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Annales de Bretagne et des pays

de l'Ouest

Le « Traité des Superstitions » de Jean-Baptiste Thiers.


Contribution à l'ethnographie de la France du XVIIe siècle
François Lebrun

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Lebrun François. Le « Traité des Superstitions » de Jean-Baptiste Thiers. Contribution à l'ethnographie de la France du XVIIe
siècle. In: Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest. Tome 83, numéro 3, 1976. pp. 443-465;

doi : https://doi.org/10.3406/abpo.1976.2825

https://www.persee.fr/doc/abpo_0399-0826_1976_num_83_3_2825

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Le «Traité des Superstitions»

de Jean-Baptiste Thiers,

contribution à l'ethnographie

de la France du XVIIe siècle

par François LEBRUN

L'histoire des classes populaires dans la France d'Ancien Régime


est depuis trente ans en plein renouvellement. Après l'histoire
économique quantitative inaugurée par Ernest Labrousse, après l'histoire
démographique inventée par Pierre Goubert et Louis Henry, l'histoire
des mentalités populaires amorcée il y a une quinzaine d'années par
Robert Mandrou, retient de plus en plus l'attention des historiens.
Mais si l'histoire des mentalités est déjà en soi singulièrement plus
difficile que l'histoire économique ou démographique, elle le devient
plus encore lorsqu'il s'agit des mentalités populaires. En effet,
massivement analphabètes, les classes populaires d'Ancien Régime n'ont
laissé pratiquement aucun témoignage direct sur leur culture propre
et plus précisément sur la religion qui était la leur et où se mêlaient
inextricablement christianisme et éléments para ou préchrétiens (1).
Dans un monde où les dangers étaient partout, où Dieu et le diable
étaient sans cesse à l'œuvre, il était nécessaire de se concilier par
tous les moyens ces forces surnaturelles qui régissaient le bonheur
et le malheur, la vie et la mort de chacun. En marge des cérémonies
et des prières de l'Eglise, il paraissait normal soit de renforcer
l'efficacité de celles-ci par des pratiques complémentaires, soit de
recourir à celles d'une religion parallèle, magique, agraire et
cosmique. L'imbrication de ces éléments hétérogènes était totale et
l'on ne voyait aucune contradiction dans le recours simultané au
prêtre et au sorcier. D'ailleurs l'un et l'autre invoquaient Dieu et
ses saints, usaient du signe de la croix et attachaient à certains
chiffres — trois, sept, neuf — la même valeur sacrée.

(1) Sur la notion, délicate, de « christianisme populaire », cf. la récente


mise au point collective Religion populaire et réforme liturgique, Paris, 1975,
avec notamment la contribution de R. Courtas et F.-A. Isambert, « Ethnologues
et sociologues aux prises avec la notion de populaire », et celle de Ph. Aries,
« Religion populaire et réformes religieuses ». Cf. aussi Y.-M. Bercé, Fête et
Révolte. Des mentalités populaires du XVIe au XVIII" siècle, Paris, 1976
(notamment le chapitre iv, « La religion populaire persécutée »).
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L'Eglise qui durant des siècles avait plus ou moins toléré ce


syncrétisme (2), mais dont les compromissions avaient été
violemment dénoncées par les protestants (3), décida de réagir lors du
concile de Trente. C'est pourquoi en France les évêques réformateurs
s'efforcèrent, à partir du début du xvip siècle, de séparer le bon
grain de l'ivraie et de condamner et extirper un certain nombre de
croyances et de pratiques jugées incompatibles avec le catholicisme
post-tridentin et déclarées de ce fait superstitieuses; partage qui
n'allait pas sans embarras ni inconséquence, tant la frontière était
souvent difficile à tracer entre la foi et la superstition (4). Statuts
synodaux, mandements épiscopaux, rituels diocésains, procès-verbaux
de visites pastorales sont remplis de ces condamnations, surtout entre
1600 et 1720. Le Traité des superstitions publié à partir de 1679 par
Jean-Baptiste Thiers, curé du diocèse de Chartres, se situe hardiment
et sans complexes, dans cette même perspective d'assainissement. Le
but de son auteur est clair : dresser un catalogue aussi complet que
possible des superstitions, pour mieux en dénoncer le ridicule ou
la malf aisance et en faciliter la disparition (5). Ainsi, son livre (6)

(2) Tout en condamnant officiellement la superstition par la voix de ses


Pères et de ses conciles.
(3) Cf. à ce sujet, Jean Delumeau, « Les réformateurs et la superstition »,
dans Actes du colloque « L'amiral de Coligny et son temps », Paris, Société
de l'histoire du protestantisme français, 1974, p. 451-487.
(4) Le culte des saints guérisseurs et les pèlerinages qu'il suscite en est un
bon exemple. Où s'arrête, en ce domaine, le culte licite, réaffirmé et encouragé
à Trente, et où commence la superstition ? Evêques et curés sont souvent bien
en peine pour le dire et en arrivent à tolérer certaines pratiques jugées
pourtant douteuses.
(5) Thiers est très conscient de l'étendue du mal et de son ambiguïté. Il
écrit dans la préface de l'édition de 1679 : « II y a sujet de s'étonner que (les
superstitions) soient aussi répandues dans le christianisme qui est une religion
toute de sainteté et de vérité, que nous les voyons aujourd'hui avec douleur.
Car enfin elles trouvent créance dans l'esprit des grands ; elles ont cours parmi
les personnes médiocres ; elles sont en vogue parmi le simple peuple ; chaque
royaume, chaque province, chaque paroisse a les siennes propres ; tel les
observe qui n'y pense nullement ; tel en est coupable qui ne le croit pas ;
elles entrent jusque dans les plus saintes pratiques de l'Eglise, et quelquefois
même, ce qui est tout à fait déplorable, elles sont publiquement autorisées par
l'ignorance de certains ecclésiastiques qui devraient empêcher de toutes leurs
forces qu'elles ne prissent racine dans le champ de l'Eglise où l'ennemi les
sème durant la nuit sur le bon grain. »
(6), II convient de soigneusement distinguer les différentes versions et
éditions du Traité des superstitions (ce que n'ont pas toujours fait les auteurs des
notices biographiques ou bibliographiques consacrées à Thiers) : 1) Traité des
superstitions selon l'Ecriture sainte, les décrets des conciles et les sentimens
des saints Pères et des théologiens, par M. Jean-Baptiste Thiers, Paris, A. Dezal-
lier, 1679, 1 vol., in-12 ; 2° éd. revue, corrigée et augmentée, Paris, A. Dezallier,
1697, 2 vol., in-12 ; 3° éd., Paris, 1712, 2 vol., in-12. 2) Traité des superstitions qui
regardent les sacremens selon l'Ecriture sainte, etc., Paris, J. de Nully, 1703-
1704, 2 vol., in-12; il s'agit d'un ouvrage distinct du précédent, qui en est la
suite et qui avait été annoncé par Thiers dès la préface de 1679. 3) Les deux
ouvrages sont réunis en un seul, après la mort de Thiers, sous le titre du
second, Traité des superstitions qui regardent les sacremens selon l'Ecriture
sainte, etc., Paris, Cie des libraires, 1741, 4 vol., in-12 ; rééd. sans changements,
Avignon, L. Chambeau, 1777, 4 vol., in-12. Sauf mention spéciale, toutes mes
références sont faites à l'édition d'Avignon, 1777.
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rejoint les grandes décisions épiscopales (qu'il cite d'ailleurs


largement) pour constituer avec elles ce que l'on peut appeler les
archives de la répression qui, à défaut du discours absent des humbles
sur eux-mêmes, nous dévoilent, par un juste retour des choses,
tout un pan de la culture et de la religion populaire que cette
répression se donnait pour but de faire disparaître.
Certains folkloristes ne s'y sont pas trompés, qui ont su tirer
parti des statuts synodaux et du livre de Thiers. C'est le cas
notamment du plus grand d'entre eux, Arnold Van Gennep dans son
Manuel de folklore français contemporain (7). Toutefois, l'utilisation
qu'il en a faite n'est nullement systématique et surtout les quelques
matériaux qu'il en a extraits pour les incorporer dans les différents
chapitres de son grand œuvre, sont présentés pêle-mêle avec ses
propres observations et avec celles de ses devanciers du xixe et du
début du xxe siècle. Cette façon de faire est la conséquence de
l'option fondamentale de Van Gennep selon laquelle il était possible de
considérer comme un tout « les siècles écoulés depuis la fin du
Moyen Age jusqu'à nos jours (8) ». De fait, autant il se montre
soucieux de localiser de façon très rigoureuse les faits rapportés (9),
autant leur datation le laisse largement indifférent. Un tel point de
vue ne peut que heurter l'historien, attentif au contraire à jalonner
dans le temps, avec le maximum de précision, l'existence de telle
coutume, depuis ses manifestations contemporaines jusqu'à son
apparition, quand toutefois celle-ci est datable (10). Certes, cette
méthode régressive a ses limites dans le temps. Emmanuel Le Roy
Ladurie a montré qu'elle s'est révélée en grande partie illusoire
appliquée au Montaillou du début du XIVe siècle : « L'histoire est
passée par là, changeante : elle a bouleversé en profondeur notre
paysage folklorique, du XIVe au xixe siècle (11) ». Van Gennep lui-
même n'a jamais prétendu remonter au-delà de la fin du Moyen Age.
Les profonds bouleversements des XIVe et xve siècles ont sans doute
entraîné la mise en place d'éléments folkloriques nouveaux à côté
de croyances très anciennes et perdurables (12). Rien n'est plus faux

(7) Paris, 1937-1958, 9 vol. parus, soit tome Ier (en 7 volumes de pagination
continue, 3 166 pages au total), tomes III et IV (2 vol., 1 078 pages au total).
(8) Van Gennep revient à plusieurs reprises là-dessus, par exemple à propos
des feux de la Saint-Jean : « II est entendu qu'ici, comme partout dans le
Manuel, je bloque les documents répartis dans les deux ou trois derniers
siècles jusque vers 1940. » (IV, p. 1753, note 1.)
(9) Souvent même de façon hypercri tique, ainsi lorsqu'il prétend que les
coutumes populaires rapportées par Thiers « ont été observées uniquement
dans le pays chartrain, mais ne proviennent ni de la région du Mans où l'abbé
n'était qu'un étranger, ni surtout de la France entière ». (III, p. 130). En fait
on va voir que l'utilisation fréquente par Thiers de statuts synodaux bien
localisés permet de dépasser, dans certains cas, les limites du pays chartrain.
(10) Maurice Crubelier exprime bien cette réaction des historiens devant
l'énorme matière accumulée par les folkloristes : « D'une telle moisson, on se
trouve à la fois comblé et déçu : on suspecte un enracinement millénaire...
sans pouvoir lui donner d'épaisseur historique. » {Histoire culturelle de la
France, XIX'-XX' siècle, Paris, 1974, p. 52.)
(11) Montaillou, village occitan, de 1294 à 1324, Paris, 1975, p. 576.
(12) Cf. Roger Vaultier, Le folklore pendant la guerre de Cent ans d'après
les lettres de rémission, Paris, 1965.
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que la croyance en un folklore intemporel dont l'origine se perdrait


dans je ne sais quelle « nuit des temps ». Le folklore observé et
catalogué aux xixe et XXe siècles, c'est-à-dire dans le temps de sa
disparition, est le résultat d'une sédimentation pluriséculaire.
Raison de plus pour que l'historien, empruntant sa démarche à
l'archéologue, s'efforce de relever tous les éléments présents dans un étage
daté par ailleurs avec précision.
C'est ce que je voudrais tenter ici à propos du Traité des
superstitions. Toutefois, une précaution préalable s'impose dans la mesure
où Thiers mêle constamment deux registres : le point de vue
historique, lorsqu'il cite, d'après d'anciens auteurs ecclésiastiques, d'Ori-
gène à Nicolas de Cusa, ou d'après des décisions conciliaires des
premiers siècles, de nombreuses superstitions dont il ne précise pas
toujours si elles sont encore en usage de son temps ; le point de
vue ethnographique, lorsqu'il appuie ses dires sur ses propres
observations (13) et sur le dépouillement de statuts synodaux ou rituels
contemporains d'une vingtaine de diocèses répartis dans toute la
France. Si dans quelques cas, il est malaisé de faire la part entre
les exemples historiques et les données ethnographiques qui seules
nous intéressent ici, le plus souvent celles-ci sont faciles à isoler du
fait de la référence à tel statut synodal bien daté ou à une
observation personnelle de Thiers, ou plus simplement dans la mesure où,
à l'inverse, toutes les superstitions anciennes sont toujours rapportées
d'après un auteur précis avec référence en note. Au total, en ne
retenant que ces seules données ethnographiques et en en faisant
l'inventaire systématique, il sera possible d'affirmer leur existence
dans la seconde moitié du xvip siècle, pour les unes en tel ou tel
diocèse du royaume, pour les autres en cette région de la France
de l'Ouest, aux confins du pays chartrain, du Perche et du haut Maine,
d'où Thiers est originaire et où il a vécu (14). Enfin, la présentation
même de cet inventaire a besoin d'être justifiée. Le plan qu'a suivi
Thiers est simple : le premier volume de l'édition de 1741 (et 1777)
qui reprend l'ouvrage de 1679, est consacré aux superstitions en
général, culte indu, divination, vaine observance, phylactères, charmes,

(13) II évoque, dans sa préface de 1679, « le très .grand nombre


d'observances superstitieuses que j'y rapporte et que j'ai remarquées dans les livres
et dans le commerce du monde ». De même, à propos des superstitions qui
regardent le mariage, il note : « Voici ce que j'en ai pu remarquer dans
l'usage du monde. » (Ed. 1777, IV, p. 401.)
(14) Je note ici l'essentiel de la biographie de Thiers. Né à Chartres le
11 novembre 1636, élève de la Sorbonne où il prend les grades de maître es
arts, puis de bachelier en théologie, enfin de docteur, il reçoit en 1666 la cure
de Champrond-en-Gastine au diocèse de Chartres ; il doit renoncer à ce
bénéfice en 1691 à la suite de ses démêlés avec le grand archidiacre et le chapitre
cathédral de Chartres ; il reçoit en janvier 1692 la cure de Vibraye, au diocèse
du Mans, où il meurt le 28 février 1703. Auteur de nombreux ouvrages, dont
certains restés manuscrits, Thiers n'a donné lieu à aucun travail d'ensemble.
Par contre, il a sa notice dans de nombreux dictionnaires. La plus complète et la
mieux informée est celle de Lucien Merlet, Bibliothèque chartraine, Orléans,
1882 (p. 423-433) ; la plus récente, celle de E. Amann dans le Dictionnaire de
théologie catholique de Vacant, Mangenot et Amann, Paris, t. XV, 1946 (col.
617-618).
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conjurations, guérisons des maladies par paroles ; les trois derniers,


aux « superstitions qui regardent les sacrements », ceux-ci étant
successivement passés en revue, du baptême à l'extrême-onction. Il
m'a paru plus logique de disloquer en quelque sorte le discours de
Thiers et de présenter les données éparses dans son livre selon les
catégories ethnographiques classiques depuis Van Gennep, ne serait-
ce que pour faciliter les rapprochements (15) : le cycle individuel, du
berceau à la tombe ; le cycle calendaire ; l'emprise sur le monde (16).

Du berceau à la tombe, les grandes étapes de la vie de chacun


sont marquées par des séries de rites, prescriptions ou interdictions.
C'est le cas de ce prélude à la naissance qu'est la grossesse. // ne
faut pas qu'une femme grosse voit habiller un prêtre à l'autel et
particulièrement lorsqu'il met la ceinture de son aube, de crainte
que son enfant ne naisse le boyau au cou, comme Von parle
d'ordinaire (I, 185) [17], c'est-à-dire étranglé par le cordon ombilical. De
même, une femme grosse doit éviter de se trouver dans la pièce où
quelqu'un agonise : l'enfant qu'elle porte risquerait de naître marqué
d'une tache blanche au-dessus du nez, appelée la bière, signe que
cet enfant ne vivra pas longtemps (II, 236). L'accouchement est
une aventure redoutable et certains présages permettent de savoir à
l'avance comment elle se déroulera. C'est ainsi que quand une femme
grosse laisse longtemps son cuvier à lessive vide sur son trépied,
c'est signe qu'elle sera longtemps en travail d'enfant (I, 186). Si des
rosés de Jéricho mises dans l'eau par une femme enceinte s'ouvrent,
l'accouchement sera heureux ; si au contraire elles ne s'ouvrent pas,
l'accouchement sera malheureux ; Thiers précise que c'est là un
usage parmi les femmes de Provence (I, 185). Au-delà de ces présages,
la femme peut, au cours de sa grossesse, se préparer elle-même un
accouchement heureux et sans douleurs grâce à certaines pratiques :
rester assise pendant la lecture de l'évangile lors de la dernière messe
à laquelle elle assistera avant ses couches (II, 77), aller prier devant
le Saint prépuce que se vantent d'avoir les moines de C. dans le
diocèse de C. (I, 97) [18], ceindre une ceinture de sainte Marguerite
(II, 80), notamment celle conservée par les moines de S.G.D.P., c'est-
à-dire Saint-Germain-des-Prés (I, 97). Pendant l'accouchement lui-
même, la femme sera plus tôt délivrée, si elle chausse les bas et les
souliers de son mari (I, 239), si elle tient dans sa main droite le
texte d'une oraison spéciale qui lui aura été lue au préalable (I, 410)

(15) Avec notamment le Manuel de Van Gennep et Le folklore de la Beauce


et du Perche de Félix Chapiseau, Paris, 1902, 2 vol.
(16) Le plus récent exposé, selon ce plan, de la culture populaire
traditionnelle est celui de Maurice Crubelier, op. cit., p. 52-102.
(17) Les références dans le texte renvoient à l'un ou l'autre des quatre
volumes de l'édition de 1777 ; ici, page 185 du volume Ier.
(18) II s'agit de l'abbaye de Coulombs, entre Maintenon et Dreux, diocèse de
Chartres.
448 ANNALES DE BRETAGNE

[19], si l'on place sur son lit un couteau ou une courroie (I, 152), si
quelqu'un monte sur le toit de la maison dire certaines paroles (I,
354) [20].
Si par malheur la femme met au monde un enfant mort, il faut
faire sortir le petit cadavre par la fenêtre et non par la porte, sinon
la mère passant plus tard par cette porte n'accoucherait plus par
la suite que d'enfants mort-nés (I, 186 et 237). Si l'enfant est bien
vivant, il faut aussitôt le faire passer dans le feu pour le préserver
des maléfices (I, 151), lui tremper les pieds et les mains dans l'eau
glacée pour qu'il ne soit pas sensible au froid (II, 77), lui frotter
les lèvres avec une pièce d'or pour qu'il les ait toujours vermeilles
(ibid.). En cas de danger, l'enfant est ondoyé à domicile. C'est la
matrone ou un quelconque des assistants qui s'en charge ; le père,
même s'il est seul présent, ne peut le faire sans danger, car il
acquerrait de ce fait avec sa femme une affinité spirituelle qui leur
interdirait désormais de se demander l'un à Vautre le devoir du
mariage (II, 38). Thiers dénonce vertement cette superstition
criminelle qui n'est pourtant que la transposition poussée jusqu'à
l'absurde, d'une prescription de l'Eglise en matière de droit
matrimonial : la parenté spirituelle entre le parrain ou la marraine d'une
part, le filleul ou ses père et mère d'autre part, constitue en effet
un empêchement dirimant au mariage.
Le baptême, premier des rites de passage, doit être célébré
comme une fête. C'est pourquoi il convient que l'enfant soit vêtu aussi
somptueusement que possible (II, 92) et que les cloches sonnent à
toute volée, sans quoi l'enfant deviendrait sourd ou chanterait faux
(II, 144) [21]. Le choix des parrain et marraine est important. Il faut
éviter de choisir pour marraine une femme enceinte : l'un ou l'autre
des deux enfants, c'est-à-dire ou celui qui est venu au monde ou celui
qui y viendra, mourrait très vite (I, 185). Si le cierge utilisé pour le
baptême reste allumé pendant toute la cérémonie, c'est que parrain
et marraine se marieront ensemble sous peu ; s'il s'éteint avant la
fin, c'est qu'un tel mariage n'aura pas lieu (IV, 404). Selon un abus
qui approche de la superstition, le prénom donné à l'enfant sera
souvent transformé dans la vie courante : Jean deviendra Jeannot,
Pierre, Pierrot, Marie, Marion, Françoise, Fanchon (II, 109). Quant au

(19) Thiers en donne partiellement le texte : Anna peperit Mariant, Maria


Christum Salvatorem nostrum, Elisabeth Johannem Baptistam, Maria Jacobi
Jacobum Regallium, sic mulier ista pariât Elisa et salva in nomine Domini
+ J. C. puerum qui est in utero, etc.
(20) Comme parfois, Thiers ne précise pas davantage pour une raison qu'il
donne dans sa préface : « Je n'ai pas toujours rapporté toutes les paroles ni
toutes les circonstances qui doivent accompagner les superstitions afin qu'elles
puissent produire les effets que l'on en espère, parce que j'ai eu crainte
d'enseigner le mal en voulant le combattre et le détruire ; je les ai néanmoins
rapportées les unes et les autres, lorsque j'ai jugé qu'elles ne pouvaient avoir
de mauvaises suites ou qu'elles ne devaient pas être omises. » C'était sans
doute le cas, à ses yeux, de la prière citée à la note précédente.
(21) Luxe de la robe de baptême et sonneries de cloches, contre lesquels
s'élève Thiers, sont donc des pratiques d'origine populaire et non liturgique,
comme l'a bien souligné Van Gennep (I, p. 131 et 135).
ANNALES DE BRETAGNE 449

chrémeau dont on couvre la tête de l'enfant et qui est en contact


avec le saint chrême, il est rapporté à l'église le jour des relevailles
par la mère ou la sage-femme qui a pris soin d'y glisser une pièce
de monnaie, double ou liard, pour payer le chrême ; mis de côté,
il sera brûlé avec les autres chrémeaux pour faire les cendres utilisées
le mercredi premier jour de Carême (II, 152) [22].
Quelque temps après la naissance, ont lieu les relevailles. Cette
cérémonie religieuse de purification que les autorités ecclésiastiques
autorisent mais n'imposent pas, consiste essentiellement pour la
mère à se rendre à l'église paroissiale où elle est accueillie par le
curé qui, cierge en main, prononce une bénédiction purificatoire
avant de célébrer une messe à son intention. Un certain nombre de
croyances dénoncées par Thiers comme superstitieuses sont venues se
surajouter à cette pratique. C'est un grand crime pour une mère que
de sortir de chez soi avant d'avoir été relevée, de même que de faire
du pain ou de s'occuper en quoi que ce soit de son ménage (II, 151).
Sous peine de n'avoir plus d'enfants, une femme doit éviter de relever
Soit un vendredi (23), soit un jour où un mariage vient d'être célébré
dans l'église. A l'inverse, c'est le vendredi ou le mercredi que doivent
choisir les femmes qui se sont blessées et qui ont accouché ensuite
de leurs blessures et à cause de leurs blessures ; en choisissant un
autre jour, elles risqueraient de nouvelles fausses couches (II, 152).
En entrant dans l'église, la femme qui n'est pas encore purifiée, doit
éviter soigneusement de prendre de l'eau bénite : la sage-femme ou
la voisine qui l'accompagne en prend pour elle et lui en jette
quelques gouttes (II, 151) [23 bis]. Pour être bien relevée, il lui faut
aussi baiser trois fois l'autel devant lequel elle a entendu la messe
(II, 153). En sortant de l'église à l'issue de la cérémonie, elle observe
soigneusement les premières personnes qu'elle rencontre : gens de
bien ou méchantes gens, son enfant tiendra infailliblement des uns
ou des autres ; de même, qu'il s'agisse d'un homme ou d'une femme
lui indique le sexe de son prochain enfant (II, 151). Lorsqu'une
femme est morte en couches, il faut que la sage-femme ou une autre
femme se fasse relever à sa place. En fait, Thiers précise que cette

(22) Ce que dénonce ici Thiers, c'est non le dépôt du chrémeau à l'église,
qui est recommandé par de nombreux rituels (cf. Abbé J. Corblet, Histoire...
du sacrement de baptême, Amiens, 1881, t. II, p. 422-424), ni son utilisation
le mercredi des Cendres pratiquée officiellement dans beaucoup de régions,
mais le fait d'y glisser une pièce de monnaie : « Cette pratique, écrit-il, sent
plutôt la simonie que la superstition. »
(23) Même pratique à Sennely, en Sologne, à la fin du xvir siècle, d'après
son prieur curé Christophe Sauvageon (Emile Huet, « Le manuscrit du prieur
de Sennely, 1700 », dans Mémoires de la Société archéologique et historique de
l'Orléanais, t. XXXII, 1908, p. xi).
(23 bis) Même croyance dans la région de Saint-Calais (haut Maine), à la
fin du xvnP siècle, selon la réponse du procureur-syndic de la commune à
l'enquête Grégoire en 1790 : « Une femme qui après une couche paraît à
l'église pour se faire relever, ne doit pas prendre l'eau bénite elle-même, il
faut que quelqu'un ait la charité de lui en mettre sur le front, sinon sa
profanation serait punie de mort dans l'année. » (Dans M. de Certeau, D. Julia,
J. Revel, Une politique de la langue. La Révolution française et les patois,
Paris, 1975, p. 245.)
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pratique, longtemps courante, a été formellement interdite par de


nombreux rituels, qu'il cite, depuis celui d'Angers de 1626 jusqu'à
celui de Bourges de 1666 (II, 150). Autre pratique également condamnée
par ces mêmes rituels : la messe sèche, c'est-à-dire sans consécration
ni communion, que le curé célébrait parfois lors des relevailles (II,
334).
La santé des enfants, si menacée de toutes parts, est l'objet de
certaines prescriptions ou recettes. Si un enfant est atteint du mal
de saint Gilles, c'est-à-dire de terreurs nocturnes, on lui fait endosser
la chemise de son père, que l'on porte ensuite sur un autel dédié
au saint (I, 332) ; s'il est en chartre, nom vulgaire donné au
carreau (24), il faut prendre un pavé dans une église en disant Avé pavé,
carreau tout (I, 364), ou mettre de l'huile dans la lampe qui brûle
devant le Saint Sacrement : si la lampe jette une lumière plus
claire, l'enfant guérira (I, 332).
Le mariage est l'état normal auquel garçons et filles sont
destinés. Si une fille est en peine de savoir qui elle épousera, elle n'a
qu'à troubler de la main l'eau d'un seau qu'elle aura tiré d'un puits
ou d'une fontaine, en disant certaines paroles qui ne signifient rien,
et elle verra dans cette eau celui qu'elle aura en mariage (IV, 405)
[25]. Si elle hésite entre trois ou quatre garçons lequel l'aime le
plus, il lui faut prendre trois ou quatre têtes de chardon, en couper
les pointes, donner à chaque chardon le nom de chacun des garçons
et les mettre ensuite sous le chevet de son lit : celui qui poussera un
nouveau jet et de nouvelles pointes lui indiquera qui aura le plus
d'amitié pour elle (I, 184). Mais si la fille veut se faire aimer de tel
garçon dont elle est amoureuse, elle pourra lui faire manger du pain
où elle aura mis des ordures que je ne veux pas nommer (I, 132) [26] :
ou bien elle prendra des cheveux du garçon, les offrira à l'autel
avec un cierge, à trois reprises, puis les mêlera à ses propres
cheveux (I, 152) ; ou encore elle utilisera un philtre composé d'eau, de
vin ou d'un liquide quelconque, et de poudre soit d'os de mort tiré
d'une fosse nouvellement faite, soit de mouches cantharides placées
au préalable sous le corporal d'un prêtre disant la messe (I, 152 ;
IV, 408). Ces philtres peuvent d'ailleurs être utilisés par un garçon
dans un but similaire. Lorsque deux jeunes gens s'aiment et
souhaitent s'épouser en dépit d'éventuels obstacles, il faut qu'ils
communient ensemble à cette intention ; Thiers raconte qu'il a connu à
Chartres un capucin qui allait jusqu'à rompre en deux une même
hostie afin d'en donner une moitié au garçon et l'autre à la fille,
véritable maléfice amoureux, ajoute-t-il (II, 279).

(24) Sur le carreau, ballonnement abdominal des enfants atteints de


gastroentérite, cf. Dr. J. Fournée, Le culte populaire et l'iconographie des saints en
Normandie, Paris, 1973, p. 180.
xixe(25) et Sur
xx" cette
siècles,
pratique,
cf. VanetGennep,
d'autresop.
voisines,
cit., I, signalées
p. 239. par les folkloristes des
(26) Thiers désigne, sous cette formule pudique, quelques gouttes de sang
menstruel, pratique extrêmement répandue, comme le signale Van Gennep dans
un passage (Op. cit., I, p. 240) où il se réfère explicitement au Traité des
superstitions. Même pratique à Montaillou au début du xive siècle (cf. Em. Le Roy
Ladurie, op. cit., p. 275).
ANNALES DE BRETAGNE 451

Lorsque commence la fréquentation et qu'un galant rend visite à


une jeune fille, celle-ci doit éviter d'enlever les tisons du feu, car
cela chasse les amoureux (IV, 404) [27]. Quant à la demande elle-
même, le jour choisi ne doit pas l'être au hasard et les circonstances
qui l'entourent sont autant de présages dont il convient de tenir le
plus grand compte. Si la ou les personnes qui se rendent au
domicile de l'éventuelle fiancée pour faire la demande, rencontrent en
chemin quelque individu ou animal de mauvais augure (28), si elles
sont tirées par derrière et retenues par leur manteau ou leur robe,
si leur pied trébuche, si elles éternuent ou ont l'oreille gauche qui
tinte, elles n'ont plus qu'à s'en retourner sur leurs pas, le mariage
ainsi conclu serait désastreux. Au contraire, si elles rencontrent un
individu ou un animal d'heureux présage (29), si elles entendent de
loin le tonnerre, si leur oreille droite tinte ou leur narine droite
saigne, si elles voient voler un oiseau de saint Martin (30), elles
peuvent s'acquitter sans crainte de leur mission, le mariage sera
heureux (IV, 406). Pas plus que pour la demande, le jour des fiançailles
n'est indifférent (IV, 423), mais Thiers ne précise pas ici davantage
quels sont les jours fastes et les jours néfastes, se réservant de le
faire à propos du mariage. La cérémonie religieuse elle-même,
obligatoire dans presque toute la France du Nord (31), consiste en un
échange de promesses devant le curé de la paroisse. Pour que ces
fiançailles soient infailliblement suivies du mariage, il faut, après que
le prêtre ait reçu les promesses, que le fiancé laisse tomber son
chapeau à terre et touche de la main gauche la main droite de la
fiancée, ou de son pied gauche son pied droit. La sortie de l'église est,
en certains lieux, prétexte à toute une série de coutumes qui sont
des insolences plutôt que des superstitions : on jette de l'eau
bénite sur les fiancés, on les bat si l'un d'eux est d'une autre
paroisse, on les entraîne de force au cabaret et on exige d'eux de l'argent
pour boire, et s'ils refusent on ne manque pas de les insulter et de
faire de grands bruits, de grandes huées et des charivaris (IV,
423) [32]. La publication des bans au prône, trois dimanches ou jours
de fête consécutifs, est devenue une obligation depuis le concile de
Trente, mais la coutume veut que la plupart des fiancés soient

(27) Cf Van Gennep, op. cit., p. 273.


(28) Thiers en donne la liste suivante, qui fait penser à l'Inventaire de
Prévert : « Une vierge, une femme échevelée, une femme grosse, un moine,
un lièvre, un prêtre, un chien, un chat, un borgne, un boiteux, un aveugle, un
serpent, un lézard, un cerf, un chevreuil, un sanglier. »
(29) « Par exemple, une courtisane, un loup, une araignée, un pigeon, une
cigale, un crapaud, une chèvre. »
(30) Selon Van Gennep {Op. cit., VI, p. 2834), « par oiseau de saint Martin,
on entend communément l'oie parce que, là où la vigile (de la Saint-Martin)
était abondamment fêtée, ce volatile constituait le mets par excellence ».
Toutefois, il précise en note, en s'appuyant sur Du Cange, que l'oiseau de saint
Martin désigne aussi, notamment en Blésois, la corneille.
(31) Sur les fiançailles dans la France d'Ancien Régime, cf. Cécile Piveteau,
La pratique matrimoniale en France d'après les statuts synodaux du concile
de Trente à la Révolution, Paris, 1957, p. 18-29.
(32) Thiers signale ailleurs (IV, 475) que les secondes noces sont aussi
l'objet de charivaris. Il revient plus longuement sur le sujet dans son Traité
des jeux et des divertissements, Paris, 1686, p. 288-292.
452 ANNALES DE BRETAGNE

absents lors de cette publication, soit qu'ils assistent à une autre


messe, soit qu'ils sortent au moment du prône, ceci de crainte que
leur mariage ne (soit) pas heureux s'ils s'écoutaient « bannir » eux-
mêmes (IV, 428) [33].
Vient enfin le mariage. Pour le célébrer, certains jours et certains
mois doivent être évités. Il ne s'agit pas ici des prescriptions
ecclésiastiques concernant le dimanche, réservé au culte dominical, et
l'Avent et le Carême pendant lesquels le mariage est interdit, mais
de croyances populaires qui font notamment des mercredi, jeudi et
vendredi des jours néfastes. On évite de se marier le mercredi, par
la sotte raison qu'on serait... jeudi (IV, 429). Van Gennep qui
pourtant ne cite pas Thiers donne à ce sujet la précision suivante qui
explique par là même la formule elliptique du curé de Champrond :
« Le jeudi est éliminé dans les provinces du Centre sous prétexte que
le marié serait cocu ; d'où sans doute aussi l'élimination, dans ces
mêmes régions et ailleurs, du mercredi puisque la nuit de noces se
termine le jeudi (34) ». On évite aussi le vendredi, jour néfaste par
excellence (IV, 429). Ces interdits condamnés par plusieurs statuts
synodaux des xvir et xviiï8 siècles (35) et signalés par le curé de
Sennely vers 1700 (36) sont largement respectés puisque le lundi et
surtout le mardi sont en fait les deux grands jours de mariage sous
l'Ancien Régime. Quant aux mois, on ne veut pas épouser en mai parce
qu'on croirait épouser la pauvreté, ni en août parce qu'on croirait
épouser des... (sic, IV, 429). L'interdit de mai est très général (37),
mais son observation beaucoup plus lâche, comme en témoigne
l'étude de l'état civil ancien qui montre qu'un peu partout l'indice
des mariages en mai se situe autour de la moyenne des douze mois.
En ce qui concerne l'interdit d'août dont la raison donnée par Thiers
reste sybilline, il sera noté en Normandie au xix» siècle (38), mais
le nombre relativement faible de mariages effectivement observé
durant ce mois d'été peut s'expliquer simplement, dans les paroisses
rurales, par le fait qu'il s'agit de l'époque des gros travaux. Il faut
éviter aussi de célébrer deux mariages le même jour dans la même
église, (car) le premier serait heureux et le second malheureux (IV,
429). Cette croyance devait être en fait peu enracinée, car la
célébration successive de deux, voire de trois mariages le même jour est
un des traits de la nuptialité d'Ancien Régime.

(33) Cf. Van Gennep, op. cit., I, p. 290, avec citation du passage de Thiers
(c'est l'un des rares cas où le curé chartrain est cité in extenso). Van Gbnnep
note que cette coutume, que Thiers semble expliquer par un jeu de mot
populaire sur le double sens de bannir, est générale en France, « du moins
autrefois, car de nos jours elle est appliquée moins strictement » (le t. Ier date de
1943).
(34) Van Gennep, op. cit., II, p. 383.
(35) Cf. C. Piveteau, op. cit., p. 57.
(36) « Les Solognots disent que les maris auraient des femmes infidèles s'ils
étaient mariés le mercredi. » (Op. cit., p. xi.)
(37) Cf. Van Gennep, op. cit., II, p. 379 et IV, p. 1430. L'interdit qui remonte,
on le sait, à l'Antiquité, ne doit rien, à la date où écrit Thiers, au culte du mois
de Marie qui ne se développera qu'au début du xix* siècle. Exemple des
pièges d'une ethnographie a-historique.
(38) Van Gennep, op. cit., II, p. 380.
ANNALES DE BRETAGNE 453

Lorsque le cortège nuptial rencontre un convoi mortuaire sur le


chemin de l'église, le sexe du mort indique qui, de l'époux ou de
l'épouse, mourra le premier (IV, 471). De même, lors de la cérémonie
religieuse, il est important d'observer les deux cierges qui sont
devant les mariés : si l'un de ces cierges s'éteint avant la fin de
la célébration, cela signifie que celui des deux époux devant lequel
il se trouve mourra infailliblement dans l'année (IV, 471). Quant aux
singeries et railleries à l'égard des nouveaux époux, à l'intérieur même
de l'église, sous forme notamment de présents à l'épouse (IV, 447),
de chansons profanes et immodestes (IV, 462) et de salves de
mousquets, fusils ou pistolets (IV, 465), elles sont expressément défendues,
rappelle Thiers, par de nombreux statuts synodaux (39). Mais
l'essentiel des pratiques populaires en marge de la cérémonie religieuse
proprement dite, tend à prévenir le nouement de l'aiguillette (40).
L'existence même du maléfice est reconnue par l'Eglise qui continue
à menacer leurs auteurs d'excommunication. Pour se prémunir
contre un sort aussi fâcheux, diverses précautions sont recommandées.
Il faut que quelques jours avant le mariage les fiancés passent devant
le grand crucifix de l'église paroissiale sans le saluer, ou entre la
croix et la bannière à l'occasion d'une procession, ou encore que le
futur marié urine, de préférence trois fois, dans l'anneau destiné à
la mariée (IV, 447). Un autre moyen consiste pour le fiancé à avoir
commerce avec sa fiancée avant les épousailles (IV, 448, 519). Le
matin des noces, il faut que l'époux, comme cela se pratique en
beaucoup d'endroits, mette du sel dans ses poches et des sous
marqués dans ses souliers (IV, 447), cependant que l'épouse met sa
bague dans l'un de ses souliers tant que dure la cérémonie, ne la
reprenant qu'au moment de la bénédiction (IV, 519) [41]. Pendant
celle-ci, il faut que quelques assistants viennent battre les pieds des
époux agenouillés sous le poêle (IV, 460) [42], enfin qu'au moment
où l'époux présente l'anneau à sa femme, celle-ci le laisse tomber
volontairement et qu'après qu'il l'ait ramassé le mari affecte de ne
le faire entrer dans le doigt de la main que jusqu'à la première
jointure et pas avant (IV, 456) [43]. On peut aussi, pour mieux
déjouer les manœuvres des sorciers, épouser la nuit ou en cachette
(IV, 519).

(39) C. Piveteau {op. cit., p. 60) renvoie aux principaux d'entre eux.
(40) Sur le nouement de l'aiguillette, cf. Emmanuel Le Roy Ladurie, «
L'aiguillette », dans Europe, mars 1974 (numéro spécial sur Freud), p. 134-146, qui
utilise essentiellement, outre l'Encyclopédie théologique de l'abbé Migne, les
écrits de Jean Bodin, Pierre de Lancre et le Traité des superstitions de Thiers,
et qui constitue une remarquable mise au point sur la question.
(41) Sur le symbolisme de ces diverses pratiques, cf. l'article de Le Roy
Ladurie. Les sous (tirés de la bourse) sont l'équivalent des testicules, mis
ainsi à l'abri des entreprises des sorciers, ainsi que l'anneau, symbole du
sexe féminin. De même, le jet d'urine dans la bague de la future épouse est
d'un symbolisme clair. Par contre, avec les relations prénuptiales, on passe
du symbolisme à la réalité.
(42) Cf. F. Chapiseau, op. cit., II, p. 124, et Van Gennep, op. cit., II, p. 459.
(43) Selon Van Gennep {Op. cit., II, p. 458), « la manière dont la mariée
permet au marié de mettre et d'enfoncer l'anneau sur son doigt sert de
présage (...) : en recourbant le doigt elle s'efforce d'arrêter l'anneau sur le
454 ANNALES DE BRETAGNE

De même que lors des fiançailles, les nouveaux mariés doivent


donner de l'argent, à la sortie de l'église, afin de permettre à toute
la noce d'aller boire au cabaret : sans cette exaction, le mariage ne
prospérerait pas (IV, 446) [44]. Il en serait de même si les
assistants oubliaient de jeter des grains de blé sur la mariée au moment
de son entrée au domicile de son mari (IV, 471). Lors du bal qui
marque la fin du repas, les nouveaux mariés doivent éviter de danser
ensemble, sinon la nouvelle épouse sera la maîtresse (IV, 470). En
ce qui concerne la nuit de noces, Thiers signale la pratique générale
qui consiste à porter aux nouveaux mariés ce qui s'appelle le
bouillon, ou la soupe de la mariée, ou la fricassée, ou le pâté de
l'épousée (IV, 486) [45]. Si, en dépit des précautions prises, les époux,
victimes du nouement de l'aiguillette, se révèlent incapables de
consommer le mariage, ils ont à leur disposition de nombreuses parades, en
dehors des exorcismes de l'Eglise : Le nouement de l'aiguillette est
un mal si sensible à la plupart de ceux qui en sont frappés, qu'il n'y
a rien qu'ils ne fassent pour en être guéris ; que ce soit Dieu ou le
Diable qui les en délivre, c'est de quoi ils se mettent peu en peine,
pourvu qu'ils en soient délivrés (IV, 518). En dehors de l'absorption
de joubarbe (I, 149), Thiers ne donne pas moins de vingt recettes
différentes (IV, 519-523), parmi lesquelles les suivantes : faire mettre
les nouveaux mariés tous nus et faire baiser à l'époux le gros doigt
du pied gauche de l'épouse et à l'épouse le gros doigt du pied
gauche de l'époux (IV, 519) ; percer un tonneau de vin blanc dont on
n'a encore rien tiré et faire passer le premier vin qui en sort dans
la bague qui a été donnée à l'épouse le jour du mariage (IV, 521);
pisser dans le trou de la serrure de l'église où l'on a épousé (ibid.) ;
dire pendant sept matins à soleil levant, le dos tourné du côté du
soleil, certaines oraisons (IV, 522) [46].

deuxième phalange, « afin d'être la maîtresse du ménage » ou « de la


maison », ou « de dominer son mari ». De fait, dans la région de Saint-Calais, à
la fin du xvme siècle, on croyait que « l'empire appartiendra au mari ou à
l'épouse suivant que l'anneau aura été plus ou moins avancé sur le doigt de
cette dernière. » (M. de Certeau, D. Julia, J. Revel, op. cit., p. 245). Mais F. Cha-
piseau donne pour sa part une explication qui permet de concilier Thiers d'un
côté, Van Gennep et le procureur de Saint-Calais de l'autre : « Ce faisant,
(l'épouse) croyait, d'abord accomplir un acte de volonté qui lui assurerait la
maîtrise du ménage, ensuite éloigner tous les maléfices dont les sorciers,
d'après la croyance populaire, se plaisaient à environner les nouveaux époux ;
ceux-ci appréhendaient surtout ce maléfice appelé la nouûre ou le nouement
de l'aiguillette. » {Op. cit., II, p. 122.)
(44) C. Piveteau {Op. cit., p. 59) donne la référence aux statuts synodaux de
seize diocèses répartis dans toute la France qui, entre 1615 et 1674, ont condamné
explicitement cette pratique.
(45) Sur les différents termes employés selon les régions, cf. Van Gennep,
op. cit., II, p. 560-571, qui donne notamment bouillon de la mariée en Orléanais,
sans référence à Thiers, mais ne cite ni fricassée, ni pâté.
(46) Thiers cite aussi cette recette très particulière (IV, 522) : « Faire ce
que faisait un certain promoteur de l'officialité de Châteaudun. Quand deux
nouveaux mariés lui venaient dire qu'ils étaient maléficiés, il les conduisait
dans son grenier, les attachait à un poteau face à face, le poteau néanmoins
entre eux deux ; les fouettait de verges à diverses reprises ; après quoi il les
déliait et les laissait ensemble toute la nuit, leur donnant à chacun un pain de
deux sous et une chopine de bon vin, et les enfermant sous la clef. Le lende-
ANNALES DE BRETAGNE 455

En ce qui concerne les rapports conjugaux, Thiers s'élève contre


la croyance selon laquelle les personnes mariées offensent Dieu en
assistant à la messe après s'être rendu l'un à l'autre le devoir
conjugal la nuit précédente (III, 234). De même, il rappelle longuement
que l'on doit rendre en tout temps le devoir conjugal, quand on le
demande et qu'on n'a pas de raison légitime de le refuser, y compris
dans les temps où l'Eglise conseille simplement la continence, c'est-
à-dire, précise-t-il, les jours de prières, de jeûnes, de fêtes et les
deux ou trois premières nuits des noces (IV, 499-501). L'abstinence
quadragésimale ou la pratique des nuits de Tobie n'est qu'un conseil
de la part de l'Eglise, non un précepte (47).
L'agonie, la mort et l'inhumation constituent le dernier des grands
rites de passage. Quand quelqu'un est au lit malade et que l'on veut
savoir s'il mourra de cette maladie, il suffit de lui mettre du sel dans
la main : si le sel fond, c'est une marque qu'il en mourra (I, 184).
Si le malade est mourant, il faut pour que l'agonie ne soit pas trop
longue disposer le lit de telle sorte que les soliveaux du plancher de
la chambre où il est malade ne soient pas de travers mais en long
(I, 236 ; IV, 347) [48]. Lorsque le prêtre vient donner l'extrême-onc-
tion, il faut que les cierges ou les chandelles disposés dans la pièce
soient au nombre de treize (IV, 324) [49]. De plus, il faut éviter de
se tenir au pied du lit pendant la cérémonie sous peine de hâter la
fin du malade (IV, 347). Il faut aussi bien prendre garde que le
mourant ait fait son testament avant l'administration du sacrement, car
une fois extrêmisé il ne pourrait plus disposer de ses biens (IV, 346).
Si c'est le maître du logis qui meurt, on jette toute l'eau qui est
dans les seaux de crainte que son âme s'y étant baignée, on ne boive
ses péchés, et on couvre les ruches d'un drap noir, sans quoi les
abeilles mourraient faute de porter le deuil de leur maître (I, 237)
[50]. Tant que le mort est dans la chambre mortuaire, il convient
de ne pas travailler dans cette chambre, comme s'il était fête double
et de commandement (I, 235). Le linge qui a servi au défunt pendant
sa maladie devra être blanchi à part pour empêcher qu'il ne cause
la mort de ceux qui s'en serviraient après lui (I, 239). La mise dans
le linceul doit se faire non sur la table de la chambre où a eu lieu

main matin, il allait leur ouvrir la porte sur les six heures et les trouvait
sains, gaillards et bons amis. Un curé de mes amis, homme de mérite et de
capacité, m'a assuré plus d'une fois que ce promoteur, qu'il connaissait
parfaitement bien, guérissait ainsi les personnes qui se plaignaient à lui d'avoir
l'aiguillette nouée. » On s'étonne que Le Roy Ladurie n'ait pas tiré parti de
cette anecdote savoureuse dans son article cité, écrit sous le patronage de
Freud.
(47) Van Gennep ne souligne pas suffisamment, à propos des nuits de Tobie,
qu'il ne s'agit que d'un conseil de l'Eglise {Op. cit., II, p. 555).
(48) En d'autres termes, il faut que le lit soit parallèle aux poutres du
plafond (qui est le sens, ici, du mot plancher). Van Gennep cite le fait, mais sans
référence à Thiers (Op. cit., II, p. 665).
(49) « Superstition expressément condamnée par divers rituels », dit Thiers
qui en cite plusieurs, de 1630 à 1660.
(50) Ces deux pratiques, très générales, sont signalées, entre autres, par
F. Chapiseau, op. cit., II, p. 163, et par Van Gennep, op. cit., II, p. 674 (avec
de multiples références).
456 ANNALES DE BRETAGNE

le décès, sinon quelqu'autre personne de la maison (mourrait) dans


l'année même, mais sur un banc ou à plate terre (I, 185). On met
dans la main du défunt la plus grosse pièce d'argent qu'on peut
avoir (I, 235) ou de petites cordes nouées de plusieurs nœuds (I,
238) [51]. Les ourlets du linceul, préalablement déchirés mais non
coupés, ont des vertus thérapeutiques : ils guérissent les fièvres si
on les porte au cou ou au bras et les descentes de boyaux si l'on
s'en ceint les reins (I, 330, 334). L'aiguille qui a servi à coudre le
linceul peut être utilisée pour jeter un sort : placée sous une table,
elle empêche de manger les gens qui y sont assis (I, 239) [52].
Lorsque le convoi mortuaire se rend à l'église, les participants placent
des croix aux carrefours afin que le mort retrouve le chemin de son
logis quand il y voudra revenir ou quand il ira au jugement
dernier (I, 236) [53]. En ce qui concerne l'inhumation, il faut éviter de
creuser la fosse un dimanche, sinon plusieurs personnes de la
paroisse mourraient dans la semaine (I, 266). Lorsque l'on fait célébrer un
trentain de messes pour le repos de l'âme d'un défunt, il faut veiller
à ce que ce chiffre de trente ne soit ni amputé, ni dépassé, et que
ces messes ne soient pas dites en moins de jours que trente, sinon
elles seraient toutes inutiles (III, 108).

En dehors des grands événements qui, du berceau à la tombe,


marquent chaque vie individuelle, l'année est rythmée par les dates
du calendrier liturgique et agraire. Le 2 février, jour de la
Purification ou de la Chandeleur, il faut faire des crêpes, au moment de
la messe, afin de ne point manquer d'argent toute l'année (I, 327) [54],
et tourner trois fois autour d'une escabelle avec un cierge béni ce
jour-là, afin d'être préservé de la foudre et de tout maléfice (I, 262).
Dans la nuit du 5 février, fête de sainte Agathe, il faut sonner les
cloches de la paroisse pour chasser les sorcières, à cause que c'est
particulièrement cette nuit-là qu'elles courent (I, 264) [55]. Les rites
concernant le mardi gras et le début du Carême sont très nombreux
et Thiers en signale quelques-uns : faire, le mardi gras, une aspersion
de bouillon d'andouille autour des maisons pour empêcher que les

(51) Ces deux coutumes sont signalées par Van Gennep dans plusieurs régions,
notamment la seconde en Bretagne d'après une observation d'Alfred de Nore
en 1846 (Op. cit., II, p. 718-724).
(52) Cf. Van Gennep, op. cit., II, p. 712.
(53) Le dépôt de petites croix, ou croisettes, aux carrefours est signalée par
Van Gennep (Op. cit., II, p. 734-737), jusqu'à la veille de la Seconde Guerre
mondiale, dans beaucoup de régions, notamment la Picardie et la Flandre, mais
pas l'Ile-de-France ; aucune référence à Thiers.
(54) Sur le caractère rituel et magique des crêpes le jour de la Chandeleur
et du mardi gras, cf. Van Gennep, op. cit., III, p. 1130, et Claude Gaignebet, Le
carnaval, Paris, 1974, p. 53 et 150.
(55) Selon Van Gennep (Op. cit., V, p. 2509), on invoquait sainte Agathe, en
Alsace, au milieu du xix" siècle, pour protéger les animaux contre les sorcières
et les maladies. Sur la place de sainte Agathe dans 1' « espace religieux »
traditionnel, cf. C. Gaignebet, op. cit., p. 14.
ANNALES DE BRETAGNE 457

renards ne viennent y manger les poules (I, 236) [56] ; ne pas filer
ce même jour, de peur que les souris ne mangent le fil tout le reste
de l'année (I, 258) [57] ; enterrer Carême-Prenant, c'est-à-dire un
fantôme qu'ils appellent Carême-Prenant, pour avoir moins de peine
à jeûner (I, 237) [58] ; porter, le premier dimanche de Carême, des
brandons dans les champs pour les préserver des mulots, de l'ivraie
et de la nielle (I, 259) et dans les jardins pour les rendre plus
fertiles et notamment y faire venir de gros oignons (I, 263). C'est
ce même dimanche des Brandons que se pratique en Lorraine le jeu
des fassenottes qui consiste, pour les jeunes d'une paroisse
assemblés pour la circonstance au son des violons, à désigner à hauts cris
des époux et des épouses à tous les fils et filles du village : Thiers
cite in extenso la condamnation de cette risée du sacrement de
mariage par l'évêque de Toul en 1665 (IV, 405) [59]. Le 1er avril, il ne
faut pas manquer de mettre du sel aux quatre coins des herbages
afin de préserver les bestiaux des maléfices (I, 258, 263) [60].
Le dimanche des Rameaux, il faut ficher des rameaux bénits
dans les terres ensemencées afin d'empêcher les sorciers de jeter un
sort sur la future récolte (I, 260) [61] et tremper cinq feuilles de buis
béni dans le breuvage des vaches pour les purger (I, 330). Pendant
la semaine sainte, il ne faut pas garder chez soi de fil écru parce que
N.S. en a été lié (I, 260), ni filer du mercredi saint au jour de Pâques
de peur de filer des cordes pour lier Notre Seigneur (I, 265). Le jeudi
saint, il faut, en dépit de la loi d'abstinence, manger un coq en
mémoire du reniement de saint Pierre (I, 267). Le vendredi saint,
il faut sevrer les enfants pour éviter qu'ils ne tombent en langueur
(I, 269) [62], et les laver pour les préserver de la gale (I, 259); il
faut aussi pendre un hareng aux soliveaux de la maison pour
empêcher les mouches d'y entrer (I, 333) et garder soigneusement toute
l'année les œufs pondus et les pains cuits ce jour-là : les premiers

(56) Une coutume exactement semblable est encore signalée, au milieu du


xx* siècle, en Augoumois, Aunis et Saintonge, par M. Leproux (d'après Van
Gennep, op. cit., III, p. 1127).
(57) Même interdiction signalée en de nombreuses provinces dans Van
Gennep, op. cit., III, p. 1124 (avec référence à Thiers).
(58) Sur les diverses formes que peut revêtir le mannequin, ou fantôme,
de Carnaval ou de Carême-Prenant, et sur les différents procédés de sa mise
à mort, notamment l'inhumation, cf. Van Gennep, op. cit., III, p. 962. F. Chapiseau
(Op. cit., I, p. 321) note en 1902 qu'en Beauce et dans le Perche, « le bonhomme
de paille traditionnel, le chant, la parodie de l'enterrement, tout cela a
disparu ».
(59) Van Gennep {Op. cit., I, p. 297) cite à son tour cette condamnation par
l'évêque de Toul, d'après Thiers.
(60) On peut se demander si Thiers n'a pas confondu le 1er avril et la nuit
du 30 avril au 1er mai, car c'est à cette dernière date que la coutume qu'il
décrit est observée au xix* siècle en beaucoup d'endroits de l'Ouest de la
France, notamment en Anjou (Cf. Van Gennep, op. cit., IV, p. 1435 ; V, p. 2437).
(61) Le prieur de Sennely note vers 1700 : « (Les Solognots) font des croix
de paille, le dimanche des Rameaux, aux quatre coins de tous leurs blés. »
{Op. cit., p. x.)
(62) Même croyance en Franche-Comté au XIXe siècle et au pays messin au
début du XXe, d'après Van Gennep, op. cit., III, p. 1361 et 1364 : choisir ce jour
pour sevrer un enfant est la garantie qu'il « poussera » bien.
458 ANNALES DE BRETAGNE

seront très souverains pour éteindre les incendies dans lesquels ils
seront jetés, les seconds, mis dans un tas de blé, le préserveront
contre les souris (I, 320) [63]. Lors des Rogations, ou Roisons comme Von
dit en certains lieux, c'est-à-dire les trois jours précédant l'Ascension,
il ne faut ni faire la lessive, ni cuire de pain, de peur que quelqu'un
de la maison ne meure (I, 265). La pluie qui tombe durant l'octave
de la Fête-Dieu fait mourir les chenilles (64), mais les moutons que
l'on tond pendant ces jours-là meurent dans l'année (I, 265).
Thiers est particulièrement prolixe sur les croyances populaires
concernant la Saint-Jean d'été. Il faut, dit-il, sonner une cloche
pendant vingt-quatre heures, la veille de la Saint-Jean, dès l'aurore, pour
empêcher les maléfices des sorciers pendant toute Vannée ;
assembler le même jour dans un carrefour tous les moutons, toutes les
brebis et tous les agneaux d'une paroisse et les enfumer avec des
herbes cueillies Vannée précédente, le même jour, avant le soleil
levé, afin de les préserver de la... (sic) ; amasser le même jour aussi
avant l'aurore ce que Von appelle du chardon roulant, pour en piquer
les bestiaux malades en vue de les guérir ; prendre le même jour et
dans la même circonstance du temps, une herbe appelée en quelques
lieux, de la latte, la porter 5wr soi à la tête et à la ceinture, faire
trois tours autour du feu de la Saint Jean et un signe de croix, afin
de se garantir toute l'année du mal de tête et du mal de reins
(I, 259-260) ; cueillir ce jour-là, avant l'aurore, certaines herbes,
comme la racine de chicorée, pour empêcher les sorciers de faire du mal
(I, 150, 268), et certains simples dans la créance qu'ils ont plus de
vertu que s'ils étaient cueillis dans un autre temps (I, 266). Enfin,
pour savoir de quelle couleur seront les cheveux de leur future
femme, les garçons doivent tourner trois fois autour du feu de la Saint-
Jean, puis lorsque le bois est à demi consumé, en prendre un tison,
le laisser s'éteindre et le mettre, la nuit suivante, sous le chevet de
leur lit ; le lendemain ils trouveront autour du tison des cheveux de
la couleur de ceux de la belle (IV, 404) [65].
Certains interdits et certaines prescriptions sont liés à la fête
d'un saint et sont souvent basés sur un jeu de mots. Il faut bien se
garder de semer du blé le 2 octobre, fête de saint Léger, de peur que
ce blé ne vienne léger (I, 269) [66] ; de filer le 29 novembre, jour de
saint Saturnin qu'on nomme en quelques endroits saint Atome ou
Atorni, de crainte que les moutons, les brebis et les agneaux n'aient

(63) Mêmes croyances en Savoie au xvr siècle et en Flandre et Hainaut au


début du XXe (d'après Van Gennep, op. cit., III, p. 1360).
(64) Cf. J.-P. Chassany, Dictionnaire de météorologie populaire, Paris, 1970,
p 112, qui cite deux proverbes ni localisés, ni datés : « Pluie de Fête-Dieu tue
les chenilles » ; « Jeudi de la Fête-Dieu, s'il pleut ce jour-là, le blé versera,
mais toutes les chenilles mourront. »
(65) Toutes ces croyances ont été observées un peu partout par les folkloris-
tes du XIXe siècle et sont longuement répertoriées, avec références, dans Van
Gennep, op. cit., IV, p. 1727-2130. Cf. aussi pour la Beauce et le Perche, F. Cha-
piseau, op. cit., I, p. 317-320.
(66) Van Gennep (op. cit., VI, p. 2787) cite le proverbe : « Ne sème pas au
jour de saint Léger, Si tu ne veux pas du blé léger, Mais sème au jour de
saint François, Ton blé aura du poids. »
ANNALES DE BRETAGNE 459

le cou tors (I, 260) [67] ; de sortir les chevaux de l'écurie le 1er
décembre, fête de saint Eloi, patron des laboureurs et des maréchaux,
de même d'ailleurs que le 25 juin, fête de la translation de ses
reliques, dite Saint-Eloi d'été (I, 268) [68] ; de sasser de la farine le
21 décembre, jour de la Saint-Thomas (I, 265) [69].
Enfin, la période qui va du 25 décembre au 6 janvier est marquée,
elle aussi, par un certain nombre de coutumes qui concernent soit
la veille, la nuit et le jour de Noël, soit le cycle des douze jours ou
des douze nuits, depuis Noël jusqu'aux Rois. La veille de Noël, selon
un usage surtout provençal précise Thiers, on transporte
cérémonieusement dans l'âtre de la cuisine le tréfoir, ou bûche de Noël, qui,
béni avec du vin par la personne la plus jeune de la maison, est
allumé avec beaucoup de respect ; on continue à le mettre quelque
temps au feu chaque jour jusqu'à l'Epiphanie et on en conserve
toute l'année du charbon que l'on fait entrer dans la composition
de plusieurs remèdes ; ses cendres protègent de la foudre,
préservent les blés de la rouille, aident les vaches à vêler (I, 263, 329) [70].
C'est aussi la veille de Noël que se fabrique le pain de calende (71)
que l'on fait le plus blanc et le plus gros possible ; il sera mangé le
jour des Rois, sauf un petit morceau conservé pour guérir plusieurs
maux (I, 263, 329); en dehors du pain de calende, tout le pain cuit
le 24 décembre peut se garder dix ans sans se corrompre (I, 265).
Au retour de la messe de minuit, au cours de laquelle on a pris
soin de conserver un morceau de pain bénit qui protégera toute
l'année contre les morsures des chiens enragés, il faut avant d'entrer
dans la maison, faire boire chevaux et bestiaux (I, 328, III, 59). Le
jour de Noël, il faut éviter de manger des prunes pour se préserver
des ulcères (I, 263) et utiliser la nappe sur laquelle on a mangé pour
garder le blé de semailles, afin qu'il vienne mieux et qu'il soit plus
beau (I, 268). On peut aussi ce jour-là prévoir ce que sera le cours
du blé : il suffit de prendre douze grains de blé, donner à chacun le
nom d'un des douze mois, les mettre l'un après l'autre sur une pelle
de feu un peu chaude en commençant par celui qui porte le nom de

(67) En Normandie, « saint Saturnin, transformé en saint « Ratourni » fait


« ratourner » à leur devoir les maris infidèles » (Dr Jean Fournée, Le culte
populaire et l'iconographie des saints en Normandie, Paris, 1973, p. 62).
(68) Cf. Van Gennep, op. cit., IV, p. 2093-2099 ; VI, p. 2749.
(69) Vers 1700, les Solognots « croiraient offenser Dieu s'ils sassaient leur
farine le jour de saint Thomas, parce qu'ils ont une fausse tradition parmi eux
que ce saint apôtre a été martyrisé avec une sassoire ; ils en ont fait un
proverbe : Au jour de saint Thomas, pour Dieu n'y sasse pas ! » (Le
manuscrit du prieur de Sennely, op. cit., p. x.)
(70) Ces croyances concernant la bûche de Noël sont aussi mancelles, si
l'on en croit le témoignage du procureur-syndic de Saint-Calais en 1790 : « La
nuit de Noël, on met dans le feu un gros morceau de bois appelé tréfous, on
en retire les restes pour les placer sous les lits, et l'on est intimement persuadé
qu'avec cette précaution la maison sera préservée du tonnerre pendant une
année. » (M. de Certeau, D. Julia, J. Revel, op. cit., p. 245). Cf. aussi Van
Gennep, op. cit., VII, p. 3063-3163 (Van Gennep cite longuement et critique le
témoignage de Thiers, notamment p. 3121, 3126, 3145).
(71) Sur le nom de calende pour désigner Noël, cf. Van Gennep, op. cit.,
VII, p. 2863.
460 ANNALES DE BRETAGNE

janvier et en continuant de même, et quand il y en a qui sautent


sur la pelle, assurer que le blé sera cher ces mois-là (I, 259). Le
bœuf ayant été sanctifié par sa présence lors de la naissance du
Christ, c'est un sacrilège que de brûler les morceaux d'un joug
rompu (I, 235) [72]. Le lendemain de Noël, jour de la Saint-Etienne,
est particulièrement propice pour saigner les chevaux (I, 266). Par
contre, entre les deux Noëls, c'est-à-dire entre la Nativité et la
Circoncision, il faut bien se garder de cuire du pain (I, 260) et de
faire la lessive (I, 265), de crainte qu'il n'arrive quelque malheur,
cette dernière défense s'etendant même jusqu'à l'Epiphanie. Pendant
la nuit des Rois, si l'on écrit avec son sang sur le front les noms
des trois rois, Gaspard, Melchior et Balthazar, et qu'on se regarde
ensuite dans un miroir, on s'y verra tel que l'on sera à l'heure de la
mort de quelque manière que l'on meure (I, 236, 265).

Le cycle individuel et le cycle calendaire ne regroupent pas la


totalité des croyances et pratiques populaires. Beaucoup de celles-ci
visant à une emprise plus ou moins efficace sur le monde et les
dangers qu'il recèle, sont d'usage quotidien et sans référence à une date
ou à un événement particulier. Prévoir l'avenir, déjouer le mauvais
sort, se garantir contre la maladie, s'assurer de belles récoltes et un
troupeau prospère sont des préoccupations constantes.
Il est possible à certains moments de l'année de prévoir le temps
qu'il fera : selon qu'il pleut ou qu'il fait beau le jour de la saint
Vincent (22 janvier), de la conversion de saint Paul (25 janvier),
des saints Gervais et Protais (19 juin), de saint Urbain (25 mai), de
saint Médard (8 juin), il pleuvra ou il fera beau temps vingt, trente
ou quarante jours de suite (I, 266) [73]. D'une façon plus générale,
prévoir c'est tenir compte des présages. Les plus nombreux sont des
présages de malheur : ainsi, mettre sa chemise de travers le matin ;
entendre le soir ou la nuit une chauve-souris, une orfraie ou un chat-
huant crier sur le toit de la maison du voisin ou, en certain temps,
un chien aboyer, un loup hurler, un chat miauler, une poule glousser,
un corbeau croasser (I, 175) ; voir le matin en se levant un banc
renversé ; faire tomber du sel sur la table ou du vin sur ses
chausses ; disposer des couteaux en croix ; rencontrer en chemin quelque
personne ou animal de mauvais augure (74) ; tuer un chien ou un
chat ; voir quelqu'un cracher dans le feu (I, 183-186). De même, on

(72) Même croyance en Sologne vers 1700, selon le curé de Sennely : « Ils
regardent comme une faute punissable de cette vie de faire brûler le joug
d'une charrue et l'on a vu souvent de pauvres malades s'en faire mettre sous
le coussin de leur lit dans leur agonie parce qu'ils appréhendaient d'en avoir
fait brûler par mégarde. » (Op. cit., p. xi.)
(73) Cf. J.-P. Chassany, op. cit., passim, avec citation, à propos de chacun
de ces saints, de nombreux proverbes tirés pour certains du Calendrier des bons
laboureurs pour 1618, Paris, 1618.
(74) Cf. supra, note 28.
ANNALES DE BRETAGNE 4Ôl

peut s'attendre à quelque malheur quand dans une maison la poule


chante avant le coq et la femme parle avant son mari ou plus haut
que son mari (I, 185) [75]. Si quelqu'un rêve la nuit qu'il perd une
dent, c'est signe que l'un de ses proches est mort ou mourra
bientôt (I, 198). Le vendredi étant un jour néfaste, ce serait se préparer
quelque malheur que de faire certaines choses ce jour-là, comme
semer, planter, labourer, couper du bois, remuer du blé dans les
greniers, se baigner, se couper les ongles, faire un contrat, se marier,
rentrer chez soi au retour d'un voyage (I, 267, 268). A l'inverse,
certains signes sont de bon augure, comme de rencontrer le matin
une femme ou une fille débauchée, un loup, un crapaud, une
cigale (I, 184) [76]. Voir une araignée filer est signe qu'il nous viendra
de l'argent de quelque manière que ce soit (I, 185) [77]. Pour déjouer
les maléfices dont on peut être la victime, certaines pratiques sont
recommandées : frapper trois fois sur la coque des œufs que l'on
vient de manger (I, 151), cracher sur le soulier de son pied droit
avant de le chausser (ibid.), planter sur la porte de sa maison des
têtes de clous ou une peau de loup (I, 150, 327), se laver les mains
avec de l'urine, porter sur soi du sel non béni, un noyau de datte
poli, de la racine de chicorée arrachée le matin de la Saint- Jean (I,
150), ou une image représentant l'adoration des trois Rois avec cette
inscription : Sancti très reges, Gaspard, Melchior, Balthasar, orate
pro nobis, nunc et in hora mortis nostrae (I, 354) [78]. On peut, à
l'inverse, pour nuire à ses ennemis, les maléficier de différentes
manières : faire ce qui s'appelle cheviller (I, 136) [79] ; empêcher
quelqu'un de dormir en mettant dans son lit un œil d'hirondelle (I,
136) ; faire des figures de cire, de boue ou de quelqu'autre matière,
les piquer, les approcher du feu ou les déchirer, afin que les
originaux vivants et animés ressentent les mêmes outrages et les mêmes
blessures dans leurs corps et dans leurs personnes (I, 135) [80].
Mais ce sont les pratiques que Von observe en quantité de lieux
pour guérir les hommes et les bêtes de diverses maladies qui sont
les plus nombreuses sous la plume de Thiers (81). D'ailleurs plu-

(75) Cf. F. Chapiseau, op. cit., I, p. 279 : « Une poule qui chante le coq
présage un malheur. »
(76) Sur les personnes et animaux de bon augure, cf. supra, note 29.
(77) Sur cette croyance très répandue, cf. notamment le témoignage
beauceron de F. Chapiseau, op. cit., I, p. 270.
(78) Thiers ajoute : « En 1679, je trouvai une de ces images enfermée dans
un phylactère d'étain pendu au cou d'un petit enfant. »
(79) Ambroise Paré (cité par Littré) écrit : « II y en a (des sorciers) qui
empêchent que l'homme a rendu son urine, ce qu'ils appellent cheviller. » Mais
à l'article chevilleur Littré lui-même donne cette définition : « Nom qu'on
donnait à des sorciers qu'on prétendait capables de nouer l'aiguillette. » En
fait, cheviller évoque l'impuissance féminine par obturation, de même que
nouer l'aiguillette, l'impuissance masculine par ligature et castration.
(80) Sur la sorcellerie et la magie, naturelle et diabolique, et les pratiques
qui s'y rattachent au xviP siècle, cf. R. Mandrou, Magistrats et sorciers en
France au XVII' siècle, Paris, 1968, et K. Thomas, Religion and the décline of
magie, New York, 1971.
(81) Encore précise-t-il : « En voici divers exemples par lesquels on pourra
juger facilement des autres que je ne rapporterai point et qui sont en très
grand nombre. » (I, 324.)
462 ANNALES DE BRETAGNE

sieurs des recettes qu'il donne sont incomplètes soit qu'il n'ait pas
voulu en fournir le secret à son lecteur (82), soit qu'il ait été lui-
même incomplètement informé. Certaines visent la fièvre ou les
fièvres : boire dans un seau d'eau après qu'un cheval y aura bu (I,
325) ; dérober un chou dans un champ voisin et le mettre sécher
à la crémaillère (I, 327) ; assister un même dimanche à trois
aspersions de l'eau bénite dans trois paroisses différentes (I, 332) ; boire
de l'eau bénite les veilles de Pâques ou de la Pentecôte (I, 334) ;
aller en voyage (83) à une église dédiée à saint Pierre, sans se laver
les mains, sans parler à personne, sans boire ni manger, et sans prier
Dieu qu'on ne soit arrivé à l'église (I, 334) ; s'exposer tout nu au
soleil levant et en même temps dire certaine quantité de fois Pater
et Ave (I, 377) [84] ; pétrir un petit pain avec l'urine qu'une personne
malade de la fièvre quarte aura rendue dans le fort de son accès,
le faire cuire, le laisser froidir, le donner à manger à un... et faire
trois fois la même chose pendant trois accès, le... prendra la fièvre
quarte et elle quittera la personne malade (I, 335) [85]. Pour guérir
de l'épilepsie ou mal caduc, il faut se mettre dans l'un des plats
d'une balance et mettre son pesant de seigle dans l'autre (I, 327),
ou s'attacher au bras le clou d'un crucifix (I, 337), ou proférer les
paroles Dabit, habet, hebet (I, 353). Les verrues sont l'objet de
plusieurs prescriptions, par exemple les frotter avec de la bourre
trouvée fortuitement dans un chemin (I, 326) [86] ; couper en deux une
pomme, ou un morceau de bœuf, ou une feuille de figuier, ou un
cœur de pigeon, appliquer les deux morceaux sur les verrues, puis
les lier ensemble et les jeter, à mesure qu'ils pourriront, les verrues
diminueront (I, 326) ; mettre dans un papier autant de petites
pierres qu'on a de verrues et jeter ce papier dans un chemin (I, 331).
Pour guérir de la colique il faut réciter la prière suivante : Mère
Marie, Madame sainte Emerance, Madame saint Agathe, je te prie de
retourner en ta place, entre le nombril et la rate, au nom du Père
etc (I, 411). Pour faire cesser une hémorragie, il faut se mettre une
clé creuse dans le dos (I, 333). Une clé est aussi utilisée contre la
rage, dans le Comtat d'Avignon, en Provence, en Dauphiné et ailleurs,
mais il s'agit d'une clé d'église, de préférence d'une église dédiée a
saint Pierre, d'où le nom de clé de saint Pierre donné à ce
remède (I, 322) [87]. On se débarrassera du mal de dents en fixant un

(82) Sur ce souci de prudente discrétion, cf. supra, note 20.


(83) C'est-à-dire en pèlerinage.
(84) Thiers ne peut retenir ici ce commentaire : « II y a des femmes et
des filles qui le pratiquent ainsi, ayant plus de soin de leur santé que de
leur honnêteté, de leur modestie et de leur salut. »
(85) Thiers a laissé en blanc la place du mot chien, mais celui-ci est donné
par de nombreuses recettes identiques. Sur les recettes données par Thiers,
presque toutes attestées, ici ou là, du xvir au xx* siècle, cf. Marcelle Bouteiller,
Médecine populaire d'hier et d'aujourd'hui, Paris, 1966.
(86) La bourre désigne un amas de poils détachés de la peau de certains
animaux à poil ras. Thiers ajoute : « Et celui qui la ramassera aura les
verrues. »
(87) Sur l'utilisation de la clé contre la rage, cf. entre autres, Van Gennep,
VI, p. 2656, op. cit., VI, p. 2656.
ANNALES DE BRETAGNE 463

clou dans un mur (I, 328) et de la gale en se frottant avec une


poignée d'avoine que l'on laisse ensuite sécher, la gale diminuera à
mesure que l'avoine séchera (I, 335). On remet (tra) les os disloqués
avec de l'osier franc lié d'une certaine manière (I, 331) [88]. Contre
les brûlures, il faut prononcer les conjurations suivantes : N.S. Père
s'en va par une voie, trouve un enfant qui crie. Père, qu'a cet
enfant? Il est chu en braise ardent. Prenez du sain de porc et trois
haleines de votre corps, et le feu en sera dehors ; ou bien, Feu, perd
ta chaleur, comme Judas perdit sa couleur quand il trahit Notre
Seigneur (I, 409) [89]. Pour se prémunir contre la peur, on peut
soit avoir sur soi un œil ou une dent de loup (I, 333), soit monter
sur un ours et faire certains tours dessus (I, 337) [90].
Au-delà de ces pratiques qui toutes sont considérées comme
superstitieuses à un titre ou à un autre par le curé de Champrond, le
recours aux prières officielles de l'Eglise et notamment aux suffrages
des saints, se double aussi parfois d'habitudes douteuses que Thiers
ne manque pas de relever. C'est ainsi que s'il est parfaitement licite
à ses yeux de se faire dire des évangiles, c'est-à-dire réciter une page
d'évangile par un prêtre, étole au cou, dans le but d'obtenir une
guérison ou une grâce particulière, il l'est beaucoup moins de
choisir pour cela une heure et un jour déterminé, d'exiger du prêtre qu'il
soit à jeun, ou de garder pendant la lecture le pied droit levé et le
menton dans la main droite (II, 437-438). Il en est de même pour
ce qui se passe en certaines églises de Bretagne (où) les paysans se
font dire des messes pour être guéris ou préservés de certaines
maladies, et à ces messes ils offrent des épingles croches qu'ils mettent
sur les autels, et à la fin ils se font dire des évangiles, après quoi
ils vont hocher la tête trois fois dans une armoire ou dans un trou
qui est proche ces autels (III, 178) [91].
La protection des récoltes et des troupeaux est un souci qui chez
les paysans prime celui de leur propre santé ou de celle de leurs
proches. Certains tournent trois tours autour d'une charrue, tenant
en leurs mains du pain, de l'avoine et de la lumière, avant que de
commencer à labourer une pièce de terre, afin que leur travail soit plus
heureux (I, 239). En cas de grêle, d'orage ou d'ouragan, il faut pour
en préserver les récoltes que le curé apporte le ciboire contenant
l'eucharistie à la porte de l'église et fasse des signes de croix avec,
du côté des tempêtes (II, 310). Pour empêcher que les loups ne

(88) Nouvel exemple de jeu de mots, à valeur magique (05, osier).


(89) Ces deux formules conjuratoires sont citées par de très nombreux
auteurs, notamment M. Bouteiller, op. cit., p. 164 et 313.
(90) Mais Thiers d'ajouter : « Cela se pratiquait autrefois en France plus
communément qu'aujourd'hui, ou parce qu'aujourd'hui on voit moins d'ours
en France qu'autrefois, ou peut-être parce qu'aujourd'hui les Français sont
plus éclairés et moins superstitieux qu'ils n'étaient autrefois. » Sur le mythe
de l'ours et son rôle dans la civilisation traditionnelle, cf. C. Gaignebet, op. cit.,
passim.
(91) Thiers ajoute : « Ces messes ne peuvent passer pour superstitieuses,
mais cette offrande d'épingles croches et ce hochement de tête dans une
armoire ou dans un trou, en fait perdre tout le mérite aux personnes qui les
font dire. »
464 ANNALES DE BRETAGNE

fassent aucun mal aux brebis et aux porcs, il faut faire comme
certains bergers et porchers qui écrivent le nom de saint Basile sur un
billet et attachent ce billet en haut de leur houlette ou de leur
bâton (I, 359) [92]. Lorsque les chevaux sont malades des tranchées, le
seul remède est de les faire changer de paroisse ou, comme Von dit
en certains lieux, les faire changer de dîmage (I, 330) [93]. Pour
débarrasser les brebis des vers dont elles sont parfois atteintes, il
faut leur attacher au cou de trois ou de neuf sortes de bois (I, 330)
et pour les guérir du becquereau, dérober une oreille de charrue, la
placer sous le seuil de la bergerie et faire passer les brebis
pardessus (I, 325). Il faut enterrer dans l'étable, l'écurie ou la porcherie
les bêtes qui y sont mortes pour empêcher que les autres ne
meurent (I, 329). Enfin, grillons et abeilles sont des animaux familiers et
de bon augure : aussi ne faut-il jamais tuer les premiers (I, 266),
ni acheter ou vendre les secondes, mais seulement les échanger (I,
238).

Au terme de cette longue nomenclature, parfois fastidieuse, c'est


l'impression du « déjà vu » qui prévaut. Et de fait, la quasi-totalité
des croyances et des pratiques dénoncées par Thiers comme
superstitieuses sont connues par ailleurs et attestées pour le xix» et la
première moitié du xxe siècle par les observations de toutes sortes
engrangées par Van Gennep. Pourtant, il n'est pas indifférent pour l'historien
de savoir, grâce à ce témoignage, qu'elles étaient déjà bien vivantes
au temps de Louis XIV. Seuls, des points d'ancrage chronologiques
précis de ce type permettront à l'ethnographie historique de se
constituer et d'être crédible. A cet égard, les archives de la répression
mériteraient d'être interrogées plus systématiquement qu'elles ne
l'ont été jusqu'ici (94). C'est seulement lorsque aura été fait ce pa-

(92) II faut évidemment lire saint Biaise, et non saint Basile (il s'agit
beaucoup plus vraisemblablement d'une coquille typographique que d'une erreur
de Thiers). Sur saint Biaise, protecteur des bestiaux et dont la fête est le
3 février, lendemain de la Chandeleur, cf. Van Gennep, op. cit., V, p. 2465-2480,
F. Chapiseau, op. cit., I, p. 113-116, C. Gaignebet, op. cit., p. 124-130.
(93) Cette coutume est signalée comme très générale dans M. Bouteiller, op.
cit., p. 323.
(94) Sur l'utilisation à cette fin, des statuts synodaux, cf. sur le plan
théorique, Van Gennep, « Note sur la valeur documentaire folklorique des canons
des conciles et des constitutions synodales », Jubilé Alfred Loisy (Paris, 1928,
t. III, p. 94-108) et « Décrets et édictions des conciles » (avec référence à
Thiers), dans Textes inédits sur le folklore français contemporain (Paris, 1975,
p.. 125-135) et Gabriel Le Bras, Préface au Répertoire des statuts synodaux des
diocèses
2° éd., 1969,
de p.l'ancienne
3-10) ; etFrance
sur le par
plan A.pratique,
Artonne,C. L.Piveteau,
Guizard,op.O.cit.,
Pontal
qui fournit
(Paris,
quelques indications. Sur l'utilisation, à cette même fin, des procès-verbaux de
visites pastorales, cf. le remarquable article de Dominique Julia, « La réforme
posttridentine en France d'après les procès-verbaux de visites pastorales : ordre
et résistances », dans La societa religiosa nell'eta moderna (Naples, 1973,
p. 311-415).
ANNALES DE BRETAGNE 465

tient travail de répertoriage et de datation des formes jugées


déviantes par les autorités civiles et surtout ecclésiastiques, que l'on
pourra espérer — dans une seconde étape, de beaucoup la plus difficile
— refaire le puzzle de tous ces morceaux et retrouver la cohérence
profonde de ce qui constituait la culture des classes populaires dans
la France du xvne siècle.
F. L.

Annales de Bretagne et des Pays de l'Ouest. — Tome LXXXIII, n° 3, septembre 1976.

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