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KLEIST ET LA « DESTINATION DE L'HOMME »

Nouvelle interprétation de la Kantkrise

Laura Anna Macor, traduction de Jean-François Lavigne

Réseau Canopé | « Cahiers philosophiques »

2014/4 n° 139 | pages 7 à 20


ISSN 0241-2799
Article disponible en ligne à l'adresse :
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DOSSIER
Kant et Kleist

KLEIST ET LA « DESTINATION
DE L’HOMME »
Nouvelle interprétation
de la Kantkrise
Laura Anna Macor 1

La Kantkrise (« crise kantienne ») est un des aspects les plus


étudiés de la pensée de Heinrich von Kleist, aussi bien par les
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historiens de la philosophie que par les germanistes. Au cours
de presque un siècle de recherches sur ce thème 2, les interprètes
ont identifié différemment l’œuvre de Kant – ou l’auteur, autre
que Kant 3 – qui aurait déclenché cette crise 4. Pour la première
fois, le présent article cherche à identifier le motif déterminant
de la crise dans un concept et permet de réviser l’idée même
d’une « crise », entendue comme un événement ponctuel et isolé,
pour lui restituer son sens d’événement intérieur, appartenant
à un itinéraire intellectuel déjà engagé. Il s’agit d’un concept
central pour la réflexion théologique et philosophique de la
seconde moitié du xviiie siècle, qui se trouve aussi en plusieurs
textes littéraires : la « destination de l’homme » (Bestimmung
des Menschen).
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 139 / 4e trimestre 2014

■■ 1. Laura Anna Macor est docteur en philosophie à l’université de Padoue (département de philosophie,
sociologie, pédagogie et psychologie appliquée).
■■ 2. La désignation de la catégorie historiographique Kantkrise remonte à 1923 et, plus particulièrement, à
la dissertation de N. Thomé, Kantkrisis oder Kleistkrisis, Bonn, Phil. Diss., 1923. On trouvera une liste très
complète et bien commentée des études sur ce thème dans l’ouvrage de K. Fink, Die sogenannte „Kantkrise“
Heinrich von Kleists: Ein altes Problem aus neuer Sicht , Wurtzbourg, Königshausen et Neumann, 2012.
■■ 3. Cf. E. Cassirer, Heinrich von Kleist und die Kantische Philosophie [1919], dans Gesammelte Werke:
Hamburger Ausgabe, IX, éd. B. Recki, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchsgesellschaft, 2001, p. 389-435
(Fichte) ; U. Gall, Philosophie bei Heinrich von Kleist: Untersuchungen zu Herkunft und Bestimmung des
philosophischen Gehalts seiner Schriften, Bonn, Bouvier, (1977) 1985 (2e éd. revue et augmentée), p. 108-135
(Reinhold) ; M. Mandelartz, „Von der Tugendlehre zur Lasterschule: Die sogenannte Kantkrise und Fichtes
Wissenschaftslehre“, Kleist-Jahrbuch, 2006, p. 120-136 : 121 (Fichte).
■■ 4. Parmi les études les plus récentes : T.-K. Pusse, Sturz und Fall, dans Kleist-Handbuch: Leben – Werk –
Wirkung, éd. I. Breuer, Stuttgart, Metzler, 2009, p. 367-369 : 368 (Kritik der Urteilskraft) ; G. Blamberger,
Heinrich von Kleist: Biographie, Francfort, Fischer, 2011, p. 75 (Kritik der reinen Vernunft).
7
DOSSIER KANT ET KLEIST

D ans ce qui suit, l’attention se concentrera sur une brève


histoire orientée de ce concept, puis sur les études actuel-
lement disponibles touchant le rôle de ce concept dans la pensée et dans
l’œuvre de Kleist ; pour s’arrêter enfin sur les écrits de Kleist, et sur les
motifs qui justifient la thèse que nous avançons – à savoir que ce qu’on
appelle « crise kantienne » serait en réalité, avant tout et par-dessus tout,
une crise de la « destination de l’homme ».

Le concept de « destination de l’homme »


Le concept de « destination de l’homme » est caractéristique de la philo-
sophie allemande de la seconde moitié du xviiie siècle, dont il marque une
des préoccupations théoriques fondamentales. Employé dans un contexte
théologique, philosophique, littéraire et anthropologique, il signifie en effet
l’interrogation sur le sens de l’existence humaine, sur son Wozu (« à quoi
bon ? ») et sur son Wohin (« vers quoi 5 ? »). Définie tour à tour « idée
de base (Basisidee) des Lumières allemandes 6 » ou bien « terme direc-
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teur » (Leitwort) et « idée de transition (Übergangsidee) qui accompagne
l’Aufklärung dans son évolution vers le nouveau modèle conceptuel de
l’idéalisme allemand 7 », l’expression doit sa diffusion au théologien luthé-
rien Johann Joachim Spalding, qui, en 1748, publie la première édition d’un
écrit promis à une immense fortune : Betrachtung über die Bestimmung
des Menschen (publié à partir de 1763 sous le titre abrégé Die Bestimmung
des Menschen). Le texte représente un vrai et authentique best-seller ; dès
sa publication, il connut onze éditions autorisées, retravaillées et considé-
rablement amplifiées par l’auteur (1748 i, 1748 ii (2e édition), 1749 iii, 1752 iv,
1754 v, 1759 vi, 1763 vii, 1764 viii, 1768 ix, 1774 x, enfin 1794 xi), et donna lieu à
plus de trente réimpressions clandestines, reproductions internes dans des
anthologies ou dans les œuvres d’autres auteurs, et traductions 8.
Ce texte met en scène le monologue d’un moi fictif qui s’interroge sur le
sens de sa propre existence, sur les règles à suivre dans sa propre conduite,
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 139 / 4e trimestre 2014

et qui décide de trouver la réponse à ces questions par l’introspection. Le

■■ 5. Le terme allemand Bestimmung est intrinsèquement polysémique et peut signifier, entre autres choses,
« détermination », « décision », « destination », « fin ultime », « objectif » ; ce n’est pas un hasard s’il
a été inséré dans le Vocabulaire européen des philosophies : dictionnaire des intraduisibles, dirigé par
B. Cassin, Paris, Éditions du Seuil/Le Robert, 2004, p. 1117 sq. (P. David, Schicksal/Verhängnis/Bestimmung).
J.-L. Vieillard-Baron propose des réflexions préliminaires intéressantes sur la restitution de ce terme en fran-
çais dans J.-G. Fichte, Conférences sur la destination du savant (1794), éd. J.-L. Vieillard-Baron, préface de
A. Philonenko, Paris, Vrin, 1969, p. 94-96. Depuis 1750, de toute façon, s’est imposée comme traduction de
ce concept l’expression française « destination de l’homme », à laquelle ont recours indistinctement tous les
traducteurs de Spalding ; cf. L. A. Macor, Die Bestimmung des Menschen (1748-1800): Eine Begriffsgeschichte,
Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 2013, p. 373-375.
■■ 6. N. Hinske, « Le idee portanti dell’illuminismo tedesco: Tentativo di una tipologia », Annali della Scuola
Normale Superiore di Pisa: Classe di Lettere e Filosofia, IIIe série, 15, 1985, 3, p. 997-1034 : 1030.
■■ 7. G. D’Alessandro, „Die Wiederkehr eines Leitworts: Die Bestimmung des Menschen als theologische,
anthropologische und geschichtsphilosophische Frage der deutschen Spätaufklärung”, dans Die Bestimmung
des Menschen, dir. N. Hinske, Hambourg, Meiner, 1999, p. 21-48 : 21.
■■ 8. Pour ces données, relatives à l’histoire éditoriale de l’écrit de Spalding, voir aussi L. A. Macor, op. cit.,
p. 100-109.
8
parcours intérieur s’articule en phases successives qui, à partir de la septième
édition, seront subdivisées en paragraphes : Sinnlichkeit (« Sensibilité »),
Vergnügen des Geistes (« Plaisirs de l’esprit »), Tugend (« Vertu »), Religion
(« Religion »), Unsterblichkeit (« Immortalité »).
Ce moi fictif prend pour point de départ le constat qu’il existe de
nombreuses formes possibles de conduite, et qu’une décision à ce propos
ne peut se prendre que moyennant une interrogation intérieure sérieuse :
« Je vois que je peux passer le temps bref que j’ai à vivre dans le monde en
suivant des règles très différentes, dont par conséquent la valeur et les
résultats ne peuvent en aucun cas être les mêmes. […] Certaines expériences
m’ont enseigné que, déjà dans les choses de peu d’importance, la doulou-
reuse sensation du remords pour les actions accomplies échappe à mon
contrôle. Je serais encore plus à blâmer par conséquent si je ne réfléchissais
de la manière la plus sérieuse sur ce dont dépendent ma valeur effective et
l’entière disposition de ma vie. Il vaut donc la peine de savoir pourquoi
j’existe, et ce que je dois être selon la raison 9. »
Pour satisfaire ce besoin existentiel, le moi part de sa propre inclination
au plaisir sensible et, une fois qu’il en a éprouvé la volatilité, se consacre à
goûter les plaisirs intellectuels, pour se rendre compte ensuite de sa propre
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inclination spontanée vers le bonheur d’autrui,
et en venir à supposer dans l’homme l’existence
d’« un concept naturel de ce qui est convenable et
Le moi fictif
honteux, de ce qui est beau et laid, du juste et de
s’interroge
l’injuste 10 ». Dans la suite du texte, la contemplation
ici sur le sens
de l’ordre qui règle le créé porte le moi à admettre
de sa propre
l’existence de Dieu ; et celle-ci, à son tour, jointe
existence
au constat de la perfectibilité indéfinie des dispo-
sitions humaines, le conduit finalement à admettre
l’immortalité de l’âme.
La destination de l’homme consiste alors dans le perfectionnement continu
de ses facultés, aussi bien dans la vie terrestre que dans la vie supraterrestre :
« Je sens en moi des aptitudes susceptibles de croître à l’infini, et capables
de se manifester tout aussi bien indépendamment de tout lien avec le corps.
  Kleist et la « destination de l’homme »

Ma faculté de reconnaître et aimer le vrai et le bien, après que j’ai appris,


par l’exercice, à m’élever aussi rapidement vers une perfection toujours plus
haute, pourrait-elle donc disparaître ? Ce serait, me semble-t-il, une chose
totalement inutile, dans l’œuvre d’une sagesse infinie 11. »
La poursuite du perfectionnement de soi dans l’au-delà devient par
conséquent le but véritable, le véritable objectif à atteindre, étant donné
que l’homme est fait « pour une autre vie », et que le « temps présent est
seulement le commencement de mon existence ; c’est la première enfance, au

■■ 9. J. J. Spalding, Die Bestimmung des Menschen, éd. A. Beutel, D. Kirschkowski et D. Prause, avec la colla-
boration de V. Look et O. Söntgerath, Tübingen, Mohr Siebeck, 2006, p. 1 (1748 i).
■■ 10. Ibid., p. 8.
■■ 11. Ibid., p. 20 sqq.
9
DOSSIER KANT ET KLEIST

cours de laquelle je suis éduqué à l’éternité, ce sont des jours de préparation


qui doivent me rendre prêt pour une condition nouvelle et plus noble 12 ».
Évidemment Bestimmung (« destination ») indique aussi bien le Wozu
(« à quoi bon ? »), c’est-à-dire le sens, que le Wohin (« vers quoi ? »), c’est-
à-dire la direction dans l’existence humaine, en une proximité qui confine
à la coïncidence. Pour Spalding le Wozu n’existe pas sans le Wohin, et
l’existence humaine trouve donc son sens dans l’approche du but, de l’objectif
ultime représenté par la vie éternelle en communion avec Dieu. Les règles
à suivre dans la conduite personnelle sur la terre (le Wie) deviennent alors
« des expressions normatives » de ce « sens directionnel ».
Au cours de la seconde moitié du xviiie siècle, les thèses de Spalding se
trouvent durement critiquées par le versant le plus rigide de l’orthodoxie
luthérienne, scandalisé par l’autonomie que Spalding
accorde à la liberté humaine vis-à-vis de la grâce ;
mais elles sont aussi accueillies avec enthousiasme
L’homme
par les protagonistes de la scène littéraire, culturelle
est un messager
et philosophique du temps 13. Johann Georg Sulzer,
qui porte à
Christoph Martin Wieland et Moses Mendelssohn,
destination une
pour ne citer qu’eux, s’approprient sans réserve le
lettre scellée
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lexique et les idées de l’œuvre de Spalding, tandis
que Thomas Abbt, Emmanuel Kant, Friedrich
Schiller et Johann Gottlieb Fichte soumettent son
concept à une torsion radicale, rendue nécessaire en raison de la renon-
ciation commune, quoique non uniforme d’un point de vue théorique, à la
dimension de l’éternité comme référence spéculative crédible pour fonder
la destination de l’homme.
En 1764, Abbt abandonne l’immortalité de l’âme, à cause de son indé-
cidabilité due aux limites de nos connaissances terrestres, mais ne se laisse
pas aller pour autant à une totale désorientation : l’homme, en effet, « devant
qui sont offusquées de nuages la porte de son entrée en cette vie, et la porte
de sa sortie de cette vie, […] a tout de même une lumière suffisante pour
l’éclairer sur le chemin qu’il doit parcourir 14 ». En 1788, Kant proclame la
« proportion sagement convenable établie entre les facultés de connaître de
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 139 / 4e trimestre 2014

l’homme et sa destination pratique [praktische Bestimmung] », du moment


que l’homme, en tant qu’être rationnel, est destiné à l’autonomie, et que
celui-ci, « sa nature restant ce qu’elle est à présent », ne peut s’acquitter
de ce devoir que grâce aux limites de la raison spéculative 15. Si, en effet,
l’homme devait connaître avec certitude sa destinée après la mort, ce seraient
« la crainte » et « l’espérance », mais jamais le « devoir », qui seraient les
véritables motifs de sa conduite 16. En 1789, Schiller affirme, avant même
sa lecture de Kant, que « ce qui [le] précède et ce qui [le] suivra ne sont

■■ 12. Ibid., p. 22.


■■ 13. À ce sujet, je renvoie à L. A. Macor, op. cit., p. 111-159.
■■ 14. T. Abbt, Zweifel über die Bestimmung des Menschen, dans Vermischte Werke, III: Welcher einen Theil
seiner freundschaftlichen Correspondenz enthält , Berlin/Stettin, Nicolai, 1771, p. 196.
■■ 15. E. Kant, Kritik der praktischen Vernunft , dans Gesammelte Schriften, édition de l’Académie royale des
sciences de Prusse, Berlin/Leipzig, Reimer/de Gruyter, 1910 ii sqq., V, p. 146 sqq.
■■ 16. Ibid., p. 147.
10
pour [lui] que des voiles obscurs et impénétrables qui tombent sur les deux
limites extrêmes de l’existence humaine » ; et déclare vouloir se résigner « à
ne pas regarder derrière ce voile 17 ». Le supposé « but [Zweck] » de l’exis-
tence humaine « n’a plus aucun intérêt », l’homme est « un messager qui
porte à destination [Bestimmung] une lettre scellée ». Et celui-ci n’a « rien
d’autre à y gagner que sa récompense de messager » ; non que la « moralité »
cesse pour autant d’être fondamentale, bien au contraire : elle est à plus
forte raison « tout ce qui [lui] appartient », et elle est donc « encore plus
sacrée 18 ». En 1800, Fichte, qui reprend dans son titre et pour son genre
littéraire l’œuvre de Spalding, reconnaît ne pas comprendre « [sa] destination
totale et complète », parce que « ce [qu’il doit] devenir et ce [qu’il serait]
outrepasse les forces de [sa] pensée », et qu’« une part de cette destination
[lui] reste à [lui]-même cachée », tandis qu’elle est « visible à un seul, au
père des esprits, à qui elle est confiée 19 ». Une part cependant est confiée
à l’homme ; elle consiste à savoir « à tout instant de [sa] vie […] ce qu’en
celle-ci [il doit] faire 20 » parce qu’« il y a une seule chose [qu’il] puisse
savoir : ce [qu’il doit] faire ; et cela, [il] le [sait] toujours infailliblement 21 ».
Évidemment, il s’agit de variations sur une « destination de l’homme »
privée de la connaissance du point d’arrivée, mais non pas du point d’arrivée
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lui-même. Une destination qui demeure solide dans son exigence éthique,
en dépit de la perte d’une visée post-mortem. Une destination qui n’est
pas détruite par la perte de repères qu’entraîne la résignation spéculative.
Comme on le verra, c’est précisément sur cette tension entre le renonce-
ment à la connaissance de l’éternité et le maintien de la destination terrestre
que se joue la crise philosophique vécue par Kleist.

Kleist et la « destination
de l’homme » : status quaestionis
Le concept de « destination de l’homme » est présent dans la recherche
sur Kleist de manière assez constante, bien qu’avec des intentions et des
degrés d’approfondissement variables, jusqu’à 1919, date à laquelle Ernst
Cassirer publia son ouvrage séminal Heinrich von Kleist und die Kantische
Philosophie (Heinrich von Kleist et la Philosophie kantienne). Dans cet
  Kleist et la « destination de l’homme »

ouvrage, Cassirer avançait l’idée que la crise attestée par les lettres de
mars 1801 avait été suscitée par la lecture de la Bestimmung des Menschen
de Fichte, parue seulement une année auparavant. Par cette hypothèse,
Cassirer ouvrait la voie, bien avant la formation véritable de la catégorie
historiographique de la Kantkrise, à l’une de ses versions alternatives les

■■ 17. F. Schiller, Der Geisterseher, Philosophisches Gespräch, dans Werke: Nationalausgabe. Im Auftrag des
Goethe- und Schiller-Archivs, des Schiller-Nationalmuseums und der Deutschen Akademie, éd. J. Petersen,
L. Blumenthal, B. v. Wiese, S. Seidel et N. Oellers, Weimar, Böhlaus Nachfolger, 1943 sqq., XVI, p. 166 sqq.
■■ 18. Ibid., p. 167.
■■ 19. J. G. Fichte, Die Bestimmung des Menschen, dans Gesamtausgabe der Bayerischen Akademie der
Wissenschaften, éd. R. Lauth, H. Jacob et H. Gliwitzky, Stuttgart-Bad Cannstatt, Fromman-Holzboog, 1964
sqq., I/6, p. 301.
■■ 20. Id.
■■ 21. Ibid., p. 303.
11
DOSSIER KANT ET KLEIST

plus accréditées jusqu’à nos jours, à savoir l’idée d’une Fichte-Krise, d’une
« crise fichtéenne » de Kleist 22.
Selon Cassirer, Kleist fut ébranlé dans les convictions eudémonistes
de la fin de la période de l’Aufklärung, qui jusqu’à cette époque l’avaient
guidé, par les deux premiers livres de l’œuvre de Fichte, respectivement
intitulés Doute (Zweifel) et Savoir (Wissen). Dans le premier, le moi fictif,
qui selon le modèle hérité de Spalding conduit la réflexion, se rend compte
de la loi de la nécessité qui régit le créé, et à laquelle par conséquent lui
aussi, même sans en être conscient, répond nécessairement. Dans le second,
la vision déterministe ainsi acquise se trouve relativisée, en vertu de la
conception typiquement post-kantienne selon laquelle tout savoir n’est que
le « produit de notre faculté représentative » et ne peut en conséquence
offrir rien d’autre qu’un vide « système de pures
images sans aucune réalité, signification, ni but 23 ».
Cassirer dépeint Kleist comme le lecteur idéal de
Kleist aurait
ces phrases, le lecteur portraituré dans les pages
été dépendant
d’introduction par Fichte lui-même ; c’est-à-dire
de Fichte
celui qui ne se limite pas à lire passivement, « de
manière purement historique », mais s’identifie
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entièrement au protagoniste du texte, « discourant
véritablement avec lui-même, réfléchissant beaucoup, tirant des conclu-
sions, prenant des décisions 24 ». En somme, Kleist aurait vécu en première
personne les hypothèses, les doutes et les désillusions du moi, à tel point
qu’il serait devenu entièrement insensible aux consolations du livre III de
l’œuvre, intitulé Foi (Glaube).
Dans le sillage de Cassirer, au cours des décennies suivantes, d’autres
spécialistes ont contribué à garder son actualité, au sein de la recherche, à
la thèse selon laquelle Kleist aurait été dépendant de Fichte, tout en élar-
gissant le spectre des références possibles à la troisième partie également
de la Bestimmung des Menschen 25, ainsi qu’à d’autres œuvres de Fichte,
telles que les diverses versions de la Wissenschaftslehre, et le Sonnenklarer
Bericht 26 ; ou en parlant finalement de manière générale d’une « réception
de la philosophie kantienne à travers Fichte 27 », ou de « crise fichtéenne 28 »,
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 139 / 4e trimestre 2014

ou encore de « crise kantiano-fichtéenne 29 ».

■■ 22. Voir notes 1 et 2.


■■ 23. J. G. Fichte, op. cit., p. 252.
■■ 24. Ibid., p. 189 sqq.
■■ 25. Cf. M. Mandelartz, art. cit.
■■ 26. Cf. Ibid. ; D. F. S. Scott, “Heinrich von Kleist’s Kant Crisis”, The Modern Language Review, 42, 1952,
p. 474-484.
■■ 27. W. Jordan et S. Feuchert, „Philosophische Implikate im Werk Heinrich von Kleists oder: Der sichere Weg,
das Glück zu verfehlen“, Beiträge zur Kleist-Forschung, vol. 11, 1997, p. 16-43 : 38.
■■ 28. W. Thorwart, Heinrich von Kleists Kritik der gesellschaftlichen Ordnungsprinzipien: Zu H. v. Kleists
Leben und Werk unter besonderer Berücksichtigung der theologisch-rationalistischen Jugendschriften,
Wurtzbourg, Königshausen et Neumann, 2004, p. 10 (cf. aussi p. 174 sqq.).
■■ 29. H. E. Brand, Kleist und Dostojevskij: Extreme Formen der Wirklichkeit als Ausdrucksmittel religiöser
Anschauungen, Bonn, Bouvier, 1970, p. 4, 25. On trouvera d’autres indications bibliographiques dans
l’ouvrage de K. Fink, op. cit., p. 55-57.
12
Telle est donc la voie royale par laquelle, à travers Fichte, le concept de
« destination de l’homme » est entré dans la sphère de la Kleist-Forschung.
Une voie secondaire a été celle qui passe par Spalding.
Les références à Spalding dans la littérature secondaire concernent
exclusivement la production de jeunesse de Kleist, antérieure à la « crise
kantienne », et marquée par la reprise des thèses de l’Aufklärung finis-
sante sur l’homme, Dieu et le cosmos. Spalding et, plus précisément, la
(Betrachtung über) Die Bestimmung des Menschen appartiendrait au
canon des auteurs et des écrits connus et appréciés du jeune Kleist. C’est
là une thèse qui serait confirmée quasiment mot pour mot par des corres-
pondances textuelles, et qui rendrait plausible l’idée d’une transmission
par l’intermédiaire des deux maîtres de Kleist : Christian Ernst Martini
et Samuel Heinrich Catel 30. Une sorte de « variante » de cette deuxième
voie d’accès est la thèse selon laquelle Christoph Martin Wieland, lecteur,
admirateur et correspondant de Spalding, serait un tel médiateur 31. La
troisième et dernière voie empruntée par les spécialistes est l’attention
prêtée au concept de « destination de l’homme » en tant que tel, comme
expression clé pour la réflexion de Kleist. Même si ce terme est à bon droit
identifié comme un terme technique prévalant dans la première phase de la
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production de Kleist, la phase que l’on nomme « prépoétique 32 », l’attention
portée à l’expression et à sa signification, a permis dans certains cas de
dépasser la coupure que représentent la crise et la conversion artistique
qui en a résulté, en y trouvant une sorte de trait d’union dans l’œuvre et
la pensée de l’auteur 33. Dans la plus grande partie des cas, cependant, le
concept a été compris de manière plutôt générique, et a été en substance
réduit à la question téléologique, à laquelle évidemment il se rapporte, mais
sans s’identifier à elle 34. Curieusement, ceux qui soutiennent l’idée d’une
dépendance de Kleist vis-à-vis de Fichte ne semblent pas s’être interrogés
sur la dette de ce dernier à l’égard de la tradition, et sur l’origine, le sens
et les transformations de ce concept lui-même.

■■ 30. Cf. B. Luther, Heinrich v. Kleist – Kant und Wieland, Wieland-Museum, Biberach-Riß, 1933, p. 33 ;
B. Luther, „Die Abfassungszeit von Kleists ‚Aufsatz den sichern Weg des Glücks zu finden‘“, Jahrbuch der
  Kleist et la « destination de l’homme »

Kleist-Gesellschaft , 1938, p. 53-61 : 61 ; H. J. Kreutzer, Die dichterische Entwicklung Heinrichs von Kleist:
Untersuchungen zu seinen Briefen und zu Chronologie und Aufbau seiner Werke, Berlin, Schmidt, 1968,
p. 57, 64 ; H. v. Kleist, Sämtliche Werke und Briefe, 2 vol., éd. H. Sembdner, Darmstadt, Wissenschaftliche
Buchgesellschaft, 1983 vii, II, p. 922 sq. ; J. Endres, Das depotenzierte Subjekt: Zu Geschichte und Funktion des
Komischen bei Heinrich von Kleist , Wurtzbourg, Königshausen et Neumann, 1996, p. 86, note ; W. Thorwart,
op. cit., p. 27, 56 ; A. Bennholdt-Thomsen, „Kleists Standort zwischen Aufklärung und Romantik: Ein Beitrag
zur Quellenforschung“, Kleist: Ein moderner Aufklärer?, dir. M. Haller-Nevermann et D. Rehwinkel, Göttingen,
Wallstein, 2005, p. 13-40 : 25 ; M.-G. Dehrmann, „Die problematische Bestimmung des Menschen: Kleists
Auseinandersetzung mit einer Denkfigur der Aufklärung im Aufsatz, den sichern Weg des Glücks zu finden, im
Michael Kohlhaas und der Herrmannschlacht“, dans Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft
und Geistesgeschichte, 81, 2007, 2, p. 193-227 : 199-206, 210 sq., 223 ; D. Deißner, Moral und Motivation
im Werk Heinrich von Kleists, Tübingen, Niemeyer, 2009, p. 28 sq., 73 sq.
■■ 31. Cf. M.-G. Dehrmann, op. cit., p. 206-209, 213. Sur Wieland et Spalding, je renvoie à L. A. Macor, op.
cit., p. 146-152.
■■ 32. Cf. G. Fricke, Gefühl und Schicksal bei Heinrich von Kleist: Studien über den inneren Vorgang im Leben
und Schaffen des Dichters, Berlin, Jünker et Dünnhaupt, 1929, p. 18, 20-22 ; W. Müller-Seidel, Versehen und
Erkennen: Eine Studie über Heinrich von Kleist , Cologne/Graz, Böhlau, 1961, p. 162 sqq. ; H. J. Kreutzer,
op. cit., p. 53-58.
■■ 33. Cf. M.-G. Dehrmann, op. cit.
■■ 34. Cf. K. Fink, op. cit., p. 51 sq., 222-260.
13
DOSSIER KANT ET KLEIST

Par ailleurs, il faut préciser que, de ces trois directions de recherche


(celle qui relie Kleist à Fichte, celle qui le lie à Spalding, et celle qui se
rattache au concept de « destination de l’homme »), une seule (la première)
a joué jusqu’ici un rôle programmatique dans le traitement théorique de
cette Kantkrise, tandis que les deux autres n’ont représenté que des phéno-
mènes secondaires, souvent marginaux, limités à de brefs paragraphes, et
plus fréquemment à de simples notes de bas de page. Y fait exception un
essai, daté de 2007, qui, aidé aussi par le bouleversement qu’a provoqué
dans les études kleistiennes la publication en 2006 de l’édition critique de
la (Betrachtung über) Die Bestimmung des Menschen de Spalding, insère
la question à l’intérieur d’un panorama plus vaste touchant le contexte du
temps, et s’efforce de fournir ainsi des éléments pour l’interprétation de
la « crise kantienne ». Mais le fait que, dans cet article, la « destination de
l’homme » soit réduite, en substance, à la fondation anthropologique de la
morale sur la base du moral sense de source anglo-écossaise coupe un peu
les ailes à une idée qui est en elle-même révolutionnaire 35.
Dans ce qui suit, on cherchera à soutenir la thèse que ladite Kantkrise
fut d’abord et avant tout une crise du concept de « destination de l’homme »,
c’est-à-dire de ce concept complexe dans lequel le sens et la direction de la
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vie humaine se tiennent, et sont en même temps à l’origine de la morale.
Au sens strict donc, le présent article vise à enrichir la troisième direction
de recherche, même si par la force des choses il ne laisse pas non plus
intactes les deux premières.

La « destination de l’homme » chez Kleist et sa crise


Le concept de « destination de l’homme » est un des concepts fondamen-
taux de la pensée du jeune Kleist. Même si le terme Bestimmung dans sa
signification finale n’apparaît pour la première fois – dans l’état actuel des
recherches – qu’en 1799, il est légitime de supposer que Kleist en connaissait
bien l’histoire philosophique et théologique bien auparavant, probablement
par l’intermédiaire de Wieland, de certains philosophes populaires, ou de
Spalding lui-même (de 1788 à 1792 Kleist et Spalding vécurent l’un et
l’autre à Berlin 36). Chez Kleist aussi, comme déjà chez Spalding, le Wozu
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 139 / 4e trimestre 2014

(« à quoi bon ? ») et le Wohin (« vers quoi ? »)s’impliquent mutuellement


jusqu’à presque s’identifier, et engendrent le Wie.
En mai 1799, Kleist écrit à sa sœur à propos de l’urgence, pour tout
homme, de se construire un plan de vie (Lebensplan) qui aide à s’orienter
dans son itinéraire terrestre. De même qu’« un voyageur » doit connaître
« le but [Ziel] de son voyage et le chemin [Weg] pour parvenir à son but »,
et doit par conséquent se préparer un « itinéraire de voyage [Reiseplan] »,
de même aussi l’homme a besoin d’un « plan de vie [Lebensplan] » pour
éviter d’être à la merci du « hasard [Zufall 37] ». Un peu plus loin dans le

■■ 35. Cf. M.-G. Dehrmann, op. cit.


■■ 36. Voir notes 29 et 30.
■■ 37. H. v. Kleist, Sämtliche Werke und Briefe (in vier Bänden), éd. I.-M. Barth, K. Müller-Salger, S. Ormanns
et H. C. Seeba, Francfort, Deutscher Klassiker Verlag, 1987-1997, IV, p. 40.
14
texte, la notion de Lebensplan se trouve rattachée à celle de feste Bestimmung 38 :
« la connaissance de notre Bestimmung » est une garantie de bonheur 39,
mais sa détermination n’est, ni ne peut être, arbitraire. La sœur de Kleist,
par exemple, qu’il suspecte d’avoir pris la décision de ne pas se marier,
trahirait, en faisant ainsi, sa « plus haute Bestimmung 40 », son « devoir le
plus sacré, et la plus sublime dignité à laquelle une femme puisse s’élever 41 ».
La destination (Bestimmung) de la femme demeure un thème d’intérêt
très présent à l’esprit de Kleist, qui y revient encore l’année suivante, cette
fois dans un échange épistolaire avec Wilhelmine von Zenge. Le 15 septembre
1800, Kleist commence, dans le rôle de pédagogue
qu’il assume habituellement vis-à-vis de sa fiancée,
à approfondir l’étude de l’Aufklärung des Weibes
La Kantkrise fut
(Sur la clarification de la condition féminine), en
avant tout une
fournissant une sorte de résumé de l’essai portant
crise du concept
ce titre 42, et envoyé à celle-ci le 18 du même mois,
de « destination
avec la recommandation de réfléchir sur « notre
de l’homme »
destination [Bestimmung] […] pour pouvoir un
jour à l’avenir la réaliser pleinement » ; parce que
« c’est seulement à cela que nous voulons consacrer
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toute notre activité », et que « c’est précisément dans le seul but de réaliser
cette destination [Bestimmung] que nous voulons développer toutes nos
aptitudes 43 ».
Cet essai relie systématiquement les concepts de Aufklärung et de
Bestimmung : « De quelque façon que l’on conçoive l’authentique Aufklärung
de la condition de la femme, elle consiste en fin de compte seulement […]
à réussir à réfléchir de façon rationnelle sur la destination [Bestimmung]
de sa vie terrestre », parce que « même pour les hommes » il est « inutile
et souvent dommageable » d’examiner l’autre question, c’est-à-dire « la
destination [Bestimmung] de notre existence éternelle 44 ». Au reste, telle
est la motivation adoptée par Kleist pour renoncer à ce qui devait sembler
à son interlocutrice l’aspect décisif du problème, il n’est pas possible que
« nous, êtres limités », nous réussissions à analyser et comprendre « le plan
que la nature a projeté pour l’éternité », de sorte qu’« une divinité juste ne
  Kleist et la « destination de l’homme »

peut pas même l’attendre de nous 45 ». « La destination [Bestimmung] de


notre existence terrestre », en revanche, celle-là nous pouvons la découvrir
« par-delà tout doute, et la divinité peut à juste titre nous demander de
l’accomplir 46 ». « Qu’il y ait un Dieu, qu’il y ait une vie éternelle, une récom-
pense de la vertu, une punition pour le péché », de tout cela « nous pouvons

■■ 38. Id.
■■ 39. Ibid., p. 41.
■■ 40. Ibid., p. 42..
■■ 41. Ibid., p. 43.
■■ 42. En cette version condensée de l’essai le substantif Bestimmung apparaît à quatre reprises, cf. ibid., p. 124.
■■ 43. Ibid., p. 125.
■■ 44. Ibid., p. 127.
■■ 45. Id.
■■ 46. Id.
15
DOSSIER KANT ET KLEIST

nous passer 47 ». Le propos devient alors de se concentrer e­ xclusivement


« sur cette vie terrestre » et de ne pas s’occuper de sa propre « destination
[Bestimmung] après la mort, de peur de négliger pour cela la destination
[Bestimmung] pour cette vie présente 48 ». De cette façon l’homme s’insère
« dans le grand et éternel plan de la nature », parce qu’« au moins il corres-
pond entièrement à la place où celle-ci l’a mis sur la terre ». La résignation
métaphysique ainsi mise en acte a aussi un effet bienfaisant sur Kleist, qui
affirme se sentir « plus tranquille et plus sûr, quand il éloigne totalement
de lui la pensée de l’obscure destination [Bestimmung] à venir, et s’en tient
uniquement à la destination [Bestimmung] certaine et distincte pour cette
vie terrestre 49 ».
Les consonances avec les réflexions de Abbt, Schiller, Kant et Fichte
sont indiscutables. Il n’est pas possible cependant, pour le moment, d’établir
avec certitude s’il s’agit de reprises conscientes ou de coïncidences – mais
il est certain que l’affinité avec le jeune Schiller et la présence du nom de
Kant au commencement de l’essai permettent de balancer en faveur de
cette première option 50.
L’essai Über die Aufklärung des Weibes (Sur la clarification de la condi-
tion féminine) se conclut par une définition quasiment « d’anthologie » de la
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destination de l’homme, pour revenir ensuite au cas particulier d’humanité
que représente la femme.
« On appelle destination [Bestimmung] de notre vie terrestre son but
[Zweck], ou bien l’intention [Absicht] en vertu de laquelle Dieu nous
a placés sur cette terre. Y réfléchir de manière rationnelle signifie non
seulement connaître de façon distincte cet objectif, mais encore trouver
toujours dans toutes les situations de notre vie les moyens les plus appropriés
pour l’atteindre. Telle serait, disais-je, la véritable et entière clarification
[Aufklärung] de la condition de la femme, et l’unique philosophie qui lui
convienne. Ta destination [Bestimmung], ma chère amie, ou en général
la destination [Bestimmung] de la femme, est donc indubitable et sans
équivoque ; en effet, que pourrait-elle être d’autre, que de devenir mère, et
d’éduquer à cette Terre des hommes vertueux ? Et vous avez la chance que
votre destination [Bestimmung] soit aussi simple et limitée 51 ! »
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 139 / 4e trimestre 2014

■■ 47. Ibid., p. 128 sq.


■■ 48. Ibid., p. 129.
■■ 49. Ibid., p. 129 sq. Dans le message qui accompagne cet essai, Kleist indique qu’il doit des stimulations
décisives à son ami Ludwig von Brockes, « continuellement en rupture avec la nature, parce que, comme
il l’affirme, ne réussissant pas à découvrir sa Bestimmung éternelle, il ne fait rien pour celle qu’il a sur la
terre » (ibid., p. 125).
■■ 50. Cf. ibid., p. 124. L’affinité avec le jeune Schiller est impressionnante, non seulement dans ce texte, mais
aussi dans l’essai précédent, intitulé Aufsatz, den sichern Weg des Glücks zu finden, und ungestört, auch
unter den grössten Drangsalen des Lebens, ihn zu geniessen!, où Kleist semble reprendre l’argumentation
des Philosophische Briefe (Lettres philosophiques). Sur ce point cf. aussi J. Endres, op. cit., p. 83 sqq.
■■ 51. H. v. Kleist, op. cit., IV, p. 130. La « parcellisation » de la Bestimmung des Menschen en tant que telle en
diverses Bestimmungen correspondant à différentes catégories d’hommes, déterminées en fonction du sexe,
de l’âge, de la profession, est un trait caractéristique de la phase tardive de la réception de ce concept, où
se rencontrent des livres et des essais courts consacrés à la Bestimmung des Jünglings, des Mädchens, des
Mannes, des Bürgers, des Gelehrten, des Kanzelredners, etc. ; à ce sujet, cf. F. Jannidis, „Die Bestimmung
des Menschen: Kultursemiotische Beschreibung einer sprachlichen Formel“, Aufklärung: Interdisziplinäres
Jahrbuch zur Erforschung des 18. Jahrhunderts und seiner Wirkungsgeschichte, vol. 14, 2002, p. 88-94 ;
L. A. Macor, op. cit., p. 343-349.
16
Moins d’un mois plus tard, Kleist se remet à parler à sa fiancée de la
destination de la femme, qui est « née pour être mère 52 », et l’invite à ne
pas partager le triste destin de tant d’autres « créatures malheureuses de
son sexe », qui, désormais sans espérance, « pleurent dans d’amères heures
de solitude leur destination [Bestimmung] et leur bonheur manqués 53 ».
Le 13 novembre 1800, Kleist parle encore de l’amertume qui s’emparerait
de lui, si, une fois engagé sur le chemin d’un emploi (Amt) si prestigieux
soit-il, il devait s’apercevoir qu’il a « manqué sa destination [Bestimmung]
dans une mesure aussi irréversible 54 », et à la fin du mois il affirme que,
par rapport à l’homme, l’animal a une « destination [Bestimmung] insigni-
fiante », qu’il atteint de toute façon « avant » que l’homme n’ait atteint « la
sienne, infiniment difficile et multiforme 55 ».
Évidemment, entre 1799 et 1800, le substantif
Bestimmung, et le concept qui lui est lié, Bestimmung
des Menschen, joue un rôle central dans la réflexion
L’homme s’insère de Kleist, qui en fait un usage très strict dans une
dans le grand perspective philosophique et existentielle. Le concept
et éternel plan même de Lebensplan, considéré par beaucoup
de la nature comme l’indicateur de la phase prépoétique de
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Kleist, est intimement lié à la destination, d’autant
plus que les deux expressions s’imposent dans la
même période 56 et ont été récemment reconduites à la même source, qui
– ce n’est pas un hasard – est précisément Spalding 57.
La crise dont témoignent les lettres à Wilhelmine du 22 mars 1801, et
à sa sœur Ulrike du 23 mars 1801, atteste l’entrée dans une phase nouvelle,
ultérieure à la résignation métaphysique que proclamait Kleist dans l’essai
Über die Aufklärung des Weibes : « Voici quelque temps, j’ai abordé l’étude
de ce qu’on appelle la nouvelle philosophie kantienne […]. Si tous les
hommes avaient, au lieu des yeux, des lentilles vertes, ils seraient contraints
à penser que les objets vus à travers elles sont verts – et ils ne pourraient
jamais décider si leur œil leur montre les choses telles qu’elles sont, ou s’il
y ajoute quelque chose qui n’appartient pas aux objets, mais à lui-même.
Ainsi en est-il de l’entendement [Verstand]. Nous, nous ne pouvons établir
  Kleist et la « destination de l’homme »

si ce que nous appelons la vérité est vraiment la vérité, ou si elle nous semble
seulement telle. Dans le second cas, après la mort elle n’est plus, et tout

■■ 52. H. v. Kleist, op. cit., IV, p. 141. Pour Wieland comme source directe de ce passage, cf. ibid., p. 677.
■■ 53. Ibid., p. 142.
■■ 54. Ibid., p. 152.
■■ 55. Ibid., p. 173 sq.
■■ 56. Sur ce point, voir la contribution encore valable de H. J. Kreutzer, op. cit., p. 49-53 ; et, sur l’interdépen-
dance des deux concepts, en particulier la p. 53.
■■ 57. M.-G. Dehrmann (op. cit., p. 209) renvoie en fait à la onzième et dernière édition (de 1794) de la
Bestimmung des Menschen de Spalding, où celui-ci parle du « plan entier de notre vie [den ganzen Plan
unsers Lebens] » (J. J. Spalding, op. cit., p. 32).
17
DOSSIER KANT ET KLEIST

effort pour acquérir une propriété [Eigenthum] qui nous suive encore dans
la tombe est vaine 58. »
Or, sans préjuger de la source à laquelle Kleist doit cette comparaison 59,
l’attention doit être attirée sur le choix du problème : ici en effet est mise en
doute la possibilité de connaître le monde terrestre, c’est-à-dire exactement
ce domaine de réalisation que, après avoir renoncé au supraterrestre, Kleist
avait revendiqué comme l’unique domaine qui relève vraiment de la compé-
tence humaine. Si, en 1800, la Bestimmung post-mortem est au-delà des
facultés limitées de l’homme, et si l’orientation dans le monde reste l’unique
alternative, en 1801 cette ultime possibilité semble elle aussi perdre toute
garantie de crédibilité, et avec cela la destination
[Bestimmung] terrestre sur laquelle Kleist avait
tellement appuyé. En somme, si dans l’essai Über
die Aufklärung des Weibes l’homme est en mesure
Le concept même
de découvrir sa destination terrestre parce qu’il est
de Lebensplan
en possession d’instruments de connaissance fiables,
est intimement lié
à présent les notions acquises ici sur la terre sont
à la destination
exposées au risque d’être simple illusion, et par suite
ne sont pas valables pour l’au-delà. « Ici-bas, il n’est
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pas possible de trouver aucune vérité », et cela entraîne l’effondrement de
« l’unique, […] suprême visée [Ziel] », à savoir le perfectionnement continu
de soi 60, parce que « ici-bas nous ne savons rien, absolument rien, […] ce
que nous ici nous appelons vérité, après la mort s’appelle d’une manière
totalement différente, et […] en conséquence l’effort pour gagner quelque
propriété [Eigenthum] qui nous suive aussi dans la tombe est totalement
vain et stérile 61 ».
Tandis qu’en septembre 1800 la destination [Bestimmung] de la vie
terrestre, avec sa signification spéculative complexe, morale et existentielle,
s’avère accessible « par-delà tout doute 62 », en mars 1801 elle a perdu toute
base sûre. Et « l’un et l’autre objectifs » auxquels Kleist s’est jusqu’à ce
moment voué, « vérité [Wahrheit] et culture [Bildung] », ont perdu leur
fondement, étant donné que eux aussi entrent dans le système d’idées et de
valeurs construit ici-bas 63. En somme, le problème n’est pas le caractère
  CAHIERS PHILOSOPHIQUES   n° 139 / 4e trimestre 2014

inconnaissable de l’au-delà, mais de l’en deçà, et avec celui-ci le caractère


inconnaissable de la « destination de l’homme » elle-même.

■■ 58. H. v. Kleist, op. cit., IV, p. 205. Au sujet de cette dernière phrase, M.-G. Dehrmann (op. cit., p. 205,
note) renvoie encore une fois à Spalding, et en particulier à un passage présent dans son écrit à partir de
la septième édition (de 1763) et jusqu’à la dixième édition (de 1774) : « Je considère le vaste royaume de
la vérité comme ma propriété [mein Eigenthum] ; c’est seulement par l’effort de la réflexion que je pense
prendre possession [Besitz nehmen] de ses diverses régions […], et cette possession [Besitz] me rend plus
heureux que ne peuvent le devenir des rois qui viendraient juste de conquérir des mondes. C’est donc une
merveilleuse plénitude de l’esprit celle que comporte la connaissance, et il est clair qu’il est dans la structure
originelle de ma nature d’y tendre et d’en tirer plaisir » (J. J. Spalding, op. cit., p. 71).
■■ 59. Pour un panorama des hypothèses les plus crédibles, cf. K. Fink, op. cit., p. 59-65.
■■ 60. H. v. Kleist, op. cit., IV, p. 205 (les italiques sont de l’auteur).
■■ 61. Ibid., p. 207 sq. (les italiques sont de l’auteur). Pour ce qui est de la consonance avec Spalding, voir la note 57.
■■ 62. Voir la note 45.
■■ 63 H. v. Kleist, op. cit., IV, p. 204.
18
La conséquence en est une reformulation radicale de la destination de
l’homme. Dans l’intervalle de quelques mois, Kleist se convainc en fait que ce
sont « le père de famille » et « le paysan » qui réalisent de la manière la plus
correcte leur « destination [Bestimmung] selon le vouloir de la nature 64 »,
et parallèlement il ressasse son inquiétude devant l’« impossibilité d’attacher
une visée [Ziel] à ses efforts », et, en cas de choix précipité et erroné, son
inquiétude « de manquer sa destination [Bestimmung], et ainsi de gâcher
toute une vie » ; un critère semble toutefois avoir déjà été identifié : « Est
erronée toute espèce de visée [Ziel] qui n’est pas donnée à l’homme par la
pure nature 65. » Ce n’est pas sans raison que dans la même période le terme
Bestimmung est employé aussi par référence à l’Elbe, qui « libre et tranquille
s’écoule vers la mer, conformément à sa destination [Bestimmung 66] ».
Les occurrences successives de ce terme et de ce concept, à l’exception
d’une lettre adressée à Wilhelmine, dans laquelle il est encore question de
la « destination de sa vie [Bestimmung ihres Lebens] » comme femme 67,
perpétuent ce modèle de la destination naturelle explicitement considéré
comme une sorte de solution d’urgence devant le caractère inconnaissable
de la Bestimmung véritable et propre, comme, au reste, du monde entier :
« Si l’on réfléchit au fait que nous avons besoin d’une vie pour apprendre
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comment nous devrions vivre, que même dans la mort nous ne devinons pas
encore quelles sont les intentions du ciel à notre sujet, si personne ne connaît
le but [Zweck] de son existence et sa propre destination [Bestimmung], si
la raison humaine n’est pas suffisante pour comprendre l’âme, la vie, et les
choses qui l’entourent », il ne reste plus que – et « cela est suffisant » – « à
faire ce que le ciel clairement, indubitablement, requiert de nous », c’est-à-
dire « vivre, tant que notre poitrine se soulève, jouir de ce qui fleurit autour
de nous, de temps à autre faire quelque chose de bon parce que cela aussi
est un plaisir, travailler de manière à pouvoir jouir et agir, donner la vie à
d’autres afin qu’eux aussi fassent de même et que l’espèce se maintienne
– et puis mourir – le ciel a révélé un secret à celui qui fait cela, et rien de
plus » ; Kleist lui-même affirme ne rien désirer d’autre que « la liberté, une
maison qui m’appartienne, une femme 68 ».
À l’automne 1801, Kleist revient encore une fois sur l’importance qu’il
  Kleist et la « destination de l’homme »

y a à « réaliser sa propre destination [Bestimmung] entièrement selon le


vouloir de la nature 69 », et il reprend le substantif, mais cette fois empreint
d’une nouvelle signification, un peu plus d’un an et demi après, alors que
c’est désormais la poésie qui est sa « grande Bestimmung 70 ».

On peut résumer ainsi l’aboutissement des considérations exposées : la


Kantkrise s’insère dans un plus ample processus de réélaboration du concept de
« destination de l’homme », qui trouve sa première ­attestation ­documentée en

■■ 64. Ibid., p. 227 sq. (21 mai 1801).


■■ 65. Ibid., p. 229 (3 juin 1801).
■■ 66. Ibid., p. 238 (18 juillet 1801).
■■ 67. Ibid., p. 244 (21 juillet 1801).
■■ 68. Ibid., p. 261 sq. (15 août 1801 ; les italiques sont de l’auteur).
■■ 69. Ibid., p. 274 (10 octobre 1801).
■■ 70. Ibid., p. 316 (3 juillet 1803).
19
DOSSIER KANT ET KLEIST

1799, même s’il est très probable qu’il a surgi auparavant. Cette réélaboration
traverse un moment de bouleversement en septembre 1800, lorsque s’opère
une réduction drastique de cette destination à la seule dimension terrestre, et
trouve son point de non-retour en mars 1801, lorsque disparaît la possibilité
de déchiffrer le sens de cette même dimension terrestre. Épistémologique,
morale et existentielle, la Kantkrise est, d’abord et avant tout, la crise d’un
concept complexe, le concept de « destination de l’homme ».

Traduction de Jean-François Lavigne


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