MISE EN CONTINUITÉ

Claude Landman

ERES | « La revue lacanienne »

2015/1 N° 16 | pages 27 à 30
ISSN 1967-2055
ISBN 9782749247786
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-la-revue-lacanienne-2015-1-page-27.htm
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Mise en continuité

Claude Landman
Psychanalyste

Devant cette petite fille qui vient de naître
– nous sommes à la fin des années 1940 –,
vomissant systématiquement le contenu du
biberon que sa mère lui donne, au point
que très rapidement l’entourage se met à
craindre pour sa vie, crainte d’autant plus
justifiée que, née à terme, elle ne pesait
qu’un kilo cinq cent grammes, trois
réponses différentes furent apportées.
La première, celle du médecin, prit la forme
d’un verdict en référence au réel du corps:
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tinction des trois registres du Symbolique,
du Réel et de l’Imaginaire, c’est-à-dire un
nœud de trèfle.
Un élément semble confirmer que fut là
mis en place un tel nœud de trèfle qui
constitue pour Lacan la structure de tout
sujet. La patiente a écrit en effet un poème
rapportant la rencontre qui eut lieu,
quelques jours après l’épisode de la guéris-
seuse, entre sa mère et celle qui distribue
les lettres porteuses de nouvelles, l’em-

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Elle n’a pas d’estomac ! ployée des Postes, celle qu’elle appelle la
La deuxième, celle du père, se situa dans factrice:
le registre de l’imaginaire, incriminant
l’objet, le produit : Mais c’est ma fille !
il faut essayer le lait de vache ! Grâce à l’éblouissante
La troisième réponse fut symbolique, Factrice
déterminante à mon avis dans la constitu- Qui lors d’une journée pénétrante
tion subjective de celle qui est aujourd’hui Avance
ma patiente. La mère, extrêmement Dans le moelleux palais
inquiète, demanda un avis à sa voisine, De ma mère
Madame Mangeat, cela ne s’invente pas, Et avec un petit sourire
qui lui conseilla d’aller voir une guéris- Cosmique
seuse. Ce qu’elle fit, emmenant sa fille Elle demande
avec elle. Après que la mère eut exposé la À qui appartient
situation, ainsi que son bébé, la guéris- Ce petit bébé
seuse avança la réponse suivante, énigma- Ma mère lui répond
tique, oraculaire : Avec une larme de sourire
Elle a les côtes attachées ! Avec un accent de belle vigueur
Je formule l’hypothèse que cette réponse Dans un subtil crescendo
a réalisé, littéralement, là où il n’y en avait Mais C’ESt MA FiLLE !
pas, un nouage sous la forme de la mise en La Factrice
continuité (les côtes attachées), de l’indis- Avec son embryon d’étonnement

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Le dossier – Les ficelles de la clinique
Lui confie gentiment
Qu’elle n’a jamais
Vu ma mère émerveillée
D’être enceinte
oui ma mère
D’un sourire coquin imbibé
Consent à élire
La chanson trépidante
« oui ça ne se voyait pas !»
Faute pour cette patiente, ce que cette say-
nète laisse entendre, de l’intervention du
Nom-du-Père, soit au titre d’un rond qua-
trième, soit par un nouage borroméen à
trois ronds distincts, son avenir fut à par-
tir de l’âge adulte et de la rencontre avec
l’autre sexe, celui d’une paranoïa assez
typique quoique particulièrement inven-
tive, notamment sous la forme de nom-
breux écrits poétiques. Écrits au style
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singulier, fait de métaphores souvent
impropres, et dont l’étude détaillée et
approfondie mettrait en évidence la conti-
nuité des trois registres, le passage sans
transition de l’un à l’autre.
De son enfance, caractérisée pour son
époque et son milieu d’origine – une
famille d’ouvriers du textile dans l’est de
la France –, par une réussite scolaire (cer-
tificat d’études primaires) lui ayant permis
de reprendre plus tard des études supé-
rieures, il convient de signaler qu’elle fut
émaillée par plusieurs accidents domes-
tiques graves ayant mis sa vie en danger,
en particulier un début d’incendie lié à
l’oubli d’éteindre sa couverture chauffante
pendant la nuit.
Du fait de la carence de la signification
phallique en rapport avec le défaut du
Nom-du-Père, la signifiance imaginaire de
la chaîne symbolique se trouva orientée
pour elle sous la forme d’une malveillance,
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d’une mauvaise intention de nature meur-
trière la concernant, ainsi qu’en témoi-
gnaient dans le réel, les bruits de
«fussillement» dans le poste de télévision,
les mauvaises odeurs, les mouvements de
volets, tous signes qui indiquaient qu’elle
faisait mal les choses et qu’elle était sur-
veillée. Sans entrer dans le détail ici, c’est
à la suite de la réception, il y a une ving-
taine d’années, d’une carte postale fleurie
de sa mère à l’occasion de son anniver-
saire, qu’elle eut la certitude que cette der-
nière voulait sa mort. Elle en inféra qu’elle
s’était livrée à des manœuvres abortives
répétées durant sa grossesse, par l’entre-
mise d’une sage-femme rétribuée avec de
l’argent venant d’un réseau de prostitution
auquel sa mère était liée et dont sa tante
faisait partie. Elle en livra le témoignage
sous la forme de l’écrit suivant:
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L’hoRREuR
Ma mère veut que j’me décompose
Avant que j’présente le bout de mon nez
Mais, j’ai entendu les éclats de rire
De mon petit frère
Alors, mon petit nez j’lai présenté
Et la chaîne de fer, de lait, de fer,
De fer, de fer, de fer
D’année en année s’est agrandie
Puis, j’arrive au sommet de mes 47 ans
Et j’sais qu’mon pauvre Père
Au paradis, il est parti
Lorsqu’il est arrivé au sommet de ses 47 ans…
iL N’AuRAit PAS Dû…
Ma mère m’envoie une carte mémorable,
ineffaçable
Son message témoigne du désir
Que je m’envole pour le Paradis
J’le raconte à ma Sœur
inentendable…
J’le raconte à mon Neveu
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inentendable…
J’le raconte à mon Frère
inentendable…
Qu’est-ce que j’leur raconte
La folle c’est ELLE…
Si j’m’étais jetée
Sous les rames « alléchantes » du métro
J’aurais fait tranquillement dodo
ils auraient tous dits
Les gens qui m’aiment !!!
La pauvre, elle…
Elle…
Elle…
Elle…
Cela aurait été moins douloureux,
moins terrible
Que d’être dérangé dans leur MoRALE
La Mère… objet sacré !!!
Contre Vents et Marées
objet sacré…
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Pourtant
Combien d’innocents découvrent
Le déferlement de souffrances du Volcan
En éruption entré
Sous les doigts magiques
D’une Mère sacrée…
Sacrément diabolique
Qui épouse a aussi été
Sacrément diabolique.
Je donnerai encore un exemple qui me
semble particulièrement éclairant de ce
fonctionnement de la mise en continuité
des consistances dans la chaîne parlée. Au
cours d’une séance, elle était assise en face
de moi, avec une vue sur le rebord de la
rambarde de la fenêtre derrière mon dos,
lorsqu’elle s’écrie tout à coup avec une
expression de surprise amusée mais qui
ne laissait pas de doute :
oh ! une poule !
Je me retourne et aperçois un pigeon posé
Mise en continuité
sur le bord du petit balcon.
Ainsi, à partir du symbolique, du signi-
fiant une poule, éventuellement halluciné,
vient à apparaître continûment dans le
réel, la figure d’une poule, le volatile, qui
se prolonge sans discontinuité dans l’ima-
ginaire de la prostituée qui fait partie du
noyau de son délire. Il n’est pas impos-
sible de penser que cette séquence conti-
nue soit partie du réel de la poule aperçue
dans le champ perceptif pour se prolonger
dans le symbolique puis dans l’imaginaire.
Pour conclure, une note à la fois biogra-
phique et clinique qui n’est peut-être pas
sans importance pour mettre en valeur la
référence à la topologie borroméenne que
Lacan considère comme étant celle qui
structure notre espace subjectif. Cette
patiente, à partir de l’âge de 15 ans, travailla
pendant cinq ans, suivant ainsi dans un pre-
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mier temps la tradition familiale, comme
apprentie puis ouvrière tisserande dans les
célèbres usines Boussac situées dans les
Vosges. Et voici ce qu’elle a pu me dire,
entre autres choses, de cette expérience:
il faut que je fasse attention car le nœud a ses
aspects négatifs, mais aussi positifs. En effet,
quand je répare une brèche par exemple, le
nœud est tout à fait positif et j’adore, je suis
passionnée par le fait de faire des nœuds.
J’adore toucher le fil, j’adore faire les nœuds
et je noue mon corps qui est coupé, blessé.
Ignorant dans le détail le fonctionnement
d’une machine à tisser, je lui demande
quelques précisions, notamment en ce qui
concerne la brèche. Elle m’explique que
deux types d’accidents sont susceptibles
de se produire, nécessitant l’arrêt de la
machine. Le premier, celui qui renvoie à
ce qu’elle appelle les aspects positifs du
nœud, consiste en une coupure d’un ou
de plusieurs fils issus de la chaîne, avant
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Le dossier – Les ficelles de la clinique
qu’ils ne passent entre les dents du peigne
et que la navette ne réalise à la perpendi-
culaire la trame. Le second accident est
celui qui peut avoir lieu au moment du
tramage, lorsque certains fils s’emmêlent
sans coupure et réalisent un bouchon,
une sorte de nœud sauvage.
Elle reprend :
C’est vrai qu’il y a aussi les nœuds négatifs,
mais j’ai plaisir à les démonter. Je cherche où
est le fil qui a provoqué le nœud et qui
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La Revue Lacanienne – n° 16
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empêche le travail de se faire. J’en conclus
qu’il faut procéder comme dans la pelote de
laine.
Faire et défaire des nœuds au quotidien
est le travail même d’une analyse. C’est
ce à quoi cette patiente s’emploie avec
moi depuis de nombreuses années et qui
n’est probablement pas étranger à la
dimension de tempérament qui s’est ins-
taurée dans sa psychose.
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