus adéquates successivement apportées à
un même problème, le long d’un vecteur où plus on
avancerait, mieux on serait armé pour dépasser la so¬
lution précédente. Évidemment, si l’histoire d’un art
donné fait changer au fur et à mesure les problèmes
qu’il se pose, l'idée consolatrice s’écroule, et chaque
école, chaque peintre, chaque tendance doit repartir
à neuf. Chacun devenant sa propre avant-garde, il
n’y a donc plus d’avant-garde, faute d’un front et
d’arrières communs à tous.
Comment expliquer la survie paradoxale de Y « art
d’avant-garde » au « Parti d'avant-garde » ? Sans
doute par le réinvestissement d’un héritage idéolo¬
gique du xixc siècle dans le conditionnement infor¬
matif du xxc. L’annexion des mondes de l’art par l’ur¬
gence publicitaire a réactivé la superstition du
nouveau. La sphère de l’actualité, où toute « dernière
nouvelle » déclasse et dévalue l’avant-dernière (le
journal d’hier perd sa valeur marchande au¬
jourd’hui), est venue au secours du monde défunt de
l’utopie sociale pour, en jouant sur un quiproquo, re¬
mettre en selle la modernité comme différence et
La spirale sans fin de l’histoire 217

rupture. Mais elle a changé de signe. De messia¬


nique, elle est devenue médiatique. En sorte que
1 idée romantique d’avant-garde, naguère signe de ré¬
bellion et étendard de malédiction, fonctionne désor¬
mais à rebours, comme moyen d’insertion et de pro¬
motion sociales.
Ce qui fait la valeur, y compris marchande, d’une
information, c’est sa nouveauté. Et, comme le dit Ar-
man, aujourd’hui, « l’artiste est un informateur ». Il
doit faire événement pour retenir l’attention... et la
clientèle. Le marché de l’art est de l’information tra¬
duite en cotation. Et l’information, cela se mesure au
degré d’écart à la moyenne. C’est très précisément
l’inverse d’une probabilité d’apparition. C’est pour¬
quoi les formes les plus valorisées sont aujourd’hui
les plus inattendues, car, faisant plus événement que
les autres, elles font mieux parler d’elles : emballer le
Pont-Neuf, poser son chevalet devant un rhinocéros
au zoo de Vincennes, rouler une femme nue sur une
toile peinte ou placer un champ de blé devant l’Arc
de Triomphe - c’est d’abord faire du bon journa¬
lisme, en produisant l’équivalent d’une catastrophe
de chemin de fer. Il s’ensuit que le traditionalisme
est une aberration médiatique (comme un train qui
arrive à l’heure), et la peinture de défi, normale. Seul
paye l’écart au code ; le devoir d’originalité per¬
sonnelle est devenu une nécessité économique maté¬
rielle, et l’ange du bizarre, Monsieur tout le monde.
La fusion des valeurs de création et d’information,
qui aboutit à « l’art communicationnel », permet de
s’orienter assez bien dans la désorientation contem
218 Le mythe de l’art

poraine du n’importe quoi. La recherche de Yopti-


mum informatif, aussi appelé « scoop », s’avère le
seul arbitre performant dans l’arbitraire généralisé
du « tourbillon innovateur perpétuel ». « Anything
goes ? » Oui, à condition d’être le contraire de
Y « anything » précédent, sans quoi l’information ne
passera pas. L’imprimatur ne va qu’à l'insolite, sauf
à ironiser au deuxième degré le chromo (qui est ho¬
mogène, substituable et prévisible).
On connaît déjà les paradoxes et les impasses pro¬
pres à ce qu’Octavio Paz appelait « la tradition du
nouveau ». Que devient en effet l’écart à la norme en
l’absence de norme ? Comment distinguer l’avant-
garde du kitsch, lorsque le gros de la troupe fait de
l’avant-gardisme ? Sans classicisme en repoussoir
(enseignement, corpus, canon et concours), la contes¬
tation se disloque en bric-à-brac. Par ailleurs, la mul¬
tiplication de l’inaccoutumé précipite un renouvelle¬
ment des formes et des procédés ; d’où la précarité
des innovations, l’usure par saturation des regards, et
le retour final à l'indifférencié de départ. Trop de
nouvelles banalisent le nouveau, et à force de s’évé-
nementialiser, le spectacle devient le public. Un
cocktail de vernissage sans début ni fin, passant
d’une galerie à l’autre, recouvrant d’une confuse et
identique rumeur d'étonnantes bizarreries qui se suc¬
cèdent sur les murs à toute vitesse, sans plus étonner
personne : ainsi s’accélère, de décennie en décennie,
la progressive désuétude de l’insolite pictural. Il est
vrai que les « lieux chauds » de l’art contemporain re¬
coupent les réseaux dominants de l’information mon-
La spirale sans fin de l’histoire 219

diale (on n’innove pas au Nigeria, en Birmanie ou au


Pérou). Mais dans un monde où le refus de la tradi¬
tion est devenu la seule tradition, la célébration auto¬
matique du nouveau se détruit elle-même. La fréné¬
sie du marché est un surplace historique. On
comprend qu’après l’art « académique » qui se récla¬
mait du passé, et l’art « moderne » qui se réclamait de
l’avenir, le post-moderne aspire à jouir d’un art au
présent qui ne se réclamerait que de soi.

La cage d’escalier

Pour échapper au barbare amalgame entre date et


valeur (Duchamp, c’est mieux que Picasso, qui est
meilleur que Gauguin, lui-même loin devant Dela¬
croix, etc.), il serait tentant de décider que le temps
ne fait rien à l’affaire. Et que l’Histoire n’est pas le
tribunal de l’art. « L’art, disait Bonnard, c’est le
temps arrêté. » Comme le plaisir ou le rêve, avons-
nous déjà vu. Et il est vrai que certaines contempla¬
tions nous catapultent, ne fût-ce qu’un instant, hors
l’histoire, laquelle, attente ou nostalgie, est toujours
négativité. Comme un siphon qui chasserait le néant
des consciences, aspiré par une suffisance positive et
ravie, le plaisir esthétique condense passé et avenir
dans un présent miraculeux. Le « chemin vers l’inté¬
rieur » cher à Novalis n’a pas de millésimes, et autant
son idéologie est ce par quoi une société ou un indi¬
vidu appartient obligatoirement à son temps, autant
son art est ce par quoi il peut lui échapper. Moderne,
220 Le mythe de l’art

disait Baudelaire, est l’artiste qui « tire l’éternel du


transitoire ». Plus d'un siècle après lui, au vu des
contre-emplois d’une modernité si mal entendue, le
seul mot d’ordre révolutionnaire est devenu : il faut
être résolument a-moderne. Et surtout pas post¬
moderne, ni anti-moderne, car ce serait encore vali¬
der le post et Vante, mesurer une intensité à une chro¬
nologie, aligner une valeur d’émotion sur une valeur
de position.
On se rend bien compte, cependant, qu’il y aurait
là un pari intenable. Et même une certaine mauvaise
foi puisque « un peintre réagit au moins autant au
peintre d’hier qu’au monde d’aujourd’hui ». C’est un
fait que l’évolution de l’art moderne n’a cessé d’histo-
riser la qualité esthétique, en la faisant glisser de
l’œuvre à la place qu’elle occupe par rapport à un
legs d’acquis. Nos valeurs de rupture sont encore, et
plus que jamais, des valeurs de position. L’éternité
serait-elle la moitié de l’art, que faire de l’autre moi¬
tié, encore censée, depuis Baudelaire, exprimer son
époque ? Fuir les scansions historiques du visible
dans la superstition de l’inépuisable instant serait
aussi vain que fuir l’éclair toujours recommencé de
l’émotion dans la seule considération des époques du
regard. Gardons-nous de confondre logique de créa¬
tion et logique de perception dans une sorte d'esse est
percipi de l’image visuelle. L’impression du connais¬
seur tend à l’éternel, puisqu’une image venue du plus
loin peut nous faire soudain grâce de notre milieu,
nos idées et notre âge ; le milieu de création est histo¬
rique, pris dans un environnement, coincé dans un
La spirale sans fin de l’histoire 221

jeu entre un « avant » et un « après » dont on ne peut


faire abstraction parce que telle ou telle image nous
inspire un indéfinissable sentiment de grâce. Et, de
même qu’on distinguait jadis la nature naturante de
la nature naturée, il importe de distinguer l’image re¬
çue et l’image fabriquée, extase et genèse.
Nous ne pouvons donc ni repousser le temps li¬
néaire ni l’accepter tel quel. Impasse ? La sortie ne
serait-elle pas, pour échapper au dilemme de l’his-
toire-flèche ou de l’histoire-chaos, évolutionnisme ou
relativisme, du côté des géométries de révolution
(« rotation complète d’un corps mobile autour de
son axe ») ? Métaphore pour métaphore, pourquoi
ne pas remplacer le ruban de la route, montante ou
descendante, par les volées d’une cage d’escalier ?
Une figure hélicoïde - double mouvement de rota¬
tion autour d’un axe et de translation le long de cet
axe - permet de superposer la parabole biologique,
qui fut la première métaphore de l'histoire de l’art -
enfance, maturité, vieillesse - à l’idée plus large
d’une évolution historique d’ensemble. Enchaînant
la fin d’une courbe au début d’une autre, la spirale
peut réconcilier la répétition triste avec la rénova¬
tion gaie ; le nihil novi sub sole avec notre « nous vi¬
vons une époque formidable ». La descente termi¬
nale d’une période de l’art portant en elle la
certitude d’une nouvelle renaissance, même para¬
bole, autre contenu. Ainsi n’aurions-nous pas à choi¬
sir entre une conception saturnienne de l’irréversible
dégradation et la naïveté euphorique d’un perpétuel
printemps.
222 Le mythe de l’art

En réalité, le spectacle des images nous plonge


dans trois durées, à la fois hétérogènes et simulta¬
nées : le temps hors temps de l’émotion ; le temps
moyen du cycle d’images dans lequel prend place
telle ou telle ; le temps linéaire et long de l’histoire
du sapiens, le seul animal à faire trace. Le plan « in¬
dividu » ; la séquence « histoire » ; le film « espèce ».
Tels seraient les trois moments à enchaîner, à encas¬
trer.
Tout être vivant ne porte-t-il pas en lui trois
temps ? Et toute image ne peut-elle dialoguer avec
trois philosophes : Hegel, Bergson, Vico ? Le
temps thermodynamique d’abord, qui reconduit le
chaud au froid, une différence à l’indifférencié
et l’individu au chaos. C’est « essor et déclin »,
« grandeur et décadence », « apogée et fin ». Le
temps néguentropique ensuite, qui remonte le cou¬
rant, crée du neuf et du pérenne. C’est « innova¬
tion », « découverte », « invention ». Le temps as¬
tronomique enfin, où tout crépuscule annonce une
nouvelle aube et qui ramène par intervalles tel cy¬
cle de l’imaginaire à son point de départ, pour un
autre tour de maturité. « Grande année » stoï¬
cienne, « Ricorso », « Éternel Retour ». En somme,
trois histoires en une : celle qui pleure, celle qui
rit, celle qui bégaye. Le fleuve, le miracle, la bou¬
cle. Laquelle privilégier? Affaires d’humeur,
d’époque, de métier aussi.
Les philosophes montrent une assez nette pré¬
férence pour l’histoire qui pleure. Car l’annonce
du « cap au pire » ne va jamais sans plaisir. Didi-
La spirale sans fin de l’histoire 223

Huberman a joliment mis en évidence les jouis¬


sances philosophiques du faire-part Si je suis en
mesure d’annoncer que l’art est mort, c’est que je
lui survis, et que m’excluant du désastre, le fin
mot de l’histoire, enfin, me revient. Me voilà en
position de tout raconter, avec, en prime, l’exposé
des raisons, prodromes, symptômes et conséquen¬
ces de ce trépas. Le philosophe a toutes les raisons
de souhaiter la mort de l’art pour pouvoir en mo¬
nopoliser la vérité, en recueillir, lui seul, la quin¬
tessence. Il assure ainsi son triomphe puisqu’on
suppose qu’il y a plus dans l’histoire écrite comme
récollection et intériorisation du passé que dans
l’histoire au premier degré, présentation certes
émouvante mais encore tronquée des aventures de
l’esprit. Pour Hegel par exemple, l’artiste, comme
le héros, ne sait pas ce qu’il fait. S’il le savait, il
serait philosophe. L’artiste complet, c’est donc le
philosophe hégélien. Il est le talent, plus la
conscience de soi du talent.
Rêvons, pour notre part, d’une « histoire de
l’art » telle que nous puissions soutenir à la fois et
sans nous contredire, aujourd’hui, fin du xxe siè¬
cle : l’art est immortel (pour un individu) t l’art est
mort (dans l’histoire occidentale des formes) ; la
mort de l’art n’est pas celle de l’image (qui ad¬
viendra tant qu’il y a des hommes qui savent
qu’ils vont mourir).

i. G. Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Les Éditions de


Minuit, 1990, p. 48 sq.
224 Le mythe de l’art

« On voit en quelque sorte l’art se détacher d’une


véritable écriture et suivre une trajectoire qui, d’un
départ dans l’abstrait, dégage progressivement les
conventions de formes et de mouvements, pour at¬
teindre à la fin de la courbe le réalisme et sombrer.
Cette route a tant de fois été suivie par les arts histo¬
riques qu’il faut bien admettre qu’elle correspond à
une tendance générale, à un cycle de maturation, et
que l’abstrait soit réellement à la source de l’expres¬
sion graphique » Avec ses larges et sereines régula¬
rités, le préhistorien vient utilement au secours de
nos myopies. Résumant la trajectoire de l’art paléo¬
lithique, qui va de - 30 000 à - 8 000, Leroi-Gourhan
le découpe en quatre styles ou périodes. Style 1
(30-25 000), le symbolique ou pré-figuratif (inci¬
sions, cupules ou séries rythmiques). Style 2 (autour
de 20 000), passage du signe aux premières figures.
Style 3 (15 000), point d’équilibre entre le géomé¬
trique et le représentatif. Style 4 (à partir de 12 000),
splendeur académique et déjà conventionnelle de la
représentation, avec Altamira, Lascaux et mainte¬
nant Marseille 1 2. Soit une longue enfance, une apo¬
gée de cinq mille ans et une chute précipitée. Après
le sommet réaliste des bisons d’Altamira, le natura¬
lisme animalier de l’an 12 000 cède soudain la place

1. André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, tome 1 (Tech¬


nique et Langage), Paris, Albin Michel, 1964, p. 268.
2. Découverte par Henri Cosquer d’une grotte sous-marine ornée,
dans les calanques de Marseille, remontant à la fin du Paléolithique
supérieur.
La spirale sans fin de l’histoire 225

au graphisme abstrait du néolithique, point de départ


d’un nouveau cycle. En règle générale, le réalisme
apparaît comme « une forme de maturité inquiétante
dans la vie des arts ». L’image, en effet, ne part pas
d’un décalque des apparences (les arts primitifs
cultivent l’abstraction rythmique) ; elle y arrive in¬
sensiblement et, passé un certain point de coïn¬
cidence, le rendu illusionniste précède l’essouffle¬
ment naturaliste, puis la recherche d’un nouveau
départ par retour à une stylisation forte. Tout se
passe comme si le cycle paléolithique se « répétait »,
en plus éclatant et en plus bref, dans le cycle gréco-
latin, que reprend le cycle chrétien, puis celui de l’art
moderne.
La chronologie n’est donc pas indicative de la ma¬
turité d’un art. Telle figure magdalénienne de
- 10 000 ans a plus d’exactitude anatomique ou
« photographique » que telle figure assyrienne de
- 2 000 ans. Au Nigeria, l’art ancien d’Ifé, note Le-
roi-Gourhan, est plus « évolué » que l’art nègre
contemporain.
Bien sûr, les cycles ne recommencent pas à zéro,
parce que l’humanité ne peut effacer de sa mémoire
sociale ses trajectoires passées et qu’elle emmagasine
inconsciemment. Le deuxième archaïsme n’est donc
pas aussi « innocent » que le premier, et le troisième
encore moins (le surréalisme emploie des procédés
d’assemblage déjà connus du Paléolithique, mais il
s’y est appliqué). Les statuettes crétoises, par exem¬
ple, ne visaient pas plus la ressemblance que les fi¬
gures magdaléniennes, et l’affleurement figuratif a
226 Le mythe de l’art

tardé dans ce deuxième cycle grec, des siècles et non


des millénaires.
Chaque cycle dit tout, de plus en plus vite, mais à
sa manière et sans redites. Il offre un présentoir de
toutes les potentialités de l’image, dans le même or¬
dre que les autres et sous le même titre. Ce pourrait
être, en l’empruntant à l’helléniste Vernant : « De la
présentification de l’invisible à l’imitation de l’ap¬
parence ». Tout en amont du cycle gréco-romain,
l’idole en bois est la déesse, avant de prendre en quel¬
que sorte un corps propre, qui demande à être re¬
gardé pour lui-même. D’objet cérémoniel, la statue
devient ornementale. Le talisman se fait œuvre. Le
classicisme grec du ve siècle constituerait alors « le
moment de maturité inquiétante », prélude au fac-
similé naturaliste alexandrin, le chromo païen
(contre quoi Plotin réagira, au nc siècle après J.-C.,
par une sorte de retour à un archaïsme épuré, re¬
nouant en quelque sorte le contact avec l’au-delà,
mais sous une forme intellectualisée, spiritualisée,
délestée des lourdeurs magiques des origines). Le si¬
gnifié s’allège, le signifiant s’épaissit. Le référent di¬
vin, qui était au départ un sacré sombre et redou¬
table, prend peu à peu visage humain. Passage du
numen au lumen. Mais en même temps, de simple re¬
lais qu’elle était au début, l’image médiumnique
prend consistance et densité, interposition lourde et
bientôt opaque entre le sacré et le profane. Comme
une vitrine qui passerait insensiblement au verre dé¬
poli et enfin au miroir où le verrier chercherait son
âme à lui au lieu de regarder le monde. Au début, on
La spirale sans fin de l’histoire 227

regarde le dieu à travers son effigie ; puis l’effigie


ressemble au dieu ; elle le fait ensuite oublier ; et à la
fin des fins, c’est le sculpteur qu'on divinise.
Présence, représentation, simulation. Les trois mo¬
ments qui articulent l’histoire occidentale du regard,
sur une grande échelle, semblent se retrouver, sur
une plus petite, dans chaque cycle artistique.
Comme dans un hologramme, où chaque partie est le
tout, chaque séquence plastique raconte tout le film.
L’image, d’abord fusionnelle, devient décalque du
réel et enfin décoration sociale. Un exemple : le dé¬
coupage jadis proposé par la moins théorique des en¬
quêtes dans l’histoire du portrait rituel à Rome.
« Dans la première période, jusqu’à deux cents ans
avant Jésus-Christ, le portrait des ancêtres a une si¬
gnification magique ; dans une seconde période, en¬
tre - 200 et + 20, il a une signification éthique ;
après l’an 20, s’ouvre la période du snobisme so¬
cial '. » Plus le sens du portrait s’affaiblit, plus il de¬
vient ressemblant. L’exactitude (par emploi du mou¬
lage en cire) n’est pas obligatoire dans les premiers
temps. Elle le devient sur le tard, pour perdre ensuite
toute importance. Par une sorte d’entropie morale,
on va à chaque fois d’un plus à un moins de charge
symbolique, jusqu’à la recharge des batteries par dé¬
pouillement, pour une énième volte (de l’idole à l’art,
et enfin au visuel).
Et, avec un peu d’audace, ne pourrait-on retrouver
dans une certaine histoire du cinéma le cursus paléo-

1. Annie N. Zadoks-Josephus Jitta, Ancestral Portraiture in


Rome, Amsterdam, 1932 (non traduit en français), p. 41.
228 Le mythe de l’art

lithique ? On la verrait en raccourci commencer en


extérieur par l’image-indice, documentaire, té¬
moignage du monde brut, avec les frères Lumière ;
poursuivre en studio avec l’image-icône de l’acadé¬
misme narratif des années trente, quarante et cin¬
quante ; virer ensuite à l’image-symbole et manié-
riste avec la caméra-stylo des films d’auteur. Trois
stades donc pour l’image animée (dans l’hexagone) :
le document, le spectacle, l’écriture. Année soixante,
retour au son direct, cinéma-vérité, tournage en ex¬
térieur et à chaud, avec la nouvelle vague, pour « cap¬
ter à vif la vie des gens », quasiment sans scénario ni
dialogues fignolés. Ressourcement pour un nouveau
départ vers le spectacle, deuxième moment du cy¬
cle ? Ce serait, bien sûr, simplifier à l’extrême.
Même tête-à-queue en littérature. Le xive siècle a
écouté ou lu de grandes œuvres sans auteur et le
xxe siècle finit par admirer de grands auteurs sans
œuvre. Comme si le crédit fait à l’exécutant rempla¬
çait in extremis le soin élémentaire de l’exécution.
Ainsi l’image s’inaugure comme un signe anonyme,
traversé par un sens qui l’annule ; s’exalte en acqué¬
rant une signature, et donc une autonomie ; retombe
dans l’indifférence, lorsque les valeurs de créativité
viennent supplanter la valeur propre des créations.
Alors, par une sorte de sursaut vital, elle retournerait
à ses débuts pour se simplifier de nouveau en signe.
Comme il y a une épuration du sentiment religieux
qui pousse à s’affranchir de toute religion
l’athéisme, stade suprême de la théologie -, le senti¬
ment artistique peut aller s’améliorant jusqu’à vou-
La spirale sans fin de l’histoire 229

loir la disparition de « l’art », de son attirail anec¬


dotique et de son « léché ». Au point le plus
sophistiqué s’impose le plus dépouillé. Quand l’art
moderne, par exemple, découvre les primitifs, arts
nègre et océanien, la géométrisation des formes et les
rythmes visuels préfiguratifs, l’élan est redonné pour
un nouveau départ. Un cycle est accompli quand le
fabricant d’images, qui avait été vaguement sorcier à
l’origine, puis artisan, et enfin artiste, redevient va¬
guement sorcier. Nous en sommes sans doute à ce
point.
On ne repasse pas par les mêmes points mais dans
le même plan, à un niveau supérieur (gardant en mé¬
moire les acquis des cycles parcourus). Comme la
raison et l’humanité elle-même, l’art n’avance qu’en
reculant en direction des ressorts de son progrès, déjà
présents à un stade antérieur. Ce renouvellement par
recul ou retour fait la différence entre la réaction vi¬
vante et la régression mortifère. Entre la renaissance,
qui « remonte le temps comme on remonte un ré¬
veil », et « la restauration qui veut le remettre à zéro »
(Jean Clair). Disons, en politisant l’expression, entre
le réactionnaire de progrès et le réactionnaire d’aca¬
démie.
Au regard du temps astronomique, celui des révo¬
lutions, un cycle artistique se revigore lorsque l’étu¬
diant des Beaux-Arts en première année reçoit à nou¬
veau des cours de dessin, et non plus de graphisme ;
des cours d’histoire de l’art, et non plus de culture gé¬
nérale ; des cours de sculpture, et non plus de vo¬
lume, puisque ainsi s’appelaient nos dernières ru-
230 Le mythe de l’art

briques d’amnésie. Copiant l’antique, il fait sa


révolution culturelle. Retrouve le point de re¬
commencement.
Il est rassurant que le geste de peindre, aux
moyens matériels toujours aussi restreints, n’ait pas
fondamentalement changé depuis les grottes ornées.
Ocres rouges, manganèses râpés, pinceaux en poils
de gibier sont toujours là, même si les toiles lisses ont
remplacé les parois inégales... Les graveurs sur cui¬
vre se distinguent des graveurs d’os pour avoir rem¬
placé le silex des burins par de l’acier. La pérennité
et l’universalité des moyens d’expression figurative
depuis la fin du Moustérien met toute l’humanité et
n’importe quel homme à égalité au pied des mêmes
angoisses, avec à peu près les mêmes outils.
Il est vrai qu'une décennie du xxc siècle voit défi¬
ler presque autant de spirales qu’un xvie européen
(lequel fit à lui seul autant de chemin que le Paléoli¬
thique supérieur, où les styles se comptent en millé¬
naires). Antiquité tardive et basse-modernité attes¬
tent que le déclin d’un cycle a peu à voir avec cette
maladie de langueur, cet ennui, ce ralentissement de
la vie suggérés par nos poncifs littéraires (« Je suis
l’Empire à la fin de la décadence... »). C’est plutôt
une surproduction inflationniste de spectacles, de
théories, de gadgets, avec une vitesse d’exécution
croissante et une circulation accélérée de signes (mo¬
nétaire, pictural, religieux, etc.). C’est alors que peut
se faire jour un besoin de silence et de recueillement.
Ermitages, monastères, désert. Psaumes, prières, sa¬
gesses. Dégoût de la nouveauté, nouvel appétit de
sens.
Chapitre VI

ANATOMIE
D’UN FANTÔME
« L’ART ANTIQUE »

Nous avons raison de nous attaquer au


poète, car, au regard de la vérité, il fait des
ouvrages aussi vils que le peintre..
PLATON,
La République, 605 a.
La Grèce ancienne, répète la légende, est le
berceau de l’art occidental. La traduction équi¬
voque de « technè » par « art », signe d’annexion
moderniste, entretient le malentendu. Textes et
faits tendent plutôt à prouver qu’aucune des op¬
positions qui sous-tendent notre univers esthé¬
tique n’a d’équivalent dans la mentalité hellé¬
nique de l’âge classique, pas plus que chez son
héritière médiévale. Cette absence n’est pas un
déficit, mais la marque d’une subordination de
l’imagerie à des intérêts supérieurs.
Nous demeurons tributaires de visions courtes, à
l’information tronquée. Les Pères fondateurs de
l’Église esthétique d’Occident ont, aux xvme et
xixe siècles, réfléchi l’œuvre d’art comme si l’homme
et ses traces avaient quatre mille ans d’âge. Nous sa¬
vons aujourd’hui que c’est insensé, mais tout porte à
croire qu’ils font encore autorité.
La Création a duré six jours, le Déluge quarante,
et Noé entra dans son arche six cents ans après la pre¬
mière aube. Ainsi parlait le mythe. La Terre a beau¬
coup vieilli depuis que nos aïeux lisaient son histoire
dans la Genèse. Celle de « l’art », aussi. Ce que Kant,
Hegel ou même Nietzsche prenaient pour l'aurore
des images, nous savons à présent que c’était midi
passé. Souvenons-nous de ces dates : Altamira fut dé¬
couvert en 1879 et Lascaux en 1940. La « Descrip¬
tion de l’Égypte » s’est échelonnée de 1809 à 1828.
Or, l’esprit public tient toujours pour acquis, au
fond depuis Winckelmann et son Histoire de l’Art
chez les Anciens (Dresde, 1764), que les Grecs sont
les vrais inventeurs de l’Art (l’art romain adonné aux
234 Le mythe de l’art

copies passant pour une queue de comète, un avatar


plus ou moins respectable de l’Origine). C’était avant
l’expédition de Bonaparte et les gravures de Vivant-
Denon, ce diplomate artiste qui, dans la foulée, des¬
sina un par un les temples rencontrés. Karnak n’exis¬
tait pas dans les yeux du xvmc siècle, ni la préhistoire
(le premier dessin paléolithique, un os portant deux
biches gravées, fut découvert en 1834, et en 1879 les
fresques d’Altamira furent dédaignées comme la su¬
percherie d’un berger). Pour les philosophes qui ont
inventé l’art et le goût, « l'enfance historique de l’hu¬
manité » avait son berceau naturel en Attique. Kant,
comme plus tard Nietzsche, part du postulat de la
Grèce originaire, pilier de leurs démonstrations.
Marx aussi, dans son éloge nostalgique du « stade so¬
cial embryonnaire » et du charme impérissable de
« ces enfants normaux » qu’étaient les Grecs. Et
Freud, non moins conservateur que le révolution¬
naire rhénan dans ses goûts néo-classiques.
Sans oublier cet autre quiproquo chronologique :
les apôtres de l'Art, prenant la partie pour le tout, ont
baptisé « art grec », pour l’essentiel, l’art hellénis¬
tique (celui des trois siècles qui ont suivi la mort
d’Alexandre), en se guidant d’ailleurs sur de tardives
copies d’originaux. Nous décomptons ces images à
partir de l’âge du bronze, et eux à partir de Périclès.
Et pour cause, si leur époque ignorait les idoles cycla-
diques, les fresques minoennes et la plastique mycé¬
nienne, sans prêter beaucoup d’attention à la période
géométrique et presque aucune à l’art dit archaïque
des vme et vne siècles. « Nul ne peut sauter par¬
dessus son temps. »
Anatomie d’un fantôme : « l’art antique » 235

« L’art grec » :
une hallucination collective?

Or, sans même entrer dans ces considérations de


fait et pour s’en tenir à la phase classique, officielle,
renommée de notre civilisation-mère, on se heurte à
une lacune troublante : chez les supposés inventeurs
de la chose et du mot, tout se passe comme si ni l’une
ni l’autre n’existaient. « L’art », au sens où nous l’en¬
tendons, nous, modernes, comme rubrique indépen¬
dante et catégorie mentale, ne paraît pas avoir de ré¬
pondant dans la Grèce ancienne. Sans doute
existe-t-il des figures et des formes matérielles, qui
peuplent nos musées ; tout un vocabulaire subtil et
raisonné de l’image, avec ses appâts et ses pièges (ei-
dôlon, eikôn, etc.) ; de l’imagination (mimésis, qui
reproduit le visible, et phantasia, qui vagabonde hors
vue) ; de la statue (jusqu’à une quinzaine de mots dis¬
tincts), qui traverse les écritures grecques. En re¬
vanche, il n’existe pas dans le monde antique (pas
plus que dans le médiéval) de discours propre et gé¬
néral sur l’art. Détail qui n’en est pas un : l’art
comme faire n’apparaît qu’enveloppé dans un dire de
l’art. On ne produit pas d’art, pratiquement, sans
produire théoriquement une chronologie et une apo¬
logie de la chose : double émergence qui ne pointe
qu’au milieu du siècle quinze de notre ère, la pre¬
mière Renaissance.
236 Le mythe de l’art

On est fondé à dire des Grecs qu’ils ont, en Oc¬


cident, inventé le savoir - et le sourire (les pharaons
ne sourient pas, et leurs épouses n’ont pas de han¬
ches). Mais ils n’ont pas cherché à savoir pourquoi,
au début du vie siècle, un sourire a éclos sur le visage
de leurs kouroi - pur reflet, à leurs yeux, du sourire
des dieux, simple et inessentiel accident. Ces grands
artistes ont créé la géométrie et la philosophie - mais
ignoré « l’art » comme thème autonome. Ils n'avaient
donc pas le mot pour le dire, n’en ayant pas le besoin.
Oui, « science se dit épistémè », car les Grecs ici
ont inventé et la chose et son mot. Le nombre pi est
inconnu à Babylone comme à Thèbes. Là fut le « mi¬
racle », dans l’émancipation d’un système démonstra¬
tif, dans l’émergence d’un ordre logique indépendant
des mythes et des valeurs. Mais il n’y pas eu coupure,
dans la Grèce archaïque et classique, entre les for¬
mes plastiques et les puissances de l’au-delà. Quand
un éphèbe est beau comme un Dieu, ce n’est pas sa
statue qui est admirable, et encore moins le
sculpteur. Mais l’Olympe. Il y a une épistémologie, il
n’y a pas d’esthétique grecque. Pas plus qu’il n’y a
d’esthétique médiévale.
Écrire «Art se dit en grec technè », comme cela se
fait tous les jours, c’est, plus qu’un anachronisme, un
délire récupérateur. « L’art », dans le monde hellé¬
nique (il en ira autrement dans le monde hellénis¬
tique) n’est pas un sujet en soi, susceptible d’un en¬
seignement théorique, transmis par des Académies,
affecté à d’autres lieux que les ateliers, servi par des
vocations glorieuses. Il est une expression parmi
Anatomie d’un fantôme : « l’art antique » 237

d’autres du culte de la polis. « L’expression artis¬


tique, écrit Louis Gernet, ne se surajoute pas comme
quelque chose de plus ou moins contingent à la pen¬
sée religieuse : elle fait corps avec elle »
On m’opposera qu’à ce compte la religion grecque
non plus n’existe pas et que je joue sur les mots. Il n’y
a pas non plus dans cette langue de terme canonique
pour dire « la religion ». Mais il y a à Paris, et à bon
droit, une chaire d’études comparées des religions
antiques au Collège de France. Jean-Pierre Vernant
a montré que l’étude comparative des polythéismes
de l’Antiquité « conduit à mettre en question non seu¬
lement qu’il existe une essence de la religion - ce qui
serait banal - mais celle d’une continuité des phéno¬
mènes religieux 2 ».
On se doute bien, de même, qu’il n’y a pas d’es¬
sence de l’art ni même de continuité. La question ici
est plus radicale : savoir s’il y a, dans notre creuset
putatif, des manifestations qu’on peut, sans s’abuser,
qualifier d’artistiques.
Lorsque tout est art, dira-t-on, l’art n’a pas de nom
- de même que lorsque tout est religion, la religion
n’est pas dans le dictionnaire. Mais quelle que soit
l’étrangeté pour nous de ses catégories mentales, on
ne peut nier l’existence d’un domaine religieux grec,
passible d’études spécifiques. Il n’y a pas, dans cette
culture, de personne divine ni d’intériorité ni de
croyance subjective à la mode chrétienne, mais il y a

'. Louis Gernet, Le Génie grec dans la religion. Paris, La Renais¬


sance du livre, 1932, p. 234.
2. Jean-Pierre Vernant, Religions. Histoires. Raison. Paris, Mas¬
pero, 1979, p. 10.
238 Le mythe de l’art

un panthéon, un système d’institutions, de mythes et


de rites élaborés, des servants et des fidèles - bref, un
Continent identifiable. Il y a « domaine » parce qu’il
y a, assez bien repérable, une polarité sacré/profane,
comme il y a dans le domaine théorique une polarité
vrai/faux, savoir/ignorance. « L’art grec » pourrait
bien être en revanche une vue de l’esprit (du nôtre,
s’entend), parce qu’on chercherait en vain une pola¬
rité équivalente art/non-art, ou esthétique/utilitaire.
L’opposition mythos/logos, qui aurait pu en tenir
lieu, s’applique aux discours, non aux formes.

Questions de vocabulaire

Technè, substantif féminin, ne s’emploie pas en va¬


leur absolue, sauf pour désigner l’artifice, l’habileté
ou la ruse. Quand il désigne un savoir-faire dans un
métier, ce qui est son sens premier, il est toujours spé¬
cifié par un génitif (comme Yars latin l’est par un gé¬
rondif). On dit alors « l’art de la parole », « l’art de
construire un navire », « l’art des métaux ». Ou par un
qualificatif, comme dans graphikè technè, l’art de la
peinture. Platon, par exemple, parle musique, danse,
broderie, tissage, éloquence, poésie, de telle ou telle
technè, mais jamais de quelque chose qui serait l’art
en soi. La médecine est une technè, la céramique
aussi, et la forge. Comme l’équitation et la diété¬
tique. Ceux qui s’y adonnent pourraient être dits (par
nous) des hommes de l’art, ce qui ne veut pas dire ar¬
tiste, mais expert, entre artisan et savant. Technè,
Anatomie d’un fantôme : « l’art antique » 239

qui est à la fois science et magie, compétence et bri¬


colage, embrasse les moyens d'agir sur la nature, non
pas la création d’œuvres belles et à ce titre justifiées
d’être. Dédale, inventeur de la sculpture sur bois, ar¬
chitecte de métier, et patron mythologique des « mé¬
tiers d’art », est au reste un héros assez disgracieux. Il
ne trône pas sur l’Olympe avec les dieux du premier
rang, il bricole au fond d’un labyrinthe des machines
à voler qui ne fonctionnent pas, adieu Icare. Le par¬
rain des fabricants d’images est d’abord un inventeur
d’outils '. Si les Anciens ne séparaient pas beaux-arts
et techniques, c’est qu’ils rabattaient les premiers sur
les seconds. Distinction au demeurant oiseuse. « L’or
convient à la statue d’Athéna, mais pour remuer la
soupe une cuillère de bois sera plus belle qu’une cuil¬
lère d’or. » L’auteur de cet excellent aphorisme est le
véritable père du fonctionnalisme, le premier théori¬
cien connu du design industriel, l’avocat des mar¬
mites, Socrate. « Form follows function » serait le
slogan le plus fidèle à la pensée de ces hommes pour
qui tout ce qui est utile est beau (au contraire des te¬
nants de l’art pour l’art du xixe siècle aux yeux de qui
« tout ce qui est utile est laid »). Si 1’ « œuvre d’art »
(ou ce que nous appelons ainsi) pouvait exister, elle
aurait, pour Platon du moins, un statut inférieur à
l’objet technique. Le fabricant d’images (eidôlon dé-
miourgos) assimilé, comme le poète, au genre des
imitateurs, un mauvais genre, apparaît chez lui au
dernier rang des artisanats, comme relevant des tech-

1. Voir Françoise Frontisi-Ducroux, Dédale, mythologie de


l'artisan en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1975.
240 Le mythe de l’art

niques d’illusion et non de savoir-faire. Plagiaire au


carré, un peintre copie une copie de l’Idée. En quoi la
technè démiurgique, comme la fabrication de lits ou
de tables, est encore au-dessus de la technè mimé¬
tique, comme la sophistique, la rhétorique ou la poé¬
sie, à laquelle s’apparentent, en cousins pauvres,
sculpture et peinture. Dans la hiérarchie des âmes de
Phèdre, « l’imitateur » est au sixième rang, juste
avant l’ouvrier et le paysan. Une médiocre table de
cuisine vaut toujours mieux qu'un joli simulacre.
Le grec n’a pas de mot pour créateur, non plus que
pour talent, génie, chef-d’œuvre, goût ou style.
Praxeis technès (Lois, X, 892 b), que nous traduisons
paresseusement par « oeuvres d’art », se comprendrait
mieux comme « réalisations techniques ». Notre « ar¬
tiste » est un démiourgos ou un banausos, qui veut
dire artisan, travailleur. À ce titre, le fabricant
d’images subit le mépris qui pèse sur tous les ma¬
nuels. Même Aristote tend à exclure les artisans du
droit de citoyenneté. Il s’affronte à la matière avec
son corps, alors que l’homme n’est libre que par l’es¬
prit, la parole. Ce travailleur exerce donc un métier
par nature servile, indigne d’un homme libre. Plasti¬
cien, c’est esclave. Un citoyen peut apprécier l’ou¬
vrage, à la rigueur, jamais envier l’ouvrier. Ainsi Plu¬
tarque : « Il n’y a pas un jeune homme de bonne
naissance qui, ayant vu le Zeus de Pise (c’est-à-dire
la statue chryséléphantine de Phidias à Olympie), ou
l’Héra d’Argos, ait pour autant désiré devenir un
Phidias ou un Polyclète, ni devenir un Anacréon, un
Philémon ou un Archiloque, pour s’être plu à leurs
Anatomie d’un fantôme : « l’art antique » 241

poèmes. Car une œuvre peut nous séduire par son


charme sans que nous soyons contraints de prendre
modèle sur son ouvrier » (Périclès, II, 1). Les Ro¬
mains reprendront à leur compte ce dédain social.
Cicéron distingue les « bonae artes » - ceux de la pa¬
role - des « sordidiores » - les plus sordides, les nô¬
tres. Et Sénèque stipule bien dans une lettre à Luci-
lius qu’il ne met pas au nombre des arts libéraux « les
peintres, pas plus que les sculpteurs, tailleurs de mar¬
bre et autres serviteurs du luxe, luxuriae ministros »
{Ad Lucilium, 88, 18). La chrétienté médiévale fera
de cette distinction la base institutionnelle de l’en¬
seignement : d’un côté les arts mécaniques, qui pro¬
duisent des choses, de l’autre les arts libéraux qui
manient des signes, grammaire, logique, arith¬
métique et géométrie, le quadrivium universitaire.
Au reste, parmi les métiers sans noblesse, peintres
et sculpteurs ne forment pas une espèce socialement
définie, pas plus que leur activité n’a de contours pro¬
pres. Déjà avant Platon, Xénophon ne trouvait pas de
nom spécifique pour désigner le travail du peintre et
du sculpteur. Il lui applique, dans Les Mémorables,
ceux du mime (profession du spectacle).
La copie est un jumeau, ou plutôt un petit frère
handicapé de son modèle. C’est la beauté de l’éphèbe
qui fait celle du kouros. Il s’ensuit que la notion de
talent, de style, de virtuosité, bref la « valeur ajoutée »
du travail des formes n’a pas cours. « L’impression
produite par une image peinte ou sculptée dépend de
ce qu’elle figure, non de la façon dont elle le figure »
(J.-P. Vernant). Les professionnels de ce que nous
242 Le mythe de l'art

nommons beaux-arts, dans la hiérarchie platoni¬


cienne, passent sans doute avant les sophistes et les
tyrans, mais loin derrière les philosophes, les chefs de
guerre et les économistes. Détestant ses contempo¬
rains et compatriotes, Platon, il est vrai, ne voyait de
salut que dans un retour à l’immuabilité des canons
égyptiens. En attendant, plus c’est beau, plus c’est
louche. L’image étant un déficit d’être, et donc de vé¬
rité, plus elle est séduisante, plus elle est malfaisante.
Charmes et sortilèges visuels sont danger public. Pla¬
ton, qui chasse de la République peintres et poètes,
n’est pas une référence objective, tant il outre le trait
et fait d’une allergie doctrine. Mais tout indique par
ailleurs que si « l’artiste » peut jouir d'un statut social
élevé, si tel ou tel plasticien peut avoir un nom cé¬
lèbre (Zeuxis, Phidias, Apelle, etc.), le statut symbo¬
lique des arts plastiques est dans la Cité grecque plus
que modeste, inférieur, en tout cas, à celui de la mu¬
sique (sauvée par sa parenté avec les nombres). Chez
Platon, seuls les musiciens trouvent grâce parmi les
« hommes de l’art » (Banquet, 205 a) ; d’où, plus
tard, le soin mis par Michel-Ange à musicaliser son
art : « La bonne peinture est une musique, une mélo¬
die dont seul l’intellect peut percevoir l’extrême
complicité. » L’inspiration, l’enthousiasme, le souffle
divin excluent les fabricants de figures et de formes
matérielles - même si ces grâces peuvent effleurer,
transfigurer les choses par eux fabriquées. N’ou¬
blions pas l’ombre portée de la préhistoire, et que les
Grecs, plus proches, avaient meilleure souvenance
que nous de cette généalogie. L’ « artiste », au paléo-
Anatomie d’un fantôme : « l’art antique » 243

lithique, naît et grandit dans l’opprobre, car il me¬


nace par ses artifices l’ordre naturel. Métallurgiste,
céramiste, plâtrier, potier ou tout cela ensemble, il
est le maître des arts du feu, toujours tenu à l’écart,
en position subordonnée, sinon maudite. Tel encore
le forgeron dans les villages africains, Héphaïstos
doit se cacher. On a besoin de lui, mais il fait peur. Il
a le pied bot. Il porte malheur.
Quand l’image, sous forme de statue d’un dieu,
Vagalma, n’est pas directement, comme signe de
puissance, symbole d’investiture ou objet d’offrande,
liée au culte de la polis, elle ne relève que d’une tech¬
nique de divertissement, un enfantillage plus ou
moins vicieux. Les seules valeurs culturelles légi¬
times, en dehors des savoirs, sont d’ordre religieux.
Il est vrai que cette religion grecque était inimagi¬
nable sans images, mais ces images sont encore plus
inimaginables sans elle. Peut-on vanter leur carac¬
tère anthropomorphe, l’humanité révolutionnaire de
cette plastique sans rappeler qu’elle avait pour fin de
rapprocher les hommes du surnaturel ? Les Grecs
étaient fiers à juste titre de leurs vases, de leurs sta¬
tues, de leurs décorations murales, par quoi ils se dis¬
tinguaient des Barbares, desservants de cultes dé¬
pourvus de figures humaines. Les Perses ne savaient
pas, les pauvres, que les dieux et les humains sont de
la même pâte. Eux, oui. Mais le corps grec a une va¬
leur parce qu’il participe au modèle divin, non l’in¬
verse.
Paradoxe ? Si l’esthète est en rigueur celui qui pré¬
fère le beau au vrai et au bien, rarement vit-on créa-
244 Le mythe de l’art

tures plus délibérément anti-esthètes que les Grecs,


dont la devise aurait pu être : « Le vrai d’abord, le
beau suivra, comme l’intendance. » Et jamais on ne
vit créatures plus créatrices. Recherchant en tout le
plus réel, ils nous ont légué leur imagerie et elle nour¬
rit encore nos mythes fondamentaux. Ils ne croyaient
pas en l’art et furent les plus artistes. Ceci parce que
cela ? Leur aptitude individuelle à la figuration, ils
l’ont mise au service de leur vie collective, de leurs
réjouissances religieuses. Et ce avec le souci moins
du kalos que du cosmos, l’antonyme du chaos. Cos¬
mos désigne tout uniment le bon ordre d’une troupe,
celui de la Cité, la parure d’une femme, l’évolution
réglée d’un chœur de théâtre, l’ornement d’un style,
et l’ordre de l’univers. C’est sous son égide, synthèse
de toutes les attirances du rythme, que se placent
leurs figures. Sans doute disaient-ils « ta kala », les
belles choses. Mais où se rangeaient à la fois trian¬
gles, gemmes et meubles, toutes choses bien formées
car conformes à leur fonction (Socrate : « Rien n’est
beau en soi mais relativement à sa destination »).
Sans doute disaient-ils « kaloskagathos », beau et
bon, en un seul mot. Car la beauté plastique, symp¬
tôme de moralité, n’était pas pour eux isolable de la
vertu intérieure (la beauté du diable, dans cette
culture, est impensable). Le beau grec n’est pas une
catégorie esthétique, mais éthique et métaphysique :
une modalité du bon et du vrai. Le beau avec minus¬
cule désigne une qualité rythmique des choses, une
certaine proportion harmonieuse, régulière des par¬
ties, plus ou moins présente dans le monde mais
Anatomie d’un fantôme : « l’art antique » 245

exemplaire et superlative dans le corps humain.


Quand le beau fait le Beau, avec majuscule, c’est un
Idéal suprasensible, une réalité immobile et trans¬
cendante dont les beautés visibles sont une imitation
lointaine et dégradée. Le discours grec classique sur
le Beau n’est pas de type artistique mais philo¬
sophique. La Beauté ne fait jamais sens par elle-
même.
Si le cycle des images grecques commence au
vme siècle, il est vrai que la fin de ce cycle, au Ier siè¬
cle de notre ère, rebondit sur l’intérêt romain pour les
trésors helléniques. On voit alors la naissance d’un
quasi-art, secondé par une quasi-histoire de l’art.
Rome se met à collectionner les prises de guerre,
Pausanias et Philostrate décrivent tableaux et sta¬
tues, une littérature spécialisée se développe. Déjà,
vers la fin de la période classique, au me siècle avant
J.-C., des praticiens de la sculpture comme Xéno-
crate et Antigonos codifiaient leur profession par
écrit comme l’avait déjà fait Ictinos, l’architecte du
Parthénon. Mais, pour ce que nous en savons,
c’étaient des œuvres spécialisées écrites dans le pro¬
longement d’une pratique d’atelier, coincées entre
l’anecdote et le truc de métier. Même l’encyclopédie
plinienne reste descriptive, énumérative, sans véri¬
table jugement de goût ni vision d’ensemble. Il y a un
mur entre ces historiographes de l’Antiquité tardive
et notre conception de l’histoire de l'art ; le même
qu’entre les doxographes de métiers manuels et ce
que nous appelons une philosophie de l’art. Ces trai¬
tés dits artistiques, de type « antiquaire », n’étaient
246 Le mythe de l’art

sans doute pas d’une autre nature que les traités tech¬
niques d’équitation, de diététique ou de médecine.
Pas d’allusion à la peinture dans les poèmes homé¬
riques. Quelques décors conventionnels mais peu
d’indications visuelles. Un trou pour le bleu dans la
gamme des couleurs, réduites à quatre fonda¬
mentales (comme les éléments d’Empédocle), blanc,
rouge, jaune et noir. Le bouclier d’Achille, au livre
XVIII de VIliade, résume le monde, avec ses cités,
ses vaches, ses champs, ses hommes et ses femmes,
ses armées, mais Héphaïstos, mi-métallurgiste mi-
orfèvre, n’est pas félicité pour son œil mais pour sa
main et sa force. Comme si l’exploit, dans cette mé¬
tamorphose de la Création, n’était pas le résultat ar¬
tistique en lui-même mais le travail surhumain qu’il
suppose.
La Grèce ancienne passe à juste titre pour le pays
du visible et de la lumière - où le divin est à contem¬
pler, quand chez les Juifs et les Arabes du désert il
s’invoque par des mots. « Tous les hommes désirent
naturellement savoir », dit Aristote au début de la
Métaphysique. Preuve en est la primauté du voir.
« En effet, non seulement pour agir mais même lors¬
que nous ne nous proposons aucune action, nous pré¬
férons la vue à tout le reste. La cause en est que la
vue est de tous nos sens celui qui nous fait acquérir le
plus de connaissances et nous découvre une foule de
différences '. » Les Grecs détachent la vue de l’expé¬
rience et de l’action pour l’accoupler à la connais-

1. Aristote, Métaphysique, livre A, chap. 1, éd. J. Tricot, Paris,


Vrin, 1986.
Anatomie d’un fantôme : « l’art antique » 247

sance des causes et des principes. L’œil, organe de


l’universel, libère de l’empirique. Par lui, le sujet ac¬
cède à l’objectivité. Le désir de voir est désir du vrai,
l’évidence est redressement optique des apparences,
theoria. En allant de l’ombre à la chose, le regard dé¬
voile, donc fait advenir Va-letheia, la vérité. Idée et
forme, eidos, c’est le même mot. Le théâtre, autre in¬
vention hellénique, c’est le lieu d’où l’on peut voir
une action. Comme Yhistoire, le récit de celui qui
connaît pour avoir vu. Et Hadès ou Y enfer, en sens in¬
verse, le lieu invisible où l’on erre en aveugle (A-
idès). La Grèce ancienne, ou le triomphe de l’œil, au¬
quel l’Occident doit d’avoir eu la science pour idéal
et fondement. La première « société du spectacle »
mère de la spéculation, ceci expliquant cela. Mais on
peut j ustement se demander si dans la patrie du théo¬
rein, les yeux de l’esprit n’ont pas quelque peu éclipsé
les yeux de chair. Théorèmes et théories épuisant à
leur seul profit les usages du nerf optique, tout entier
investi dans la science des mesures et le calcul des
ombres portées de la pyramide. Comme si, à force
d’utiliser la vue à des tâches de raison, pour fonder la
géométrie et l’astronomie, cette culture tout entière
occupée par la vision intellectuelle n’avait plus eu de
place pour le regard déraisonnable, l’œil non théo¬
rique. Plus assez de temps pour une visualité gra¬
tuite, de pur plaisir. Au reste, la mémoire archaïque
et classique de cette culture semble avoir été plutôt
auditive, comme il sied à une civilisation mal à l’aise
dans l’écrit.
Pas de mot pour création ? Et la poiésis alors,
248 Le mythe de l’art

qu’est-ce sinon un terme d’esthétique ? Voire. Oppo¬


sée à praxis, la poiésis désigne soit la fabrication
d’objets d’usage courant, comme des parfums ou des
bateaux, soit la composition d’œuvres littéraires -
poème, comédie et tragédie. La Poétique d'Aristote
n’est pas une Esthétique : elle ne traite ni du Beau ni
du jugement de goût. Aristote n’étudie pas l’œuvre
d’art, qu’il dédaigne, mais l’ouvrage littéraire, qui
seul vaut commentaire. « Je vais traiter de la poésie
en général » veut dire au fond : qu'est-ce que la tragé¬
die ? Accessoirement, l’épopée, le poème burlesque,
la poésie imitative ou didactique. Homère, Aristo¬
phane, Empédocle - mais pas un Phidias ou un
Zeuxis. On peut à la rigueur dîner ou causer avec ces
gens-là, non leur consacrer un livre ou les préfacer.
À propos de l’architecture, Aristote définit la
technè comme une disposition à produire quelque
chose de manière raisonnée (hexis tis meta logou
poiétikè). Il le fait en passant, dans son Éthique à Ni¬
comaque (livre VI, chap. 2), mais le sujet ne l’in¬
téresse guère. C’est la théorie de la vertu qui lui im¬
porte. Il distingue soigneusement l’agir du faire, la
morale de la production, et la technè est du mauvais
côté, celui du faire. Le plus pragmatique des théori¬
ciens lui-même ne saurait trop s’y attarder.
Rappelons-nous, à titre anecdotique, les Mémo¬
rables de Xénophon, où l’on voit Socrate en visite
chez un peintre, Parrhasios, un sculpteur, Cleston, et
un armurier, Pistias, en enfilade dans un même cha¬
pitre, avec apparition d'une prostituée au chapitre
suivant (livre III, chap. 10 et 11). Chez Aristote,
Anatomie d’un fantôme : « l’art antique » 249

pour s’en tenir à la théorie, l’ordre de la mimésis ne


concerne pas la reproduction figurative des êtres et
des événements mais leur transposition verbale ou
écrite. L’image plastique n’apparaît chez le Stagirite
qu’à titre d’illustration ou d’analogie. Mais pour lui
et ses pairs, l’enjeu majeur n’est pas l’image, peinte
ou sculptée, mais le langage. Dans cette culture et
cette langue, où graphein signifie à la fois écrire et
peindre, la mise en mots des images confère plus de
prestige que la mise en images des mots. « Un cri¬
tique d’art dans l’Antiquité » comme Philostrate, le
sophiste grec du me siècle romain, excelle dans Vek-
phrasis, la description de fresques. Décrire, c’est
pour lui bien raconter les histoires évoquées par les
tableaux, interpréter, faire parler les personnages
comme dans Homère. « Ne pas aimer la peinture,
dit-il, c’est mépriser la vérité même. » Mais la vérité
est du domaine rhétorique, et le parallélisme post¬
classique des arts, un poncif, aligne le visuel sur le
verbal, non l’inverse. Ut poesis pictura... Il n’est pas
indifférent que ce soit dans Le Sophiste que Platon
s’approche le plus d’une théorie générale des images,
baptisée mimétique, qui englobe et dévaste tout à la
fois notre « champ artistique ». Même dans le monde
hellénistique, esthétisant à souhait, l’image est bue
par le discours, et l’esthétique de la décadence, en¬
core affaire de parole. Par tradition, les dieux grecs
habitent la bouche et dédaignent la main. « Les maî¬
tres de vérité » (Marcel Detienne) sont les manieurs
de mots. L’art de la rhétorique, éloquence et gram¬
maire, a bien eu raison, pendant un millénaire, d’al-
250 Le mythe de l’art

1er puiser à Athènes ses titres de gloire et de vérité.


Mais nos académies des Beaux-Arts, pendant les
deux cent cinquante ans que dura leur règne, sem¬
blent avoir été victimes d’un malentendu, voire d’une
farce d’un goût douteux : la plastique, apollinienne
ou non, n’a jamais été le « beau souci » des fondateurs
esclavagistes de la démocratie.
Ceux qui redoutent les provocations se contente¬
ront d’ouvrir les deux volumes du Vocabulaire des
institutions indo-européennes de Benveniste pour
constater qu’il n’y a pas d’entrée « Art », ni de termes
apparentés. Ou encore, plus simplement, leur Petit
Larousse. Parmi les neuf Muses de la tradition, au¬
cune pour l’un quelconque de nos « beaux-arts », ar¬
chitecture, sculpture, ou peinture. Les arts visuels ne
sont pas dans la ronde. Ils restent dans le mécanique
et le vil. Humain, trop humain. Les arts libéraux sont
ceux qui s’écrivent, se parlent ou se chantent. Eux
seuls sont dignes d’une présidence semi-divine.

Le pourquoi d’une absence

L’absence de la catégorie « art » dans la culture


grecque et dans celles qu’elle a informées par la suite
ne constitue pas une lacune mais une ontologie. C’est
la marque d’une plénitude, non d’une insuffisance.
Et le peu de considération réservé aux tailleurs
d’images ne procède pas seulement d’une indignité
sociale mais d’un constat philosophique d’inanité. Il
y a une cosmologie derrière toute esthétique ; comme
Anatomie d’un fantôme : « l’art antique » 251

il y en a aussi derrière son refus ; et c’est leur concep¬


tion de l'origine des choses qui donne aux Grecs clas¬
siques, comme du reste à leurs héritiers chrétiens,
une approche intellectualiste des formes (les so¬
phistes à la Protagoras étant sans doute mille fois
plus « artistes » que les philosophes à la Platon). Le
grand démiurge du Timée crée le monde sur plan, en
contemplant des archétypes. De même, pour le petit
démiurge artisanal, fabriquer, c’est re-présenter,
exécuter une idée préalable, décalquer un canon
préexistant. Le modèle omniprésent de la causalité
exemplaire rend la notion d’œuvre sans objet.
L’homme ne peut rien ajouter de nouveau à la na¬
ture ; il ne peut faire œuvre originale parce qu’r/ n’y a
d’originalité qu’à l’origine, au-dessus et bien avant
lui. La Nature ou le Logos, le Premier Moteur ou
l’âme du Monde, ont l’exclusivité du nouveau. Sym¬
bolique de cette posture est le Dieu de l’Ancien Tes¬
tament. Il crée l’homme à son image mais se réserve
le monopole de la sculpture. L’homme modelé ne
sera pas modeleur, la glaise ne sert qu’une fois. Dans
le judéo-christianisme, seul Dieu est artiste ; ne sont
admissibles, pour le chrétien, que les copies confor¬
mes de sa production. Si l’homme croit innover, c’est
qu’il fait erreur, ou veut tromper. Que ce soit chez les
Grecs ou les chrétiens du Moyen Âge, l’idée de créa¬
tion est un pistolet à un coup. Pas d’imagination créa¬
trice en aval de Dieu. Cette dernière n’a le choix
qu’entre la redondance, comme mise en image de
l’origine, ou bien Yerrance (« maîtresse d’erreur et de
fausseté »), si elle s’en écarte. Elle ne peut qu’illus-
252 Le mythe de l’art

trer, comme plus tard chez Thomas d'Aquin, l’Être


ou la Raison, soit l’ordre naturel des choses. D’où le
primat du savoir sur l’agir et de l’agir sur le faire.
Mieux vaut contempler par l’esprit que créer avec
ses mains car il y a par définition plus dans le modèle
intelligible, qu’on ne peut voir qu’avec les yeux de
l’esprit, que dans sa copie sensible, statue ou pein¬
ture, qui se regarde avec les yeux de chair. C’est avec
l’idée contraire et sacrilège qu’il peut y avoir plus
dans la copie que dans l’original, que l’art devient
possible. Point d’inversion des valeurs de l’amont et
de l’aval, qui rend concevable l’esthétique par dé
collement d’avec la théologie. Avant ce point, il y a
des artisans. Après, des artistes. L’idée de la création
artistique s’est construite contre celle de création on¬
tologique, tout en se modelant formellement sur elle.
L’art est une ontologie inversée par primauté de la
représentation sur la présence (Proust : « La réalité
ne se forme que dans la mémoire »). Ou de l’humain
sur le divin. Sans quoi la main humaine n’est bonne
qu’à imiter l’idée divine. Traduction psychologique :
tant que la forme sert d’escorte à l’esprit, les grands
esprits ont peu d’estime pour elle. De même qu’ils
voient dans l’action historique « une contemplation
affaiblie » (Bergson), l’imagerie leur apparaît alors
une idéation dégradée. Chez les bienveillants, cela
donne : « Le Beau est la splendeur du Vrai. » Chez les
dédaigneux : « Quelle vanité que la peinture, qui at¬
tire l’admiration par la ressemblance des choses dont
on n’admire point les originaux. » De Platon à Pascal,
la conséquence est bonne.
Anatomie d’un fantôme : « l’art antique » 253

L'exemple grec n’était donc pas une curiosité his¬


torique. Il illustre une constante à longue portée : l’al¬
liance de 1 essentialisme spéculatif et du pessimisme
artistique. Qu’il s’agisse de Dieu, de la Nature, ou de
l’Idée, les conceptions du monde qui placent en
amont une Référence essentielle et normative, ne se¬
rait-ce qu’un point fixe, ne font pas grand cas des
images fabriquées par l’homme. Toutes les fois que
le réel est construit en chute, et l’homme en « image
de Dieu », l’imagination plafonne dans la mise en
image du Principe. D’où le peu de dignité de l’œuvre
d’art dans la logosphère, avec ses images mobiles de
l’Éternité immobile. La notion d’œuvre ne prend son
vol que lorsque l'existence, d’une certaine façon, se
met à précéder l’essence. Alors, et alors seulement, il
peut y avoir plus dans une œuvre que dans son ou¬
vrier, plus dans un faire que dans le concevoir qui
l’autorise. Alors la main devient « un organe de
connaissance ». Et l’homme, un créateur possible. Ce
renversement définit Y humanisme, qui est de soi un
optimisme artistique. Le paradoxe étant celui-ci :
cette naissance, qui s’est appelée historiquement
« Renaissance », tant l’humanité a besoin, pour in¬
venter l’avenir, de se placer sous l’autorité du passé, a
pris pour modèle son antimodèle, l’essentialisme an¬
tique de 1’ « Idea ». Telle aurait été la positivité de
l’hallucination grecque.
C’est d’ailleurs parce qu’il avait traduit Platon que
dans son projet d’Académie florentine Marsile Ficin
n’a fait aucune place aux plasticiens - architectes,
sculpteurs ou peintres. Son Académie était compo-
254 Le mythe de l’art

sée d’orateurs, de juristes, d’écrivains, de politiques,


de philosophes - bref, de gens sérieux : des libéraux,
non des serviles. Les véritables connaisseurs de l’An¬
tiquité, en pleine Renaissance, ne marchent pas aux
« Beaux-Arts ». Léonard de Vinci sera fondé à s’in¬
digner : « Vous avez mis la peinture au rang des arts
mécaniques ! » La réhabilitation du travail figuratif
n’a pas été le fait des meilleurs humanistes, c'est-à-
dire de ceux qui pratiquaient dans le texte leurs hu¬
manités classiques.

Le cas romain

Le côté pratique, familial, le terre-à-terre de la re¬


ligion, de la psychologie romaine, l’a rendu sans
doute, contrairement à la légende confortée par
Winckelmann, un peu plus accueillante aux images,
à l’invention, à la représentation, que la mentalité
grecque. Le latin est moins métaphysique que son
aîné - donc plus « artiste ». L’apparence le torture
moins parce que la vérité lui importe moins : ce réa¬
liste fait confiance à ce qui se donne pour réel - sans
« chercher la petite bête », comme son maître et pré¬
décesseur athénien.
Ce n’est peut-être pas un hasard que les té¬
moignages de la peinture romaine soient beaucoup
plus abondants (on ne disposait, jusqu'en 1968, d’au¬
cune fresque grecque conséquente). Nous gardons
trace des noms de grands peintres grecs, non de leurs
œuvres. Les textes de cette culture ont mieux sur-
Anatomie d’un fantôme : « l’art antique » 255

vécu que ses couleurs. Nous avons en revanche de


belles traces de peintures romaines, mais sans attri¬
butions ni grands noms passés à la postérité.
En fait d’« art » antique, il faut choisir entre les lé¬
gendes et les réalités. Elles ne s’additionnent pas.
^ On jugera néanmoins du statut plus que modeste
réservé aux « artistes » dans la Rome républicaine et
impériale en se reportant au début du XXXVe livre
de 1’ « Histoire naturelle », laborieuse nomenclature
où Pline l’Ancien cite en exemple la grécité comme
un âge d’or pour la peinture. Au Ier siècle, elle expire.
« Art jadis noble, se lamente-t-il, que recherchaient
les rois et les peuples, et qui illustrait ceux dont il dai¬
gnait retrouver l’image pour la postérité. Mais au¬
jourd’hui, il est complètement expulsé par le marbre
et même par l’or. » Pline, au demeurant, insère ces
considérations purement documentaires dans la sec¬
tion des matières précieuses, entre des aperçus sur
l’or, l’argent, le bronze, et d’autres sur les pierres pré¬
cieuses et nobles. Entre les terres et les pierres, il y a
les pigments. Car le fameux livre XXXV n’est pas un
traité du style mais des substances. Il n’y est question
de peinture que sous l’angle de ses matériaux et sup¬
ports. Les couleurs ont du prix parce qu’elles pro¬
viennent de végétaux et de minerais, et non par leur
traitement ou disposition. Seule la nature est créa¬
trice de valeur, et non le génie humain.
Pour délectables que nous semblent les fresques de
Pompéi et d’Herculanum, elles étaient réputées orne¬
mentales et monumentales. Toutes dans la dépen¬
dance de l’architecture, que le peintre, imitant l’ai-
256 Le mythe de l’art

bâtre, l’onyx ou l’émail, enjolive ou amplifie. Le tarif


de Dioclétien (301) rangera encore sculpteurs, mo¬
saïstes et peintres parmi les travailleurs du bâtiment,
tant les frontières sont floues entre le gros œuvre et
les œuvres, le bâti, le peint et le moulé. Et si le maître
livre de Vitruve fait une place aux enduits et aux cou¬
leurs, c’est parce qu’il faut bien recouvrir les murs,
décorer plafonds, voûtes et sols. Encore re¬
commande-t-il de ne point trop en faire : méfiez-vous
des décorateurs, ils poussent au gaspillage. Ne faites
pas comme ce fou de Néron, qui surcharge les murs
de sa Maison Dorée.
On comprend que les « œuvres d’art romaines »
soient pour la plupart anonymes. Les clients qui pas¬
sent commande sont plus célèbres que les exécutants.
La notion d’œuvre originale, et a fortiori de style, n’a
pas non plus de sens dans cet univers où l’art, comme
la guerre, est tout d’exécution. Au sens restrictif, de
« l’art et la manière », cet aval anodin que le christia¬
nisme byzantin fera sien plusieurs siècles après la
chute de Rome, en déclarant au septième concile
œcuménique : « Ce ne sont point les peintres qui in¬
ventent les images mais l’Église catholique qui les a
instituées et transmises ; au peintre appartient l’art
seul ; l’ordonnance visiblement est l’œuvre des saints
pères. » Les sculpteurs romains peuvent signer des
copies de statues grecques sans choquer personne.
L’objet vaut par son matériau, non par sa facture.
Une statue est d’airain, d’ivoire ou d’or, avant d’être
d’un tel ou d’un tel. Et Virgile résume ainsi le dédain
du viril pour l’efféminé, du Romain pour le Grec :
Anatomie d’un fantôme : « l’art antique » 257

« D’autres seront plus habiles à donner à l’airain le


souffle de la vie... tes arts à toi, Romain, sont d’édic¬
ter les lois de la paix entre les nations » (Énéide, VI,
848 sq.).
Là encore, un mot a joué les faux frères. Ars, en
substantif, est un terme un peu péjoratif : adresse,
malignité. Arte punica, avec « l’habileté des Cartha¬
ginois ». Notre « artificieux » vient de là. En valeur
absolue, il tient le milieu entre la scientia et la na-
tura, entre l’étude spéculative et Yingenium inné. Di¬
gnité toute relative. Dans l’usage qualifié, il ne dé¬
signe qu'une habileté requérant un apprentissage, le
contraire donc d’un don naturel. Il reprend alors le
sens de technè, la profession ou l’exercice d’une capa¬
cité pratique de produire. De transformer certains
matériaux (bois, pâte, pierre). Artifex, c’est à la fois
le spécialiste et l’artisan. Qui sait si le qualis artifex
pereo de Néron n’est pas à entendre comme « quel
habile homme », mais aussi « quel faiseur, quel pres¬
tidigitateur, est en train de mourir ».
Malice de l’observation, réalisme animalier, verve
et quotidienneté sans façon : les vestiges les mieux
conservés se trouvent avoir été des décors de maisons
particulières, conservées intactes sous la cendre du
Vésuve. D’où l’abondance de natures mortes, de pan¬
neaux avec scènes de genre, de petites mosaïques na¬
turalistes, de vignettes licencieuses. Il y a aussi les
portraits de femmes et de couples, avec leurs frisottis
sur le front, leurs lourds sourcils noirs et les boucles
d’oreilles. Rome a poussé fort loin l’individualisation
des traits, bien plus que la Grèce. Mais ce qui nous
258 Le mythe de l’art

semble le plus caractéristique de l’art romain l’était


sans doute le moins pour les contemporains. Pline,
par exemple, ne respectait que les tabulae (tableaux
de chevalet), tous disparus, et, tenant que le peintre
se doit aux Dieux et à la Cité, condamnait comme in¬
civiques et triviales les peintures murales dans les
maisons particulières..
L’hémicycle de l’École des Beaux-Arts à Paris,
peint par Delaroche en 1841, montre la gloire age¬
nouillée devant Ictinos, Phidias et Apelle, l’archi¬
tecte, le peintre et le sculpteur. Les trois, entourés de
génies de la Renaissance, trônent sur un autel mar¬
moréen, au sommet des honneurs. Ce fut l’une des
compositions picturales les plus célébrées du siècle
dernier. Heureusement qu’on ne la regarde plus : elle
aura fait vivre des générations de rapins sous l’égide
d’un mensonge.

L’écho chrétien

Le dispositif que nous avons résumé s’est prolongé


dans la scolastique médiévale. Saint Thomas
d’Aquin inclut le Beau dans une métaphysique de
l’Être qui exclut la notion d’art (conçue dans le droit
fil aristotélicien comme recta ratio factibilium).
L’univers des formes demeure subordonné à un ordre
de valeurs hétérogènes. celles de la connaissance ou
celles du salut - la scolastique souhaitant les unifier.
D’où la relégation dans les marges sociales de
« l’ymagier ». Comme le souligne Umberto Eco : « À
Anatomie d’un fantôme : « l’art antique » 259

vrai dire, les philosophes scolastiques ne se sont ja¬


mais occupés ex professo de l’art et de sa valeur es¬
thétique ; saint Thomas lui-même, quand il parle de
Vars, donne des règles générales à suivre, disserte sur
la valeur du travail artistique (i.e. du travail artisanal
et professionnel) mais n’aborde jamais de face le pro¬
blème spécifiquement artistique h »
Il s’ensuit que les bâtisseurs de cathédrales exer¬
çaient une profession reconnue, comme tous les tra¬
vailleurs manuels, non une vocation personnelle. Le
mot « houvrier », en vieux français, sort des statuts de
ces gens de métier (« tailleurs d’ymages, charpentiers
et autres ouvriers »). Au xvie siècle, il est remplacé
par le mot artisan. « Artiste », dérivé de ars latin, dé¬
signant traditionnellement le « maître ès arts » libé¬
raux, ou le lettré, étudiant ou maître de la faculté,
s’étend au même moment aux chimistes ou al¬
chimistes. Au xvne siècle en France, presque deux
cents ans après la naissance de l’art à Florence, le
mot d’artisan est encore officiellement utilisé pour
les peintres et les sculpteurs. Le dictionnaire de
l’Académie, dans son édition de 1694, donne Ar¬
tiste « celuy qui travaille dans un art. Il se dit parti¬
culièrement de ceux qui font des opérations chimi¬
ques ».
L’art d’avant la naissance de l’art, sous-traitance
de l’Ordre du Monde, pur reflet dans le miroir, est le
fantôme évanescent d’un En-soi dont seules la vérité
et l’universalité importent. Il n’y a donc pas à dis-

1. Umberto Eco, Il problema estetico di San Tommaso, Edizione


di Filosofia, Turin, 1956, p. 119, note 5.
260 Le mythe de l’art

cuter des goûts et des couleurs : ou bien elles sont une


manifestation de l’Ordre premier et elles relèvent
alors directement, en Chrétienté, d’une théologie ou,
sous l’Antiquité, d’une cosmologie. Ou bien elles ne
relèvent que des caprices d’une fantaisie individuelle
et elles ne méritent qu’un mépris plus ou moins
amusé. Dans les deux cas, découverte d’une perfec¬
tion ou invention d’une billevesée, le passage par le
Beau est inessentiel.
Dans son propre bercail historique, et jusqu’à hier
matin, 1’ « Art » a été non pas introuvable, mais sim¬
plement impensable.
Chapitre VII

LA GÉOGRAPHIE
DE L’ART

Où l’homme cultivé saisit un effet,


l’homme sans culture attrape un rhume

OSCAR WILDE
Tant que l’homme fixe le Ciel, il ne regarde
pas la terre ni les autres hommes Paysages et
visages profanes apparaissent à peu près au
même moment dans la peinture occidentale, car
on n’aime pas ce qu'on voit mais on voit ce qu’on
aime. La nature et l’art comme valeurs se sont
engendrés l’un l’autre. Peuvent-ils se survivre ?
Le paysage absent

Dans beaucoup de cultures, il n’y a pas de mot


pour dire « paysage » (nos aïeux ont longtemps tra¬
versé des « pays », non des paysages). Dans beaucoup
de cultures, il n’y en a pas non plus pour dire « art ».
Curieusement, ce sont les mêmes. Pour nous en tenir
à notre aire de civilisation, l’hellénisme, l’univers by¬
zantin, la latinité médiévale.
L’art, le paysage, le paysan : c’est en les perdant
qu’on les découvre.
Il y a toujours eu des anatomies mais le nu date
d’hier. Il y a toujours eu des montagnes, forêts et ri¬
vières autour des sites d’habitat, comme des effigies,
graffitis et pierres levées au beau milieu des groupes
sédentaires. Mais la nature ne crée pas plus le culte
des beautés naturelles que la présence d’images tail¬
lées, la sensibilité esthétique. Le spectacle d’une
chose n’est pas donné avec son existence. La preuve :
il a fallu à l’Occident deux millénaires pour instituer,
encadrer, mettre en exergue et en avant cet outrage à
264 Le mythe de l’art

Dieu, cette subversion égocentrique, cet artifice d in¬


terprétation, « le paysage ». La Chine taoïste le prati¬
quait depuis le début de notre ère, sur ses rouleaux et
ses paravents, à sa manière, atmosphérique, totali¬
sante et dynamique. Mais jusqu’au xvh siècle, 1 Eu¬
rope ignorait même le mot, quoique la beauté du
monde ne l'ait pas attendu. On signale chez nous sa
première occurrence en 1549 sous la plume erudite
de l’humaniste Robert Estienne. Il ne désigne pas la
campagne mais une espèce de tableaux. Deux siècles
plus tard, dans Y Encyclopédie, l’article paysage dé¬
signe encore exclusivement « ce genre de peinture qui
représente les campagnes et les objets qui s'y ren¬
contrent ».
L’aventure des mots dit bien le fait, et dans l’ordre.
La reproduction a précédé l’original, le in visu a fait
le in situ. Les peintres ont suscité les sites, et les pay¬
sages de nos campagnes sont sortis des tableaux du
même nom. Le regard sur la nature est un fait de
culture, culture qui fut visuelle avant d’être littéraire.
Pittoresque vient de l’italien pittore, peintre. D’au¬
tres diront ce que nos bois doivent à Ruysdaël, nos
mers à Claude Lorrain et aux marines de Vernet, nos
vallées à Poussin, nos montagnes à Salvator Rosa. Les
historiens des mentalités nous ont appris que la Mon¬
tagne et la Mer sont des institutions culturelles. Le
médiologue prend acte que « nature » et « art » sont
des catégories abstraites qui en réalité n'existent pas
indépendamment l’une de l’autre. Un certain art a en¬
gendré notre nature. Et une certaine nature a engen¬
dré notre art. D’où la question d’aujourd’hui : quand
La géographie de l’art 265

cette nature se transforme, que reste-t-il de l’art?


Quand cet art disparaît, que reste-t-il de la nature ?
Mais commençons par le commencement. Un
même mouvement de la sensibilité, au seuil de la Re
naissance, a donc comme « artialisé » les images et
« paysagé » le pays Un même geste de recul, une
même découverte non de l’Amérique mais du plus fa¬
milier (le Nouveau Monde ayant peut-être aidé à
mieux regarder l’Ancien), ont esthétisé le milieu na¬
turel et culturel, par une mise à distance du plus
usuel. Encadrement, dégradé, symétrie, tabulation
ces exercices de vision transforment en tableau un
état chaotique de l’univers. Comme si le déplacement
du « point » dans l’accommodation du regard libérait
du merveilleux à domicile, en déroulant soudain sous
nos yeux un parterre inaperçu de splendeurs et de
curiosités. On a ennobli le vil en le jugeant digne
d’être dépeint, « pittoresque ». Nouveau rectangle de
visibilité à isoler ici par une « fenêtre » (dans la fe¬
nêtre qu’est déjà le tableau albertien), là par une « his¬
toire de l’art », autre fenêtre découpée dans l’histoire
générale des hommes.
Dans l’ambiance judéo-chrétienne, qualifier de
« beaux », ou de « sublimes » un bord de mer ou une
montagne a été aussi incongru, et tardif, qu’appeler
« œuvres d’art » une offrande ou un ex-voto dans une
chapelle, objets fonctionnels et utilitaires s’il en fut
aux yeux d’un fidèle. Ou que juger dignes d’intérêt,

1. Alain Roger, Nus et paysages. Essai sur la fonction de l’art.


Paris, Aubier, 1978.
266 Le mythe de l’art

« valant le détour », une église, un château fort ou un


rempart.
En Occident, l’émancipation du paysage a eu trois
siècles d’avance sur celle du « monument historique »,
construction intellectuelle propre au xixL siècle. Si
c’est à Venise, la patrie des « vedute », qu’est apparu
le « paesetto » {La Tempête de Giorgione justifierait à
elle seule le néologisme italien), c’est en Europe du
Nord, dans les Flandres, qu’a eu lieu la déclaration
d’indépendance, formelle et thématique. Contempo¬
rain de Dürer (ce grand voyageur qui poussait l’au¬
dace jusqu’à peindre à l’aquarelle et à la gouache des
cols alpins, des étangs, des rivières), Joachim Patinir
(1475-1524), né à Anvers, passe officiellement pour
l’inventeur de la spécialité « landskap ».
Pas de paysage dans la peinture paléolithique,
pleine d’animaux, ni dans les décorations égyp¬
tiennes, pleines de barques et de papyrus. Presque pas
dans la céramique grecque, hormis quelques rares
suggestions abstraites, ou allusives. Les lieux sont
surbordonnés aux mythes, ou aux besoins de l’action
dramatique, sur la scène de théâtre. La veine romaine
fut plus « naturaliste », avec ses natures mortes, ses
vergers, ses poissons. Mais les campagnes purement
ornementales des villas pompéiennes restent des illus¬
trations de thèmes mythologiques ou canoniques,
idéalement encastrées dans leurs œuvres de ré¬
férence. Ovide et Virgile autorisent à montrer, mais
leur dire fixe les limites et les contenus du voir. Le
paysage gréco-romain, à son meilleur, demeure un
commentaire de texte.
La géographie de l’art 267

Plus étonnant encore, l’absence du paysage dans le


premier millénaire chrétien. Paradoxal, parce que le
monde féodal et seigneurial (celui qui détient alors le
gouvernement des formes) est éminemment rustique.
La vie du mécène se passe entre la chasse et la guerre,
en plein air, à cheval, au milieu des bois et des
champs ; l’économie médiévale est terrienne, les
mœurs princières campagnardes. Et il faut attendre
le xve siècle pour voir apparaître les miniatures des
Frères de Limbourg dans les Riches Heures du duc
de Berry, ou les Grandes Heures du duc de Rohan.
Jusque-là, les illustrations des manuscrits donnent du
milieu naturel une vision symbolique et ésotérique,
qui n’est au fond qu’une transcription des Écritures '.
Éa vérité chrétienne (qui se lit et s’entend, à travers
les livres saints) avait escamoté la réalité du milieu
ambiant (celui qui se voit à l’œil nu). Chaque culture,
en choisissant sa vérité, choisit sa réalité : cela
qu’elle s’accorde à tenir pour visible et digne de re¬
présentation. Pour un homme du xmc siècle, le Jardin
du Paradis est plus réel que la forêt de Poissy parce
qu’il est le seul vrai - et c’est le premier qu’il veut
voir. L’image biblique de l’irréel Eden est surtout à
ses yeux de meilleur rapport que l’autre, car en re¬
montant jusqu’à la vérité de Dieu, il sauvera son âme
et son corps. Ce dont la reproduction de la forêt de
Poissy, où il passe si souvent, le détournerait. Pas d’in¬
térêt métaphysique, pas d’image physique.
Les campagnes siennoises de Lorenzetti, dans le
Bon et le Mauvais gouvernement du Palais public de

1. Anne Cauquelin, L’Invention du paysage, Paris, Plon, 1989.


268 Le mythe de l’art

Sienne, les plus avancées dans le rendu « réaliste »,


restent encore des indications scéniques, des allégo¬
ries moralisantes. Elles servent à l’apologie d’une po¬
litique, non au pur plaisir de voir et de faire voir. Jus¬
que-là, en arrière-plan des retables, fresques et
miniatures, un bouquet, une rivière s’indiquaient seu¬
lement comme des symboles-repères, des éléments de
décor significatifs d’un épisode de 1 Histoire sainte.
Ainsi du jardin comme emblème du Paradis, ou du
désert, comme signe de la Fuite en Égypte. Actes vo¬
tifs, plus proches de la prière que de la perception.

La profanation du monde

Pour que la nature soit considérée sur pièces et non


comme support d’un vœu ou d’une dévotion, traitée
comme un spectacle en soi, sciemment découpé par
un effet de cadre, porteur d’une grâce propre et non
empruntée au registre religieux, il a fallu une éduca¬
tion morale de l’œil autant qu’un apprentissage tech¬
nique de la main. Une conversion du regard à la terre,
c’est-à-dire une désertion du Ciel. Et l’abandon des
métaphores.
Si la nature est partout, le paysage ne peut naître
que dans l’œil du citadin qui le regarde de loin parce
qu’il n’a pas à y travailler chaque jour, le nez dessus.
Le paysan se moque du paysage, parce que le besoin
l’étrangle et qu’il y transpire le dos courbé, tel ce fer¬
mier provençal dont parlait Cézanne qui s’en allait
sur sa charrette vendre des pommes de terre au mar-
La géographie de l’art 269

ché et « n’avait jamais vu la Sainte-Victoire ». L’urba¬


nisé déjà assez assuré de survivre peut seul s’adonner
aux plaisirs de la promenade et de la contemplation.
Pas plus que le paysage n’est la nature nourricière et
salissante du paysan, l’art n’est l’ensemble des images
au sein desquelles grandit une société qui leur donne
sa foi (les vases grecs sont devenus en Europe des ob¬
jets d’art au xvmc. Auparavant, ils n’étaient pas di¬
gnes de figurer dans les collections du monde chré¬
tien). L’art comme le paysage sont des attitudes de
conscience. « Un état de l’âme », disait Amiel du pay¬
sage. Autant dire un mythe, comme s’appelle toute
croyance partagée.
La posture descriptive ou documentaire exige
donc, à l’évidence, un œil libéré des servitudes de la
main. Plus profondément, il suppose un sacré qui
s’éclaire, un cosmos allégé de tout son poids de nuit, la
sombre face du numen originaire. Quelque chose
comme l’arrondissement des angles, un climat nou¬
veau de connivence ou de cordialité entre l’homme et
son milieu. Et donc un premier embourgeoisement.
Individualisme et capitalisme sont conditions pro¬
pices pour oser ouvrir les yeux, en profane, sur les
eaux, les monts et les bois. Il faut un début de maîtrise
des distances et des forces naturelles, une certaine
avancée du commerce, de la navigation, des digues et
des moulins à vent, pour dégager une telle capacité
d’exactitude. Stimulée en l’occurrence par le besoin
de jauger une cargaison, de toiser un client, de trier
les marchandises au premier coup d’œil. Comme si un
minimum de bien-être était nécessaire au bonheur de
270 Le mythe de l’art

voir, plaisir tout domestique aussi éloigné de 1 idylle


que de la tragédie. Ce rapatriement de 1 infini, cette
domestication de l’imaginaire, voilà des exploits que
seule rend possibles la rencontre de libres individuali¬
tés et d’un début de sécurité collective.
Apparu chez les Flamands (nos Belges), le paysage
s'est épanoui en Hollande. Sa peinture, descriptive
plus que narrative, était moins asservie que sa rivale
italienne à une culture mythologique, littéraire ou
cléricale 1. Prohibant la peinture religieuse, Calvin ne
laissait d’autre pâture aux peintres que le monde pro¬
fane. L’image pieuse, interdite, restait la nature
morte et vivante. À Amsterdam et autour, le mar¬
chand émancipé par l'argent, relativement tolérant,
se sent habilité à explorer son propre pays avec ses
nouveaux appareils de vision, comme cette caméra
obscura inventée au siècle précédent. Le cossu casa¬
nier hollandais, à mi-chemin de l’austère et de l’osten¬
tatoire, juste milieu entre le purisme puritain et le
grandiloquent maniériste, fait le net au foyer. Liberté
de conscience et attention aux circonstances vont en¬
semble. On se sent assez bien dans sa peau, son pays
et sur terre pour ne pas chercher au-delà. Vermeer de
Delft se plante devant Delft pour faire, sa petite ma¬
chine optique aidant, « le plus beau tableau du
monde ». Sidérante approximation du Beau où s’in¬
dique une révolution de l’esprit.
Voir l’ici-bas, autour de soi, accommoder sur le
tout-proche, privilège, miracle, folie, n’est pas un ré-

1. Svetlana Alpers, L’Art de dépeindre. La peinture hollandaise


au xvne siècle, Paris, Gallimard, 1983.
La géographie de l’art 271

flexe mais une conquête. Du concret sur l’abstrait, ou


plutôt de la particularité sur la généralité. Car le su a
longtemps recouvert le vu. Le bien-voir fut un ar¬
rachement à ces on-dit, à cet épais et faux savoir de la
mémoire collective, ce loess de légendes, de contes et
de proverbes, l’immémoriale rumeur qui pendant des
millénaires a fait parler le visible d’autre chose que de
lui-même. Colomb avait trop lu pour voir du neuf. Il
ne chercha, aux Indes, qu’à mettre un vu anodin en
marge d’un lu primordial. Comme Marco Polo, cet
homme du Moyen Âge était parti chercher au loin, à
l'Ouest, le Pays des merveilles jusqu’alors sis en
Orient, poussé par son respect des Saintes Écritures
et son obnubilant Livre des prophéties. Et il ne voit
sur ses plages de sable fin qu’un grimoire de signes ca¬
balistiques. On crédite la Renaissance d’avoir illimité
le monde en déverrouillant l’Europe et repoussant ses
horizons. Plus extraordinaire qu’une Amérique de
mots déjà connue avant d’être observée, fut ce rac¬
courcissement du regard qui place les confins à notre
porte : l’Arcadie au bout de la rue et les Géorgiques en
Ile-de-France ou en Toscane. Plus insolite et sans
doute aussi fécond que le périple de Magellan : une
vue des Alpes par Dürer depuis le lac de Genève. Ti¬
rer les montagnes toutes proches de 1’ « effrayant »
chaos où les avait plongées depuis la nuit des temps la
malédiction divine, pour déceler, dans ce spectacle
« abominable », « grandeur et majesté ». Cette petite
monnaie de l’humanisme n’est pas moins grandiose
que les songes d’Eldorado, et moins sanguinaire.
La vue médiévale avait été gagée sur l’Idée. S’en
272 Le mythe de l’art

dégager fut une innovation coûteuse et laborieuse,


presque infamante. C’était tourner le dos à la Révéla¬
tion et à la Vérité. Le paysage est une Création qui a
perdu sa majuscule, rabattue sur elle-même, réinves¬
tie par un regard non visionnaire, sobre et modeste,
délestée autant que se peut des héritages platoniciens
de l’Idée, chrétiens de la grâce, esthétisants de la Fi¬
gure. Ce nouveau genre propre à l’Europe septentrio¬
nale, individualiste et roturière - ne l’oublions pas -,
faisait bien mauvais genre aux yeux des élites qui
donnaient le la à l’Europe : vulgaire, illégitime, et se¬
crètement profanatoire. Dans « paysage », il y avait
« paysan », qui est vil et vilain. Et surtout « païen », ce
dérivé du latin pagus, le champ, ce qui est encore plus
dangereux (en 1690, Furetière écrit encore païsage).
Pour les poètes et les italianistes, caresser ainsi la
chair du monde était une injure faite à l’Antique, que
seules pouvaient oser des natures épaisses et verna¬
culaires comme les Flamands, qui ne voient pas plus
loin que le bout de leur nez. Michel-Ange, du haut de
Y Idéal, se serait ainsi moqué de cette rustique super¬
ficialité septentrionale : « Cette peinture n’est que
chiffons, masures, verdures de champs, ombres d’ar¬
bres, et ponts, et rivières, qu’ils nomment paysages,
avec maintes figures par-ci et par-là. Et tout cela, en¬
core que pouvant passer pour bon aux yeux de cer¬
tains, est fait en réalité sans raison ni art, sans symé¬
trie ni proportions, sans discernement, ni choix, ni
aisance, en un mot, sans aucune substance et sans
nerf. » Le paysage fut une conversion, mais vers le
bas, du texte à la terre, de l’immatériel aux solides, de
La géographie de l’art 273

la lumière divine à la lumière rasante - reniement du


Ciel qui fit la mauvaise réputation de ses inventeurs
nordiques (comme l’étaient par tradition les partisans
d’Occam) auprès des amants en titre des idées, des fa¬
bles et des mythes. À la Renaissance, mis à part Léo¬
nard, l’aristotélicien pragmatique, les héritiers de
Platon, qui tenaient le haut du pavé de l’Europe, son
Midi, ne voulaient, ou plutôt ne pouvaient pas regar¬
der un champ d’oliviers, un chemin de terre, une
charrue.
Cadrer un site et un homme sans renom : banalités
héroïques, si l’on veut. Visage et paysage avancent de
concert. Le portrait comme genre indépendant, libéré
de son contexte sacré (le donateur médiéval au volet
du retable), naît dans la même plage de temps. Van
Eyck nous donne la vue de Liège au fond de La Ma¬
done au chancelier Rolin, et les Arnolfini dans leur
intérieur. Innovation parlante : celui qui peint des
paysages se peint aussi lui-même ‘. Dans l’imagerie
primitive, à l’âge « idole », l’imagier n’apparaît pas
(c’est même un critère). De Paolo Uccello à Rem¬
brandt, en passant par Dürer, Giorgione, Botticelli et
Rubens, l’enquête sur l’intérieur semble progresser
avec l’investigation de l’extérieur. Subjectivation du
regard, objectivation de la nature : pile et face d’une
même pièce. L’émergence à peu près simultanée du
panorama et de l’autoportrait signale un bond en
avant dans le désenchantement du monde. Oui, le
paysage est la rançon visuelle d’une désymbolisation

1. Pascal Bonafoux, Les Peintres et l’Autoportrait, Genève, Skira,


1984.
274 Le mythe de l’art

du cosmos, avec rétrécissement du sens et mise à plat


des anciens vertiges. Mais aussi une acuité plus exi¬
geante, sans concession car sans porte de sortie.
L’évaporation des arrière-mondes mythologiques ou
religieux fait basculer la vision sur les premiers plans.
Voilà soudain les arbres et les visages vus pour ce
qu’ils sont, au hasard, sans a priori, dans leur magni¬
fique laïcité. Ce nouveau contrat passé avec le visible
nous a aussi valu la première cartographie fiable.
Il est un moment dans l’histoire qui met l’œil à la
fête, c’est lorsque l’homme, créé à l’image de Dieu, se
mêle de recréer la nature à l’image de l’homme. C'est
alors que cristallise ce mélange de rationalisme et de
volontarisme qui ont sécularisé le regard occidental
plus qu’aucun autre. Car on n’aime pas ce qu’on voit,
on voit ce qu'on aime. Et quand une société aime un
peu moins Dieu, elle regarde un peu plus choses et
gens. En se distanciant du premier, elle se rapproche
des seconds.
La Renaissance et les Lumières, les deux poussées
prométhéennes de la Chrétienté, figurent deux tour¬
nants dans la conquête visuelle de l’inaccessible.
Deux annexions successives d’espaces vierges à l’œil
nu. En France, à peine tirées de leur nuit au xvie siècle
par les graveurs, maîtres du métal, du plomb et du
cuivre, les Alpes s’éclipsent à nouveau avec l’absolu¬
tisme monarchique qui les replonge dans leur chaos
originel. Symboliquement inintéressant, donc maté¬
riellement indescriptible. Image de Dieu sur terre,
l’ordre optique de Louis XIV répugne aux déserts et
aux solitudes. Policé, il n’accueille que des jardins ré-
La géographie de l’art 275

guliers et des plaines familières. Mais les montagnes


blanches vont resurgir au Siècle des Lumières avec
leurs neiges et leurs crevasses, en livres et en ta¬
bleaux. Puisque le sacré est logiquement lié à une cer¬
taine clôture de l’espace, la désacralisation du monde
passe par son décloisonnement optique. C’est-à-dire
l’humanisation - par l’œil — d’espaces inhumains,
jusqu’alors réputés invisibles. La Renaissance avait
inventé la vue de détail et d’ensemble, plus la perspec¬
tive. Les Lumières inventent les vues circulaires et
panoramiques, plus la Mer et la Montagne. Vef¬
frayant peut alors reculer, cédant la place au sublime
des glaciers, des tempêtes et des massifs, cet infini
dont Kant fera bientôt un point de mire esthétique.
Le romantisme ouvre aux curieux les sentiers des fo¬
rêts jadis tant redoutés. Les environs de Fontaine¬
bleau deviennent ainsi, entre la Restauration et le Se¬
cond Empire, le grand atelier de peinture (et de
photographie) où va naître l’art moderne.

L’après-paysage

Malaise aujourd’hui dans la nature et dans la re¬


présentation. L’avenir de la forêt inquiète ; celui des
tableaux aussi. Doit-on demander : le paysage peut-il
survivre à la faillite de la peinture, ou bien : la pein¬
ture peut-elle survivre à la destruction des paysages ?
Les deux, bien sûr. C’est un fait que l’urbanisation,
les lignes à haute tension, l’autoroute, le T.G.V. bri¬
seur d’enclos, ce fer à repasser nos plis et replis, le
276 Le mythe de l’art

« mitage » par l’habitat individuel, la publicité, la ra¬


tionalisation agricole, la vitesse, le tourisme, ont sus¬
cité un autre espace rustique et un autre regard ur¬
bain. Changement de décor, territorial et mental. La
disparition du paysage dans la peinture d’avant-garde
du début de ce siècle (Picasso l’a toujours ignoré) an¬
nonçait-elle le passage des terroirs à 1 environnement
dont bénéficient nos sociétés de services « clean »? Il
est vrai que les cartes postales l’avaient déjà pris en
charge et que passé 1900, il devenait un peu vain de
rivaliser avec le document photo. On a pourtant le
sentiment que les « catastrophes » plastiques du début
de ce siècle, par une énième et très classique anti¬
cipation du figuratif sur l’événementiel, préfigu¬
raient les déboires écologiques de sa fin (les peintres,
on l’a vu, ayant régulièrement un temps d’avance sur
les écrivains et les sociologues). Jadis, on a peint les
montagnes avant de les décrire (et on les a gravies, au
xvme siècle, parce que Rousseau les décrivait). Et de
même qu’Augustin Berque parle de « la transition
paysagère », ce moment intermédiaire entre les « so¬
ciétés à pays » et les « sociétés à paysagement », on ai¬
merait, dans son sillage, évoquer la création artis¬
tique comme un moment intermédiaire entre la
plénitude magique et la modélisation machinique *.
Dans l’histoire mondiale des formes, l’« art » occupe
une place fugitive et réduite : éphémère et cantonal
interstice entre l’Égypte et l’Amérique, pour faire

1 Augustin Berque, Médiance : de milieux en paysages, Mont¬


pellier, G.I.P., Reclus, 1990 ; Le Sauvage et l’Artifice. Les Japonais
devant la nature, Paris, Gallimard, 1986.
La géographie de l’art 277

court. Comme le « Landschaft » allemand, ou, pour


faire image, comme le Paris d’avant-guerre coincé en¬
tre le temps des fortifs et celui du Front de Seine,
l’œuvre d’art fut un soupir, une pause dans une longue
partition.
Non que la volonté d’art et de paysage ait capitulé.
Au contraire, elle est plus forte que jamais, à la me¬
sure des nostalgies. Et c’est bien là que le bât blesse :
il faut une sourcilleuse volonté, désormais, pour en ra¬
nimer les contours, en restaurer les prestiges, parce
qu’ils ont quitté l’un et l’autre la prose du quotidien et
l’instinctif des prunelles. Ils sont devenus affaires de
programmation, célébration, direction, inspection,
réglementation. De « paysagistes » et d’animateurs.
Aménagement du territoire, Direction des parcs na¬
turels, Délégation aux arts plastiques, protection des
sites, ministères de l’Environnement et de la Culture.
Ee paysage comme l’art étaient vécus, ils sont
construits. Comme s’ils s’administraient une survie
appliquée et soucieuse. Fin de la jouissance, regain de
solutions techniques. Assigné aux réserves régle¬
mentaires et aux espaces verts, écarté de nos centres
de vie quotidienne, photographié, théorisé et qua¬
drillé, le paysage post-moderne fait un écho narquois
à la « culture du patrimoine ». Les productions de l’ère
visuelle étant jugées impropres à peupler nos maisons
et nos jardins, l’art aussi est assigné aux musées, objet
d’attentions proprement écologiques et d’une sollici¬
tude toujours plus inquiète des pouvoirs. Tout se
passe comme si force nous était de combler les défi¬
cits de naturel, in situ, avec une surnature, et in visu,
avec un hyper, un techno-art.
278 Le mythe de l’art

Le regard artistique, heureuse parenthèse dans no¬


tre pratique de la nature. Il ne s’agit pas seulement de
l’École de Barbizon ou des films de Renoir, mais, au-
delà, du travail manuel, des gestes primordiaux du
soin et de la peine. Il est lié à l’agriculture, et au type
d’espace composite qu’elle a produit en Europe : par¬
cellaire, haillonneux, cadastral '. Pas d’art possible
en Sibérie, dans la Pampa, dans les déserts, là où mo¬
notonie et uniformité dissuadent l’exercice pointil¬
leux d’un rendu figuratif. Question de climat et de to¬
pographie. La nuance vient avec le contraste des
saisons, des cultures, des reliefs. Avec la palette infi¬
nie des céréales, des vignobles, des pacages. L’artiste
est un bouseux, il a les pieds dans le pagus et la main à
la pâte. Tout ce qu’il y a de métier dans la représenta¬
tion colle à la terre, avec ses tombes, ses bornes, ses
territoires. Aux campagnes. École française, ita¬
lienne, flamande, etc., c’est « pays » français, pays ita¬
lien, flamand, etc. Comme la spiritualité, tout art est
local : il exprime, le plus souvent à son insu, le génie
d’un lieu cristallisé en une certaine lumière, en cou¬
leurs, en tonalités, en valeurs tactiles. Le travail pic¬
tural lui-même, qui devrait s’écrire pictrural, est par¬
tie des « travaux et des jours ». Van Gogh : « Le
symbole de saint Luc, le patron des peintres, est un
bœuf. Il faut donc être patient comme un bœuf si l’on
veut labourer dans le champ artistique. » Souvenons-
nous que Dürer a étrenné à la fois le paysage et
l’huile. Fluide végétal, lourd et vivant, l’huile de lin
pure mélangée de résine a l’onctuosité de l’oléagineux

i. Michel Serres, Le Tiers-Instruit, Paris, François Bourin, 1991.


La géographie de l’art 279

et la sourde lenteur des cycles agricoles. L’homme


pressé des mégapoles répugne aux patiences fer¬
mières du labour. Vitesse, paresse, la rime est bonne.
Ne nous étonnons pas demain si « un monde sans
paysans » devient « un monde sans art ». Les arrière-
pays et les avant-gardes étaient peut-être plus soli¬
daires que nous le pensions. Ubiquité de l’informa¬
tion, dématérialisation des supports, glisse des véhi¬
cules, convocation sur écran de toutes choses. Une
agriculture hors sol, comme une langue sans mots,
une monnaie sans papier et un golf sans green trou¬
vent dans l’image de synthèse son complément op¬
tique. Le visuel numérisé est trop international pour
avoir l’âme champêtre : il est à la fois planétaire et
« acosmique ». La nostalgie écologique habite autant
nos yeux que nos têtes, mais au cinéma, le genre docu¬
mentaire, avec ses airs scrutateurs et scrupuleux, est
réputé ringard (sans marché), remplacé par « le grand
reportage » hâtif et virevoltant des télévisions.
Notre nouvelle inattention optique ne doit pas peu
à la révolution des télécoms et des transports. Avec la
suppression des distances, se perdent à la fois le senti¬
ment d’étendue territoriale et le sens vécu du réel, de
l’irréductible extériorité. Tout devient accessible,
sans effort et vite. La peinture est lente, l’informa¬
tique rapide. L’âge visuel, sur la toile, raccourcit les
temps avec des résines de synthèse vinyliques et acry¬
liques, qui ne sont que de l’eau, couleurs propres et
expéditives. Ainsi le veut une vidéosphère fluide et
nomadique, de transit et de passage, entièrement in¬
dexée sur des valeurs de flux - de capitaux, de sons,
280 Le mythe de l’art

de nouvelles, d’images ; où une impérative vitesse de


circulation liquéfie les consistances, lisse les parti¬
cularités. Notre milieu technique se veut trans¬
frontalier, à l’instar des images hertziennes. Il produit
un art transartistique, comme on parle d’économies
transnationales. L’« art » est né en Europe, maximum
de diversité dans un minimum d’espace, et le « visuel »
en Amérique, minimum de diversité dans un maxi¬
mum d’espace. Warhol est partout chez lui. Comme
Marilyn et la Campbell Soup. Mais non comme Osi-
ris, Athéna, Bouddha ou Vishnu. Il y a peut-être cor¬
rélation entre localité et pérennité. Les expressions
artistiques les plus durables ne sont-elles pas les plus
enracinées dans le sol néolithique, au bord des ri¬
vières, des fleuves ou de la mer ? Osiris colle au Nil,
comme Athéna à l’Égée, Vishnu au Gange. L’art reli¬
gieux est territorial par nature. Force d’expansion ex¬
traordinaire du « visuel », mais diffusion urbaine sans
restes (ça passe partout, mais ça passe). Le déplace¬
ment du cinéma par la télévision correspond à l'amé¬
ricanisation de l'espace européen. Le long et le court
métrages étaient encore nationaux et « naturels », le
clip et le soap sont déterritorialisés.
L’image d’ordinateur a décollé du sensible comme
l’urbain à prothèses a décollé de la terre. Comme le
code binaire mondial, des vieilles langues naturelles,
ces patois d’antan. Comme le nouveau monde des té¬
léprésences, de l’ancien monde aux localités singu¬
lières, avec ses sites et ses niches, ses « écoles » et ses
« manières ». L’ « International Art » nous tient en
lévitation tous azimuts, partout chez lui, et voilà notre
La géographie de l’art 281

regard fluidifié à son tour, suspendu hors sol. Mondia¬


lisé. Courant dans les foires après de « vrais » tableaux
comme, l’été, zigzaguant entre les supermarchés et
les zones de loisirs, on court à la queue leu leu après
des plages sans pollution et des forêts sans pluies aci¬
des.
L’idole et l’icône se tiennent du côté des dieux. Nos
tableaux, eux, ont à voir avec le blé, le vin, l’ensemen¬
cement et la fermentation, les cycles et les crois¬
sances. Or, ce temps dit naturel, celui des matura¬
tions intérieures, des élaborations artisanales et des
gestations de neuf mois dans le ventre biologique,
n’est pas aussi naturel qu’on l’avait pensé. Ce n’est
pas un destin. C’est une étape dans le cours des bio¬
technologies, comme de notre agronomie et de notre
géographie.
Chaque milieu de transmission, chaque espace-
temps a le visible qu’il peut, non celui qu’il veut. Ce
que nous appelons « visuel », c’est l’ensemble des nou¬
velles formes appelées par l’autoroute, le lanceur spa¬
tial et l’écran de contrôle. Résistons à la tentation de
juger une médiasphère, avec l’esthétique qui lui cor¬
respond, selon les critères de la précédente. Chacune
a son œil, ses blancs et ses horizons. Et donc un ly¬
risme propre.
Les critiques d’art qui jugent Warhol ou Buren
comme le Tintoret ou Matisse, d’après les normes hé¬
ritées de la graphosphère ; les amateurs qui attendent
du « visuel » les plaisirs ou les vertiges que leur pro¬
curait « l’art » ressemblent peut-être à nos ancêtres du
xvifl siècle qui ne pouvaient pas encore voir la beauté
282 Le mythe de l’art

des Alpes, cet « indescriptible chaos », et des plages


bretonnes. Déphasés, exilés de leurs verts paradis, nos
mélancoliques ne savent peut-être pas saluer la
beauté des antennes, des enseignes lumineuses et des
pylônes, des échangeurs autoroutiers et des panneaux
publicitaires, des suburbs à perte de vue, néon et bé¬
ton interchangeables. Nul n’est contemporain de son
œkoumène, ni de son temps. Peut-être regardons-nous
le visuel d’aujourd’hui avec les yeux de l’art d’hier.
Peut-être notre actuel dépaysement, désenchante¬
ment, « désartistement », est-il l’envers de la nais¬
sance, encore occultée par d’incoercibles surimpres¬
sions rétiniennes, d’une autre nature (high tech), d’un
autre espace (celui des moyens de transmission, non
celui des territoires, mesurable en unité de temps et
non de superficie), bref d’un nouveau Nouveau
Monde. New York ou Tokyo illuminés, la nuit, appel¬
lent un autre regard, un autre rythme de vision que les
collines toscanes au coucher du soleil. À chaque éco-
sphère ses gloires. Peut-être, trop habitués à nos Ra¬
phaël et nos Michel-Ange, ne savons-nous pas encore
admirer comme il faut nos Bruegel et nos Dürer. Je
veux dire les Wim Wenders et les Godard qui filment,
en bordure du désert, le modulaire, le fragmentaire et
l’interurbain, soit le dernier état technique de la na¬
ture au nord de la planète.
Chapitre VIII

LES TROIS ÂGES DU


REGARD

Je ne veux pas me perdre dans les dé¬


tails, et je ferai trois parties, appelons-les
plutôt périodes, depuis la renaissance des
arts jusqu’à notre ère ; chacune d’elles se
distingue des autres par une très manifeste
différence...
VASAR1
Le Vite de’ più eccelenti pittori,
scultori ed architettori
Les trois césures médiologiques de l’huma¬
nité - écriture, imprimerie, audiovisuel - dé¬
coupent dans le temps des images trois conti¬
nents distincts : l’idole, l’art, le visuel. Chacun a
ses lois. Leur confusion est cause de tristesses
inutiles.
Premier repérage

On ne s occupera ici que de chronologie : le plus


sommaire mais le plus nécessaire des procédés d’ana¬
lyse.
Boulet au pied de l’historien, toute périodisation
l’est a fortiori au cou de l’esthète. À quoi bon la¬
bourer la mer, demandera celui qui fait profession
de se noyer dans un océan de beautés sans rivages,
et dont le plaisir se passe de boussole? Pourtant,
l’articulation de l’histoire-durée en périodes conve¬
nues (Antiquité, Moyen Âge, Temps modernes)
est presque aussi ancienne que l’histoire-discipline.
Pourquoi le temps des images échapperait-il à
cette règle? Se borner cependant à décliner le
temps de l’art en « antique », « médiéval », « clas¬
sique », « moderne », « contemporain », en décal¬
quant la découpe scolaire, ne nous paraît pas par¬
ticulièrement rigoureux. L’histoire de l’oeil ne
« colle » pas à l’histoire des institutions, de l’écono¬
mie ou de l’armement. Elle a droit, fût-ce dans le
286 Le mythe de l’art

seul Occident, à une temporalité propre et plus ra¬


dicale.
On n’échappera pas à la confusion continuiste où
baigne l’histoire officielle de l’art, sans s’en donner
les moyens. Conceptuels, donc d’abord terminolo¬
giques. À fonction différente, appellation différente.
L’image qui ne supporte pas la même pratique ne
peut porter le même nom. De même qu’on n’ac¬
commode sur l’imagerie primitive qu’en s’enlevant
les lunettes « art », il faut oublier la langue de l’esthé¬
tique pour découvrir l’originalité du « visuel ».
Chacun est libre de son vocabulaire pourvu qu’il
définisse ses mots. C’est ce qu'a tenté le Cours de
médiologie générale, avec une caractérisation cir¬
constanciée des trois médiasphères. Les scansions
alors introduites dans la carrière du sapiens, d’après
l’évolution de ses techniques de transmission, peu¬
vent-elles éclairer la trajectoire des images ? Il ap¬
pert que oui. Distinguons d’entrée de jeu trois char¬
nières.
À la logosphère, correspondrait l’ère des idoles au
sens large (du grec eidôlon, image). Elle s’étend de
l’invention de l’écriture à celle de l’imprimerie. À la
graphosphère, l’ère de l’art. Dont l’époque s’étend de
l’imprimerie à la télé couleurs (autrement per¬
tinente, verrons-nous, que la photo ou le cinéma). À
la vidéosphère, l’ère du visuel (selon le terme proposé
par Serge Daney). Nous y voilà.
Chacune de ces ères dessine un milieu de vie et de
pensée, aux étroites connexions internes, un écosys¬
tème de la vision et donc un certain horizon d’attente
Les trois âges du regard 287

du regard (qui n’attend pas la même chose d’un Pan-


tocrator, d’un autoportrait et d’un clip). Nous savons
déjà qu’aucune médiasphère ne chasse l’autre et
comment elles se superposent et s’imbriquent l’une
sur l’autre. Ce sont des dominances successives, par
relais d’hégémonies ; et plutôt que de coupures, il
faudrait croquer des frontières à l’ancienne, telles
qu’elles existaient avant les États-nations. Zones
tampon, franges de contact, larges marches chrono¬
logiques embrassant, hier des siècles, aujourd’hui des
décennies. Comme l’imprimerie n’a pas effacé de no¬
tre culture les proverbes et dictons médiévaux, ces
procédés mnémotechniques propres aux sociétés ora¬
les, la télévision ne nous empêche pas d’aller au Lou¬
vre - bien au contraire - et le département des Anti¬
quités égyptiennes n’est pas fermé à l’œil formé par
l’écran. Faut-il le répéter, il n’y a rien après une cé¬
sure, qui ne se trouve déjà avant. Sans quoi elles ne
pourraient s’enchaîner, chacune étant en germe dans
son aînée. Mais pas à la même place ni avec la même
intensité.
Cela pour couper court à une objection courante.
De fait, quiconque observe le regard par le seul biais
des formes plastiques aura tôt fait de remarquer que
le pouvoir et l’argent sont et restent les deux tuteurs
de « l’art » depuis la plus haute Antiquité. Nihil novi
sub sole ? On aura beau jeu de montrer que la fac-
tory de Warhol était déjà dans Yatelier de Rem¬
brandt (l’habile manager expert en promotion et pu¬
blic-relations qui « aimait la peinture, la liberté et
l’argent »), et l’atelier du Maître dans Yofficium de
288 Le mythe de l'art

l'artisan, où Alexandre vient offrir à Apelle sa maî¬


tresse. Que les complications du contrat unissant
Sixte IV à Raphaël valaient bien celles de la Régie
Renault avec Dubuffet ; que le mécénat d’entreprise
n’est pas moins intéressé et néanmoins salutaire que
celui de Caïus Clinius Mecenas au temps d’Au¬
guste ; qu’en matière de magnificence, les Fonda¬
tions philanthropiques américaines ne le cèdent en
rien aux Ptolémées évergètes d’Alexandrie ; que le
marché de l'art est aussi vieux que l’art (en fait, il le
précède), et que sans le souci publicitaire des géné¬
reux donateurs ou sponsors de la Cité grecque (pour
ne pas parler de Laurent le Magnifique ou de Fran¬
çois Ier), Athènes et Delphes seraient restés des col¬
lines broussailleuses. Nous n’échapperons pas à cette
sagesse des nations. La question pour nous est de sa¬
voir, puisqu’un fabricant d’images est par destina¬
tion, dans l’univers catholique et depuis mille cinq
cents ans, le pourvoyeur de gloire des puissants, si
c’est le même genre d’individu qui a travaillé succes¬
sivement à la gloire du Christ, de sa cité, du Prince,
du grand bourgeois collectionneur, de la fondation
Olivetti ou de sa propre personne, avec les mêmes ef¬
fets de présence et de puissance.

Il faudrait enchaîner ces moments en un seul tra¬


velling arrière, car ils se fondent dans une même
avancée qui combine accélération historique et dila¬
tation géographique.
Les trois âges du regard 289

^ Abréviation de l’idéal temporel : Y idole est l’image


d’un temps immobile, syncope d’éternité, coupe ver¬
ticale dans l’infini figé du divin. L'art est lent, mais
montre déjà des figures en mouvement. Notre visuel
est en rotation constante, rythme pur, hanté par la vi¬
tesse.
Élargissement des espaces de circulation. L’idole
est autochtone, lourdement vernaculaire, enracinée
dans un sol ethnique. L’art est occidental, paysan
mais circulateur et doué pour le voyage (Dürer en
Italie, Léonard en France, etc.). Le visuel est mon¬
dial (mondiovision), conçu dès la fabrication pour
une diffusion planétaire.
Chaque âge a sa langue maternelle. L’idole s’est
expliquée en grec ; l’art en italien ; le visuel en améri¬
cain. Théologie, Esthétique, Économie. Et ceci re¬
flète cela.

Contrairement aux deux périodes qui l’encadrent,


celle de l’art apparaît aussitôt comme propre à l’Oc¬
cident. Mais ce dernier n’est pas un bloc synchrone et
les sociétés occidentales ne sont pas entrées au même
moment dans l’ère de l’art. L'Italie y est entrée la
première, avant la Hollande, qui la suit au xvne siè¬
cle, et celle-ci avant la France qui ne s’y installe plei¬
nement qu’au xvme, avec la panoplie sociale et cri¬
tique du « goût ». Et c’est l’Allemagne qui donne à
cette ère, après coup et rétroactivement, ses titres de
noblesse philosophique, à commencer par ce néolo-
290 Le mythe de l’art

gisme d’Esthétique (Baumgarten publiant son Aes-


thetica en 1750). Le monde slave et gréco-slave est
longtemps resté, peut-être jusqu’à aujourd'hui, dans
l’ère des icônes, prolongée et remaniée par l’Église et
la théologie orthodoxes. En France même, en 1953,
lorsque le dessin de Staline par Picasso au lendemain
de la mort du tsar rouge scandalise la mouvance
communiste, on assiste à une résurgence, via Mos¬
cou, du sacré byzantin mille ans après, soit un retour
de flamme de l’ère 1 sur la fin de l’ère 2. Anachro¬
nisme qu’explique la réactivation des postures ortho¬
doxes, pré-artistiques ou pré-humanistes, par l’auto¬
cratie communiste.

Panoramique (voir le tableau)

La trajectoire longue de l’image indique une ten¬


dance à la baisse de rendement énergétique. En ter¬
mes de mentalité collective, la séquence « idole » as¬
sure la transition du magique au religieux. Long
parcours où l’apparition du christianisme, paradoxe
dont nous aurons à rendre compte, ne crée pas de
bouleversement radical. La foi nouvelle épouse les
schémas de vision de l’Antiquité, et s’y coule (comme
elle le fait pour ses structures politiques d’autorité),
tout en les récusant théoriquement. Par sa facture et
sa symbolique, l’image paléo-chrétienne est néo¬
païenne, voire archéo-romaine.
L’ « art » assure la transition du théologique à
l’historique ou, si l’on préfère, du divin à l’humain
Les trois âges du regard 291

comme centre de référence. Le « visuel », de la per¬


sonne ponctuelle à l’environnement global, ou encore
de l’être au milieu. Dans le vocabulaire de Lévi-
Strauss, on dirait que le visuel a une peinture « à
code » prenant pour matière première les débris des
mythes antérieurs ; l’art, une peinture « à mythes »
(ensemble limité de récits collectifs) ; l’idolâtrie, une
peinture « à message » (au sens le plus physique du
terme). Théocratie, androcratie, technocratie : cha¬
que ère est une organisation hiérarchique de la Cité.
Et des prestiges du fabricant d’images. Car ce n’est
pas le même charisme qui vient d’en haut (piété), du
dedans (génialité) ou du dehors (publicité). L’idole
est solennelle, l’art sérieux, le visuel ironique. On ne
cultive pas en effet la même attente envers une inter¬
cession (ère 1), une illusion (ère 2) et une expéri¬
mentation (ère 3). C’est comme une détente progres¬
sive du spectateur. Comme un lent désengagement
des fabricants. Tenus qu’ils sont au départ de célé¬
brer et d’édifier, puis d’observer et d’inventer, et en¬
fin de démystifier et détourner. Tragique, l'idole est
déifiante ; héroïque, Vœuvre est édifiante ; média¬
tique, la recherche est intéressante. La première vise
à refléter l’éternité, la seconde à gagner l’immorta¬
lité, la troisième à faire événement. D’où trois tempo¬
ralités internes à la fabrication : la répétition (via le
canon ou l’archétype) ; la tradition (via le modèle et
l’enseignement) ; l’innovation (via la rupture ou le
scandale). Comme il sied ici à un objet de culte ; là, à
un objet de délectation ; et enfin, à un objet d’étonne¬
ment ou de distraction.
292 Le mythe de l’art
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294 Le mythe de l’art

Dans l’ère 1, l’idole n’est pas une affaire esthétique


mais religieuse, à enjeu directement politique. Af¬
faire de croyance. Dans l’ère 2, l’art conquiert son au¬
tonomie par rapport à la religion, tout en restant su¬
bordonné au pouvoir politique. Affaire de goût. Dans
l’ère 3, la sphère économique décide toute seule et de
la valeur et de sa distribution. Affaire de pouvoir
d’achat. Amateur de culture chrétienne, je peux au¬
jourd’hui même, sans quitter la petite Europe, avoir
accès à ces trois Continents de l’image, mais en chan¬
geant à chaque fois de viatique : missel, guide bleu et
carnet de chèques.
À chaque stade son type d’organisation profes¬
sionnelle. Pour les « ymagiers » : la corporation ; les
artistes : YAcadémie ; le publicitaire : le réseau. L'ar¬
tisan n’a pas de lieu de travail autonome (sinon peut-
être, à Rome, Yofficinum). Le scriptorium de l’en¬
lumineur dépend du couvent ou de l’université ; le
décorateur travaille à fresque directement dans
l’église ou le palais. L'artiste travaille dans son pro¬
pre atelier, taller ou bottega. Le chef d’entreprise,
dans sa factory ou fabrique, relié à sa clientèle par
fax et computer. « Beinggood in business is the most
fascinating kind of art » (Warhol). Au premier opé¬
rateur, il était demandé de la fidélité : travail de ré¬
plication ; au second, de Yinspiration : travail de
création ; on attend du troisième qu’il fasse preuve
d'initiative : travail de diffusion. Sa marge de ma¬
nœuvre est beaucoup plus grande, car outre qu’on
n’attend pas nécessairement de lui un objet pondé-
reux ou des productions par nature encombrantes, il
Les trois âges du regard 295

bénéficie de la dématérialisation générale des sup¬


ports. L’imagier taillait ou barbouillait de la pierre
ou du bois ; l’artiste opérait d’habitude sur une toile
posée sur un châssis ; le visuel se fabrique sans y tou¬
cher, par électrons interposés.
À métier différent, emblèmes différents. Le nimbe
et le rayon pour l’homme de l’idole - soumis à la dou¬
ble tutelle de la théologie et de la grâce. Le miroir et
le compas, pour le maestro de la Renaissance, dépen¬
dant qu’il est de l’optique et de la géométrie, caméra
obscura et perspective. « Le miroir est le maître des
peintres » (Léonard). La colle et le ciseau (ou le col¬
ler/couper informatique) pour le « pro » du visuel,
qui doit non seulement citer, coller, décaler, détour¬
ner, retourner, glamouriser, mais le faire vite,
comme tout le monde, et donc standardiser autant
que possible format et facture. « Why do people
think artists are spécial. It’s just another job » (War-
hol).
Ainsi, l’image artificielle, dans le cerveau occiden¬
tal, serait passée par trois modes d’existence diffé¬
rents : la présence (« le saint présent en effigie ») ; la
représentation ; la simulation (au sens scientifique
du terme). La figure perçue exerçant sa fonction
d’intermédiaire avec trois englobants successifs : le
surnaturel, la nature, le virtuel. Suggérant trois pos¬
tures affectives : l’Idole appelle la crainte ; l’Art,
Yamour ; le Visuel, Yintérêt. La première est subor¬
donnée à Y archétype ; le second ordonné par du pro¬
totype ; le troisième ordonne ses propres stéréotypes.
On ne décline pas là des attributs métaphysiques ou
296 Le mythe de l’art

psychologiques d’un œil éternel. Mais des univers in¬


tellectuels et sociaux. Chaque âge de l’image corres¬
pond à une structuration qualitative du monde vécu.
Dis-moi ce que tu vois, je te dirai pourquoi tu vis et
comment tu penses.

Indice, icône, symbole

Conceptuellement, la succession des « ères » re¬


coupe en partie la classification établie par le logi¬
cien américain Peirce entre Y indice, Y icône et le sym¬
bole dans leur rapport avec l’objet. Rappelons
brièvement, et en les simplifiant à l’extrême, ces trois
manières de faire signe à ses semblables. Vindice est
un fragment de l’objet ou en contiguïté avec lui, par¬
tie du tout ou prise pour le tout. Une relique en ce
sens est un indice : le fémur du saint dans une châsse
est le saint. Ou l’empreinte d’un pas sur le sable, ou la
fumée du feu au loin. L'icône, au contraire, ressem¬
ble à la chose, sans en être. Elle n’est pas arbitraire
mais motivée par une identité de proportion ou de
forme. On reconnaît le saint à travers son portrait
mais ce portrait s’ajoute au monde de la sainteté, il
n’était pas donné avec lui. C’est une œuvre. Le sym¬
bole, lui, n’a plus de rapport analogique avec la chose
mais simplement conventionnel : arbitraire par rap¬
port à elle, il se déchiffre à l’aide d’un code. Ainsi du
mot « bleu » par rapport à la couleur bleue. Ces dis¬
tinctions contemporaines, fort utiles à notre propos,
n’ont que le tort d’interférer avec un registre plus an-
Les trois âges du regard 297

cien et mieux accrédité. L’icône orthodoxe par exem¬


ple est « indicielle » de par ses propriétés mira¬
culeuses ou thaumaturgiques (les mendiants en
Russie suspendaient des icônes à leur cou comme des
amulettes). Le primat de la statuaire sur la peinture
chez les Anciens exprime leur proximité à l’indice,
disons à la physique des corps. Le volume, le modelé,
les trois dimensions - c’était moulage et ombre brute.
À l’autre extrême, l’effacement de la statuaire dans
la sculpture moderne attesterait une volonté de s’af¬
filier à l’ordre pur, plus abstrait, du symbolique.
L’image-indice fascine. Elle en appelle presque au
toucher. Elle a une valeur magique. L’image-icône
n’inspire que du plaisir. Elle a une valeur artistique.
L’image-symbole requiert une mise à distance. Elle a
une valeur sociologique, comme signe de statut ou
marqueur d’appartenance. La première sidère ; la se¬
conde se considère ; la troisième seule est considé¬
rable car considérée en et pour elle-même.
Régime « idole » : l’au-delà du visible est sa norme
et sa raison d’être. L’image, qui lui doit toute son
aura, rend gloire à cela qui la dépasse. Régime
« art » : l’au-delà de la représentation, c’est le monde
naturel, à chacun son aura, la gloire est partagée. Ré¬
gime « visuel » : l’image devient son propre référent.
Toute la gloire est pour elle.
Ces trois classes d’images ne désignent pas des na¬
tures d’objets mais des types d’appropriation par le
regard. Si on peut en faire des « moments », au sens
hégélien, un peu par jeu, n’oublions pas que nous
sommes contemporains des trois ensemble, nous les
298 Le mythe de l’art

portons dans notre mémoire génétique. Si les ponts


ne sont pas coupés entre les comportements de 1 ani¬
mal et de l’homme, « entre la crête et le plumet, l’er¬
got et le sabre, les courbettes du pigeon et du bal
champêtre » (Leroi-Gourhan), encore moins le sont-
ils entre l’image d’hier et celle d’aujourd hui. Notre
vie quotidienne embraye ou débraye les paliers du vi¬
sible, et nous changeons de vue comme on change de
vitesse. L’idole venant des couches les plus profondes
du psychisme individuel et de l’histoire de l’espèce,
c’est peut-être elle qui nous sollicite le plus impé¬
rieusement, car le plus inconsciemment. De même
que l’art moderne a, comme l’âme platonicienne, sa
vie antérieure en Égypte et en Assyrie, notre œil a la
sienne dans le grand refoulé originaire des magies de
chasse. Parce que nous avons le même encéphale et
la même carcasse que l’homme de Neandertal, ce
dernier nous comprend mieux que nous ne le compre¬
nons. Il sent et respire en nous, même si son intel¬
ligence nous échappe. La photo encadrée du Pré¬
sident de la République dans le bureau d’un préfet
joue un rôle analogue à celui d’un médaillon d’Isis
dans l’hypostyle du temple d’Edfou, rôle qui est
beaucoup plus que signalétique ou décoratif. Isis est
là, comme le Président est là, en personne. Ils re¬
gardent et surveillent ce qui se fait et se dit en leur
présence. Ils empêchent ceux qui se tiennent dessous
ou à côté, prêtres ou fonctionnaires, de faire et dire
n’importe quoi. Ces images marquent un territoire et
font symboliquement violence à ceux qui s’y tien¬
nent, en les autorisant à retourner cette « violence
Les trois âges du regard 299

symbolique » sur leurs surbordonnés. Se soustraire à


la tutelle d’Isis ou du Président exige d’enlever, re¬
tourner, ou mutiler leur représentation figurée. Soit
répondre à une emprise symbolique par une violence
matérielle. Ce qu’ont fait les coptes chrétiens en mar¬
telant dans la Haute-Égypte les bas-reliefs des divini¬
tés égyptiennes, au moment de transformer leurs
temples en églises, et particulièrement les yeux, les
mains et les pieds, organes de la vie. Ce que font, de
la façon plus courtoise qu’autorise chez nous le ca¬
ractère amovible des photographies officielles, nos
fonctionnaires d’autorité en changeant de photo mu¬
rale après chaque élection présidentielle.
Non seulement nos trois âges se chevauchent, mais
il est constant que le dernier réactive le fantôme du
premier. Sortilège de l’amont : la communication té¬
lépathique (par le corps, les mimiques, les gestes) a
précédé, dans l’espèce et en chacun, la communica¬
tion symbolique (comme l’immédiat précède le mé¬
diat, l’affect le concept et l’indice le symbole). Au¬
cune qualité de regard n’est supérieure à l’autre
parce qu’elle lui serait postérieure, et encore moins
exclusive. L’idole n’est pas le degré zéro de l’image
mais son superlatif. D’où nos nostalgies. Le caractère
rétrograde du progrès est non moins flagrant dans la
vie des formes que dans celle des sociétés. La longue
« décadence de l’analphabétisme » suscite le retour
compensatoire du refoulé primitif, comme on l’a vu
dernièrement en peinture avec collage, frottage,
grattage ; automatisme, dripping, body-art ; graffiti,
gribouillis, éjaculations. L’ « art » gréco-romain fait
300 Le mythe de l’art

passer de l’indice à l’icône. L’art moderne, de 1 icône


au symbole. À l’ère du « visuel », la boucle de 1 art
contemporain s’inverse et revient du tout symbolique
à une quête désespérée de l’indice. Matières boueu¬
ses, goudron, sable, craie, charbon. Après Kan-
dinsky, Dubuffet et ses Texturologies. Après Calder,
Ségal et ses nus en fac-similé, au poil près (tels les
mannequins de cire des magistrats romains et des
rois renaissants). Chair retrouvée.
Dans un univers d’action à distance et de modèles
abstraits, la jouissance physique de l’indice assure un
rééquilibrage quasiment médical de nos corps à pro¬
thèses par un retour amont au pur sensible, tactile,
presque olfactif. Thérapie sociale que la libre asso¬
ciation d’images « sans queue ni tête », nécessaire
comme les jeux le sont dans une société du sérieux.
Inversion de la rationalité économique, alibi de l’uti¬
litaire. Comme l’ont remarqué Baudrillard et Bou-
gnoux, l’art moderne « blanchit » le Capital et le Cal¬
cul. Fou non du roi mais de l’homme d’affaires.
Notre tout-fonctionnel se rachète - cher - par le gas¬
pillage somptuaire, gratuit et festif d’un marché de
l’art qui ne serait dès lors arbitraire et « fou » qu’au
premier degré. La foire d’art contemporain ou la
vente aux enchères à Sotheby’s, c’est à la fois le Di¬
manche du banquier et la sensualité du cérébral, la
déraison des raisonneurs et la passion des apathiques.
Non pas un supplément d’âme, mais un complément
de corps.
On a vu les périls du retour contemporain aux va¬
leurs physiques de l’élémentaire et du primordial (la
Les trois âges du regard 301

graisse et le feutre de Beuys par exemple). Le néo-


primitivisme, privé des vitalités symboliques qui fai¬
saient rayonner les images sacrées, cherche la qua¬
drature du cercle : le contact sans la communauté.
Aucun corps brut ne parle tout seul : le soliloque en
clin d’œil de l’indice à l’état pur, tout rigolo ou mutin
qu’il se veut, ressemble à un silence de mort.

L’écriture au commencement

Jusqu’à l’émergence toute récente (quatre mille


ans) des premiers procédés de notation linéaire des
sons, l’image a tenu lieu d’écriture. C’était un symbo¬
lisme, à la fois cosmique et intellectuel, hautement
ritualisé, sans doute couplé à des proférations ver¬
bales. Cette période va des premiers croquis séman¬
tiques sur des fragments d’os jusqu’aux picto¬
grammes et mythogrammes (constructions pluri¬
dimensionnelles et rayonnantes). L’invention du trait
reste alors subordonnée à la production d’une infor¬
mation (remémoration utile, énumération compta¬
ble, indication technique). Rappelons-nous les acquis
de la paléontologie : quand elle ne se satisfait plus
d’une gestuelle ou d’une mimique, la transmission de
sens a le choix entre la phonation et la graphie (c’est
le couple face-main). Le sapiens articule des sons et
trace des traits, deux opérations sans doute complé¬
mentaires. Ce ne sont plus des signaux, comme chez
l’animal, mais des signes. L’écriture phonétique n’est
pas une création ex nihilo du cerveau, il sort de ce
302 Le mythe de l’art

graphisme ambigu qui explique le double sens du


verbe grec graphein, dessiner et écrire, ou encore du
tlacuilo mexicain, terme qui en nahuatl signifiait à la
fois le peintre et le scribe. En revanche, dès que
l’écriture apparaît, prenant sur elle le plus gros de la
communication utilitaire, elle en soulage 1 image qui
devient dès lors disponible pour les fonctions expres¬
sive et représentative, ouverte à la ressemblance. Ré¬
sumons grossièrement : l’image est la mère du signe,
mais la naissance du signe d’écriture permet à
l’image de vivre pleinement sa vie d’adulte, séparée
de la parole et délestée de ses tâches triviales de
communication.
La « peinture » du Paléolithique relevant d’une
combinatoire significative entièrement codée (et
dont nous ignorons le chiffre), ce premier décrochage
médiologique au seuil de la logosphère marque la
naissance de nos « arts plastiques ». Si les premières
traces d’écriture apparaissent au milieu du IVe millé¬
naire en Mésopotamie, les premiers alphabets conso-
nantiques, phéniciens, datent des environs de 1300
avant notre ère et l’alphabet à voyelle, grec, du
viic siècle environ. Or, entre le xnc et le vme siècle, la
Grèce ignore à la fois l’écriture et la figuration. En
sortant de ce tunnel, elle découvre les deux en même
temps. Tout se passe donc comme si l’abstraction du
symbole écrit libérait la fonction plastique de
l’image, concurrentielle et complémentaire de l’outil
linguistique.
La preuve a contrario nous est fournie par le statut
des figures dans les civilisations orales. Les images y
Les trois âges du regard 303

remplissent la fonction de signes. Ces sémaphores ne


représentent pas, ils indiquent. Schématisent, simpli¬
fient, concentrent. Témoin la culture précolom¬
bienne du Mexique, à peu près dépourvue d’écriture,
où l’on signifiait et communiquait par l’image (codex
ou pictogrammes étant supports de récitations ora¬
les). Témoin la plastique nègre et, plus décorative,
l’océanienne. Loin d’imiter les apparences, les œu¬
vres figuratives des « primitifs » sont les outils du
sens. Elles sont moins à contempler qu’à déchiffrer.
Dans un monde sans archives écrites, tous les usten¬
siles servent de supports à mémoire, depuis la gourde
de calebasse jusqu’à la socque de bois du chevrier.
L’intention esthétique ne décolle pas ici de l’inten¬
tion magique et idéologique. Les enfants apprennent
à les fabriquer comme nous apprenons à lire et à
écrire. C’est bien dans les peuples sans écriture qu’on
pourrait parler, en rigueur, de langue plastique. Le
code y mange la forme, et le général le particulier.
Même si nous pouvons toujours détourner ces objets
utilitaires, étroitement contrôlés et d’une certaine fa¬
çon conformistes, à des fins esthétiques, et aux fins
de la nôtre en particulier. Le paradoxe étant que le
rejet de tout naturalisme descriptif - le pur jeu des
surfaces et des lignes - nous rend ces images plus fra¬
ternelles. Leur abstraction nous semble le comble du
style quand elles en sont la négation, comme produits
conformes, interchangeables, ritualisés, d’une règle
de vie collective. Ces formes extrêmes d’intellectua¬
lisme que sont les sculptures sur bois des Fang et des
Baoubé s’harmonisent avec le nôtre, qui peut s’y re-
304 Le mythe de l’art

fléter avec plaisir. On voit alors un intellectualisme


d’épuisement (ou de fin de cycle), le nôtre, rebondir
sur un intellectualisme de nécessité, le leur, avec 1 es¬
poir de s’y ressourcer.
Figure d’éternité, l’idole est conservatrice .
Qu’elle obéisse à des canons théologiques comme
l’icône byzantine ou à des rituels sociaux comme la
sculpture africaine, elle redoute 1 innovation ; les as¬
treintes d’efficacité la rendent conformiste. Alors
que l'artiste invente et renouvelle l’héritage, le fabri¬
cant d’idoles n’est pas un « créatif ». C'est un produc¬
teur sans marché, où le client est le maître et où la
pression sociale intériorisée tient lieu de désir in¬
conscient. Il n’a rien à chercher, tout est déjà trouvé.
L’imagerie tourne ici en rond dans un système fermé,
tant formel que mythologique, en puisant dans un ré¬
pertoire fixé à l’avance de thèmes limités. Service
public et collectif destiné à une communauté et en
quelque sorte assuré par elle, minutieusement réglé,
elle aurait à nos yeux un aspect « art officiel » propre
à tout art religieux au sens fort, si les notions d'offi-
cialité ou au contraire de liberté artistique pouvaient
faire sens dans un univers qui ne distingue pas entre
l’ordre du cosmos et celui des hommes.

1. VIdolâtrie, Rencontres de l'École du Louvre. Paris. La Docu¬


mentation française, 1990.
Les trois âges du regard 305

L’ère des idoles

L’Occident moral est judéo-chrétien. L’Occident


imaginaire est helléno-chrétien (la théologie catho¬
lique de l’image fait pratiquement l’impasse sur
l’Ancien Testament). C’est en langue grecque et non
latine que la Chrétienté a sauvé l’image de la grande
nuit monothéiste, et ce, bien avant le schisme ortho¬
doxe. Dans les actes des Conciles, on traduit « eikôn »
par « imago ». Et 1’ « eikôn » dérive de 1’ « eidôlon »,
qui ont la même racine, eidos. L’icône n’est pas un
portrait ressemblant, mais une image divine, théo-
phanique et liturgique, qui ne vaut pas par sa forme
visible propre mais par le caractère déifiant de sa vi¬
sion, c’est-à-dire par son effet '. Pourquoi préférer le
terme d’idole à celui d’icône ? Parce que plus ancien
et de portée plus générale. Il peut englober le divin
chrétien sans s’y réduire. Historiquement, l’idole au
sens étroitement grec désigne « la gaine cylindrique
ou tétragonale », ou la statue préhellénique anté¬
rieure à la statue dite dédalique. Mais au sens large,
nous regrouperons sous ce terme l’ensemble des ima¬
ges immédiatement efficaces (du moins pour les
spectateurs immergés dans une certaine tradition de
foi), lorsque le regard passe outre la matérialité vi¬
sible de l’objet.
L’âge des idoles que l’histoire occidentale doit as-

1. Egon Sendler, L’Icône, image de l’invisible, Paris, Desclée de


Brouwer, 1981.
306 Le mythe de l’art

sumer comme sien ignore donc la coupure paga¬


nisme-christianisme. C’est le socle originaire des
images, la base enfouie de la pyramide dont 1’ « art »
est une pointe depuis peu émergée. Ce que la paléon¬
tologie est à l’histoire des sociétés, ou l’océan Paci¬
fique aux îles Tuvalu, les millénaires immobiles de
l’imagerie le sont à la brève course appelée « histoire
de l’art ». On pourrait faire aller cette nappe primor¬
diale des premières représentations aurignaciennes
jusqu’à l’aube du Quattrocento si l’on ne prenait ici
en compte la césure de l’écrit. Celle-ci raccourcit (de
- 30 000 à 3 000) la période magico-religieuse de
l’idole (taillée et peinte) aux cultures proprement his¬
toriques dont on a gardé une documentation écrite :
haut Empire égyptien et premières dynasties méso-
potamiennes.
Le médiologue n’a pas les mêmes critères que
l’historien. En valeur ontologique, il ne voit pas de cé¬
sure fondamentale entre Louqsor, le Parthénon et les
cathédrales. Les statues romanes incrustées d’or et
de pierreries - comme la Majesté de Sainte-Foy -
brillaient comme les statues chryséléphantines (or et
ivoire) de la Grèce archaïque. L’œil d’un visiteur âgé
de quelques milliers d’années aurait pu balayer, sans
trop de surprise, un même bariolage habillant d’un
chaud manteau de vie (sans rapport avec la froide
blancheur dont le présent les a travestis) ces grès, ces
marbres et ces albâtres. Ces idoles avaient l’incarnat
et la brillance de la chair car elles étaient toutes des
êtres agissant et parlant. Leur vue sollicitait d’abord
l’hémisphère gauche du cerveau. Les pratiques du
Les trois âges du regard 307

regard ne se calent pas sur notre calendrier chrétien.


Elles enjambent notre an zéro comme notre
« Moyen Âge » (terme au demeurant récusé par
d’éminents historiens, Le Goff par exemple, ou,
pour l’Italie, Armando Sapori). Nous savons
qu’après le gain considérable du codex sur le volu-
men, les pratiques de lecture (acoustique, psalmo¬
diée, semi-publique) et la culture textuelle ne
connaissent pas non plus de changement significatif
entre la Basse-Antiquité et le début de la Renais¬
sance. Peut-on en dire autant de la culture visuelle,
et aligner l’image païenne sur l’image chrétienne
qui s’en est prétendue l’adversaire et même, sur le
moment, la rigoureuse antithèse ?
À première vue, il y a toute apparence que non.
L'eidôlon polychrome et polythéiste est plus tourné
vers le visible et ses splendeurs ; Yeikôn byzantine,
moins éblouissante et plus sévère, regarde vers l’inté¬
rieur. On peut et on doit opposer ces deux types d’in¬
vestissement du visible par l’invisible, deux modes de
présence incompatibles de la divinité dans sa figura¬
tion. Le dieu païen est substantiellement visible et
présent en son essence dans l’idole antique ; le Dieu
chrétien, substantiellement invisible, n’est pas vrai¬
ment dans l’icône (comme le corps du Christ est dans
l’hostie). Les Pères de l’Église ont fondé sur cette dis¬
tinction entre présence immédiate et représentation
médiatisée de véritables guerres d’extermination
contre les idolâtres. Mais la différence entre l’icône
permise et l’idole prohibée ne tient pas à l’image
mais au culte qui lui est rendu. Les brutes, les idiots
308 Le mythe de l’art

adorent un bout de bois pour lui-même au lieu de


pratiquer la remontée au modèle extérieur, la tras-
latio ad prototypum. Alors que le bon chrétien ne
confond pas, lui, le culte de dulie avec le culte de
latrie. Ces différences sont assez réelles pour qu on
puisse césurer l’ère des idoles en périodes distinctes
— archaïque, classique, chrétienne - mais pas assez,
nous semble-t-il, pour en briser l’accolade générale.
Entre le mythe d’Isis, dont nous parle Apulée,
«jouissant de l’inexprimable volupté qui se dégage
du simulacre de la divinité, parce qu’il ne voit pas
la statue mais la déesse elle-même » (Méta¬
morphoses, chap. 24) et Thérèse d’Avila en extase
devant une image du Christ flagellé au Carmel de
l'Incarnation, il n’y a pas de coupure majeure dans
la psychologie du regard, quoi que les théologiens
en disent : dans les deux cas, l’être divin se révèle
en direct et en personne à travers son image. Anti¬
quité tardive et Chrétienté ancienne ont d’ailleurs
en commun d’admettre officiellement l’image mira¬
culeuse, ou « acheiropoiète » (non faite de main
d’homme). Dans l’Antiquité, elle tombait du Ciel.
Sous la Chrétienté, elle vient des origines. C’est la
Sainte Face de Laon, le saint Mandylion d’Édesse,
comme plus tard, le Linceul de Turin. Point
commun : l’empreinte vivante du Dieu vivant, ex¬
clusive de tout travail artistique. Ainsi du fac-
similé de la Sainte Face, la seule empreinte du vi¬
sage du Christ d’avant la Passion, incarnée par le
Mandylion conformément à la légende (« Le Roi
Abgar d’Édesse envoya un peintre pour qu’il fasse
Les trois âges du regard 309

le portrait du Seigneur. Il en fut incapable, à cause


de la splendeur éclatante de son visage. Alors le
Seigneur posa lui-même un tissu sur son visage di¬
vin et vivifiant, et il y imprima son propre por¬
trait »). De même les deux périodes ont-elles en
commun l’indépendance de l’image sacrée par rap¬
port au regard. Elle n’a pas toujours besoin d’être
vue pour agir. Même si la Gorgone ne pétrifie que
ceux qui la regardent, les créatures de Dédale, les
statues archaïques, vivent leur vie dans le dos des
humains. En régime « idole », la pratique de
l’image n’est pas contemplative - et la perception
ne fait pas critère. La puissance de l’image n’est
pas dans sa vision mais dans sa présence. Une en¬
luminure dans un manuscrit fermé, ou un Sacra-
mentaire invisible dans une église, veille de loin sur
les fidèles réunis. Un orthodoxe prie son icône les
yeux fermés parce qu’il porte l’icône du Christ en
lui. Le culte antique de la relique s’est transféré
dans le culte chrétien de la statue miraculeuse et
des reliques de saints. Le sang du martyr purifie
par simple contact. Le seul voisinage a valeur pro¬
pitiatoire, prophylactique ou sanctifiante. Une
chambre funéraire devient chapelle par la présence
de reliques. D’où « la thérapie par l’espace » (Du-
pront) qu’était le pèlerinage, et l’inhumation « ad
sanctos », près de corps-indices qui ont capacité à
libérer les fidèles du démon. Le repos des morts
(qui, Grégoire de Nazianze l’assure, sentent et
souffrent), et donc la tranquillité des vivants, dé¬
pend de l’endroit de leur sépulture. Et les fidèles
310 Le mythe de l’art

placent dans les tombes « eau bénite, croix, livres


saints, hosties, reliques1 ». Si cela n’est pas de la
magie, qu’est-ce que la magie?
Les deux périodes en résumé s’apparentent par
ceci que l’image visible est directement référée à l’in¬
visible, et n’a de valeur que comme relais. De même
que, dans la Cité des deux glaives, le spirituel l’em¬
porte sur le temporel, dans la Cité des idoles, la chair
de l’image compte moins que le Verbe qui l’habite.
C’est l’Écriture qui légitime l’enluminure du missel,
laquelle n’a pas d’existence propre. N’oublions pas
enfin que Yidole du théologien est Yicône de la reli¬
gion rivale (comme l’idéologie du publiciste est l’idée
de son adversaire). L’idole est l’image d’un dieu qui
n’existe pas - mais qui décide de cette inexistence ?
Faux ou vrai, l’important est qu’il y ait, dedans ou
derrière la figuration, du divin, c’est-à-dire de la puis¬
sance. Tel est le critère du rassemblement sous une
ère unique : une image d’art « fait de l’effet » par
métaphore. Une idole a de l’effet réellement et par
nature.
Dans sa période proprement chrétienne, l’ère de
l’idole nous mène de Ravenne à Sienne. Elle est orga¬
nisée sur le modèle byzantin, reflétant ainsi l’hégé¬
monie du christianisme oriental sur son pendant oc-

1. Yvette EHjval, Auprès des Saints, corps et âme (l’inhumation


ad sanctos dans la chrétienté d’Orient et d’Occident du me au vue
siècle), Paris, Études augustiniennes, 1988. Ces pratiques funéraires
ne tenaient pas compte des recommandations de saint Augustin. Dans
son De cura pro mortuis gerenda (420), il observe que, la résurrection
ne dépendant pas de la conservation matérielle des corps, « les fidèles
ne perdent rien à être privés de sépulture comme les infidèles ne
gagnent rien à en recevoir ».
Les trois âges du regard 311

cidental. Héritière directe de l’Empire romain, lieu


de synthèse des iconographies impériale et chris-
tique, Byzance, après la crise de l’iconoclasme, fait
pivot et relais entre Orient hellénistique et Occident
gothique. Charlemagne, iconodule modéré, reste,
sous l’influence de Byzance, un partisan « juste-
milieu » de l’image, qu’il ne faut ni briser ni adorer.
Byzance a assuré la filiation entre les croyances « ma¬
giques » du monde païen et la théologie de l’image
dérivée de l’Incarnation, comme elle l’a fait, par le
modèle impérial, entre les usages préchrétiens de la
Cité antique et la cour ottonienne. Les bénédictins
lui ont emprunté l’enluminure, et les villes italiennes
ont reçu l’appel d’air antique, par le biais de ses réfu¬
giés politiques suite à la prise de Constantinople par
les Croisés (1204-1206). Ces passeurs capitaux ont
amené Platon aux humanistes (Marsile Ficin, son
traducteur de Florence). Byzance branche le chré¬
tien de l’an mil sur le païen de - 1 000. Les icônes
russes issues de la tradition byzantine gardent au¬
jourd’hui encore pour le regard populaire naïf les mê¬
mes vertus que les xoana grecques miraculeuses.

L’ère de l’art

L’art est bien un produit de la liberté humaine ;


mais pas seulement au sens où l’entend Kant lorsqu’il
dit que le travail des abeilles n’est pas une œuvre
d’art mais un effet de la nature (les rayons de cire
n’étant pas construits conformément à une fin). La li-
312 Le mythe de l’art

berté qu’atteste l’art n’est pas celle d’une intention


par rapport à l’instinct. Mais celle de la créature vis-
à-vis du Créateur.
La liberté des humains en général, ces non-
abeilles, n’a d’histoire que zoologique ; la liberté des
artistes en particulier appartient tout entière à l’his¬
toire parce qu’elle fut conquise par un humanisme
sur une théologie. C’est une libération. C’est pour¬
quoi l’art n’est pas un trait d’espèce mais de civilisa¬
tion.
L’ « artistique » advient quand l’oeuvre trouve en
elle-même sa raison d’être. Lorsque le plaisir (esthé¬
tique) n’est plus tributaire de la commande (reli¬
gieuse). En termes pratiques et prosaïques : lorsque
le fabricant d’images en prend l’initiative, en lieu et
place du commanditaire '. La professionnalisation de
l’artiste (qui vient de l’artisan comme l’écrivain laï¬
que vient du clerc d’église) ne fait pas critère. Ni
même la signature de l’œuvre (on en a même trouvé
sur les linteaux des synagogues primitives et en bor¬
dure des mosaïques juives de Palestine, au début de
notre ère). Le critère, c’est l'individualité assumée,
agissante et parlante. Non la griffe ou le paraphe,
mais la prise de parole. L’artiste, c’est l’artisan qui
dit « moi je ». Qui livre au public, en personne, non
pas les ficelles du métier ou les règles d’apprentis¬
sage, mais son rôle au sein de la société dans son en¬
semble. À la limite, il peut ne rien faire de ses mains

1. Francis Haskell, Mécènes et peintres. L’Art et la société au


temps du baroque italien, Paris, Gallimard, 1991 (traduction fran¬
çaise).
Les trois âges du regard 313

- comme c’est le cas, aujourd’hui, avec les « artistes


de la communication » -, pourvu qu’il dise et écrive :
« Voici comment je vois le monde. »
L’avènement de l’art se repère à la production
d’un territoire, indissolublement idéal et physique,
civique et citadin. Il naît de la réunion d’un lieu et
d’un discours. Ce qui vaut pour l’art comme notion
valant pour tel ou tel art comme genre (théâtre, ro¬
man, danse, cinéma etc.).
Un lieu ad hoc pour s’établir à son compte, séparé
du temple ou du palais. Comme on dit : une chambre
en ville, ou une bâtisse à part. Site de sauvegarde, de
parade, de visite, déclenchant « l’effet patrimoine »
par stockage des traces et des compétences. Glypto-,
Pinaco-, Cinéma-, Vidéothèque.
Concomitant avec le premier, un espace discursif
distinct de la mythologie ou de la théologie; avec,
dans son sillage, des médiateurs spécialisés, critiques
et commentateurs, s’adressant à un public de
connaisseurs selon des critères endogènes (jurys,
concours, festivals, etc.).
La respectabilité, c’est la domiciliation, plus l’ex¬
plication. Le toit fait loi : la cinémathèque a fait le ci¬
néphile.
Un jour, les scènes dialoguées qui faisaient partie
de l’office religieux sortent du chœur de l’église et
s’installent sur le parvis. Adossées à la cathédrale
mais déjà sur la place publique : naissance au xme
siècle du mystère. Plus tard, le drame sacré quitte le
parvis et ses échafaudages temporaires en plein air
pour gagner un local permanent et couvert construit
314 Le mythe de l’art

exprès : naissance au xvie siècle du théâtre. Lin jour,


le cinématographe des frères Lumière quitte les ba¬
raques foraines ou la salle du Grand Café, et Méliès
en 1902 invente le Nickelodéon, ancêtre de nos salles
de projection, pour montrer Le Voyage dans la
Lune : naissance au début de ce siècle du cinéma
comme art. Un jour, la danse s’extrait du bâtiment
Opéra, le maître de ballet prend le titre de « choré¬
graphe », écrit sur le sens de la vie et de son art, et de¬
vient objet d’exégèses et de thèses. Les pouvoirs pu¬
blics en font un Directeur d’institution autonome
(Maison de la Culture ou Compagnie). Naissance en
cette fin de siècle d’un nouvel art majeur. L’émanci¬
pation est liée à l’aptitude à se réfléchir soi-même,
dans son propre langage, sous des lustres à soi.

L’esthétisation des images commence au xve siè¬


cle et finit au xixc. Entre l’apparition de la collection
particulière chez les humanistes et la création du
Musée public, lieu collectif, permanent et ouvert à
tous (1753 pour le British Muséum, 1793 pour le
Louvre, 1807 pour l’Académie de Venise ‘).
« Musée » est le temple des Muses - mais nous
avons vu qu’il n’y avait pas de Muses en Grèce pour
ce que nous appelons « arts plastiques ». Pinaco¬
thèques et glyptothèqucs, à l’époque hellénistique et
romaine, sont privées (c'était le plus souvent des bu-

i. Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux.


Paris-Venise, xvf-xvnf siècle, Paris, Gallimard, 1987.
Les trois âges du regard 315

tins de guerre stockés au domicile des consuls ou gé¬


néraux vainqueurs). Le Musée d’Alexandrie était
d’abord connu pour sa bibliothèque. Dans la période
classique, les trésors sont entassés dans les sanc¬
tuaires religieux, comme les offrandes (nos « œuvres
d’art ») dans les temples. Ainsi des églises et des ca¬
thédrales. Ainsi des trésors médiévaux accumulés
dans les Palais, pour remplir les devoirs de la charge
royale, guerre, emprunt et commerce (plus proches
en ce sens des réserves d’or dans les sous-sols de la
Banque de France que de ce que nous entendons par
collection).
La naissance du discours de justification suit de
peu celle des collections d’amateurs (Vasari, 1550).
Histoire et critique se subliment sous les Lumières
dans l’Esthétique philosophique, contemporaine des
premiers grands Musées nationaux.
Les « irréguliers de l’art » eux-mêmes n’échappent
pas à ces règles d’homologation toujours valables.
L’ « art brut » a acquis dans Paris son foyer per¬
manent d’exposition, le Foyer de l’Art Brut, et une
sorte d’académie autonome appelée « compagnie » au
moment même où Dubuffet en produisait la légiti¬
mité théorique dans ses beaux Écrits : au début de
nos années soixante. Ainsi la « non-culture » n’était-
elle plus tributaire de 1’ « asphyxiante culture ». Mais
en devenant à son tour une culture à part entière, à
laquelle il faut payer tribut. Le devenir-art met les
« anartistes » à la roue.
Le passage de l’idole à l’œuvre d’art est parallèle
au passage du manuscrit à l’imprimé, entre le xve et
316 Le mythe de l’art

le xvic siècle. L’iconoclasme calviniste se développe


dans la foulée de Gutenberg, et représente la
deuxième Querelle des Images de l’Occident chré¬
tien. Dressée au sola scriptura, c'est-à-dire au tout-
symbolique, par la propagation du livre, la Réforme
dénonce les perversions magiques ou indicielles de
l’imagerie chrétienne (qui atteint dans l’aire germa¬
nique, avec les statues de bois peint, un degré d’illu¬
sionnisme sidérant au début du xvie). Il faut adorer
Dieu, et non son image, martèle Luther, reprenant le
fil de Tertullien accusant les païens de « prendre des
pierres pour des dieux ». Érasme avait déjà
condamné l’idolâtrie païenne cachée dans l’art
d’Église ; et le secrétaire de Charles Quint, Alfonso
de Valdés, catholique par excellence, reconnaît que
le culte des images des saints et de la Vierge « dé¬
tourne de Jésus-Christ l’amour que nous devrions
mettre en lui seul ». La Contre-Réforme fait rebondir
l’image, la démultiplie, la boursoufle (le protestan¬
tisme ayant finalement renforcé ce qu’il voulait af¬
faiblir), mais en faisant retour à un régime moins pé¬
rilleux, à un fonctionnement représentatif et non plus
charismatique ou cathartique du visible. De l’icône
au tableau, l’image change de signe. D’apparition,
elle devient apparence. De sujet, elle n’est plus
qu’objet. Le rééquipement visuel du monde catho¬
lique après le Concile de Trente se fait avec plus
d’images mais une moindre image qu’auparavant -
comme si la Réforme avait au moins obtenu cette di-
minutio capitis. L'évidente montée en puissance de
l’artiste comme individu qui marque ostensiblement
Les trois âges du regard 317

l’entrée dans l’ère de l’art - voir, après le « divin Mi¬


chel-Ange », l’anoblissement du Titien par Charles
Quint - a pour envers une baisse de puissance ontolo¬
gique, une chute en présence réelle de ses créations.
La beauté est une magie ratée - ou refusée. Comme
le musée est la poubelle des croyances culturo-
dégradables, l’art est ce qui reste au fidèle quand ses
images saintes ne peuvent plus le sauver.
En surface, l’image ne s’est jamais aussi bien por¬
tée qu’à la Renaissance ; elle est partout ; dans les
églises, les palais, et même dans la rue, puisqu’on va
jusqu’à peindre les façades, « transférant à la de¬
meure l’autorité des formes plastiques » (Chastel).
L’époque de l’art, en Italie surtout, qui fut sa métro¬
pole, va jusqu’à traiter l’architecture en support
d’images (aujourd’hui, l’architecte traite le peintre
en faire-valoir, quand il ne lui rend pas l’espace im¬
possible). L’image humaniste s’émancipe du culte,
produit sa propre culture. Elle passe du sacral au laï¬
que, du communautaire au particulier ; quoique en¬
core gagée sur la Révélation première, sa valeur n’est
plus indexée sur l’échelle des pouvoirs divins.
Apparue avec l’écriture, l’idolâtrie s’estompe donc
avec l’imprimerie. Celle-ci, note Henri-Jean Martin,
a effacé « une certaine forme de langage des ima¬
ges 1 ». Le livret xylographique disparaît vers 1470
devant le livre typographique. L’essor de l’imprimé
se fait au détriment du livre illustré, colorié, en¬
luminé, à figures allégoriques. Disparaît, ou passe au

1. Henri-Jean Martin, Histoire et pouvoirs de l'écrit, Paris, Per¬


rin, 1988, p. 218.
318 Le mythe de l’art

deuxième plan, l’image narrative, le récit en images,


comme le vitrail, la tapisserie (pensons à l’Apoca¬
lypse d’Angers, notre première bande dessinée), le
linteau, la fresque. Le Moyen Âge fut beaucoup plus
une « civilisation de l’image » que notre ère visuelle,
et l’âge classique l’a recouvert de pages grises.
Jusqu’à l’apparition de la lithographie au xixe siècle,
le livre des élites est austère. Le livre noble n’admet
pas le portrait de l’auteur (Boileau n’illustre pas son
Art poétique). L’image décroche alors socialement
vers le bas. C’est une règle : si l’idole est égalitaire et
même collectiviste, l’image d’art apparaît dans des
sociétés aux clivages sociaux accentués.
Gutenberg a permis cette révolution que fut le pas¬
sage du bois gravé à l’estampe, ce grand proliféra-
teur sans lequel l’Art n’aurait pas conquis l’Occident
en un demi-siècle. Dès le xivc, pour se faire connaître
à l’étranger et stimuler les ventes, les peintres font
graver leurs tableaux. Et Mantegna, Dürer, Rubens
fondent des officines de gravure. En dehors de la
Chine, où l’empreinte sur papier est aussi vieille que
l’écriture, l’estampe sur bois est ancienne et même si¬
gnée dès les années 1410. La xylographie prospérait
dans un Moyen Âge finissant qui a la passion des
images pieuses - pour mémoriser les sermons des frè¬
res mendiants, illustrer les Bibles manuscrites, en¬
seigner litanies et prières. La gravure en taille-douce,
sur cuivre, avec utilisation de la presse à cylindre, re¬
lève, comme l’imprimerie, des arts du métal et de
l’orfèvrerie, où les pays germaniques sont les maîtres.
Les premiers maîtres anonymes du burin - le Maître
Les trois âges du regard 319

E.S., par exemple - sont rhénans. La taille-douce va


détrôner le bois gravé, le principal moyen de propa¬
gande et d’agitation de l’ère précédente.
Propulseur de l’illustré, et par lui, des sciences des¬
criptives (cosmographie, médecine, botanique), l’im¬
primerie fabrique le premier multiple à support mé¬
tallique (après la monnaie), grand promoteur du
monde germanique. Dürer et Lucas de Leyde. La
gravure vient du nord, parce que l’édition vient du
nord, et la carrière de l’estampe décalque celle de
l’imprimé. Dürer, féru de toutes les sciences, consa¬
cre un livre aux « proportions des lettres », recrée des
caractères et commente chaque lettre de son alpha¬
bet. Un livre circule, s’exporte, s’achète bien plus fa¬
cilement qu’un tableau : c’est un véhicule d’in¬
fluences, un accélérateur d’emprunts, un entre¬
metteur de styles, un fauteur de plagiats. Le virus
visuel a ainsi circulé, et on ne peut opposer la culture
de l’imprimé à celle de l’image : les deux, au début,
se sont renforcées l’une l’autre. La gravure a mis le
nord iconophobe au contact du midi et le midi icono-
phile à l’école du nord. Le nord de l’Europe préfère
les livres, le sud, les tableaux (surtout après le
Concile de Trente). Primauté protestante, priorité
catholique. Pessimisme puritain de la lettre seule, op¬
timisme terrestre confiant dans la dynamique des
images. Le débat tiraille une chrétienté partagée en¬
tre Melanchthon et Loyola. Comme l’église médié¬
vale avait été partagée entre le dépouillement cister¬
cien et le luxe clunysien, entre l’image qui fait
oublier Dieu et l'image qui rappelle Dieu aux illet-
m Le mythe de l’art

très, entre l’appel aux sens et la défense du Sens.


Convulsive, sanguinaire hésitation : Savonarole brûle
les « vanités » de Florence, avant d’être brûlé lui-
même. Faut-il friser le paganisme pour sauver le vi¬
sible au risque de la grâce, ou bien renoncer au ma¬
gnétisme suspect des images pour cultiver les Belles-
Lettres et la pureté de l’Esprit saint? Ce dernier
choix fut celui des humanistes, et Érasme, qui ne
condamne pas l’image, ne la prend pas non plus très
au sérieux. Les humanistes du nord traitent l’art de
haut. Liée au livre, la gravure n’était à leurs yeux
qu’un compromis acceptable, sans plus. Et pourtant,
elle a rattaché Anvers, Bâle, Fontainebleau au « pays
des arts », l’Italie, étendu la carte du métissage, inté¬
gré le grotesque, le détail décoratif, le plan archi¬
tectural au monde des formes nobles. Bien avant la
photo, l’imprimé a permis le premier musée imagi¬
naire européen. Il sera simplement mondialisé par la
reproduction photographique. Il est désormais mi¬
niaturisé par la révolution numérique.
Nous avons vu, avec l’idole, ce que pouvait être un
regard sans sujet. Nous verrons, avec le visuel, ce
qu’est une vision sans regard. L’ère de l’art, elle, met
un sujet derrière le regard : l’homme. Cette révolu¬
tion porte un nom : la perspective euclidienne *. L’af¬
faire s’est jouée en Toscane, entre Florence, Assise et
Mantoue, dans la première moitié du xve siècle. Les
noms de Giotto, Mantegna, Piero, Masaccio, Uccello
incarnent ce tournant capital, qui est un retourne-

1. Erwin Panofsky, La Perspective comme forme symbolique,


Paris, Les Éditions de Minuit, 1975.
Les trois âges du regard 321

ment. L’idole jusqu’alors « émettait » vers son specta¬


teur, c’est elle qui avait l’initiative. L’homme bénéfi¬
ciait de ses vertus, à certaines conditions, mais n’en
était pas la source. Il était vu, non voyant.
Lorsqu’un citoyen grec ou romain, un fidèle by¬
zantin ou médiéval lève les yeux vers l’image sacrée
ou divine, il ne peut que les baisser. Car « c’est le re¬
gard du Seigneur qui se pose sur lui ». Alors, il se si¬
gne et s’incline. Personne ne peut s’approprier une
Idole qui vous irradie. Elle n’a ni auteur ni posses¬
seur. Parfaite autonomie : un signe d’en haut n’a pas
de signature humaine. L’élaborer, c’est encore la re¬
cevoir, car c’est Dieu qui l’envoie. L’invention de la
perspective géométrique va briser cette humilité.
Elle va rendre le regard occidental orgueilleux, et
d’abord de sa perspicacité. Perspicere, c’est voir clai¬
rement et à fond. La laborieuse découverte des archi¬
tectes Brunelleschi et Alberti (qui transmettront la
méthode aux peintres) mérite son nom car elle va
permettre d’éclairer, donc d’évacuer, les mystères,
les doubles fonds du visible dans une transparence
purement humaine.
Certes, toutes les cultures visuelles du monde
avaient eu leur façon de transposer l’espace sur une
surface plane. Les Égyptiens ont eu la perspective à
registres, les Hindous la perspective rayonnante, les
Chinois et les Japonais la perspective à vol d’oiseau,
les Byzantins eux-mêmes la perspective inversée. On
a dit l’icône traditionnelle sans profondeur. Byzance,
il est vrai, et en partie l’Occident latin ont hérité des
interdits plotiniens propres à la physique spiritualiste
322 Le mythe de l’art

des derniers penseurs grecs. Plotin (205-270) bannit


la profondeur, parce qu’elle est matière, comme l’es¬
pace et l’ombre. Tout ramener au premier plan, plan
unique, c’est favoriser la vision intellectuelle de
l’Idée, du Divin dans l’Image1. Une troisième di¬
mension est ménagée cependant. Non pas en trompe-
l’œil mais en réalité. Elle n’est pas intérieure à la sur¬
face peinte mais située entre l’icône et son regardeur.
C’est la distance que traversent les rayons porteurs
de l’énergie divine pour atteindre le fidèle. Les lignes
de fuite vont vers l’œil du spectateur. Mais aucun de
ces codes perspectives n’a fait tache d’huile en de¬
hors de son périmètre culturel de départ, alors que la
perspective occidentale s’est subordonné les autres.
Elle a fondé la méthode graphique moderne de re¬
présentation spatiale en l’appuyant sur un système de
figuration géométrique dont l’intelligibilité est uni¬
verselle. L’espace unitaire de la Renaissance a unifié
le monde réel. Introduit par le concept d’infini, qui
commande celui de continu, il a de fait brisé les uni¬
vers clos et cloisonnés, qualitatifs et morcelés qui ré¬
gissaient jusqu’à lui la représentation. Il remplace
l’obsédante observation du détail par un système ho¬
mogène et global, où l’espace intelligible neutralise
les replis, les recoins obscurs du sensible. Les noces
de l’œil et de la logique mathématique ont eu pour ef-

1. Pour l’optique de cette époque, qui tient que la vue s’effectue


non sur la rétine mais sur l’objet regardé, au point de contact du rayon
de lumière émis par l’œil et la lumière extérieure, la bonne perspec¬
tive est l’envers de la nôtre : plus c’est loin, plus c’est grand. Voir
André Grabar, « Plotin et les origines de l’esthétique médiévale »,
Cahiers d'archéologie, I, 1945.
Les trois âges du regard 323

fet d’ouvrir au regard la nature physique, et non plus


seulement mythologique ou psychologique. La pers¬
pectif a artificialis nous a découvert la terre en nous
libérant des dieux. Elle nous a permis la sortie de
l’éternel — l’équivalent de la « sortie d’Égypte » pour
le peuple juif - en nous jetant à même la prose des
choses. L’inversion métaphysique des pôles de l’uni¬
vers a été d’abord un fait optique, et la révolution du
regard, comme toujours, a précédé les révolutions
scientifiques et politiques d’Occident. La formula¬
tion par les peintres des lois de la perspective a eu
plus d’un siècle d’avance sur sa prise en compte par
les mathématiciens et la mise au net d’une géométrie
descriptive. L’apparition simultanée de la perspec¬
tive et de l’art ne coïncide pas par hasard avec la bal¬
butiante naissance d’une société d’humanistes laïcs
en marge des tutelles cléricales. Cette laïcisation a
eu deux contreparties bénéfiques pour l’histoire de
l’art : la constitution d’un champ esthétique indépen¬
dant de la théologie, par le biais d’une histoire pro¬
fane des artistes et des styles (Ghiberti, Alberti,
etc.) ; et la constitution de collections d’antiquités
profanes (médailles, manuscrits, monnaies, statues)
en dehors des lieux du culte. L’art et l’humanisme
sont contemporains parce que solidaires dans leurs
postulats.
On ne reprendra pas la discussion de savoir si la
trouée capitale marque l’aboutissement d’une lente
approximation à une réalité objective enfin rendue à
sa vérité, débouchant sur la saisie directe et fidèle
d’un espace absolu ; ou bien une « forme symbo-
324 Le mythe de l’art

lique » parmi cent autres possibles, une méthode et


un code subjectif, scientifiquement illégitimes et
culturellement pertinents, relatifs à un état donné de
civilisation. Tout semble donner raison à Panofsky et
son école : il s’agit d’une stylisation, non d’une imita¬
tion. Sur le théâtre du monde (la scénographie joue
son rôle dans l’invention), l’homme vole la première
place à Dieu. Symétrique au point de jonction des li¬
gnes de fuite sur l’espace plan du tableau, le voilà ac¬
teur principal et metteur en scène de son petit cube
scénique. Le point de fuite unique des lignes au fond
du mur ou de la toile est situé dans l’axe du point de
vue immobile et unique, monoculaire et solitaire, ce
spectateur égocentrique devant qui l’espace se dé¬
ploie comme neuf. Même si peu de tableaux ont ob¬
servé le modèle théorique à la lettre, la décroissance
des proportions à partir d’un point central n’est pas
sans conséquence. La construction perspective hé-
roïse le constructeur : celui qui, lucide, connaît les
lois de l’espace et qui, actif, en organise la mise en
œuvre. Cette subjectivation du regard a eu incontes¬
tablement son prix : la réduction du réel au perçu.
C’est le début de la fin du regard transfigurateur. Ou
l’entrée en crise, par l’optique, de la transcendance
mystique (du moteur divin sur le motif apparent). La
géométrisation de l’étendue à travers la mise au car¬
reau de la scène théâtrale transforme le monde ex¬
térieur en une combinaison de volumes et de sur¬
faces, délesté à terme de ses opacités magiques.
L’essence du visible n’est plus l’invisible, c’est un sys¬
tème de lignes et de points. Comme si l’analyse expé-
Les trois âges du regard 325

rimentale des trois dimensions s’opérait au détriment


de la spiritualité, comme si ce qui se gagnait en es¬
pace de jeu se perdait en valeur de révélation. Fin des
épiphanies, début des trompe-l’œil.
Le spectateur central n'est plus un possédé poten¬
tiel mais le possesseur effectif de l’œuvre, maître des
nombres et des machines. Le collectionneur privé des
merveilles de la nature. Le tableau humanise mais
privatise aussi. Le règne de l’individualité créatrice
sera plus élitiste, socialement plus fermé. L'œuvre
d’art sort de l'esprit de l’artiste qui l’adresse à un
connaisseur. L’idole, venant d’ailleurs, s’adressait à
toutes les créatures. Au début de l’ère 1, il n’y a
qu’un artiste, qui est Dieu. À la fin de l'ère 2, il n’y
aura plus qu’un dieu, l’Artiste.
Plus sobrement : on est passé de l’une à l’autre lors¬
que les qualités formelles de l’image, décollant de
son message informatif et transfiguratif, font appa¬
raître à un nouveau regard une valeur de rendu in¬
dépendante de la valeur à rendre ; lorsque le
commanditaire d’un tableau ou d’une fresque ne
veut plus une Crucifixion ou une Nativité mais un
Bellini ou un Raphaël. Car l’artiste naît en même
temps que l’auteur, création tardive et typo¬
graphique de la page de garde du livre imprimé. En
attendant la notion de propriété, celle de personnalité
intellectuelle et artistique découle des nouvelles pra¬
tiques d’appropriation des « produits de l’esprit ».
Isabelle d’Este, 1501, sur Léonard de Vinci : « S'il
consentait à entreprendre une toile pour notre studio,
nous lui laisserions le choix du sujet et de l’heure. »
326 Le mythe de l’art

En France, le statut de commissaire-priseur, officier


ministériel, est fixé par un édit d’Henri II ( 1556). On
est passé de l’imagerie à l’art lorsque le peintre n’exé¬
cute plus une commande et un programme, comme
un artisan, et que la valeur de son travail ne dépend
plus des matériaux par lui employés (tant d’onces
d’outremer ou d’or) ou du nombre de personnages re¬
présentés - toutes choses stipulées dans le contrat de
commande médiéval. Lorsqu’il met sur le marché,
après coup, une œuvre librement composée, et que
son prix n’est plus fixé par contrat préalable mais par
les aléas de l’offre et de la demande ; comme cela
s’est fait d’abord en Hollande, avec Rembrandt et ses
confrères. Avec l’expansion du portrait, l’œuvre no¬
ble n’est plus incompatible avec la figure de l’homme
quelconque : elle n’est plus limitée aux traits du
prince ou du donateur sur son retable.
Les ères se divisent en périodes et se subdivisent en
époques. Si cette politesse vaut en géologie pour le
quaternaire et en préhistoire pour le paléolithique su¬
périeur, on ne la jugera pas superflue pour nos cinq
cents dernières années où il y a fort à parier que Piero
délia Francesca et Pablo Picasso ne sont pas justi¬
ciables des mêmes mots.
Une vue plus fine de « l’ère de l’art » distinguerait
sans doute une période cléricale et curiale, approxi¬
mativement de 1450 à 1550, où le peintre n’est plus
un fabricant mais reste un « domestique » ; mécénale
et princière, de 1550 à 1650, avec la figure du peintre
de cour; monarchique et académique, de 1650 à
1750, avec ses artistes officiels désignés (1648 : fon-
Les trois âges du regard 327

dation de l’Académie royale de peinture et de


sculpture) ; bourgeoise et marchande, à partir de
1750, avec ses lauréats, au moment où l’imprimé re¬
çoit un nouvel élan. C’est autour de cette date que se
met en place, à côté de l’Académie en perte de vi¬
tesse, cette complexe constellation d’acteurs qui se
maintiendra au xixc siècle : le marchand, la galerie,
le critique et l’exposition. En France, en 1748, un
jury est nommé pour filtrer les œuvres exposées au
Salon (inauguré en 1667 par Colbert et Le Brun). Le
Salon suscite le critique d’art qui fait système avec le
périodique, le périodique avec le catalogue (le pre¬
mier est apparu en Hollande en 1616), le catalogue
avec le marchand, le marchand ou la galerie avec
une clientèle aux goûts variés. Cette différenciation,
ou privatisation du goût, va de pair avec l’éclatement
de la hiérarchie des genres fixée à l’âge classique par
l’Académie royale : la peinture d’histoire au sommet,
puis le portrait, puis le paysage, la peinture d’ani¬
maux et enfin au dernier rang, la nature morte. C’est
la rançon du libre exercice professionnel, une fois
que le monopole académique est battu en brèche '.
Notre « artiste » a ainsi travaillé successivement
pour les communautés religieuses, les cours prin-
cières (Anjou, Bourgogne, Berry, etc.), le Roi, sa
Cour et son Académie, les amateurs, les critiques et
salons, et enfin, à l’époque entrepreneuriale, la nôtre,
les entreprises, les médias et les musées. Cette polari-

i. Lire, de Jeanne Laurent, Arts et pouvoirs en France (de 1793 à


1981), Université de Saint-Étienne, 1982, et, de Raymonde Moulin,
Le Marché de la peinture en France, Paris, Les Éditions de Minuit,
1967.
328 Le mythe de l’art

sation n'est pas que sociologique, extérieure. Le pro¬


moteur des opérations esthétiques d'une époque rè¬
gle la nature des œuvres produites, ne serait-ce qu en
hiérarchisant, jadis, la valeur relative des genres. Qui
doit trouver grâce auprès de quelqu'un doit répondre
à ses besoins, et un prélat, un seigneur, un monarque,
un homme de goût ou un grand industriel n’ont pas
les mêmes demandes. La peinture sacrée a décliné
avec la puissance temporelle de l'Église ; la grande
peinture d’histoire et mythologique, avec celle de la
monarchie absolue ; le portrait et les scènes de genre
avec celle de la bourgeoisie rentière. Le « pour qui ? »
répond au « pour faire quoi ? ». Si on nous permet
l’esprit de système : le gouvernement de l’art appar¬
tient à chaque époque au groupe médiateur central.
Entendant par là le groupe social qui donne à un cer¬
tain moment de l’Occident son esprit et son style
parce qu’il administre le sacré du moment. L’Église
a administré Dieu et le salut, les cours princières, la
puissance et la gloire, les bourgeoisies, la Nation et le
Progrès, les entreprises multinationales le Profit et la
Croissance. Le porteur des valeurs d’unification,
c’est-à-dire du sacré social, est aussi celui qui ponc¬
tionne le mieux les surplus économiques. Le princi¬
pal collecteur de plus-value collectionne les Images
les plus valorisantes. Étant celui qui les commande,
les achète, et les promeut, c’est aussi, tout naturelle¬
ment, l’arbitre des élégances et l'index des valeurs.
« Celui qui paye l’orchestre choisit la musique. »
Chapitre IX

UNE RELIGION
DÉSESPÉRÉE

Jamais, quand c’est la vie qui s’en va, on


n'a autant parlé de civilisation et de
culture.
ANTONIN ARTAUD
Quand les églises se vident, les musées se
remplissent. Beaucoup voient dans le culte pla¬
nétaire de l’art le suprême trait d’union d’une
humanité désunie. Mais si le savoir est univer¬
sel, l’univers du sens est toujours local. Une spi¬
ritualité mondiale est une contradiction dans
les termes. C’est pourquoi, s’il est sûr qu’en Oc¬
cident l’argent a sauvé l’art de sa mort annon¬
cée, il est peu probable que l’art sauve le
monde.
Encore une mort de l’art ?

Ars moriens, l’art expirant. Ainsi Pline l’Ancien


appelait-il la peinture au Ier siècle. Elle a succombé,
constate-t-il, à l’attrait de l’or. « La mollesse a causé
la perte des arts et, puisqu’on ne peut faire le portrait
des âmes, on néglige aussi le portrait physique ».
L’art est le mort-né de notre culture. À juste titre :
puisque l’art occidental naît en se prenant lui-même
pour fin et objet, et que de cela, il meurt. Rotation de
type dynastique : « l’art est mort, vive le nouvel art ».
C’est un destin - et un blason.
On est donc sûr de ne jamais tout à fait se trom¬
per en annonçant, par exemple, la mort de la pein¬
ture. Cela s’est toujours fait, et en particulier
lorsqu’elle est à son meilleur. « Il est incroyable à
quel point les arts ont dégénéré depuis Raphaël et
même depuis les premiers représentants de la ma¬
niera. Ni en Italie ni hors d’Italie, il n’y eut plus au¬
cun peintre », écrivait Bellori en 1672 dans sa Vie
332 Le mythe de l'art

d’Annibal Carrache « Les beaux jours sont passés »,


constatait Hegel, au temps de Géricault et d’Ingres,
de Gainsborough, de Friedrich, et de Goya... Baude¬
laire, sur Manet : « C’est le peintre qui a tué la pein¬
ture. » « La peinture est morte », constate de son côté
l’illustre Delaroche après avoir entendu Arago expo¬
ser la découverte deNiepce et Daguerre. En 1931,1e
grand Élie Faure, dénonçant « la recherche du style
pour le style » comme une erreur fatale, annonça
dans son Agonie de la Peinture la relève des arts plas¬
tiques par le cinéma, « l’organe de remplacement que
leur disparition appelle ». Répondant à La Tête d’ob¬
sidienne d’André Malraux par un perspicace Picasso
le liquidateur, Roger Caillois identifiait hier « la gi¬
rouette négative » comme le plus voyant symptôme
de « la disparition de l’art autonome 1 2 ». On n’en fini¬
rait pas avec la liste des faire-part.
Comme les ruées vers l’art, les « morts de l’art » se
suivent de siècle en siècle mais ne se ressemblent pas.
Il y a apparence que la dernière en date soit la plus
sérieuse de ces « scènes originaires ». L’historien de
l’art sait bien que l’anti-art de notre siècle ne fut pas
une mélancolie comme les autres, mais une décision
méthodique, argumentée, inspirée. Les dadaïstes,
qui firent du suicide de l’art leur spécialité artistique,
l’ont délibérément visé au cœur en s’en prenant à sa
condition première : l’opération matérielle, la chose
elle-même, soit par le biais de l’objet indifférent, le

1. Citation in André Chastel, La Crise de la Renaissance,


Genève. Skira, 1968.
2. Le Monde, numéro du 12 décembre 1975.
Une religion désespérée 333

ready-made, soit par celui du hasard érigé en prin¬


cipe, le happening. Le Phénix, pour la première fois,
se renie, met sa propre mort en scène, et par un autre
tour d’artisterie, fait œuvre de cette renonciation à
l’œuvre, quasi-objet mais d’exposition.
Dans l’histoire des formes comme dans l’autre, les
scènes dites finales le sont rarement. On accueillera
donc avec une ironie un peu lasse le énième croque-
mort, surtout s’il est philosophe. Et cependant, le mé-
diologue doit en prendre acte : même si les plus
beaux tableaux du monde étaient devant nous, ils
viendraient s’inscrire dans une autre sphère que celle
de l’art, car, en optique comme ailleurs, nous avons
changé d'élément.
L’ironie sera d’autant plus à l’aise qu’on a rare¬
ment vu un trépassé se porter aussi bien. Jamais, en
proportion, les œuvres d’art n’ont valu aussi cher, ja¬
mais les artistes n’ont été mieux intégrés dans la so¬
ciété, jamais il n’y eut plus de collectionneurs d’œu¬
vres d’art qu’aujourd’hui. On n’a jamais vu autant de
consommateurs se presser dans les musées : quinze
millions en 1990 dans les trente-quatre musées natio¬
naux français. Et les États comme les particuliers dé¬
pensent chaque année un peu plus pour acquérir,
conserver, diffuser les œuvres d’art. Le monument le
plus visité au monde n’est plus le Taj-Mahal ni la
Tour Eiffel mais le Centre Pompidou. Un musée par
jour s’ouvre en Europe, laquelle se couvre d’un ruti¬
lant manteau de musées analogue « au blanc man¬
teau d’églises » du Moyen Âge. En dix ans, l’Alle¬
magne en a bâti trois cents, le Japon deux cents, il y
334 Le mythe de l’art

en a déjà plus de mille contrôlés ou reconnus par


l’État en France, avec plus de 70 millions de visiteurs
annuels, et aux États-Unis, depuis 1965, les entrées
sont passées en un quart de siècle de deux^ cents à
cinq cents millions par an Statistiques déjà inquié¬
tantes. La prolifération cancéreuse des cellules, ou
l’asphyxie par engorgement, sont des scénarios
connus. Tout le monde écrit des livres : fin de la
culture livresque. Tout le monde a son auto : fin de
l’ère automobile. Faudra-t-il dire demain : tout le
monde voit des images, personne ne les regarde ?
D’où vient le paradoxe d’une mort-apothéose, qui
aurait plutôt l’allure d’un miracle que d’une cata¬
strophe ?
De l’argent, au premier chef. C’est lui qui a
« sauvé » l’art. De lui vient tout le bien. En quoi le
« one dollar Bill » de Warhol occupe une place toté¬
mique à l’orée de notre ère visuelle. L’art, heureuse¬
ment, est un marché et nous divinisons le premier
parce que nous avons divinisé, d’abord et surtout, le
second. Ou, plutôt, le miracle de la survie vient de la
rencontre entre les caractéristiques physiques de
l’objet d’art - objet solide, rare, meuble, transpor¬
table, non reproductible (ou limité statutairement
dans ses tirages), cessible, passible donc d’une appro¬
priation privée ou d’une mise en stock - et les pro¬
priétés miraculeuses de l’argent. Soit l’alliance de
deux fétichismes en un seul. « L’argent est la vie de
ce qui est mort se mouvant en soi-même » (Hegel).
Rotation bénéfique à chacun : l’argent fait circuler

1. Jean Molino, « L’art aujourd’hui ». Esprit, juillet-août 1991.


Une religion désespérée 335

l’art qui fait circuler l’argent (les fresques se font ra¬


res, comme la mosaïque : elles ne jouent pas le jeu de
la mobilité). L’argent réalise les valeurs de l’art qui,
lui, irréalise l’argent, en fait un signe pur, le blanchit
(comme la Maffia le narcodollar sur le marché de
l’art). Un billet de banque n’est pas une image, c’est
un symbole, mais quand l’image devient billet de
banque, ce dernier devient à son tour une quasi-
image, une œuvre d’art virtuelle. Quelle grande en¬
treprise n’a pas son grand prix de peinture, sa fonda¬
tion, son mécénat, son soutien à une « manifestation
de prestige » ? L’art rapporte, bien sûr, et pas seule¬
ment aux investisseurs (la vente des produits dérivés
d’une exposition Toulouse-Lautrec par exemple, cra¬
vates, caleçons et pochettes, totalise un chiffre d’af¬
faires supérieur au coût de l’exposition). Mais il
absout aussi. Ses enjeux commerciaux sont considé¬
rables et il est même devenu, dans les relations inter¬
nationales, une arme diplomatique : les États luttent
entre eux à coup de « grandes expositions » (la Tur¬
quie et la Grèce se disputant le Metropolitan Mu¬
séum de New York pour « gagner en image »). Fé¬
conde polyvalence. Les fonctions qui font tourner la
machine « art » à plein régime sont médiatiques,
économiques, fiscales, diplomatiques, politiques, pa¬
trimoniales, touristiques, tout sauf, ou très acces¬
soirement, « artistiques ». « Économie et culture,
même combat » veut dire en fait que la culture
combat non avec, mais pour l’économie, à sa place et
derrière elle. Le moteur de l’art autonome d’hier
n’est plus dans l’art mais dans ce qui le mobilise en
336 Le mythe de l’art

amont : l’événement médiatique (frappez un grand


coup et faites parler de vous) et la spéculation finan¬
cière (sauvez votre argent en vous faisant plaisir). Le
mécénat industriel et commercial suffit à la patrie du
post-moderne, l’Amérique, pour tenir son rang. Que
resterait-il de notre religion esthétique si les œuvres
étaient soumises à un contrôle mondial des prix ?

Le gai capital
L'art est né au XVe siècle avec le premier capita¬
lisme dans les centres urbains de l’économie-monde
d’alors : Venise, Florence, Bruges, Amsterdam. L’ère
du visuel correspond à la suprématie du capital fi¬
nancier (monnaie contre monnaie) sur le capital in¬
dustriel (monnaie contre marchandise). Les pro¬
dromes de cette relève remontent au début de ce
siècle, si du moins la première toile abstraite est
L’Aquarelle de Kandinsky, qui date de 1910. Jean-
Joseph Goux a montré la concomitance entre le coup
de force plastique et ces deux autres : passage de la
monnaie-or à la monnaie scripturale, inconvertible,
et passage de la langue-nomenclature (où une chose
égale un mot) à la langue-système (où un mot vaut
par sa différence avec d’autres mots) '.
Par son pouvoir de présentation, l’Idole mettait en
présence, au contact de l’Être en sa vérité divine, tou¬
jours identique à soi et fermé sur lui-même - d’où la

i. Jean-Joseph Gcmjx, « Les monnayeurs de ta peinture », Cahiers


du Musée national d’art moderne, n° 29, automne 1989.
Une religion désespérée 337

stabilité des styles du premier âge. En trois mille ans,


du Haut-Empire aux Ptolémées, l’imagerie égyp¬
tienne reste à peu près semblable à elle-même. Par
son pouvoir de représentation, l’art nous rabattait sur
un paraître de deuxième rang, mais le second degré
de l’apparence était gagé sur un réel du premier (le
réel majuscule de Dieu, de la Nature ou de
l’Homme). Comme le papier-monnaie était gagé sur
des lingots. L’or du réel n’était pas donné à l’aveu¬
glette à n’importe quel imitateur des apparences -
d’où le soin du métier et des apprentissages. Son pou¬
voir de simulation autorise en revanche le papier-
monnaie du visuel à se gager lui-même. Pas d’en¬
caisse métallique. D’où sa frénésie circulatoire, son
angoisse d’attestation par l’échange. Le quasi-objet
contemporain, signe monétaire à valeur décisoire,
marche à la confiance, au chic, au culot, toujours au
bord d’un krach critique à la 1929 (quoique impro¬
bable de par les intérêts en jeu - musées, collections
privées, stocks de réserve, galeries, familles, maffias,
etc.). Cette course en avant, comme celle du capital,
si l’on veut, est une suite de chutes rattrapées in ex¬
tremis.
La décrue des images en simples signes a été ryth¬
mée par le passage de la réclame (vanter les qualités
d’un objet) à la pub (flatter les désirs d’un sujet). Elle
a accompagné le transfert des priorités, dans Yordre
médiatique, de l’information à la communication (ou
de la nouvelle au message) ; dans Yordre politique,
de l’État à la société civile, du Parti au réseau, du col¬
lectif à l’individuel ; dans Yordre économique, d’une
338 Le mythe de l’art

société de production à une société de services ; dans


Y ordre des loisirs, d’une culture d’avertissement
(école, livre, journal) à une culture de divertisse¬
ment, et dans Yordre psychique, de la prédominance
du principe de réalité à celle du principe de plaisir.
Tout cela débouche sur un ordre nouveau, complet et
cohérent.
Dès lors que le désir supplante le besoin et que la
marchandise atteint son « stade esthétique », créatifs
et créateurs fusionnent. Art et pub, même combat.
Ici, la promotion de l’œuvre devient l’œuvre, l’art est
l’opération de sa publicité. Là, la marchandise de¬
vient miroir à rêves pour happer le glouton optique.
Transformant les produits de consommation en ob¬
jets d’art, la pub est l’art officiel de l’après-art. Non
par décision d’État mais par nécessité sociale. Offi¬
ciel parce que fonctionnel (et le fonctionnel est tou¬
jours beau). Comme liturgie de la marchandise,
c’est assurément notre art sacré, l’art du sacré de no¬
tre temps. Et donc le plus vivant : celui qui fait gravi¬
ter les autres autour de lui, le sponsor du Zeitgeist.
L’Idole répondait à l’appel d’hommes en lutte pour la
survie ; l’Art, à une volonté de prendre possession du
monde ; le Visuel advient quand la compétition pour
le look a remplacé les deux précédentes. C’est-à-dire
quand on n’a plus ni faim ni peur.
Économiquement, le ciné dépend de la télé, la¬
quelle dépend de la pub. Il est logique que l’image
publicitaire impose sa loi à ses ancêtres qu’elle entre¬
tient. En 1920, la réclame a été captée par l’avant-
garde ; en 1980, c’est l’avant-garde qui est captée par
Une religion désespérée 339

la pub ’. Delaunay jouait avec, mais Warhol, lui-


même ancien publicitaire, est joué, mis en scène par
elle. Elle est devenue entre-temps le médiateur cen¬
tral. D’où son pouvoir de capture et son statut de ca¬
non. Placée en facteur commun, elle a pris en charge
non seulement les œuvres après les biens et le marché
de l’art lui-même, mais l’imaginaire politique et
jusqu’à l’organisation des sacralités collectives (le Bi¬
centenaire de la Révolution française, et les « Droits
de l’Homme » un peu partout).
Si tout est devenu art aujourd’hui (l’emballage,
l’étalage, l’animation et le défilé de carnaval, le gra¬
phisme, le design, la photocopie, la coiffure, la par¬
fumerie, la cuisine, etc.), et si « tout le monde est ar¬
tiste » (Beuys), n’est-ce pas que le registre est
épuisé ? Il ne désigne plus qu’un jugement de qualité
parmi d’autres. « C’est de l’art », disons-nous sans y
penser, pour : « c’est bien, ça me plaît ». Mais ce rien
n’est pas n’importe quoi. Il a couleur de fête et de
rêve. Définition faible, mais expansion sans pré¬
cédent. Ceci permettant cela. Connaissez-vous
quelqu’un qui ne soit pas un peu artiste ? Et de quoi
n’y a-t-il pas musée (du tire-bouchon ? des lunettes ?
du café ?). Le temple des images, c’est la Cité en¬
tière. L’ancien dieu de la Beauté, jadis inaccessible
ou rare, se niche désormais derrière toutes les activi¬
tés sociales et nous fait des niches à chaque coin de
rue. Il n’est plus jaloux, le fétiche facétieux dont les
rituels et labels couvrent la planète entière. À l’expo-

1. Art et Pub, Catalogue de l’exposition au Centre Pompidou,


Paris, 1990.
340 Le mythe de l’art

sition « Art et Pub » du Centre Pompidou en 1991, le


visiteur tombait à l’entrée sur ce panneau : « Faites
avec votre argent une œuvre d’art, tout de suite... »
Ce « faire » consistait à placer un billet ou un chèque
dans la photocopieuse laser d’un « artiste » renommé,
et la coupure vous revenait avec un numéro garantis¬
sant que la pièce était unique. La sérialisation auto¬
matique de l’unicité : cette dédramatisation n’aurait
pas déçu Duchamp. « Voulez-vous jouer avec môa ? »
nous lance ce Dieu-dollar un peu voyou. Le gai luron
sera là partout où il y a de l’ambiance. Et pourquoi
pas ? Il suffit de s’entendre sur les mots.
En société d’abondance, les biens se signalent de
moins en moins au besoin par leur utilité propre et de
plus en plus au désir par leur prestige social. Les ima¬
ges jetées sur le marché n’échappent pas à la règle.
Elles délaissent leur ancienne valeur d’usage indivi¬
duel - délectation, admiration, dépaysement, etc., -
et leur singularité concrète d’œuvre pour se fondre en
liquidités, comme signes monétaires de statut, mar¬
ques de richesse. Dans l’objet d’art de l’ère visuelle,
fête cynique où l’on est assez peu regardant, c’est
l’objet qui compte le moins. Il plane sans peser. Dis¬
tingue sans se distinguer. Et vaut par son prix. Ce de¬
venir-signe monétaire de l’œuvre l’inscrit comme un
fétiche désirable mais interchangeable dans une
chaîne sans fin de transactions, une ronde de coups
de Bourse et d’OPA '. Il peut s’échanger comme un

1. La publication allemande Kapital éditée à Cologne offre le clas¬


sement annuel des cent plus grands artistes (quarante Américains,
vingt-quatre Allemands, quatre Français en 1992) pour savoir com¬
ment investir et où placer son argent.
Une religion désespérée 341

chèque contre un autre, et Marcel Duchamp mettait


déjà en circulation, comme œuvres d’art, des faux
chèques et obligations de casino signées de lui.
Comme si le grand Annoncier avait pressenti le rem¬
placement du Gold Exchange Standard par le World
Art Exchange - l’art remplaçant l’or dans le nouveau
système monétaire international C’est lui qui ga¬
rantit, en quelque sorte, les effets de commerce.

P ont if ex maximus

Rien de nouveau : l’art va à l’argent (comme les ar¬


tistes d’hier à New York, et bientôt Tokyo), et l’ar¬
gent va au sacré. Il n’y a pas contradiction entre une
flambée des prix chez Sotheby’s et la multiplication
des Conciles, hagiographies et encycliques sur le sens
ultime du carré blanc sur fond blanc. Entre les
grands prêtres et les commissaires-priseurs. Les af¬
faires du culte et le culte des affaires. « Spéculation »
comme « valeurs », ne l’oublions pas, s’emploient aux
deux sens : temporel et spirituel.
À l’automne 1991, s’est tenu à Venise (comme il se
doit) le « World arts Summit » sous l’égide du Forum
économique mondial siégeant en Suisse (plus connu
comme « groupe de Davos »). L’élite du business in¬
ternational s’est enfin résolue à prendre ses responsa¬
bilités esthétiques en visant à « la création d’un esprit
d’unité global à travers l’inévitable diversité des

1. C’est la thèse de Philippe Simonnot, dans Doit Art, Paris, Galli¬


mard, 1990.
342 Le mythe de l’art

cultures ». «Art, lit-on encore dans le Manifeste pour


une société globale, rédigé en anglais (à l’ère du vi¬
suel, l’Italie doit parler américain), is the language
of culture, the one form of créative expression that
allows us to communicate and to build real world¬
wide bridges. » Dépositaires des valeurs les plus hau¬
tes, collectionneurs et plasticiens ont vocation à réta¬
blir les ponts brisés entre les individus et les cultures,
nous rappellent ces hommes d’affaires qui ne se
payent pas de mots. Construire des ponts, c’est au
sens propre « pontifier » — fonction de tout temps sa¬
crée. Le Souverain Pontife de ce monde, son Grand
Communicateur et Communiant, ne serait-il plus le
Pape mais l’Artiste ? Il est déjà admis que le gouver¬
nement spirituel de la future Europe unie incombe
au Vatican. Nos Vénitiens ont vu plus loin que
Rome : c’est à la planète qu’ils proposent un langage
commun, la Beauté, suprême trait d’union des civili¬
sations désunies.
Un historien de la culture s’amuserait de ce joli
pied de nez du xxe au xixe siècle. La religion de l’art y
avait été intronisée par des poètes en rupture de ban
contre le « réalisme bourgeois », voilà qu’elle nous re¬
vient par l’establishment des banquiers. « Aimons-
nous en l’art comme les mystiques s’aiment en Dieu
et que tout pâlisse devant ce grand amour », écrivait
Flaubert, peu après que Ingres, « le prêtre fervent du
Beau / qui de la forme pure a conservé le moule »,
eut avoué que ses « goûts élevés faisaient partie d’une
religion ». Ce culte était alors la protestation des
grands solitaires contre la foule sordide, une mise en
Une religion désespérée 343

accusation des rentiers à lorgnon et de leurs obses¬


sions utilitaires. « La beauté sauvera le monde » : on
était plus habitué à lire la phrase sous la plume de
Dostoïevski que des familiers du « G7 », mais nul ne
se plaindra d’un rebond d’aussi bon augure.
Voyons-y au contraire la énième vérification d’une
loi générale qui rend la demande de religion solvable
et légitime.
Sacré est en effet tout principe d’unité d’un collec¬
tif ; une fonction sacralisante est unificatrice. Ce qui
passe pour mystique n’est qu’une logique méconnue.
Son principe d’unité n’échappe pas à l’emprise du
groupe parce qu’il est en lui-même sacré, il apparaît
au groupe comme sacré parce qu’il ne peut pas ne
pas lui échapper (le principe appartenant nécessaire¬
ment à un plan de réalité supérieur aux éléments de
l’ensemble par lui regroupés). De nombreux socio¬
logues et Durkheim en particulier avaient déjà
constaté le caractère social du sacré et sacré du so¬
cial. Restait à rendre raison du tourniquet. La Cri¬
tique de la Raison politique ou l’inconscient reli¬
gieux a avancé une explication du mystère en forme
d’un axiome opérationnel, l’incomplétude Pas de
coprésence en aval sans une absence en amont.
Comme le dit la Bible : « Quand il n’y a plus de vi¬
sions, il n’y a plus de peuple 1 2. »
La nécessité d’un culte prophétique, religieux ou
non, est donc dictée par un invariant organisationnel.

1. Régis Debray, Paris, Gallimard, 1981. Voir le commentaire de


Michel Serres dans Éléments d’histoire des sciences, Paris, Bordas,
1989, pp. 358-361.
2. Proverbes, 39, 18.
344 Le mythe de l’art

Les lieux et les objets de culte, eux, varient au fil des


temps et des sociétés.
Pour rester dans l’épure, schématisons outran-
cièrement et disons qu’aux âges anciens, sacré était
le dieu en son sanctuaire ; à l’âge classique, le roi en
son palais ; à l’âge moderne, le représentant du peu¬
ple en son parlement ; à l’âge post-moderne, qu on
peut nommer Basse-Modernité comme il y eut une
Basse-Antiquité, sacrée est l’œuvre d’art en son mu¬
sée. Brièveté croissante des cycles cultuels, dilatation
des collectifs requis. Les ères se raccourcissent, les
aires s’élargissent. Les « religions » ont été tour à tour
claniques, tribales, civiques, nationales, continen¬
tales. La religion de l’art se présente comme la pre¬
mière religion planétaire. Pour recomposer ce qui se
décompose, elle embrasse tous les dieux, tous les sty¬
les, toutes les civilisations. Chartres et Elephanta
mêlent leurs volutes aux masques du Bénin à l’inté¬
rieur du Musée-Terre.

Le sublime et l’échec

André Malraux célébra en son temps la même es¬


pérance avec une autre tenue qu’un club de finan¬
ciers courant après l’âme d’un monde sans âme, car¬
nets de chèques à la main. Son éclectisme inscrivait à
l’inventaire d’une spiritualité laïque l’ensemble du
patrimoine figuratif de l’humanité, pour mieux exal¬
ter « l’acte par lequel l’homme arrache quelque chose
à la mort ». « Héritage de la noblesse du monde »,
Une religion désespérée 345

l’art était à ses yeux l’instrument d’un rachat collec¬


tif parce que par lui l’homme prend possession de son
destin. L art triomphe de la mort des civilisations
comme de la solitude des individus et de l’annihila¬
tion des volontés par les modernes usines à rêves et
autres machines d’évasion.
Voilà donc le moment où la désacralisation du
monde bascule dans la sacralisation de l’art ; où,
émancipé du religieux, l’art devient lui-même reli¬
gion, expressis verbis, comme principe d’un salut sé¬
culier mais universel. Rencontrer des images im¬
mortelles, n’est-ce pas déjà s’approcher de l’immor¬
talité? Pour l’auteur du Musée Imaginaire, ia
reproduction permet même la transsubstantiation à
distance de l’hostie : un chef-d’œuvre photographie
ouvre le profane à ce qu’il y a de plus profond en
l’homme, « sa part divine ». « L’art peut aider à faire
prendre conscience de la grandeur qu’on ignore en
soi. »
On a brocardé l’emphase du ministre des Cultes,
et ses accents de Croisé. Commençons, nous, par sa¬
luer l’admirable. Malraux ne réduisait pas l’art aux
« beaux-arts » (ni la culture aux loisirs). Ces derniers
relevaient en France, jusqu’en 1959, d’une sous-
direction du ministère de l’Éducation nationale.
L’Art relève de l’essentiel, de cette part d’humanité
que la République doit transmettre à chaque citoyen,
à charge pour lui de la faire fructifier. La Culture
avait donc droit à un ministre d’État, qui eut la
chance de pouvoir convertir une méditation intime
en une politique responsable. L’esthétique de l’écri-
346 Le mythe de l’art

vain avait peut-être un peu vite sacrifié au sublime le


sentiment du bonheur, et la physique des choses de
l’art à une métaphysique du sens. C’est qu’à ses yeux
il en allait, avec ces figures et ces volumes, de nos rai¬
sons de survivre à la mort de Dieu. Le ministre a eu
une politique de l’art en fonction d’une certaine idée
de l’Homme, et non d’un agrément décoratif ou
d’une frénésie spéculative.
Ainsi nous fut-il rappelé, à bon escient et dans un
beau français, que les véritables traits d union au
sein d’une communauté vont de haut en bas. On ne
peut faire que des individus s’allient qu’en les ordon¬
nant à une verticale. Et nous savons de science cer¬
taine, par la logique de l’incomplétude, que le plus
court chemin d’un homme à un autre passe par un
dieu (héros ou demi-dieu). Inutile de chercher la clé
de voûte d’un collectif ailleurs que dans ses hauteurs.
Allons plus loin et reconnaissons avec Malraux que
l’englobant n’est pas de l’ordre de l’intelligence mais
de l’émotion et du rêve. Un idéal scientifique ou la
science comme éthique ne suffisent pas, à eux seuls,
à faire du lien. Une patrie est plus qu’une addition de
savoirs et d’échanges, parce que les « œuvres capi¬
tales » qui composent le patrimoine d’une nation sont
à prélever sur son fonds d’images et non de concepts.
Seul l’imaginaire a puissance d’évocation et de
convocation.
D’où vient alors que le repeuplement esthétique du
désert des valeurs fut un projet mort-né ? De ce que
cette belle vue de l’esprit était une bévue intellec¬
tuelle, consistant, tout bêtement, à prendre une
conséquence pour une cause.
Une religion désespérée 347

En un mot comme en cent : ce n’est pas l’art qui


fait lien, mais le lien qui fait l’art.
^ Comme la barque de l’amour, celle du sublime
s’est donc brisée sur la vie courante. Les Maisons de
la Culture, basiliques du nouveau culte, sont au¬
jourd’hui abandonnées, comme les paroisses de base
autour des équipements socio-culturels de quartier.
Mondaine et moléculaire, la fréquentation des œu¬
vres a rejoint son ancien cours, comme un fleuve gon¬
flé par les pluies son lit. Il y a plus de musées qu’au-
paravant, et d’expositions, et de magazines, et de
commémorations et de catalogues, et de colloques et
de conférences, et ils sont toujours plus somptueux,
intelligents, copieux, confortables, subtils, mais les
hommes ne sont pas plus fraternels en sortant de la
Pyramide du Louvre qu’en y entrant. Et les « milieux
défavorisés » préfèrent, à leur part divine, le tag et le
rap. La relation sociale ne s’est pas améliorée, le coa¬
gulant-art n’a pas rassemblé, les inégalités culturel¬
les sont restées en l’état. Pourquoi ?
Garante d’une conversion immédiate, l’œuvre
d’art était supposée transmettre son mana à distance,
telle la relique au fidèle. D’où le vocabulaire mal-
rucien du sortilège (révélation, frisson, rencontre,
communion, rayonnement, etc.). Les biens de salut
opérant tout seuls, il n’était problème que de l’aval. Il
suffirait d’aménager l’accès aux musées et aux al¬
bums, sanctuaires de l’empathie, pour élargir le nom¬
bre des pratiquants, pour « transformer en un bien
commun un privilège ». La démocratie par la culture,
ce serait la levée des barrières « entre les créateurs,
348 Le mythe de l'art

les interprètes, les œuvres et les hommes » (Pierre


Moinot). On n’avait pas prévu de bibliothèques, et on
comprend pourquoi, dans les Maisons de la Culture .
le contact physique avec l’œuvre devait suffire. Le
malheur, c’est que l’art n’éveille que les éveillés ; et
que la plupart n’ont pas le code pour déchiffrer Goya
ou Clouet. La vision est une récompense, non une
grâce. Et la fréquentation des œuvres, un travail, non
une cérémonie. Le génie des intermédiaires n’était
pas celui de notre magicien national. Bien qu’éton-
namment doué pour la publicité, les moyens termes
n’étaient pas son fort et il fit l’impasse sur les
contraintes socio-culturelles de la transmission, tous
les instruments pratiques et appris de la connivence.
La qualification du citoyen lambda à recevoir les
stigmates rédempteurs n’étant pas innée, le raptus
artistique ne fait pas raccourci. On ne coupe pas à
l’Éducation nationale et à l’obscur labeur des vieilles
médiations « païennes » : le livre, l’école, le journal.
Nul œil ne sera prophète qui n’a été tâcheron.
Le Mahabharata a une fonction symbolique en
Inde, non à Paris. Et Racine n’en a aucune à Bénarès.
Poussin non plus - qui n’a pourtant pas besoin, lui, de
traducteur. Une image voyage mieux qu’un texte -
elle est plus légère apparemment. Elle saute les fron¬
tières et arrive où on la veut - mais dans quel état ?
Aseptisée. Neutralisée. Esthétisée. Bonne pour la vi¬
trine - ou l’écran. Solitaire, ou bénigne, cela revient
au même. Une image ne tire pas son pouvoir d’elle-
même mais de la communauté dont elle est ou fut le
symbole, et qui, à travers elle, se parle ou entend
Une religion désespérée 349

1 écho de son passé. C’est du fétichisme que de prêter


au totem les vertus de la tribu, quand c'est d’elle
seule que le totem les tient. Méprise rituelle de l’es¬
thète, avatar contemporain de l’idolâtre : « attribuer
en propre au terme de la relation les effets de la rela¬
tion elle-même » (Antoine Hennion). La chrétienté
médiévale ne devait pas son unité au fait d’avoir un
même langage plastique, d'Irlande en Sicile. Elle bé¬
néficiait au-dehors de ce langage parce qu'elle avait
en son dedans cette unité. Les pécheurs de 1280
n'étaient pas sauvés par le sourire de l’ange de
Reims ; l’ange de Reims leur souriait parce qu’ils
avaient envie d’être sauvés - et croyaient dans les an¬
ges. Ce n’est pas une raison pour nier le sacré, ou le
réputer illusoire. Mais pour le situer là où il est : dans
une fonction, non dans une chose. Le sacré n’appar¬
tient pas aux images du même nom, qui ne sont pas
contagieuses. Il est dans la relation de l’homme à ses
œuvres, et de ces œuvres à tout le reste. Certes, les
sociétés passent, avec leur code de lecture, et les œu¬
vres demeurent, avec leurs traits et leurs couleurs.
Mais non leur charisme. Les œuvres d’art survivent
aux croyances qui les ont suscitées - en quoi l’art
contribue à nous rendre collectivement victorieux du
temps. Mais la résurrection esthétique des œuvres du
passé, ou leur mise à disposition visuelle par les
moyens de reproduction, ne fait pas revivre ipso facto
la transcendance qui les portait et transportait leur
communauté de référence. Le sacré n’est pas hérédi¬
taire. Ni portatif. On ne le déménage pas avec le mo¬
bilier. Il est solidaire d’une culture vivante et,
comme telle, intransportable.
350 Le mythe de l’art

Le savoir et le sens

Les grandes religions donnaient un sens à la mort.


Les sciences à présent s’en abstiennent. Comment
combler le déficit ? Par la culture, répondait Mal¬
raux. Mais, face aux religions instituées, la science
est hors concours. Et la culture handicapée. La ques¬
tion était donc mal posée. Le sens vécu ne court pas
sur la même piste que la formule mathématique, ni
ne peut « faire office de ». La science articule des vé¬
rités : objective, ses résultats transcendent ses condi¬
tions de naissance. Elle est mondiale par vocation.
Une culture articule des valeurs : subjectivité collec¬
tive, elle exprime une expérience particulière. Elle
est par nature histoire et géographie. On ne peut de¬
mander aux vérités de remplir la fonction sociale des
valeurs, elles ne sont pas faites pour cela. L'éthique
de la connaissance n’a jamais fait une religion.
Il faut, derechef, choisir : entre les contes de
grand-mère, qui sont locaux ; et l’énoncé falsifiable,
qui est global. Dans ce hiatus entre raison et mé¬
moire, entre l’ordre des connaissances et celui des vo¬
lontés, réside l’impossibilité du « village global », et
nos présents malheurs. On peut bien faire semblant
de réconcilier les deux, dans les mots, et baptiser
avec Edgar Morin la culture comme « un système fai¬
sant communiquer - dialectisant - une expérience
existentielle et un savoir constitué ». Mais dans les
faits, c’est justement cette dialectique qui manque et
Une religion désespérée 351

on ne ponte pas avec un « wishfull-thinking », un sa¬


voir formel comme les mathématiques, qui n’a pas de
langue, et la sagesse pratique d’un groupe vivant, qui
en a une. Du théorique (théorèmes, modèles, lois) au
sémantique (mythes, rites, pratiques), la consé¬
quence n est pas bonne. « La culture, disait l’ancien
ministre de la Culture — lorsqu’il acceptait de ne plus
être le seul ministre qui ne sache pas ce qu’est la
culture -, c’est ce qui répond à l’homme quand il se
demande ce qu’il fait sur terre. » Une seule terre,
mais beaucoup de réponses. Autant que de langues
peut-être : trois mille parlées. Le genre humain est un
- comme la faculté de raisonner. Mais les humanités
sont plurielles - comme les raisons de vivre à chaque
étage de l’arche de Noé. La réponse à « qu’est-ce que
je fais sur terre ? », question de sens, unit ces hom¬
mes-ci en les opposant à ceux-là, leurs voisins. La ré¬
ponse à « la somme des angles d’un triangle », ques¬
tion de savoir, n’oppose personne à personne, mais ne
rassemble pas non plus. Ce qui ne divise pas les hom¬
mes ne les passionne pas beaucoup, ce qui les pas¬
sionne les divise passionnément. Ci-gît l’humanisme
planétaire, et nos pieuses aspirations à l’unité des
peuples : dans l’irréductibilité des valeurs et des véri¬
tés. L’unité du genre humain est un postulat de la rai¬
son, impératif catégorique gagé sur le génome et la
géométrie. Mais non sur une communauté de signifi¬
cations. L’addition biologie plus progrès scientifique
ne suffit pas à annuler le poids des histoires. Amère
pilule : l’humanitude est en nous un sentiment natu¬
rel', biologique et écologique. Ce n’est pas une don-
352 Le mythe de l’art

née culturelle - aucun groupe ne peut élire domicile


dans l’humanité (l’espéranto n’étant pas une langue
de culture mais un artefact sans profondeur de
temps).
Sans doute les satellites de diffusion et l’ubiquité
hertzienne, les micro-ordinateurs et les mêmes progi¬
ciels pour tous, la circulation internationale des per¬
sonnes, des monnaies, nouvelles et images, la globali¬
sation des flux financiers, sans oublier la très
honorable institution de l’Unesco, ne manquent pas
de bonnes raisons pour nous dorer la pilule. Ne
confondons pas pour autant la mondialisation de la
culture américaine avec la promotion d’une culture
mondiale. Et n’oublions pas que le patrimoine dit «
culturel » de l’humanité (non scientifique) - désigne
en fait un stock de monuments. On ne vit pas pour
sauver les temples d’Angkor ou les églises de Du¬
brovnik, même si on y meurt volontiers. On vit pour
les valeurs d’où ces temples et ces églises sont sortis,
ce qui est différent. On vit dans, non pour des pierres.
Toutes les sociétés ont une religion (révélée ou non)
mais il n’y a pas de religion universelle - tous les
hommes en revanche ne sont pas éduqués mais il y a
un savoir universel. L'ennui, c'est qu’on n'a jamais vu
personne mourir pour un programme informatique.
Comme un chrétien, un musulman, un communiste,
un nationaliste pour leur foi. Vaste programme que
celui du barde génial : « accomplir le rêve de la
France : rendre la vie à son génie passé, donner la vie
à son génie présent et accueillir le génie du monde ».
Hélas, le monde n’a pas de génie, il est bien trop
Une religion désespérée 353

grand pour cela. Il n’y a que des « génies du lieu », et


le monde n est pas un lieu. Ni même un milieu. Un
horizon, au plus. La génialité, comme le vivant, est
locale. Minuscule. Macroéconomie mais micro¬
culture. La mort seule est immense. Et l’inerte. La
Voie lactée aussi, et ses silences infinis. Repli, coude,
interstice, vallée, estuaire, carrefour : seul le ren-
coignement, le renfoncement tient chaud, fait du
chaud, de la différence. De l’énergie. Du vivant.
L’éclectisme des collections de musée, où le fétiche
de l’île Tonga regarde le dernier Buren, avec un
Stella au milieu, ne produit qu’indifférence. Froi¬
dure et politesse. Passé un certain degré, l’ouverture
de compas vide de sens nos grandes rétrospectives ar¬
tistiques.
Il existe une informatique et une science mon¬
diales. Une spiritualité globale en revanche, cela
n’existe pas plus qu’une esthétique mondiale. Sauf
dans les encyclopédies, une fois que c’est fini. Vitri¬
fié. Exposé. Désamorcé.
L’œuvre d’art n’a que faire d’un message mais elle
paraît s’exténuer sans mythe. D’où le besoin compré¬
hensible de la mythifier, en la mettant hors contin¬
gences, au-dessus de tout et d’elle-même; ce que
veut dire, proprement, superstition. Or la beauté ne
peut être à elle-même son propre mythe, pour la
même raison que l’humanité, sous le nom de « Grand
Être », ne peut être à elle-même sa propre divinité.
Cette raison est une contrainte logique d’organisa¬
tion, l’incomplétude, toujours elle, qui ruine nos rê¬
ves d’autofondation collective (ou, dans le corps poli-
354 Le mythe de l’art

tique, de transparence généralisée). Au fond, André


Malraux et Auguste Comte, l’un par l’art, 1 autre par
le savoir, ont poursuivi, l’un avec sa religion de l’anti-
destin et l’autre sa religion de l’Humanité, la même
chimère, une émancipation sans aliénation. Les ca¬
thédrales de la culture du xxc siècle ont eu plus de
subventions et d’attraits, mais le même sort final que
les églises positivistes du xixe. On peut ouvrir un mu¬
sée, mais non recruter des croyants par décret. On
peut « adorer » la peinture mais l'art en soi ne crée
pas un lien d’appartenance. Qui n'a passion que de
soi n’en suscite guère. On ne peut vouloir à la fois que
l’art soit au service de lui-même et qu'il donne aux
hommes un sens à leur vie. Quand il l’a fait, il était à
chaque fois au service d’une mythologie et d'un pou¬
voir extérieurs à lui. Ajoutons que la création
contemporaine est devenue trop mobile, trop véloce,
trop éclatée pour servir de liant à une société. La cir¬
culation brownienne des images sur le marché nuit
aux impératifs de la célébration collective, qui exige
plus de lenteur et de recueillement.
L’autosacralisation de l’image finit par en abolir
l’essentiel éloignement, le dépaysement intime, cette
sensation d’une insurmontable distance entre l’œuvre
toute proche et nous, que nous nommons maladroite¬
ment le sentiment du sacré. Comme si la multi¬
plication des temples et des demi-dieux de l’art,
jointe à la prolifération des administrateurs et média¬
teurs de la transmission culturelle, traduisait non un
regain mais un déclin de notre foi dans la transcen¬
dance des formes. Comme si la vertu communielle
Une religion désespérée 355

du regard esthétique diminuait avec l’inflation de ses


symboles. Le culte de l’art, cette sortie religieuse de
la religion, l’ultime croyance des mécréants, ressem¬
ble à une dévotion sceptique ; et nos musées à des
sanctuaires pour agnostiques. Étrange alliage, mais
qui convient à cette religion secrètement désespérée.
La vénération artistique est un trompe-la-faim spiri¬
tuel, la dernière transcendance permise par l’éclipse
des transcendances (culte, ethnie, parti, territoire,
nation, et l’art lui-même). Souvenons-nous que ce
culte de substitution est apparu chez nous à la Re¬
naissance, lors de la première mise en question radi¬
cale de la tradition chrétienne. Il a fait retour au siè¬
cle de l’incroyance, qui ne fut pas par hasard « le
siècle du goût ». Car c’est au xvme siècle que cette su¬
perstition a pris une consistance doctrinale, la dé¬
christianisation de la société cultivée commençant
vers 1730 (Tolstoï, dans le contexte de la religion or¬
thodoxe, fait pour le xixe siècle une remarque ana¬
logue sur l’esthétisme de compensation des classes
dirigeantes russes). En règle générale, quand les
églises se vident, les musées se remplissent. Il y a
sans doute une corrélation en France, depuis un siè¬
cle, entre la baisse des pourcentages d’assistance à la
messe dominicale et la hausse des entrées aux gran¬
des expositions d’art. Le gonflement des fidèles et le
raffinement des dévotions, à l'intérieur même du
culte, n’indique d’ailleurs par un renforcement de la
foi. On connaît les paradoxes de l'incroyance pieuse
naguère évoquée, et si bien, par Jean Clair : « L’aug¬
mentation exponentielle du nombre des musées sem-
356 Le mythe de l’art

ble moins un signe d’accomplissement que de dé¬


cadence spirituelle, aussi sûr que la multiplication
des temples romains ne marque pas l’apogée mais la
fin d’une grande civilisation »

Le symptôme alexandrin

Les pompeuses escortes du peu prennent le symp¬


tôme pour le remède. Il y a dans cette gravité un
comique involontaire. On demande à une culture de¬
venue autiste, dévitalisée, de remédier à la perte de
vitalité du lien social. Comme si cette religion esthé¬
tique sans énergie communautaire pouvait répondre
aux demandes d’une communauté nationale sans re¬
ligion civique, pulvérisée en micro-communautés
ethniques. On lutte contre la mort par des procédés
funéraires, embaumements, hagiographies, cata¬
logues et nécromancies diverses. Indice d’une crise
sans réponse que « la culture réponse à la crise ».
Ainsi, lorsqu’on renonce aux valeurs et que les choses
ne chantent plus, fait-on de la beauté sa valeur su¬
prême, et des Opéras colossaux. Ces illusoires théra¬
pies de groupe relèvent de ce qu’on pourrait appeler
le symptôme alexandrin. C’est à Alexandrie que « les
disciples des Muses » furent le plus à l’honneur, bien
pius qu’à Athènes, Rome ou Pergame. Là régnaient
l’obsession commémorative, la folie des inventaires

1. « De la modernité conçue comme une religion », in L'Art contem¬


porain et le Musée, Cahiers du Musée national d’Art moderne, Paris,
1989.
Une religion désesnérée 357

et du patrimoine, la démesure des grands travaux et


l’esthétisation de l’existence quotidienne (qui croît
avec l’anesthésie des organes des sens). Entre le
Phare, le Musée et la très grande Bibliothèque, s’est
alors épanoui un culte « antiquaire » de l’art, ou le
magasin d’antiquités en pleine Antiquité.
La lin du polythéisme ancien n’est pas sans pa¬
renté physionomique, quoique sur une tout autre
échelle, avec la fin de notre millénaire chrétien. Gi¬
gantisme des villes ; inflation du divertissement, pas¬
sion des jeux et des spectacles, culte des histrions et
des gladiateurs ; fusion des univers masculin et fémi¬
nin, promotion de l’intersexe ; développement d’une
érudition compilatrice en boucle, promotion de l’in¬
tertexte ; personnalisation de l’animal domestique ;
adoration abêtissante de l’enfance ; frénésie du nou¬
veau, du mouvement, du « ça bouge » ; érotisme om¬
niprésent ; effusions cosmologiques. Ces choses ad-
viennent lorsque « la force et l’honneur d’être un
homme » (Malraux) cessent d’aller de soi. L’épuise¬
ment des justifications officielles ou héréditaires de
l’existence, l’ouverture des anciens Panthéons aux
quatre vents d’une spiritualité éclectique, la stérile
vanité de la vie publique, la sophistication maximale
du détail ou la perte des naïvetés traditionnelles,
l’écart croissant entre les spontanéités populaires et
les savoirs ésotériques - tout cela accélère la quête
du coagulant de remplacement, pour empêcher l’ato¬
misation générale. La civilisation alexandrine, la
plus brillante et la moins consistante du monde anti¬
que, s’imagina avoir trouvé son ciment, sa clé de
358 Le mythe de l’art

voûte, dans un syncrétisme culturel sans rivages. Les


cultes de la cité évanouis, on se proclame citoyen du
monde, sans médiations. Sacralité molle et pares¬
seuse, dont l’Empire byzantin, adepte de l’orthodoxe
et du délimité, ne devait bientôt faire qu’une bou¬
chée.
Dans la tragédie grecque, « la Cité se fait théâtre »
(Vernant/Vidal-Naquet). Dans la parodie hellénis¬
tique d’hier, ou modernistique d’aujourd’hui, le théâ¬
tre rêve de se faire Cité. Et le théâtre vivant d’une
ville d’Occident, c’est, à présent, son musée.
Jamais comme aujourd’hui autant de muséo-
graphes n’ont aussi bien soigné les atours et entours
ni autant dédaigné le sens propre des images.
Comme à l’école le soin de la pédagogie dispense du
souci d’enseigner, comme au théâtre le texte dispa¬
raît sous sa mise en scène, dans nos mausolées l’écrin
éclipse le bijou. Et le conservateur vole la vedette au
conservé. Comment faire la part entre le goût hyper¬
trophié de ces nouveaux temples et celui, plus secret,
des tombeaux? Entre la mise en spectacle de la
beauté et l’immémoriale pulsion de mort ? Il y a
comme une jubilation morose dans la célébration
boulimique des grands et des petits maîtres. Dans la
vis sans fin, voilà donc de retour, mais sur une échelle
encore inconnue, cette accumulation indéfinie de re¬
liques, religion de la Forme où une voracité esthé¬
tique ostensiblement affichée recouvre mal une fas¬
cination jouisseuse du néant.
LIVRE III

L ’après-spectacle
Chapitre X

CHRONIQUE
D’UN CATACLYSME

Le problème n’est plus guère de savoir


si un tableau tient par exemple dans un
champ de blé, mais bien s’il tient à côté du
journal de chaque jour, ouvert ou fermé,
qui est une jungle.

ANDRÉ BRETON
Photographie, cinéma, télévision, ordinateur :
en un siècle et demi, du chimique au numérique,
les machines de vision ont pris en charge l’an¬
cienne image « faite de main d’homme ». Il en
est résulté une nouvelle poétique, soit une réor¬
ganisation générale des arts visuels. Chemin
faisant, nous sommes entrés dans la vidéo-
sphère, révolution technique et morale qui ne
marque pas l’apogée de la « société du spec¬
tacle » mais sa fin.
Le premier choc des photos, 1839

Tentons, sans trop de pathos, une estime sereine


des effets de machine qui ont bouleversé, ce matin,
notre régime de vision.
Depuis quand, ce matin ?
Mieux vaut, à tout prendre, la manie des dates que
la myopie des mots. Trop nettes, les lignes de partage
sont fallacieuses.Trop floues, inutiles. S’il nous im¬
porte de tenir la gageure chronologique, malgré son
apparente sottise, c’est qu’elle contraint à resituer
l’éternelle et littéraire « mort de l’art » dans l’histoire
neutre des inventions. En la soustrayant aux méta¬
phores de la mélancolie (« tout Empire périra », celui
de l’art comme les autres) ou de la biologie (« tout ce
qui est né mérite de périr »). Pour la confronter à un
simple problème de génération technologique. Sim¬
plisme qui ne va pas de soi, et de moins en moins. La
technique avance en effaçant ses empreintes, et plus
elle renforce son emprise, plus elle s’escamote elle-
même. Au fur et à mesure que croît notre maîtrise
364 L’après-spectacle

sur les choses, diminue notre aptitude à maîtriser,


fût-ce par l’intelligence, cette maîtrise elle-même.
L’archéologie de l’audiovisuel pourrait bien com¬
mencer avec le feu et les ombres de la caverne, et la
critique de cinéma avec Platon. La chambre noire,
sous le nom de sténopé, remonte à l’Antiquité. Mais
mécaniquement, comme Jacques Perriault l’a mon¬
tré, la projection lumineuse fixe commence au
xvne siècle avec la lanterne magique, appendice elle-
même de la chambre noire. L’image animée, elle, ap¬
paraît au xvmc siècle - avec l’invention, sous la Révo¬
lution française, du travelling par le belge Robert¬
son, l’inventeur des « Fantasmagories » qui faisait
glisser sur des rails, derrière un écran, une lanterne
dans un chariot *. Ce dernier faisait ainsi revenir
l’image des morts illustres (Voltaire, Lavoisier, Guil¬
laume Tell). Comme l’éducation religieuse, la vulga¬
risation scientifique s’exerce au xixe siècle avec des
vues sur verre (les cours du soir étaient, souvent, dans
les campagnes, les projections du soir). Mais, chacun
en convient, c’est l’épreuve unique sur métal, ou da¬
guerréotype, fabriquée par Daguerre, peintre et dé¬
corateur de théâtre, déjà inventeur du Diorama en
1822, qui fait entrer l’image occidentale dans la nou¬
velle ère mécanique. Pourtant, et pour aller vite, l’en¬
trée dans le Nouveau Monde de l’image ne s’opère
pas à notre sens en 1839, ni en 1859, première exposi¬
tion de photographies dans le Salon des Beaux-Arts
de Paris. Ni en 1895, première projection des frères

1. Jacques Perriault, Mémoires de l'ombre et du son. Une


archéologie de l’audiovisuel, Paris, Flammarion, 1981
Chronique d’un cataclysme 365

Lumière. Ni en 1928, Le Chanteur de jazz, premier


film sonore, réponse du berger cinéma à la bergère
radio. Ni en 1937, sortie du Technicolor. Ni en 1951,
sortie de l’Eastmancolor (film négatif en couleurs).
Mais dans nos années soixante-dix avec l’usage de la
télé couleurs. On faisait démarrer la vidéosphère au¬
tour de 1968. C’est cette année-là, aux Jeux olym¬
piques d’hiver de Grenoble, que fut testée et lancée
en France la retransmission hertzienne des images
couleurs, comme la haute définition le fut en 1992
aux Jeux olympiques d’Albertville. La seconde pour¬
suit le mouvement mais la première nous semble de
nature, sans la fétichiser pour autant, à faire césure.
Il y avait eu la gravure sur bois et sur acier, la li¬
thographie, apparue au début du xixe, et avant, les
sceaux, médailles, monnaies, cartes à jouer et billets
de banque. La photographie ne fut donc pas le pre¬
mier multiplicateur. Ce fut l’intrusion d’un auto¬
matisme dans le travail manuel des illustrations. « La
lumière remplace la main de l’artiste. » Gravure et li-
tho (qui déjà court-circuitaient le graveur) étaient
des techniques. Le daguerréotype est déjà une tech¬
nologie. Un procédé impersonnel « sans âme et sans
esprit » comme le dénonçait Baudelaire (qui ne soup¬
çonna jamais que les machines pussent avoir de l’es¬
prit). A ce titre, le 18 août 1839 n’est pas une date
mais un tournant. Ici s’inaugure la longue phase de
transition des arts plastiques aux industries visuelles.
Ce jour-là, Arago, au nom de l’État français et à
l’Institut de France, rendit publique l’invention de
« ce nouvel instrument pour l’étude de la nature ». La
366 L’après-spectacle

séance eut lieu à l’Académie des Sciences et non des


Beaux-Arts, et Arago officiait en savant, s’adressant
d’abord à ses pairs. Le procédé n’était à ses yeux
qu’un outil, un auxiliaire du travail scientifique mis à
la disposition des astronomes, des botanistes, des ar¬
chéologues. Mais Delaroche, peintre de batailles
alors au pinacle, sortit de la séance en s’exclamant :
« À partir d’aujourd’hui, la peinture est morte. »
Même si à court terme, elle allait revivre, ou rebon¬
dir, le changement de terrain ne manquait pas de
perspicacité. L’ancien associé de Daguerre, Niepce,
alors décédé, qui avait fabriqué la première photo du
monde en 1826, s’appelait Nicéphore. Comme l’au¬
teur des Antirrhétiques, à mille ans de distance.
Curieux hasard qui donna au premier praticien de
l’image mécanique le prénom du premier théoricien
de l’image « faite de main d’homme ».
La main contre l’esprit : la Renaissance, pénible¬
ment, les avait réconciliés, en mettant le peintre qua¬
siment à niveau de l’écrivain. Le capteur d’ombres va
relancer, à son détriment, la sempiternelle opposition
du mécanique et du libéral. Aussi resta-t-il long¬
temps un homme sans œuvre. Un peintre faisait car¬
rière, un photographe exerçait un métier. Ce n'est
pas un créateur, mais un artisan, et le succès de
curiosité suscité par ses expositions ne se compare
pas au prestige des grands salons du xixe. Ne fallut-il
pas la loi du 11 mars 1957 pour assimiler la photo¬
graphie aux œuvres de l’esprit, la protéger comme un
livre ou un tableau? Dans l’immédiat, le procédé
photomécanique commettait le sacrilège d’intro-
Chronique d’un cataclysme 367

duire un automatisme matériel au cœur impalpable


du vital. Le répétable passait pour méprisable mais
c est toujours par là que débute une démocratisation.
Une certaine mécanisation du portrait avait été déjà
amorcée à la fin du xvmc avec le pantographe, puis la
silhouette découpée au physionotrace, cet appareil à
graver les profils qui faisait fureur sous la Révolu¬
tion, puis le portrait miniature, artisanal, expéditif,
qui resta en vogue jusque vers 1850. C’était là de la
manufacture, pas encore du machinisme. L’image
argentique apparaît avec le chemin de fer, l’auto¬
risation des Chambres et le grand magasin. Par la
gauche : on lui fait plutôt bon accueil du côté libéral.
« Nous verrons bientôt les belles estampes qu’on ne
trouvait que dans les salons des riches amateurs or¬
ner jusqu’à l’humble demeure de l’ouvrier et du pay¬
san » (La Revue française, 1839). Du côté clérical,
on est plus réservé. « Dieu a créé l’homme à son
image et aucune machine humaine ne peut fixer
l’image de Dieu » (LeipzigerAnzeiger, 1839). « Dans
la peinture, lâche Delacroix, spiritualiste grand teint,
c’est l’esprit qui parle à l’esprit et non la science qui
parle à la science. » Double sacrilège, renchérit Bau¬
delaire, puisque cette servile copie de la nature « in¬
sulte à la fois la divine peinture et l’art sublime du
comédien ». Qu’on puisse aussi jouer la comédie
dans les studios et pas seulement dans les ateliers
n’était pas encore évident, et le poète dressé contre
« la société immonde (qui) se rua, comme un seul
Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le
métal » ne pouvait prendre en compte le retour du
368 L'après-spectacle

factice et le nouveau génie du faux, qui l’auraient


rassuré. Nous avons vu, depuis, John Heartfield et la
retouche de propagande, le photomontage et les
« Commissaires aux archives » du xxc siècle Nous
savons à présent, et c’est un soulagement, que toutes
les images sont des mensonges (et le seront de plus en
plus avec la numérisation).
Même si les premières plaques de verre ne pou¬
vaient pas fournir de copie, l’invention enclenchait le
processus qui aboutit au Photomaton et au Polaroid.
Comme le livre de poche est au bout de la Bible de
Gutenberg. En passant par l’allégement de l’appa¬
reil, la réduction du temps de pose, le négatif de
verre, le procédé au collodion, etc. Développez le
« chacun sa Bible », vous obtenez le « tous prêtres »
du Réformé, et à la fin le suffrage universel. Déve¬
loppez le « chacun son image », vous obtenez le tou¬
risme universel, et l’album de famille. Kodak fut à
l’image ce que Luther fut à la lettre. 1888 : « Pressez
le bouton, nous ferons le reste. » Aujourd’hui, cent
milliards de clic-clac par an. L’exceptionnel est de¬
venu quotidien, et la laborieuse opération du spécia¬
liste, un jeu d’enfant. Le pouvoir de l’image décroît-il
avec la démocratisation du pouvoir de produire des
images ? Le prestige clérical des professionnels exige
une certaine rareté, et, trop peu malthusien, le Ko¬
dak bon marché n’a pas moins endommagé le mys¬
tère de « l’artiste photographe » en son atelier avec
colonne, rideaux et guéridon que la Sony vidéo 8 ou

1. Voir d’Alain Jaubert, Le Commissariat aux Archives. Les pho-


os qui falsifient l’Histoire, Paris, Éditions Bernard Barrault, 1982.
Chronique d’un cataclysme 369

bien la Pathé-Baby celle du grand cinéaste sur les


inapprochables plateaux de Boulogne-Billancourt.
Sans doute la plaque des héliographes a-t-elle, à
terme, exalté la palette des peintres, tout en liqui¬
dant à brève échéance les petits métiers lucratifs du
pinceau. En 1850, la plupart des portraitistes profes¬
sionnels se retrouvent ruinés, comme le seront les
paysagistes de genre, en 1900, par la carte postale.
Mais sans ce concurrent capital, Cézanne n’aurait ja¬
mais pu s’exclamer : « Je suis le primitif d’un nouvel
art. » Picasso à Brassaï : « La photographie est venue
à point pour libérer la peinture de toute littérature,
de l’anecdote et même du sujet '. » Ce qui ne l’a pas
empêché, heureusement, de sourcer Guernica dans
un bélinogramme publié à la une de Ce soir. L’appa¬
reil photo, qui autorise l’amateur à ne pas regarder ce
qu’il met en boîte, a forcé le peintre à mieux peindre.
De même que le cinéma, cent ans plus tard, obligera
le théâtre à mieux se connaître lui-même, et donc à
s’épurer ; de même que le direct télévisuel contraint
l’image fixe à moins de réalisme et plus d’esthétisme,
le tripode contraignit le chevalet à réexaminer ses
ressources propres pour mieux cerner son domaine
de compétence. Et le chevalet a répondu du tac au
tac au tripode, par un retour sur soi en forme de mon¬
tée aux extrêmes.
L’évolution de la peinture moderne pourrait, sous
cet angle, se déchiffrer sur le mode « challenge and
response ». Comme une sous-conversation étendue

1. Brassaï, Conversations avec Picasso, Paris, Gallimard, 1964,


p. 60.
370 Vaprès-spectacle

sur un siècle, du genre : tu enregistres, reproduction


mécanique, la réalité toute bête ? Moi, je garde la fic¬
tion historique, que dis-tu de mes grandes machines,
« l’entrée des Croisés à Constantinople » et « la mort
de Sardanapale »? Tu fais du noir et blanc ? Regarde
mes coloris (la première exposition impressionniste a
lieu chez Nadar, faux rival et vrai complice, en
1874). Tu décomposes le mouvement avec Marey et
ses chronophotographies ? Eh bien, dit Seurat,
fais-en autant avec la lumière, si tu peux. Mais voilà
que le cinématographe, sérieuse complication, s’em¬
pare au début de ce siècle du fictif et du narratif. Il
vient narguer la peinture de genre et d'histoire sur
son propre terrain. Il ne suffit pas de voir, il faut sa¬
voir, réplique astucieusement le cubiste. Évacuation
du contingent, repli sur la Nécessité Intérieure.
Place à l’abstrait. Et au fantasme. Imprenables gise¬
ments : la Forme pure et l’Inconscient. Kandinsky et
Marx Ernst. Le matériel et le temporel occupés par
l’image mécanique, l’art prend possession du Spiri¬
tuel. Après Kandinsky, le dégagement Duchamp,
loin en avant de « l’art rétinien », c’est le cadeau invo¬
lontaire de la pellicule à la toile, le contraire sans ré¬
plique possible. Après quoi viendront, comble d'as¬
tuce, les pastiches, parodies et détournements de
l’hyperréalisme. Cette ironie un peu sournoise, qui
prend le concurrent à son jeu par une surreprésenta¬
tion des rutilances photogéniques. Brillante fuite en
avant. Jusqu’à l'apparition du numérique et de
l’image virtuelle, qui va de nouveau changer la
donne. En attendant, « salut l’artiste » ! La boutique
Chronique d’un cataclysme 371

se sera bien battue contre les grandes surfaces « sans


esprit et sans âme ». Matisse estimait que l’enre¬
gistrement photographique avait « beaucoup dé¬
rangé l’imagination parce qu’on a vu les choses en de¬
hors du sentiment ». Exacerbant le pictural de la
peinture, ce dérangement, au départ subi et bientôt
délibéré, aura finalement remonté le ressort imagina¬
tif : renaissance par retour au stade antérieur, selon
le modèle « révolution ».
Il est devenu clair que les deux images fixes
n’étaient pas du même ordre. La peinture relève de
l’icône, et la photo, de l’indice. C’est, plus exacte¬
ment, une mise en forme d’empreinte, soit un
compromis entre création et reproduction. Em¬
preintes quasi immatérielles, sans épaisseur ni pesan¬
teur, déposées à l’aveuglette sur un matériau photo¬
sensible. La lumière ne dessine ni n’écrit. « Le crayon
de lumière » est aveugle : il n’a ni code ni intention.
Locale, choix de l’instant et cadrage sont certes in¬
tentionnels. Mais le cliché final ne donne à voir que
le signal physique d’un agent physique, l’hasardeuse
transformation de grains d’halogénure d’argent par
une émission lumineuse. « Infirmité » pleine de pro¬
messes, qui destinait à l’impression, réalisée dès 1880
(le daguerréotype, objet unique, ne pouvait être re¬
produit et le calotype était d’usage limité). Le tra¬
mage a permis la reproduction à grande échelle, et la
presse populaire quotidienne, après 1914, a donné sa
vraie force d’expansion au nouveau procédé. La pho¬
togravure dégrade mais ne dénature pas l’original.
Le bélinogramme le transporte à distance sans le tra-
372 L’après-spectacle

hir. Une statue imprimée sur papier n’est plus du


tout une statue, un tableau pas vraiment un tableau
mais une photo reproduite reste elle-même. Il est
donc contraire à la vérité matérielle des choses de
dire, comme Malraux, que les arts plastiques ont in¬
venté avec la photographie leur imprimerie. L’im¬
pression d’un texte manuscrit n’en change pas la
substance. Celle d’une œuvre plastique, oui. Ce n’est
pas la peinture mais la photo qui a trouvé dans la re¬
production imprimée son plein épanouissement.
Et notamment son aura. La photo d’art démulti¬
plie l’œuvre unique, mais le bon instantané du photo¬
reporter est lui-même unique. S’il a désenchanté
l’image manuelle, l’appareil photo a réenchanté
l’événement via le « document sensationnel ». Le
merveilleux machinique, c’est le scoop. Non plus
l’invu mais le « jamais vu ». L’instant qu'on ne re¬
verra pas deux fois. Le visage inapprochable de la ve¬
dette. Le geste ineffaçable, irrécusable du sportif, de
l’homme politique ou du quidam. Le frisson glisse, en
dehors des ateliers, de l’intemporel à l’actualité.
Hors des églises et des musées, il a émigré dans les
pages de Life (1936-1972), et, avant, dans celles du
magazine français Vu (1928-1940), l’ancêtre de Pa¬
ris-Match. L'aura court comme le furet, de l’objet
au sujet.

Le « roi-cinéma », 1895

Fernand Léger : « Le cinéma m’a fait tourner la


tête. En 1923, je fréquentais des copains qui étaient
Chronique d’un cataclysme 373

dans le cinéma et j’ai été tellement pris que j’ai failli


lâcher la peinture » Le cas de l’auteur du Ballet
mécanique est original, comme celui de Picabia ou
de Man Ray, mais il marque bien le moment où cet
art né de la machine s’impose aux autres comme l’art
de référence. Avec ses lourds cadres dorés, ses re¬
touches, sa naïve passion d’embellir, et bientôt, à la
fin du siècle, ses « flous artistiques », la photographie
a couru pendant un bon demi-siècle après la peinture.
Mais celle-ci a couru après le cinéma dès sa sortie des
baraques foraines. Dessinateur raté, Nadar se rat¬
trape à partir de 1850 en faisant, par d’autres
moyens, des portraits de célébrités. Dès 1910, Du-
champ, Juan Gris, Picasso font du montage ou des
nus descendant l’escalier avec les moyens du bord.
Le cubisme, qui démultiplie les plans, et le futu¬
risme, qui les syncope, rusent inconsciemment avec
une technique qui les prend de vitesse. Plus tard, le
croisement de la peinture et du cinéma donnera la
bande dessinée - mais, à côté de cet « art mineur », on
ne compte plus les rencontres au sommet, de Dali à
Bacon, de Monory à Le Gac, en passant, bien sûr, par
Picasso (les Suehos y mentiras de Franco sont un
cartoon peint). L’image-son a un pouvoir hypnotique
supérieur. Mais écran et toile ne sont pas des rec¬
tangles homogènes.
Chaque époque a un inconscient visuel, foyer cen¬
tral de ses perceptions (le plus souvent inaperçu lui-
même), code figuratif que lui impose en dénomina-

1. Peinture cinéma, Paris, Hazan, 1989, catalogue de l’exposition


de Marseille, p. 136
374 L’après-spectacle

teur commun son art dominant. Dominant est l’art


des arts, celui qui a la capacité d’intégrer ou de mo¬
deler les autres à son image. Le mieux connecté à
l’évolution scientifique et aux techniques de pointe.
Celui qui assure la plus forte communion des
contemporains, en synthétisant le plus de sens et en
ouvrant au maximum le champ physique des sensa¬
tions possibles. Le mieux accordé à la médiasphère
ambiante, et notamment à ses moyens de transport.
Quand l’automobiliste va au cinéma - il ne change
pas de vitesse. « Se faire une toile » — ce n’est plus al¬
ler à l’expo mais au ciné. Celui qui empêche de dor¬
mir les adolescents, le sommet des gloires possibles,
pic miroitant de visibilité sociale. Domine qui fait la
rumeur-et la surprise. En 1831, Cromwell et Char¬
les Ier, tableau de Paul Delaroche exposé au Salon, a
fait courir tout Paris, mais tout Paris en 1991 court
voir le dernier Jean-Jacques Annaud. « C’est dans les
Mystères de New York, c’est dans Les Vampires
qu’il faudra chercher la grande réalité de ce siècle »,
annonçaient lucidement Breton et Aragon en 1929.
La photo a reclassé la peinture vers le haut, sur les
élites. Le cinéma l’a débordée à la fois par le bas (en
captivant l’attention populaire) et par le haut (en ter¬
mes de prestige artistique).
Dans la reconnaissance du cinéma comme art, les
philosophes ont eu cinquante ans de retard sur les
poètes. Apollinaire, Aragon, Desnos, Brecht, Cen¬
drars, Prévert ont d’emblée compris les enjeux du
procédé (jusqu’à travailler pour lui). Les théoriciens
tombaient des nues mais les écrivains ont été assez
Chronique d’un cataclysme 375

peu dépaysés par l’invention visuelle, tant cet hy¬


bride forain et littéraire, à la fois populiste et élitiste,
a baigné, dès sa naissance, dans l’écrit et l’imprimé.
Y trouvant à la fois ses conditions techniques (script
et découpage), ses moyens de divulgation (affiches et
critiques), et surtout sa légitimation et ses mythes de
fondation, via le théâtre, le roman et le feuilleton.
Les Mystères de Paris, Les Misérables, La Dame
aux Camélias, comme Jules Verne avec Méliès, ont
été portés à l’écran dès avant 1914. Même s’il a fi¬
nalement soulagé le cinéma du fardeau de la parole
et si rien n’est plus bavard qu’un film muet (la
Jeanne d’Arc de Dreyer, comme chacun sait, étant
plus loquace que celle de Bresson), le parlant à en¬
core décuplé les liens avec la littérature (Cocteau,
Artaud, Malraux, etc.). Comme les actualités ciné¬
matographiques d’hier projetaient sur le grand écran
les canons de l’information de presse, la plupart des
films de répertoire démarquent de grands textes, ro¬
mans et théâtre. La psychologie comme la pratique
du cinéma ont sans doute été plus proches de la chose
écrite que de la chose peinte.
La peinture a été la psychanalyse du xvie siècle, le
cinéma celle du xxe. On peut résumer visuellement la
Renaissance avec un Dürer, un Léonard et un Titien.
S’il fallait exposer la trame mentale de l’époque, il
faudrait se projeter un Griffith, un Bergman et un
Godard. Aujourd’hui, Dürer ou Rabelais n’au-
raient-il pas été cinéastes?
Mais les siècles comme les jours ont leur coucher
de soleil. Et l’élément cinéma, dirait Hegel, est
376 Laprès-spectacle

« chose du passé » (même si nous verrons longtemps


encore d’admirables films).

La télé couleurs, 1968

Plus la vidéosphère s’impose, plus ces deux éclai¬


reurs, photo et ciné, rejoignent à nos yeux la grapho-
sphère qui les a nourris. À preuve, le déclassement
des reporters-photographes dans la nouvelle écologie
visuelle, la difficile survie des agences (Magnum,
Gamma, etc.). Les regards, comme les cultures, se
révèlent l’un l’autre à rebrousse-temps. Ce n’est pas
Colomb qui a découvert l’Amérique - où il a aussitôt
relogé la Castille -, mais nous, par lui. La diffusion
de l’imprimerie nous a découvert l’univers du manus¬
crit (ou les pratiques du manuscrit comme une
culture singulière). La télévision numérique nous dé¬
couvrira demain la vraie nature de la télé hertzienne.
Celle-ci nous a découvert le cinéma, comme la photo
la peinture. Car nous savons aujourd’hui ce que ne
savaient pas les contemporains de l’innovation (et en¬
core moins ceux qui l’ont explorée sur le tas) : la
photo n’est pas une moindre peinture, pas plus que la
télé n’est du cinéma en petit. C’est une autre image.
Sans doute la télé dans ses débuts a voulu « faire ci¬
néma » (Daney), comme la photo avait voulu faire
peinture. Et la télé, dans un premier temps, a revivi¬
fié les vertus propres au cinéma comme la photo
avait restauré dans ses droits la « peinture-peinture ».
Il y a deux temps dans une transition médiologique,
Chronique d’un cataclysme 377

comme dans une succession politique : l’allégeance,


puis l’éviction. L’important chevalet a longtemps ca¬
ché le minable tripode comme la scène de théâtre
l’écran de cinéma, puis le grand écran, le petit. Le re¬
jeton commence par imiter l’aîné - noblesse oblige. Il
grandit et lui fait bientôt de l’ombre. Alors, le primus
inter pares se drape dans son originalité offensée et
veut tenir la dragée haute à son dauphin, cet intri¬
gant, cet incapable. Jusqu’à lui rendre les armes. Au¬
jourd’hui, c’est à partir des images immatérielles et
sans sujet que se dévoile à nous la singularité des
images celluloïd et signées. Non que nous ayons la
vue plus perçante que nos aînés. Nous sommes sim¬
plement, et comme à chaque pli de l’histoire, « des
nains juchés sur des épaules de géants ». Ici comme
ailleurs, il n’y a de nouveauté qu’en rétrospective.
Les médiasphères dépendent en dernière instance
du principal vecteur matériel de transmission.
Comme son nom l’indique, la vidéosphère commence
avec la vidéo. La frontière entre deux âges du visible
est rarement visible. Celle qui sépare le régime « art »
du régime « visuel » passe entre la pellicule chimique
et le ruban magnétique, travelling et zoom, docu¬
mentaire et grand reportage.
Dans la photo et le ciné, l’image existe physique¬
ment. Un film est une succession de photogrammes
visibles à l’œil nu, en instance de défilement. Dans la
vidéo, matériellement, il n’y a plus d’image. Mais un
signal électrique en lui-même invisible, balayant
vingt-cinq fois par seconde les lignes d’un moniteur.
C’est nous qui recomposons l’image. Tous les élé-
378 L'après-spectacle

ments de l’image cinéma sont enregistrés instantané¬


ment et en bloc. C’est un tout. La transposition d’une
image lumineuse en signal électrique dans un télé¬
cinéma (le procédé d’enregistrement vidéo d’un film
de cinéma), s’effectue point par point. Ensuite, le
tube analyseur décomposera l’image-vidéo moyen¬
nant l’analyse des éléments par ligne et trame. Cha¬
que élément ou signal vidéo constituant une informa¬
tion. L'image vidéo n’est plus une matière mais un
signal. Pour être vue, elle doit être lue par une tête
enregistreuse.
Au début des années soixante, à la télévision fran¬
çaise, la dramatique de prestige est tournée encore
en trente-cinq millimètres ; puis en seize millimètres.
Mais l’apparition du magnétoscope permet le tour¬
nage, plus rapide et moins coûteux, en vidéo, déjà
utilisé pour les retransmissions et l’actualité. Jus¬
qu’en 1966, le montage en vidéo demeure difficile, et
la faible rapidité des films oblige à des éclairages sur¬
puissants. Malgré la nouvelle caméra légère en seize
millimètres, la « Coûtant », avec son synchrone sans
fil (qui donne une nouvelle souplesse au tournage en
extérieur), la vidéo s’impose en studio comme en re¬
portage dans la décennie soixante-dix (grâce notam¬
ment aux nouvelles possibilités de montage électro¬
nique et, au début des années quatre-vingt, à la
Betacam)
Rappelons succinctement quelques propriétés du
support vidéo : 1) image et son sur la même piste ;

i. Jérôme Bourdon, Histoire de la télévision sous de Gaulle. Pré¬


face de Jean-Noël Jeanneney, Paris, Anthropos/I.N.A., 1990.
Chronique d’un cataclysme 379

2) pas de développement chimique en laboratoire


(qui demande entre une heure et deux pour une bo¬
bine de film) ; 3) très faible coût du support ;
4) possibilité de transmission instantanée à distance
(par liaison satellite, alors que le « bobino » devait
s’expédier par avion).
Voilà qui modifie non seulement le métier de jour¬
naliste et un régime d’information, mais tout un
mode de perception de l’espace et du temps. Dans le
monopiste, il y a, en filigrane, une diminution du de¬
gré de liberté des appréciations subjectives (on peut
commenter après coup différemment un événement
que le document instantanément disponible ne mon¬
tre que d’une façon). Dans la visibilité instantanée de
l’image enregistrée, il y a notre « temps réel ». Dans
l’abondance du support, il y a l’inflation vertigineuse
du nombre d’images disponibles, et donc un risque
sérieux de dévalorisation (influence et affluence
étant en rapport inverse). Dans la capacité de re¬
transmission immédiate, il y a l’abolition des dis¬
tances. La logistique du visible commande la logique
du vécu.
L’ancien « historien du présent », le grand reporter
d’antan, avec son nez, son style, ses expériences ac¬
cumulées, devient l’anonyme « notre équipe sur
place », avec sa liaison satellite programmée. Main¬
tenant, tout est maintenant, et le différé de la mise en
forme visuelle ou écrite, oiseux. Car les choses vues,
l’étant à l’instant même, ne requièrent plus un talent
ou un apprentissage particuliers. Déqualification des
professionnels du regard ou du mot. Avec la vidéo lé-
380 L’après-spectacle

gère, l'illustrateur comme médiateur du visible,


l’écrivain ou le journaliste comme médiateurs de
l’histoire perdent leur ancienne primauté, au béné¬
fice du présentateur par qui l’actualité advient. L’im-
médiateté vidéo fait l’économie des profondeurs de
champ et de temps. La régie, avec sa mosaïque
d’écrans, devient le poste de commandement des mé¬
moires, et donc, en partie, des réalités perçues et vé¬
cues. Quand la réalité de l’événement a pour critère
objectif l’avènement de sa trace, l’événement devient
la trace elle-même. Traduction : quand le journa¬
liste-maison interviewe un leader étranger, l’événe¬
ment, pour la maison qui diffuse, ce n’est pas ce que
lui dit le chef d’État, c’est le journaliste à l’image.
Cette déqualification du professionnel est l’envers
d’une démocratisation de l’image industrielle. La
télé se propose comme le diffuseur naturel de la vi¬
déo, qui peut aussi rêver la subvertir. Le caméscope
est un outil de production léger et peu coûteux. Il ou¬
vre les portes du tournage à des amateurs, voire à des
activistes et des dissidents. La vidéo est une arme de
guérilla visuelle, qui peut nourrir, chez quelques no¬
vateurs, le rêve d’une contre-télévision.
Comment penser, en tout cas, « le retour de l’évé¬
nement » et cette « immense promotion de l’immé¬
diat » (Pierre Nora) à laquelle nous assistons sans le
transistor, la vidéo et les liaisons satellites ? C’est à
l’électron qu’on doit la coïncidence, baptisée « di¬
rect », de l’événement, de son enregistrement et de sa
perception. Sans doute est-ce l’imprimé qui a inventé
« l’actualité », cette bizarrerie qui a pris son essor au
Chronique d’un cataclysme 381

xvme siècle, issue de la gazette, catalysée ensuite, à


la fin du xixe siècle, par l’alliance du télégraphe élec¬
trique et du quotidien populaire, puissamment ren¬
forcée par la radiodiffusion après la Première
Guerre mondiale. La télé-vidéo pourrait bien faire
imploser l’actualité par contraction des temps na¬
guère distincts : celui où la chose se passe ; celui en¬
suite de sa relation ; puis, et enfin, celui de sa diffu¬
sion. Extérieur ou second, le récit superposait à un
fait une intelligibilité. La transmission hertzienne
des images (ou, pour le support papier, la révolution
télématique), faisant sauter les anciens relais, conju¬
gue instantanéité et ubiquité. Fabriquant l’événe¬
ment en même temps que son information, la télé ré¬
vèle au grand jour que c’est l’information qui fait
l’événement, et non l’inverse. L’événement n’est pas
le fait en lui-même, mais le fait en tant qu’il est
connu. Ou « repris ». La condition de l’événement
n’est donc pas le fait, abstraction non pertinente,
mais sa divulgation. En quoi Vanchorman, allégorie
visible de la rédaction, est techniquement autorisé à
se croire protagoniste. Les maîtres des échos et des
perceptions sont bien les maîtres de l’histoire immé¬
diate. À la vitesse de la lumière, plus d’arrière ni
d’avant : la circonférence est partout, et le centre du
monde, l’écran où je le vois. Nous voilà tous, mi¬
nistres ou pékins, habitants de Madrid ou de Delhi, à
égalité devant l’événement retransmis, dans une
équivalence spatiale et temporelle qui n’a pas de pré¬
cédent. Mais il y a un seul homme plus égal que les
autres, c’est celui par qui l’événement advient, le
382 L’après-spectacle

transmetteur. Les héros de cette fin de siècle sont ses


hérauts.

La fin du spectacle

Pourquoi voir dans l’image vidéo polychrome la


césure capitale? Pour deux raisons cumulées.
D’abord, le tube cathodique nous a fait passer de la
projection à la diffusion, ou de la lumière réfléchie
du dehors à la lumière émise par l’écran. La télé¬
vision brise l’immémorial dispositif commun au théâ¬
tre, à la lanterne magique et au cinéma, opposant une
salle obscure à une révélation lumineuse. L’image ici
a sa lumière incorporée. Elle se révèle elle-même. Se
sourçant en soi, la voilà, à nos yeux, « cause de soi ».
Définition spinoziste de Dieu ou de la substance. Si
toute projection suppose un projectionniste extérieur
à l’écran, et donc un dédoublement, l’image catho¬
dique fusionne les deux pôles de la représentation
dans une sorte d’émanation des choses elles-mêmes.
Le pixel indiquant de soi la structure quantique de
l’univers, si la métaphore n’est pas trop osée ; le véhi¬
cule et le véhiculé sont homogènes. Nous sommes
passés d’une esthétique à une cosmologie.
Ensuite, la couleur renforce de façon décisive
l’analogique, la concrétude et la capacité hallucina¬
toire de l’empreinte. Tel le caractère écrit noir sur
blanc, le signe imprimé sur la page, l’abstraction dis¬
tante du noir et blanc maintient avec son regardeur
un écart conventionnel, dépaysant et froid. Le noir et
Chronique d’un cataclysme 383

blanc ressortit au détachement symbolique; la cou¬


leur, à l’attachement indiciel. Moins exigeante et
plus amène, elle parachève « l’effet de réalité », qui
est l’aptitude d’une image à ne pas apparaître
comme telle. Mais comme le monde même en pléni¬
tude et concrétude, roulé tel quel jusqu’à nous dans
son enveloppe sonore toute crue.
Avec la vidéosphère, nous entrevoyons la fin de
« la société du spectacle ». Si catastrophe il y a, elle
serait là. Nous étions devant l’image, nous sommes
dans le visuel. La forme-flux n’est plus une forme à
contempler mais un parasite en fond : le bruit des
yeux. Tout le paradoxe de notre troisième âge réside
en ceci qu’il donne la suprématie à l’ouïe, et fait du
regard une modalité de l’écoute. On réservait le
terme de « paysage » à l’œil et d’« environnement »
au son. Or le visuel est devenu une ambiance quasi
sonore, et l’ancien « paysage » un environnement sy-
nesthésique et enveloppant. Fluxus est le nom de no¬
tre époque. Le son coule, il a peut-être coulé l’image
avec lui.
Voir, c’est se retirer du vu, prendre recul, s’abs¬
traire. L’œil se place hors champ, l’oreille s’immerge
dans le champ sonore, musical ou bruité. On voit de
loin, mais on entend de près. L’espace sonore ab¬
sorbe, boit, pénètre ; on est par lui possédé quand on
peut posséder êtres et choses par des vues « claires et
distinctes » comme une idée. Le regard est libre,
l’ouïe est serve. Obéir, en grec, ne se dit-il pas « écou¬
ter » (upakouein) ? Il y a un principe de passivité
dans l’audition, d’autonomie dans la vision ; on peut
384 L ’après-spectacl e

sauter les pages d’un livre, non les séquences d’un


film en salle, qui vous impose son défilement et son
rythme. La perception visuelle est en soi distanciée,
la perception sonore est fusionnelle, sinon tactile. Le
son est du côté de pathos, l’image d'idea. Affect ici,
abstraction là. Tout discret et hétérogène qu’il soit,
l’espace des sons est réfractaire au more geome-
trico'. L’ouïe n’est pas spontanément un organe
d’analyse, comme l’œil. Elle ignore la séparation du
sujet et de l’objet ; peut-être aussi celle de l’individu
et du groupe, et, si l’on remonte l’histoire d’un corps,
elle nous transporte jusqu’avant la sortie du ventre
maternel. Le fœtus entend le corps de sa mère, va¬
carme omniprésent, et le bébé encore aveugle écoute
déjà. L’image est d’avant le mot, mais le son est en¬
core d’avant l’image. Il y a des révolutions du regard,
mais tout suggère qu’il ne peut y en avoir d’équi¬
valentes dans l’écoute. L’ouïe est archaïque par ori¬
gine et constitution. Or, l’audiovisuel tempère le dé¬
tachement optique par l’attachement sonore, dans
une combinaison instable où l’audio tend à prendre
les commandes. Techniquement, on peut couper le
son de sa télé, ce qu’on ne peut faire au cinéma. Mais
il y a eu et il peut y avoir du cinéma muet, alors qu’on
ne peut concevoir une télé muette.
On a du mal à se projeter dans une image-télé, plus
que dans l’image-cinéma ou sur une scène de théâtre,
pour la simple raison qu'on est déjà dedans. Inter¬
pénétration, immanence maximale. Le présentateur

1. Voir Jean-François Augoyard, « La vue est-elle souveraine dans


l’esthétique paysagère? », Le Débat, n° 65, mai-août 1991.
Chronique d’un cataclysme 385

« s’invite chez les gens » ; et nous vibrons avec lui,


dans la conversation, sur le plateau. Tout est devenu
proche. Le plateau n’est plus un espace hors de notre
espace, un temps hors de notre temps. Il y a confu¬
sion. Fait crise l’écart entre sujet et objet qui mainte¬
nait tendu le ressort des catharsis. Avec le plain-pied
généralisé, est remis en cause le dualisme fondateur
de notre espace de représentation classique, cette
coupure entre vu et voyant autour de laquelle s’arti¬
culait la vieille relation spectaculaire, illustrée par la
rampe séparant au théâtre la scène et la salle. Il n’est
pas idiot de dire, à présent, que tout est dans tout, car
c’est bien la première fois que nous sautons par¬
dessus la rampe. Le show est dans le réel, et le télé¬
spectateur quasiment derrière son petit écran, non
pour regarder mais pour participer au happening
dans lequel le journaliste participe lui-même à la fa¬
brication de l’événement (qui n’est d’ailleurs tel que
parce que tous y participent). Cercle d’extases en¬
chantées, où se brise le vieux face-à-face entre l’œil
et le visible, chacun sa place, qui présupposait la dis¬
tinction entre la chose et son image, le fait et sa trace.
Le cinéma, trace en différé, maintenait pleinement
l’écart. La télé, par le direct, le supprime. À présent,
la nouvelle est l’événement, l’image est la chose, la
carte est le territoire, et la notion de « grandeur na¬
ture » n’est plus régulatrice. Beaucoup plus sérieuse
que l’abolition des distances physiques dans la télé¬
présence, quoique évidemment liée à celle-ci, est
cette abolition de la distance symbolisante au cœur
des images elles-mêmes.
386 L’après-spectacle

La notion finalement rassurante de spectacle, tant


vitupérée jadis par les moralistes, peut-être légère¬
ment, méritera sans doute un jour d’être réhabilitée.

La bombe numérique, 1980

Dans l’histoire de l’image, le passage de l’analo¬


gique au numérique instaure une rupture équivalente
dans son principe à l’arme atomique dans l’histoire
des armements ou à la manipulation génétique dans
la biologie. De voie d’accès à l’immatériel, l’image
informatisée devient elle-même immatérielle, infor¬
mation quantifiée, algorithme, matrice de nombres
modifiable à volonté et à l’infini par une opération de
calcul. Ce que saisit la vue n’est plus alors qu’un mo¬
dèle logico-mathématique provisoirement stabilisé.
Ce passage par la numérisation binaire affectant à la
fois l’image, le son et le texte, voilà réunis sous un
commun ordinateur l’ingénieur, le chercheur, l’écri¬
vain, le technicien, l’artiste. Tous pythagoriciens.
Voilà le monde de l’image, à la fois banalisé et décloi¬
sonné, déclinant une symbolique universelle. L’îlot
Beaux-Arts se raccorde à la circulation générale des
logiciels. Victoire du langage sur les choses et du cer¬
veau sur l’œil. La chair du monde transformée en un
être mathématique comme les autres : telle serait
l’utopie des « nouvelles images ».
Révolution dans le regard, en tout cas. La simula¬
tion abolit le simulacre, levant ainsi l’immémoriale
malédiction qui accouplait image et imitation. Elle
Chronique d’un cataclysme 387

était enchaînée à son statut spéculaire de reflet, cal¬


que ou leurre, au mieux substitut, au pire super¬
cherie, mais toujours illusion. Ce serait alors la fin du
millénaire procès des ombres, la réhabilitation du re¬
gard dans le champ du savoir platonicien. Avec la
conception assistée par ordinateur, l’image produite
n’est plus copie seconde d’un objet antérieur, c’est
l’inverse. Contournant l’opposition de l’être et du pa¬
raître, du semblant et du réel, l’image infographique
n’a plus à mimer un réel extérieur, puisque c’est le
produit réel qui devra l’imiter, elle, pour exister.
Toute la relation ontologique qui dévaluait et drama¬
tisait à la fois notre dialogue avec les apparences de¬
puis les Grecs s’en trouve renversé. Le « re » de re¬
présentation saute, au point d’aboutissement de la
longue métamorphose où les choses déjà apparais¬
saient de plus en plus comme les pâles copies des
images. Délestée de tout référent (en principe du
moins), l’image autoréférente des ordinateurs per¬
met de visiter un bâtiment qui n’est pas encore
construit, de rouler dans une voiture qui n’existe en¬
core que sur papier, de piloter un faux avion dans un
vrai cockpit, par exemple pour répéter au sol une
mission de bombardement. Voilà le visuel. Tel qu’en
lui-même enfin.
Une entité virtuelle est effectivement perçue (et
éventuellement manipulée) par un sujet mais sans
réalité physique correspondante. Dûment équipé de
senseurs et capteurs de position (« gants de données »
et « casque de visualisation »), mon corps peut bouger
dans un espace parfaitement immatériel, animé par
388 L’après-spectacle

une simulation numérique, et le faire bouger en re¬


tour. Le paradoxe est qu’l mage et Réalité, alors, de¬
viennent indiscernables : un tel espace est explorable
et impalpable, à la fois non illusoire et irréel. Les ex¬
périences de « téléprésence » oscillent encore entre
l’expérimentation en laboratoire et l’attraction fo¬
raine, mais les imageries virtuelles interactives équi¬
pent déjà avions, sous-marins, chantiers ou voitures
de course. Les programmes informatiques pro¬
duisent ainsi, par un traitement graphique de l’infor¬
mation, des images intelligentes susceptibles d’inté¬
grer en situation des flux de données imprévues afin
de répondre aux aléas d’une situation incontrôlée.
« Les images savent maintenant qu’on les regarde »
(Richard Boit). Elles sont « responsables ». Platon et
Pascal ont été mis la tête en bas, et nous devrions dire
à leur place : « Quelle étrange chose que ce monde in¬
dustriel où on admire les automobiles dernier modèle
dont on n’admirait point les images de synthèse... »
La production industrielle rejoint par le biais de
l’ordinateur la création artistique ; sonore, avec la
musique électro-acoustique et électronique ; visuelle,
avec l’infographie. Synthétiseur et palette gra¬
phique. On assiste ici comme ailleurs à la remontée
du fait technique de l’aval à l’amont du fait culturel.
Les machines ne sont plus seulement là pour diffu¬
ser, avec le magnétoscope, le lecteur hi-fi, etc. ; ou
pour stocker et archiver, avec les mémoires numé¬
riques du C.D.-Rom ; mais pour fabriquer. Point
d’aboutissement d’un long processus. Car la tech¬
nicisation de l’esthétique remonte à la Renaissance :
Chronique d’un cataclysme 389

Léonard est le plus connu de ces artistes-ingénieurs,


mais culture imaginaire et culture savante ont coïn¬
cidé plus dune fois en Occident. Nos arts plastiques
sont si peu incompatibles avec la machine que la co¬
production a toujours été à l’ordre du jour des révolu¬
tions industrielles. L’électronique relaie avanta¬
geusement le fer et le béton du xixc siècle. Disons que
le mouvement d’hybridation de l’objet d’art se pour¬
suit en avantageant le produit par rapport à l’œuvre
et à travers une coopération accentuée entre indus¬
triels, ingénieurs, chercheurs et plasticiens. Chaque
nouveau matériau ou support a engendré une innova¬
tion artistique, et on a peint autrement à l’huile qu’à
la tempera, sur la toile que sur le papier, et sur le pa¬
pier que sur le plâtre. Il n’est donc pas absurde d’at¬
tendre de l’écran d’ordinateur un style et un genre
propres. Le Futuroscope est déjà là, et les candidats à
la succession de Walter Gropius ne manquent pas, en
Europe, au Canada et aux États-Unis. Si on regroupe
les arts issus de l’ordinateur sous le nom de « techno¬
art » (l’équivalent visuel de la techno-science), rien
n’interdit a priori d’envisager la croissance en art ma¬
jeur de ce qui apparaît encore comme un simple di¬
vertissement ou une attraction foraine du genre
« pré-show » avec fauteuils mobiles et cinéma dyna¬
mique (statut mineur qui fut celui, au départ, du
théâtre et du cinéma). Pourquoi les « immatériaux »
n’accoucheraient-ils pas un jour d’une esthétique ori¬
ginale, à l’instar du matériau photofilmique d’an-
tan ? Les « nouvelles images », cantonnées jusqu’à
présent dans les effets spéciaux, les génériques télé-
390 L’après-spectacle

visés ou les jeux-vidéo, offrent à l’évidence d’eni¬


vrantes possibilités ludiques, ironiques, fantastiques
aussi, en revivifiant le merveilleux des textes anciens
par d’impeccables truquages. En intégrant l’abstrac¬
tion à l’audiovisuel. Un nouveau baroque à l’hori¬
zon ?
Brandir là contre les vieux tabous de l’authenti¬
cité, du mystère et de l’âme relèverait d’un rituel peu
vain. Mais l’horizon pourrait décevoir. Dans la pra¬
tique et pour l’heure, les nouvelles images ont sur les
anciennes l’inconvénient d’un coût exorbitant, qui
rend la création totalement dépendante du marché '.
Si le numérique ne prévend pas, il ne produit pas :
d’où son contenu le plus souvent publicitaire. On
n’invente pas d’histoires avec des personnages, on
vante des marques, sur des produits. Sans oublier les
limites de la pratique effective : les infographes par¬
tent de prises de vues réelles sur des matériaux
préexistants, squelettes en fil de fer, plâtres, maquet¬
tes ou photographies classiques, qui sont soit scanné¬
risées soit « surfacées » et découpées en « patchs »
(unités de surface), puis analysées en numérique,
pour traitement sur écran. Il n’y a donc pas vraiment,
ou pas encore, invention d’objets ex nihilo.
Le projet d’un Bauhaus électronique soulève des
questions plus radicales, et d’abord celle du mauvais
universel : celui qui supprime la profondeur de temps

1. En 1992, on peut estimer à un million de francs le coût de pro¬


duction d’une minute d’images numériques. Soit cent fois plus que le
coût moyen d’une minute de télévision en plateau ( 10 000 francs). Un
téléfilm moyen de quatre-vingt-dix minutes coûte à peu près entre
cinq et six millions de francs.
Chronique d’un cataclysme 391

et la singularité de la facture. Les images numé¬


riques frappent par leur aspect a-cosmique et an-
historique. Difficiles à dater et à situer, elles ont au
moins l’allure d’un espéranto visuel. La force d’ex¬
pansion de l’outil symbolique, le caractère inter¬
national du langage binaire, est aussi sa faiblesse.
C’est une chance scientifique et une malchance es¬
thétique que d’être transversal à tous les pays et lati¬
tudes. Car, dans notre musée imaginaire, l’universel
est un point d’arrivée, non un point de départ, et il
n’est à l’arrivée que s’il n’est pas au départ. Vermeer
appartient à l’humanité, mais parce qu’il fut un pein¬
tre hollandais, et aussi hollandais que possible, dans
son intensité tactile et sa respiration. Le danger se¬
rait d’inventer un code sans message ou une syntaxe
sans sémantique : des formes aseptisées. C’est l’inté¬
rêt et le malheur des esthétiques totalement indus¬
trielles d’être propres à tous et à pas grand-chose,
comme le langage mathématique si l’on veut, qui sert
tous azimuts et met tout le monde d’accord parce
qu’il a des usages mais point de sens.
Ensuite, la question du geste, et, au-delà, du vi¬
vant. Les arts plastiques étaient un travail du corps
sur un matériau ; et l’imagerie, une forgerie et une
rencontre. La simulation numérique, cet art de tête,
met les nerfs et les muscles au chômage. Même le
photographe est un corps aux aguets, prédateur d’im¬
prévus et anxieux de ses prises. On ne s’implique pas
émotionnellement dans des opérations de calcul, des
combinatoires de paramètres qui excluent le hasard
et neutralisent l’impulsif. Jusqu’à quel seuil d’imma-
392 L'après-spectacle

térialité et d’abstraction physique peut aller l’inven¬


tion plastique? Avec la formalisation croissante des
images (et des sons synthétiques), tout se fait à froid
et à distance, remote control. Dans une prise de vues
au cinéma, le chef-op fait le point sur la caméra, in
situ. En vidéo haute définition, le point se fait en ré¬
gie, dans un car, à cent mètres du lieu du tournage.
Dans l’animation numérique, on fait varier l’intensité
des lumières, les ambiances, les positions de la ca¬
méra, les textures des surfaces (mat, rugueux, bril¬
lant, etc.) d’un geste du doigt sur un clavier. Plus de
contact avec une matière. L’esprit s’est libéré de la
main, le corps entier devient calcul, on a décollé de la
terre. Les couleurs, affranchies des pigments de ja¬
dis, peuvent varier à l’infini, à volonté, et on pourra
trouver autant de nuances entre une terre de Sienne
et un safran que de décimales entre deux entiers. Li¬
berté fabuleuse, payée par la perte du désir. « Notre
temps préfère les modèles aux objets, écrit Pierre
Lévy, parce que l’immatériel est dépourvu d’iner¬
tie » Effacée la résistance et la pesanteur des cho¬
ses, tout devient facile et rapide. En principe. Car la
vitesse ainsi gagnée se reperd dans les délais de cal¬
cul nécessaires au rendu des apparences. Plus l’ordi¬
nateur se rapproche du vivant, plus il doit en effet
complexifier ses opérations, et donc dépenser. C’est
aussi pourquoi les nouvelles images se bornent à la
reconstitution des métaux, des plastiques, des bois,
de l’inerte en général. D’où les logos, les volumes abs-

1. Pierre Lévy, La Machine univers, Paris, La Découverte, 1987,


Chronique d’un cataclysme 393

traits et les décors d’architectures - performances ai¬


sées. Il y a quelque chose d’emblématique dans la
hiérarchie des règnes successivement conquis par les
images de synthèse : le minéral est parfaitement si-
mulable (voir l’admirable Terminator 2) ; le végétal
déjà un peu moins, l’animal beaucoup moins. L’ordi¬
nateur tâtonne en ce moment le long des vertébrés : il
sait faire des dinosaures, des oiseaux, des poissons. Il
s’attaque aux mammifères. Mais l'être humain syn¬
thétisé, c’est toujours une marionnette, parfois un an¬
droïde, jamais un regard. Ni une parole (les deux
vont ensemble). Le visage, plus encore que la voix,
échappe au calcul (la reconnaissance visuelle étant
beaucoup plus fine que la reconnaisance auditive, les
voix sont plus facilement truquables que les yeux, la
peau ou les physionomies). C’est rassurant. La simu¬
lation numérique peut fabriquer des vrais-faux Mon-
drian, non des Velâzquez.
Le problème n’est pas l’âme mais le corps. Car là
où il n’y a pas de corps, il n’y a pas d’âme, c’est-à-dire
de regard. Et qu’y a-t-il de durable en l’absence des
yeux ? Une image vivante présente une curieuse pa¬
renté avec l’individualité. C’est une surprise, qui
reste. L’inerte et les algorithmes sont d’essence répé¬
table, comme tout ce qui manque d’être. C’est cela
qui passe. Mais deux visages, fussent-ils jumeaux (ou
encore une même « nature morte » peinte par deux
peintres), ne seront jamais exactement semblables,
c’est pourquoi la face humaine est sacrée. Non
comme image de Dieu, mais comme l’image de rien
d'autre, d’aucune autre image possible. C’est pour-
394 L ’après-spectacl e

quoi il est plus sacrilège encore de brûler un portrait


qu’un paysage, et un tableau plus qu’une bande-
vidéo ou une photo, parce qu’on détruit alors une
contingence qui ne se répétera plus. Les sortilèges de
l’absolument inimitable ont embrassé jusqu’à ce ma¬
tin dans une même jouissance anxieuse la reproduc¬
tion du réel par la main et la fragilité d’un regard -
tabou moral parce que unicité biologique.
Dans le techno-art, comme souvent auparavant, le
concept précède le sentiment. Mais ici le nombre
prédétermine le résultat, pas de montage possible, la
trouvaille est entièrement dans le calcul - désincar¬
nation logocentrique de la chair sensorielle du vi¬
sible. Faire son deuil du corps, n'est-ce pas aussi re¬
noncer au sens ? Non que le sens doive obli¬
gatoirement être posé par une conscience ou une
intention, mais il semble lié à une singularité, cette
conjoncture de gènes improbable qu’est un individu
vivant. Il y avait dans l’image d’art, disons le portrait
ou l’autoportrait, le frisson lié à l’imprévisible appa¬
rition d’un semblable qui ne ressemble à aucun autre.
Ce pathos de la dernière fois, c’est ce qu'avait de
commun n’importe quel homme né par hasard et
mortel par nécessité avec n’importe quelle image par
lui fabriquée, et que la saisie optique d’un modèle
mathématique ne paraît pas en mesure de prendre en
charge. L’irremplaçable de l’œuvre d'art (à laquelle
le faussaire rend hommage, comme l’hyprocrisie à la
vertu) constitue sans doute un avantage économique,
mais elle ne s’y réduit pas. L’œuvre vaut cher car,
contrairement au produit industriel, elle n’est pas un
Chronique d’un cataclysme 395

bien reproductible. Mais le critère de non-reproduc¬


tibilité est une conséquence, non une cause. L’œuvre
n’était pas singulière pour coûter cher et favoriser
jusqu’à la folie la spéculation. Cela tombe bien, mais
la cote et le prix, c’était en plus. L’art, c’était l’im¬
prévu surgissant à la vue, à la vie. L’œuvre, comme
l’individu, est trouvaille, accident, bonne surprise.
C’est nécessaire au-dedans, une fois que c’est là,
mais cette nécessité, du dehors, est un hasard : cela
aurait pu ne pas être. L’ennui, avec ces technologies
merveilleuses et ultra-modernes, c’est leur fiabilité :
elles prévoient tout. Soit la définition de l’acadé¬
misme.
Est-ce pure ringardise, retard de la chrétienté
d’Orient sur la laïcité occidentale, si les liturgies or¬
thodoxes proscrivent les images et les sons d’origine
mécanique ? On ne peut remplacer, disent les théolo¬
giens de l’Orthodoxie, une chorale par un disque, une
icône par une photo, ou une fresque par une séri¬
graphie, sans faire perdre au rituel son efficacité cha¬
rismatique. L’icône est l’expression vivante de la foi
et seul le vivant peut répondre à Dieu, et de lui. De te
theologia narratur ?
Dernière interrogation, après le déracinement des
lieux et la désincarnation des procédures : le dé¬
sœuvrement des résultats. Le techno-art est plus fé¬
cond en procédures, processus ou programmes qu’en
objets finis. Une photo, un film, même une vidéo¬
cassette, sont des objets clos, montrables, transpor¬
tables, commercialisables. Les musées comme les
collectionneurs ont une certaine difficulté à exposer,
396 L'a près-spectacl e

entreposer ou proposer des « modèles génératifs » de


possibles, offerts à l’imagination ludique des visi¬
teurs. Un logiciel n’est pas un opus, mais une matrice
d’opérations innombrables. Ce défaut de monu¬
mentalité peut paraître anecdotique, et on ne man¬
quera pas de concevoir de nouveaux modes de cir¬
culation pour les « arts technologiques » (comme
s’appellent les arts propres à l’ère visuelle). Reste
l’intéressant statut de ces œuvres ouvertes à tous, où
la « fonction auteur » devient peut-être anachro¬
nique. Toutes les entreprises-ateliers disposant des
mêmes matériels de fabrication standard, c’est l’écri¬
ture du logiciel qui fait la différence. Mais le logiciel
n’est pas une œuvre ; c'est un outil donnant lieu à une
propriété industrielle (dépôt de brevet), non artis¬
tique (droits d’auteur). Un logiciel peut avoir beau¬
coup d’applications : il est évolutif. L’œuvre est finie
et définitive. Distinguos précaires, dépendants des
législations nationales et éminemment révocables.
Qui est l’auteur d’un film numérique ? L’ingénieur
ou l’infographiste ? Ni l’un ni l’autre, vous répondra-
t-on : l’auteur du « story-board ». En réalité, et cha¬
cun en convient, il y a de la création dans la fabrica¬
tion d’un logiciel et beaucoup de logiciel dans une
création numérique. L’interaction de la science et de
l’art accélère heureusement le mixage d'anciennes et
paresseuses catégories mentales (auteur, bricoleur,
artiste, producteur, spectateur, client, atelier, entre¬
preneur, etc.) héritées du régime « art » : casse-tête
juridique mais garantie pratique de fécondité.
Chronique d’un cataclysme 397

La technique comme poétique

On appelait jadis « Poétique des Beaux-Arts » la


théorie de leurs rapports et différences mutuelles.
Vieille lune, mais rapports et différences continuent
d’exister. Sans doute sommes-nous devenus sponta¬
nément hostiles à l’idée d’une hiérarchie des arts.
Dans la Cité des plasticiens, qui se veut fraternelle,
peintres, graveurs, sculpteurs, cinéastes, vidéastes se
coudoient poliment et cette Villa Médicis idéale se
doit d’ignorer les concurrences pour l’espace et le pu¬
blic vitaux. Quel artiste ne s’est gaussé comme d’une
vanité spéculative de ces désuètes classifications
d’antan ? Elles eurent jadis des enjeux palpables
pour les carrières et les pensions. Au xvne siècle, en
déclarant le portrait mineur, dévalué comme il était
par l’affluence des bourgeois désireux d’immortali¬
ser leurs traits, l’Académie royale faisait sévèrement
baisser les prix. Promue comme art en 1660, la gra¬
vure en taille-douce rétrograde peu après au niveau
de métier. En 1749, les pastellistes furent sacrifiés
aux peintres à l’huile. Le temps des académies est
mort, certes. L’ancien « système des Beaux-Arts »
n’est plus un organigramme, c’est un champ magné¬
tique.
La technique ne fait pas injonction par décret, elle
fait gravitation par force dans les carrières et les tê¬
tes. L’évolution des machines de vision vaut pour
principe génératif et hiérarchique, en sorte que l’art
398 L’après-spectacle

n’est plus dans l’art. Le champ des beautés possibles


s’organise selon des lignes de force tracées dans les
labos, loin des ateliers, par une dynamique dont les
ingénieurs, et non plus les artistes, ont désormais la
clé.
Il y a du pathétique dans cette poétique. Celui des
luttes pour la survie. Car si tous les arts ont le droit
de vivre (ensemble), il ne s’en déduit pas qu’ils sont
tous également vivants. Chaque art doit faire ce que
les autres ne peuvent pas faire, en cette originalité ré¬
side sa raison de vivre ; mais aucun art, aucun genre
d’images n’est immuable en sa dignité. Le vitrail
n’est plus ce qu’il était après la plaque photo¬
sensible ; et l’image photographique a été boulever¬
sée par l’image électronique. La capacité lyrique
d’un type d’images visuelles, ou l’intensité des
affects qu’elle est susceptible de produire, son « im¬
pact », varie avec le temps. C’est ce qui fait qu’à ta¬
lent égal et dons comparables, un imagier se retrou¬
vera fresquiste au xive, graveur au xvie, peintre au
xixe, cinéaste en 1960, peut-être vidéaste en 2000.
Chaque époque a un clavier esthétique (au sens origi¬
nel de l'aisthesis grecque), à savoir une sensorialité
collective, analogue à la mentalité du même nom, dé¬
terminée à la fois par une échelle de performances
émotives et une échelle de prestiges sociaux. Tableau
comparatif des espérances moyennes de renommée
(comme on parle des espérances moyennes de vie)
qui aimante vocations et carrières.
Le milieu propose, le talent dispose ? Mais les pro¬
positions plastiques du milieu n’ont pas coefficient
Chronique d’un cataclysme 399

égal, si bien que la fonction figurative - permanente


— n investit pas — d'une époque à l’autre — les mêmes
organes. Créer des formes, quoi qu’on affirme, c’est
vouloir toucher des gens, et d’abord en atteindre. Il
se trouve aujourd’hui qu’on atteint, et touche, moins
par une image fixe et muette que par un grand écran
son Dolby stéréo brillant dans le noir. Le besoin figu¬
ratif se déplace selon les performances communica¬
tives, ou les puissances d’ébranlement physique de
tel ou tel genre. Chaque nouveau médium formant,
éduquant dans son sens le public, ce dernier n’est
plus adapté au médium antérieur, lequel se voit forcé
soit de miner ou de « coller » à son successeur, soit de
le contrer systématiquement pour faire l’intéressant.
Curieusement, le mode d’expression tenu pour le
plus vulgaire est souvent le plus innovant d’une épo¬
que. C’est là où on communique le mieux qu’on in¬
vente le plus. Le malheur de l’histoire officielle de
l’art, c’est que les ruptures esthétiques décisives in¬
terviennent généralement dans le domaine le moins
« esthète » du moment présent. Au moment où Va¬
léry donne ses cours de Poétique au Collège de
France, la poétique de l’imaginaire qui modèlera son
temps s’invente aux studios de Joinville.
« L’idée capitale de chaque génération ne s’écrirait
plus de la même manière... » Jusqu’à l’imprimé, en¬
chaîne Hugo évoquant Gutenberg au xve siècle, elle
s’écrivait dans la pierre ; dorénavant, ce sera sur le
papier. « Ceci tuera cela. » Après le celluloïd, après le
ruban magnétique, Yimage capitale de chaque géné¬
ration, elle aussi, passe d’un support à un autre. Cha-
400 L'après-spectacle

que génération du regard a son art étalon, celui qui


frappe d’alignement tous les autres. Celui-ci « tuera »
celui-là : devise inscrite en filigrane sous le vecteur
« progrès technique », qui n’additionne pas sagement
des arts, septième, huitième, neuvième, par ordre
d’arrivée, mais des morsures, des bousculades et des
traumatismes. Le jeu, bien sûr, n’est pas que d’élimi¬
nation. « Cela » peut aussi ressusciter « ceci ». Il y a
une relecture cinématographique de la peinture, et le
regard d’Eisenstein sur Vinci lui redonne une autre
vie. Nous ne voyons plus, après Orson Welles, le Tin-
toret avec les mêmes yeux parce que nous y retrou¬
vons ses cadrages, ses obliques anxieuses et sa pro¬
fondeur de champ. Resnais nous découvre un Van
Gogh dramaturge, en noir et blanc. Le cinéma qui
« embaume le temps », comme disait Bazin, peut par¬
fois désenrouler certaines bandelettes dans les cham¬
bres des morts. Il a inventé une nouvelle forme
écrite, le scénario. Comme la photo de presse a créé
le roman-reportage. Simenon lui doit beaucoup (ses
romans furent les premiers à porter une photo en cou¬
verture). En un combat douteux : les rapports inter¬
arts sont toujours indissolublement de rivalité et de
solidarité. Bons et mauvais services alternent.
Sur l’échelle des visibilités sociales, la sculpture
paraît avoir rétrogradé depuis le xixc siècle. Pour
beaucoup de raisons, dont la dernière n’est pas
l’avantage comparatif donné à la peinture par la re¬
production photographique à deux dimensions. La
sculpture et son propre, le volume, ne « passent » pas
sur papier. Les débuts de la photographie furent
Chronique d’un cataclysme 401

pourtant prometteurs. Pour un temps de pose long,


l’effigie avait une fixité idéale. D’où la pléthore de
reproductions d’architecture, de moulures et de sta¬
tues, au temps où, la photo n’ayant pour modeste
fonction que l’enregistrement et la vulgarisation, les
sculpteurs - Rodin ou Brancusi - pouvaient se servir
d’elle pour mieux diffuser leur travail et le mettre en
valeur (comme les peintres classiques l’avaient fait
avec les graveurs). Jusqu’au moment où les grands
photographes, s’installant à leur compte esthétique,
vont se servir du prétexte-sculpture pour faire de bel¬
les photos, anecdotiques ou métaphoriques '. Au¬
jourd’hui, le réel d’une sculpture, la troisième dimen¬
sion, réclame le contact direct. La sculpture
connaîtra sans doute un retour en grâce lorsque, avec
l’hologramme (ou des procédés voisins améliorés), un
simulacre optique restituera non seulement le vo¬
lume mais les nuances du modelé, le jeu des lumières
et des ombres, la variation des tons. Et nous les ap¬
portera à domicile, objet stable d’une jouissance pri¬
vée.
La B.D. a sans doute atteint ses meilleures perfor¬
mances au cours des dernières décennies. Elle a été
promue en art, dotée de ses sites institutionnels, festi¬
vals et collectionneurs, concours et discours. Mais le
jeu vidéo interactif pourrait bien demain lui porter
tort. Non la déclasser, mais la dévitaliser, en la pri¬
vant de ce public au premier degré qui fait vivre une
forme poétique. Tintin me captivait. Mais que res-

l. Exposition « Photographie et sculpture », Palais de Tokyo, jan¬


vier-mars 1991.
402 L après-spectacle

tera-t-il de ces planches et de ces albums lorsque je


pourrai personnellement programmer les tribula¬
tions du héros et l’accompagner en direct sur mon
écran d’ordinateur, en Chine ou au Congo? L'aven¬
ture en temps réel, à tu et à toi, et le tout dans un fau¬
teuil. Rentrant dans l’image animée, sonorisée, peut-
être demain en relief, et après-demain olfactive, je
serai alors à la fois protagoniste et coauteur. La B.D.
est un art visuel surgi à la pointe avancée de la gra-
phosphère, dont il y a lieu de craindre que la vidéo-
sphère ne l’embaume noblement en l'envoyant re¬
joindre peinture et sculpture dans les graves
sanctuaires de la respectabilité esthétique.
La danse, enfin. Son ascension (comme celle des
parades et défilés) est caractéristique de la remontée
de 1’ « indice » au firmament : nous avons vu que l’en¬
fance du signe était l'avenir du signe. On se détourne
des codes domestiques et des corps domestiqués pour
traquer l’état sauvage et le mouvement libre. Le
« langage du corps » : triomphe festif de la Ligne
Chair sur la Ligne Verbe. Dans le désert affectif des
rationalisations modernes, la plénitude des corps si¬
lencieux (comme les dessins d’enfants et de fous) re¬
vitalise les énergies perdues. Art naïf et muet, donc
international (favorisé à ce titre par tous les régimes
totalitaires comme le moins subversif des arts de la
scène), la danse a trouvé dans la retransmission vidéo
une rescousse dynamique. Malgré ses limites expres¬
sives dans le rendu de l’espace physique et de la gra¬
vitation des corps, la télé sert la performance cor¬
porelle, ne serait-ce qu’en pérennisant les gestes.
Chronique d'un cataclysme 403

Certains chorégraphes installent désormais sur scène


des écrans vidéo, en les intégrant dans Faction La
danse avait déjà ses quartiers de noblesse comme art
de cour, corps de ballet, emblème du policé monar¬
chique. Elle s’est démocratisée en sortant de son
enfermement sacral ou rituel. Après une nette
diminutio capitis au cours de son passage par la
graphosphère, la voilà devenue un art à la fois majeur
et populaire, qui met la vidéosphère en valeur et se
met en valeur à travers elle. Dans la vidéodanse, de-
mandera-t-on, qui se sert de qui ? Peut-être l’échange
d’un prestige aristocratique et d’une audience tous
publics fait-il un bon contrat, profitable aux deux.
Rencontre heureuse d’un archaïsme brut (le geste et
les rythmes) et d’une sophistication technique (le
magnétoscope et les rayons hertziens), la danse
contemporaine met les médiations techniques au ser¬
vice de sa propre immédiateté physique. Alliance des
contraires ou jeu sur les deux tableaux qui en font à
présent (avec, dans les espaces ouverts, les défilés et
parades publicitaires) le plus consensuel des arts vi¬
vants.
La vie des genres ressemble à une ronde facé¬
tieuse, qui fait passer chaque forme artistique du pu¬
blic sans prestige, à ses débuts, au prestige sans pu¬
blic, sur sa fin. Le théâtre, par exemple, n’est-il pas
en train de fermer une boucle multiséculaire, des tré¬
teaux du Pont-Neuf du xvc à la salle subventionnée
du xxe siècle ? Difficile pour un art d’être à la fois no¬
ble et vivant, populaire et respectable.

1. Par exemple, Anne de Keersmacker dans Erts, Bruxelles, 1992.


404 L'après-spectacle

Cette cruauté habite aussi le fait littéraire K Com¬


ment comprendre le déplacement des fécondités,
d’un siècle à l’autre, de l’épopée à l’éloquence, à la
chaire, au théâtre, à la poésie, au roman, au scénario,
etc., sans adopter l’acoustique pour fil directeur ? Le
talent va où l’écho est le plus fort. La qualité des in¬
vestissements individuels croît et décroît avec les
« retours » qu’on peut légitimement espérer de telle
ou telle forme d’expression. La succession des formes
littéraires les plus prisées offre un autre exemple de
ce darwinisme médiologique - où les meilleures for¬
mes s’éliminent les unes les autres, sélectionnées par
la médiasphère en vertu de la survie du plus apte (à
se faire recevoir). C’est pourquoi il est toujours utile
de corréler une forme littéraire avec l’état des trans¬
missions matérielles. Pour la France, l’art épistolaire,
de Madame de Sévigné à Marcel Jouhandeau, cela
naît avec la poste, et meurt avec le téléphone. Le ro¬
man-feuilleton, d’Eugène Sue à Simenon, cela naît
avec le quotidien, se marie avec la rotative et péri¬
clite avec l’image-son. Le grand reportage qui lui
succède, d’Albert Londres à Roger Vailland en pas¬
sant par Kessel et Sartre, cela naît avec la télé¬
graphie sans fil, se marie avec la photo de presse (Pa¬
ris-Soir, 1931), et meurt avec la retransmission par
satellite. À quoi bon des Choses vues à la Hugo
quand chacun peut les voir de chez soi en tournant le
bouton ?
La télé-vision de l’histoire a modifié sa télé-

1. Voir Régis Debray, Le Pouvoir intellectuel en France, Paris,


Gallimard, Folio Essais, 1979.
Chronique d’un cataclysme 405

écriture, en déplaçant les plumes du récit à chaud ou


de l’agrandissement à distance vers Y analyse a poste¬
riori. La technologie électro-magnétique a refroidi
l'écrit, et notamment fait décliner deux genres litté¬
raires capitaux : Yekphrasis, ou description des œu¬
vres d’art par un tempérament (Stendhal en Italie, si
l’on veut) et la réécriture en différé de l’histoire vé¬
cue (le Chateaubriand des Mémoires d'Outre-
Tombe ou le Journal à la Gide). La mémoire analo¬
gique (pellicule ou ruban) qui permet à l’événement
ou à l’œuvre de se présenter à nous motu proprio, dé¬
value la mémoire « fait main », cette ruse d’artisan.
Marginalise aussi bien le peintre du dimanche avec
son chevalet portatif que, dans l’information, Tintin
reporter avec son stylographe ou sa Remington.
On pourrait aussi bien baliser le déclin des images
par celui des mesures de police. Jusqu’à quand une
toile ou une sculpture ont-elles fait scandale ? Depuis
quelle date un commissaire ne s’est-il plus présenté
dans une galerie d’art à Paris pour faire retirer de la
vitrine un tableau litigieux ? Pourquoi les « photos
cochonnes » ne circulent-elles plus sous le manteau ?
Et pourquoi est-ce telle ou telle image publicitaire
qui mobilise à présent l’épiscopat français ? Une
chronologie des pratiques clandestines et des délits
d’image ferait une bonne introduction à l’histoire du
regard. Les amateurs de peinture regretteront sans
doute ce temps béni où un député socialiste, Jules-
Louis Breton, interpellait le gouvernement pour dé¬
noncer le scandale des « monstruosités soi-disant ar¬
tistiques » des cubistes, et leurs « folles surenchères
406 L ’après-spectacl e

d’extravagances et d’excentricités » alors exposées


au Salon d’Automne. C’était en 1912. En 1925 en¬
core, le commissaire général de l’Exposition des Arts
déco faisait voiler dans le pavillon français un nu de
Delaunay. Quel député aujourd’hui demanderait le
retrait d’un tableau d’un pavillon officiel ? Le film a
pris le relais : l’interdiction de La Religieuse de Ri-
vette, en 1967, enclenche la Révolution de 68 mais
atteste surtout l’autorité sociale du cinéma. L’his¬
toire de nos mécanismes de censure successifs suit
pas à pas la montée et le déclin des efficacités vi¬
suelles.
Également révélatrice serait l’histoire des célébra¬
tions, l’autre face des répressions. Notre temps est le
premier à se passionner pour les manuscrits d’auteur,
qu’il entoure de tous les soins, théoriques et maté¬
riels, et ce d’autant plus que le micro-ordinateur rem¬
place la page blanche par l’écran bleuté au domicile
des auteurs en activité. On vénère ce qui se perd.
C’est en général quand son impact décline qu’un do¬
maine d’images se voit offrir un musée, le ruban
rouge des mises à la retraite. L’effet patrimoine, c’est
aussi « le kick upstairs » des imageries en difficulté.
Il n’y a pas, en Europe du moins, de musées de la té¬
lévision, mais il y en a du cinéma parce qu’il est
vieux, malade et honoré. Du temps où la gravure
était un véritable outil de transmission, elle n’était
pas tenue pour un art noble. Elle l’est devenue offi¬
ciellement au milieu du xixe siècle (la « société des
aquafortistes » étant créée en 1862), au moment où la
photographie l’amputait de sa fonction principale, la
Chronique d'un cataclysme 407

reproduction des images peintes. La démocratisation


photographique a influé sur la multiplication des mu¬
sées nationaux de peinture, et c’est quand la fluide
vidéo a envahi les écrans, dans la décennie 1970, que
la photo a été à son tour consacrée comme art à part
entière, avec revues de réflexion, galeries indépen¬
dantes et départements spécialisés dans les musées
d’art contemporain (les expositions de photos sont
passées de la rublique « loisirs » à la rubrique « art »
du New York Times en 1975). C’est alors que les
meilleurs photographes sont devenus des grands
hommes (canonisation de Brassaï, Lartigue, Cartier-
Bresson). Le jour où les images par scanner et réso¬
nance magnétique feront l’objet d’une célébration
institutionnelle, doublée d’une appréciation mar¬
chande, la médecine aura trouvé d’autres modes de
visualisation des organes. Ambiguïté de l’ennoblisse¬
ment des images : ne marque-t-elle pas souvent
l’échange d’une dignité contre un désintérêt ? Le pre¬
mier dans le vidéo-art, Jean-Christophe Averty, s’en
est avisé à temps : « Je ne me suis jamais pris pour un
artiste. J’ai horreur du mot. Je suis un artisan. » Se
définir modestement comme un chercheur-produc¬
teur, quand on est un grand inventeur, dédore le bla¬
son mais entretient la flamme. Comme si l’instinct de
conservation du créateur passait par le refus de la
conservation en milieu clos. Souvenons-nous que
l’Antiquité s’est mise à entreposer les statues dans
des lieux publics (la pinacothèque étant un lieu privé,
au départ un simple vestibule d’atrium) lorsqu’elle a
cessé d’y croire. Belle sagesse : « Le mot art, ça me
408 L’après-spectacle

fait froid dans le dos, ça se termine toujours à coups


de marteau dans la salle de vente »
Qu’Averty se rassure : une création imaginaire fa¬
cilement copiable et difficilement conservable a peu
de chances de tenter les musées et les commissaires-
priseurs

1. Interview de Jean-Christophe Averty à Cartes sur Câbles,


automne 1991, Bruxelles.
Chapitre XI

LES PARADOXES
DE LA VIDÉOSPHÈRE

Évidemment, le visuel concerne le nerf


optique mais ce n’est pas une image pour
autant. La condition sine qua non pour
qu’il y ait image est l’altérité.

SERGE DANEY
Le visuel commence où finit le cinéma. Le
dernier état du regard retrouvant nombre de
propriétés du premier, le signal vidéo autorise
une idolâtrie d’un nouveau type, sans tragique.
La différence est que si l’image archaïque et
classique fonctionnait au principe de réalité, le
visuel fonctionne au principe de plaisir. Il est à
lui-même sa propre réalité. Inversion qui ne va
pas sans risques pour l’équilibre mental du col¬
lectif
L’archaïsme post-moderne

L’humanité « monte », sans bien savoir vers où, un


escalier où chaque nouveau palier atteint à grand-
peine évoque irrésistiblement non pas celui qu’elle
vient de quitter mais l’avant-dernier. L’actuel féti¬
chisme de l’image a beaucoup plus de points
communs avec la lointaine ère des idoles qu’avec
celle de l’art. L’ère 3 des médiations omniprésentes,
la nôtre, réveillant l’immédiateté sans machines de
l’ère 1, nous redécouvrons la phénoménologie des
imageries primitives.
L’impression de déjà-vu qu’évoque en général le
jamais-vu vient de ce que chaque cran de « post¬
modernité » réactive un archaïsme qui surgit devant
nous, quand on le croyait derrière soi, envolé avec le
« pré-moderne ». Comme la mondialisation écono¬
mique fait resurgir au Nord les besoins d’enracine¬
ment national et l’acculturation scientifique des éli¬
tes du tiers monde, les intégrismes religieux,
l’ubiquité électronique réenchante le visible, en sup-
412 L’après-spectacle

primant distances et délais. La télécommande ou le


monde extérieur obéissant au doigt et à l’œil. Un zap-
peur câblé est un sorcier heureux parce que enfin ef¬
ficace : il saute d’un continent à l’autre en un clin
d’œil. En passant des mappemondes au département
électroménager des grands magasins (rayon de l’au¬
diovisuel), la planète Terre a été à la fois miniaturi¬
sée et domestiquée. Elle peut désormais être livrée à
domicile, comme un frigo ou un aspirateur.
L’immatérielle vidéo réactive les vertus du « co¬
losse » archaïque. Une image sans auteur et auto-
référente se place automatiquement en position
d’idole, et nous d’idolâtres, tentés de Y adorer directe¬
ment, elle, au lieu de vénérer par elle la réalité
qu’elle indique. L’icône chrétienne renvoie surna-
turellement à l’Être dont elle émane, l’image d’art le
re-présente artificiellement, l’image en direct se
donne naturellement pour l'Être. Après la notion de
progrès rétrograde et celle de mondialisation bal¬
kanisante, nous devons admettre la réalité d’un autre
paradoxe : la société électronique comme société pri¬
mitive.
Le petit écran couleurs exauce, et au-delà, les
vœux néo-platoniciens de Plotin. Retrouvant la robe
sans couture du visible, il nous redonne l’émotion de
la présence immédiate. De même que l’or des mo¬
saïques byzantines véhiculait directement les éner¬
gies divines vers le fidèle, de même la brillance fluo
de la mosaïque télé, sans ombres ni valeurs, nous
communique-t-elle l’en-soi lumineux du monde.
L’icône orthodoxe était moins qu’une idole, parce
Les paradoxes de la vidéosphère 413

qu’elle n’était que médiatrice de la divinité, et non di¬


vinité elle-même ; mais elle était plus qu’un symbole,
car représentant une personne unique (celle du
Christ ou d’un saint), elle était elle-même unique (si
peu interchangeable qu’elle pouvait porter un nom
comme une personne humaine). La spirale des ima¬
ges nous fait repasser par les mêmes points, mais pas
au même niveau ontologique. Pour Forant, la vision
de l’icône était déifiante, et ce avec quoi elle cher¬
chait la ressemblance n’était pas de ce monde. La vi¬
sion de nos images d’actualité n’ouvre que sur le
monde profane - celui précisément que l’icône s’in¬
terdisait de figurer. Étant la Vie, Dieu dispensait
d’avoir à dépeindre les vivants, ordonnant ainsi l’en¬
semble du monde visible à une absence primordiale
et pétrifiée. Nous ne doutons donc pas qu’il y a profa¬
nation et obscénité, pour un croyant, à mettre en pa¬
rallèle une épiphanie et un télé-journal. Les chrétiens
ne s’autorisent pas à tenir la messe télévisée pour une
vraie messe, car le mystère de l’eucharistie n’opère
pas à travers l’écran (la foi occidentale aussi se vit en
communauté). Un confesseur ne peut donner l’abso¬
lution par téléphone, ni la sainte communion à la té¬
lévision. Il n’y a pas de téléprésence réelle de la chair
et du sang. Mais déjà, transmise par réseaux hert¬
ziens, la bénédiction papale urbi et orbi est supposée
garder son efficace - innovation charismatique qui
annonce peut-être d’autres adaptations. Qui sait s’il
n’y aura plus un jour de messe que télévisée (comme
il n’y a plus déjà d’autres Jeux Olympiques que des
Jeux mis en scène non pour mais par leur propre re-
414 L’après-spectacle

transmission). Pour l’heure, la vue du présentateur


quotidien n’efface certes pas nos péchés, comme la
Présence divine dans le rituel catholique, mais obser¬
vons que, malgré toutes leurs différences de statut,
les deux supports humains de la révélation ont
d'abord la frontalité en commun. Yeux dans les yeux,
face à face. Notre anchorman ou woman regarde qui
le regarde, comme le Sauveur de Roublev. Il fait
semblant, puisqu’il lit un prompteur, mais l’effet est
là : un oeil nous fixe sans nous voir, nous interpelle di¬
rectement, comme un index pointé sur nos personnes
selon le schéma althussérien de 1’ « interpellation en
sujet » propre à la convocation idéologique ou caté¬
chistique (« America wants you »). On n’a jamais vu
le Christ de dos. Poivre d’Arvor et Dan Rather non
plus. Ce sont par nature des Êtres de face, des rectos
sans verso, corps glorieux sans mollets, fesses ou nu¬
que : pures subjectivités non-objectivables. Ces hom¬
mes-troncs ne sont pas le Verbe mais le Réel incarné,
c’est-à-dire l’Événement dans sa lumineuse Vérité.
L'image photo était fixe, et le film projeté, du dif¬
féré. Empreintes, mais refroidies, décalées. L’indice
T.V. montre l’avènement de la vie à chaud. Avec son
éclairage infusant, le petit écran diffuse, à son insu et
au nôtre, le nouvel Évangile : le monde sensible est sa
propre connaissance, réalité et vérité ne font plus
qu'un. Fausse nouvelle, mais gratifiante. Illusion,
mais qui a la force de notre désir. Qu'il suffise de voir
pour savoir, n’est-ce pas notre vœu le plus ancien ?
Quelle plus belle promesse de félicité, quelle meil¬
leure garantie de moindre effort ? Votre regard voit
Les paradoxes de la vide'osphère 415

battre le pouls du monde, vous met au cœur des cho¬


ses (la fonction témoin, en société chrétienne et de¬
puis l’Évangile de saint Jean, est liée à l’organe de la
vue). La Bonne Nouvelle s’annonçait sub specie ae-
ternitatis, les nouvelles, sub specie temporis. Mais la
nouvelle divinité, c'est l’actualité : l’Incarnation
poussée jusqu’à son terme. Le petit écran ne fait pas
vibrer la lumière du huitième jour, celle de la vision
apocalyptique qui nous permettra enfin de voir Dieu
dans sa plénitude (sous toutes ses faces). Il illumine
plus modestement les sept jours de la semaine en
nous irradiant de réalité. L’icône chrétienne disait :
votre Dieu est présent. L’icône post-chrétienne : que
le présent soit votre Dieu.
De l’idole à l’idole, telle serait alors la carrière de
l’image en Occident. L’ « art » ayant fait intermède
entre deux idolâtries. La première, par excès de
transcendance ; la seconde, la nôtre, par défaut. En
régime idole, l’image, déclinaison du prototype divin,
avait trop de « off » : elle était comme écrasée par le
sacré qui la surplombait ou la traversait. En régime
visuel, d’« off », l’image n’en a plus assez : elle pro¬
cède à son propre sacre.
Notre œil déserte de mieux en mieux la chair du
monde. Il lit des graphismes, au lieu de voir des cho¬
ses. De même qu’avec les produits de synthèse, la dé¬
pendance de l’industrie à l’égard des matières pre¬
mières diminue chaque jour plus, ainsi diminue la
dépendance de nos images vis-à-vis de la réalité exté¬
rieure. Par quoi notre idolâtrie-bis retrouve la magie,
mais soustraction faite du tragique (là serait le tour
416 Laprès-spectacle

de spirale). Pour le tragique, il faut au moins avoir


quelqu’un d’autre en face - condition minimale - ou
« soi-même comme ennemi ». Dans une culture de re¬
gards sans sujet et d’objets virtuels, l’Autre devient
une espèce en voie de disparition, et l’image, image
d’elle-même. Narcissisme technologique, c’est-à-dire
repli corporatif de la « communication » sur son nom¬
bril, fonctionnement en boucle de la grande presse,
mimétisme galopant du milieu, alignement spontané
des organes écrits ou audiovisuels les uns sur les au¬
tres. La reprise authentifie le bobard et le fait rebon¬
dir, créant de toutes pièces l’événement comme le
grand homme. Le visuel se communique, il n’a plus
désir que de soi. Vertige du miroir : de plus en plus,
les médias nous parlent des médias. Et, dans les jour¬
naux, la page « communication » grandit en dimi¬
nuant d’autant les informations (du monde ex¬
térieur), tant il est vrai que dans un monde
intégralement médiatisé les médiations ne peuvent
plus que se médiatiser elles-mêmes, jusqu’à gommer
cette case vide, ce manque extérieur qui avait
jusqu’ici structuré comme un remords notre for inté¬
rieur et qu’on appelait « le réel ».
Le visuel sert, oui, et aussi à ne plus regarder les
autres. En particulier les individus particuliers. Si¬
gnal de lassitude, ou de renoncement ? Comme on ne
peut plus voir les hommes en peinture, on en a fait
des logos. De simples signaux visuels. Gorbatchev,
Arafat, Reagan, Castro, le Président, etc. ne sont pas
des individus mais des marqueurs, la signalisation de
remplacement de groupes humains qu’ils symbo-
Les paradoxes de la vidéosphère 417

lisent et qu’on n’a plus envie de regarder en face et


surtout d’examiner en détail. S’estompe l’angois¬
sante multiplicité des visages et des corps. Le sou¬
lagement du regard par la métonymie du Chef : l’un
pour tous. Ou le label en lieu et place de l’image, le
réflexe signalétique se substituant à la discrimina¬
tion optique et critique. Le visuel indique, décore, va¬
lorise, illustre, authentifie, distrait, mais ne montre
pas. Il est destiné à identifier le produit en une se¬
conde, et non à être regardé pour lui-même. L’image
déstabilisait, le visuel sécurise. Telle est même sa
fonction sociale, aussi irremplaçable qu’antique. Il y
a un bonheur tribal du « cliché », comme jadis du pro¬
verbe. « Ne cherchez pas ailleurs, ne perdez pas votre
temps à aller plus loin, tout est dans le cadre. Je ne
cache rien. » Plus de hors-champ ni de contrechamp.
Si le monde est ce qui résiste, déborde, dérange ou
contredit ma représentation - définition minimale du
« réel » en tant que catégorie -, nous ne sommes plus
très loin de la fin du monde, au sens philosophique de
l’expression. Et c’est la plus douce, la moins apoca¬
lyptique des Apocalypses. Le monde est en effet de¬
venu ma représentation. Cette résorption porte un
nom : l’idéalisme absolu. « Esse est percipi. » Nous
avons désormais les moyens technologiques de réali¬
ser le principe dit de Berkeley (évêque irlandais mort
en 1753), selon lequel l’essence des objets consiste en
ceci qu’ils sont perçus par nous. Des objets, soit des
adultes et des enfants, des territoires, des ponts, des
toits, des usines, etc. Annulation on ne peut plus plai¬
sante. Elle fait baisser les tensions psychiques et mo-
418 L ’après-spectacl e

raies chez les téléspectateurs ou interacteurs des « vi¬


deo games », ainsi soustraits aux incommodités de la
lutte des consciences. Il est toujours un peu déplai¬
sant de tomber sur un autre, et croiser un regard dé¬
range. Heureusement, le visuel marche au principe
de plaisir, quand l’image fonctionnait au principe de
réalité. Le premier boucle le village dans ses murs,
quand la seconde faisait effraction dans nos défenses.
Ils s’opposent l’un à l’autre comme l'information, qui
apporte une connaissance, à la communication, qui
entretient une connivence. Mais attention : la folie
menace quiconque, individu ou société, devient à soi-
même sa propre réalité.
Voir le sud de la planète à travers les lunettes du
nord, quoi de plus agréable (pour le nord) ? La per¬
ception du siècle siège au-dessus de l’équateur, puis¬
que c’est nous qui avons les satellites de diffusion, les
répéteurs, le câble et les caméras. L’idéalisme tech¬
nologique, ce n’est pas le sanglot, c’est la solitude de
l’homme blanc. Nous levons et baissons le rideau sur
les « colored people » à volonté, quand l’instant et la
scène nous conviennent. On dit « crise ! », comme
« moteur ! » et hop, on s’écarquille. Captivant. Répé¬
tition, lassitude, l'intrigue se brouille : éclipse. On re¬
garde alors ailleurs, sans traces gardées de la scène
précédente. La guerre du Golfe a été une guerre « vi¬
suelle », et, à ce titre même, invisible et sans traces
chez nous. Le Viêt-nam fut une guerre en images
parce qu’on y voyait des Vietnamiens et des Améri¬
cains, en pied, de face et de dos, non représentatifs et
non délégués, en l’état pour ainsi dire et in situ (et pas
Les paradoxes de la vidéosphère 419

seulement l’effigie Hô Chi Minh face à l’effigie


Johnson ou Nixon). Une guerre pour reporters et
photographes - leur chant du cygne peut-être. La vi¬
déosphère a mis depuis les professionnels de l’image
à la diète, en chômage technique : elle n’a plus besoin
que de « figures emblématiques », une par genre, ca¬
tégorie sociale, profession, ou discipline. Cet escamo¬
tage du multiple par l’un se désigne comme « star-
system ». Les prophètes du nouvel âge ont quelque
raison de soutenir que « la guerre du Golfe n’a pas eu
lieu » (1991). Sur quel territoire physique en effet ?
Sur quels corps, irakiens ou kurdes ? L’idée qu’un
mort non filmé est encore un mort, ou qu’un missile
Tomahawk n'est pas qu’une signature radar sur un
écran de contrôle, n’est plus une évidence à l’ère vi¬
suelle (aussi n’a-t-elle déjà plus aucun impact). On
parle justement de « couverture médiatique ». Le vi¬
suel couvre, de fait. On peut le comparer à une vérifi¬
cation de pouvoir, et le pouvoir aveugle ses déten¬
teurs. L’envie de découvrir choses et gens sous ladite
couverture survivra-t-elle au sens commun de la vi¬
déosphère ?
Cette dernière est à l’évidence portée à l’édifiant
et au prêchi-prêcha. Problème : la morale, c’est l’au¬
tre. Là où l’autre disparaît, comment peut-il y avoir
encore une morale concevable ? Et d’abord une mo¬
rale de l’image, laquelle suppose, outre un certain
respect de son objet (ou « sujet »), une réciprocité
possible des angles de vue. Le plan de bombarde¬
ment filmé en plongée du bombardier représente une
prise de vue économique. Le plan du bombardier vu
420 V après-spectacle

en contre-plongée par les bombardés, monté en alter¬


nance avec le premier, compose une prise de vue
éthique. C’est plus ingrat mais la fiction le permet
(quand c’est Coppola qui tourne), quoique cela coûte
cher. La vidéosphère résonnera-t-elle du bruit et de
la fureur? Elle bruira sans doute des guerres am¬
biantes, mais l’événement pourra-t-il être autre chose
que bruitage ?
La notion même d’histoire, comme celle de guerre,
de contradiction ou de tragique, impliquait la pri¬
mauté de l’écrit et le temps cumulatif qui lui corres¬
pond. Ces inventions-là datent de la graphosphère.
La vidéosphère actualise « la fin de l'histoire », lors¬
que le Maître se retrouve seul avec ses reflets et ses
échos. Malheureusement, la guerre est un étrange
exercice où il faut être deux. Il est probable qu’on ne
voudra plus connaître que des opérations de police, et
dans le tournage d’un fait divers les caméras ne sont
pas entre les mains des bandits mais des forces de
l’ordre. Hegel liquidé, ceux qui violent l’ordre juri¬
dique mondial ne sont plus en effet des ennemis ou
des antagonistes mais des délinquants, i.e. des sus¬
pects à identifier visuellement par fiche anthropomé¬
trique informatisée. Le visuel opère côté gendarmes.
Les voleurs n’ont pas de point de vue.
Le triomphe iconique a ainsi engendré la suri¬
mage, forme achevée de la non-image, puisque
l’image absolue n’est plus image de rien d’autre (si¬
non du logiciel sur ordinateur, ou, à la télévision, de
ce logiciel collectif qu’est l’opinion). Cas classique
d’inversion par passage à la limite : la grenouille qui
Les paradoxes de la vidéosphère 421

se fait plus grosse que le bœuf ne ressemble pas plus,


in fine, à une grenouille qu’à un bœuf. Ainsi du signe
visuel dans sa relation au référent : l’hypericône a
éclaté. C’est pourquoi il y a de moins en moins d’ima¬
ges dans la civilisation des écrans (dite « de l’image »
par antiphrase).

Télé-communication
et ciné-communion

Notre « visuel » est aux anciens arts visuels ce que


la sonorisation est à la musique, l’illustration à la
peinture ou la communication à l’expression. Disons
qu’il y a « communication » lorsque l’offre se règle
sur la demande, et « art », lorsque l’offre d’images
peut se concevoir indépendamment de la demande.
Une communication est indexée sur la diffusion, la¬
quelle n’est pas la raison d’être d’une création. Or,
même si on ne peut attendre d’une machine à diffu¬
ser de l’image, comme la télé, ce qu’on est en droit
d’attendre d’une machine à produire des images,
comme le ciné, ces deux industries de l’imaginaire ne
peuvent ni s’exclure ni se confondre.
Malgré ses lourds appareils de prise de vue et de
son, ses impératifs commerciaux et comptables, le ci¬
néma était ou est encore, à la fabrication, un artisa¬
nat. Il y a un lien tout spécial entre producteur et au¬
teur de films, analogue à celui qui unit l’éditeur à
l’écrivain. Il fait la différence entre le producteur de
cinéma et le programmateur de télévision. « Par ail-
422 L’après-spectacle

leurs, le cinéma est une industrie » (Malraux). Tra¬


duisons : à la diffusion. Une Esquisse d'une psycho¬
logie de la télévision qui se terminerait sur une
dédaigneuse incidente de ce genre ferait rire : si le ci¬
néma a l’ambiguïté d’une industrie d’art, qui doit
fabriquer en série des prototypes, la télé est, de pied
en cap, fabrication et diffusion, industrie. L'œuvre
de cinéma se communique, mais n’est pas faite,
comme le produit télé, pour communiquer. L’opéra¬
teur d’une chaîne (privée ou publique, la seconde
s’alignant sur la première) vend un public à des pu¬
blicitaires. C’est pourquoi, dit-il, « le public est notre
seul juge ». Instantané. Un producteur de cinéma
cherche un public pour un auteur, et la recherche
peut prendre du temps. Une œuvre a des spectateurs
- volontaires qui se sont dérangés vers une salle de
spectacle. Un produit, des consommateurs, qui télé¬
commandent leur choix sans sortir de leur salle de sé¬
jour. Ici un bain cathodique, avec toutes les méta¬
phores liquides en usage : robinet, flux, bouillie,
sirop, bouillon. Là, une mise à distance cathartique.
Le septième art appelle les réalisateurs des « met¬
teurs en scène », car il a pris naturellement la suite
des « arts de la scène ». Diffusion et projection, ce
sont deux consistances matérielles de l’image. Le
flux, et l’île. Deux densités du regard. Télé et ciné se
distinguent comme l’état visible de l’acte de voir ;
comme l’« avoir en vue » du « passer en revue » ;
comme le verbe grec horaô, voir, percevoir, du theao-
mai, contempler, considérer (d’où viennent théâtre
et théorème).
Les paradoxes de la vidéosphère 423

Comme la photo a libéré la peinture du devoir de


ressemblance, la télé a libéré le cinéma de ses devoirs
documentaires - disons des « sujets de société » et de
la quotidienneté sociale. Banalisant l’image, le mé¬
dium le plus léger oblige son aîné plus lourd à renché¬
rir dans l’extraordinaire pour justifier son existence.
Photo ou télé, la petite sœur, à la fois stimulante et
concurrente, est la meilleure propagandiste du grand
frère qu’elle déclasse. La complice principale est
aussi l’ennemie intime. La photo a permis la revue
d’art, l’ouverture à tous des collections particulières,
le transport à domicile de l’œuvre inaccessible, la dé¬
mocratisation du goût. Ainsi, par le biais de l’achat
des droits de diffusion, la télé soutient financière¬
ment la production, convertit en trésor un porte¬
feuille de films, démultiplie l’audience. Elle apporte
dans le tiers-monde, avec la vidéocassette, le cinéma
au domicile des plus défavorisés, comme la reproduc¬
tion entreposait le musée dans la chambre de l’étu¬
diant.
La télé transporte le film, qui passe désormais par
elle et, comme la peinture la photo, le cinéma a long¬
temps hypnotisé la télé. Il est même devenu l’arme
absolue des programmateurs de chaînes généra¬
listes '. En Italie, la télé a tué le cinéma vivant ; en
France, elle l’aide à vivre, ou à se survivre. Ici ou là,
ils forment un couple, infernal ou bourgeois. Rossel¬
lini est passé de l’un à l’autre, avec espoir ; et Averty

1. « Le film de cinéma reste le principal produit d’appel de l’audio¬


visuel pour les spectateurs », Joëlle Farchy, Le cinéma déchaîné
Presses du C.N.R.S., 1992, p. 303.
424 L'après-spectacle

fait rebondir Méliès, sans espoir. Mais quels que


soient les métissages, et les tandems, ils n’ont pas la
même généalogie. Si le cinéma descend du théâtre
(et aussi du cirque, du music-hall, etc.), la télé re¬
garde du côté du téléphone (quoique encore à sens
unique). Celle-ci relève de l’histoire des télé¬
communications, celui-là de l’histoire des beaux-arts.
Le contrepoint du grand et petit écran part de l’op¬
position chimie/électronique, celluloïd/ruban, théâ¬
tralité/intimité, mais ne s’y arrête pas. Il n’oppose
pas seulement l’image comme moment d’exception
dans la vie quotidienne à l’image normalisée de la vie
quotidienne. Pour discerner ce qu’ont d’incompa¬
rable deux imageries aussi voisines, il faut précisé¬
ment comparer. Ainsi la République et la Démocra¬
tie (ou, si l’on préfère, la démocratie républicaine à la
française et la démocratie libérale à l’américaine),
« idealtyp » qu’aucun sociologue ne peut observer à
l’œil nu, ne se comprennent que l’une par l’autre '. Il
est aussi aberrant de confondre ces deux modèles de
civilisation parce que l’Amérique absorbe la France
que d’amalgamer ces deux modèles d’images parce
que la télé mange le cinéma. Il est vrai que de plus en
plus d’œuvres de cinéma se destinent à la télévision
et à son public - effet d’entonnoir assez éblouissant.
Il est évident qu’il y a un cinéma standardisé et des
téléfilms de grande qualité (Jean Renoir et Rossellini
ont travaillé pour la télévision, Santelli et Kassovits
feraient honneur à des salles de cinéma). Et Godard,

1. Régis Debray, « République ou Démocratie », in Contretemps.


Éloges des idéaux perdus. Paris, Gallimard, 1992.
Les paradoxes de la vidéosphère 425

journaliste dans l'âme, aurait fort bien pu ennoblir la


télé sans la trahir. Précisons donc. Par cinéma, on en¬
tendra ici « le film d’auteur » et par « télé », l’informa¬
tion en direct ou l’émission de plateau. Réduction
sans aucun doute, mais à la moelle des choses, au
concept propre à chacun des deux genres, qui est
aussi son point d’excellence.
Contrepoint des regards plus que des produits,
étranger à toute condamnation d’un « bas » au nom
d’un « haut », d’une « culture de masse » au nom
d’une « culture cultivée ». Opposer un loup-garou à
une noble créature, ce manichéisme académique se¬
rait pour le moins imprudent, tant permutent à brève
échéance le toc et le chic. Dans les beaux-arts comme
au Ciel, chacun sait que les derniers seront les pre¬
miers. Les sarcasmes qui ont escorté les premières
décennies du cinéma se retrouvent presque tels quels
chez les détracteurs de la télé. « Pantomime pour
bébé de trois ans » (Paul Souday). « Divertissement
d’ilotes » (Georges Duhamel). « Le pire idéal popu¬
laire... la fin d’une civilisation » (Anatole France). En
esthétique comme ailleurs, l’apport majeur advient
par le genre mineur. S’expose donc au ridicule qui¬
conque ridiculise le petit du jour au nom du grand
d’hier - et le thriller ou la pub ont plus renouvelé le
cinéma que René Clair ou Cecil B. de Mille. Traiter
l’affiche en genre noble, le graphisme en symptôme,
tel clip en écorché du Zeitgeist, sans oublier le tag-
geur du métro, c’est justement notre parti pris. Po¬
sons donc en axiome que télévision et cinéma ont
égale valeur et dignité sociales : ils s’adressent aux
426 L après-spectacle

foules et veulent, doivent plaire. Ces armes une fois


rendues, nous nous tournerons vers Serge Daney, le
Christophe Colomb du Nouveau Monde visuel, pour
cheminer en sa compagnie dans le nouvel Eldorado.
Les fulgurances d’un éclaireur funambule au balan¬
cier ultrasensible, courant d’une image à l’autre, en¬
tre le mensuel du celluloïd et le quotidien de l'élec¬
tromagnétique, les Cahiers du cinéma et Libération,
s’ajoutent aux perspicaces et savants relevés des ex¬
plorateurs de la nouvelle économie de l'audiovisuel,
comme René Bonnel par exemple, pour cerner les
contours de la vidéosphère '.
Un cinéma est un lieu public où chacun se sent
seul ; devant sa télé, que chacun regarde chez soi, on
se sent tout le monde. Le grand écran vouvoie, mais
pour ménager des tête-à-tête ; le petit tutoie, mais
pour prendre en masse. Il y a des exceptions, ici Les
Dix Commandements et là Hervé Guibert, mais aller
au cinoche en bande demeure une fête personnali¬
sante alors qu’ouvrir sa télé est un plaisir solitaire
mais dépersonnalisant. L’organe de « l’individua¬
lisme démocratique » aurait-il un certain mépris pour
l’individuel ? Additionnés après coup (« total entrées
Paris surface »), les spectateurs ici forment un pu¬
blic, somme de rencontres uniques, et là, les télé¬
spectateurs, agrégat statistique instantané, une part

1. Serge Daney, Ciné-Journal, Cahiers du Cinéma, Paris, 1986,


préface de Gilles Deleuze ; Le Salaire du zappeur. Paris, Ramsay,
1988 ; et Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Aléas,
1991. La vingt-cinquième image. Une économie de l’audiovisuel, de
René Bonnel, est l’ouvrage de référence pour les rapports cinéma-
télévision (Gallimard, F.E.M.I.S., 1989).
Les paradoxes de la vidéosphère 427

de marché. Il est vrai que le cinéma s’adresse au¬


jourd’hui en priorité aux moins de vingt ans et la télé
aux plus de soixante-cinq (sans compter les malades
et les infirmes). La littérature restant comme l’art du
deuxième âge ? Le premier âge reçoit ainsi ses ima¬
ges d’Amérique, le troisième, jusqu’à hier du moins,
des Buttes-Chaumont (aujourd’hui condamnées).
Chacun ses studios et ses calculs. Gamins et pépés se
décomptent séparément : box-office et audimat. Le
premier chiffre peut correspondre à une influence,
dont les échos se cumuleront au fil du temps, le se¬
cond fait une audience, clignotante et sans traces. Un
film d’auteur rencontre son public par hasard ; il le
décroche, le rapte, le séduit, timbale qu’aucune
étude de marché ou enquête d’opinion ne peut préfi¬
gurer : toute production cinématographique est un
pari, quand ce n’est pas de la pub. La programma¬
tion télévisuelle n’est pas de l’ordre de l’appel mais
du ciblage : elle vise l’échantillon, le créneau, pour
s’y adapter. On remplace alors l’indéterminisme de
l’œuvre par le déterminisme du produit, la magie par
la sociologie. Ou les aléas de la nuit par la lumière du
jour. La raison d’être d’une émission est sa réception,
la valeur d’un message se mesurant à son écoute : le
« cinq sur cinq » est un bulletin de victoire. Médiamé-
trie, exactitude sans appel, pas de postérité en re¬
cours. Mais l’histoire du cinéma peut repasser les
plats, et les meilleurs sont réchauffés (loi du chef-
d’œuvre, contraint de s’inventer un public sur me¬
sure). Le petit écran, c’est le miroir du village : cha¬
que pays développé a la télé qu’il mérite. C’est pour-
428 L’après-spectacle

quoi les émissions-maison s’exportent si mal. Le bon


cinéma voyage ; la bonne télé, comme le bon vin, est
sédentaire : nul ne se plaît dans le miroir du voisin,
qui dérange plutôt. La télé consomme des nouvelles
ou des images de l’étranger mais en famille ou en
tribu.
Elle a l’âme majoritaire, comme le démocrate.
Renforçant les forts, elle assure les relations sociales
des individus relationnels, fait sourire les souriants,
vedettarise les vedettes, ajoute son aura à l’or. Om¬
bre lumineuse du milieu ambiant, le visuel est du
côté du manche et suit la ligne de moindre résistance.
La télé est le « feed-back » positif des sociétés libé¬
rales (« positive » est la mauvaise rétroaction, celle
qui fait s’emballer un mécanisme). Le cinéma a la
vocation minoritaire, façon républicaine : si la télé
est l’outil des vaniteux et la chance du conformiste,
sa légende à lui est faite par des orgueilleux et des
farfelus, ses chefs-d’œuvre proviennent des marges
et l’insuccès immédiat les magnifie (Citizen Kane fut
un bide à sa sortie). Avec Chariot, le cinéma a sym¬
boliquement consacré l’homme d’en bas. La télé,
avec Dallas, les gens d’en haut.
Bien sûr, le ciné est « un art économique » (Toscan
du Plantier). Et même plus que la télé, puisque le
spectateur paie pour voir, au coup par coup. Il n’a ja¬
mais échappé, comme en son temps la peinture, à
l’emprise des pouvoirs établis. Comme la télé, qui ne
s’est émancipée de l’État que pour s’asservir à l’ar¬
gent (et ceux qui osent se vanter, ici ou là, d’avoir « li¬
béré » la télévision, sont de mauvais plaisants). Mais
Les paradoxes de la vidéosphère 429

sans soutien public et sous la seule loi du marché (en


Europe du moins), le film serait déjà mort, gibier
d’archiviste ou hostie culturelle. Il faut dépenser de
plus en plus, au cinéma, pour attirer vers une salle les
domiciliés de l’image. Mais un film à petit budget
n’est pas condamné d’avance, alors qu’une émission
« difficile » l’est (à 0 h 15, soit un ou deux points d’au¬
dience). On engloutit des fortunes dans l’imaginaire,
ce luxe indispensable ; l’or et l’icône ont partie liée
depuis quelques milliers d'années '. Cette extra¬
vagance fait plaisir plutôt qu’envie : toute fête coûte,
celle de l’oeil aussi. Mais l’applaudimètre, Dow Jones
des valeurs de communication, doit venir justifier les
folies somptuaires d’une variété télévisuelle (trois
millions de francs l’heure), alors que le coût d’un pa¬
noramique sublime avec paysage et figurants par
milliers n’a pas, dans un film, à se justifier par autre
chose que sa nécessité interne, sa cohérence à l’en¬
semble.
La télé, « fenêtre ouverte sur le monde », encadre
ceux qui regardent à travers. Le ciné cadre du réel
extérieur, désocialise et dépayse. Un téléphage est un
sédentaire contrôlable, un cinéphile, un nomade in¬
contrôlé. Une bonne télé reflète son audience, le bon
cinéma brise le miroir. La première fabrique des in¬
digènes, le second des « traîtres à leur milieu » ou des
cosmopolites. Un « cinéfils » comme l’adolescent

1. En France en 1991 : 3 655,9 MF pour le cinéma. 5 521,7 MF


pour l’audiovisuel : Fiction 3 958,7 - Animations 899,1 - Document
601,9 - Magazine 32,4 - Spectacle 29,5 (C.N.C. Info. n° 21, mai
1992).
430 L ’après-specîacl e

Daney va au cinéma en son temps pour oublier la


vaisselle à faire, le onzième arrondissement et les
mesquineries de l’après-guerre. Le même, devenu
zappeur, doit réintégrer la France-telle-qu’elle-est et
refermer les fenêtres. Quand un télé-journal a-t-il
montré une carte de géographie, une mappemonde,
pour situer un pays, une ville, une région en crise sur
l’atlas (ou un tableau chronologique pour situer un
événement), comme on faisait jadis dans les docu¬
mentaires de Connaissance du monde ou aux actua¬
lités Pathé-Gaumont ? Cela couperait « l’effet de
réel ». Dans l’audiovisuel, il n’y a pas d'espace géo¬
graphique signifiant mais simplement signalétique et
abstrait : la carte météo (ou la géographie égoïste).
Appareil idéologique, donc narcissique, la télé at¬
teste une appartenance. Promoteur d’échappées,
mentales et physiques, le cinéma nous détache de nos
racines (nous rendant un peu moins plante ou lé¬
gume). Fonction en priorité sociale, sécurisante et so¬
cialisante de l’image domestique ; fonction fugueuse
et fuyante du rêve en salle. L’une, à son meilleur, est
testimoniale, rivée aux réalités en cours ou passées ;
l’autre peut être prophétique (Jean Renoir, Godard
ou Kubrick), mais sans le savoir ni le vouloir (à la ma¬
nière des peintres). Un critique de télévision fait la
chronique du temps qui passe : c’est un éditorialiste
politique déguisé. Un critique de cinéma (au temps
du cinéma) relayait par écrit des bouts d’éternité vi¬
suelle : « un prêtre raté » selon le mot de Daney. Le
système des studios en Amérique fait du producteur
le maître d’œuvre du film (par son droit au « final
Les paradoxes de la vidéosphère 431

eut »), qualité réservée en Europe au réalisateur. Le


cinéma littéraire résiste, en effet. Mais la télé euro¬
péenne est déjà aux normes américaines et dans une
chaîne McDonald’s le chef en cuisine est roupie de
sansonnet à côté du propriétaire. La fonction d’au¬
teur, dans une chaîne télé, revient de plus en plus au
producteur, désormais remplacé par le program¬
mateur. L’auteur sera alors directement Y annonceur
et la grille hebdomadaire défilera sans désir ni plai¬
sir, à la chaîne précisément.
La valeur d’un Renoir, d’un Welles ou d’un Wen-
ders ne dépend pas du « sujet traité » ; à la télé un su¬
jet intéressant rend sa retransmission intéressante.
Un bon film, c’est un style ; une bonne émission, c’est
une situation. Et un bon téléfilm, d’abord un bon su¬
jet. Soit la différence entre connotation et dénota¬
tion, poésie et prose. Une « icône » s’ajoute à un uni¬
vers qui ne la contenait pas. Un « indice » est un
fragment de l’univers auquel il renvoie. Un film est
un supplément aux choses, une bande un duplicata
des choses. Le cinéma nous parle du monde et des
hommes mais cet art à vocation réaliste veut un
chaos filtré, médiatisé par un point de vue, une sub¬
jectivité cadrante, dialoguante, découpante et mon¬
tante. La télé est en revanche à son meilleur lorsque
le chaos d’une situation fait irruption à l’image, dans
le frissonnement irremplaçable de l’éventuel. Car
l’aléa ici est l’acmé, manif en direct, retransmission
« live » des Jeux Olympiques ou débat au Parlement.
La stratégie de la réalité sera pour elle la meilleure.
Témoin le « reality-show », ou faites le héros vous-
432 L'après-spectacle

même. Plus besoin de comédiens ni de scénariste


pour symboliser. Directement de tartempion à tar-
tempion, chacun devenant son propre médiateur,
sans transpositions narratives et le tout à l’économie,
cachet minimal, pas de droits d’auteur. « Reality-
show », court-circuit génial et comble de l’artifice,
sommet de cet art de l’involontaire et de l’accidentel
(qui peut être, bien sûr, provoqué ou truqué), aussi
opposé à la préméditation cinématographique que le
document au mélo, ou le cru au cuit. L’immédiateté
ou le comble de l’illusion médiatique : croire qu'on
peut avoir accès directement à une expérience vécue
sans illusions sciemment pensées et interposées.
Un bon film bouleverse ; une bonne série intéresse.
L’un grave au fond de nous une courte passion, l’au¬
tre glisse sur nous comme un accès de bonne humeur.
Notre sympathie va au héros télévisé, mais le roman
comme le film peuvent susciter l’empathie. Comme
s’il n’y avait pas le même degré dans l’individuation
des types. En dehors de la fiction et du documentaire
historique (où elle excelle et dont les programma¬
teurs pourtant ne veulent plus en « prime time »), la
télé, ou le consensus fait médium, est l’organe central
du « on », avec un seuil de tolérance aux originaux
très limité. Le cinéma un archipel de « moi-je », où
chaque cinéaste n’est responsable que de ce qu’il
montre, sans alibi collectif. Nous imposant son ego
arbitrairement, l’acte cinématographique a quelque
chose d’un peu autoritaire. Une projection vous visse
en silence dans un fauteuil, bouche cousue, œil
coincé, en position d’hypnose consentie. Alors qu’on
Les paradoxes de la vidéosphèrp 433

va et vient décontracté devant une diffusion, faisant


causette, mains dans les poches. Rien ne vous oblige,
vous restez libre. Ça ne vous plaît pas ? Eh bien, zap¬
pez, on en a pour tous les goûts. Ou éteignez-moi,
vous ne dérangerez personne et vous le ferez sans re¬
mords : vous n’avez rien payé. L’image-mouvement
récompense l’immobilité physique des spectateurs ;
l’image-studio compense par sa fixité la dissipation
du consommateur. Quoique paralysé, le cinéphile se
dépense plus : la vraie vie est ailleurs, il faut mouiller
sa chemise et suivre mentalement les lignes de fuite
des images. Le téléphage a le droit d’aller pisser pen¬
dant la coupure publicitaire, mais dans sa tête, il
reste immobile. Sur le petit écran, la vraie vie n’est
pas derrière ou à côté, hors champ, mais ici et main¬
tenant. Rien au-delà. Le monde est ce qu’il est, vous
aussi, sékomça, point final.
Source de lumière et source d’autorité coïncident ;
toute lumière vient de Dieu. La petite lucarne, avons-
nous dit, a sa luminescence incorporée. C’est pour¬
quoi le cinéma, tout dogmatique que soit sa position
d’image, fait respirer le réel parce qu’il ne se donne
jamais tout à fait pour le réel lui-même, contraire¬
ment à la télé. Dans ce monde où s’exhibe tout ce qui
gagne, où les pauvres et les moches ont le droit (et le
devoir) de regarder les riches et les beaux, mais non
d’être regardés pour eux-mêmes (sinon comme ba¬
dauds ou faire-valoir), la réussite est à elle-même sa
preuve et sa morale. Le cours de l’Histoire est le Tri¬
bunal de l’Histoire. « Nous avons eu raison parce que
nous avons gagné » — formule emblématique : le fait
434 L’après-spectacle

dit le droit. Il est incritiquable, comme la télé elle-


même (puisque la critiquer, c’est critiquer le public
pour laquelle elle est faite). Comme disait Walter
Cronkite à la fin de chaque journal : « And that’s the
way it is. » Comment pourrait-il en être autrement ?
S’il faut forcer le trait : ce n’est pas le langage qui
est fasciste, c’est le visuel. Il braque les objectifs sur
ceux qui ont le plus d’apparence, confirmant ainsi le
pouvoir de ceux qui l’ont déjà, mais cette redondance
évacue la soupape des possibles et l’écart symbolique
de la loi. On ne réplique pas au présent pur, et, à la
télé, tout est toujours présent, immédiat, évident - ir¬
réfutable. Pour réapparaître, l’instant passé doit
faire semblant de n’être pas passé, s’afficher en
quasi-présent, se rejouer en simultané. C’est l'instant
replay, ce passé honteux immédiatement reconduit
comme présent, opposé au flash-back, passé glorieux
et affiché comme tel, magnifié par la mémoire, tel
qu’en lui-même enfin son éloignement le change. Ces
deux modes de retour en arrière, plus que deux fa¬
çons d’arrêter le temps, symbolisent deux façons de
vivre le moment présent : comme un absolu (vidéo-
sphère) ou bien un relatif (graphosphère). Deux mo¬
rales du temps. L'image cinéma rend le léger grave,
l’image vidéo rend la gravité légère.
Un sens s’incarne dans des plans de chair et d’os.
Blocs, grumeaux ou concrétions, ils ont une pesan¬
teur, épaisseur ou densité assez étrangère à la fluidité
plate des images télévisuelles. Chair et os, c’est om¬
bre et lumière. Grande tradition des éclairages de
studio quand le chef-op réglait les lumières comme
Les paradoxes de la vidéosphère 435

un peintre sur son sujet. « Art de plein jour obliga¬


toire » (Daney), l’image télé ignore le clair-obscur.
Pas besoin ici d’Henri Alekan ou de Claude Renoir.
On peut juxtaposer des silhouettes sans chair dans un
espace sans profondeur ni succulence. Sans vertige.
Le cinéma, « art d’expressions corporelles » comme
la danse (et la chorégraphie n’est pas seulement chez
Minelli ou Stanley Donen, mais d’abord dans la dé¬
marche de Gary Cooper et le balancé de John
Wayne), procure une sorte de jouissance sensori-
motrice par le rapport physique et chaud que noue la
vision entre le corps des acteurs et notre corps pro¬
pre. Les corps sur un plateau de télévision ressem¬
blent à des effigies, simulacres sociaux ou signalisa¬
tions interchangeables, utopiques, sans feu ni lieu.
Corps sans chair, sans lignes d’attraction ni mouve¬
ments d’amour. L’œil ici ne pénètre pas l’espace. Il
glisse sur des surfaces abstraites, d’un volume à l’au¬
tre, dans un rapport non plus physique mais pure¬
ment optique ou géométrique. Disons : politique. Le
cinéma a la vertu « d’approcher le lointain et d’éloi¬
gner le prochain », moyennant tout un jeu de dis¬
tances, fuites ou décrochages, où le sujet produit sa
liberté en choisissant à chaque instant ce qui est près
et loin de lui. L’image télé en revanche reçoit son es¬
pace, au lieu de l’ordonner. « Il n’y a plus de gros
plans parce qu’il n’y a que des gros plans » (Daney).
Cette liberté du viseur à la caméra, gage d’une maî¬
trise intérieure sur le monde extérieur, expliquerait
la capacité du cinéma à réussir le passage au symbo¬
lique, là où l’image télé reste dans la signalétique ou
436 L ’après-specîacl e

l’imaginaire. Par quoi le premier fait grandir, et le se¬


cond régresser. L’adolescent devient adulte via le
grand écran ; l'adulte, adolescent via le petit.
La télé catéchise. Elle marche au devoir plus
qu’au voir, se fait un devoir de nous faire voir tout ce
qui compte. Elle incarne le Jugement de la Société,
l’équivalent pour nous du jugement de Dieu. Un film
engage une responsabilité individuelle, comme toute
prise à partie du monde ; une émission, qui présente
sans montrer, si montrer c’est indiquer d’un certain
point de vue, tiendrait plutôt de la responsabilité col¬
lective. Le ciné est un fait moral, la télé un fait social.
Le premier relève de l’humanisme car il construit un
réel sous la responsabilité d’un regard, le cinéaste. La
seconde a une prédilection pour l’humanitaire parce
qu’elle joint l’édifiant à la tranche de vie. Assez « im¬
morale » dans ses propres procédures internes, ou¬
blieuse, truqueuse, racoleuse, peu soucieuse des
conséquences de ses images et du suivi de ses sujets,
la télé excelle pourtant à faire la morale aux autres,
nous. Elle nous donne nos bons et méchants de cha¬
que jour. Fatal aux grandes causes, le petit écran est
notre curé du village. Il « assure » côté pastorale, ne
serait-ce qu’en hiérarchisant au jour le jour les événe¬
ments, les personnages « en hausse », donc en vue,
« en baisse », donc hors champ. La grille de pro¬
grammes conjure le chaos. C’est déjà un toilettage
du désordre ambiant. Le J.T. est plus sécurisant en¬
core pour ses ouailles. Messe à heure fixe, pasteur-
vedette au visage familier, ordre immuable des ru¬
briques (politique, économique, social, étranger,
culture à la fin).
Les paradoxes de la vidéosphère 437

L’avantage du cinéma, c’est le temps qu’il perd.


Sa chance, ce sont ses longueurs. Ses langueurs et ses
pauses. Ces temps précieusement morts sans lesquels
ellipses ou raccourcis perdraient tout effet, tout sens.
L’image cinéma épouse encore le temps de la grapho-
sphère, qui est cumulatif. Un bon film construit des
durées où il fait bon vivre, comme des vies dans la
vie, refuges et foyers ouverts à tout un chacun. Tout
art est une maîtrise du temps. Lequel est le maître ul¬
time du visuel, qui doit prévenir le zapping par un
« toujours plus vite » promu en devise scoute. La vi¬
déosphère, qui bannit la durée, ne s’effraie pas de
voir une image, une émission, se chasser l’une l’autre,
car l’instant seul est réel (à ses yeux). Mais cet ins¬
tant insaisissable n’a de cesse de nous devancer,
comme un feu follet, mirage excitant et décevant, ti-
tillement sans fin pour nous autres, pauvres specta¬
teurs éternellement en retard d’une image-seconde,
d’une mode, d’un sujet, d'un scandale, d’un géno¬
cide, sur notre présent télévisuel qui court toujours
plus vite que nous. Le rattraper expose au tournis.
Rien ne se déploie sous nos yeux éberlués, ne s’argu¬
mente, ne respire. Clip et eut, clash et flash. Halète¬
ment, épuisement du temps pub. Quelqu’un prend-il
la parole dans un talk-show ou un débat, qu’on la lui
coupe aussitôt, pour une autre plus urgente, une info
de dernière minute, une voix mieux timbrée. « Plus
vite, s’il vous plaît, le temps court. » L’audience pour¬
rait zapper si l’attention était requise, l’argument dé¬
veloppé. Comme le bonheur démocratique, la vérité
audiovisuelle est une imminence toujours déçue. La
438 L'après-spectacle

bande-annonce d’un grand film qui à t-1 est rempla¬


cée in extremis par la bande-annonce d’un deuxième
grand film, qui à son tour... Le visuel nous aime mais
préfère le coïtus interruptus. Pour notre bien sans
doute et pour ranimer nos ardeurs. « Il nous reste à
peine une minute... » Pourquoi et à qui faut-il « ren¬
dre l’antenne » dans une minute, ce mystère ne sera
jamais éclairci et tant mieux. Cette énigme donne à
la règle de l’interruption, de l’exclamation ou du bor¬
borygme, un halo à la fois pathétique et fataliste qui
transforme l’étranglement des parleurs en une sorte
de sacrifice rituel à une divinité des ténèbres aux ar¬
rêts implacables : l’Heure.
Il y a une histoire du cinéma, le cinéma est his¬
toire. Comme le roman. Il n’y a pas d’histoire de la
télé, parce qu’elle est instant. Comme le journal. Un
film qui ne marche pas n’est pas mort ipso facto : il
va dans un catalogue ou à la cinémathèque. Une
émission qui a « bien marché », fût-elle recueillie par
un souvent inaccessible Institut national de l'audiovi¬
suel, meurt après son passage à l’antenne, et bien ma¬
lin celui qui peut se flatter de revoir ce qu’il a enre¬
gistré au magnétoscope un an après. Les films que
nous avons vus flottent en nous longtemps après
comme des airs de musique. Sans les connaître par
cœur, nous reconnaissons aussitôt la mélodie, et le
tout d’un film habite chacun de ses plans. Les mo¬
ments d’actualité télévisée qui nous restent scin¬
tillent en nous comme un kaléidoscope, mosaïque
sans forme, chronique sans chronologie, bribes sans
auteur. La télé donne l’heure, non l’année. Cette fu-
Les paradoxes de la vidéosphère 439

gitivité explique son angoisse de fidélisation, son ob¬


session du « rendez-vous régulier » avec le télé¬
spectateur. Elle a besoin de baliser le temps parce
qu’elle le banalise. Elle est le temps qui passe et le
temps qu’il fait, non celui qui cristallise et s’ordonne,
l’« acquis pour toujours » à la Thucydide. Leurre ou
bonheur ? Les deux à la fois, peut-être. La cinéma¬
thèque garde un patrimoine d’émotions, 1T.N.A. un
stock d’étincelles. Ce qui peut se dire autrement : en¬
tre deux images identiques, le ciné a besoin de rac¬
cord, mais la télé gagne au puzzle. L’un doit monter
des images que l’autre peut se contenter de juxta¬
poser.
L’image projetée obéit à une logique de totalisa¬
tion, l’image diffusée à une logique de frag¬
mentation. De la durée, des genres, des événements,
des publics. Là où celui-ci passe un contrat de vision
avec un bloc potentiel, peuple ou public, pour lui pro¬
poser un discours ou récit, il suffit à la seconde de
faire vibrer par contact de petites intensités locales.
La télé distrait des populations, par catégories et sec¬
teurs, sans « former » de communauté.
Lamilialiste, la télé ne fait pourtant pas famille
(ceci expliquant sans doute cela). Ni bande ni réseau.
Il y avait des ciné-clubs, il n’y a pas de télé-club. Su¬
ralimenté, le téléphage n’est pas nourri à l’Œdipe,
comme un cinéphile. La télé n’a pas puissance for¬
matrice, génétique, généalogique. Elle n’incite pas à
l’identification : on a tous rêvé, adolescents, de res¬
sembler à Cary Grant ou à James Dean, mais les pré¬
sentateurs de télé ne font rêver que les arrivistes, non
440 L'après-spectacle

les aventuriers. La télé ne fait pas grandir (si elle


peut infantiliser les grands). Qui est né à l’Histoire,
devant sa lucarne ? Un lacanien dirait : « Le petit
écran est du côté de l’imaginaire, le grand du symbo¬
lique. » Godard, plus simplement : « Ici, vous levez la
tête, là vous baissez les yeux. » Dans le bain visuel, on
a plus de chances, il est vrai, d’être ému que rebelle.
Penser, c’est dire non. Bon gré, mal gré, la télé dit
oui au monde tel qu’il va ; le cinéma, « oui mais » ; la
peinture lui disait oui, jusqu’à Manet. Depuis, et
c’est encore sa force propre, elle lui dit plutôt non.

Visiomorphoses

N’importe quel quinquagénaire plus ou moins édu¬


qué, élevé dans l’ancienne chimie des images et des
mots, s’éprouve parfois comme une personne dépla¬
cée : « has-been » graphosphérique à recaser dans la
vidéosphère. Il devrait plutôt se sentir gratifié : c’est
la première fois dans l’histoire que le temps court
d’une génération coïncide avec un changement de
médiasphère. Inappréciable aubaine que de voir de
ses yeux un milieu de pensée et de vie faire la
culbute. La charnière a grincé entre 1960 et 1980. Il
y a un monde entre nos têtes d’affiche d’hier et d’au¬
jourd’hui. Saut sexuel et transatlantique de B.B., fé¬
tiche du cinéma européen, à Madonna, l’héroïne pla¬
nétaire du videoage américain. Bond imminent du
téléphone au visiophone. Reptations compliquées des
vétérans (tout se joue à dix ans près). Nous sommes
Les paradoxes de la vidéosphère 441

tous, peu ou prou, des Ginger et Fred de la culture


textuelle répétant un glorieux numéro de tip-tap qui
fait un flop à l’antenne. Dépités mais domestiqués,
on attend sagement dans notre coin le signal d’entrée
en scène de la Présentatrice. Ginger Rogers et Fred
Astaire oubliés - Marion Brando et Gérard Philipe,
Viva Zapata et Fanfan la tulipe ne faisant non plus
référence - la parodie elle-même a perdu son
charme. Même argument, même chorégraphie, mais
le courant ne passe plus. Le chic du cinémaniaque
paraît toc aux téléphages. Ceux que la cinémathèque
de la rue d’Ulm avait fait grandir s’en étaient allés
rejoindre des cuirassés Potemkine, des tempêtes sur
l’Asie, des Zapata ou des Batailles du rail avec l’idée
qu’en tournant le dos à l’abstrait, l’Individu, ils fini¬
raient par toucher le Concret, l’Histoire et les « mas¬
ses ». Vingt ans après, il y eut cette découverte,
visuelle d’abord, conceptuelle ensuite : « les masses »,
c’est une abstraction improbable, et l'Individu, le
concret même, le pivot de diamant de la pyramide
Démocratie. De fait : un peuple ne rentre pas dans
le petit écran. Cadrage impossible. La Révolution ?
Du théâtre filmé, une salle à l’italienne, l’avant-
garde sur la scène, le peuple au parterre. La Démo¬
cratie, n’est-ce pas la vingt-cinquième image (celle
qu’ajoute à chaque seconde la télé aux vingt-quatre
du cinéma) ? Vitesse, décontraction, chacun chez
soi, et pas de mauvaises odeurs ni de file d’attente.
Entre Napoléon ou Potemkine et 37,2 le matin, on
n’est pas passé d’une vérité à un mensonge : les films
d’Abel Gance ou d’Eisenstein étaient aussi truqués
442 L ’après-spectacl e

ou dangereux, manipulés et manipulateurs, que nos


jolies bandes publicitaires. En changeant de cadre,
de rythme, et d’écran, on a changé d’« isme ». L’indi¬
vidualisme concurrentiel est moins dangereux que le
communisme et sans doute que le fascisme mais c’est
aussi une idéologie.
Le petit écran n’a pas bonne mine mais plus qu’un
façonneur de mentalités, reconnaissons en lui le
Trieur de l'Être le plus opératoire du moment. La té¬
légénie est un eugénisme soft et le racisme du look,
le seul qu’on interdit d’interdire. Tout sourire, le pe¬
tit-neveu de Mengele sur le quai d'arrivée voit venir à
lui les idées, les personnalités, les morales, les projets
politiques, les œuvres d’art, les livres en concurrence
qui descendent pêle-mêle du train : gauche, droite?
Screen, pas screen ? Look, pas look ? Critère : l’idée
est-elle scénarisablel L’auteur est-il starisablel
Peut-on le transposer sur un plateau, en feuilleton,
bande dessinée, téléfilm ? Les candidats symboliques
à la survie sociale ont une carrière déterminée par
leur valeur d’imagerie respective. Celle-ci mesurera
leur coefficient épidémique, ou leur aptitude à la dif¬
fusion, laquelle commande à la programmation. La
sélection génétique des idées sociales remonte de
l’aval vert l’amont.
Un brin de sociologie amusante. Observons les
idéaux maison en circulation : la morale humanitaire
d’extrême urgence, les Droits de l’Individu (et non
du Citoyen, invisible), la diplomatie des apparences,
la politique des coups, la sélection photogénique des
patrons et des candidats, l’appréciation des textes sur
Les paradoxes de la vidéosphère 443

le visage et la voix de l’écrivain, le talk-show comme


norme et formatage du débat d’idées, la caricature
édito, la mise en image sonore des titres dans la
presse écrite. Le discours qui ne peut être visualisé
est tenu pour billevesée. Tartes à la crème que tout
cela ? Et le design, ces chaises admirables qui font si
mal aux fesses parce qu’elles n’ont été conçues que
pour être vues ? Ces tableaux sans chair faits pour le
papier glacé des revues d’art? Ces bâtiments in¬
habitables et inutilisables, sans rapport avec le ca¬
hier des charges ou leur destination propre, mais qui
font de si jolies maquettes, ou de si beaux clichés
dans les pages des magazines ? Architecture du
« geste » ou bien du coup d’œil ? Les graphismes et
les maquettes de livres, qui empêchent presque de les
lire mais si admirables par eux-mêmes ? Ces robes de
styliste que personne ne mettra mais si flatteuses
sous les spots ? Ces produits vendus sur le pac¬
kaging ? Ces recherches éperdues de logo dans les
entreprises ? L’image-signe normalise les produc¬
tions et oblitère les fonctions.
Le visuel a subjugué les anciennes élites de l’écrit,
traditionnellement iconophobes. La bascule s’atteste
on ne peut mieux chez les professionnels des mots, les
plus éloignés, par métier et tradition, des valeurs
d’exposition. En 1960, deux personnes « cultivées »,
se rencontrant à dîner, parlent de ce qu’elles ont lu ;
en 1990, les mêmes parlent de ce qu’elles ont vu. Nos
dîners en ville mettent en babil le visuel de la veille.
En termes de localisation cérébrale, l’hémisphère
gauche de nos sociétés, les professionnels du symbo-
444 L ’après-spectacl e

lique (objectivité, distance, exactitude), tend à fonc¬


tionner à son tour comme l’hémisphère droit, voué à
l’imaginaire (subjectivité, émotion, affect). La classe
symbolique (sans oublier, bien sûr, l’auteur de ces li¬
gnes) se désymbolise, régresse de l’analyse au
contact, du lu au vu. Se drogue à l’icône de soi, hap¬
pée en m’as-tu-vu par la maladie du temps, le narcis¬
sisme. Et son petit frère, le voyeurisme. Les plus cou¬
rageux filment leur agonie en direct ; le tout-venant a
remplacé la prise de position par la prise de pose sur
les lieux de reportage. Réflexes d’adaptation qui re¬
lèvent plus de l’écologie que de la morale.
La télé (et en deuxième lieu la radio) fixe l’échelle
des prestiges et des rétributions, en quoi l’homme de
plume est désormais logé à la même enseigne que le
politique ou le comédien. Paraître ou périr. Le regard
public valorise, et le prix qu'une vedette - dans le mi¬
lieu intellectuel, politique ou journalistique - peut
demander pour une conférence ou une animation est
très exactement indexé sur sa fréquence d’apparition
au petit écran. Accroître sa visibilité est devenu l’im¬
pératif commun. Ce qui commence par la recherche
désormais obligatoire de l’illustration pour la ja¬
quette du livre (casse-tête des auteurs mais pro¬
vidence des documentalistes), problème le plus sou¬
vent résolu par la photo de l’auteur sur la couverture.
L’abaissement du pouvoir intellectuel en tant que
tel s’est donc renégocié par la visiomorphose de la
classe discutante. La mutation a eu pour signe ex¬
térieur un transfert d’arrogance : humilité nouvelle
des scribes à l'ancienne. La prééminence d'une pro-
Les paradoxes de la vidéosphère 445

fession se mesure à sa marge d’impunité. Odieux sont


les maîtres du visuel, comme l’étaient hier les maî¬
tres de l’écrit (la catégorie n’étant pas, bien sûr, la
somme des individus). Ils se croient tout permis, et à
juste titre, si presque tout dépend d’eux. Plagier,
tronquer, injurier, snober, décommander in extremis,
ne pas répondre aux lettres ni aux appels, réveiller à
cinq heures du matin, écorcher les noms propres, es¬
tropier titres et citations : aux vices qu’on tolère chez
nos nouveaux messieurs, combien de quidams garde¬
raient-ils droit de Cité ? Indignation inutile, le sup¬
port commande. Cette volatilité-ci fait cette désin¬
volture-là. La vidéosphère est supérieurement mufle
et je-m’en-foutiste car ses mémoires matérielles sont
profuses et labiles. Sanction improbable. Plus : impo¬
litesse et performance sont, dans cette sphère, syno¬
nymes. Défaillances, fautes ou dérapages ont la vertu
- magnétique - de s’effacer l’une l’autre, au bénéfice
d’une auto-amnistie souriante et quasi machinale.

L’impensé collectif

Coupons à l’anecdote, visons les racines.


L’image qui nous fait penser ne se pense pas elle-
même. On ne découvrira pas ses points aveugles sans
d’abord détourner les yeux. Pour, par exemple, les
poser sur des livres '.

1. À commencer par celui de Daniel Bougnoux, La Communica¬


tion par la bande, Paris, La Découverte, 1991. Voir aussi, du même,
« L’efficacité iconique », in Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 44,
automne 1991.
446 L’après-spectacle

L’image physique (indicielle ou analogique :


photo, télé, cinéma) ignore l’énoncé négatif. Un non-
arbre, une non-venue, une absence peuvent se dire,
non se montrer. Un interdit, une possibilité, un pro¬
gramme ou un projet - tout ce qui nie ou dépasse le
réel effectif - ne passent pas à l’image. Une figura¬
tion est par définition pleine et positive. Si les ima¬
ges du monde transforment le monde en une image,
ce monde sera autosuffisant et complet, une suite
d’affirmations. « A brave new world. » Seul le sym¬
bolique a des marqueurs d’opposition et de néga¬
tion.

L’image ne peut montrer que des individus parti¬


culiers dans des contextes particuliers, non des caté¬
gories ou des types. Elle ignore l’universel. Elle doit
donc être appelée non pas réaliste mais nominaliste :
n’est réel que l’individu, le reste n’existe pas. Ce qui
vaut encore plus pour l’image TV, condamnée au
gros plan. L’audiovisuel est, au sens propre et neutre,
idiovisuel. La France, l’Humanité, le Capital ou la
Bourgeoisie comme la Justice ou l’Instruction pu¬
blique ne passeront jamais au J.T., mais tel Français,
cet homme-ci, cet entrepreneur ou ce saint-là. « Tous
les hommes naissent libres et égaux en droits » - voilà
une proposition abstraite et décontextualisée tech¬
niquement interdite à l’écran. La généralité et l’im-
personnalité d’un énoncé de droit rend impossible la
mise en images des statuts juridiques (comme celui
de citoyen, de propriétaire ou de prêteur) - sauf co-
Les paradoxes de la vidéosphère 447

casseries rédhibitoires. Le Droit n’a pas droit à


l’image
L’image ignore les opérateurs syntaxiques de la
disjonction (ou bien... ou bien) et de l’hypothèse (si...
alors). Les subordinations, les rapports de cause à ef¬
fet comme de contradiction. Les enjeux d’une négo¬
ciation sociale ou diplomatique - sa raison d’être
concrète en somme - sont, pour l’image, des abstrac¬
tions. Non le visage des négociateurs, ses figurants.
L’intrigue compte moins que l’acteur. L’image ne
peut procéder que par juxtaposition et addition, sur
un seul plan de réalité, sans possibilité de métaniveau
logique. La pensée par image n’est pas illogique mais
alogique. Elle a forme de mosaïque, sans le relief à
plusieurs étages d’une syntaxe.
L’image enfin ignore les marqueurs de temps. On
ne peut qu’en être le contemporain. Ni en avance, ni
en retard. La durée ? Une succession linéaire de mo¬
ments présents équivalents les uns aux autres. Le
duratif (« Longtemps, je me suis couché de bonne
heure »), l’optatif (« Levez-vous vite, orages dési¬
rés... »), le fréquentatif (« Il m’arrivait souvent
de... »), le futur antérieur ou le passé composé n’ont
pas d’équivalent visuel direct (du moins sans l’aide
d’une voix off).
Ces quatre déficits sont des faits objectifs, non des
jugements de valeurs. Et tout l’art du cinéma
consiste à les « tourner ». Leur fusion cristallise une
subjectivité collective. Les valeurs du temps sont les

1. Voir, de Michel Miaille, « Le droit par l’image », in Droit des


médias, faculté de Droit de Nantes, 1988.
448 L'après-spectacle

« trous » de l'image renversés en « pleins » ; son idéo¬


logie, une iconologie sui generis. Ce qu’on baptise
« la nouvelle pensée » n’est sans doute que l’éternel
impensé de l’image actualisé par nos machines de vi¬
sion. La Raison iconique mord inexorablement sur la
« Raison graphique » et la superposition des deux fait
notre moment culturel, photographie tremblée pas¬
sible de deux lectures opposées, selon qu’on l’envisa¬
gera à partir de l’une ou l’autre, passé ou avenir.
Théologien protestant de la graphosphère, Jacques
Ellul annonce une catastrophe spirituelle '. Philo¬
sophe prospectif et informé des potentialités de la té¬
lématique, Pierre Lévy, une nouvelle Renaissance 1 2.
Cela fait deux regards sur le présent.
On s’accorde à dire les jeunes générations « déles¬
tées de tout endoctrinement », « privées de tout pré¬
jugé », « éloignées de tout catéchisme » et « solide¬
ment adossées au réel ». C’est vraisemblable mais
n'ont-elles pas, ce faisant, substitué un catéchisme à
un autre ? À savoir les dogmes et préjugés de
l’image-vidéo à ceux du texte imprimé ? L’audiovi¬
suel n'a pas besoin de catéchiser pour faire doctrine.
Le primat du spontané sur le réfléchi, de l’individu
sur le collectif, l’écroulement des utopies et des
grands récits, la promotion du pur présent, le repli
sur le privé, la glorification du corps, etc. : il n’est pas
une seule des caractéristiques tant vantées ou dé-

1. Jacques Ellul. La Parole humilée, Paris, Éditions du Seuil,


1981.
2. Pierre Lévy, La Machine Univers, Paris, Éditions La Décou¬
verte, 1987, et L'idéographie dynamique, Paris, La Découverte,
1991
Les paradoxes de la vidéosphère 449

criées de cette nouvelle mentalité collective qui ne


puisse s’interpréter comme un très banal effet de vi¬
suel.
Ce par quoi nous voyons le monde, construit si¬
multanément le monde et le sujet qui le perçoit. Ce
qui est construit par la machine à représenter, finale¬
ment, c’est l’accord des deux. Harmonisation in¬
consciente et muette, donc efficace. Le sujet est fait
pour l’objet, l’objet pour le sujet, les deux font sys¬
tème : par où introduire un levier d’étonnement
quand tout « colle » à merveille ? Un nouveau régime
d’image accrédite son propre régime de vérité, en
sorte qu’il est incritiquable, et même inobservable de
l’intérieur. Il sera en revanche plus facilement ob¬
jectivé du point de vue du régime antérieur (ce qui
donne inévitablement un aspect réactif, ressenti-
mental ou réactionnaire à toute mise à distance du
bloc d’évidences en vigueur, pour la plus grande joie
de ce dernier, qui ne s’en légitime que mieux).
L’image T. V., c’est une manière de voir l’image T.V.,
qui exclut la vision de la vision. Sauf à tourner le bou¬
ton.
L’inaptitude à la négation formera des esprits posi¬
tifs, ouverts au bon côté des choses, prenant le monde
à bras-le-corps, sans les vaines négativités de jadis.
Attentifs à leur environnement immédiat, soucieux
de leur équilibre privé, bons pères et bons époux.
Mais aussi des esprits conservateurs, moins disposés
à changer le monde qu’à s’y faire une place, portés à
un scepticisme de bon aloi par un « au fond, tout cela
revient au même ». Le défaut de valeurs d’opposition
450 L ’après-spectacl e

ou de dépassement produit en effet l’équivalence gé¬


néralisée des réalités exhibées, chacune chassant
l’autre et se valant toutes. Nihilistes à l’horizon ? Ce
sont les mêmes.
L’inaptitude à la généralité formera des individus
attentifs aux individus, « soucieux de la singularité
des êtres » (Pierre Lévy) et des situations, plus épris
de charité concrète que d'une abstraite justice. Des
personnes plus ouvertes, disponibles et qui osent dire
« je » (à la télé, on ne parle bien qu’à la première per¬
sonne : le « nous » et le « ils » ne passent pas). Mais
plus vulnérables et influençables aussi, car livrés à
eux-mêmes, sans amarres ni références symboliques.
Fascinés par la réussite individuelle, arrivistes et cy¬
niques, incapables de sacrifices, ne croyant en rien si¬
non à l’argent, et surtout pas dans la Loi, expression
de la volonté générale. Un seul évangile : l’ego. Des
égoïstes au bon cœur. Ce sont les mêmes. « Le nomi¬
nalisme est la voie royale vers le matérialisme. À vrai
dire, c’est une voie qui ne débouche que sur soi » (Al¬
thusser).
L’inaptitude à la mise en ordre : des êtres
« conscients de l’ambiguïté du réel », préférant
l’éclectisme à l’esprit de système, manœuvrant sou¬
plement dans les situations floues, affranchis des
mots creux qui nous ont fait tant de mal (Révolution,
Nation, Prolétariat, République, etc.), « disposés à
construire des images du monde non pas vraies mais
viables » (Pierre Lévy). Des esprits déstructurés, dé¬
pourvus d’esprit critique, crédules, dociles et passifs,
sans exigence ni rigueur. Ce sont les mêmes.
Les paradoxes de la vidéosphère 451

L'inaptitude à la flexion temporelle : des êtres im¬


mergés dans leur temps, vivant intensément l’ins¬
tant, épanouis, valorisant mieux l’éphémère, sen¬
sibles aux valeurs locales et de proximité, attachés
au « micro » et au « concret », aptes aux engage¬
ments rapides. Mais des êtres sans mémoire ni recul
intérieur devant l’événement, aussi peu enclins au
respect de la parole donnée hier qu’à la préparation
méticuleuse des lendemains. Qui veulent tout et
tout de suite. Et pour qui « une morale qui apprend
à attendre et agir patiemment sera une morale reje¬
tée » (Jacques Ellul).
Chaque époque de l’esprit, chaque milieu de trans¬
mission a sans doute ses critères d’intelligence. Mal¬
raux en distinguait trois : « L’intelligence, c’est la
destruction de la comédie, plus le jugement, plus l'es¬
prit hypothétique. » Aucune de ces opérations ne
peut se faire en images, ni par elles. Mais sans, et pro¬
bablement contre. La vidéosphère, semble-t-il, en
juge autrement. Articulé, linéaire, objectif, le Don
Quichotte de l’écrit verra autour de lui une société
cynique et fluide, correspondant à la fluidité cynique
des images T.V. Des esprits alogiques et sans liai¬
sons, à courte vue, à l’image de nos programmes en
mosaïque, sans queue ni tête. Dans un monde où
l’anecdote vaut pour démonstration, l’aphasie de¬
vient un idéal d’intégrité puisque tout peut se dire de
tout et que le bruitage permanent ressemble au si¬
lence. Au contraire, un Sancho des veillées vidéo, di¬
vaguant et digressif, zappeur comblé, se louera
d’être né dans un monde inventif, foisonnant d’initia-
452 Laprès-spectacle

tives et de points de vue, où tout peut arriver, riche


d’associations libres et d’évocations poétiques, un
monde où les valeurs émotionnelles de contexte, de
sympathie et de participation physique viennent
nous sauver de l’ennui et du froid cynisme des abs¬
tractions logiques.
Chapitre XII

DIALECTIQUE DE
LA TÉLÉVISION PURE

Dans l'arène dialectique, la victoire ap¬


partient au parti auquel il est permis de
prendre l’offensive, quand celui qui est
forcé de se défendre doit obligatoirement
succomber. Aussi des champions alertes,
qu’ils combattent pour la bonne ou pour la
mauvaise cause, sont-ils sûrs de remporter
la couronne triomphale s’ils ont soin de se
ménager l’avantage de la dernière at¬
taque.
EMMANUEL KANT
Critique de la Raison pure
« Dialectique transcendantale *
Le tableau des antinomies de l’audiovisuel
ressemble à celui de la Raison pure. Chaque
thèse a son antithèse et aucune ne peut réfuter
l’autre, en sorte que Viconophobe et l’iconodule
sont condamnés à vivre ensemble, et parfois
dans le même individu. La juxtaposition des ar¬
gumentaires, qui aidera à dissiper quelques il¬
lusions, confirme que, sur le fond, la question
de l’image n’a pas notablement avancé depuis le
vnf siècle.
Luther redoutait que la prolifération de l’imprimé,
dont il tira pourtant un si beau parti, ne se retournât
contre la vérité du Livre en incitant à une lecture su¬
perficielle. Les frères Lumière et Heinrich Hertz ne
semblent pas avoir eu la même prémonition pour
l’image industrielle. C’est un fait pourtant que trop
d’images tuent l’Image. L’inflation iconique a sa loi
de Gresham, comme l’autre : la mauvaise chasse la
bonne. Albums, dépliants, magazines, affiches, en¬
seignes et écrans nous barbouillent d’incititions vi¬
suelles, s’estompent les différences entre .euvres et
produits, et toutes finalement perdent en 'ntensité.
L’ogre optique trie le trop-plein de l’envir :nnement
avec l’incurieuse agilité qui trahit le deveni -signe de
nos images. Nous survolons tableaux et photos
comme la une du journal ou l’affiche du métro ; nous
visionnons un film comme un spot ; et notre petit
écran comme le trottoir où l’on marche, comme les
voitures sur l’autoroute quand on veut doubler.
L’image manque parce que le temps manque.
Telle serait la maladie du bonheur vidéo : la visuali-
456 L ’après-spectacl e

sation comme vérification, entre le leasing et le news.


Non plus voir mais contrôler que tout se déroule bien
comme prévu. De même que le « tout est art » indique
un monde où l’art n’est plus grand-chose, le tout-à-la-
vue marque autant le déclin du regard que son triom¬
phe. À croire que les belles images multiplient les
mal-voyants. Touristes, plus nous mitraillons pay¬
sages et monuments, moins nous les contemplons. Le
prédateur d’images se soucie peu de ses proies. Il ne
voit que pour vaincre et chanter « vini, vidi, vici ». Mé¬
canisme connu : plus les véhicules vont vite, moins les
corps se remuent. Comme l’ubiquité électronique se
monnaye en immobilité physique, et le « temps réel »
en une modalité de l’intemporel, l’œil lassé d’écouter
finit par entendre comme une oreille qui flotte. Trans¬
former le monde en images de synthèse, à la fin,
n’est-ce pas lui - et nous - crever les yeux ?
La Critique de la Raison pure nommait « dialec¬
tique » la « logique de l’apparence » et « dialectique
transcendantale » l’étude des illusions naturelles, iné¬
vitables mais non inexplicables, entretenues par l’es¬
prit sur la nature de l’âme, du monde et de Dieu. Les
scènes de discorde auxquelles donnent lieu les con¬
flits d’idées sur la nature de la vidéosphère appellent,
toutes proportions gardées, un tableau des antinomies
du même style. De même qu'on ne peut pas démon¬
trer que le monde a un commencement dans le temps,
non plus qu’il n’a pas de commencement dans le
temps, on peut aussi bien démontrer que la vidéo-
sphère sert et ne sert pas la démocratie, la vérité, la
paix entre les peuples et la liberté de l'homme. Une
Dialectique de la télévision pure 457

thèse dialectique de la raison pure « a pour objet non


pas une question arbitraire que l’on mettrait en avant
par plaisir mais un problème que toute raison hu¬
maine rencontre nécessairement dans sa marche 1 ».
Ainsi de l’audiovision pure, où l’on ne peut espérer
que rendre les arguments inoffensifs, « mais jamais les
détruire ». Le bon côté de cette antithétique « où la rai¬
son se jette d’elle-même et inévitablement », c’est que
chacun, qu’il soit pour ou contre la télévision, est sûr
de ne pas dire tout à fait une sottise. Le mauvais, c’est
l’absence de critère susceptible de départager une fois
pour toutes les mélancoliques et les euphoriques. Les
bons et mauvais usages de l’écran (si vous expliquez,
devant telle catastrophe aérienne, qu’à force de rem¬
placer les images par les chiffres, les écrans de
contrôle privent les pilotes de tout contact direct, vi¬
suel, avec l’environnement physique, ce qui est fort
dangereux, on est fondé à vous répondre qu’on est tout
de même bien content de pouvoir atterrir de nuit dans
le brouillard grâce aux simulations numériques).

L’organe de la démocratie

Première antinomie de notre œil d’Ésope : « la télé


sert la démocratie » ; « la télé pervertit la démocra¬
tie ». Les professionnels de l’image, qui en vivent, tien¬
nent plutôt pour la thèse ; les spécialistes des idées,
qui y perdent, pour l’antithèse. Chacun sait que la té

1. Kant, Critique de la Raison pure, tome II, trad. Barni, Paris


Flammarion, 1944, p. 14.
458 L 'après-specîacl e

lévision est l’objet que les intellectuels aiment haïr, et


que les politiques sont contraints d’aimer. Comment
échapper à l’unilatéralité des points de vue ?
La télé est démocratique, dira la thèse, « car tout
le monde la regarde et tout le monde en parle » (sic).
Égalité d’accès « indispensable à l’exercice de la dé¬
mocratie 1 ». La télé remédie à la destruction du lien
social, opérée dès avant son apparition par la civilisa¬
tion industrielle. Notre village de substitution, nou¬
vel espace public, permet d’intégrer à l’espace poli¬
tique comme aux grandes fêtes collectives les vieux,
les malades, et toutes les couches marginales qui en
seraient sinon exclus. « Jamais auparavant autant de
citoyens n’ont participé à la vie publique, n’ont été
informés, ne se sont exprimés et n’ont voté de ma¬
nière aussi égalitaire » (ibidem). On ajoute encore
qu’en devenant précisément spectacle et séduction,
la politique est devenue moins élitiste, plus at¬
trayante pour un plus grand nombre de gens simples.
Que sans la télé, l’électeur moyen, qui ne lit plus
guère, ne saurait rien des programmes et des partis
en concurrence. On vantera également ses effets
d’apaisement et de tolérance. Dépassionnant les hai¬
nes collectives, réduites à des joutes personnelles et
rhétoriques, l’audiovisuel diminue le taux d’hystérie,
remplace la diatribe par le dialogue, l’excommunica¬
tion par la communication, les coups sur la gueule
par le duel oratoire 2. C’est donc bien « l’outil le plus

1. Dominique Wolton, « La télévision, instrument de la démocra¬


tie de masse », Le Monde, Ier février 1992.
2. Gilles Lipovetsky, L’Ère du vide, Paris, Gallimard 1983.
Dialectique de la télévision pure 459

démocratique des sociétés démocratiques » et « un


formidable moyen de communication des gens entre
eux » (Dominique Wolton). Providentiellement adap¬
tée à un régime où les élus doivent chaque jour
convaincre et s’expliquer devant les électeurs, dans
la foulée de la grande presse et de la radiodiffusion,
l’information télévisée élargit l’agora aux campagnes
et aux faubourgs, universalise la citoyenneté, des¬
serre l’étau bourgeois de la lettre. Sa victoire a fait
triompher la transparence sur le secret, la société ci¬
vile sur les machineries de pouvoir traditionnelle¬
ment opaques, rapprochant toujours plus les gouver¬
nants des gouvernés. En somme, la politique ne serait
plus « l’art d’empêcher les hommes de se mêler de ce
qui les regarde », puisque leur champ de vision ne
cesse de grandir ; de même ne serait-elle plus « l’art
de les interroger sur ce qu’ils ignorent », comme ajou¬
tait Valéry, puisque les téléspectateurs sondés savent
maintenant à quoi et à qui s’en tenir. Courtes mais
partiellement fondées, toutes ces observations com¬
posent le discours le plus vraisemblable du socio¬
logue accrédité - la doxa majoritaire du moment.
L’antithèse n’en apparaît pas moins plaidable.
Tout se passe en effet comme si notre pseudo-espace
public avait mangé son pain blanc, et qu’il nous faille
désormais, du moins dans les pays développés, conju¬
guer avancée médiatique et régression démocra¬
tique, dans le même temps et au même rythme '. Il
n’est pas difficile de montrer comment la télévision

1. Lire à ce propos, de Jean-Claude Guillebaud, « Les médias


contre le journalisme », Le Débat, n° 60.
460 L’après-spectacle

dépolitise la politique, démotive l'électeur, dérespon¬


sabilise le responsable et conforte dangereusement la
personnalisation du pouvoir. Esquissons brièvement.
Maxime invariante : « gouverner c’est faire
croire». Variation techno-historique : qu’est-ce qui
est le plus crédible? Aujourd’hui, l’image. Elle fait
foi. De fait, elle détermine les indices de popularité,
la composition des gouvernements, les hiérarchies
dans l’Etat, le calendrier et les contenus du discours
public. La moitié au moins du temps d’un chef d’État
et de Parti est employé à sa « communication ». À la
Cour, le « conseiller-image » supplante le technicien,
l’idéologue et le littéraire dans le rôle du favori, pour
la simple raison que le Prince a besoin de lui à cha¬
que instant. Le faire-savoir, ou comment se faire bien
voir, est devenu le premier savoir-faire du métier. De
démonstrative, la stratégie du pouvoir devient mons-
trative ; la rhétorique s’abîme en scénographie. Mais
comme « le médium est le message » et que la télé est
en substance « entertainment », le décideur et l’ac¬
teur, le politique et le chanteur, le tribun et le saltim¬
banque vont, médium oblige, se côtoyer de plus en
plus (Reagan, Montand, etc.). La chose publique de¬
vient une variété des variétés, le milieu politique une
colonie du show-biz. Effacement des frontières qui
délégitime et bientôt déconsidère la « classe politico-
médiatique ». Ce qu’ont gagné en influence les spé¬
cialistes de la distraction et les professionnels du
contact, c’est autant de perdu pour le prestige de
l’homme d’État. Il jy a, plus exactement, divorce en¬
tre la logique de l’Etat, cette machine à produire du
Dialectique de la télévision pure 461

texte (lois, règlements, notes, circulaires, etc.), et la


logique du spectacle, qui contraint à capter ou rete¬
nir l’opinion en montant des « coups » par des « affi¬
chages ». Divorce croissant entre la longue durée des
stratégies rationnellement requises et le jour-le-jour
haletant des pratiques d’opinion. La télévision (qui,
dans la thèse, mobilisait les indifférents), à force de
brouiller les différences entre tous les acteurs de la
scène audiovisuelle, devient alors facteur d’indif¬
férence civique (et aux États-Unis, où les campagnes
électorales tendent à se réduire à des spots publici¬
taires payants de trente secondes, l’abstention est
massive). De même, l’outil censé, dans la thèse, faire
partager la responsabilité, se retourne ici en facteur
d’irresponsabilité. À trop se soucier de son image
personnelle, le décideur supposé ne prend plus de dé¬
cision et lâche la proie pour l’ombre. Sacrifiant cha¬
que jour plus les devoirs de sa charge à l’appel des ca¬
méras, il substitue « l’effet d’annonce » toujours
plaisant à la mise en œuvre et au suivi ingrat des ré¬
formes envisagées.
L’image télévisée peut être vue comme un facteur
supplémentaire d’inégalité. Quand l’essentiel de la
vie politique d’un pays se déroule au petit écran,
« l’agora électronique » n’est plus d’Athènes mais de
Carthage. L’écriture a fondé en fait et en droit la dé¬
mocratie grecque. Elle a permis l’égalité de tous de¬
vant la loi ou isonomie. Inscrite sur des tables, sur
une stèle, montrée au grand jour, elle peut être
contrôlée ou interprétée par tous les citoyens. Nord
et Sud, hier comme aujourd’hui, alphabétisation et
462 Vaprès-spectacle

démocratisation sont inséparables. On dira que


l’image-son est encore plus démocratique puisque
même les analphabètes y ont accès. C’est oublier que
les sociétés aristocratiques - voir Sparte - ont tou¬
jours favorisé l’oralité, aussi impropre que l’image à
la règle de droit. La vidéosphère sied à l’artistocratie
de l’argent, nuit à celle du diplôme. Elle réveille en
tout cas une pesanteur oligarchique que la grapho-
sphère républicaine, par l’école laïque et le journal à
un sou, avait notablement atténuée. L’image mange
économiquement la lettre comme le gros poisson le
petit. Il suffit d’un larynx ou d’une imprimante pour
articuler ou publier un discours, mais pour proposer
une image électronique à des millions de télé¬
spectateurs (ou une affiche en quadrichomie aux
passants), il faut d’abord des capitaux. L’irruption si¬
multanée de l’argent dans l’image et de l’image dans
la persuasion collective contribue à résorber l’espace
civique dans l’espace économique, rabat un peu plus
l’égalité de droit sur les inégalités de fait, et réserve
aux plus fortunés les fonctions dirigeantes. L’acte de
persuader s’analyse comme une opération d’achat
(d’espaces et de temps), et on s’adresse au citoyen
comme à un consommateur, dûment sondé, échantil¬
lonné, ciblé et panélisé par le marketing des divers
chefs d’entreprise hégémonique. À ce titre, la domi¬
nation de l’image sur l’imprimé a été un formidable
accélérateur de corruption du jeu en lui-même et des
joueurs politiques. Le coût ahurissant des campagnes
électorales et de l’entretien au jour le jour d’une
« bonne image » incite à la caisse noire, au détourne-
Dialectique de la télévision pure 463

men de fonds publics, et au retour en force des cheva¬


liers d’industrie.
L’inégalité en démocratie médiatique n’est pas
seulement dans la capacité individuelle d’émission,
entre les nouveaux pauvres qui reçoivent et les nou¬
veaux riches qui fabriquent, diffusent et trient le vi¬
suel. Elle est aussi dans la capacité de se faire voir,
personnellement. Dans tous les lieux publics (restau¬
rant, théâtre, avion, etc.), la préséance du visage déjà
vu quelque part sur le jamais vu nulle part devient de
droit. De la visibilité comme critère d’une société
d’ordres : d’un côté, les visibles, qui sont les nou¬
veaux nobles, émetteurs d’avis autorisés ; de l’autre,
les ignobles, ou non-connus, qui n’ont pas accès aux
écrans. Démocratique est le régime qui organise et
canalise les conflits. Il est à souhaiter que ce clivage
entre les individus à image, comme jadis à particule
et à épée, et les hommes sans, ne devienne pas une
contradiction forte, car nous ne disposons pas à ce
jour d’un cadre de traitement approprié pour ce nou¬
veau type de soulèvement de masse, la révolte des
ombres contre les V.I.P.
La régence télévisuelle réduit les chances du plu
ralisme. C’est un facteur d’alignement et non d’épa
nouissement des minorités. La régulation de l’offre
de messages par la demande, ou loi d’audimat (désor¬
mais étendue à toute la sphère sociale), régule par
ricochet le contenu des interpellations civiques, d’au¬
tant plus rassembleuses (donc efficaces ou « payan¬
tes ») que réduites à leur plus petit dénominateur
commun (« bravo les Français, il est temps de chan-
464 L'après-spectacle

ger les choses, la jeunesse c’est l’avenir, construisons


ensemble une majorité de progrès, etc.). Gertrude
Stein : « Une rose est une rose, est une rose, etc. » Une
« com » est une « com » qui est une « com », etc. Pour
ratisser large, ne rien dire, mais avec le sourire. La
communication optimale est à information zéro. La
démocratie n’est pas la loi de la majorité (Hitler a été
démocratiquement élu) mais le respect des minori¬
tés. L’impérialisme de l’image renforce la normalisa¬
tion majoritaire. La concurrence économique homo¬
généise les médias populaires (les grands hebdos
devenant interchangeables, comme les grandes chaî¬
nes privées ou publiques). Annoncé par Balzac, réflé¬
chissant sur l’agence Havas, le fameux « journal uni¬
que » est arrivé : c’est le journal télévisé. Chaîne
unique, image unique. Sans doute des individus qui
regardent les mêmes programmes ne voient-ils pas
les mêmes choses, affinités et appartenances filtrant
différemment les images reçues. La réception frag¬
mente l’émission. Rappelons toutefois que les images
intérieures ne résistent pas longtemps à la répétition
des images industrielles (le visage starifié de l’actrice
se superpose dans mes rêves à celui, pâlot et
chiffonné, de la même personne que je croise chaque
jour en voisin dans la rue).
L’omniprésence de l’image apparaît comme un
facteur de dérégulation des mécanismes de déléga¬
tion démocratique. Non seulement parce qu’elle va¬
lorise le contact plus que le contenu, et sacrifie l’ar¬
gumentation articulée à la « petite phrase » (gage de
« reprise » dans la presse du lendemain). Court-
Dialectique de la télévision pure 465

circuitant les médiations de l’espace juridico-


institutionnel, elle dévitalise les corps régulateurs de
la République - Parlement, Justice, École, Presse
écrite. Loin de prolonger le Parlement, le studio de
télévision finit par en tenir lieu, et ce transfert de sou¬
veraineté dépossède de leurs prérogatives les délé¬
gués régulièrement élus du Souverain, au bénéfice de
médiocrates et d’« imagénieurs » non élus qui dis¬
putent désormais aux mandataires du peuple la fa¬
culté de fixer l’ordre du jour des débats nationaux
(cet « agenda setting » qui est le véritable signe de la
puissance dans l’arène internationale et intérieure).
Il est sain que les médias contrôlent les actes des gou¬
vernements mais qui contrôlera les contrôleurs, si
parmi les quatre pouvoirs de la démocratie média¬
tique, le pouvoir médiatique est le seul qui n’admet
pas de contre-pouvoir ? Voilà qui accélère la pulvéri¬
sation de la volonté générale par l’éclatement de ses
relais constitutifs, au bénéfice d’une collection inerte
de volontés particulières statistiquement agrégées.
Retour au face-à-face du Leader et de millions de
monades dûment isolés et câblés ? Résurrection de
l’homme providentiel par la petite lucarne ? N’est-
elle pas en effet d’humeur plébiscitaire ? Notre isola¬
teur de masse a de solides qualités bonapartistes ou
césariennes (et son triomphe n’a pas correspondu par
hasard au déclin des parlements et des partis, au ren¬
forcement des Exécutifs et d’une certaine tech¬
nocratie). Le village audiovisuel agrarise à sa ma¬
nière les sociétés post-industrielles. Le dernier stade
de la communication rejoint de la sorte « le mauvais
466 L’après-spectacle

état des communications » de la France parcellaire et


rurale de 1848 tel que Marx le décrit dans son
18 Brumaire, et qui permettait d’« envoyer à tous
d’en haut la pluie et le beau temps ». Devenir-paysan
xixe siècle du télévoyeur urbanisé du xxe siècle ? Il
serait dommage, à ce stade, d’en revenir à la nation -
sac de pommes de terre, « simple addition de gran¬
deurs du même nom ». Ces estimables tubercules
« ne pouvant se représenter eux-mêmes, doivent être
représentés » '. Avec cette différence, tour de spirale
oblige, que le médium disqualifiant le tribun toni¬
truant ou le chef charismatique, congédiant la Co¬
lère, le Rictus ou la Période au profit du banal et du
débonnaire, le petit écran promeut un peu partout
dans le vaste monde ce chaud-froid insolite : le césa¬
risme plan-plan, ou l’intimisme autoritaire. On
connaît les métastases de la communication audiovi¬
suelle sur la langue publique, ou les obligations du
français vidéosphérique : phrases de moins de huit
mots, sacrifice des polysyllabes à la monosyllabe,
priorité aux termes affectifs (copain, aimer, sentir,
etc.) et dynamiques (construire, avancer, etc.). Le té-
lévangéliste a un maximum de cinq cents mots ; le
leader moderne aussi.
Une démocratie veut des citoyens actifs, qui se
rassemblent et se répondent. Jointe au sondage per¬
manent, la télé pousse à déserter l’espace public,
comme une douce assignation à résidence. Elle ré¬
duit le lien social à une relation sans échange. La loi

1. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Édi¬


tions sociales, 1969, p. 127.
Dialectique de la télévision pure 467

de l’icône ou iconomie élève à la hauteur d’une caté¬


gorie politique l'oikonomia grecque (d’où vient notre
« économie », en repliant l’une et l’autre les citoyens
sur l’espace domestique (oikos, la maison, l’opposé
de Y agora). Voilà derechef le public subordonné au
privé, la loi au lobby, l’État républicain au Dieu So¬
ciété, l’universel au particulier et le sujet de droit (ju¬
ridique ou politique) à l’individu de fait (psycho¬
logique ou sociologique). Soit la démocratie répu¬
blicaine sens dessus dessous. Le récepteur individuel
présente au demeurant pour n’importe quel gouver¬
nant l’avantage de réduire les risques d’attroupement
ou d’émeute, voire de « peuple réuni » (le populus ro¬
main). On lit un journal et ensuite on vaque à ses ac¬
tivités. Avec l’écran domestique, le militant politique
et syndical doit rester devant son poste pour être in¬
formé, y compris pour savoir ce qui se passe dans ce
qui reste de son parti ou de son syndicat. Il aura en¬
core moins de raisons d’aller participer à une réunion
ou une délibération. Chacun chez soi. Seuls sortiront
dans la rue les chefs - la manif permettant de se faire
filmer, et donc de se montrer aux militants. Dépoliti¬
ser, c’est d’abord immobiliser. Le seul collectif mas¬
sivement autorisé par l’audiovision restant la famille,
la maisonnée, la cellule biologique (soit le contraire
de l’association volontaire ou civique), les machines
de citoyenneté comme l’École et l’Armée ne sont
plus remplacées. Le miroir où la Cité se voit et se
parle et une anti-Cité. Le principal organe de sociali¬
sation dans la vidéosphère désocialise, la « néo¬
télévision » de proximité étant encore plus cloison¬
nante que l’« archéo ».
468 L'après-spectacle

Alors, instrument prédestiné des libertés indivi¬


duelles, dont l’expansion n’a pas par hasard ac¬
compagné sinon accéléré la fin du communisme, ou
bien cheville ouvrière du périlleux mariage de l’indi¬
vidualisme consommateur et de la démocratie poli¬
tique dont rien n’indique qu’ils pourront cohabiter
longtemps ? Chacun tranchera selon ses humeurs et
ses intérêts. Il serait naïf de voir dans l’empire vidéo
la cause d’une crise du politique. Il en est aussi bien
Veffet (comme le suggérait récemment Jean-Claude
Guillebaud). Si la gestion médiatique d’une décision
tient lieu de décision, n’est-ce pas parce que le poli¬
tique, écrasé par le développement scientifique, l’in¬
terdépendance des économies, et la prise en tenaille
de l’Ëtat-nation entre le régional et le mondial, n’a
plus grand-chose à décider ? Ainsi, l’acte de gouver¬
nement, en se vidant, remplirait-il la scène des gesti¬
culations, l’ivresse spectaculaire compensant le
rétrécissement des marges d’initiative '. « Moins je
pèse sur les choses, plus j’en ai à regarder » - se
consolera le citoyen spectateur. Et l’acteur : « Puis¬
que mes actes ne tirent pas à conséquence, soucions-
nous au moins d’apparaître. » Faire semblant : tel se¬
rait le rôle providentiel imparti à l’audiovisuel dans
la nouvelle démocratie. Le théâtre politique est de
toujours (et le Parlement, chez nous, un amphi¬
théâtre). Le nouveau résidant en ceci : faute d’in¬
trigue et d’enjeux, la théâtralisation de l’action de¬
viendrait l’action elle-même. Loin de pervertir le

1. Jean-Claude Guillebaud, « Les médias et la crise de la démo¬


cratie ». Le Débat, 1991. n° 68.
Dialectique de la télévision pure 469

politique, faut-il louer le médiatique d’en maintenir


l’illusion ?

L’ouverture au monde

La deuxième antinomie concernerait l’espace : « la


télé ouvre au monde », « la télé escamote le monde ».
On vantera justement un facteur sans précédent
d’ouverture aux autres, la fin des frontières, l’avène¬
ment du citoyen universel et de l’ère post-nationale.
En promouvant dans toute l’Europe les langages ver¬
naculaires, en nationalisant Dieu et les églises, au dé¬
triment de l’ancienne catholicité romaine, l’impri¬
merie a contribué à désagréger les Empires (à
commencer par le Saint Empire romain germa¬
nique) et précipité l’avènement des nationalités - et
donc des guerres européennes. La propagation des
ondes hertziennes et la transmission des images par
satellite favorisent d’évidence un mouvement in¬
verse : l’internationalisation des comportements et
« la construction de l’Europe ». Elle tend à périmer la
notion de frontière héritée du xixe siècle (poursuivant
le mouvement entamé naguère par la radio¬
diffusion). Sans l’image électronique et même sans
C.N.N., jamais un cultivateur ardéchois n’aurait vu
de ses yeux un enfant africain mourir de faim, un
étudiant chinois arrêter une file de chars, une petite
Colombienne agoniser dans la boue, Eltsine monter
sur un tank ou Reagan sur son cheval. Tout ce qui dé¬
localise civilise, et la télé sert incontestablement la
470 L’après-spectacle

prise de conscience planétaire et la cause humani¬


taire. Cousteau, Tazieff et d’autres, par leurs repor¬
tages, ont divulgué la morale écologique comme au¬
cun livre illustré n’aurait pu le faire. Et l’admirable
Ushuaïa (ou ses équivalents d’hier et de demain)
nous fait visiter chaque samedi soir plus de contrées,
de folklore et de faune, de monuments et de sites que
ne pouvait en voir en une vie entière un explorateur
professionnel au début du siècle.
Tout cela n’est pas faux, et n’est pas vrai non plus.
Nous ne voyageons pas à domicile sur n’importe quel
atlas. Ce n’est pas nous, d’abord, mais « l’actualité »
qui sélectionne nos lieux de destination. Sans événe¬
ment fort, pas d’image-émotion, et sans image forte,
pas de séquence d’information. Les images de pays
lointains n’apparaissent donc sur nos écrans, pour
quelques minutes, qu’en cas de tragédies, guerres ou
catastrophes. L’actualité construit l’histoire qui
construit la géographie : soit l’inverse des détermina¬
tions réelles. Aussi n’y a-t-il ni mise en perspective de
ces événements ni mise sur une mappemonde de ces
pays. Ce ne sont pas ensuite n’importe quelles images
de l’actualité mondiale. Neuf sur dix proviennent de
deux ou trois sources standard (Visnews au premier
chef) qui arrosent les écrans de quasiment tous les
pays et en particulier des plus démunis. « La commu¬
nication est libre », non l’accès au marché de l’infor¬
mation. L’exceptionnelle cherté des transmissions
électroniques, et des places dans le paysage audiovi¬
suel national et a fortiori mondial, aggrave encore les
monopoles traditionnels des agences de presse (« Plus
Dialectique de la télévision pure 471

d'un milliard de gens, chaque jour, fondent leur juge¬


ment de valeur en matière d'événements inter¬
nationaux sur les informations d’Associated Press »).
Partout, au nord comme au sud, les journaux appar¬
tiennent à la vieille richesse et aux « bonnes fa¬
milles ». Mais les nouveaux riches, flambeurs et capi¬
taines d’industrie se détournent de l’imprimé pour
investir dans l’image. Sur le « menu » quotidien pro¬
posé à l’échelle mondiale par les grands groupes, cha¬
cun est libre de choisir « à la carte ». Les regards sont
plus nationaux que les images, et les identités cultu¬
relles marquent autant les programmations généra¬
listes que les récepteurs d’information. Mais est-ce
un hasard si le peuple le plus télévisuel du monde, le
peuple américain, est aussi le plus provincial, le plus
introverti et finalement le moins bien informé sur le
monde extérieur ? Partout ailleurs, de la Grande
Bretagne à la Grèce, les écarts entre écrans latio-
naux se réduisent toujours plus et C.N.N. impose au¬
tant sa qualité que ses choix au monde entier, surtout
en période de crise : il n’y a pas de volonté euro¬
péenne parce qu’il n’y a pas de visuel européen. Pro¬
gressivement, l’image électronique planétarise l’oeil
américain - conception assez particulière de l’univer¬
salité. « Rapprochement des points de vue » ou super¬
position d’images ? Il y a eu des cinémas nationaux, et
notamment européens. Mais la télé est née améri¬
caine, et phagocyte, quelles que soient leurs réelles pe¬
santeurs identitaires et vernaculaires, l’ensemble des
télés européennes. Contrairement à nos films, toutes
nos émissions sont démarquées d’outre-Atlantique,
472 L ’après-spectacl e

avec le retard provincial de rigueur : nos sit-com,


talk-show, meet the press, reality-show, news, etc.
sont importés tels quels. Chacun sait pourtant qu’en
bonne logique de marché, plus un produit est singu¬
lier, mieux il se vend. Mais la règle ne vaut plus lors¬
que la différence des coûts de production et des seuils
de rentabilité est de 1 à 10. L’effet de taille, joint au
volume des investissements, suffit à la supériorité de
l’image moyenne américaine sur l’européenne.
La télé a certainement ouvert les cœurs et les es¬
prits aux souffrances comme aux oppressions jadis in¬
visibles, ainsi qu'en témoignent la nouvelle et salu¬
taire vulgate des Droits de l’Homme et la vogue du
« charité-business * Elle a créé une sorte d’opinion
mondiale ; il est devenu plus difficile de massacrer
impunément. Mais toute image diffusée est un rap¬
port social métamorphosé en émotion individuelle -
plaisante ou douloureuse. Notre planète médiatique
est un certain rapport Nord-Sud médiatisé par des
objectifs et des lentilles. Satellites, caméras et labora¬
toires sont au nord, lequel a l’exclusivité des droits de
tournage, montage, reproduction et de diffusion.
L’image industrielle, instrument de sensibilisation
aux inégalités mondiales, est aussi l’expression la plus
sensible de ces mêmes inégalités, entre les regardés
du Sud et les regardants du Nord. L’ethnologue oc¬
cidental en mission bénéficiait déjà de cette position
enviable, celle du voyeur hors vue, de l’inspecteur ja¬
mais inspecté, mais il tâchait d’en faire un moyen de
connaissance, voire de communication à deux sens,
ne serait-ce qu'en séjournant assez longtemps sur le
Dialectique de la télévision pure 473

terrain. Nos excursions audiovisuelles dans les zones


de pénombre sont rapides comme des incursions de
commandos, et c’est nous qui faisons le commentaire
de ces éclairs. L'hémisphère Sud n’est pas preneur de
vues, mais pris dans les filets de la nôtre. Nous avons à
la fois légitimé et sublimé en « devoir d’ingérence »
notre droit de regard exclusif sur autrui, monopole
technique retourné en obligation morale. Sans coups
d’œil, pas de coups de cœur. Conclusion : « Vivent les
caméras » ! Certes, mais elles ne sont pas, hélas, à dé¬
clenchement automatique, elles ne vont pas n’im¬
porte où à n’importe quel moment mettre n’importe
quoi dans la boîte ’. La géopolitique de cette compas¬
sion casanière qui dit ne pas faire de politique, n’inva¬
lide nullement nos opérations de sauvetage, fort res¬
pectables ; elle déconseille seulement de transformer
la « morale de l’extrême urgence » en un nouvel impé¬
ratif catégorique. À l’ère des mises en réseaux mon¬
diaux de l’information centrale, il n’y a pas de Deus
ex machina optique, et un devoir (d’ingérence) pra¬
tiquement fondé sur le voir (de nos écrans) n’est et ne
peut être kantiennement universel. Universel il sera,
mais comme l’était jadis le suffrage du même nom,
réservé à la moitié masculine de la population.

1. Les caméras françaises, privées ou publiques, par exemple, font


preuve d’une réticence certaine à « s’ingérer » dans les profondeurs
sociales de l’Afrique francophone, ou de l’Arabie Saoudite. Une
bombe irakienne sur un village kurde aura plus de chances de passer à
l’antenne qu’une bombe turque. 40 000 exécutions sommaires d’oppo¬
sants, pendant huit années, dans le Tchad d’Hissène Habré, soutenu
par la France, n’ont suscité chez nous ni campagnes de solidarité ni
indignations audiovisuelles, etc. (Commission d’enquête tchadienne,
Libération, 21 mai 1992.)
474 L ’après-spectacl e

La décolonisation a enlevé à l’Occident le mono¬


pole de la représentation politique du genre humain,
et le système des Nations unies, avec cent soixante-
dix États représentés, est devenu réellement univer¬
sel. Mais l’industrialisation de l’image et du son
confère aux pays surdéveloppés le monopole des re¬
présentations culturelles de l’humanité, en sorte que
le Nord a regagné d’une main l’exclusivité qu’il a
perdue de l’autre. La nouvelle écologie du regard ou¬
vre sans doute le champ de vision de tout un chacun,
mais rend plus problématique le « dialogue des cultu¬
res », en élargissant plus que jamais le fossé entre ri¬
ches et pauvres. Un pays pauvre peut avoir de bons
poètes, de bons romanciers et même un bon journal ;
il ne peut pas avoir une bonne télévision. Et encore
moins un cinéma compétitif. Tagore et Gide pou¬
vaient s’entretenir d’égal à égal, comme Mishima et
Yourcenar ; non Spielberg et Idrissa Ouedraogo ; ou
C.N.N. avec la Doordashan indienne. Neuf hommes
sur dix regardent la vie à travers les images que leur
fournissent d'eux-mêmes Atlanta et Hollywood. Et
l’Américain dont on accepte partout les images dou¬
blées ou sous-titrées ne supporte pas, chez lui, une
image d’ailleurs sous-titrée. Cette involontaire asy¬
métrie des regards suscite une certaine cécité collec¬
tive dans le club assez fermé des metteurs en images
du monde actuel. Et un affadissement notable de son
propre univers symbolique, dont l’emblème serait le
« non-disturbing scénario » recommandé pour nos
films à gros budget ou nos séries télévisées, construit
sur le plus petit dénominateur commun (celui qui
Dialectique de la télévision pure 475

choquera le moins de convictions ou d’habitudes pos¬


sibles). Quand « le monde propre » d’une minorité
des habitants de la Terre devient le propre du monde
entier, passer de l’autre côté du miroir devient, pour
l’Occidental lui-même, un exploit de solitaire, sinon
de marginal. La mondialisation de nos simulacres
rend plus improbables ces chocs, « mauvaises fré¬
quentations » et dépaysements qui ont toujours été,
chez nous, déclencheurs d’innovation. En ce sens,
l’Occident se nuirait à lui-même s’il venait à baptiser
sa « clôture informationnelle » du beau nom d’univer¬
sel, et à sublimer son suréquipement technique en
« conscience morale du monde ».

La conservation du temps

La troisième antinomie concernerait le temps :


« La télé est une formidable mémoire, la télé est une
funeste passoire. » L’objet technique conforte la
thèse, l’usage social, l’antithèse. La synthèse n’est
pas pour demain.
« O temps, suspends ton vol... » Voilà qui est fait.
La mécanique et la chimie s’en sont chargées. Photo¬
graphie et phonographie ont exaucé le vœu du poète :
fixer ce qui fuit, pérenniser l’instant. Et Lamartine
avant sa mort lève l’anathème sur la photographie,
« plagiat de la nature par l’optique ». Radio et ci¬
néma ont poursuivi et amélioré l’embaumement du
temps. Techniquement, la télévision est le meilleur
des appareils à pérenniser la vie. Le document, ou
476 L'après-spectacle

momie, à savoir le support matériel des traces lais¬


sées par un vivant, peut désormais être soustrait à
l’usure du temps. L'enregistrement sur support ma¬
gnétique avait déjà permis la conservation des flux
radiophoniques, et au-delà, la constitution d'archives
analogiques. Démentant ainsi l’immémorial « Les
paroles s’envolent, les écrits restent. » En France, dès
1954, le kinescope, appareil d’enregistrement sur
pellicule des images vidéo, permet de conserver les
émissions en direct de télévision et, dès 1960, le ma¬
gnétoscope permettait d’emmagasiner ce qui se dif¬
fusait chaque jour. S’est ainsi constitué un patri¬
moine de documents jusqu’alors éphémères, base de
nos vidéothèques. D’où un considérable supplément
de mémoire. Déléguée à des machines de lecture, son
décodage n’exige plus de qualification spéciale (lec¬
ture/écriture) mais un pouvoir d’achat. L’effet-
patrimoine gommant dès lors la différence entre l’an¬
cien monde de la connaissance et le nouveau de l’in¬
formation, archivable et stockable comme l’autre, les
documents les plus périssables comme les œuvres les
plus solides s’étaient gagné le droit de rester. Sans
doute le signal vidéo se conserve-t-il mal. En qua¬
rante ans, un film de seize millimètres ne bouge pas ;
en quatre ans, un support magnétique est méconnais¬
sable. Mais le transfert sur des supports numériques,
compacts et fiables, permettrait en principe d’éterni¬
ser la totalité de notre éphémère et de nos éphémé-
rides. Nous voilà donc techniquement affranchis de
l’irréversibilité du temps qui coule. Désormais, hier,
ce peut être aujourd’hui et demain.
Dialectique de la télévision pure Ail

Tout cela est vrai, et son contraire aussi. Car la


fuite sans retour des images au jour le jour est un trou
de vidange pour les mémoires, et une dissuasion pour
l’intelligence. Elle fétichise l’instant, déshistorise
l’histoire, décourage d’établir la moindre série cau¬
sale. Un journal se garde chez soi, pas un journal télé¬
visé. On ne peut, sans enregistrement préalable, ni
arrêter ni faire revenir en arrière un flot d’images
comme on le fait d’une liasse de pages. Il n’est de dis¬
cernement que par retard ou reconstruction, et de ju¬
gement critique que par refus du stimulus-réponse.
Seule l’autorité charismatique se sert de flashs et de
rapts émotifs. Si l’obéissance et le fanatisme s’ac¬
commodent fort bien de l’immédiateté, flambées et
frissons du direct sont incompatibles avec cette déli¬
bération collective en différé, par l’entremise de pro¬
positions écrites, sous un règlement commun et dans
une enceinte préservée, par laquelle une tribu peut
devenir une Cité. Et une démocratie résister à la dé¬
magogie. La liberté, du citoyen et de l’esprit, fonc¬
tionne à la re-présentation, non à la présence ; à
l’après-coup, non à l’à-coup ; à l’argument, non à l’af¬
fect. Elle a besoin de temps, pour recouper, vérifier
et confronter. Qui ne sait que la démocratie directe
(quand on vote à main levée, sans interruption, à
l’unisson et sur-le-champ) tourne tôt ou tard à la ty
rannie ? Qu’est-ce, en son fond, qu’un dispositif poli¬
tique civilisé sinon une machine à ralentir les temps
de réponse, à refroidir émois et élans, saccades et ra¬
fales, à prendre distance ? Or, c’est la suppression
ininterrompue des distances, délais et retards qui fait
478 L ’après-spectacl e

l’originalité de la télé (par rapport au cinéma) et


sa supériorité (comme celle de la radio) sur les
moyens d’information écrite, surtout en temps de
crise.
Le montré, alors, gagne deux fois sur l’écrit.
D’abord, il va plus vite ; ensuite, il est plus chaud. Il
calme à la fois notre impatience (de nouvelles fraî¬
ches) et notre peur de rester seul (loin du groupe).
Les périodes de crise, simulées ou non, resserrent les
liens communautaires, mettent en chaleur le corps
social, poussent au regroupement tribal. Radios et té¬
lés sont alors mieux armées pour faire caisse de réso¬
nance. Le pôle communication l’emporte sur le pôle
information, comme l’audiovisuel, qui attache plus,
sur l’imprimé, qui détache mieux. Durant la guerre
du Golfe, nous avons, vissés au petit écran, beaucoup
« participé » mais presque rien appris. Et pour cause.
La communication rassure, l’information dérange. Il
nous faut les deux, et le journalisme a la tâche redou¬
table de trouver la bonne distance entre ces deux pô¬
les opposés où il se nierait lui-même 1. Si la transmis¬
sion colle à l’événement, à chaud, elle devient
communication brute, transmission d'affects épidé¬
miques, émotion à l’état pur, à fort coefficient
consensuel. Si elle en décolle pour un récit ou une
analyse à froid, dans le différé ou la « différance »
derridienne, il tourne à 1’ « édito » ou au sermon. La
situation de crise incite tout un chacun à réduire au

1. Lire à ce propos, de Daniel Bougnoux, auquel j’emprunte


l’opposition communication/information, « Qui a peur de l’informa¬
tion? », in Reporters sans frontières, 1992.
Dialectique de la télévision pure 479

minimum la « coupure sémiotique » entre l’événe¬


ment en cours et sa symbolisation. Pas facile de trou¬
ver la solution (les vrais problèmes n’ont peut-être
pas de solution). D’autant plus que le direet, « on the
spot », transforme les journalistes en acteurs aux
énoncés « performatifs » et non « constatifs ». C’est
un fait qu’imagé et commentaire peuvent alors modi¬
fier le cours des choses, y compris des opérations mi¬
litaires sur le terrain, quand l’analyse écrite après
coup, débranchée, reste oiseuse et sans effet.
Le raccourcissement hystérique des durées, au dé¬
triment des continuités explicatives et des remises en
perspective de l’accidentel, le clignotement des news
et la remise à zéro de l’histoire humaine, chaque ma¬
tin, par un marché de l’information qui ne peut ven¬
dre que du jamais vu - tout cela n’est pas né avec
l’image électronique. Celle-ci prolonge, si on veut à
tout prix la banaliser, une escalade de télescopages
temporels qui débute chez nous, autour des années
1840, par le télégraphe électrique et l’agence Havas,
mais le passage à la limite du direct absolu ne va pas
sans danger, y compris pour le journalisme. La pho¬
bie du répétitif et la peur d’ennuyer finissent par pro¬
voquer ennui et ressassement. La houle de l’actua¬
lité, cette « mer toujours recommencée » où chaque
vague se brise sur une autre qui est au fond la même,
ressemble à une nauséeuse éternité. À force de vou¬
loir préempter l’événement, la culture du scoop, em¬
pêchant de regarder derrière soi, ne voit plus rien ve¬
nir, car elle rend aveugle aux grandes lignes de force,
au rythme profond des choses. Combien d’événe-
480 L après-spectacle

ments, qui s’expliqueraient fort bien par un modeste


retour en arrière dans les chronologies, ne restent-ils
pas opaques à ceux qui veulent toujours prendre de
l’avance ? Si avoir lieu c’est d’abord savoir d’où l’on
vient, le rythme propre à notre audiovisuel, sans
mauvaise foi ni manipulation particulière, trans¬
forme la surinformation en désinformation. Se défas¬
ciner du présent pour retrouver l’ordre des causes et
le sens probable, c’est d’abord se défasciner des ima¬
ges transmises à la vitesse de la lumière.

« L’effet de réalité »

La quatrième antinomie concerne la valeur de réa¬


lité. « La télé est un opérateur de vérité, la télé est
une fabrique de leurres. »
Plus encore que la muette et fixe photographie,
l’image vidéo partage avec la grande famille des cap¬
tations indicielles la force sans réplique du constatif :
« cela a été ». Portant à son comble la souveraineté du
référent, elle délivre le certificat d’authenticité type.
La preuve par l’image annule les discours et les pou¬
voirs. Quand quatre policiers blancs de Los Angeles
nient devant un juge, avec toute l’autorité de leur
fonction, avoir roué de coups un automobiliste noir,
en le laissant pour mort sur la route, il suffit d’une pe¬
tite vidéo d’amateur de 81 secondes de durée pour
mettre fin à une grande crise politico-judiciaire (af¬
faire Rodney King, 1992). Voilà levé le doute judi¬
ciaire. Une junte militaire latino-américaine annonce
Dialectique de la télévision pure 481

par voie de presse la mort en combat d’un étranger,


dont elle nie la détention : pas de chance pour elle, un
photographe amateur avait pris une photo de l’in¬
connu dans un village perdu après son arrestation, et
la fait publier peu après dans la presse. L’étranger
n’est donc pas exécuté comme prévu. Il passe en pro¬
cès, et nie avoir porté les armes dans la guérilla : pas
de chance pour lui, un guérillero prenait des photos
dans le maquis, qu’on retrouve, développe et l’une
d’elles indiquerait plutôt le contraire. Il est donc
condamné à la peine maximale '. Roland Barthes
évoquait le pouvoir mortifère de l’objectif. Son pou¬
voir de résurrection n’est pas moindre. La suppres¬
sion de l’absence, la répétabilité de l’unique sont des
césures décisives. Chimique ou magnétique, l’image
machinale incarne désormais l’autorité suprême, le
Réel. La thèse serait donc vraie ?
Mais « l’effet de réalité », optimal sur l’écran vi¬
déo, est piégé. Car sans cause. Devant ces images en
direct et en temps réel, je passe spontanément de
l’autre côté de l’écran, dans le réel enregistré.
L’image alors s’abolit comme image fabriquée, la
présence pseudo-naturelle se nie comme représenta¬
tion. Là est la mystification : l’arbitraire se présen¬
tant comme nécessaire, l’artifice comme nature. Car
il y a une subjectivité derrière l’objectif, tout un tra¬
vail de monstration et de sélection derrière l’image
retenue parmi mille autres possibles et montrée à
leur place, un jeu compliqué de fantaisies, d’intérêts
et parfois de hasards : pourquoi ce pays, cet événe-

i. Résumé de « l'affaire Debray », Bolivie 1967.


482 L ’après-spectacl e

ment, ce bout de phrase ou ce personnage plutôt


qu’un autre ? L’indiqué cache l’index, et le cadre le
cadreur. Ce quiproquo porte un nom : « l’objectivité
journalistique ». Mais nul regard n’est objectif, fût-il
celui du « professionnel », et même les caméras auto¬
matiques sont placées, déclenchées et arrêtées par
une volonté humaine. Montrer un fait ou un homme,
c’est le faire exister, mais l’envers de la certification,
c’est l’anéantissement social de ce qu’on choisit de ne
pas montrer. Et c’est ce choix qui n’est pas théma-
tisé, encore moins dans l’information audiovisuelle
que dans l’écrit. L’autorité du réel immédiat favorise
en somme l’escamotage des médiations (à la fois
techniques, psychologiques, idéologiques, politiques,
etc.) et accrédite ce mensonge naturaliste : la vision
sans regard, ou la scène sans mise en scène.
La transmission en temps réel légitime encore plus
le passage du « cela est » au « c’est bien cela ». Voir les
choses-en-train-de-se-passer nous donne le sentiment
de lire le monde à livre ouvert. La coïncidence du fait
et de son image incite à prendre la carte pour le terri¬
toire. Telle serait l’hallucination-limite de l’ère vi¬
suelle : confondre voir et savoir, l’éclair et l’éclairage.
L’inhérence du vrai à son objet, annulation faite des
patients détours par l’abstrait, est l’illusion épistémo¬
logique propre à la vidéosphère. L’instantanée ade-
quaîio rei et imaginis court-circuite la lente et
complexe adequatio rei et intellectus, qui s’apprend
en principe à l’école. Or le prêtre de la vidéosphère, le
journaliste-télé, a déplacé et déclassé le professeur
prêtre déchu ou défroqué de la graphosphère.
Dialectique de la télévision pure 483

Il est fréquent mais inévitable (puisque le gros


plan est l’originalité du petit écran et le point d’excel¬
lence de la vidéo) de transférer le certificat de réalité
de l’ordre des événements ou des choses à celui des
personnes. « On ne peut pas mentir à la télé, leurs vi¬
sages parlent pour eux. » Certificat minimaliste et in¬
timiste mais « le détail qui trahit impitoyablement »
(la main qui se crispe, la mèche sur le front, l’œil qui
noircit, etc.) est supposé tout dire. Un monde vu de
loin n’a pas les mêmes critères de vérité lorsqu’il est
vu de près : chaque format forme ses croyances (et le
grand cadre de la peinture d’histoire avait sans doute
d’autres exigences, non moins arbitraires que les nô¬
tres). Notre véracité a élu domicile dans le gros plan,
le plan moyen étant déjà moins authentique. Aussi la
télévision passe pour révéler la texture morale des
personnes, y compris le plus privé des hommes pu¬
blics. Ce n’est pas faux, la preuve, aux États-Unis le
sénateur McCarthy et ses impostures n’ont pas sur¬
vécu au passage du micro à l’écran. Ce n’est pas vrai,
la preuve, Richard Nixon (exemples et contre-
exemples ad libitum).
La nouvelle mentalité collective n’est pas aussi
empirique ni dénuée de préjugés qu’elle le dit. Elle a
remplacé le dogmatisme de la Vérité par « le despo¬
tisme de l’expressivité » (Michel Deguy). Elle a le
culte de la physionomie et la superstition du visage,
cette chair de la chair où le Verbe s’avoue. Plus tri¬
vialement, nos grandes figures ont intérêt à avoir de
belles gueules (seule la graphosphère pouvait porter
Jean-Paul Sartre aux nues). Ce crédit renouvelé aux
484 L ’après-spectacl e

apparences physiques fait plus que populariser


l’ancienne « physiognomonie » de Lavater, cette
« science » qui apprenait à connaître l’intérieur de
l’homme par son extérieur. Elle accrédite la muta¬
tion profonde de l’idée de liberté, idéalisée jadis
comme règne de Vautonomie (ou subordination ac¬
ceptée à la loi universelle) et conçue à présent
comme règne de la spontanéité (chacun étant à lui-
même sa propre loi). La naturalisation de la liberté a
fait glisser l’ordre du vrai de l’univers des signes à ce¬
lui du signal. Il doit désormais coller à la peau. La vé¬
rité n’est plus obtenue, ni élaborée, c’est un déjà-là,
sauvage et primesautier, enfoui au fond des corps,
que l’expression fera simplement passer du dedans
au dehors (comme s’exprime d’un fruit le jus). La vé¬
rité en vidéosphère est originelle, non finale. On croit
que l’origine parle d’elle-même dans les premiers
mouvements du corps, les seuls bons. D’où la valori¬
sation de l’esprit d’à propos et du brio des reparties,
apanages jadis du bel esprit, marques aujourd’hui
d’une « vraie nature ». Et la croyance que l’auteur ou
la victime d’une expérience forte fera le meilleur ac¬
teur de sa retransmission. Tel serait le retournement
télévisuel du paradoxe du Comédien - et l’actuelle
fortune des premiers jets. Nous avons peut-être
perdu le droit de nous absenter de notre corps - en
décrochant le dedans du dehors (jouissance des in¬
trospectifs : empêcher les arrière-pensées de venir
sur le devant). Il résulte de tout cela autant d’émo¬
tions vraies que feintes, mais comment les distin¬
guer ? Pour crever l’écran, soyez nature et « parlez
Dialectique de la télévision pure 485

vrai ». Paraître « être soi-même » est un art qui, sans


être l’apanage des tartuffes, s’apprend comme les au¬
tres (même s’il nous en coûte de découvrir que telle
« sortie », telle « bouleversante improvisation » qui a
fait la fortune de tel ou tel de nos grands comédiens
politiques, intellectuels ou autres avait été soigneuse¬
ment préparée et répétée). « Tout le monde voit bien
ce que tu semblés par-dehors mais bien peu ont le sen¬
timent de ce qu’il y a dedans » : les nouvelles tech¬
niques du faire-croire n’ont pas invalidé le conseil de
Machiavel au Prince. Le sourire aussi est une tech¬
nique, obligation d’apparence qui n’engage à rien. La
spontanéité médiatique, comme le génie, est une lon¬
gue patience : affaire de discipline et d’apprentissage.
Ne nous gaussons pas. Outre que le jeu de l’être et
du paraître n’a pas d’âge, nous n’avons pas tort tech¬
niquement de nous fier à l’expression des yeux, plis
des commissures, pincements de narines et fronce¬
ments de sourcils, car il est plus facile de duper l’ouïe
que la vue. Même si les progrès dans la numérisation
des pellicules argentiques va permettre de modifier
décors et mouvements dans les images enregistrées
et reportées sur fichier numérique, rendant les tru¬
quages totalement invisibles, une voix se synthétisera
toujours mieux qu’un visage. Sampling et relipping
permettent, sur une bande magnétique, de garder la
voix d’un individu en changeant ou permutant ses pa¬
roles. Il est vrai qu’on peut aussi, sur une palette gra¬
phique, détourer, recomposer, retramer n’importe
quelle photo (par exemple, pour éviter de payer les
droits de reproduction). L’univers industriel des ima-
486 L’après-spectacle

ges devenant autonome, ce sera bientôt aux « copies »


d’authentifier leurs « originaux ». L’autoréférence
médiatique, nous le savons, fait qu’un bobard repris
devient une quasi-vérité. Rien ici de nouveau : le « ca¬
nard » est né avec la nouvelle de presse, et le charnier
de Timi§oara est déjà dans Balzac. Ce qui va changer
par rapport à la graphosphère, c’est que la question
de la « réalité » des images analogiques (photo, ci¬
néma, télé) sera bientôt et plus sagement remplacée
par celle de leur vraisemblance. Et celle-ci ne sera
plus garantie que par leur rapidité de transmission :
plus bref le délai, moins de possibilités de truquage
(qui demande des machines et du temps). Vérifiable
et instantané redevenus synonymes, la réalité sera
alors indexée sur une échelle de temps. Des bons et
mauvais usages du « temps réel », à la fois imposture
et authenticité. Le bulletin radiodiffusé et le repor¬
tage téléphoné l’avaient déjà inventé pour la voix,
l’image vidéo en parachève les vices et les vertus. Le
différé, qui donne le temps de la réflexion et de la
mise en perspective par le commentaire, permet
aussi le montage tendancieux et le choix orienté des
images. On se souvient que les régimes totalitaires, à
bon escient pour eux, ont le plus souvent évité les re¬
transmissions en direct d’événements aléatoires et
publics (ils préfèrent le cinéma, meilleur pour la pro¬
pagande et la censure préalable, à la télévision).
Brouillés avec les coups tordus du réel, les maniaques
de l’angle droit et de l’utopie au cordeau sont bien
inspirés de se méfier de la vie telle qu’elle va. À Pé¬
kin et Pyongyang, la récréation par les « tableaux vi-
Dialectique de la télévision pure 487

vants » dans les stades, programmés au coup de sif¬


flet et amplement répétés, est jugée plus fiable que
les micros-trottoirs et les transmissions « live ».
La mise en images du monde, vient le jour où elle
fait du monde une image ; de l’histoire un téléfilm ;
et d’un combat douteux, comme tous, un western
comme un autre. En banalisant l’extraordinaire et en
sublimant le banal ; en euphémisant catastrophes et
atrocités ; en lissant les événements, tous furtifs et
miroitants, également spectaculaires et par là, plus
ou moins indifférents ; en favorisant une consomma¬
tion d’abord ludique, bientôt onirique, et finalement
pornographique des actes et des oeuvres, faits et mé¬
faits, jeux et désastres, l’effet de réalité finit par dé¬
réaliser l’actualité. Et d’abord, en estompant son
âpreté. Nous avons vu la miniaturisation par l’image
rendre acceptables et même pittoresques des car¬
nages ou des guerres lointaines que nous n’aurions
pas supportés grandeur nature, à l’échelle. Notre ac¬
tuelle géophysique est une microphysique, et dimi¬
nuer une colonne de véhicules civils ou une capitale
bombardée à la taille d’un écran vidéo n’est pas la
meilleure façon de « réaliser » les enjeux humains
d’un bombardement. De même que l’actualité sans
l’histoire transforme le temps en une immense ac¬
cumulation de faits divers - qui sont le merveilleux
de l’âge vidéo -, l’ubiquité sans la géographie ins¬
taure un fallacieux état d’apesanteur et d’apensée -
puisque penser a toujours été peser. Et la supputa¬
tion, un calcul de distance.
488 L'après-spectacle

Fictionnant le réel et matérialisant nos fictions,


tendant à confondre drame et docudrame, accident
réel et réalité-show, la télévision nous ballotte une
fois de plus de thèses en antithèses, « de la fenêtre sur
le monde » au « mur d’images », de la musique au
bruit et vice versa. Et cette indécidable oscillation
est peut-être sa vérité ultime. Facteur de certitude et
d’incertitude, summum de transparence et comble
de cécité, fabuleuse machine à informer et désinfor¬
mer, il est dans la nature de cette machine à voir de
faire basculer ses opérateurs de la plus grande crédi¬
bilité au plus grand discrédit, en un clin d’œil,
comme nous, les téléspectateurs, du ravissement à
l’écœurement. Dieu ou diable, rédemption ou dam¬
nation, sainte ou pécheresse, n’est-ce pas à cet écar¬
tèlement névrotique que ses origines religieuses des¬
tinaient l’image artificielle en Occident ? Comme si
les Pères byzantins du Concile de Nicée II conti¬
nuaient leur dispute devant le petit écran, en nous ba¬
lançant ad vitam aeternam d’un extrême à l’autre,
entre la thèse homo des iconodules et la thèse pseudo
des iconoclastes. La validité ou non de l’icône, et
dans quelles limites, demeure le noyau logique des
débats contemporains sur l’audiovisuel. Comment
comprendre l’actualité sans prendre sur elle au moins
douze siècles de recul ?
Douze thèses sur
l’ordre nouveau
et
une ultime question

Si l’homme parfois ne fermait pas souverainement les yeux.


Il finirait par ne plus voir ce qui vaut d’être regardé

RENÉ CHAR
Feuillets d'Hypnos
1

Toute culture se définit par cela qu’elle s’accorde


à tenir pour réel. Nous appelons depuis un petit siè¬
cle « idéologie » ce consensus qui cimente chaque
groupe organisé. Ni réfléchi ni même conscient, il n’a
que peu à voir avec les idées. C’est une « vision du
monde », et chacune porte avec elle son système de
croyance.
Qui croire ? Chaque médiasphère produit ses cri¬
tères d’accréditation du réel - et donc, de discrédit
du non-réel. Permanente est la question de con¬
fiance : « à quoi se fier ? » ; les réponses varient selon
l’état des savoirs et des machines. Platon répondait
pour la logosphère : « Surtout pas à ce qui tombe sous
le sens, et seulement aux Idées intelligibles », Mythe
de la Caverne. Descartes pour la graphosphère :
« Aux objets visibles, mais à condition de les
construire avec ordre et mesure et de bien poser ses
équations », Discours de la Méthode. La vidéo-
sphère : « Surtout pas aux Idées et qu’importe la mé-
492 Vie et mort de l’image

thode, la règle et le compas, pourvu que vos images


soient bonnes. » Une photo sera plus « crédible »
qu’une figure, et une bande-vidéo qu’un bon dis¬
cours. Des goûts et des couleurs, des méthodes et des
idées, chacun son opinion. Mais devant la console de
visualisation, on se tait. Visualiser, c’est expliquer.
En langue courante, « je vois » a remplacé « je
comprends ». « C’est tout vu », signifie qu’il n’y a rien
à ajouter. Hier : « C’est vrai, je l’ai lu dans le jour¬
nal. » Aujourd’hui : « J’y ai cru, puisque je l’ai vu à la
télé » (dit la victime d’un guérisseur télévisuel). On
n’oppose plus valablement un discours à une image.
Une visibilité ne se réfute pas par des arguments.
Elle se remplace par une autre.
Ce qui est posé comme « à voir » par chaque âge du
regard est posé comme incontestable. En régime
« idole », qui correspond aux théocraties, je peux
contester les apparences visibles, mais non qu’il
existe un au-delà du visible et que je doive focaliser
vers lui mon œil spirituel. En régime « art », qui an¬
nonce les idéocraties, je peux douter des dieux et des
idoles mais non de la vérité, et qu’elle doit être dé¬
chiffrée dans le grand livre du monde, en rapportant
les phénomènes visibles aux lois invisibles. En régime
visuel, ou vidéocratie, je peux ignorer les discours de
vérité et de salut, contester les universaux et les
idéaux mais non la valeur des images. Son incontes¬
table présupposé est le lieu commun d’une époque. Il
commande d’autant mieux les esprits qu’il n’est pas
réfléchi comme tel. Chaque régime d’autorité se
donne pour évident. Ce qui nous fait voir le monde
Douze thèses sur l’ordre nouveau 493

est aussi ce qui nous aveugle à lui, notre « idéologie ».


Cette dernière, qui n’est jamais plus virulente qu’à se
passer d idées, a pour foyer « la prunelle de nos
yeux ». Loin de nous méduser, elle nous transforme
nous-mêmes en méduses, qui pétrifions en lieux
communs tout ce que nous regardons.

Les images, contrairement aux mots, sont acces¬


sibles à tous, dans toutes les langues, sans compé¬
tence ni apprentissage préalables. Et la pro¬
grammation informatique unit tous les étages de la
Tour de Babel, Pékin, New York et Le Cap. Mais
une fois l’écran éteint, reste à accéder aux regards in¬
térieurs qui ordonnancent chaque univers visible.
Cet accès, seul le langage et les traductions symbo¬
liques peuvent le ménager. Or l’universelle promo¬
tion des icônes et le sacre planétaire de l’œil qui s’en
déduit est de moins bon augure qu’on ne croit pour la
communication mondiale des esprits.
Toutes les cultures peuvent être dites plus ou
moins obscurantistes, faute de pouvoir faire la lu¬
mière sur leur principe de visibilité. Comment voir ce
qui nous aveugle ? Mais toutes cultivent la vertu in¬
tellectuelle et physique de clairvoyance, car elles ont
pour idéal de voir, à travers ce qui paraît, ce qui est
(même si elles peuvent dénier cette faculté à nos
yeux de chair). Il est plus facile de faire dialoguer les
philosophies que les lumières, les bouches que les
494 Vie et mort de l’image

yeux. Les esprits peuvent se parler, d’une extrémité


de la terre à l’autre, par le truchement d’interprètes
et de traducteurs. Mais il n’y a pas de dictionnaire du
visible. « L’oeil écoute » mais n’entend pas l’œil de
l’autre.

La clef de voûte qui fait tenir l’édifice de nos


croyances et de nos pratiques n’est pas le choix in¬
tellectuel de la vérité, ni le choix moral de la valeur.
En deçà de ces opérations pour ainsi dire secondes
qui concernent la connaissance et la morale, et les
déterminant, il y a le théorème optique d’existence :
ce qui est, est. Et nos principes de vision l’étant
aussi de division, le reste, tout ce qui n’est pas « à
voir », sera réputé non-être, trompe-l’œil ou faux-
semblant. Ce qui est pour nous la réalité même, les
bouddhistes l’appellent naturellement « le vide »,
« sunya » ; ce qui est la pleine réalité du bouddhiste
nous semble tout naturellement fadaise et vanité.
L’évidence naturelle d’une civilisation valant pour
illusion chez l’autre. Chacune sa Maya. Ces tête-à-
queue justifient et appellent « le dialogue des cultu¬
res ». Or le réel est devenu une catégorie techno¬
culturelle, et cette technique devient mondiale. De
quoi va-t-on parler entre nous si le réel est le même
pour tous ? Et si la langue aussi devient unique,
trouvera-t-on encore le goût de se parler d’un bout
de la terre à l’autre?
Douze thèses sur l’ordre nouveau 495

La convention transcendantale des regards qui dé¬


finit la culture implicite d’une société ne résulte pas
d’un contrat social librement discuté entre des sujets
sans objets ni passé, rassemblés pour délibérer sur la
place du village. Nous sommes des héritiers inno¬
vants, encombrés de mythes mais aussi dotés d’usten¬
siles, et notre culture est une transaction négociée
bon an mal an entre notre héritage mythologique et
notre milieu technique (lui-même dépendant de
l’état du développement scientifique). Dans ce
compromis, la part des médiations tend à croître, et
pas seulement nos évidences mais nos insurrections
aussi sont appareillées. Le Mai 68 des étudiants, par
exemple, comme les révolutions du xixe, a été « mo¬
délisé » par le théâtre à l’italienne, avec ses tréteaux-
estrades, ses postures de scène, l’emphase des gestes
et le sonore du slogan, le public dans les rues accla¬
mant la troupe, à savoir l’avant-garde agissante et
parlante. Ce fut sans doute « la dernière séance », la
dernière grande représentation théâtrale de notre
histoire (le plateau télé ayant depuis imposé son dé¬
cor et sa dramaturgie à notre espace public). Après
la prise de l’Odéon, l’assaut des régies-vidéo ? Cha¬
que nouvelle machinerie de transmission collective
réorganise nos lieux communs, ces incommunicables
qui nous permettent de communiquer. Comme le su¬
jet cognitif lui-même, le sujet croyant est un sujet
496 Vie et mort de l’image

technique parce que c’est d’abord un homme imagi¬


naire. Avec un imaginaire de plus en plus appareillé,
nous aurons toujours plus l’esthétique, la morale et la
politique de nos prothèses. Sans les techniques du
gros plan, du zoom et du trois-D, aurions-nous connu
l’apothéose tous azimuts du fragment, du « kit » et de
l’éclaté, qui caractérise notre moment culturel ?

La médiologie aura atteint son but lorsque, devant


toute controverse « de fond » ou querelle « sérieuse »,
on ne craindra plus Rabaisser d’emblée le débat en
mettant sur le tapis les questions dites d’intendance
que les « grands esprits », jusqu’aujourd’hui, met¬
taient en queue, en bas de page. Non pas « quoi et
pourquoi ? » mais « par où et comment ? ». Les ma¬
chines, à présent, c’est comme la politique d’antan.
On peut ne pas s’occuper d’elles mais ce sont elles
alors qui s’occupent de vous.
Que veut ma machinerie de vision et d'écoute, et
pense-t-elle la même chose que moi ? Question d’au¬
tant plus incontournable que notre marge de liberté
se réduit au fur et à mesure de l’interposition média¬
tique, multiplication des réseaux et complexité des
circuits. Il y a toujours eu une technologie du faire-
croire, depuis l’agora grecque et sans doute bien
avant. Mais aujourd’hui, le larynx collectif com¬
mande la parole publique. Aujourd’hui, notre réel,
c’est une médiavision du monde, dispositif qui dis-
Douze thèses sur l’ordre nouveau 497

pose de nous, doté d’une force d’entraînement plané¬


taire
Dématérialisation des supports par l’enregistre¬
ment électromagnétique ? Déréalisation du réel exté¬
rieur. Miniaturisation des appareillages et des consti¬
tuants ? Rétrécissement des majuscules, réduction
des discours logiques en micro-récits. Cadrage des
représentations ? Formatage correspondant du re¬
présentatif. Gros plan normal ? Personnalisation nor
malisée des collectifs. Instantanéité des transmis¬
sions hertziennes ? Disparition de la profondeur de
temps. Décomposition de l’image en pixels ? Éclate¬
ment pointilliste de l’information. Montage « eut » ou
en mosaïque ? Désarticulation logique des faits. La
culture du détail, de la bribe, du morcelé, l’effrite¬
ment des anciennes dialectiques de la totalité, la
substitution partout du fractal au global, qu’on ré¬
sume parfois par le « déclin des grands récits », ne
doivent pas peu à la dislocation optique des objets,
comme des œuvres d’art, par les appareils de prise de
vue, le montage cinéma, le zoom télévisuel, le cli-
quage informatique, etc. Chacune de ces procédures
conduit à une conduite, et l’ensemble de ces condui¬
tes fait un certain type de Cité. Pas de causalité li¬
néaire, certes, mais mise en boucle générale.

Compter jusqu’à trois est ce qu’il y a de plus diffi¬


cile. Il a fallu des milliers d’années au christianisme
498 Vie et mort de l’image

pour remplacer une culture binaire par une culture


trinitaire (base théologique de la médiologie). Il se¬
rait dommage que la langue binaire des images de
demain, combinaison de zéro et de un, de oui et de
non, enferme subrepticement les intelligences dans le
oui/non. Déjà les sondages, le zapping, l’alternative
image/pas d’image, le rituel du duel télévisé entre
champions (deux, rarement trois) et le deuxième tour
des élections ne laissent guère de place à ceux qui ne
sont ni pour ni contre, ni blanc ni noir, un peu les
deux, c’est-à-dire aucun des deux. Une culture extra-
spective (qui projette l’inspection à l’extérieur) a tou¬
tes les chances de faire souffrir la nuance, la
complexité, le métissage, l’inférence et la supposi¬
tion, acquis fragiles, car récents, des civilisations de
l’introspection et de l’intériorité issues de l’écriture.

7
La servitude, c’est le renversement par l’homme
du médiatisé en immédiat. Ou de ce qui dépend de
lui en quelque chose d’indépendant et de tout-
puissant. Le sujet reçoit comme implacable et natu¬
rel ce qui est artificiel, construit par ses propres dis¬
positifs. Il prend pour objet à percevoir, passivement,
ce par quoi il perçoit activement. Il s’ignore donc
créateur, source de ses images (comme hier de Dieu
ou de la vérité). Elles lui « tombent dessus » comme
la grêle ou l’orage quand c’est son propre système de
représentation qui les a « lancées ». Mécanisme clas-
Douze thèses sur l’ordre nouveau 499

sique de l’aliénation et de la transformation d’une


liberté en mythe. Mais ce qui s’extravertit et se
sublime ici, non plus dans l’idée de Dieu mais dans
l’image divinisée et mythifiée, n’est plus la
conscience d'un sujet mais une machinerie socio-
technique.

L’équation de l’ère visuelle : le Visible = le Réel =


le Vrai. Ontologie fantasmatique, de l’ordre du désir
inconscient. Mais désir désormais assez puissant et
bien équipé pour aligner ses symptômes en un véri¬
table ordre nouveau.
Nous sommes la première civilisation qui peut se
croire autorisée par ses appareils à en croire ses yeux.
La première à avoir posé un trait d’égalité entre visi¬
bilité, réalité et vérité. Toutes les autres, et la nôtre
jusqu’à hier, estimaient que l’image empêche de voir.
Maintenant, elle vaut pour preuve. Le représentable
se donne pour irrécusable. Or, comme le marché fixe
de plus en plus la nature et les limites des représenta¬
tions sensibles, médiatisées qu’elles sont par des in¬
dustries, le trait d’égalité se transforme et devient :
« invendable = irréel, faux, non valable ». Seul le sol¬
vable vaut, il n’y a de valeur que ce qui a une clien¬
tèle. L’alignement des valeurs de vérité sur les va¬
leurs d’information indexe la première sur l’offre et
la demande : sera réputé vrai ce qui a un marché.
Traduction « le public est notre seul juge ». Il n’est
500 Vie et mort de l’image

pas impossible qu’après le marketing du vrai et du


bien s’instaure un trafic de réel (comme celui des or¬
ganes). La réalité sensible, fonction du pouvoir
d’achat ? Le « pay for view » régira-t-il le regard de
demain ? Verra-t-on la perception cryptée, avec dé¬
codeur pour abonnés ? Les riches auront alors l’ex¬
clusivité des sensations fines, et peut-être, à la fin, le
monopole du monde sensible. La valeur suprême
d’une culture étant aussi ce qui fait rêver ses adeptes,
nous rêvons déjà tous, peu ou prou, de gagner au loto.

Que cette dérive vers le tout-marchand se


confirme ou non, reste la tentation de plus en plus
forte de confondre « l’air » et « l’esprit » du temps.
D’aligner le droit sur le fait, le devoir-être sur
l’être-là, le long sur le court. La contraction de
l'image et de son référent dans l’univers électronique
et demain numérique ne reconduit-elle pas à la fu¬
sion délibérée du Vrai, du Beau et du Bien fantasmée
par les régimes totalitaires d’hier ? Soit l’étouffe¬
ment des possibles et le gel du temps, avec réduction
des libertés de déviance, d’opposition et d’invention.
La Vidéocratie rejoindrait alors, par la droite, le
triste point où était parvenue l’Idéocratie, par la gau¬
che. La fête audiovisuelle offre dix mille fois plus
d’images et combien plus gaies que les icônes des
membres du Politburo, dans l’ex- « socialisme réel »,
mais guère plus d’imagination sociale. Car l’imagina-
Douze thèses sur l’ordre nouveau 501

tion est la fonction irréalisante de la conscience, par


quoi nous pouvons nier les choses telles qu’elles vont.
Or l’image enregistrée redouble l’autorité de l’événe¬
ment par un terrorisme de l’évidence.
Une société WYSIWYG (« what you see is what
you get ») n’est plus une société ouverte. Rabattant le
futur sur le présent visualisable et le jeu des possibles
sur l’advenu qui fait loi - « vous avez tort parce que
vous n’avez rien à montrer » -, la vidéosphère serait
l’ère à la fois la moins messianique et la moins dialec¬
tique que l’humanité ait connue, si elle devait rece¬
voir de nous les pleins pouvoirs. Aujourd’hui, la lutte
pour l’imagination passe par la lutte contre « le tout à
l’image ». On ne sauvera pas notre droit à l’infini sans
limiter les droits du visuel à authentifier, à lui seul,
n’importe quel discours. « En voyant moins, on ima¬
ginera plus » (Rousseau).

10

La disparition des Invisibles est un fait sidérant,


que les outils de re-production du visible rendent
malheureusement invisible.
Résumons. Dans la logosphère, qui suit l’invention
de l’écriture, ce qui était vraiment était absent. Le
soupçon portait sur le visible : ainsi hier les cultures
égyptienne, grecque, byzantine, médiévale - ou au¬
jourd’hui bouddhiste, hindouiste, animiste. Pour
deux monothéismes sur trois, le Tout-Puissant n’a vi¬
sage ni corps. Il est parole. Vouloir en donner une
502 Vie et mort de l’image

image serait crime et folie. Pour le troisième seule¬


ment, le christianisme, dans sa version catholique du
moins, l’image physique du divin était négociable.
Avec la graphosphère, qui se construit sur l’im¬
primerie, le visible avait recouvré sa dignité, mais
comme contingence que hante ou régule une néces¬
sité logiquement accessible, par le discours ou l’abs¬
traction. Descartes : « L’aveugle est le mieux placé
pour faire de la géométrie. » On tenait alors pour évi¬
dent que le monde s’explique par cela qu’il nous ca¬
che. Dans cette sphère-là, la vérité, comme dit Lévi-
Strauss, « s’indique au soin qu'elle met à se dissimu¬
ler ».
Dans la vidéosphère, cette dissimulation atteste le
faux ou l’inconsistant et le soupçon se porte sur
l’inobservable. Ce qui n’est pas visualisable n’existe
pas. Évanescence des êtres de mots, ces choses qui ne
tiennent que d’être dites, mythes à l’état pur, fonde¬
ments de l’ancien Réel : Nation, Classe, Loi, Répu¬
blique, Devoirs, Progrès, Intérêt général, Universel,
Long terme, Justice, État, etc. Piliers « abstraits »
(mais jadis effectifs) des pseudo-concrets qui nous
entourent mais qui, eux, ne « sortiront » sur aucun
écran. Paradoxalement, plus les supports de trans¬
mission se dématérialisent, moins il y a de place pour
les immatérialités dans la vie sociale. Nos seuls im¬
matériaux autorisés seraient-ils d’ordre technique ?
Toutes nos personnes morales sont en crise. « Ma
France, je te vois, tu occupes l'air comme la jeune
femme que je désire... » - exemple d’évidence sen¬
sible hier, rhétorique littéraire aujourd'hui. Je puis
Douze thèses sur l’ordre nouveau 503

bien voir, sur une photo-satellite, une portion de ter¬


res émergées, au cap ouest du petit cap de l’Asie, ap¬
pelée par convention France. Mais je ne pourrai ja¬
mais voir les mille ans d’histoire par quoi cette tache
ocre et verte sur fond noir fait un pays : une singula¬
rité immatérielle et décisive.

11

Quand tout se voit, rien ne vaut. L’indifférence


aux différences croît avec la réduction du valable au
visible. La semblance comme idéal porte dans ses
flancs un virus ravageur de ressemblance. Tous les
idéaux particuliers, à la queue leu leu, s’alignent sur
la portion de l’humanité dotée de la plus forte visibi¬
lité sociale. Il s’ensuit que la langue du plus riche de¬
vient celle de tout le monde, et la loi du plus fort ma
règle suprême. Une vidéosphère omniprésente aurait
le cynisme pour vertu, le conformisme pour ressort et
pour horizon un nihilisme achevé. Aussi bien l’ins¬
tinct de survie chez l’espèce, et la simple recherche
du plaisir chez les individus comme chez les nations
en viendront-ils, tôt ou tard, à limiter les prérogatives
de l’image. Pour couper court à l’asphyxie et à la de
tresse, on redonnera alors du jeu aux invisibles es¬
paces du dedans - via la poésie, la gageure la le'*
ture, l’écriture, l’hypothèse ou le rêve.
504 Vie et mort de l’image

12

Les nouvelles imageries numériques produisent un


savoir et un pouvoir plus qu’enviables. Après le téles¬
cope, le microscope et les radiographies, les traite¬
ments informatiques accroissent considérablement
notre maîtrise des distances, des organes et de leurs
maladies, de nos constructions par plans et épures et
de nos propres hypothèses intellectuelles, en permet¬
tant une traduction visuelle de modèles théoriques
abstraits. Les nouvelles prothèses de vision, en dé¬
multipliant notre information, accroissent nos fa¬
cultés d’intervention sur l’environnement et notre
surface de contact avec l’univers. Dotés désormais
d’une vision omniscope, nous pourrons aussi explorer
le hors-d’atteinte sans y aller et programmer le futur
avant d’y être. La microscopie descend à 1/10 000
de millimètre. Et la macroscopie a gagné d’autant de
facteurs, via les satellites d’observation.
Rayons X, infrarouges, rayons gamma nous
avaient déjà fait passer au-delà des longueurs d’onde
du visible. L’optronique et ses caméras thermiques
permettent à un conducteur de char, un pilote
d’avion, un servant de bazooka, de voir dans la nuit,
sans être vus. L’échographie, par ultrasons, permet
de visualiser en trois dimensions un crâne ou un bas¬
sin. La vue, dans le diagnostic médical, remplace
l’ouïe et le toucher. L’imagerie par résonance magné¬
tique (I.R.M.) permet d’entrer dans les tissus, les cel-
Douze thèses sur l’ordre nouveau 505

Iules, les neurones. La réflectographie infrarouge,


avec la caméra vidicon, pénètre sous les matériaux
les plus épais. L'image neutronique détecte à travers
des enceintes métalliques, et l’image numérique per¬
met la commande automatique de robots. Spot-
Image, sur une orbite de huit cents kilomètres d’alti¬
tude, par traitement panchromatique ou multi-
spectral de ses images à haute résolution, télédétecte
en trois dimensions les crues des fleuves, l’avancée
des dunes ou des glaciers, la structure géologique des
sols, les sédiments terrigènes dans les fleuves. La ca¬
méra sous-marine a soulevé le couvercle des Océans.
Et Changeux nous assure qu’d n'est plus utopique,
avec les caméras à positron, « d’envisager que
l’image d’un objet mental apparaisse un jour sur un
écran 1 ». La Mission Michel Serres, réinventant la
société pédagogique par le télé-enseignement, a
forgé les moyens informatiques de rendre visible la
distribution des savoirs au sein d’une communauté :
le cerveau d’un collectif sur un écran Minitel. Ces
admirables progrès techniques sont-ils sans contre¬
partie ? « There is nothing such a free meal. » Le coût
de ces bénéfices d’opérationnalité, vers le dehors, ré¬
siderait dans une certaine cécité symbolique, au-
dedans. Depuis quelques décennies, l’extension des
espaces observables semble s’être payée d’une ampu
tation des territoires de l’utopie. Quand le spectre du
rayonnement électro-magnétique était réduit à la lu¬
mière visible par la rétine, l’invisible avait infiniment
plus de réalité. Liberté, Égalité, Fraternité, par

1. L’Homme neuronal, Paris, Payard, 1983, p. 168.


506 Vie et mort de l’image

exemple (que pourrait symboliser un système d'idéo¬


grammes mais qu’aucun microscope électronique ne
nous fera jamais voir en direct).

Une simple question au prochain millénaire : com¬


ment bien voir autour de soi sans admettre, à côté, en
dessous ou au-dessus, des « choses invisibles » ? Pas
forcément des anges ni des corps astraux. Des réali¬
tés idéales, mythes ou concepts, généralités ou uni¬
versaux, immatérialités ou symboles qui n’auront ja¬
mais de traductions visuelles possibles, fussent-elles
virtuelles, dans un cyberspace. Comment peut-il y
avoir un ici sans ailleurs, un maintenant sans un hier
et un demain, un toujours sans un jamais... ?

Le médiologue est interdit de morale. D’où les


points de suspension. Il devait, dans les limites d’une
recherche objective, décrire et tenter d’expliquer.
Son vœu dorénavant, sortant de sa displine, serait de
plaider pour l’invisible.
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE
I
Afin de ne pas s'alourdir exagérément, la bibliographie ne retient
pas tous les ouvrages et articles cités dans le texte et en note ; ni, bien
sûr, la totalité des sources qui ont donné naissance à cette recherche.
Sont mentionnés les ouvrages et articles indispensables à quiconque
souhaite approfondir les sujets abordés dans chaque chapitre.

1. LA NAISSANCE D A R LA MORT

Benveniste (Emile), Le Vocabulaire des institutions indo-euro¬


péennes, vol. 2, Pouvoir, droit, religion, Paris, Les Éditions de Mi¬
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IX. UNE RELIGION DÉSESPÉRÉE

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XI. LES PARADOXES DE LA V1DÉOSPHÈRE

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Communications, n° 51, 1990 : Télévisions, mutations.
Daney (Serge), La Rampe, Cahier critique 1970-1982, Paris, Édi¬
tions Gallimard, 1983.
- « Ciné-Journal » (préface de Gilles Deleuze), Cahiers du cinéma,
1986.
- Le Salaire du zappeur, Paris, Éditions Ramsay, 1988.
- Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Lyon, Aléas Édi¬
teur, 1991.
- Revue d’études palestiniennes, nu 40, été 1991, « Avant et après
l’image ».
Farchy (Joëlle), Le Cinéma déchaîné. Mutation d’une industrie, Pa¬
ris, Presses du C.N.R.S. 1992.
Revue juridique de l'Ouest (facuke de Nantes), numéro hors série,
1989 : « Droit et médias »
518 Vie et mort de l'image

XII. DIALECTIQUE DE LA TÉLÉVISION PURE

Cazeneuve (Jean), Les Pouvoirs de la télévision, Paris, Éditions Gal¬


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De Virieu (François-Henri), La Médiacratie, Paris, Flammarion,
1991.
Jaigu (Yves), « Télévision : quel contenu ? », Le Débat, n° 61, septem¬
bre-octobre 1990.
Lipovetsky (Gilles), L’Ère du vide, Paris, Éditions Gallimard, 1983.
Missika (Jean-Louis) et Wolton (Dominique), La Folle du logis. La
télévision dans les sociétés démocratiques, Paris, Éditions Galli¬
mard, 1983.
Virilio (Paul), La Machine de vision, Paris, Éditions Galilée, 1988.
L'Écran du désert, Paris, Éditions Galilée, 1991.
Remerciements

Avant-propos

Au croisement de l’histoire de l’art, des reli¬


gions et des techniques.

I. GENÈSE DES IMAGES

I. La naissance par la mort


Racines : imago, eidôlon, représentation, 25. -
L’image avant l’idée : le mortel immortalisé
par l’effigie, 33 - Le stade du miroir : la re¬
composition par l’image du corps décomposé,
36 - La détresse magique : la magie, appel au
secours et non domaine d’objets (André Bre¬
ton), 41 - La mort en péril : la puissance imagi¬
naire, fonction de l’impuissance pratique, 46 -
L’éternel retour : le hors-temps de l’art et le
tout-temps de la mort, 51.
520 Vie et mon de l’image

II. La transmission symbolique 59


Symbolique est toute réunion, 61 - La parole
muette : la rivalité du mot et de l’image.
L’exemple de Bergotte, 62 - Le visible n’est
pas lisible : l’incapacité du modèle linguis¬
tique (code, système double articulation).
Suggestion et expression, 72 - Transmission et
transcendance : rationalité du rapport sacral
au monde visible. Les glissements contempo¬
rains du sacré, de l’image vers l’imagier.
Transmission et communication en rapport in¬
verse, 81 - La fatale « autonomie de l’art » :
aliénation, autonomie, autoréférence. Dangers
de la réflexion, 88 - Le sens et le groupe : l’im¬
possible vœu contemporain, remplacer la re¬
présentation par la présence, 93.

III. Le génie du christianisme 99


L’interdit scripturaire : Le Verbe est homme,
l’Image est femme. Effets de ce fantasme, 102
- Un monothéisme dissident : l’exception chré¬
tienne réhabilite la Chair, donc l’Image.
Concile de Nicée II (787), 107 - La matrice
Incarnation : double nature du Christ et de
l’image. Le débat entre spirituel et charnel en
peinture, 114 - La tentation du pouvoir : rai¬
son d’image, raison d’État. La propagande par
l’image, contrainte d’organisation, 119 - La
révolution de la croyance : credo, crédit, accré¬
ditation rendent l’image indispensable. Le
Table des matières 521

juste milieu chrétien. Catholicisme et cinéma,


126 - L'enjeu stratégique : l’outil et l’enjeu de
la puissance politique. Byzance, France, Amé¬
rique, 134.

IV. Vers un matérialisme religieux 143


Le défi médiologique : réunifier le corps et l’es¬
prit des images, 145 - « L’efficacité symbo¬
lique » : le visible comme projection culturelle,
150 - Le télescopage des temps : le réservoir
du primitif et l’immémorial de l’espèce. L’art a
donc un temps d’avance sur l’idée, 155 - Le
vice héréditaire : la mal-aimée de l’esthétique,
la technique, 163 - L’exception des grands-
oncles : Valéry et Benjamin. 1934, année faste,
169 - Resserrer les ciseaux : le face-à-face du
connaisseur et du sociologue. Fusionner les ap¬
proches interne et externe de l’image, 173 -
L’obstacle humaniste : accéder au sujet par
l’objet, ou sortir de l’homme pour comprendre
l'homme, 176 - Kant par Castelli : la Critique
du jugement jugée par un praticien moderne.
Relations du marché et du concept, 182.

II. LE MYTHE DE L’ART

V La spirale sans fin de l’histoire 203


Un mot ripolin : l’illusion d’universalité, 205 -
L’enjeu d’un article défini : l’illusion d’unicité,
208 - Tel père, telle fille : l’illusion du temps
522 Vie et mort de l’image

linéaire dans l’histoire de l’art, 212 - Le réem¬


ploi d’une vieillerie, « l’avant-garde » : le nou¬
veau recyclé par les news, 214 - La cage d’es¬
calier : l’immobile révolution des formes et
l’accélération des cycles de l’image, 219.

VI. Anatomie d’un fantôme : « l’art


antique » 231
Une chronologie défaillante, 233 - « L art
grec» : une hallucination collective? : pas
d’art sans discours sur l’art, 235 - Questions de
vocabulaire : la primauté du savoir sur le faire
invalide l’esthétique, 238 - Le pourquoi d’une
absence : dans le modèle intellectualiste de
causalité, Dieu a le monopole de l’originalité.
On ne crée qu’une fois, 250 - Le cas romain : la
peinture subordonnée à l’architecture, 254 -
L’écho chrétien : l’opposition des arts méca¬
niques et des arts libéraux, 258.

VII. La géographie de l’art 261


Le paysage absent : un genre tardif. La percep¬
tion conquise sur la prière, 263 - La profana¬
tion du monde : la pénible victoire du Nord sur
le Sud et du réel sur l’Idée. L’apparition conco¬
mitante de l’autoportrait, 268 - L’après-
paysage : du terroir à l’environnement, ou de
l’œuvre au patrimoine. Saint Luc, le patron
Table des matières 523

des peintres, avait pour symbole un bœuf. Fin


des paysans, fin de l’art?, 275.

VIII. Les trois âges du regard 283


Premier repérage : Logosphère = Idole. Gra-
phosphère = Art. Vidéosphère = Visuel. Grèce,
Italie, Amérique. L’art est d’Occident, 285 -
Panoramique : présence, représentation, simu¬
lation. La trilogie de Peirce : indice, icône, sym¬
bole. Réactivation post-moderne de l’archaï¬
que, 290 - Indice, icône, symbole, 296 -
L’écriture au commencement : l’invention de
l’écriture comme libération de l’image, 301 -
L’ère des idoles : l’âge des images à efficacité
immédiate, ou idoles, inclut la période chré¬
tienne de l’icône. Byzance fait passer l’Orient
grec dans l’Occident gothique, 305 - L’ère de
l’art : elle s’inaugure avec la réunion d’un lieu
spécialisé et d’une théorie générale. Naissance
conjointe du Musée et de l’Esthétique. Rôle de
l’imprimerie. La perspective donne un sujet à la
vision. Les périodes internes à l’ère de l’art, 311.

IX. Une religion désespérée 329


Encore une mort de l’art ? : récurrence du
thème depuis Pline l’Ancien. L’argent a sauvé
l’art moderne, 331 - Le gai capital : l’échange
généralisé et le devenir-signe des images. L’an¬
nexion par la publicité, 336 - Pontifex maxi-
524 Vie et mort de l’image

mus : le projet d’unifier le monde par le Beau,


341 - Le sublime et l’échec : André Malraux et
les méprises de l’esthète. Le sacré est intrans¬
portable, 344 - Le savoir et le sens : la dif¬
férence entre valeurs et vérités. Pourquoi il n’y
a pas d’art universel ni de spiritualité mon¬
diale, 350 - Le symptôme alexandrin : la pri¬
mauté de la manière sur la matière, ou du mu¬
sée sur l’œuvre, propre à la Modernité tardive
rappelle l’Antiquité tardive, 356.

III. L’APRÈS-SPECTACLE

X. Chronique d’un cataclysme 361

Le premier choc des photos, 1839 : gravure, li-


tho, daguerréotype. Le débat du mécanique et
du vivant. L’exaltation de la peinture par la
photographie, 363 - Le « roi-cinéma », 1895 :
poètes, philosophes et peintres face à l’inven¬
tion, 372 - La télé couleurs, 1968 : caractéris¬
tiques du support vidéo. Un nouvel espace-
temps, 376 - La fin du spectacle : devant
l’image mais dans le visuel. Diffusion n’est pas
projection. La dominance audio, 382 - La
bombe numérique, 1980 : la victoire de Pytha-
gore. L’image enfin n’est plus imitation. Le
virtuel, l’abstraction et la chair du monde.
Vers un Bauhaus électronique?, 386 - La
Table des matières 525

technique comme poétique : nouveaux rap¬


ports entre les arts visuels. La sensorialité col¬
lective modelée par l’image capitale du mo¬
ment. Sculpture, B.D. danse, 397.

XI. Les paradoxes de la vidéosphère 409


L'archaïsme post-moderne : le retour des ido¬
les. Le visuel et l’idéalisme absolu. Principe de
plaisir et de réalité. L’évacuation de l’Autre,
411 - Télé-communication et ciné-commu¬
nion : programmation et production. Direct et
différé. Instant-replay et flash-back. Instant et
Histoire. Moralité et moralisme des deux types
d’images, 421 - Visiomorphoses : l’individua¬
lisme et le petit écran. La T.V. comme trieur
de l’Être. Les nouveaux critères d’autorité,
440 - L’impensé collectif : les quatre handi¬
caps de l’image : la négation, l’universel, le mé-
taniveau et les flexions du temps. Les change¬
ments de mentalité collective qui en ont
découlé, 445.

XII. Dialectique de la télévision pure 453


Le cercle sans fin de la thèse et de l’antithèse,
455 - L'organe de la démocratie : avantages et
inconvénients du « nouvel espace civique ».
Renversement dans les technologies du faire-
croire. L’inégalité devant l’image. La visibilité
526 Vie et mort de l’image

comme principe de hiérarchie sociale. Un cé¬


sarisme du troisième type. Iconomie, écono¬
mie, 457 - L’ouverture au monde : inter¬
nationalisation des images et repli communau¬
taire. La géographie de l’actualité. Satellites
de diffusion et devoir d’ingérence. L’Europe
sans visuel. Une image diffusée est un rapport
social, 469 - La conservation du temps : l’ar¬
chive analogique et l’effet patrimoine. Le
temps déshistorisé. L’actualité, notre éternité
aveugle, 475 - L’effet de réalité : la vidéo,
constatif absolu. Les illusions de l’objectivité.
Le temps réel et le parler vrai. L’image numé¬
rique de demain : truquages, authenticité, vrai¬
semblance, 480.

Douze thèses sur l’ordre nouveau et une


ultime question 489
Un appareil de vision est un système de
croyance. Les esprits se parlent mieux que les
regards. Vidéocratie et démocratie. L’insolite
équation visible = réel = vrai. Les progrès du
regard. Réhabiliter l’invisible.

Bibliographie générale 507


DU MÊME AUTEUR

Œuvres littéraires

UN JEUNE HOMME À LA PAGE, nouvelles, Le Seuil, 1967.


L’INDÉSIRABLE, roman, Le Seuil, 1975; (Le Livre de poche
n° 4919).

LES RENDEZ-VOUS MANQUÉS. Pour Pierre Goldman, Le


Seuil, 1975.

JOURNAL D’UN PETIT-BOURGEOIS ENTRE DEUX


FEUX ET QUATRE MURS, Le Seuil, 1976; La Table ronde,
2004.

LA NEIGE BRÛLE, roman, Grasset, 1977 (prix Femina); (Le Livre


de poche n° 5253).
LEDANNOIS, Horay, 1977.
L’ESPÉRANCE AU PURGATOIRE, Moreau, 1980.
ÉLOGES, Gallimard, 1986.
COMÈTE MA COMÈTE, Gallimard, 1986.
LES MASQUES. Une éducation amoureuse (LE TEMPS
D’APPRENDRE À VIVRE I), Gallimard, 1988; (Folio n°2348).
COLOMB, LE VISITEUR DE L’AUBE, La Différence, 1991.

L’ŒIL NAÏF, Le Seuil, 1994.


CONTRE VENISE, Gallimard, 1995; (Folio n° 3014).
LEONARDO CREMONINI. Éléments. Avec Leonardo Cremonini,
Skira, 1995.
PAR AMOUR DE L’ART. Une éducation intellectuelle (LE
TEMPS D’APPRENDRE À VIVRE III), Gallimard, 1998;
(Folio n° 3352).
JEAN-PAUL VIGUIER, Éditions du Regard, 1998.
SHANGAI, DERNIÈRES NOUVELLES. La mort d’Albert
Londres, Arléa, 1999.
L’ANCIEN TESTAMENT À TRAVERS 100 CHEFS-
D'ŒUVRE DE LA PEINTURE, Presses de la Renaissance,
2003.
LE NOUVEAU TESTAMENT À TRAVERS 100 CHEFS-
D’ŒUVRE DE LA PEINTURE, Presses de la Renaissance,
2003.
L'HONNEUR DES FUNAMBULES. Réponse à Jean Clair sur le
surréalisme, L'Échoppe, 2003.
LE SIÈCLE ET LA RÈGLE. Une correspondance avec Gilles-
Dominique, Fayard, 2004.

Œuvres philosophiques.

LE POUVOIR INTELLECTUEL EN FRANCE, Ramsay, 1979;


(Folio Essais n° 43).
LE SCRIBE, Grasset, 1980; (Le Livre de poche Essais nu 4003).
CRITIQUE DE LA RAISON POLITIQUE OU
L’INCONSCIENT RELIGIEUX, Gallimard, « Bibliothèque des
Idées», 1981; (Tel n° 113).
COURS DE MÉDIOLOGIE GÉNÉRALE, Gallimard, «Biblio¬
thèque des Idées », 1991 ; (Folio Essais n° 377).
CONTRETEMPS. Éloge des idéaux perdus, Gallimard, 1992; (Folio
Actuel nü 31).
L’ÉTAT SÉDUCTEUR. Les révolutions médiologiques du pouvoir,
Gallimard, 1993; (Folio Essais n° 312).
MANIFESTES MÉDIOLOGIQUES, Gallimard «Hors-série».
1994.
TRANSMETTRE, Odile Jacob, 1997.
LES ENJEUX ET LES MOYENS DE LA TRANSMISSION,
Pleins feux, 1998.
CROIRE, VOIR, FAIRE, Traverse, Odile Jacob, 1999.
IF. Suite et fin, Gallimard, 2000.
INTRODUCTION À LA MÉDIOLOGIE, Presses universitaires
de France, 2000.
DIEU, UN ITINÉRAIRE. Matériaux pour l’histoire de T Étemel en
Occident, Odile Jacob, 2001 ; (Poches Odile Jacob n° 120).

LES DIAGONALES DU MÉDIOLOGUE. Transmission,


influence, mobilité. Bibliothèque nationale de France, 2001.

DES MACHINES ET DES ÂMES. Trois conférences. Descartes &


Cie, 2002.

À L OMBRE DES LUMIÈRES. Débat entre un philosophe et un


scientifique. Avec Jean Bricmont, Odile Jacob, 2003.
LE FEU SACRÉ. Fonctions du religieux. Fayard, 2003.

Œuvres politiques.

RÉVOLUTION DANS LA RÉVOLUTION, Maspero, 1967.


ENTRETIENS AVEC ALLENDE SUR LA SITUATION AU
CHILI, Maspero, 1971.

LA CRITIQUE DES ARMES I et II, Le Seuil, 1974.


LA GUÉRILLA DU CHE, Le Seuil, 1974; (Points n° 206).

MODESTE CONTRIBUTION AUX DISCOURS ET CÉRɬ


MONIES DU DIXIÈME ANNIVERSAIRE, Maspero, 1978.
LETTRE AUX COMMUNISTES FRANÇAIS ET À QUEL¬
QUES AUTRES, Le Seuil, 1978.

LA PUISSANCE ET LES RÊVES, Gallimard, 1984.


LES EMPIRES CONTRE L’EUROPE, Gallimard, 1985.
QUE VIVE LA RÉPUBLIQUE, Odile Jacob, 1989
TOUS AZIMUTS, Odile Jacob, 1989.

À DEMAIN DE GAULLE, Gallimard, 1990; (Folio Actuel n°48).


UN MOT ENCORE, CHER BÉRÉ, Arléa, 1993.

LOUÉS SOIENT NOS SEIGNEURS. Une éducation politique


(LE TEMPS D’APPRENDRE À VIVRE U), Gallimard, 1996;
(Folio nu 3051).

LA RÉPUBLIQUE EXPLIQUÉE À MA FILLE, Le Seuil, 1998.


LL CODE ET LE GLAIVE. Après l’Europe, la nation?, Albin
Michel, 1999.
L’EMPRISE, Gallimard, 2000.
L’ENSEIGNEMENT DU FAIT RELIGIEUX DANS
L’ÉCOLE LAÏQUE. Rapport au ministre de l’Éducation nationale,
Odile Jacob : CNDP, 2002.

CE QUE NOUS VOILE LE VOILE. La République et le sacré,


Gallimard, 2003.

CHRONIQUES DE L’IDIOTIE TRIOMPHANTE.Terrorisme,


guerres, diplomatie : 1990-2003, Fayard, 2004.
HAÏTI ET LA FRANCE. Rapport au ministre des Affaires étran¬
gères. Avec Véronique Albanel, Florence Alexis, Gérard Barthélémy,
et al., La Table ronde, 2004.

LE PLAN VERMEIL. Modeste proposition, Gallimard, 2004.


Composé et achevé d’imprimer
par la Société Nouvelle Firmin-Didot
à Mesnil-sur-l’Estrée, le 10 février 2005.
Dépôt légal : février 2005.
r dépôt légal dans la collection: décembre 1994.
Numéro d’imprimeur : 72346.
ISBN 2-07-032872-4/Imprimé en France.
DATE DUE

135943
0 164 0521031 5
Régis Debray
Vie et mort de l'image
Une histoire du regard en Occident

L'image a toujours eu barre sur les hommes, mais l'œil


occidental a une histoire et chaque époque son incons¬
cient optique. Notre regard fut magique avant d'être
artistique. Il devient à présent économique.
Il n'y a pas d'image en soi. Son statut et ses pouvoirs
ont varié au gré des révolutions techniques et des
croyances collectives. C'est la logique de cette évolution
surprenante qu'on a voulu ici suivre à la trace, depuis
les grottes or nooc iiicmra rr\rr->r\ A', on- ~j-_.

ciliant, par i tes


Titel: Vie et mort de 1]image
matérielle e ;nt
AutoriDebray, Regis
exclusives.
Art.:466261 ISBN:2-07-032872-
L'ère des irr Acquisitions Department, Pete ;n-
thèse entre KdNr.: 676610 Auf.Nr.: 150355 I »
où nous sor Lief.: 86567,
La mise au je 006751 02.08.2006 15,00 en
tout cas qui A06-1443 RUSH ire
de l'Art » o APT Versand:P0ST nt
dans la vidé» la
télévision et îSt
sans doute a us
faut dire adi

Man Ray, Objet à détruire © AD AGP/Man Ray Trust, 1995.


Photo collection L. Treillard.

Hb essais
9 7820 70 328727 ISBN 2-07-032872-4 A 32872 catégorie Fl 3

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