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DE LA TRANSGRESSION DES LOIS DU LANGAGE

Liberté et histoire dans Le Prince de Hombourg

Jan Mieszkowski, traduction de Guillaume Forain

Réseau Canopé | « Cahiers philosophiques »

2014/4 n° 139 | pages 56 à 73


ISSN 0241-2799
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques1-2014-4-page-56.htm
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DOSSIER
Kant et Kleist

DE LA TRANSGRESSION DES LOIS


DU LANGAGE
Liberté et histoire
dans Le Prince de Hombourg
Jan Mieszkowski 1

À travers la mise en scène des fantasmes héroïques et les


controverses sur le sens de la loi quand c’est sur la scène de
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l’histoire que les individus doivent faire leur devoir, Le Prince
de Hombourg prend la forme d’une série d’échecs à établir
un langage où s’exprimeraient clairement les décisions, les
responsabilités, et la loi. Sous le regard de Kleist, l’histoire
invalide les postulats de la dramaturgie aristotélicienne, elle
suspend la capacité à juger éthiquement des identités, des
actes et des intentions. Elle confronte le langage de la loi à sa
limite indépassable : celle d’un discours performatif qui déclare
la loi, mais ne maîtrise pas les conditions de sa performativité.

C
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 139 / 4e trimestre 2014

hez Kant, l’agir autonome est une forme paradoxale d’autolé-


gislation par laquelle un sujet se soumet à une loi universelle
énoncée par et pour lui-même en un acte singulier 2. Mais s’il souligne qu’il

■■ 1. Jan Mieszkowski est professeur au Reed College (Portland).


■■ 2. Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant présente son fameux impératif catégorique :
« Agis toujours de telle sorte que tu puisses vouloir que la maxime de ton action soit en même temps une
loi universelle » (« Handle nur nach derjenigen Maxime, durch die du zugleich wollen kannst, dass sie ein
allgemeines Gesetz werde », E. Kant, Kants gesammelte Schriften, dir. Königliche Preußische [puis Deutsche]
Akademie der Wissenschaften, Berlin et Leipzig, de Gruyter, 1900-, vol. IV, p. 421). Une volonté morale,
soutient-il, ne peut avoir un objet extérieur pour principe déterminant, car dans ce cas elle serait guidée par
des sentiments spécifiques de plaisir ou de déplaisir qui ne pourraient jamais être communs à tous. Pour
que le principe subjectif (ou « maxime ») d’une action devienne un principe objectif de la raison, la volonté
doit se dégager de tout intérêt ou désir particulier, de manière à pouvoir agir sur la base d’une injonction
qui n’ira à l’encontre d’aucune autre. Si une maxime ne satisfait pas à ce test d’universalité rigoureux, il
subsistera toujours le danger qu’il s’agisse d’un élan subjectif, c’est-à-dire d’un espoir, d’un dessein ou d’un
caprice susceptible d’entrer en conflit avec les espoirs, les desseins ou les caprices de quelqu’un d’autre.
56
est dans la nature même de la raison d’exiger cette praxis inconditionnée,
Kant fait aussi valoir qu’aucun acte empirique ne saurait jamais se mani-
fester de manière telle qu’on puisse être certain qu’il est mû par un véritable
impératif catégorique et qu’il n’est pas motivé par quelque dessein ou désir
contingent : le discours sur la raison pratique est condamné à porter sur des
actions « dont le monde ne nous a peut-être encore jamais offert le moindre
exemple 3 ». Les incertitudes autour de ce hiatus fondamental entre connais-
sance et autonomie imprègnent plusieurs passages énigmatiques de l’œuvre
kantienne, de la présentation de la Typik éthique et de la liberté comme
Faktum de la raison aux affirmations sur le beau comme symbole du bien
moral. Chez la génération des penseurs qui ont suivi Kant, son modèle de
spontanéité transcendante, loin de résoudre les débats du Siècle des lumières
sur la possibilité d’organiser des systèmes sociaux empiriques à partir de
concepts métaphysiques, n’a fait que renforcer les craintes qu’aucune forme
de praxis politique ne peut reposer sur l’autorité de la raison pratique pure.
Parmi les héritiers de Kant, Heinrich von Kleist joue un rôle particuliè-
rement complexe. Bien que la plus grande partie de son œuvre s’intéresse au
pouvoir et au potentiel tyrannique des agents souverains, les débats sur sa
relation à Kant ont principalement eu pour objet des questions épistémolo-
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giques, se fondant sur ses remarques à propos de la crise provoquée en lui
par la lecture de la Critique de la raison pure : « Si tous les hommes, à la
place de leurs yeux, avaient des lunettes vertes, ils en concluraient que les
objets […] sont verts 4. » Dans le présent article, il est suggéré que les textes
de Kleist se distinguent également par l’intérêt marqué qu’y porte l’auteur
à la doctrine kantienne de la liberté : Le Prince de Hombourg, l’une de ses
pièces les plus énigmatiques, montre de façon unique en quoi l’autonomie
radicale et ses actions « dont le monde ne nous a jamais offert le moindre
exemple » peuvent nous aider à mieux comprendre l’autorité politique et
la conscience historique.

L’impossible autonomie du Prince :


une tragi-comédie vouée à l’a-praxis ?
  De la transgression des lois du langage

Le ton du Prince de Hombourg est réputé pour son ambiguïté. Le nœud


de l’intrigue est en apparence celui d’une tragédie traditionnelle : lors d’une
bataille, à un moment crucial, le Prince désobéit à l’Électeur et commande
à son régiment d’attaquer sans attendre les ordres. Pour ce crime, il est
condamné à mort. Plusieurs personnages interviennent alors en son nom
pour essayer de faire annuler la sentence. D’abord peu enclin à prendre au
sérieux la gravité de sa situation, le Prince est bouleversé lorsqu’il voit la
tombe qu’on est en train de lui creuser. Dans un revirement étrange, l’Élec-
teur, apprenant que son soldat lance de pathétiques appels à sa clémence,
invite le Prince à décider lui-même si sa peine est juste ou injuste ; alors

■■ 3. « […] von denen die Welt vielleicht bisher noch gar kein Beispiel gegeben hat. » (E. Kant, op. cit., p. 408)
■■ 4. « Wenn alle Menschen statt der Augen grüne Gläser hätten, so würden sie urteilen müssen, die Gegenstände
[…] sind grün » (H. von Kleist, Sämtliche Werke und Briefe, vol. II, éd. Helmut Sembdner, Munich, Hanser
Verlag, 1984, p. 634). Pour les extraits de la pièce, nous renvoyons aux numéros des vers ; pour les autres
citations, nous renvoyons au volume et à la page correspondants.
57
DOSSIER KANT ET KLEIST

le jeune homme, soudain transformé, annonce dignement qu’il est prêt à


reconnaître ses méfaits et à se soumettre de lui-même à la peine capitale.
À cet égard, on pourrait voir dans le Prince l’exemple d’un sujet kantien
qui s’attribue à lui-même le pouvoir d’énoncer la loi. Cette liberté absolue
dont il disposerait pour se donner sa propre loi en ferait un être presque
impossible à comprendre, tant à ses propres yeux qu’à ceux des autres
personnages – un danger évoqué par Kant. Mais résumer la pièce ainsi
pose problème dans la mesure où les événements dramatiques et déchirants
qu’elle comporte, sans être comiques en eux-mêmes, viennent s’insérer dans
une dynamique de comédie. Quand le rideau se lève sur la première scène
de l’acte I, l’Électeur et son entourage découvrent le prince Frédéric assis
dans le jardin du château, « à moitié éveillé et à moitié endormi 5 » (HV
didascalie, p. 631 ; GF 43), en train de tresser une couronne. Bientôt, les
intrus mettent en scène un jeu dont le Prince est la victime : ils se saisissent
de sa couronne au moment où il aurait pu la poser sur sa tête puis ils s’en
vont, tandis que le Prince reprend lentement connaissance. À la fin de la
pièce, cinq actes plus tard, la même scène est répétée de façon rituelle à ceci
près que le Prince rêveur est coiffé de sa couronne et salué en héros, avant
que tous ne repartent promptement affronter les ennemis du Brandebourg.
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Loin de procéder d’une décision fortuite par laquelle elle eût été artifi-
ciellement ajoutée à la fin de la pièce, la répétition de cette scène d’ouverture
déroutante est préfigurée dans tout le cinquième acte : alors qu’approche le
jour où doit être exécuté le Prince, le ton sévère de l’Électeur se radoucit,
s’éclaircit, son attitude évoque de plus en plus celle d’un dieu omniscient
et espiègle qui aurait mis en scène toute cette histoire pour donner à son
élève une leçon bienveillante et ne comprendrait pas pourquoi tout le monde
prend tellement les choses au sérieux ; on est plus près d’Amphitryon que
de La Bataille d’Arminius ou de Penthésilée. Ce changement d’attitude
chez le souverain invite à reconsidérer certains incidents qui ont eu lieu
au cours de la pièce : néfastes à première vue, ils paraissent désormais
beaucoup plus artificiels et bien moins importants. C’est avant tout le cas
de la grave erreur dont le Prince s’est rendu coupable en lançant l’attaque
sans attendre les ordres : en fait, cette erreur n’a été commise qu’après que
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 139 / 4e trimestre 2014

d’autres personnages se sont assurés de la victoire. En outre, tout annonçait


la funeste décision du Prince de manière si criante que s’il avait exécuté à la
lettre les ordres qu’il avait reçus, cela aurait rendu l’acte I rétrospectivement
absurde, ou grotesque. Cela n’empêche pas que prises isolément, certaines
tirades sur cette « erreur » et sur ses conséquences manifestes pour son
auteur ne se distinguent pas par le profond pathos qu’elles expriment ; mais
ces moments intenses ne sont pas pour autant le signe d’un conflit tragique
majeur entre la liberté et la nécessité, ou entre l’initiative personnelle et
les lois de l’État.

■■ 5. « […] halb wachend halb schlafend. » [N.D.T. : la double indication après chaque citation de la pièce
renvoie aux numéros des vers dans l’édition allemande (HV) – sauf pour la présente didascalie – et à la page
correspondante dans l’édition française (GF) : Le Prince de Hombourg, trad. A. Robert, introd. A. Fonyi,
Paris, GF Flammarion, 1990.]
58
Pour comprendre cette tragi-comédie (ou tragédie comique), il faut
déterminer précisément la nature des enjeux qui se nouent au début de la
pièce, lorsque, dans le jardin, on découvre le Prince en proie au somnam-
bulisme, en train de tresser une couronne : « Hohenzollern : En plein
somnambulisme, vois, sur ce banc où le clair de lune l’a attiré tout endormi,
– tu t’étais toujours refusé à le croire, – et occupé à se tresser en rêve,
comme s’il était à lui-même sa propre postérité, la splendide couronne de
la gloire 6. » (HV 22-26 ; GF 45)
Il est très difficile de savoir à quel lieu et à quel moment Hohenzollern
fait allusion dans sa description du rêveur. Préoccupé de lui-même, le
Prince, nous dit-on, imite et devance sa propre prospérité en fabriquant
une couronne de laurier, emblème de sa renommée future. En interprétant
la confection de cette couronne comme un acte anticipé d’affirmation de
soi, Hohenzollern situe le Prince quelque part entre
un avenir qu’il imagine plein d’exploits glorieux en
puissance (le Prince en réalisera peut-être dès le
Le ton du Prince
lendemain, sur le champ de bataille), une Nachwelt
de Hombourg
(postérité) future – alors il ne sera plus de ce monde,
est réputé pour
mais d’autres se rappelleront sans doute de lui en
son ambiguïté
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raison des exploits qu’il n’a pas encore réalisés –,
et un présent qui n’existe que sous la forme d’un
acte accompli au cours d’un rêve que le rêveur,
après coup, ne se rappellera pas avoir accompli. En d’autres termes, s’il
veut atteindre la renommée, le Prince doit considérer ses exploits comme
s’ils avaient déjà été réalisés par quelqu’un qui n’est plus ; ce qui signifie
que même lorsqu’on ne fait que rêver de renommée, et donc du rapport
qui unit un héros à ses hauts faits, la renommée n’est pas quelque chose
qu’on rêve de pouvoir acquérir un jour futur. Rêver de renommée, si
extravagant et invraisemblable que cela puisse paraître, c’est rêver d’une
chose qui s’acquiert à la fois avant d’agir et après ; c’est rêver d’une chose
éminemment éphémère qui s’acquiert avant même d’exister et qui, une fois
acquise, est bientôt oubliée.
  De la transgression des lois du langage

À peine le Prince somnambule a-t-il fini de tresser la couronne que


l’Électeur la lui prend, enroule une chaîne autour d’elle et la donne à la
princesse Nathalie, qui se retire alors. Le Prince n’a donc à aucun instant
l’occasion d’imiter l’acte par lequel Napoléon s’était lui-même élevé à une
dignité supérieure lors de son sacre, quand, au dernier moment, il avait
pris la couronne des mains du pape Pie VII et s’en était coiffé, suscitant
l’émoi général. Cette interruption de l’activité du Prince – on ne sait pas
s’il se serait couronné ou non – devient plus complexe encore lorsque le
personnage raconte lui-même son rêve à la scène iv de l’acte I ; il le fait
alors clairement comprendre : s’il se rappelle qu’il a failli être couronné, il
ne sait pas que c’est lui qui a tressé la couronne. De ce point de vue, dans

■■ 6. « Als ein Nachtwandeler, schau, auf jener Bank, / Wohin, im Schlaf, wie du nie glauben wolltest, / Der
Mondschein ihn gelockt, beschäftiget, / Sich träumend, seiner eignen Nachwelt gleich, / Den prächtigen
Kranz des Ruhmes einzuwinden. »
59
DOSSIER KANT ET KLEIST

la sphère intime, le Prince ne rêve pas qu’il se donne une nouvelle identité,
mais qu’il reste passif ; parallèlement, son activité visible dans la sphère
publique – la confection de la couronne – est quelque chose dont il n’a
aucune expérience, ni éveillé ni dans son rêve.
Lorsqu’on lui retire des mains la couronne qu’il tressait, le Prince est
pris au piège, non pas entre la réalité et l’hallucination ou entre la veille
et le sommeil, mais entre un rêve où il est récompensé pour des exploits
qu’il ne pourra jamais réaliser et un acte créateur – la confection de la
couronne – dont il ne saura jamais qu’il est l’auteur. Comme cet acte n’est ni
l’anticipation d’une renommée future ni le résultat d’une intention qui l’aurait
précédé et produit, le Prince ne peut en aucun cas trouver une explication
à l’état psychique étrange dans lequel il se trouve au début de la pièce. En
interrompant sa simulation d’autodétermination, les autres personnages
anéantissent la production d’un moi capable de se construire comme entité
sans aide extérieure, au moment même où ce moi
semble aspirer au statut d’entité historique en se
consacrant à sa future praxis. Voilà pourquoi la pièce
porte sur un prince condamné à ne jamais vraiment
La renommée
pouvoir agir de manière conséquente, c’est-à-dire,
n’est pas quelque
chose qu’on
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en l’occurrence, à ne jamais pouvoir transgresser
la loi de manière assez flagrante.
rêve de pouvoir
L’Électeur sera par la suite accusé d’avoir commis
acquérir
une erreur en faisant au Prince ce Scherz, cette
un jour futur
« plaisanterie », comme on le dira à partir de la
scène ii (il soutiendra néanmoins que l’ambiguïté
– Zweideutigkeit – de ses actes était inoffensive). Mais en quoi consiste
la plaisanterie ? Et qui en est vraiment le jouet ? En effet, la remarque de
l’Électeur au moment où il prend la couronne au Prince, « Je veux pourtant
voir jusqu’où il peut aller 7 ! » (HV 64 ; GF 48), paraît illogique. Ce qu’il
ne verra justement pas, c’est jusqu’où ira le Prince, s’il mettra la couronne
ou non : face au danger que représente ce prince « malade », comme le
dit Hohenzollern, il faut rétablir l’ordre en l’arrachant à un autre ordre,
dans lequel on pense qu’il est en train de s’insérer, en l’arrachant à l’action
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comique qu’il accomplit en rêve, à ce qui lui permettrait de se façonner


un moi futur qu’il ne sera jamais, ou n’aura jamais été. Dans cette pièce à
l’intérieur de la pièce, les personnages doivent jouer avec le Prince, jouer
le Prince contre le Prince, parce qu’ils doivent pouvoir interpréter son état
de rêve comme ce qui fait la différence entre deux princes bien distincts,
l’un « à moitié éveillé et à moitié endormi », l’autre parfaitement éveillé et
conscient de lui-même 8. La pièce porte sur une interruption, elle existe
par et dans cette interruption. Mais à partir du moment où l’on retire la
couronne des mains du Prince, on ne sait jamais clairement s’il pourra se
réveiller ou si les autres personnages pourront mettre fin à leur pièce dans

■■ 7. « Ich muß doch sehn, wie weit ers treibt! »


■■ 8. Sur l’impossibilité de mettre en scène ce « halb wachend halb schlafend », voir C. Jacobs, “A Delicate
Joke”, dans Uncontainable Romanticism: Shelley, Brontë, Kleist , Baltimore, Johns Hopkins University Press,
1989, p. 115-137.
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la pièce. L’action est menacée de rester jusqu’au bout une action feinte, ce
qui n’est guère « spirituel » ; et c’est là précisément le problème sur lequel
butent les acteurs de cette pièce dans la pièce : comment transformer la
plaisanterie (Scherz) comique en Witz (trait d’esprit) incisif. Cette plaisan-
terie de l’Électeur a beau avoir des répercussions, elle n’a peut-être pas
la force nécessaire pour débarrasser le Prince en bonne santé du Prince
malade. Même le fait de couronner le prince à l’acte V ne résout pas ces
difficultés : la dernière scène n’est ni une répétition ni un complément de
la scène d’ouverture, qu’elle ne « parachève » que dans la mesure où elle
permet d’achever un couronnement dont le non-aboutissement définissait
la situation initiale. En cherchant à gommer l’aspect parodique de la scène
d’ouverture, elle ne fait que rendre plus vaine encore toute tentative de lui
donner un sens après coup ; en cela, elle pourrait se voir reprocher à son
tour son aspect parodique.
Les autres personnages débattront longuement de la décision qu’a prise le
Prince pendant la bataille d’attaquer sans attendre les ordres, s’interrogeant
sur ses intentions et sur les conséquences militaires de cette décision ; mais
les doutes sur l’identité de celui qui a donné cet ordre d’attaquer illicite
sont rapidement dissipés. La scène d’ouverture dans le jardin présente un
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problème différent : que le Prince, endormi et en train de rêver, ne sache
pas ce qu’il fait est quelque chose dont on ne saurait discuter indépen-
damment des conséquences induites par la confection d’une couronne ;
mais on ne saurait discuter des conséquences de cette action sans tenir
compte des conséquences de son interruption par les autres personnages
– et à ce moment-là, comme il a déjà été dit, ce sont de ces dernières qu’on
discute, et non des conséquences du couronnement (manqué). Concernant
la bataille, l’acte en lui-même et l’identité de l’agent ne changent en rien le
sens de ce qui s’est passé ; concernant la scène d’ouverture dans le jardin,
on ne peut être sûr que ce qui se passe ait le moindre sens. Dans les deux
cas, l’agir du sujet se manifeste uniquement de manière négative, sous la
forme d’un retrait de l’attribution d’intention à l’« actant » ; en d’autres
termes, la manifestation d’intention supposée abolit le contexte qui y avait
  De la transgression des lois du langage

initialement présidé.
La question est de savoir si cela contribue à éclairer la nature du moi
(qu’il soit agissant ou non) ou bien le contexte de l’action (considérée non
pas en tant que prédicat d’un sujet, mais en tant qu’événement objectif).
Dans la mesure où ces exemples suggèrent que ce n’est pas parce qu’on
interrogera les raisons d’une action qu’on en comprendra mieux le sens,
toute tentative pour expliquer les relations entre un personnage donné et une
action donnée se voit interrompue 9. L’idée qu’il est judicieux de définir un
« actant » par ses actes, postulat fondamental de toute la théorie dramatique
depuis Aristote, se trouve soudain remise en cause. Mais dès lors qu’elle
interroge le statut même de l’action en tant que paradigme ­dramatique

■■ 9. La pensée kantienne est hantée par la possibilité que tout jugement confirme inévitablement l’impossibilité
de comprendre la relation entre l’acte de connaissance et la connaissance de la connaissance. C’est pour cette
raison que Kant parle souvent de la faculté de juger comme d’une faculté qui ne procure aucune connaissance.
61
DOSSIER KANT ET KLEIST

par excellence, l’action du Prince de Hombourg se nuit à elle-même :


cela explique que les personnages soient à la fois trop mécaniques et trop
imprévisibles, trop caractéristiques et trop peu lisibles, trop transparents
et trop énigmatiques. Plus on cherche à expliquer ce qui s’est passé, plus
on a l’impression qu’il ne s’est rien passé du tout.

Langage, loi et liberté : un sujet éthique


soumis à l’histoire
Menacée par ce spectre d’inaction, ou d’a-praxis, la pièce prend la forme
d’une série de tentatives visant à élaborer un langage où s’expriment clai-
rement les décisions, les intentions et, par-dessus tout, la loi, c’est-à-dire
un langage en vertu duquel le Prince puisse être tenu pour responsable
devant la loi, et la justice être autorisée à suivre son cours. Il semble initia-
lement que ce langage prendra la forme de celui d’Adam nommant les
créatures. Au début de la pièce, dans le jardin, personne ne suit le conseil
que donne Hohenzollern pour réveiller le Prince : « Appelle-le par son nom
et il va s’affaisser 10 » (HV 31 ; GF 45) ; mais cette stratégie se révèle très
efficace dans la quatrième scène, quand elle est finalement appliquée :
« Hohenzollern : Arthur ! (Le Prince s’affaisse 11.) » (HV 87 ; GF 52) Il
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est fortement suggéré que cet « affaissement » dans le jardin (d’Éden ?)
représente la chute du Prince, qui perd alors le pouvoir de nommer les
choses. Dans sa transe, ce dernier, Adam ensommeillé, attribue des noms
aux autres personnages, à la confusion générale : « Ma fiancée ! […] Mon
père […] O ma mère 12 ! » (HV 60-70 ; GF 48-49) Mais lorsqu’il se réveille,
en s’affaissant, après qu’on a prononcé son nom, il n’arrive pas à se rappeler
celui de Nathalie et s’exclame : « N’importe, n’importe ! [Gleichviel!
Gleichviel!] Le nom m’a échappé depuis mon réveil et est d’ailleurs sans
importance ici 13. » (HV 154-156 ; GF 58) Cette chute (perte des noms,
perte de la grâce, retour à l’état de conscience), il l’exprime non pas en
termes d’égalité (Gleichheit) ou d’inégalité, mais par une exclamation
d’indifférence (Gleichgültigkeit) : « Gleichviel! », exclamation qui se multi-
pliera jusqu’à en devenir le mot le plus important de la pièce. Dans l’acte II,
lorsque le Prince a le malheur d’apprendre que son comportement pendant
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 139 / 4e trimestre 2014

la bataille a causé du « désagrément » à l’Électeur et qu’il rétorque que cela


ne les a pas empêchés de vaincre les Suédois, Hohenzollern lui répond :
« Qu’importe ! [Gleichviel!]... Les règlements doivent être observés 14. »
(HV 775 ; GF 118) Lorsqu’il est surpris que son ami ne lui apporte pas son
arme et ne le libère pas, le Prince réagit de la même manière : « Je croyais
que c’était toi qui venais m[’apporter mon épée]. – N’importe 15 ! » Hohenzollern
lui répond : « Je ne sais rien 16 », mais tout ce qu’il l’entendra dire, de

■■ 10. « Ruf ihn beim Namen auf, so fällt er nieder. »


■■ 11. « ‚Arthur!‘ Der Prinz fällt um. »
■■ 12. « Meine Braut! […] / Mein Vater […] / O meine Mutter! »
■■ 13. « Gleichviel! Gleichviel! / Der Nam ist mir, seit ich erwacht, entfallen, / Und gilt zu dem Verständnis
hier gleichviel. »
■■ 14. « Gleichviel! – Der Satzung soll Gehorsam sein. »
■■ 15. « Ich glaubte, du, du bringst [den Degen] mir. – Gleichviel! »
■■ 16. « Ich weiß von nichts. ».
62
nouveau, c’est : « N’importe, je te dis ; n’importe 17 ! » (HV 796-798 ; GF 124)
Cette curieuse « indifférence » se manifeste une dernière fois lorsque
Hohenzollern apprend au Prince que l’Électeur a reçu la sentence du conseil
de guerre et qu’au lieu de le gracier, comme le jugement l’y autorise, il a
ordonné qu’on lui apporte l’arrêt pour la signature. Cette nouvelle suscite
chez le Prince une réaction qui n’a désormais plus rien de surprenant :
« N’importe, tu m’entends. / Hohenzollern : N’importe 18 ? » (HV 883-884 ;
GF 130)
Mais maintenant qu’on a répondu à son gleichviel par un autre gleichviel,
le Prince se trouve tout d’un coup convaincu de la gravité de sa situation
et déclare qu’il est impossible que l’Électeur ait vraiment l’intention de le
punir. Il est difficile de savoir si Hohenzollern a effectivement réussi à faire
sortir le Prince de son indifférence en parlant d’indifférence ou si gleichviel
a le sens de gleich (« le même que »), mais un gleich qui ne signifierait
pas nécessairement que la peine de mort est perçue comme « pareille » ou
« différente » (gleich/ungleich). Si, dans le premier acte, le mot gleichviel
était associé au fait que le Prince avait perdu la
capacité de connaître les noms, il fait ici allusion à
un problème qui va constamment gagner en ampleur
L’agir du
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au fil de la pièce : l’incapacité des jugements légaux
sujet se manifeste à marquer la différence entre l’identité (Gleichheit),
uniquement de la similarité et l’indifférence (Gleichgültigkeit).
manière négative Il semble donc que gleichviel ait un sens au mieux
un peu trop fluctuant pour que la légitimité de la loi
puisse s’y exprimer ; mais dans le reste de la pièce,
les autres tentatives de comparer et d’opposer divers termes désignant une
autorité légitime – le destin, la patrie, la chance et la guerre – ne font que
renforcer l’impression que le Prince ne pourra jamais vraiment être déféré
devant la justice. Après avoir annoncé que la personne qui a fait charger la
cavalerie sans attendre les ordres sera traduite devant le conseil de guerre
et condamnée à mort, l’Électeur ajoute que les choses n’auraient pas été
différentes si la victoire avait été dix fois plus grande ce jour-là : « Cela
  De la transgression des lois du langage

n’excuse en rien celui par la faute de qui je la dois au hasard : il me reste plus
de batailles encore à livrer et je veux qu’il soit obéissance à la loi 19. » (HV
731-734 ; GF 112) Plus tard, lors d’une discussion avec Kottwitz, lequel a
fait valoir qu’après tout ils n’ont pas perdu la bataille, l’Électeur formule les
choses de manière plus expressive encore : « Je ne veux pas d’une victoire
engendrée par le hasard comme un bâtard ; je veux maintenir en honneur la
loi, mère de ma couronne, qui m’a donné toute une lignée de victoires 20 ! »
(HV 1566-1569 ; GF 188)

■■ 17 « Gleichviel, du hörst; gleichviel! »


■■ 18. « Gleichviel. Du hörst. / Hohenzollern: Gleichviel? »
■■ 19. « […] das entschuldigt / Den nicht, durch den der Zufall mir ihn schenkt: / Mehr Schlachten noch, als
die, hab ich zu kämpfen, / Und will daß dem Gesetz Gehorsam sei. »
■■ 20. « Den Sieg nicht mag ich, der, ein Kind des Zufalls, / Mir von der Bank fällt; das Gesetz will ich, / Die
Mutter meiner Krone, aufrecht halten, / Die ein Geschlecht von Siegen mir erzeugt! »
63
DOSSIER KANT ET KLEIST

Ce qui est engendré par la loi doit être distingué de ce qui naît de façon
entièrement fortuite (« une victoire engendrée par le hasard »). Il faut faire
en sorte que la loi reste droite (aufrecht gehalten) ; ce qu’elle produit ne
doit jamais chanceler, encore moins s’effondrer. Pour l’Électeur, qui repré-
sente la loi, il incombe à cette dernière de démontrer qu’il existe une
différence entre le cas (Fall) où une victoire est due au hasard (Zufall) et
le cas où une victoire est remportée en accord avec la loi : der Beweis des
Unterschieds fällt dem Gesetz zu – « C’est à la loi de démontrer la diffé-
rence. » Mais dès lors qu’on considère le Zufall relativement à la loi, dès
lors qu’il devient un cas légal, même s’il s’agit d’un Fall radicalement
contraire à la loi, alors l’inverse de la loi, le Zufall, devient loi à part entière.
Die Gesetzlichkeit des Gesetzes fällt dem Zufall zu – « La légitimité de la
loi dépend du hasard, maintenant (anti-)loi de la loi. »
Peu importe que la loi soit arbitraire (willkürlich), point sur lequel
l’Électeur insistera encore et encore ; peu importe que la lettre de la loi ne
permette pas d’en atteindre l’esprit, ou qu’il soit difficile d’en comprendre
les objectifs. En opposant à la loi le Zufall, l’Électeur transforme la loi
de la victoire en loi des incidents (Zufälle oder Vorfälle), des conflits qui
doivent advenir (vorfallen) pour que la loi puisse s’imposer comme telle.
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Parallèlement, cette loi du Vorfallen, cet effort pour précéder la loi, n’est rien
d’autre qu’une tentative de comprendre la loi comme une loi qui s’incarne
dans quelque chose, auquel cas la loi n’est rien
d’autre que quelque chose qui advient à quelqu’un de
manière contingente (« engendr[é] par le hasard »).
Il faut faire en
Ce n’est pas pour autant qu’il est impossible de
sorte que la
déterminer clairement quels événements (Vorfälle)
loi reste droite
sont « engendrés » par la loi et lesquels sont de
simples accidents (Zufälle), mais il est bel et bien
suggéré que la loi ne peut se manifester que sous la
forme de plusieurs lois concurrentes qui, par rapport à elle, sont fortuites
(zufällig). La loi est quelque chose qui s’incarne dans diverses lois contin-
gentes. C’est la raison pour laquelle tous les débats sur la loi dégénèrent en
disputes pour savoir laquelle est la plus haute. L’exemple le plus extrême de
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 139 / 4e trimestre 2014

cette dynamique, c’est la discussion de Kottwitz avec l’Électeur à l’acte V :


« Kottwitz : la loi suprême, la loi dernière qui doit rester agissante dans
le cœur de tes généraux, ce n’est pas la lettre de ta volonté ; c’est la patrie,
c’est la couronne, c’est toi-même sur la tête de qui elle repose 21. » (HV
1570-1574 ; GF 188-189)
Dans cette conception des choses, l’Électeur ne représente pas la loi
dans sa différence vis-à-vis de ce qui n’est pas elle (à savoir le Zufall) : il
est la loi, tout simplement. Mais ce que décrit Kottwitz n’est rien de moins
qu’une loi à nouveau incarnée dans des occurrences (Vorfälle) de décisions
subjectives ; ainsi, dans son argumentation, la loi prend la forme du choix

■■ 21. « […] das Gesetz, das höchste, oberste, / Das Gesetz, das wirken soll, in deiner Feldherrn Brust, / Das
ist der Buchstab deines Willens nicht; / Das ist das Vaterland, das ist die Krone / Das bist du selber, dessen
Haupt sie trägt. »
64
qui s’offre à l’Électeur d’annuler ou non la sentence de mort. Kottwitz ne
comprend pas ce qu’est la loi, et ce qu’il propose n’est rien d’autre qu’une
« artificieuse théorie de la liberté 22 » (HV 1619 ; GF 190), comme l’en accuse
l’Électeur, parce qu’il résume la loi à une règle ou à un ensemble de règles.
L’Électeur ne le sait que trop : lorsqu’on est vraiment respectueux de
la loi, on ne peut jamais faire une exception pour un Fall particulier avant
de voir comment on peut en assumer les conséquences. Comme il y aura
toujours d’autres batailles à mener, d’autres Zu- ou Vor-Fälle qu’il sera
difficile d’affronter sans enfreindre la loi, on peut être sûr qu’il faudra
constamment procéder à une nouvelle modulation au nom de la loi, sûr
qu’on échouera constamment à énoncer la loi de la loi sans faillir. Dans
l’acte I, il avait suffi d’appeler le Prince par son nom pour qu’il s’affaisse et
reprenne conscience ; mais maintenant, il n’y a aucun moyen de s’assurer
qu’une logique de cause et d’effet, quelle qu’elle soit, pourra fonctionner de
la même manière. Dès lors, qu’est-ce qui garantit qu’on puisse jamais passer
d’une expression ouverte de la légitimité de la loi, foncièrement imparfaite,
à une décision précise et à la portée limitée ? Dans un geste qui semble
contrevenir aux dispositions du Kriegsrecht (« la loi martiale »), l’Électeur
donne au Prince une chance de décider lui-même s’il a été traité de façon
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injuste et d’annuler sa propre sentence. S’il a pris une décision illicite en
attaquant sans attendre les ordres, une chance lui est maintenant offerte
de prendre une seconde décision. La question est de savoir si l’Électeur
renonce là à accomplir son devoir et se conduit de manière tout aussi
illicite, si ce qu’il fait est relativement licite d’un certain point de vue, ou
bien s’il institue de fait un état d’exception où la distinction entre ce qui est
licite et ce qui ne l’est pas n’a plus cours. En offrant au Prince une chance
d’invalider sa sentence de mort, le souverain met en question son propre
rapport à la loi, ce qui invite à se demander si les forces politiques de l’État
et l’agir éthique des individus appartiennent au même ordre de choses, ou
bien si l’autorité politique de l’Électeur se heurte nécessairement à son
propre statut d’agent éthique lorsqu’il doit prendre en compte les actions
d’un autre agent éthique : le Prince.
  De la transgression des lois du langage

Cette possibilité offerte au Prince de se faire grâce lui-même survient


après le discours de Nathalie dans lequel la jeune femme implore la clémence
de l’Électeur, dans la première scène de l’acte IV. Elle lui concède tout
d’abord que la loi martiale doit primer, avant d’ajouter que les considéra-
tions personnelles ont elles aussi leur rôle à jouer dans sa décision et que,
de ce point de vue, la meilleure chose à faire serait de déchirer l’arrêt de
mort de façon arbitraire (willkürlich). En lui-même, cet argument n’est pas
contraire à la loi : par son absolue systématicité, parce qu’elle est totalement
exempte d’arbitraire (unwillkürlich), parce qu’elle n’est définie que par elle-
même, sans référence à aucune autre, la loi est entièrement autocratique
(selbstherrlich, eigenmächtig), et donc willkürlich. Un acte purement licite
se manifeste par son indifférence (Gleichgültigkeit) à sa propre origine,
fortuite ou déterminée ; qu’on le définisse comme conditionné ou comme

■■ 22. « […] spitzfündge Lehrbegriff der Freiheit. »


65
DOSSIER KANT ET KLEIST

inconditionné n’a que peu d’importance, voire aucune importance, aux


yeux de la loi.
Mais demander à l’Électeur de déchirer l’arrêt de mort participe de
l’argument plus général de Nathalie, qui est que la patrie survivra sans
peine à la mésaventure du Prince (et au geste de pardon que l’Électeur
pourrait faire en conséquence). Pour elle, la patrie a son avenir garanti par
« l’histoire », que soit légitime ou non la loi qui y règne. Le danger inhérent
à cet argument est que cela pourrait dissocier à jamais l’histoire et la loi,
et c’est à cette conséquence que l’Électeur fait allusion lorsqu’il répond :
« [Le Prince] pense-t-il qu’il n’importe guère à la patrie que l’arbitraire, ou
bien la loi, y règne en maître 23 ? » (HV 1144-1145 ; GF 151) Que la première
réaction de l’Électeur soit de poser une question sur l’opinion du Prince
attire l’attention sur ce qu’il y a de saisissant dans la distinction qu’établit
Nathalie, à savoir qu’en opposant l’existence historique et la loi elle laisse
ouverte la possibilité que le Prince – ce sujet dont la tentative de se projeter
dans l’avenir a rendu incompatibles sa capacité de connaissance et sa capa-
cité à agir – redevienne un agent éthique doué de connaissance de soi.
Il est certain que ce que dit ensuite Nathalie à ce propos n’a rien de
rassurant. Loin d’avoir une opinion sur la décision légale elle-même et sur
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ce qu’elle implique pour la patrie, le Prince, condamné à mort et plongé
dans une détresse sans précédent, ne songe qu’à être
secouru : « Aucun des héros que célèbre l’histoire ne
s’abaisserait à tant de misère 24. » (HV 1167-1168 ; GF
Jamais un héros,
152) Et comme si cela ne suffisait pas, Nathalie ajoute
couronné
que si la patrie (das Vaterland) était anéantie (ce qui,
ou mis à mort,
compte tenu de ses précédentes remarques, serait
n’avait perdu
l’événement contrefactuel par excellence), le Prince
la tête à ce point
ne s’en rendrait même pas compte : « Les éclairs et
le tonnerre pourraient engloutir sous ses yeux tout
le territoire de la Marche qu’il ne demanderait même
pas : qu’y a-t-il 25 ? » (HV 1152-1154 ; GF 151-152) Le Prince de l’acte III
n’a plus aucun lien avec l’histoire de gloire héroïque dont il rêvait à l’acte I
parce que son attitude n’a aucun précédent (Präzedenzfall) historique, c’est-
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 139 / 4e trimestre 2014

à-dire qu’on ne peut se référer à aucune chute passée, biblique ou autre,


pour expliquer la manière dont il se conduit.
Que le Prince ait un avenir héroïque est devenu impossible – inimagi-
nable, impensable, fût-ce sous la forme d’un rêve ; et dans une lamentation
poignante, il se figure que, s’il y a pour lui quelque espoir, ce n’est pas dans
le destin de soldat qu’il réside, mais dans celui de fermier. Jamais dans
l’histoire, pour reprendre les mots de Nathalie, un héros n’avait basculé
si loin hors du champ politique au point de devenir tout autant incapable
de représenter une orientation éthique. Jamais un héros, couronné ou mis

■■ 23. « Meint er [der Prinz], dem Vaterlande gelt es gleich, / Ob Willkür drin, ob drin die Satzung herrsche? »
■■ 24. « Zu solchem Elend, glaubt ich, sänke keiner, / Den die Geschicht als ihren Helden preist. »
■■ 25. « Der könnte, unter Blitz und Donnerschlag, / Das ganze Reich der Mark versinken sehn, / Daß er nicht
fragen würde: Was geschieht? »
66
à mort, n’avait perdu la tête à ce point 26. Ni prospective ni progressive,
l’histoire du personnage n’est pas une affirmation de possibilités : entré
dans un état de détresse et de désespoir absolus, le Prince rend impossible
toute projection vers l’avenir. Incompréhensible tant sur un plan universel
que sur un plan individuel, il est en deçà et au-delà de toute anticipation de
l’avenir. À ce point de clivage radical entre éthique et histoire, le langage
dramatique de Kleist nous montre avec précision combien peut faire souffrir
un langage qui n’offre aucun espoir.
L’état de détresse du Prince exige de la loi une attention toute particu-
lière, dans la mesure où il est difficile de déterminer si son cas (Fall) est
sans intérêt (gleichgültig) aux yeux de la loi ou si, au contraire, le Prince
n’est que trop semblable à la loi dans son indifférence à ce qui s’est déjà
passé et à ce qui ne s’est pas encore produit, situé comme il l’est hors de
tout récit chronologique qui pourrait le projeter dans le passé ou dans
l’avenir. Si la loi n’est pas en mesure de prendre en compte un Fall où
gleichviel égale Gleichgültigkeit (« indifférence »), alors le Prince devient
l’agent dramatique d’une poétique négative où la représentation littéraire
aussi bien que la représentation politique sont impossibles. En outre, le
Prince reste bel et bien un héros, et c’est en décrivant l’état lamentable dans
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lequel ce héros se trouve que Nathalie réussit à persuader l’Électeur qu’il
doit agir, ce qui débouche sur la chance offerte au Prince d’être sauvé, de
manière peu héroïque : « S’il peut trouver injuste la sentence, je casse les
articles : il est libre 27 ! » (HV 1185-1186 ; GF 154) Quand Nathalie l’en
informe, le Prince s’exclame : « Pas possible ! Non ! C’est un rêve 28 ! » (HV
1305 ; GF 163) On en revient à la situation initiale, lorsque le Prince se
demandait s’il était ou non en train de rêver. Dans l’acte II, il disait croire
que c’était le cas lorsqu’on lui retirait son épée (« Je rêve ? Je suis éveillé ?
Je vis ? Ai-je mes esprits 29 ? » HV 765 ; GF 116) ; maintenant, il se demande
s’il rêve précisément parce qu’on lui offre de lui rendre son épée. En établis-
sant régulièrement un lien entre ses difficultés présentes et ce qu’il faisait
en rêvant dans la première scène de la pièce, le Prince pourrait donner
l’impression de réduire son rapport à la loi au rapport à lui-même dont il
  De la transgression des lois du langage

était initialement question, à un problème de conscience de soi ou d’absence


de conscience de soi. Le fait qu’il ait plusieurs fois du mal à dire, dans le
premier et le dernier acte, s’il est semi-conscient ou inconscient inciterait
alors à comparer et à opposer la manière dont change le regard de chacun
des autres personnages sur le Prince ; dans ce cas, la loi se réduirait à un
ensemble de règles qui présideraient aux interactions entre les personnages,
mais qui, en elles-mêmes, n’auraient pas de véritable force. Mais il s’agit là
d’un schéma fictif. La pièce évoluerait de manière très différente si, à un
moment donné, il était clairement établi que le Prince s’était réveillé de son

■■ 26. Au cours de sa discussion avec l’Électeur, Nathalie déclare à ce dernier qu’il ne peut pas décapiter le
Prince après l’avoir couronné. Cet argument semble déplacé puisque l’Électeur est encore bien loin d’avoir
couronné le Prince. Le motif de la tête (ou de l’absence de tête) et de sa vocation à être couronnée ponctue
l’ensemble de la pièce.
■■ 27. « Wenn er den Spruch für ungerecht kann halten / Kassier ich die Artikel: er ist frei! »
■■ 28. « Es ist nicht möglich! Es ist ein Traum! »
■■ 29. « Träum ich? Wach ich? Leb ich? Bin ich bei Sinnen? »
67
DOSSIER KANT ET KLEIST

rêve du premier acte et qu’il était parvenu à une meilleure compréhension


de son mode d’existence, par exemple s’il devenait évident, à un moment
donné, qu’il s’était réveillé dans un état de « sommeil » plus profond où il
fût conscient que, quand on rêve, on ne peut jamais être sûr d’être en train
de dormir du sommeil qui est le simple « contraire » de l’état de veille.
Même si le Prince s’est vu proposer – fait extraordinaire – de juger la
loi comme si elle était sienne, rien ne garantit qu’il soit libre de sa réponse.
Le voici qui lit la lettre de son souverain à voix haute : « Si vous êtes d’avis
qu’on a usé d’injustice envers vous, écrit l’Électeur, envoyez, je vous prie,
deux mots pour me le dire – et à l’instant je vous ferai rapporter votre
épée 30. » (HV 1311-1313 ; GF 164) Cette remarque pourra sembler naïve,
mais on a bien du mal à voir quels pourraient être
ces deux mots. Nathalie pâlit, comprenant tout de
suite que son cousin ne les trouvera pas, tandis qu’il
Le Prince
réfléchit à la lettre. « Il dit que si je suis d’avis 31… ? »
montre qu’il
s’interroge-t-il avant d’être interrompu par Nathalie :
comprend
« Évidemment ! [Freilich!] » (HV 1322-1323 ; GF
fort bien ce
165) Mais ce « Freilich! » ne sera jamais transposé en
qu’est la loi
Freiheit des Schreibens, « liberté d’écrire », non plus
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qu’en signature (« Friedrich »). Le Prince ne parvient
pas à se ressaisir (sich fassen) ; il est incapable, dit-il,
d’écrire « [de façon – Fassung] digne d’un prince 32. » « Gleichviel! », cette
exclamation qu’il avait su lancer si facilement jusqu’alors, fait un mot, non
pas deux, et c’est un mot qui le ferait certainement condamner.
De plus en plus mal à l’aise, Nathalie insiste sur la nature de la réponse
attendue : « C’est simplement le prétexte, les apparences, qu’il lui faut : dès
que ces deux mots seront entre ses mains, en un clin d’œil, toute l’affaire
sera réglée 33 ! » (HV 1346-1349 ; GF 168) Si la dédicace de la pièce parle
de celle qui « tient dans ses mains le prix 34 », personne dans cette scène
n’a, à portée de main ou sous la main, vor- ou zu-handen, l’outil avec lequel
saisir ces deux mots ; aucun principe de similitude (Gleichheit) évident ne
permet de passer de gleichviel à zwei. Que l’Électeur attende deux mots
n’est pas surprenant étant donné que, dans la pièce, les promesses en un
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 139 / 4e trimestre 2014

seul mot se sont révélées bien peu fiables ; mais zwei est aussi régulièrement
associé au sentiment de doute (Zweifel ) qu’éprouvent plusieurs ­personnages
par rapport à l’avenir, ainsi qu’à l’ambiguïté (Zweideutigkeit) de la plai-
santerie de l’Électeur, dont il a déjà été question. La pièce met en scène
deux personnages prénommés Friedrich, le héros éponyme, et l’Électeur,
ainsi qu’un assaut militaire qui a commencé, pour reprendre les mots du

■■ 30. « Meint Ihr, ein Unrecht sei Euch widerfahren / So bitt ich, sagt’s mir mit zwei Worten – / Und gleich
den Degen schick ich Euch zurück. »
■■ 31. « Er sagt, wenn ich der Meinung wäre –? »
■■ 32. « […] die Fassung eines Prinzen. »
■■ 33. « [Es] ist der Vorwand, / Die äußre Form nur, deren es bedarf: / Sobald er die zwei Wort in Händen
hat, / Flugs ist der ganze Streit vorbei! »
■■ 34. « […] halt den Prise in Händen. »
68
Prince, « deux secondes trop tôt ». On ne saurait donner trop d’importance
au chiffre deux 35.
Le Prince, en tout cas, continue à répéter qu’il n’arrive pas à comprendre
(fassen) la lettre de l’Électeur avant de finir par s’exclamer : « Voyez un peu !
[…] Il s’en remet à moi de la décision 36 ! » (HV 1340-1344 ; GF 167) Dès
qu’il a reformulé l’offre de l’Électeur en proposition précise, qui l’appelle à
prendre une décision, il n’y a plus de doute dans son esprit : certain qu’il
ne pourra pas dire qu’on l’a traité de façon injuste, il n’a plus de mal à se
ressaisir ni à écrire une réponse ; ce fassen (« se ressaisir/écrire ») n’est
pas un problème difficile à résoudre, semble-t-il, dès lors qu’on en fait un
problème d’Entscheidung (« décision »). Et, de fait, une fois que le Prince
a identifié cet appel à prendre une décision, la vision qu’il a de sa mort
imminente se trouve grandement modifiée : dans la scène avec Nathalie
et l’Électrice où il se montrait terrifié par la mort, il s’employait si bien à
imaginer son propre avenir et son épitaphe, qu’il en oubliait que l’histoire
de l’avenir est, par définition, mouvementée. Maintenant, il est parfaitement
indifférent à ce qui pourrait lui « advenir », et sa réponse, dans l’esprit sinon
dans la lettre, c’est : « Gleichviel ».
Si le Prince semait déjà la confusion chez les autres personnages lorsqu’il
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agissait en somnambule, il les perturbe bien plus encore une fois réveillé,
lorsqu’il résume (zuzammenfassen) la loi en accomplissant simultanément trois
choses : comprendre (fassen) l’offre de l’Électeur, se ressaisir (sich fassen)
et écrire (fassen) une réponse. Le Prince, rêveur hautement responsable,
semble finalement s’être approprié la loi (à défaut de la couronne) ; mais
contrairement à la première scène de l’acte I, où les personnages avaient
réussi à le déposséder de sa couronne de laurier/de la loi, il est difficile de
savoir dans quelle mesure cette nouvelle forme d’autonomie est ouverte
aux interventions extérieures. Peut-on jouer une nouvelle « plaisanterie »
à ce prince-là ? « Das Ungeheuer » (« le monstre »), comme Nathalie le
surnomme, a atteint aux limites de l’humanité, lui qui, prenant le contre-pied
de la dédicace sous l’égide de laquelle se déroule toute la pièce, ne cherche
plus à se coiffer d’une couronne. La plaisanterie de la première scène cesse
  De la transgression des lois du langage

d’être drôle à partir du moment où le Prince ne se prête plus au jeu, ne veut


plus vivre au-delà de lui-même, vivre dans l’avenir.
On est tenté de voir dans cette transformation du Prince le retour de la
praxis morale kantienne et d’une loi qu’un sujet autonome se donnerait à
lui-même, dans une dynamique plus intra qu’intersubjective. Après tout, le
Prince montre qu’il comprend fort bien ce qu’est la loi : lorsqu’il l’appelle à
prendre une décision, l’Électeur lui donne, en apparence, la possibilité de
revenir sur la sentence de mort – dont on ne peut dire qu’elle appartienne
à quiconque – et de rendre son propre jugement ; mais c’est alors l’Électeur
qui est victime d’une plaisanterie. Le Prince ne le sait que trop bien : cet
appel à prendre une décision, cet Aufruf zur Entscheidung, ne peut être

■■ 35. On peut noter en particulier que l’expression « einen Augenblick » (« un instant »), qui apparaît peut-être
quinze fois dans l’acte I, est remplacée à l’acte III par « zwei Augenblicke », expression inhabituelle, utilisée
par le Prince lorsqu’il fait référence à sa décision de lancer l’attaque sans attendre les ordres.
■■ 36. « Sieh da! […] Mich selber ruft er zur Entscheidung auf! »
69
DOSSIER KANT ET KLEIST

considéré comme une pure formalité – ainsi que Nathalie cherche, sans
succès, à l’en persuader. Devant la loi, il ne se trouve jamais deux mots à
portée de main (comme c’est le cas pour une plaisanterie). Le Prince refuse
qu’on transforme la loi en processus dialogique ; il refuse de considérer
l’Aufruf zur Entscheidung comme une question qui prévoit deux réponses :
« Oui » (j’ai été traité de façon injuste) et « Non » (je ne l’ai pas été) – ce
qui ne veut pas dire qu’en refusant la clémence de l’Électeur il se contente
de l’obliger à s’en tenir à la lettre de la loi : si lui-même veut vraiment agir
dans le respect de la loi, déclarer qu’il assume la responsabilité de ses erreurs
ne suffit pas. Dire que devant la loi « deux mots suffisent », c’est affirmer
que la seule réponse acceptable, c’est oui et non, ou ni oui ni non – quant
à savoir si, dans ce cas, la réponse doit tenir en un mot ou en deux, cela
est moins évident.
On y voit plus clair quelques scènes plus loin, lorsqu’au cours de leur
unique rencontre située en dehors du jardin l’Électeur demande à nouveau
au jeune homme de l’aider – cette fois-ci parce qu’une pétition de l’armée
réclame la libération du prisonnier. Le Prince lui répond avec hardiesse :
« Je veux accepter la mort à quoi je suis condamné 37 [!] » (HV 1745 ; GF
198), et poursuit en s’exclamant : « C’est mon inébranlable volonté ! Je veux,
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en mourant librement, exalter la loi sacrée de la guerre que j’ai enfreinte à
la face de toute l’armée 38 ! » (HV 1749-1752 ; GF 199) Il ne peut glorifier
la loi qu’en élevant sa propre individualité à l’universalité de la loi, ce qui
dans ce cas – le cas extrême (der Fall der Fälle) – signifie mourir. Vue dans
la perspective de l’acte I, cette mort librement choisie serait l’impossible
coïncidence de la connaissance et de l’action, la quintessence de l’acte par
lequel on se détermine (ou se couronne) soi-même : par cet acte, le sujet,
en mourant conformément à la loi, se soumettrait à une loi entièrement
indifférente à toute forme de subjectivité individuelle (souhait, besoin, rêve),
y compris la sienne propre. Une mort si « librement » consentie serait le
lieu où coïncideraient le jugement de la loi et la décision du moi, où le moi
pourrait se conformer tout entier à une loi universelle qui ne serait pas
restreinte par les particularités d’un moi singulier.
Mais dans la pièce, on n’est jamais vraiment libre de choisir la mort.
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 139 / 4e trimestre 2014

Certes, dans l’une de ses tirades les plus mémorables, le Prince interpelle
l’immortalité comme si elle lui appartenait ; mais dans la logique d’ensemble
de la pièce, il ne peut le faire qu’après que l’Électeur a déchiré l’arrêt de
mort, à son insu ; en d’autres termes, quand le Prince adresse son éloquente
apostrophe à l’immortalité (Unsterblichkeit), la loi a déjà cessé de faire
planer la mort au-dessus de lui comme si elle était la seule couronne qu’il
porterait jamais. Mais il y a plus important encore : en avouant qu’il souhaite
mourir, le Prince, loin de réintégrer la sphère de ceux qui obéissent à la loi,
va à l’encontre de l’une de ses principales manifestations, à savoir la guerre.
Fondamentalement, les batailles que livrent les personnages dans la pièce

■■ 37. « Ich will den Tod, der mir erkannt, erdulden! »


■■ 38. « Es ist mein unbeugsamer Wille! / Ich will das heilige Gesetz des Kriegs, / Das ich verletzt’, im Angesicht
des Heers, / Durch einen freien Tod verherrlichen! »
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sont moins des combats de vie ou de mort que des campagnes visant à
empêcher ce que le Prince appelle « le voyage de la vie » (die Reise des
Lebens) de devenir une célébration permanente des choses telles qu’elles
sont, auquel cas le moi serait esclave d’un monde de nécessité. Ce que
viennent confirmer leurs campagnes, c’est qu’aucun exploit individuel ne
peut jamais devenir un point de référence fixe pour évaluer la spontanéité
d’un acte donné. Les formules de deux mots qui, à la fin de la pièce, appellent
à reprendre les armes et à remporter une nouvelle victoire (« Zur Schlacht!
Zum Sieg! » – « À la bataille ! À la victoire ! ») ne sont pas ­l’expression de
désirs subjectifs : ce sont des injonctions éthiques qui visent à redessiner,
encore et encore, la frontière entre une praxis possible et une praxis impos-
sible, entre la virtualité du rêve qu’a fait le Prince
dans le jardin et la réalité de ses cabrioles sur le
champ de bataille. Dans la pièce, le sujet qui se
Dans la pièce,
conforme à la loi mène une « guerre de la loi » – pour
on n’est jamais
la loi, à propos de la loi, au nom de la loi ; mais les
vraiment libre
personnages ont beau appeler à faire la guerre, on
de choisir la mort
n’a jamais la certitude que c’est vraiment le respect
de la loi qui dicte leurs paroles. La guerre n’apparaît
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ainsi jamais comme un phénomène autoréflexif
qui permettrait au sujet respectueux de la loi, eu égard à son potentiel de
performativité linguistique, de comprendre ce qu’il est, ce qu’il sera ou
bien – c’est le cas du Prince – ce qu’il aura été. Ici, la guerre n’est pas un
affrontement entre des forces de conflit et la loi qui les déchaîne, pas plus
que la conséquence indirecte d’idéologies monarchistes, nationalistes ou
impérialistes : elle est un effort pour établir un langage qui soit sujet aux
seules lois de sa propre conception 39.
Reste, bien sûr, la plaisanterie (le Scherz) de l’Électeur. La véritable
plaisanterie à laquelle aboutit la première scène de la pièce repose sur le
fait que les personnages voient dans leur rituel comique la seule manière
d’interagir avec le Prince avant de le réexpédier sur le champ de bataille, où
il devra montrer que sa conduite est redevenue conforme à la loi : ils doivent
  De la transgression des lois du langage

s’employer à défaire son impossible lien à sa propre postérité, lui rappeler


son rêve de renommée en mettant en scène sa mise à mort. C’est bien à ce
jeu qu’ils se prêtent dans la dernière scène : ils commencent par lui bander
les yeux, mais au lieu de l’exécuter ils posent sur sa tête la couronne qu’il
avait tressée dans la première scène. Cette parodie de la plaisanterie initiale,
qui vise manifestement à mettre un terme aux répercussions entraînées par
la pièce dans la pièce de l’acte I, ne produit pourtant pas l’effet désiré : de
même qu’un rêve ne peut se nier lui-même, on ne peut effacer cette plai-
santerie en en faisant l’objet d’une autre plaisanterie. Lorsque, enfin, il est
couronné, le Prince tombe en défaillance ; pris entre la loi du rêve et celle
de la guerre, entre le jardin d’Éden et le champ de bataille, il est réveillé

■■ 39. Pour un examen étendu de la relation de Kleist à l’idéologie, au monarchisme et au militarisme prussiens,
voir W. Kittler, Die Geburt des Partisanen aus dem Geist der Poesie, Heinrich von Kleist und die Strategie
der Befreiungskriege, Fribourg, Rombach, 1987.
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DOSSIER KANT ET KLEIST

par l’hommage retentissant que lui rendent les autres personnages (« Gloire
au Prince ! Vive le Prince 40 ! ») ; mais loin de se réveiller dans une vie de
renommée et de gloire qui aurait plus de substance, il parvient seulement
à poser une question : « Est-ce un rêve 41 ? », question à laquelle la seule
réponse possible est la version de gleichviel que formule Kottwitz : « Un
rêve, quoi d’autre 42 ? » (HV 1852-1856 ; GF 208-209)
Cette conscience héroïque égarée est la manifestation de quelque chose
qui n’est ni une plaisanterie ni un rêve, ni la vie ni la mort, et qui pourtant
vient contrarier tout effort par lequel le Prince, en se ressaisissant et en
agissant de manière conforme à la loi, pourrait établir entre ces choses des
distinctions claires. Ce quelque chose au nom de quoi la tentative de faire
un mot de deux et deux mots d’un tourne court, au nom de quoi le langage
ne permet plus d’établir avec la postérité un lien qu’exprimeraient des mots
comme zwei ou gleich, ce quelque chose qui ne prend jamais la forme du
rêve originel qui rappellerait le jardin d’Éden ou de la plaisanterie origi-
nelle qui rappellerait la scène primordiale dans laquelle Adam nomme les
créatures, c’est ce que, dans la pièce, on appelle l’histoire. Surgie d’un rêve
interrompu où le sujet crée sa propre identité et célèbre sa propre gloire, dans
un jardin où personne encore n’a de nom, l’histoire est transgression d’une
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loi, la loi du langage. Le Prince ne pourra jamais obéir à la loi, il ne pourra
jamais, comme l’Électeur l’exige, « être obéissance à la loi » (dem Gesetz
gehorsam), parce qu’il lui est impossible de respecter l’exigence kantienne
d’un langage qui pourrait se constituer comme véritablement autonome ; il
ne pourra jamais être le langage de la loi (der Sprache gehorsam).
Le Prince de Hombourg nous invite à imaginer un discours dramatique
où le Prince pourrait à la fois parler librement et se savoir libre, discours
adressé à une postérité future qui pourrait donner à la différence entre le
destin et la fortune un nom de plusieurs mots – ou à tout le moins, un nom
autre que gleichviel. En termes kantiens, ce serait là l’acte autonome par
excellence, la création spontanée d’un langage qui transcende les guerres et
les plaisanteries, un langage en vertu duquel il pourrait y avoir une forme
d’agir qui soit à la fois « catégorique » et « impérative ». Mais en dernière
analyse, cette possibilité de discourir librement que l’œuvre esquisse ne
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 139 / 4e trimestre 2014

parvient pas à concilier les injonctions morales qui sous-tendent les actions
du Prince et les jugements que lui-même ou d’autres portent sur ses actes,
considérés tantôt comme des événements importants, tantôt comme des
parodies d’événements importants réalisées au milieu d’un rêve. En suggé-
rant que la raison ne prouve sa souveraineté que lorsqu’elle transgresse son
propre langage, la pièce interroge la capacité du sujet éthique à concevoir
ses propres actions comme une praxis rationnelle, parce qu’elle démontre
qu’aucun discours performatif ne peut s’établir comme la loi de sa propre

■■ 40. « Heil! Heil! Heil! »


■■ 41. « Ist es ein Traum? »
■■ 42. « Ein Traum, was sonst? » [N.D.T. : dans l’édition française GF, André Robert traduit cette phrase par
« Un rêve, et quoi encore ? », ce qui ne correspond pas à l’interprétation qu’en fait l’auteur du présent article.
Il a donc été jugé préférable de lui substituer la traduction proposée par Antonia Fonyi dans l’introduction
au même ouvrage (p. 31).]
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performativité. Caractérisée par son incapacité fondamentale à être le vecteur
privilégié de l’universalisation morale qu’exige l’éthique kantienne, la langue
de Kleist témoigne de la distance irréductible qui sépare connaissance de
soi et autodétermination.

Traduction de Guillaume Forain


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  De la transgression des lois du langage

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