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C
CAHIERS PHILOSOPHIQUES n° 139 / 4e trimestre 2014
■■ 3. « […] von denen die Welt vielleicht bisher noch gar kein Beispiel gegeben hat. » (E. Kant, op. cit., p. 408)
■■ 4. « Wenn alle Menschen statt der Augen grüne Gläser hätten, so würden sie urteilen müssen, die Gegenstände
[…] sind grün » (H. von Kleist, Sämtliche Werke und Briefe, vol. II, éd. Helmut Sembdner, Munich, Hanser
Verlag, 1984, p. 634). Pour les extraits de la pièce, nous renvoyons aux numéros des vers ; pour les autres
citations, nous renvoyons au volume et à la page correspondants.
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DOSSIER KANT ET KLEIST
■■ 5. « […] halb wachend halb schlafend. » [N.D.T. : la double indication après chaque citation de la pièce
renvoie aux numéros des vers dans l’édition allemande (HV) – sauf pour la présente didascalie – et à la page
correspondante dans l’édition française (GF) : Le Prince de Hombourg, trad. A. Robert, introd. A. Fonyi,
Paris, GF Flammarion, 1990.]
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Pour comprendre cette tragi-comédie (ou tragédie comique), il faut
déterminer précisément la nature des enjeux qui se nouent au début de la
pièce, lorsque, dans le jardin, on découvre le Prince en proie au somnam-
bulisme, en train de tresser une couronne : « Hohenzollern : En plein
somnambulisme, vois, sur ce banc où le clair de lune l’a attiré tout endormi,
– tu t’étais toujours refusé à le croire, – et occupé à se tresser en rêve,
comme s’il était à lui-même sa propre postérité, la splendide couronne de
la gloire 6. » (HV 22-26 ; GF 45)
Il est très difficile de savoir à quel lieu et à quel moment Hohenzollern
fait allusion dans sa description du rêveur. Préoccupé de lui-même, le
Prince, nous dit-on, imite et devance sa propre prospérité en fabriquant
une couronne de laurier, emblème de sa renommée future. En interprétant
la confection de cette couronne comme un acte anticipé d’affirmation de
soi, Hohenzollern situe le Prince quelque part entre
un avenir qu’il imagine plein d’exploits glorieux en
puissance (le Prince en réalisera peut-être dès le
Le ton du Prince
lendemain, sur le champ de bataille), une Nachwelt
de Hombourg
(postérité) future – alors il ne sera plus de ce monde,
est réputé pour
mais d’autres se rappelleront sans doute de lui en
son ambiguïté
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■■ 6. « Als ein Nachtwandeler, schau, auf jener Bank, / Wohin, im Schlaf, wie du nie glauben wolltest, / Der
Mondschein ihn gelockt, beschäftiget, / Sich träumend, seiner eignen Nachwelt gleich, / Den prächtigen
Kranz des Ruhmes einzuwinden. »
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DOSSIER KANT ET KLEIST
la sphère intime, le Prince ne rêve pas qu’il se donne une nouvelle identité,
mais qu’il reste passif ; parallèlement, son activité visible dans la sphère
publique – la confection de la couronne – est quelque chose dont il n’a
aucune expérience, ni éveillé ni dans son rêve.
Lorsqu’on lui retire des mains la couronne qu’il tressait, le Prince est
pris au piège, non pas entre la réalité et l’hallucination ou entre la veille
et le sommeil, mais entre un rêve où il est récompensé pour des exploits
qu’il ne pourra jamais réaliser et un acte créateur – la confection de la
couronne – dont il ne saura jamais qu’il est l’auteur. Comme cet acte n’est ni
l’anticipation d’une renommée future ni le résultat d’une intention qui l’aurait
précédé et produit, le Prince ne peut en aucun cas trouver une explication
à l’état psychique étrange dans lequel il se trouve au début de la pièce. En
interrompant sa simulation d’autodétermination, les autres personnages
anéantissent la production d’un moi capable de se construire comme entité
sans aide extérieure, au moment même où ce moi
semble aspirer au statut d’entité historique en se
consacrant à sa future praxis. Voilà pourquoi la pièce
porte sur un prince condamné à ne jamais vraiment
La renommée
pouvoir agir de manière conséquente, c’est-à-dire,
n’est pas quelque
chose qu’on
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initialement présidé.
La question est de savoir si cela contribue à éclairer la nature du moi
(qu’il soit agissant ou non) ou bien le contexte de l’action (considérée non
pas en tant que prédicat d’un sujet, mais en tant qu’événement objectif).
Dans la mesure où ces exemples suggèrent que ce n’est pas parce qu’on
interrogera les raisons d’une action qu’on en comprendra mieux le sens,
toute tentative pour expliquer les relations entre un personnage donné et une
action donnée se voit interrompue 9. L’idée qu’il est judicieux de définir un
« actant » par ses actes, postulat fondamental de toute la théorie dramatique
depuis Aristote, se trouve soudain remise en cause. Mais dès lors qu’elle
interroge le statut même de l’action en tant que paradigme dramatique
■■ 9. La pensée kantienne est hantée par la possibilité que tout jugement confirme inévitablement l’impossibilité
de comprendre la relation entre l’acte de connaissance et la connaissance de la connaissance. C’est pour cette
raison que Kant parle souvent de la faculté de juger comme d’une faculté qui ne procure aucune connaissance.
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DOSSIER KANT ET KLEIST
n’excuse en rien celui par la faute de qui je la dois au hasard : il me reste plus
de batailles encore à livrer et je veux qu’il soit obéissance à la loi 19. » (HV
731-734 ; GF 112) Plus tard, lors d’une discussion avec Kottwitz, lequel a
fait valoir qu’après tout ils n’ont pas perdu la bataille, l’Électeur formule les
choses de manière plus expressive encore : « Je ne veux pas d’une victoire
engendrée par le hasard comme un bâtard ; je veux maintenir en honneur la
loi, mère de ma couronne, qui m’a donné toute une lignée de victoires 20 ! »
(HV 1566-1569 ; GF 188)
Ce qui est engendré par la loi doit être distingué de ce qui naît de façon
entièrement fortuite (« une victoire engendrée par le hasard »). Il faut faire
en sorte que la loi reste droite (aufrecht gehalten) ; ce qu’elle produit ne
doit jamais chanceler, encore moins s’effondrer. Pour l’Électeur, qui repré-
sente la loi, il incombe à cette dernière de démontrer qu’il existe une
différence entre le cas (Fall) où une victoire est due au hasard (Zufall) et
le cas où une victoire est remportée en accord avec la loi : der Beweis des
Unterschieds fällt dem Gesetz zu – « C’est à la loi de démontrer la diffé-
rence. » Mais dès lors qu’on considère le Zufall relativement à la loi, dès
lors qu’il devient un cas légal, même s’il s’agit d’un Fall radicalement
contraire à la loi, alors l’inverse de la loi, le Zufall, devient loi à part entière.
Die Gesetzlichkeit des Gesetzes fällt dem Zufall zu – « La légitimité de la
loi dépend du hasard, maintenant (anti-)loi de la loi. »
Peu importe que la loi soit arbitraire (willkürlich), point sur lequel
l’Électeur insistera encore et encore ; peu importe que la lettre de la loi ne
permette pas d’en atteindre l’esprit, ou qu’il soit difficile d’en comprendre
les objectifs. En opposant à la loi le Zufall, l’Électeur transforme la loi
de la victoire en loi des incidents (Zufälle oder Vorfälle), des conflits qui
doivent advenir (vorfallen) pour que la loi puisse s’imposer comme telle.
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■■ 21. « […] das Gesetz, das höchste, oberste, / Das Gesetz, das wirken soll, in deiner Feldherrn Brust, / Das
ist der Buchstab deines Willens nicht; / Das ist das Vaterland, das ist die Krone / Das bist du selber, dessen
Haupt sie trägt. »
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qui s’offre à l’Électeur d’annuler ou non la sentence de mort. Kottwitz ne
comprend pas ce qu’est la loi, et ce qu’il propose n’est rien d’autre qu’une
« artificieuse théorie de la liberté 22 » (HV 1619 ; GF 190), comme l’en accuse
l’Électeur, parce qu’il résume la loi à une règle ou à un ensemble de règles.
L’Électeur ne le sait que trop : lorsqu’on est vraiment respectueux de
la loi, on ne peut jamais faire une exception pour un Fall particulier avant
de voir comment on peut en assumer les conséquences. Comme il y aura
toujours d’autres batailles à mener, d’autres Zu- ou Vor-Fälle qu’il sera
difficile d’affronter sans enfreindre la loi, on peut être sûr qu’il faudra
constamment procéder à une nouvelle modulation au nom de la loi, sûr
qu’on échouera constamment à énoncer la loi de la loi sans faillir. Dans
l’acte I, il avait suffi d’appeler le Prince par son nom pour qu’il s’affaisse et
reprenne conscience ; mais maintenant, il n’y a aucun moyen de s’assurer
qu’une logique de cause et d’effet, quelle qu’elle soit, pourra fonctionner de
la même manière. Dès lors, qu’est-ce qui garantit qu’on puisse jamais passer
d’une expression ouverte de la légitimité de la loi, foncièrement imparfaite,
à une décision précise et à la portée limitée ? Dans un geste qui semble
contrevenir aux dispositions du Kriegsrecht (« la loi martiale »), l’Électeur
donne au Prince une chance de décider lui-même s’il a été traité de façon
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■■ 23. « Meint er [der Prinz], dem Vaterlande gelt es gleich, / Ob Willkür drin, ob drin die Satzung herrsche? »
■■ 24. « Zu solchem Elend, glaubt ich, sänke keiner, / Den die Geschicht als ihren Helden preist. »
■■ 25. « Der könnte, unter Blitz und Donnerschlag, / Das ganze Reich der Mark versinken sehn, / Daß er nicht
fragen würde: Was geschieht? »
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à mort, n’avait perdu la tête à ce point 26. Ni prospective ni progressive,
l’histoire du personnage n’est pas une affirmation de possibilités : entré
dans un état de détresse et de désespoir absolus, le Prince rend impossible
toute projection vers l’avenir. Incompréhensible tant sur un plan universel
que sur un plan individuel, il est en deçà et au-delà de toute anticipation de
l’avenir. À ce point de clivage radical entre éthique et histoire, le langage
dramatique de Kleist nous montre avec précision combien peut faire souffrir
un langage qui n’offre aucun espoir.
L’état de détresse du Prince exige de la loi une attention toute particu-
lière, dans la mesure où il est difficile de déterminer si son cas (Fall) est
sans intérêt (gleichgültig) aux yeux de la loi ou si, au contraire, le Prince
n’est que trop semblable à la loi dans son indifférence à ce qui s’est déjà
passé et à ce qui ne s’est pas encore produit, situé comme il l’est hors de
tout récit chronologique qui pourrait le projeter dans le passé ou dans
l’avenir. Si la loi n’est pas en mesure de prendre en compte un Fall où
gleichviel égale Gleichgültigkeit (« indifférence »), alors le Prince devient
l’agent dramatique d’une poétique négative où la représentation littéraire
aussi bien que la représentation politique sont impossibles. En outre, le
Prince reste bel et bien un héros, et c’est en décrivant l’état lamentable dans
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■■ 26. Au cours de sa discussion avec l’Électeur, Nathalie déclare à ce dernier qu’il ne peut pas décapiter le
Prince après l’avoir couronné. Cet argument semble déplacé puisque l’Électeur est encore bien loin d’avoir
couronné le Prince. Le motif de la tête (ou de l’absence de tête) et de sa vocation à être couronnée ponctue
l’ensemble de la pièce.
■■ 27. « Wenn er den Spruch für ungerecht kann halten / Kassier ich die Artikel: er ist frei! »
■■ 28. « Es ist nicht möglich! Es ist ein Traum! »
■■ 29. « Träum ich? Wach ich? Leb ich? Bin ich bei Sinnen? »
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DOSSIER KANT ET KLEIST
seul mot se sont révélées bien peu fiables ; mais zwei est aussi régulièrement
associé au sentiment de doute (Zweifel ) qu’éprouvent plusieurs personnages
par rapport à l’avenir, ainsi qu’à l’ambiguïté (Zweideutigkeit) de la plai-
santerie de l’Électeur, dont il a déjà été question. La pièce met en scène
deux personnages prénommés Friedrich, le héros éponyme, et l’Électeur,
ainsi qu’un assaut militaire qui a commencé, pour reprendre les mots du
■■ 30. « Meint Ihr, ein Unrecht sei Euch widerfahren / So bitt ich, sagt’s mir mit zwei Worten – / Und gleich
den Degen schick ich Euch zurück. »
■■ 31. « Er sagt, wenn ich der Meinung wäre –? »
■■ 32. « […] die Fassung eines Prinzen. »
■■ 33. « [Es] ist der Vorwand, / Die äußre Form nur, deren es bedarf: / Sobald er die zwei Wort in Händen
hat, / Flugs ist der ganze Streit vorbei! »
■■ 34. « […] halt den Prise in Händen. »
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Prince, « deux secondes trop tôt ». On ne saurait donner trop d’importance
au chiffre deux 35.
Le Prince, en tout cas, continue à répéter qu’il n’arrive pas à comprendre
(fassen) la lettre de l’Électeur avant de finir par s’exclamer : « Voyez un peu !
[…] Il s’en remet à moi de la décision 36 ! » (HV 1340-1344 ; GF 167) Dès
qu’il a reformulé l’offre de l’Électeur en proposition précise, qui l’appelle à
prendre une décision, il n’y a plus de doute dans son esprit : certain qu’il
ne pourra pas dire qu’on l’a traité de façon injuste, il n’a plus de mal à se
ressaisir ni à écrire une réponse ; ce fassen (« se ressaisir/écrire ») n’est
pas un problème difficile à résoudre, semble-t-il, dès lors qu’on en fait un
problème d’Entscheidung (« décision »). Et, de fait, une fois que le Prince
a identifié cet appel à prendre une décision, la vision qu’il a de sa mort
imminente se trouve grandement modifiée : dans la scène avec Nathalie
et l’Électrice où il se montrait terrifié par la mort, il s’employait si bien à
imaginer son propre avenir et son épitaphe, qu’il en oubliait que l’histoire
de l’avenir est, par définition, mouvementée. Maintenant, il est parfaitement
indifférent à ce qui pourrait lui « advenir », et sa réponse, dans l’esprit sinon
dans la lettre, c’est : « Gleichviel ».
Si le Prince semait déjà la confusion chez les autres personnages lorsqu’il
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■■ 35. On peut noter en particulier que l’expression « einen Augenblick » (« un instant »), qui apparaît peut-être
quinze fois dans l’acte I, est remplacée à l’acte III par « zwei Augenblicke », expression inhabituelle, utilisée
par le Prince lorsqu’il fait référence à sa décision de lancer l’attaque sans attendre les ordres.
■■ 36. « Sieh da! […] Mich selber ruft er zur Entscheidung auf! »
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DOSSIER KANT ET KLEIST
considéré comme une pure formalité – ainsi que Nathalie cherche, sans
succès, à l’en persuader. Devant la loi, il ne se trouve jamais deux mots à
portée de main (comme c’est le cas pour une plaisanterie). Le Prince refuse
qu’on transforme la loi en processus dialogique ; il refuse de considérer
l’Aufruf zur Entscheidung comme une question qui prévoit deux réponses :
« Oui » (j’ai été traité de façon injuste) et « Non » (je ne l’ai pas été) – ce
qui ne veut pas dire qu’en refusant la clémence de l’Électeur il se contente
de l’obliger à s’en tenir à la lettre de la loi : si lui-même veut vraiment agir
dans le respect de la loi, déclarer qu’il assume la responsabilité de ses erreurs
ne suffit pas. Dire que devant la loi « deux mots suffisent », c’est affirmer
que la seule réponse acceptable, c’est oui et non, ou ni oui ni non – quant
à savoir si, dans ce cas, la réponse doit tenir en un mot ou en deux, cela
est moins évident.
On y voit plus clair quelques scènes plus loin, lorsqu’au cours de leur
unique rencontre située en dehors du jardin l’Électeur demande à nouveau
au jeune homme de l’aider – cette fois-ci parce qu’une pétition de l’armée
réclame la libération du prisonnier. Le Prince lui répond avec hardiesse :
« Je veux accepter la mort à quoi je suis condamné 37 [!] » (HV 1745 ; GF
198), et poursuit en s’exclamant : « C’est mon inébranlable volonté ! Je veux,
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Certes, dans l’une de ses tirades les plus mémorables, le Prince interpelle
l’immortalité comme si elle lui appartenait ; mais dans la logique d’ensemble
de la pièce, il ne peut le faire qu’après que l’Électeur a déchiré l’arrêt de
mort, à son insu ; en d’autres termes, quand le Prince adresse son éloquente
apostrophe à l’immortalité (Unsterblichkeit), la loi a déjà cessé de faire
planer la mort au-dessus de lui comme si elle était la seule couronne qu’il
porterait jamais. Mais il y a plus important encore : en avouant qu’il souhaite
mourir, le Prince, loin de réintégrer la sphère de ceux qui obéissent à la loi,
va à l’encontre de l’une de ses principales manifestations, à savoir la guerre.
Fondamentalement, les batailles que livrent les personnages dans la pièce
■■ 39. Pour un examen étendu de la relation de Kleist à l’idéologie, au monarchisme et au militarisme prussiens,
voir W. Kittler, Die Geburt des Partisanen aus dem Geist der Poesie, Heinrich von Kleist und die Strategie
der Befreiungskriege, Fribourg, Rombach, 1987.
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DOSSIER KANT ET KLEIST
par l’hommage retentissant que lui rendent les autres personnages (« Gloire
au Prince ! Vive le Prince 40 ! ») ; mais loin de se réveiller dans une vie de
renommée et de gloire qui aurait plus de substance, il parvient seulement
à poser une question : « Est-ce un rêve 41 ? », question à laquelle la seule
réponse possible est la version de gleichviel que formule Kottwitz : « Un
rêve, quoi d’autre 42 ? » (HV 1852-1856 ; GF 208-209)
Cette conscience héroïque égarée est la manifestation de quelque chose
qui n’est ni une plaisanterie ni un rêve, ni la vie ni la mort, et qui pourtant
vient contrarier tout effort par lequel le Prince, en se ressaisissant et en
agissant de manière conforme à la loi, pourrait établir entre ces choses des
distinctions claires. Ce quelque chose au nom de quoi la tentative de faire
un mot de deux et deux mots d’un tourne court, au nom de quoi le langage
ne permet plus d’établir avec la postérité un lien qu’exprimeraient des mots
comme zwei ou gleich, ce quelque chose qui ne prend jamais la forme du
rêve originel qui rappellerait le jardin d’Éden ou de la plaisanterie origi-
nelle qui rappellerait la scène primordiale dans laquelle Adam nomme les
créatures, c’est ce que, dans la pièce, on appelle l’histoire. Surgie d’un rêve
interrompu où le sujet crée sa propre identité et célèbre sa propre gloire, dans
un jardin où personne encore n’a de nom, l’histoire est transgression d’une
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parvient pas à concilier les injonctions morales qui sous-tendent les actions
du Prince et les jugements que lui-même ou d’autres portent sur ses actes,
considérés tantôt comme des événements importants, tantôt comme des
parodies d’événements importants réalisées au milieu d’un rêve. En suggé-
rant que la raison ne prouve sa souveraineté que lorsqu’elle transgresse son
propre langage, la pièce interroge la capacité du sujet éthique à concevoir
ses propres actions comme une praxis rationnelle, parce qu’elle démontre
qu’aucun discours performatif ne peut s’établir comme la loi de sa propre
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