Vous êtes sur la page 1sur 26

TENIR UNE PROMESSE ÉLECTORALE SANS LA METTRE EN ŒUVRE

Le cas de la fermeture de Fessenheim

Eva Deront, Aurélien Evrard, Simon Persico

Presses de Sciences Po | « Revue française de science politique »

2018/2 Vol. 68 | pages 265 à 289


ISSN 0035-2950
ISBN 9782724635591
DOI 10.3917/rfsp.682.0265
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2018-2-page-265.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po.
© Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


TENIR UNE PROMESSE ÉLECTORALE
SANS LA METTRE
EN OEUVRE
LE CAS DE LA FERMETURE DE FESSENHEIM

Eva Deront, Aurélien Evrard et Simon Persico

e 31 décembre 2016, le réacteur 1 de la centrale nucléaire de Fessenheim redémarre,

L après une fermeture temporaire imposée par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) à
l’opérateur de cette centrale, EDF, pour des contrôles supplémentaires sur les géné-
rateurs de vapeur. La date est hautement symbolique, car la fermeture définitive de la centrale
alsacienne avait été promise « pour la fin de l’année 2016 » par le président de la République,
François Hollande1, pendant la campagne électorale pour l’élection présidentielle de 20122.
Ce hasard de calendrier résume particulièrement bien la « saga Fessenheim », ou la trajectoire
d’une promesse électorale atypique, depuis sa formulation jusqu’à sa mise en œuvre. Sa
spécificité tient pour partie aux caractéristiques du secteur de l’énergie, sur lequel les acteurs
politiques ont historiquement exercé une influence limitée en France, déléguant le plus sou-
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


vent la définition des grandes orientations de cette politique à des groupes d’experts et aux
grands corps techniques monopolisant l’expertise légitime3. Cette logique de dépolitisation
repose également sur une forme de rétrécissement du débat politique, avec un recours dis-
cursif assez généralisé au « règne de la nécessité » (realm of necessity)4, selon lequel il n’y
aurait pas d’alternative viable à la production d’électricité nucléaire, conduisant à une très
faible différenciation programmatique entre les principaux partis5. Sur ce point, la promesse
formulée par F. Hollande intervient dans un contexte de (re)politisation et de publicisation

1. Si aucun délai n'est indiqué dans le document des soixante engagements, F. Hollande a eu l'occasion de pré-
ciser, lors de la première conférence environnementale, que cette fermeture interviendrait avant la fin de
l'année 2016.
2. L'engagement 41 recouvre plusieurs promesses relatives aux politiques énergétiques : « Je préserverai l'indé-
pendance de la France tout en diversifiant nos sources d'énergie. J'engagerai la réduction de la part du nucléaire
dans la production d'électricité de 75 % à 50 % à l'horizon 2025, en garantissant la sûreté maximale des
installations et en poursuivant la modernisation de notre industrie nucléaire. Je favoriserai la montée en puis-
sance des énergies renouvelables en soutenant la création et le développement de filières industrielles dans
ce secteur. La France respectera ses engagements internationaux pour la réduction des émissions de gaz à
effet de serre. Dans ce contexte, je fermerai la centrale de Fessenheim et je poursuivrai l'achèvement du
chantier de Flamanville (EPR) » (60 engagements, p. 28). On constate que la fermeture de Fessenheim apparaît
dans la même phrase que l'ouverture de l'EPR de Flamanville, même si aucun principe de contrepartie n'apparaît
alors entre ces deux promesses.
3. Philippe Simonnot, Les nucléocrates, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1978 ; Gabrielle Hecht, The
Radiance of France. Nuclear Power and National Identity after World War II, Cambridge, MIT Press, 1998 ; Yan-
nick Barthe, Le pouvoir d'indécision. La mise en politique des déchets nucléaires, Paris, Economica, 2006 ; Sezin
Topçu, La France nucléaire. L'art de gouverner une technologie contestée, Paris, Seuil, 2013.
4. Colin Hay, Why We Hate Politics, Cambridge, Polity Press, 2007.
5. Dorothy Nelkin, Michael Pollack, The Atom Besieged. Extraparliamentary Dissent in France and Germany,
Cambridge, MIT Press, 1981 ; Herbert Kitschelt, « Political Opportunity Structures and Political Protest : Anti-

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018 ❘ p. 265-289


266 ❘ Eva Deront, Aurélien Evrard, Simon Persico

progressive des débats sur la question énergétique, y compris nucléaire1. Son analyse permet
donc d’évaluer la réalité d’une reprise en mains, même partielle, de ces enjeux par les acteurs
politiques.
La (non-)mise en œuvre de la fermeture de Fessenheim est toutefois analysée principalement
en vue de tester l’hypothèse générale de ce numéro spécial, à savoir que « le sort d’un
engagement électoral dépend à la fois de la capacité (technique, institutionnelle, politique)
des dirigeants à s’y conformer, et de leurs incitations (politiques, idéologiques, électorales)
à utiliser leurs ressources pour le faire »2. Il s’agit d’expliquer comment et pourquoi une
promesse aussi symbolique, visible et précise3, a pu donner lieu à un processus particuliè-
rement ambigu qui a abouti à ce que, lors de la passation de pouvoir entre François Hollande
et Emmanuel Macron, la centrale de Fessenheim soit toujours en activité. L’article développe
pour cela deux arguments principaux.
Premièrement, la nature de la promesse, ainsi que les conditions de sa formulation sont
déterminantes pour cerner les logiques de sa réalisation. À ce titre, les motivations de
F. Hollande à tenir cette promesse reflètent moins la place de l’enjeu nucléaire dans le projet
politique et le corpus idéologique du candidat, que les considérations stratégiques dévelop-
pées dans le contexte de la séquence électorale de 2012. En effet, F. Hollande ne bénéficiait
pas d’une crédibilité sectorielle (issue ownership)4 particulière sur les questions énergétiques
et environnementales, lesquelles n’ont d’ailleurs jamais constitué un enjeu programmatique
prioritaire pour le Parti socialiste5. La formulation de cette promesse s’explique donc prin-
cipalement par le souci du candidat de conclure un accord avec le parti écologiste, Europe
Écologie – Les Verts (EELV), qui devait faciliter la victoire électorale. La promesse de fermer
la centrale de Fessenheim est ainsi le fruit d’un candidat intéressé par le pouvoir et la maxi-
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


misation des voix plus que par cette politique publique particulière (vote et office-seeking,
plutôt que policy-seeking)6. Cela a contribué à accroître la visibilité de la promesse, dont la
médiatisation fut d’autant plus forte pendant la campagne qu’elle avait été formulée moins
d’un an après une catastrophe nucléaire majeure, à Fukushima, et dans un contexte général

Nuclear Movements in Four Democracies », British Journal of Political Science, 16 (1), 1986, p. 57-85 ; Dieter
Rucht, « The Anti-Nuclear Power Movement and the State in France », dans Helena Flam (ed.), States and
Anti-Nuclear Movements, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1994, p. 129-162 ; Sylvain Brouard, Isabelle
Guinaudeau, « Policy beyond Politics ? Public Opinion, Party Politics and the French Pro-Nuclear Energy Policy »,
Journal of Public Policy, 35 (1), 2015, p. 137-170.
1. Y. Barthe, Le pouvoir d'indécision..., op. cit. ; Markku Lehtonen, « Deliberative Decision-Making on Radioactive
Waste Management in Finland, France and the UK : Influence of Mixed Forms of Deliberation in the Macro
Discursive Context », Journal of Integrative Environmental Sciences, 7 (3), 2010, p. 175-196 ; Aurélien Evrard,
Contre vents et marées. Politiques des énergies renouvelables en Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 2013.
2. Isabelle Guinaudeau, « Toward a Conditional Model of Partisanship in Policymaking », French Politics, 12 (3),
2014, p. 265-281. L'introduction de ce numéro spécial présente plus en détails la littérature théorique sur laquelle
repose la formulation de cette hypothèse.
3. La pression à tenir cet engagement a pu également être renforcée par le fait qu'elle porte sur un output
(fermer une centrale) avec un horizon temporel relativement court (la durée d'un mandat) – des caractéristiques
qui lui ont donné une visibilité et une lisibilité importantes, et pouvaient contribuer à limiter, à première vue,
les marges d'interprétation (ou de réinterprétation).
4. John R. Petrocik, « Issue Ownership in Presidential Elections, with a 1980 Case Study », American Journal of
Political Science, 40 (3), 1996, p. 825-850.
5. Guillaume Sainteny, « Le Parti socialiste face à l'écologisme : de l'exclusion d'un enjeu aux tentatives de subor-
dination d'un intrus », Revue francaise de science politique, 44 (3), juin 1994, p. 424-461 ; Simon Persico, « Un
clivage, des enjeux : une étude comparée de la réaction des grands partis de gouvernement face à l'écologie »,
thèse de doctorat en science politique sous la direction de Florence Haegel, Sciences Po Paris, 2014.
6. Wolfgang C. Müller, Kaare Strøm, Policy, Office, or Votes ? How Political Parties in Western Europe Make Hard
Decisions, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


TENIR UNE PROMESSE ÉLECTORALE ❘ 267

de politisation des questions nucléaires1. S’intéresser à la (non)-fermeture de Fessenheim


permet donc de comprendre comment les pratiques de coalition asymétrique, en amont et
en aval de la conquête du pouvoir, déterminent le sort des promesses sur lesquelles s’accor-
dent les partenaires de ladite coalition.
Deuxièmement, cet article postule que les acteurs politiques peuvent « faire varier » leur
capacité à tenir promesse, même si certaines dimensions de cette capacité s’imposent à eux.
Dans le domaine du nucléaire, les configurations institutionnelles sectorielles, notamment
la délégation d’un certain nombre de compétences (par exemple à l’ASN pour les enjeux de
sûreté) ou l’autonomie d’acteurs économiques tels qu’EDF, limitent les marges de manœuvre
des acteurs politiques étatiques. En l’occurrence, la question de la faisabilité technique de la
promesse s’est essentiellement posée sous l’angle juridique, autour de la question : l’État
dispose-t-il des ressources juridiques pour imposer la fermeture d’une centrale nucléaire ?
Sur le plan économique, si la fermeture d’une centrale nucléaire ne s’apparente pas intuiti-
vement à une promesse électorale « coûteuse », la contrainte budgétaire est rapidement
devenue cruciale, sous la forme de l’indemnisation demandée par EDF, opérateur et principal
propriétaire de la centrale de Fessenheim, en compensation d’une fermeture à laquelle l’entre-
prise s’est toujours opposée.
Ces contraintes ne sont toutefois pas seulement subies par le pouvoir exécutif, mais font
également l’objet d’un usage stratégique de sa part. En effet, si l’on considère la nature et
les institutions du système politique français, le pouvoir exécutif dispose de ressources poli-
tiques et juridiques de taille pour mettre en œuvre des décisions en matière de politique
énergétique, laquelle relève en grande partie des prérogatives de l’État. L’incapacité du gou-
vernement à faire cesser définitivement la production des réacteurs de Fessenheim avant
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


mai 2017 relève certes des résistances du secteur, mais aussi de la volonté mesurée du pouvoir
exécutif de les dépasser pour tenir un engagement formulé à contrecœur, dans des conditions
politiques et électorales contraignantes. Sans qu’elles n’aient été forcément anticipées, ces
résistances sectorielles ont permis à l’exécutif de repousser à plusieurs reprises l’échéance de
fermeture de la centrale, pour finalement justifier le non-respect de la promesse ou, en tout
cas, sa reformulation dans des termes bien moins ambitieux.
Pour étayer ces deux arguments centraux – la spécificité d’une promesse formulée dans le
cadre de la construction d’alliances et la faculté du pouvoir exécutif d’exploiter les différentes
particularités sectorielles pour retarder la mise en œuvre de la promesse –, cet article s’appuie
sur un riche matériau textuel, composé de plus de 300 articles de presse2 et documents de
littérature grise. Il repose aussi sur les informations collectées lors d’une vingtaine d’entre-
tiens semi-directifs, réalisés entre octobre 2016 et janvier 2017, avec des responsables poli-
tiques nationaux, des acteurs administratifs et des cadres de la société civile, impliqués dans
les débats entourant cette fermeture.
La première partie de cet article revient sur les conditions et les modalités de formulation
de la promesse de « fermer la centrale de Fessenheim », qui permettent de dégager plusieurs

1. Sylvain Brouard, Florent Gougou, Isabelle Guinaudeau, Simon Persico, « Un effet de campagne : le déclin de
l'opposition des Français au nucléaire en 2011-2012 », Revue française de science politique, 63 (6), décembre
2013, p. 1051-1079.
2. Le corpus d'articles de presse utilisé dans cet article a été constitué de manière similaire aux autres corpus
utilisés dans ce numéro spécial, à partir d'une recherche par mots clés (« nucléaire + Fessenheim ») dans le
moteur de recherche Factiva, dans les quotidiens français nationaux ou régionaux (vingt-trois quotidiens en ce
qui concerne cette requête).

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


268 ❘ Eva Deront, Aurélien Evrard, Simon Persico

éléments explicatifs des difficultés ultérieures de mise en œuvre. La seconde partie précise
les contraintes institutionnelles et juridiques qui émanent du secteur énergétique nucléaire,
notamment par la logique de délégation sur laquelle repose le processus de fermeture d’une
centrale. Nous analysons enfin la manière dont l’arène parlementaire, notamment l’adoption
de la Loi sur la transition énergétique et la croissance verte (LTCEV ou loi TE) semble de
prime abord permettre aux acteurs étatiques de reprendre la main sur le dossier spécifique
de Fessenheim (troisième partie), tout en participant à la dilution de la décision et facilitant
ainsi la tâche d’EDF dans la course de lenteur qu’elle a démarrée dès le début du processus
(quatrième partie).

Une promesse faite à contrecœur


etracer les conditions dans lesquelles F. Hollande a promis de fermer la centrale

R nucléaire de Fessenheim lors de la campagne de 2012 éclaire l’incapacité future du


pouvoir exécutif à respecter cette promesse. Avec celle-ci, F. Hollande poursuit un
processus de plus long terme, qui voit le Parti socialiste (PS) réviser une doctrine initialement
favorable au nucléaire – un mouvement qui s’est accéléré au lendemain de la catastrophe de
Fukushima. Toutefois, F. Hollande n’a amendé une position personnelle plus favorable au
nucléaire que pour sceller l’accord de législature avec EELV.

La lente évolution du PS sur la question du nucléaire civil


Lors de son lancement dans les années 1960 et de son intensification avec le plan Messmer
en 1974, le programme électronucléaire français fut soutenu par le PS. Nonobstant quelques
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


prises de positions critiques lors de la campagne présidentielle de 19811, ce soutien a perduré
jusqu’à la fin des années 19902. À l’exception de l’abandon du projet de centrale à Plogoff
au lendemain de la victoire de 1981, les gouvernements socialistes qui se sont succédé sous
la présidence de François Mitterrand ont confirmé le rôle central du nucléaire dans la poli-
tique énergétique française. Le PS a amorcé une inflexion à l’occasion des élections législatives
de 1997, lors desquelles il a promis de fermer le surgénérateur Superphénix, dans l’optique
de sceller l’accord électoral avec les écologistes3. Néanmoins, et en dépit de l’entrée au gou-
vernement de ministres écologistes, la politique nucléaire est loin d’être abandonnée : si le
gouvernement Jospin a confirmé l’arrêt de Superphénix en 1998 et n’a pas autorisé de nou-
veau projet de construction, il n’a pas remis en cause la mise en service des centrales de
Civaux en 1997 et de Chooz en 2002.
Au cours des années 2000, le PS, dirigé par F. Hollande, a privilégié une position intermé-
diaire. Cela s’explique en partie par les incitations contradictoires engendrées par la nouvelle
stratégie d’alliance du parti, qui ne vise désormais des accords plus seulement avec le Parti
communiste, très favorable au nucléaire, mais aussi avec les Verts, clairement opposés4. Cette
position intermédiaire s’exprime dans le programme du PS pour les élections législatives de

1. Les propositions étaient les suivantes : renforcement du contrôle des centrales nucléaires, limitation du pro-
gramme nucléaire aux centrales en construction en attendant que le pays se prononce par référendum, et
loi-cadre garantissant le contrôle citoyen, notamment pour les questions de sécurité touchant au nucléaire. Cf.
Parti socialiste, « 110 propositions pour la France », dans Manifeste du Parti socialiste, Paris, 1981.
2. Timothée Duverger, Le Parti socialiste et l'écologie, 1968-2011, Paris, Fondation Jean Jaurès, 2011.
3. Parti socialiste, Changeons d'avenir. Nos engagements pour la France, Paris, 1997, programme du Parti socia-
liste pour les élections de 1997.
4. S. Brouard, I. Guinaudeau, « Policy beyond Politics ?... », art. cité.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


TENIR UNE PROMESSE ÉLECTORALE ❘ 269

2007 : le nucléaire y est présenté comme une « filière de qualité », indispensable dans le cadre
de la lutte contre le réchauffement climatique. Mais le parti promet également de « réduire
la part du nucléaire en faisant passer à 20 % d’ici 2020 et à 50 % à plus long terme la part
des énergies renouvelables dans la consommation finale d’énergie »1. La candidate désignée
par l’élection primaire de 2007, Ségolène Royal, est même allée un peu plus loin en se
déclarant, à plusieurs reprises au cours de la campagne, favorable à la fermeture des plus
vieilles centrales nucléaires2, dont celle de Fessenheim3. Ces prises de positions ont suscité
de fortes réactions au sein du PS, notamment de la part de responsables connus pour leurs
positions favorables au nucléaire, comme Christian Bataille ou Bernard Cazeneuve4. Le projet
présidentiel de S. Royal ne fixe donc ni d’objectif chiffré ni de calendrier concernant la
diminution de la part du nucléaire dans le mix énergétique5. Cette position intermédiaire a
perduré. Ainsi, début 2010, se tient une convention nationale « pour un nouveau modèle
de développement économique, social et écologique ». Dans le texte de synthèse qui en est
issu, le nucléaire est considéré comme « inévitable aujourd’hui », même si le parti souhaite
que sa part soit « progressivement réduite grâce à l’accroissement des énergies renouvelables
et de l’efficacité énergétique ». Les socialistes affichent ainsi de nouveau leur volonté de
réduire la part du nucléaire dans le mix énergétique, mais toujours sans préciser de modalités
spécifiques6.
La catastrophe de Fukushima contribue à changer la donne, en ravivant les débats à l’intérieur
du PS. Cet « événement focalisant » (focusing event)7 conduit la première secrétaire du parti,
Martine Aubry, à revoir radicalement sa position : dix jours après la catastrophe, celle qui
laisse planer la possibilité de sa candidature à la primaire pour la présidentielle de 2012
déclare, sur le plateau du Grand Journal de Canal + : « Je crois qu’il faut sortir du nucléaire » ;
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


elle est suivie par plusieurs cadres du parti8. Toutefois, la majorité des membres de la direc-
tion est hostile à une véritable sortie du nucléaire. Ainsi, lors du vote du programme le
19 mai 2011, la position du PS reste inchangée par rapport à 2007, puisqu’il se contente de
viser une sortie du « tout nucléaire », et de promettre la réduction de sa part dans le mix
énergétique9. Lors de la campagne pour la primaire socialiste organisée dans la perspective
de l’élection présidentielle de 2012, les candidats ont des positions tranchées et distinctes sur
la question. S. Royal et Martine Aubry se prononcent pour une véritable sortie du nucléaire,
à plus ou moins brève échéance. F. Hollande et Arnaud Montebourg suivent la position du
parti en se prononçant pour une simple réduction de la part de cette énergie, sans lister les
centrales qui pourraient devoir fermer pour atteindre cet objectif10. La victoire de F. Hollande

1. Parti socialiste, Programme du Parti socialiste pour les élections législatives des 10 et 17 juin 2007, Paris, 2007.
2. Gaëlle Dupont, Isabelle Mandraud, « Mme Royal propose “l'extinction des centrales nucléaires anciennes” »,
Le Monde, 24 janvier 2007.
3. Dans une lettre à la présidente du collectif militant Stop-Fessenheim, la candidate déclare « possible et sou-
haitable de procéder, au plus vite, à l'arrêt définitif des deux réacteurs de la centrale de Fessenheim » (<http://
discours.vie-publique.fr/notices/073000261.html>, consulté le 12 janvier 2017).
4. « Nucléaire : les propos de Ségolène Royal froissent Jean-Pierre Chevènement et Jean-Marie Bockel », Le
Figaro, 20 janvier 2007.
5. Ségolène Royal, Le pacte présidentiel, Paris, 2007.
6. S. Royal, ibid., supra, p. 13.
7. Thomas A. Birkland, After Disaster. Agenda Setting, Public Policy, and Focusing Events, Washington D.C., Geor-
getown University Press, 1997.
8. Christophe Caresche, Jean-Paul Chanteguet, Aurélie Filippetti, Géraud Guibert, « Sortons du nucléaire », Le
Monde, 8 avril 2011.
9. Parti socialiste, Le changement. Projet socialiste 2012, Paris, 2012.
10. « Comment Hollande, Aubry, Royal et Montebourg se positionnent sur le nucléaire », Le Monde, 1er juin 2011.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


270 ❘ Eva Deront, Aurélien Evrard, Simon Persico

lors de cette primaire semble donc augurer le maintien du statu quo en la matière, et ren-
forcer, sur ce point comme sur d’autres, le hiatus existant entre le programme du parti et
celui du candidat1. Toutefois, ce statu quo va évoluer à l’issue des négociations avec les
écologistes.

Fermer Fessenheim : une concession issue de la négociation avec EELV


Les négociations entre le PS et EELV, qui ont démarré dès le début de l’été 2011, visaient à
s’accorder sur un programme de mandature et sur la répartition des circonscriptions dans
l’optique des élections législatives. Si le volet électoral de ces négociations s’est toujours
déroulé dans un climat « cordial », dans lequel « chaque partie avait intérêt à aboutir »2, les
négociations programmatiques se sont avérées plus difficiles, en particulier sur la question
du nucléaire qui constituait « l’une des principales pierres d’achoppement »3.
En effet, les écologistes sont historiquement favorables à une sortie définitive et souhaitent
que le futur gouvernement de gauche, auquel ils comptent participer, entame cette sortie en
fermant plusieurs réacteurs. Plusieurs noms de centrales reviennent régulièrement dans les
discussions, en particulier le Tricastin, Bugey et Fessenheim. Cette dernière est la cible du
mouvement antinucléaire pour plusieurs raisons : d’abord, en service depuis 1977, elle est
la plus ancienne centrale du parc électronucléaire français ; ensuite, elle se trouve particu-
lièrement exposée aux risques naturels, notamment aux tremblements de terre, car elle est
située sur une zone sismique, et aux inondations, en raison de son implantation neuf mètres
sous le grand canal d’Alsace ; enfin, le radier de Fessenheim – la dalle de béton en sous-
bassement des réacteurs censée ralentir le corium (cœur du réacteur en fusion) en cas d’acci-
dent et de perte de refroidissement – est moins épais que dans les autres centrales4.
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


En dépit de ces arguments mis en avant par les antinucléaires, l’ASN avait autorisé le 4 juillet
2011, en conclusion d’une visite décennale, la poursuite de l’exploitation du réacteur 1 de
Fessenheim. Dans ce contexte, la plupart des négociateurs socialistes refusent de voir cette
centrale mentionnée dans le texte d’accord avec les écologistes. Ces tensions se renforcent à
l’issue de la primaire socialiste, quand les proches de M. Aubry, qui étaient sur une ligne
plus modérée, doivent céder la place, dans les négociations avec EELV, aux proches de
F. Hollande, décidés à durcir le ton. La question de Fessenheim constitue un point central
de discussion. Il paraissait pourtant difficile de ne pas céder aux exigences des écologistes
sur une mesure particulièrement symbolique à leurs yeux. À six mois du premier tour de
l’élection présidentielle, les enquêtes d’opinion indiquaient une forte hostilité des Français
à l’égard du nucléaire – une large majorité de l’électorat socialiste se déclarait même favorable
à la fermeture des centrales5. Par ailleurs, la candidate écologiste, Eva Joly, pouvait encore

1. Rafael Cos, « Le projet socialiste (dé)saisi par les primaires : procédures “rénovatrices” et production program-
matique », dans Rémi Lefebvre, Éric Treille (dir.), Les primaires ouvertes en France, Rennes, Presses Universi-
taires de Rennes, 2016, p. 163-180.
2. Entretien avec David Cormand, responsable des élections à EELV en 2011 et en charge des négociations
électorales avec le PS, Paris, novembre 2016. Les fonctions mentionnées sont celles occupées pendant les faits
relatés.
3. Entretien avec Sandrine Rousseau, membre du bureau exécutif d'EELV et en charge des négociations pro-
grammatiques avec le PS, par visioconférence, novembre 2016.
4. « Pourquoi la centrale de Fessenheim est-elle ciblée ? », Le Monde, 18 mars 2014 ; Greenpeace, « Fiche Fes-
senheim », <http://www.greenpeace.org/france/PageFiles/266521/Fiche_Fessenheim.pdf>, consulté le 27 février
2017.
5. S. Brouard et al., « Un effet de campagne... », art. cité.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


TENIR UNE PROMESSE ÉLECTORALE ❘ 271

se targuer d’intentions de vote honorables1, ce qui aurait pu empêcher F. Hollande d’arriver


en tête au premier tour et compromettre du même coup ses chances de victoire.
Dans ce contexte, tout indique que l’engagement à fermer la centrale est validé in fine par
F. Hollande, après que Michel Sapin, qui avait pris la tête de la délégation socialiste, a
demandé une suspension de séance lors de la dernière phase de négociation pour obtenir
l’aval du candidat2. Cette séquence souligne le souci du candidat socialiste de maximiser ses
chances de victoire, quitte à accepter certains compromis sur le programme gouvernemental3.
Elle confirme aussi les résultats des travaux portant sur les coalitions pré-électorales, qui
montrent que les partis les plus importants cèdent plus facilement aux demandes des partis
secondaires en matière de politiques publiques qu’en matière de sièges4. De fait, lorsque
Cécile Duflot et M. Aubry signent l’accord de mandature au nom de leurs deux partis, le
15 novembre 2011, la fermeture de Fessenheim est mentionnée explicitement5.
Tous les enjeux liés au nucléaire ne sont pourtant pas tranchés, comme en témoigne le
constat explicite d’un désaccord sur la construction du réacteur EPR6 de Flamanville7. De
même, lors du bureau national avalisant l’accord, le PS fait circuler à l’intention de la presse
un texte d’accord tronqué, puisqu’une disposition relative à la suppression de la filière MOX
n’apparaît plus et ne sera réintégrée qu’à l’issue d’une journée de flottement8. Il apparaît
donc clairement que la promesse de fermer Fessenheim, telle qu’elle figurera finalement dans
les 60 propositions de F. Hollande, n’a été concédée qu’à contrecœur par le candidat dans le
cadre d’une négociation avec le partenaire écologiste, qu’il souhaitait voir aboutir pour
s’assurer un maximum de soutiens au second tour de l’élection présidentielle. Ces conditions
très contraintes de formulation de la promesse sont d’ailleurs connues des principales parties
prenantes, qui anticipent pour certaines la possibilité d’un renoncement futur de F. Hollande
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


à tenir parole. C’est par exemple le cas d’Éric Straumann, député et président du conseil
départemental du Haut-Rhin, opposé à la fermeture :

« C'était une promesse politique. C'était uniquement politique, pour faire plaisir aux écolos. Mais
du coup, on n'était pas très inquiets. Ni nous, les politiques, ni les syndicats, ni les salariés de la
centrale. »9

1. Entre 4,5 et 7 % des intentions de vote selon les dix sondages réalisés entre octobre et novembre 2011.
2. Entretien avec Cécile Duflot, secrétaire nationale d'EELV, Paris, décembre 2016.
3. W. C. Müller, K. Strøm, Policy, Office or Votes ?, op. cit.
4. Sona Nadenichek Golder, « Pre-Electoral Coalitions in Comparative Perspectives. A Test of Existing Hypo-
theses », Electoral Studies, 24 (4), 2005, p. 643-663 ; Sona Nadenichek Golder, « Pre-Electoral Coalition Forma-
tion in Parliamentary Democracies », British Journal of Political Science, 36 (2), 2006, p. 193-212.
5. Le paragraphe concernant le nucléaire est le suivant : « Nous réduirons la part du nucléaire dans la production
électrique de 75 % aujourd'hui à 50 % en 2025 et engagerons : – Un plan d'évolution du parc nucléaire existant
prévoyant la réduction d'un tiers de la puissance nucléaire installée par la fermeture progressive de vingt-quatre
réacteurs, en commençant par l'arrêt immédiat de Fessenheim et ensuite des installations les plus vulnérables,
par leur situation en zone sismique ou d'inondation, leur ancienneté et le coût des travaux nécessaires pour
assurer la sécurité maximale. » Cf. Europe Écologie – Les Verts et Parti socialiste, « 2012-2017 : socialistes et
écologistes ensemble pour combattre la crise et bâtir un autre modèle de vivre-ensemble », novembre 2011.
6. European Pressurized Reactor, puis Evolutionary Power Reactor.
7. « Le PS et EELV trouvent un accord a minima pour les législatives », Le Monde, 15 novembre 2011.
8. « La curieuse disparition du “MOX” de l'accord Verts-PS », Le Monde, 16 novembre 2011. On se souviendra
aussi de la partie de poker-menteur jouée entre F. Hollande et C. Duflot, par journaux télévisés interposés, à
l'issue de laquelle F. Hollande acceptera de réintégrer le paragraphe sur le MOX.
9. Entretien avec Éric Straumann, président du conseil départemental du Haut-Rhin, par visioconférence,
novembre 2016.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


272 ❘ Eva Deront, Aurélien Evrard, Simon Persico

Les premières déclarations de F. Hollande après les négociations lui donnent d’ailleurs raison.
Dès la fin du mois de novembre, quand on lui demande s’il appliquera toutes les mesures
contenues dans cet accord, il ne peut être plus clair :

« Non. J'appliquerai les mesures qui me paraissent les plus essentielles. »

Et le candidat de préciser sa pensée, sur le nucléaire notamment :

« Je ne suis pas pour la sortie du nucléaire. [...] Nous avons des centrales, nous avons là une
industrie, elle doit continuer à produire. »1

Cette distance prise à l’égard de l’accord EELV-PS sera affichée de nouveau au cours du
débat face à Nicolas Sarkozy entre les deux tours de la présidentielle, lors duquel il confirmera
pourtant la promesse de fermer Fessenheim :

« Une seule centrale fermera, Fessenheim [...]. C'est la plus vieille de France et elle se trouve sur
une zone sismique, à côté du canal d'Alsace. Je comprends la position des travailleurs qui veulent
conserver la centrale, mais tous les emplois seront conservés [...]. Par ailleurs je ne suis pas lié
avec les Verts sur cette question, puisque sur cette partie du nucléaire, dans l'accord qui avait été
passé, je ne l'ai pas reconnue. »

Cette promesse a ainsi connu une visibilité importante au cours de la campagne2. Symbo-
lique, précise et donc facilement identifiable et vérifiable, elle paraissait assez « simple » à
réaliser, car elle impliquait des contraintes budgétaires limitées et ne représentait pas une
rupture radicale avec la politique énergétique existante. Pour autant, celle-ci est aussi large-
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


ment improvisée. Sa présence dans le programme présidentiel, rédigé par une équipe dirigée
par M. Sapin, est en définitive le résultat contingent du croisement entre une dynamique de
crise – la catastrophe de Fukushima – et les nécessités électorales et politiques associées à la
conquête du pouvoir.
Par ailleurs, alors que cette promesse avait été faite dans le cadre d’une coalition pré-
électorale, le faible score de la candidate écologiste Eva Joly, mais surtout le résultat des
élections législatives (17 sièges pour les écologistes, contre 295, soit la majorité absolue, pour
le groupe socialiste) vont nettement affaiblir la capacité des écologistes à imposer la fermeture
de Fessenheim. Si les partenaires mineurs (junior partners) d’une coalition ont, de manière
générale, une influence limitée sur le contenu des politiques publiques mises en œuvre3, cette
situation est encore accentuée quand ces partenaires mineurs sont membres d’une coalition
surnuméraire (surplus coalition)4.

1. « Nucléaire : Hollande prend ses distances avec l'accord PS-EELV », Libération, 28 novembre 2011.
2. S. Brouard et al., « Un effet de campagne... », art. cité.
3. Lanny W. Martin, Georg Vanberg, « Coalition Policymaking and Legislative Review », American Political Science
Review, 99 (1), 2001, p. 93-106 ; Kai Oppermann, Klaus Brummer, « Patterns of Junior Partner Influence on the
Foreign Policy of Coalition Governments », The British Journal of Politics and International Relations, 16 (4),
2014, p. 555-571.
4. Michael Laver, Norman Schofield, Multiparty Government. The Politics of Coalition in Europe, Ann Arbor,
University of Michigan Press, 1998 ; Wolfgang C. Müller, Kaare Strøm (eds), Coalition Governments in Western
Europe, Oxford, Oxford University Press, 2003.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


TENIR UNE PROMESSE ÉLECTORALE ❘ 273

Une promesse contrainte par les logiques de délégation :


les limites formelles de la capacité du pouvoir exécutif
ormulée dans un contexte proche de l’improvisation1, la promesse de fermer Fessen-

F heim se trouve rapidement confrontée à un ensemble de contraintes dont le pouvoir


exécutif ne semble découvrir réellement l’ampleur qu’au moment de la mise en œuvre :
« Ce que nous n’avions pas vu avant, c’est que nous n’avions pas d’arme juridique pour
forcer la fermeture de Fessenheim. »2 L’un des principaux obstacles tient à la séparation
institutionnelle, dans le secteur nucléaire français, entre sûreté, économie et politique. En
octobre 2012, dans la foulée de la première conférence environnementale, et alors que le
président Hollande vient de rappeler son engagement à fermer cette centrale avant la fin de
l’année 2016, l’avocat Arnaud Gossement, spécialiste des questions environnementales,
évoque ces contraintes : « Le droit nucléaire permet-il une décision de mise à l’arrêt définitif
d’une installation nucléaire de base pour un motif autre que strictement lié à la sûreté ? En
l’état actuel des textes applicables en droit nucléaire, force est de constater que la réponse
est sans doute négative. »3
Se pose ainsi la question de la capacité du pouvoir politique à fermer une centrale nucléaire,
sachant que cette décision repose sur deux procédures alternatives, qui font chacune la part
belle à deux acteurs indépendants : l’ASN, pour des raisons de sûreté, et EDF pour des
raisons de rentabilité économique. La faible capacité du pouvoir politique à fermer Fessen-
heim peut ainsi se lire à l’aune du modèle « principal-agent »4 : le mécanisme de délégation
conduit forcément à une logique d’autonomisation des « agents », lesquels vont progressi-
vement pouvoir faire « dériver » les choix des « principals » (en l’occurrence ici les acteurs
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


politiques étatiques)5.

Délégation de la sûreté et reculs politiques


Si le critère de sûreté figure initialement parmi les motifs possibles de cette fermeture, celui-ci
n’est évoqué que de manière euphémisée (sous la forme d’une référence à l’âge de la centrale
ou la sismicité de la zone), avant d’être complètement écarté par les acteurs politiques. Dès
le mois de janvier 2013, le gouvernement fait savoir que « la décision de fermeture prise avec
le souci de notre mix énergétique à long terme, n’est pas motivée par des raisons d’urgence
liées à la sûreté du site. La sûreté du site est aujourd’hui assurée, les avis de l’ASN sont
clairs : il n’y a aucune raison qui pousserait à fermer la centrale en urgence »6.

1. « Je pense qu'au fond, on n'était pas tout à fait prêts à agir tout de suite [...] il y avait peut-être des calculs,
des projections, qui n'étaient pas totalement fondés », entretien avec Michel Sapin, ministre de l'Économie et
des Finances, Paris, janvier 2017.
2. Conseiller du pouvoir exécutif, cité dans Le Figaro, 14 septembre 2016.
3. Arnaud Gossement, « Le président de la République a-t-il le droit de fermer la centrale de Fessenheim ? »,
10 octobre 2012, <http://www.arnaudgossement.com/archive/2012/10/08/francois-hollande-a-t-il-le-droit-de-
fermer-la-centrale-de-f.html>, consulté le 18 décembre 2016.
4. Mark A. Pollack, « Delegation, Agency, and Agenda Setting in the European Community », International Orga-
nization, 51 (1), 1997, p. 99-134 ; The Engines of European Integration. Delegation, Agency, and Agenda Setting
in the EU, Oxford, Oxford University Press, 2003 ; Robert Elgie, « The Politics of the European Central Bank :
Principal-Agent Theory and the Democratic Deficit », Journal of European Public Policy, 9 (2), 2002, p. 186-200.
5. Sébastien Guigner, « Pour un usage heuristique du néo-institutionnalisme : application à la “directive temps
de travail” », Gouvernement et action publique, 3 (3), 2012, p. 7-29.
6. Porte-parolat du gouvernement, « Le point sur la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim », 30 jan-
vier 2013.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


274 ❘ Eva Deront, Aurélien Evrard, Simon Persico

Ce positionnement s’explique en partie par des contraintes juridiques. Depuis la loi du


13 juillet 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire (dite loi TSN),
la responsabilité du contrôle de la sûreté nucléaire est, en effet, confiée à l’ASN, autorité
administrative indépendante1. La loi TSN détermine les compétences de cette dernière et des
ministres chargés de la sûreté nucléaire (ministère de l’Écologie) lors de la création, du
fonctionnement et de la mise à l’arrêt d’une installation nucléaire. Comme le montre le
tableau 1 ci-dessous, l’ASN n’intervient donc légalement que de manière non contraignante,
sous la forme d’un avis préalable, dans le processus de mise à l’arrêt d’une installation
nucléaire. Il est néanmoins politiquement impensable pour les différents acteurs politiques
de prendre une décision contraire à la position de l’agence, même pour exiger un plus haut
niveau de sûreté2.

Tableau 1. Cas prévus dans le Code de l’environnement de suspension ou mise à l’arrêt


définitif d’installations nucléaires

Effet Instrument Cause Acteur


réglementaire
Principal Secondaire

« Suspension de Arrêté « Risques graves pour les Ministre chargé Sauf cas d’urgence,
fonctionnement pendant le délai intérêts mentionnés à de la sûreté avis préalable de l’ASN
nécessaire à la mise en œuvre l’article L.593-1 » nucléaire recueilli
des mesures propres à faire
disparaître ces risques graves »
(art. L.593-21)
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


« Suspension à titre provisoire Risques graves et ASN
et conservatoire » imminents
(art. L.593-22)

Mise à l’arrêt définitif et Décret en Conseil Risques graves pour les Non spécifié dans Observations de
démantèlement (art. L.593-23) d’État intérêts mentionnés à l’article ; ministère l’exploitant, du préfet
l’article L.593-1 « que les concerné, ministres et de la commission
mesures prévues par le chargés de la sûreté locale d’information
présent chapitre et le nucléaire (art. 35, (art. 35, décret
chapitre 6 ne sont pas de décret 2007-1557) 2007-1557) puis avis de
nature à prévenir ou à l’ASN dans un délai de
limiter de manière 2 mois (art. 35, décret
suffisante » 2007-1557)

1. Elle était auparavant confiée à la direction générale de la Sûreté nucléaire et de la Radioprotection, sous la
triple tutelle des ministres de l'Environnement, de l'Industrie et de la Santé (ce qui différait déjà du régime des
autres industries, contrôlées par la direction de la Prévention des risques). Entretien avec Bernard Laponche,
consultant en énergie, Association Global Chance, Paris, 14 novembre 2016.
2. Entretien avec Pierre Cunéo, directeur de cabinet de Delphine Batho, ministère de l'Écologie, du Développe-
ment durable et de l'Énergie, par téléphone, 9 décembre 2016 : « Politiquement et sécuritairement, je ne vois
pas la ministre ou moi prendre le risque de dire “on s'écarte de la recommandation de l'ASN”, d'autant plus
que son autorité tient largement au fait que son avis, ses recommandations, sont suivis. »

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


TENIR UNE PROMESSE ÉLECTORALE ❘ 275

Toutefois, cette répartition des rôles donne lieu à des interprétations divergentes selon les
acteurs, et ouvre la voie à des stratégies de « blame avoidance »1. Interrogée sur le devenir
de la centrale alsacienne, l’ancienne ministre de l’Écologie Nathalie Kosciusko-Morizet
indiquait « attendre les résultats de l’audit de Fukushima pour pouvoir tirer des conclu-
sions sur Fessenheim »2, assumant ainsi un rôle décisionnaire final. À l’inverse, à l’automne
2014, la nouvelle ministre de l’Écologie, S. Royal, envisage la fermeture d’autres sites que
celui de Fessenheim ; devant la controverse suscitée par la remise en cause de la promesse
de F. Hollande, elle s’en remet à l’ASN pour déterminer les réacteurs à fermer, alors que
l’Autorité venait d’autoriser la poursuite d’exploitation de toutes les centrales françaises,
conditionnée à la réalisation de travaux de sûreté, à la suite de l’audit post-Fukushima3.
Cette lecture est contestée par de nombreux acteurs favorables à la fermeture de la centrale,
pour deux raisons : premièrement, les enjeux de sûreté et de sécurité seraient, selon eux,
beaucoup plus problématiques que ce qui a été reconnu par l’ASN : « C’est bien pour [le]
risque que nous nous battons et non pas pour les raisons qui ont été évoquées par la suite
par les pouvoirs publics pour fermer cette centrale. »4 Deuxièmement, sur le plan juridique,
ils considèrent que le gouvernement reste le principal acteur décisionnaire sur ces enjeux
de sûreté5.
De son côté, en tant qu’autorité administrative indépendante, l’ASN est particulièrement
attentive à montrer son indépendance vis-à-vis des nouvelles orientations politiques. Après
l’élection de F. Hollande, elle s’est d’abord limitée à rappeler les enjeux de temporalité,
signalant au gouvernement, dès le mois de février 2013, que la procédure de mise à l’arrêt
d’un réacteur nécessite cinq ans d’instruction de dossier6 ; puis elle a interagi avec le pouvoir
exécutif lors de l’élaboration de la loi TE concernant les procédures de démantèlement7. Elle
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


a également fait part de ses préoccupations liées à la standardisation du parc français : ne
pas renouveler (en nucléaire ou avec une autre forme d’énergie) les moyens de production
français mènerait à « une contradiction trop importante entre approvisionnement énergé-
tique et sûreté »8. Mais l’apparition de nouveaux problèmes de sûreté dans le courant de
l’année 2015 conduira l’ASN à imposer une mise à l’arrêt temporaire des deux réacteurs de
Fessenheim en octobre 2016. Précautionneusement, elle justifie la suspension de l’exploita-
tion du réacteur 2 en invoquant des raisons de sûreté, plutôt que la falsification par Areva
du dossier lui permettant d’obtenir un certificat de conformité9. En dépit de cette activité,
l’ASN demeure sous le regard critique de l’ensemble des acteurs, les uns lui reprochant sa

1. Kent R. Weaver, « The Politics of Blame Avoidance », Journal of Public Policy, 6 (4), 1986, p. 371-398 ; Christo-
pher Hood, « The Risk Game and the Blame Game », Government and Opposition, 37 (1), 2002, p. 15-37.
2. « Fermeture de Fessenheim “pas exclue, mais pas annoncée à ce stade” », Libération, 15 décembre 2012.
3. « Nouveau cafouillage autour de la fermeture de Fessenheim », Les Échos, 17 octobre 2014.
4. Entretien avec André Hatz, Association Stop-Fessenheim, par téléphone, 17 novembre 2016.
5. Un avis du Conseil d'État du 22 février 2016 tend d'ailleurs à confirmer que les prescriptions techniques fixées
par l'ASN (concernant la visite décennale d'un réacteur de la centrale nucléaire du Bugey) ne constituent pas
« une décision implicite d'autoriser l'exploitation [...] pour dix années supplémentaires ».
6. « Centrale de Fessenheim : pas de fermeture possible avant cinq ans, selon l'ASN », Le Parisien, 15 janvier
2013.
7. Entretien avec Pierre-Franck Chevet, président de l'ASN, Montrouge, 21 novembre 2016.
8. Entretien avec Philippe Jamet, commissaire de l'ASN, Paris, 21 novembre 2016.
9. Entretien avec Yves Marignac, consultant en énergie, Wise-Paris, Paris, 14 novembre 2016. La décision de
l'ASN considère que « cette situation est de nature à remettre en cause la protection des intérêts mentionnés
à l'article L. 593-1 du Code de l'environnement », décision no CODEP-CLG-2016-02945 du 18 juillet 2016, ASN.
Cf. aussi : « Fessenheim : le document qu'EDF préférerait oublier », Mediapart, 30 janvier 2017.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


276 ❘ Eva Deront, Aurélien Evrard, Simon Persico

timidité, les autres « un changement d’état d’esprit » avec des « déclarations alarmistes »,
alors qu’elle devrait se contenter d’être « super technique »1.
Si l’ASN réaffirme invariablement la primauté finale des décisions gouvernementales, le pou-
voir exécutif semble donc avoir renoncé au pouvoir juridique de fermer une installation
nucléaire pour « dangers graves », faute de pouvoir justifier leur existence sans entrer en
conflit avec l’autorité à laquelle il a délégué toute sa capacité d’expertise.

EDF, seule compétente pour juger du bien-fondé économique de la fermeture


Puisque le critère de sûreté est rapidement abandonné, la seule manière pour le gouverne-
ment de tenir sa promesse est de contraindre EDF à déposer une demande de fermeture de
la centrale de Fessenheim. En effet, la seconde procédure de mise à l’arrêt d’une installation
nucléaire – régie par l’article 29 de la loi TSN et l’article 593-25 du Code de l’environne-
ment – implique une demande d’autorisation préalable de l’exploitant. En d’autres termes,
si EDF souhaite fermer une centrale, notamment pour des raisons de rentabilité, il lui faut
se conformer à cette procédure consistant à faire une demande, qui est ensuite actée par
décret, après avis de l’ASN. Toutefois, la fermeture de la centrale de Fessenheim ne figure
absolument pas dans les projets de l’entreprise, laquelle s’oppose donc au projet de
F. Hollande dès sa formulation. Elle dénonce ce qu’elle considère comme étant une décision
incohérente sur le plan de la sûreté, se référant aux autorisations de fonctionnement délivrées
par l’ASN, néfaste sur le plan économique et social, et techniquement difficile, puisqu’elle
impliquerait des problèmes d’approvisionnement en électricité et d’équilibre du réseau.
S’ouvre ainsi une séquence dans laquelle chacun des acteurs mobilise les ressources (juridi-
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


ques, discursives, relationnelles) dont il dispose pour défendre ses préférences. Pour gérer
ce dossier, le gouvernement annonce le 15 septembre 2012 la nomination d’un délégué
interministériel à la fermeture de la centrale nucléaire et à la reconversion du site de Fes-
senheim. Nommé le 12 décembre 2012, c’est Francis Rol-Tanguy2 qui occupera cette fonction
et devra, au nom du ministre chargé de l’Énergie et en lien avec l’ASN, négocier un protocole
d’accord avec EDF.
La filiation de F. Rol-Tanguy avec un célèbre résistant communiste, son appartenance passée
au PCF, ainsi que sa connaissance des processus de négociation lors de conflits sociaux
(grèves des routiers de 1984 et 1997, grève des pilotes d’Air France en 1998), ont souvent
été mises en avant pour expliquer sa nomination, dans une volonté d’apaisement vis-à-vis
de la CGT. Il semblerait néanmoins que ce choix ait été improvisé peu de temps avant la
conférence environnementale de septembre 2012. Selon l’intéressé lui-même, le gouverne-
ment n’avait « pas les bribes de commencement d’un discours » pour expliciter les étapes
prévues pour engager la fermeture de Fessenheim, et s’est donc décidé à « désigner une
personnalité ». Après avoir tout d’abord refusé en octobre 2012, et à la suite de l’échec
d’autres sollicitations, F. Rol-Tanguy accepte finalement cette mutation en décembre 2012,
en sa qualité de haut-fonctionnaire, en reconnaissant ne pas avoir de connaissances ni de

1. Entretien avec Michel Habig, président de la commission locale d'information (CLI) de Fessenheim, Paris,
28 novembre 2016.
2. Francis Rol-Tanguy est un haut-fonctionnaire, davantage spécialiste des transports que du secteur de l'énergie.
Ingénieur de l'École nationale des ponts et chaussées, il a travaillé comme conseiller technique dans de nom-
breux cabinets ministériel, avant de diriger celui de Jean-Claude Gayssot, alors ministre des Transports
(1997-1999). Il fut également directeur général délégué fret à la SNCF (2000-2003) et directeur de l'Atelier
parisien d'urbanisme (2008-2012).

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


TENIR UNE PROMESSE ÉLECTORALE ❘ 277

réseaux particuliers dans le monde de l’énergie. Alors que l’accueil du président d’EDF et
des cadres d’EELV est plutôt positif, la stratégie d’apaisement à l’égard de la CGT échoue,
celle-ci sentant « un jeu politicien »1.
De son côté, si EDF développe une stratégie discursive « légaliste » (l’affichage d’un respect
des lois et procédures), elle reste fermement opposée à la fermeture de Fessenheim. Cette
préférence est largement partagée au sein de l’entreprise, pourtant divisée sur d’autres dos-
siers2, y compris par les syndicats. Et les marges de manœuvre d’EDF sont très importantes :
par sa monopolisation de l’expertise technico-économique légitime, l’opérateur a longtemps
exercé une influence considérable sur la politique nucléaire française, notamment par des
échanges et négociations directes entre son P.-D.G. et le chef de l’État3. En outre, Henri
Proglio (P.-D.G. d’EDF jusqu’en novembre 2014) avait réussi à convaincre l’ensemble du
comité exécutif de l’entreprise de s’opposer à cette fermeture4 ; il avait même demandé à
son personnel de rompre tout contact avec le délégué interministériel à la fermeture de
Fessenheim, F. Rol-Tanguy. Cette situation a perduré pendant trois mois, avant
qu’Emmanuel Macron, alors secrétaire général de l’Élysée, ne soit chargé de régler la situation
avec H. Proglio5.
La stratégie de l’entreprise consiste ensuite à mettre en avant plusieurs éléments techniques,
économiques et sociaux pour obtenir une indemnisation la plus élevée possible, en cas de
victoire du pouvoir exécutif dans le bras de fer qui s’engage. Le dossier revêt une composante
sociale qui s’impose au délégué interministériel et focalise l’attention médiatique au début
du mandat présidentiel. Une coalition d’acteurs se constitue rapidement, autour d’élus locaux
alsaciens, de représentants syndicaux et de la direction d’EDF, dont l’objectif est de « montrer
que fermer un réacteur [...] crée un conflit social »6. Le comité central d’entreprise (CCE)
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


d’EDF commande en février 2012 une étude d’impact socio-économique de la fermeture
(réalisée par le cabinet SYNDEX) et une étude technico-économique sur le maintien en
exploitation de Fessenheim (réalisée par le cabinet IED). La première estime notamment à
près de 2 200 le nombre d’emplois (directs, indirects, induits) menacés par la fermeture du
site, un chiffre qui sera ensuite repris dans le traitement public et médiatique de ce dossier7.
En outre, la légitimité de F. Rol-Tanguy n’est pas reconnue par les acteurs locaux, lesquels
souhaiteraient traiter directement avec la ministre de l’Écologie. Ainsi, deux jours après sa
nomination, lors de son premier déplacement à Fessenheim, des salariés l’empêchent
d’accéder au site. Un peu plus tard, en février 2013, l’intersyndicale de la centrale de Fes-
senheim dépose un recours contre le décret créant ce poste (recours rejeté en Conseil d’État
le 30 juillet 2014). Selon un délégué de la CGT Fessenheim :

1. Entretiens avec Francis Rol-Tanguy, délégué interministériel à la fermeture de Fessenheim, Paris, 4 janvier
2017 ; par téléphone, 26 septembre 2017.
2. Entretien avec P. Cunéo, cité.
3. Frédérique de Gravelaine, Sylvie O'Dy, L'État EDF, Paris, A. Moreau, 1978 ; Michel Wieviorka, Sylvie Trinh, Le
modèle EDF. Essai de sociologie des organisations, Paris, La Découverte, 1989.
4. Entretien avec P. Cunéo, cité.
5. Entretien avec F. Rol-Tanguy, cité.
6. Entretien avec Gérard Magnin, administrateur représentant de l'État au sein du conseil d'administration d'EDF,
par téléphone, 29 novembre 2016.
7. « Fessenheim : le début de la fin », Les Échos, 28 novembre 2012 ; « Fermer Fessenheim affecterait
2 000 emplois », Le Figaro, 1er juillet 2014.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


278 ❘ Eva Deront, Aurélien Evrard, Simon Persico

« Il n'était pas question de discuter avec lui car on ne reconnaissait pas sa fonction. [...] Quand
[Jean-Michel] Malerba [le troisième délégué interministériel] est arrivé, il a cherché à avoir des
contacts avec nous. Pour autant on a décliné, toujours pour la même raison : concrètement et
rationnellement, qu'est-ce qui fait qu'on va fermer Fessenheim ? On n'a jamais eu de réponse,
donc on ne va pas discuter. »1

La situation locale demeure inchangée jusqu’en 2016 : aucune proposition de reconversion


n’est discutée officiellement par les syndicats ou les élus locaux souhaitant la poursuite de
son exploitation.
En parallèle de ce cadrage social, EDF parvient également à justifier son refus par des
contraintes économique et budgétaire. Dès le mois d’octobre 2012, H. Proglio réagit à la
confirmation par F. Hollande de sa promesse : en cas de fermeture anticipée, EDF exigerait
plusieurs milliards d’euros. Il s’agirait selon EDF de compenser le manque à gagner, de
rembourser les investissements de sûreté réalisés à partir de juin 2012 – imposés par l’ASN,
donc non négociables et normalement hors de toute discussion politique –, ainsi que de
dédommager les autres propriétaires de la centrale (suisses et allemands, à hauteur d’un
tiers). Les montants évoqués début 2013 atteignent 5 à 8 milliards d’euros, sans confirmation
officielle de la part d’EDF2. L’indemnisation devient la principale préoccupation du délégué
interministériel :

« La reconversion, naturellement c'était un débat, surtout en local. Mais moi mon premier souci,
c'est que si l'indemnisation était de 4 ou 5 milliards, ça ne fermerait jamais. C'est impossible dans
une période de disette budgétaire de dire “on va mettre 5 milliards pour fermer Fessenheim”. »3
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


L’incapacité du gouvernement à imposer cette fermeture aux agents – de sûreté ou écono-
miques – auxquels était délégué le pilotage du nucléaire civil constitue l’un des facteurs
explicatifs possibles de la difficile mise en œuvre de cette promesse électorale. Face à cette
apparente incapacité technique, l’activité du gouvernement se tourne alors vers la création
d’un « fait générateur » législatif 4, qui obligerait EDF à entamer les procédures de fermeture
et minimiserait au maximum les indemnisations qu’elle pourrait exiger.

Reformuler la promesse pour mieux repousser sa mise en œuvre


a fermeture de Fessenheim n’a pas seulement été traitée dans un registre technique et

L économique, ou dans des forums et échanges confidentiels : l’arène parlementaire a


donné plusieurs occasions de publiciser et politiser cet enjeu. Ce fut tout particuliè-
rement le cas de la Loi sur la transition énergétique et la croissance verte (LTE), annoncée
pendant la campagne électorale et finalement adoptée en août 2015, après un long et tumul-
tueux processus législatif. Préparée par une série de conférences environnementales, puis par
un débat national sur la transition énergétique, cette loi avait vocation à donner une cohé-
rence aux différents engagements de campagne de F. Hollande dans ce domaine. Concernant
le cas spécifique de Fessenheim, ce processus était surtout l’occasion de reprendre la main

1. Entretien avec Laurent Raynault, délégué CGT à la centrale de Fessenheim, par téléphone, 16 novembre 2016.
2. Matthieu Pechberty, « Cinq à huit milliards pour fermer Fessenheim », Le Journal du dimanche, 5 mai 2013.
3. Entretien avec F. Rol-Tanguy, cité.
4. Entretien avec Pierre-Marie Abadie, directeur de l'Énergie à la direction générale de l'Énergie et du Climat et
commissaire du gouvernement au sein du conseil d'administration d'EDF, par téléphone, 21 décembre 2016.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


TENIR UNE PROMESSE ÉLECTORALE ❘ 279

en se dotant de nouvelles ressources juridiques et politiques afin de concrétiser cette promesse


électorale, dans le temps du mandat, et d’en diminuer le coût financier. La stratégie du
pouvoir exécutif repose conjointement sur une dynamique de politisation (entendue comme
une reprise en main par les acteurs politiques de décisions qui étaient déléguées à des acteurs
techniques ou économiques) et de technicisation/dépolitisation, la « ruse de la mise en
œuvre »1 consistant ici à réformer discrètement des processus techniques, relatifs à la mise
en arrêt et au démantèlement des centrales nucléaires. Elle contribue toutefois à renforcer
l’incertitude quant à la fermeture effective de la centrale, en participant à une forme de
dilution de la décision.

Les occasions manquées de la Loi sur la transition énergétique


Dès le mois de mai 2013, le Premier ministre Jean-Marc Ayrault affirme que la fermeture
de Fessenheim figurera dans la LTE2, mais cette séquence législative s’avère finalement plus
complexe que prévue.
Le premier enjeu pour le gouvernement consiste à sortir de l’impasse juridique évoquée,
dans laquelle seules l’ASN ou EDF peuvent initier le processus de fermeture de réacteurs.
Cette volonté de reprise en main du mix énergétique est annoncée par F. Hollande lors de
son discours d’ouverture de la seconde conférence environnementale, le 20 septembre 20133,
puis confirmée quelques mois plus tard par J.-M. Malerba, le nouveau délégué interminis-
tériel à la fermeture de la centrale de Fessenheim, dès les premiers jours suivant sa
nomination :

« Jusqu'ici, une fermeture ne peut être décidée que par l'ASN pour des motifs de sécurité ou par
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


l'exploitant pour des raisons économiques, mais un troisième motif pourrait être la politique éner-
gétique, à l'initiative de l'État. »4

À cette fin, l’introduction d’une nouvelle procédure d’autorisation de fonctionnement après


40 ans avait été suggérée ; elle serait devenue un passage obligé pour EDF afin d’obtenir la
prolongation d’exploitation d’une centrale (les autorisations d’exploitation ne sont actuel-
lement pas limitées dans le temps). Présente jusqu’à la veille de la conférence environne-
mentale de septembre 2013, cette mesure n’apparaît pas dans le discours de F. Hollande ;
elle reviendra, sans succès5, dans les débats autour de la loi TE en septembre 2014, six mois
après la sortie des écologistes du gouvernement, et avec elle, d’une partie des incitations à
tenir promesse. Cet épisode révèle ainsi d’importantes réticences du gouvernement à ren-
forcer sa capacité à mettre en œuvre la fermeture de Fessenheim.

1. Nous empruntons ici l'expression à Vincent Dubois, « Politique au guichet, politiques du guichet », dans Olivier
Borraz, Virginie Guiraudon (dir.), Politiques publiques 2. Des politiques pour changer la société, Paris, Presses
de Sciences Po, 2010.
2. « Ayrault : la fermeture de Fessenheim dans le projet de loi transition énergétique », Agence France-Presse,
30 mai 2013.
3. « Je souhaite désormais que l'État puisse être le garant de la mise en œuvre de la stratégie énergétique de
notre pays. Il ne s'agit pas de se substituer à l'opérateur, mais de maîtriser la diversification de notre production
d'électricité selon les objectifs que la nation, souverainement, aura choisis. »
4. « Le délégué à la fermeture de Fessenheim invoque un nouveau motif pour arrêter la centrale », Le Monde,
21 janvier 2014.
5. « Une deuxième règle était envisagée : elle concernait la prolongation au-delà de quarante ans pour certains
réacteurs mais avec des règles ; on appelait cela le 40+20. À la conférence environnementale de 2013, elle
n'apparaît pas. La discussion a repris au printemps 2014, mais, finalement, ces règles n'ont pas figuré dans le
projet de loi. » Entretien avec F. Rol-Tanguy, cité.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


280 ❘ Eva Deront, Aurélien Evrard, Simon Persico

Si cette troisième voie ne se retrouve pas en tant que telle dans la LTE, sa logique est bien
présente dans plusieurs articles. Le premier d’abord, qui inscrit l’objectif de « réduire la part
du nucléaire dans la production d’électricité à 50 % à l’horizon 2025 », mais aussi l’article 55,
qui modifie l’article L.311-5-5 du Code de l’énergie en indiquant que l’autorisation d’exploi-
tation d’une centrale ne peut être délivrée lorsqu’elle aurait pour effet de porter la capacité
totale autorisée de production d’électricité d’origine nucléaire au-delà de 63,2 gigawatts
(GW). Ce chiffre, correspondant au niveau actuel de la production d’énergie nucléaire,
permet d’introduire un plafonnement en valeur (et non plus seulement en pourcentages) de
cette capacité de production.
Toutefois, la LTE ne précise pas les modalités par lesquelles le gouvernement compte atteindre
ces objectifs. Celles-ci doivent être présentées dans la programmation pluriannuelle de
l’énergie (PPE), document stratégique institué par l’article 176 de la loi, devant établir « les
priorités d’action pour la gestion de l’ensemble des formes d’énergie sur le territoire métro-
politain continental, afin d’atteindre les objectifs nationaux fixés par la loi ». Or, la rédaction
de ce document programmatique prend plus de temps que prévu. Face à cette lenteur à
préciser le contenu concret des politiques énergétiques, de nombreux acteurs anticipent
l’abandon de la promesse. C. Duflot explique ainsi :

« Pendant le débat sur la LTE, j'ai compris que la promesse de fermer Fessenheim ne sera pas
tenue quand, lors de la dernière lecture, un amendement du gouvernement à propos de la PPE
remplace “adoptée avant le 31 décembre 2015”, par “débattue”. Je vote quand même la LTE, parce
qu'il y a d'autres trucs, parce que ça a été engagé, parce que Baupin a obtenu beaucoup de choses...
Mais en mon for intérieur, j'ai compris que Fessenheim, c'était mort. »1
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


Cet extrait d’entretien montre bien la relative impuissance des écologistes à peser sur la réali-
sation des promesses de François Hollande. Divisés dans leur rapport à la majorité depuis la
démission de leurs ministres Cécile Duflot et Pascal Canfin en mars 2014, affaiblis dans les urnes
lors des élections intermédiaires (notamment les européennes), les Verts peinent à faire entendre
leur voix. D’autant que le pouvoir exécutif ne ferme pas vraiment la porte à la fermeture de
Fessenheim et semble donner des gages de bonne volonté à ses partenaires de majorité. La
première PPE, approuvée par décret le 27 octobre 2016, précise que « le décret d’abrogation de
l’autorisation d’exploiter les deux réacteurs de la centrale de Fessenheim » sera « publié en
2016 »2. Mais elle rappelle aussi le plafonnement à 63,2 GW de la puissance nucléaire installée
en France, qui revient à conditionner la mise en service d’une centrale nucléaire à la fermeture
d’un ou plusieurs réacteurs encore en activité. L’objectif est clair : il s’agit de relier la mise en
service de l’EPR de Flamanville (dont la capacité doit atteindre 1 630 mégawatts (MW)) à la
fermeture de deux réacteurs (chacun des deux réacteurs de Fessenheim produisant 900 MW)3.

Coupler la fermeture de Fessenheim et la mise en service de Flamanville


Si le plafonnement permet de contourner les obstacles réglementaires, il est toutefois porteur
d’incertitudes quant à la réalisation de la promesse. D’une part, puisqu’aucun nom de cen-
trale ne figure dans la loi, cela ouvre la porte à toutes les interprétations possibles : EDF

1. Entretien avec C. Duflot, 2016, cité.


2. Ministère de l'Environnement et de la Mer, Programmation pluriannuelle de l'énergie, octobre 2016.
3. « Ce que la loi Royal impose, c'est le plafonnement de la capacité nucléaire française à son niveau actuel, soit
63,2 gigawatts. Quand EDF mettra en service la nouvelle centrale de Flamanville, il faudra arrêter deux réacteurs
pour rester dans les clous », Le Figaro, 14 septembre 2016.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


TENIR UNE PROMESSE ÉLECTORALE ❘ 281

pourrait en réalité choisir de fermer les réacteurs de son choix. La ministre de l’Énergie
S. Royal annonce certes que « quand Flamanville ouvrira, Fessenheim devra fermer »1, mais
l’opérateur ne se prive pas de s’engouffrer dans le flou de cette disposition en avançant
l’hypothèse d’une décision différente. En parallèle, garder le nom de Fessenheim, en dehors
de toute considération économique, permet à EDF de se décharger de cette responsabilité
vis-à-vis des acteurs locaux et des salariés2.
La seconde incertitude concerne le calendrier. Le chantier de la construction de l’EPR à
Flamanville a pris énormément de retard (dont le gouvernement avait déjà connaissance en
20133) et sa mise en service ne devrait pas intervenir avant l’année 2018. Le couplage de la
fermeture de Fessenheim au dossier de l’EPR contraint donc le pouvoir exécutif à écrire un
nouveau récit de la promesse électorale : il ne s’agit alors plus de fermer la centrale avant le
terme du mandat, mais d’engager une procédure dite irréversible, qui conduirait à cesser la
production d’électricité en 2018 dans la centrale alsacienne. Ce nouveau récit, relativement
consensuel au sein du pouvoir exécutif, est porté par S. Royal :

« À partir du moment où deux nouveaux réacteurs vont ouvrir, deux vieux réacteurs devront fermer
à l'échéance butoir de 2018, ce qui veut bien dire qu'il faudra dès l'année prochaine [2016] engager
ce processus en respect des personnes, en respect des territoires [...]. Ce sera irréversible d'ici la
fin du quinquennat, bien évidemment. »4

Il est également assumé directement par le président de la République, lorsque celui-ci est
interrogé sur l’échéance de 2016 :

« En 2016, non, car la construction de l'EPR de Flamanville (Manche) a pris beaucoup de retard (sa
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


livraison est prévue pour 2018, NDLR). Mais ce qui importe, c'est d'engager toutes les procédures
pour fermer Fessenheim. Nous le faisons. On pourra dire alors que c'est irréversible. »5

Cette stratégie de couplage de la fermeture de la centrale de Fessenheim à la mise en service


de l’EPR de Flamanville présente des intérêts multiples. Le plus visible est la ressource qu’elle
offre au gouvernement dans sa négociation avec EDF, sur laquelle la pression à initier le
processus de fermeture s’accroît. Entre-temps, en effet, le décret d’autorisation de création
de l’EPR est arrivé à expiration et nécessite une prolongation de la part du gouvernement.
Sur le plan politique, cette solution présente également l’avantage de bénéficier d’un
consensus au sein du pouvoir exécutif. Dans le même temps, cela contribue, sinon à brouiller
le message, en tout cas à diluer la décision : ainsi réécrite, cette promesse semble plus facile
à présenter comme étant tenue, ou a minima en voie de l’être. Deux enjeux restent toutefois
problématiques : le respect du calendrier et l’irréversibilité du processus, mise en avant par
le pouvoir exécutif. Ils seront abordés dans le cadre de la LTE par le biais d’une réforme
discrète des procédures de mise à l’arrêt définitif des installations nucléaires de base.

1. Le Monde, 9 mars 2015.


2. « Ils ont naturellement gardé Fessenheim car ça donne l'impression, dans le rapport avec les syndicats, que
la direction d'EDF n'y est pour rien. » Entretien avec F. Rol-Tanguy, cité.
3. Entretien avec F. Rol-Tanguy, cité.
4. Le Monde, 9 septembre 2015.
5. Entretien accordé au journal Le Parisien, 24 septembre 2015.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


282 ❘ Eva Deront, Aurélien Evrard, Simon Persico

Dissocier mise à l’arrêt définitif et démantèlement pour rendre le processus « irréversible » ?


La procédure de mise à l’arrêt définitif et de démantèlement d’une centrale implique la
constitution d’un dossier détaillé, la conduite d’une enquête publique et une instruction par
les services de l’ASN. Sans réforme de cette procédure, il sera donc impossible de concrétiser
la promesse de fermeture de Fessenheim, même réécrite, dans les délais annoncés. En effet,
l’ASN estime qu’« entre le moment où l’opérateur commence à préparer son dossier et le
décret d’autorisation, il faut compter cinq ans »1. La nouvelle ruse consiste alors à introduire
une séparation dans la procédure administrative entre la déclaration d’intention de mise à
l’arrêt définitif de la part de l’exploitant et le dépôt du dossier de démantèlement de la
centrale. Lorsque le sujet émerge au mois de janvier 2014, le ministère de l’Écologie indique
ainsi que « la mise à l’arrêt définitif pourra être décidée alors même que l’instruction du
dossier de démantèlement ne sera pas achevée »2. L’enjeu revient alors à prendre des dispo-
sitions suffisamment contraignantes pour rendre cet arrêt irréversible et donc dissuader
l’opérateur de toute tentative de redémarrage de la centrale après une éventuelle alternance
en 20173. Un communiqué de presse publié le 15 janvier par ce ministère précise :

« [D]ans le cadre des réflexions en vue du projet de loi de programmation sur la transition éner-
gétique, l'ASN a saisi le ministre Philippe Martin de modifications de procédure de mise à l'arrêt
définitif et de démantèlement, afin de garantir l'engagement de démantèlement “au plus tôt” de
façon générique. Ces modifications seront prises en compte. Ainsi remaniées, ces procédures per-
mettront de respecter le calendrier prévu pour l'arrêt définitif de la centrale de Fessenheim à la
fin de 2016 et l'engagement de son démantèlement en 2018-2019. »4

Cette initiative est présentée comme une réponse à une demande plus générale de l’ASN de
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


revoir les procédures de mise à l’arrêt des centrales, mais elle permet surtout au pouvoir
exécutif de reprendre la main sur le calendrier, de modifier des procédures d’un « nucléaire
qui se protège », qui « compliquai[en]t les choses et désaississai[en]t le pouvoir politique »5,
et de tenir officiellement parole. Il s’agirait donc de pouvoir mettre en avant une série de
mesures prises avant la fin du mandat permettant la fermeture de la centrale, alors que
celle-ci serait encore en service. Le gouvernement cherche notamment à obtenir une demande
écrite de fermeture, formulée par EDF, qui lui permettrait de publier un décret avant le
terme du mandat6, l’arrêt réel des réacteurs n’interviendrait que bien plus tard, une fois
traités les probables recours déposés devant le Conseil d’État.
Si la LTE met en théorie de nouvelles ressources juridiques et politiques à la disposition de
l’État pour accentuer la pression sur EDF, elle ne permet pas au pouvoir exécutif de concré-
tiser sa promesse électorale, même reformulée. Cela tient autant à la dilution de la décision
dont les dispositions de la loi sont porteuses, qu’à l’incapacité de l’État à imposer cette
décision et son calendrier à EDF.

1. « Le stratagème du gouvernement pour fermer la centrale de Fessenheim », Le Monde, 16 janvier 2014.


2. Ibid.
3. « [Dans] le calendrier, il y avait un élément qu'on ne tenait pas, c'est que le dossier de démantèlement, qui
doit être approuvé par l'ASN, était un préalable à l'arrêt définitif. Tant qu'il n'est pas approuvé, on a un problème.
C'est d'ailleurs pour cela que, dans la loi, la donne a été modifiée. » Entretien avec F. Rol-Tanguy, cité.
4. Ministère de l'Écologie, du Développement durable et de l'Énergie, « Philippe Martin a rencontré le nouveau
délégué interministériel à la fermeture de la centrale nucléaire et à la reconversion du site de Fessenheim »,
communiqué de presse, 15 janvier 2015.
5. Entretien avec F. Rol-Tanguy, cité.
6. Le Figaro, 14 septembre 2016.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


TENIR UNE PROMESSE ÉLECTORALE ❘ 283

Expliquer l’incapacité de l’État à imposer sa décision à EDF


a mise en œuvre par EDF de la fermeture de Fessenheim n’aura donc avancé qu’à

L deux moments : d’une part, lorsque l’entreprise a été légalement contrainte de


demander la prolongation du décret de création de Flamanville ; d’autre part, lorsque
S. Royal a proposé un montant de dédommagement pour la fermeture de Fessenheim en
deçà des ordres de grandeur débattus dans la presse et dans un rapport parlementaire1. Pour
le reste, la stratégie de « surplace » d’EDF se révèle particulièrement efficace, facilitée à la
fois par les procédures décisionnelles de l’entreprise et par une action gouvernementale
elle-même peu lisible. Quelles logiques expliquent l’incapacité de l’État, actionnaire majori-
taire et propriétaire de 85 % du capital de l’électricien, à imposer sa décision et son refus
d’un affrontement frontal (par exemple en retirant le décret d’autorisation de création de
Flamanville) ?

La course de lenteur d’EDF


EDF s’est engagée à « n’étudier que la fermeture de Fessenheim » qu’en octobre 2015, soit
après plus de trois ans de mandat présidentiel, lorsqu’elle a dû formuler une demande de
prolongation du décret d’autorisation de création de l’EPR de Flamanville auprès du gou-
vernement. Dans ce dossier, elle a utilisé les délais légaux à leur maximum. Valable dix ans,
ce décret arrivait à expiration le 10 avril 2017. Or, la LTE (art. 187) prévoit que toute demande
d’exploitation s’effectue au moins dix-huit mois avant la fin du décret d’autorisation de
création. Après s’être vu refuser sa demande d’exploitation par l’ASN en mars 2015, EDF a
demandé au gouvernement, le 9 octobre 2015, c’est-à-dire à la dernière « minute », la pro-
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

longation du délai de mise en service de l’EPR. Accordé par un nouveau décret gouverne-

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


mental, le nouveau délai est de trente-six mois, soit jusqu’en avril 2020, avec nécessité de
demander l’autorisation d’exploitation au plus tard le 10 octobre 2018. Ces nouvelles
échéances correspondent parfaitement aux retards annoncés en septembre 2015 par EDF,
selon lesquels l’EPR ne serait opérationnel que fin 2018.
En mai 2016, une lettre de S. Royal au P.-D.G. d’EDF, Jean-Bernard Lévy, détaillant un
dédommagement de 100 millions d’euros incite finalement EDF à engager les discussions
concrètes sur la fermeture de la centrale :

« L'interaction entre EDF et le gouvernement n'a vraiment commencé qu'avec la lettre de Royal
annonçant un dédommagement de 80 à 100 millions d'euros. [...] Le CA a décidé à ce moment-là
de mettre en place un groupe ad hoc d'administrateurs pour s'entourer de conseillers éventuels
pour être une instance qui définirait le montant qu'EDF considérerait son préjudice. [...] La lettre
visait à contraindre EDF à faire enfin des propositions concernant la fermeture de Fessenheim. »2

À partir de ce moment, la demande d’abrogation de l’autorisation d’exploitation (AAE) est


inscrite à l’ordre du jour du comité central d’entreprise. Si les syndicats et EDF soulignent
des délais « normaux », nécessaires à la préparation du dossier pour le CCE3, S. Royal signale,
dans son courrier, son étonnement que les procédures n’aient toujours pas été activées.

1. Marc Goua, Hervé Mariton, Rapport d'information sur le coût de la fermeture anticipée de réacteurs nucléaires :
l'exemple de Fessenheim, Assemblée nationale, no 2233, 30 septembre 2014.
2. Entretien avec G. Magnin, cité.
3. Entretien avec L. Raynault, cité.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


284 ❘ Eva Deront, Aurélien Evrard, Simon Persico

EDF fait ici un usage stratégique des différents délais et procédures, de façon à repousser la
demande d’abrogation de fonctionnement de Fessenheim après les élections de 2017. Le
dossier a été mis à l’ordre du jour du CCE de juin 2016 : « tout était calé pour que la décision
soit prise en décembre » (vote du conseil d’administration)1. Mais lors du CCE du 14 sep-
tembre 2016, les élus votent pour la réalisation d’une expertise externe sur le projet de
fermeture de Fessenheim ; alors que les délais sont fixés jusqu’au 29 octobre, ces élus intro-
duisent aussi, le 5 octobre, un recours en référé pour prolonger le délai de consultation.
Le 14 octobre, la direction d’EDF transmet des documents complémentaires au CCE et fait
obstacle à la consultation du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail
(CHSCT). Le 10 novembre, le tribunal traite le recours et décide de repousser de deux mois
la clôture de la consultation. Le conseil d’administration ne pourra donc pas prendre de
décision sur Fessenheim avant janvier 2017, en pleine campagne présidentielle. L’un des
acteurs impliqués dans ce dossier résume ainsi la situation :

« J.-B. Levy, de concert plus ou moins tacite avec les organisations syndicales, a fait en sorte de
prolonger le plus tard possible pour qu'aucune décision ne puisse être prise avant les prochaines
élections. »2

Tableau 2. Chronogramme des principaux échanges officiels entre EDF et le


gouvernement

Date Émetteur/récepteur Objet

13 janvier 2015 Gouvernement r EDF Lettre de mission : « Vous proposerez au CA les modalités
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


(avant le vote final de la loi TE) d’arrêt de réacteur en application du mécanisme
de plafonnement de 63,2 GW prévu dans la loi TE »3

9 octobre 2015 EDF r Gouvernement Lettre : demande de prolongation du décret


d’autorisation de création de Flamanville 3

15 octobre 2015 Gouvernement r EDF Lettre : la demande d’AAE doit être déposée fin juin 2016

22 février 2016 Gouvernement r EDF Lettre : la demande d’AAE doit être déposée fin juin 2016

2 mars 2016 EDF r Gouvernement Dépôt d’AAE conditionné à une décision du CA, précédée
d’une consultation
du CCE

4 mai 2016 Gouvernement r EDF Lettre : demande de saisine du CCE + détails du montant
des indemnités

La gouvernance d’EDF comme obstacle à la mise en œuvre


Si les procédures du CCE ont permis à EDF de développer cette stratégie de procrastination,
le conseil d’administration de l’entreprise a constitué l’autre organe clé du blocage institu-
tionnel de la fermeture de Fessenheim. Le conseil d’administration est composé de dix-huit
membres4 : six représentants du personnel (qui se prononceraient contre la fermeture de

1. Entretien avec G. Magnin, cité.


2. Ibid.
3. Ibid.
4. L'ordonnance no 2014-948 relative à la gouvernance et aux opérations sur le capital des sociétés à participa-
tion publique a bien modifié, dans la forme, la composition du conseil d'administration d'EDF en abolissant le
statut d'administrateurs représentants de l'État. Il n'y a désormais plus qu'un représentant de l'État (l'actuel

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


TENIR UNE PROMESSE ÉLECTORALE ❘ 285

Fessenheim) ; six représentants de l’État nommés par décret (qui ne voteront vraisembla-
blement pas la question de l’indemnisation pour la fermeture de Fessenheim, pour cause de
conflit d’intérêt)1 ; six administrateurs indépendants, élus par l’assemblée générale des action-
naires sur proposition de l’État. Le vote de ces derniers est variable : ces administrateurs ont
certes été proposés par l’État et entretiennent une certaine proximité avec les cabinets minis-
tériels, mais ils suivent des logiques industrielles propres à leurs secteurs respectifs et sont
garants de l’intérêt économique de l’entreprise. Laurence Parisot, ancienne présidente du
Medef (Mouvement des entreprises de France), s’est ainsi prononcée contre le projet de
réacteur à Hinkley Point en Angleterre lors du conseil d’administration de juillet 2016,
rejoignant par là les représentants du personnel, contre la volonté de l’État.
En outre, le P.-D.G. semble jouer un rôle déterminant dans le vote des administrateurs
indépendants. Selon un administrateur du conseil d’administration d’EDF :

« Si J.-B. Levy a été en situation de négociation avec l'État, ce qu'il a été, et qu'il est arrivé à un
modus vivendi, [...] [le reste] va dépendre de l'utilisation qu'il veut faire de sa capacité de persua-
sion auprès des autres administrateurs indépendants pour qu'ils votent pour ou contre. »2

Or il faut noter ici une grande proximité entre les représentants du conseil d’administration,
l’administration de l’État et l’industrie nucléaire, au-delà d’EDF, ce qui peut renforcer l’inertie
de la fermeture d’un réacteur. En 2016, faisaient ainsi partie du conseil d’administration
d’EDF, en tant qu’administrateurs indépendants : le président du directoire de Vallourec,
entreprise propriétaire à 100 % de Vallinox, leader de la fabrication de certains composants
des réacteurs nucléaires ; Philippe Varin (jusqu’en mai 2016), président du conseil d’admi-
nistration d’Areva ; Colette Lewiner, ayant travaillé douze ans pour EDF. Cette proximité
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


renforce l’opposition à une promesse susceptible, aux yeux de ces acteurs, d’ouvrir une boîte
de Pandore en posant explicitement les questions du coût du démantèlement d’un réacteur
de 900 MW et de la gestion des déchets et combustibles.
La transmission des orientations de l’État au management d’EDF achoppe dès la mise à
l’ordre du jour d’un point au conseil d’administration. C’est notamment pour pallier cette
difficulté que le ministère de l’Écologie a fait en sorte que le responsable de sa tutelle au sein
du conseil d’administration d’EDF – Pierre-Marie Abadie, directeur de l’Énergie à la direc-
tion générale de l’Énergie et du Climat (DGEC) – soit nommé au poste de commissaire du
gouvernement ; ce changement était censé « renforcer la place de l’État dans la gouvernance
de l’entreprise [...], se mettre en situation de pouvoir mettre un sujet à l’ordre du jour »3.
Cette disposition n’a cependant pas permis de mettre la fermeture de Fessenheim à l’ordre
du jour du conseil d’administration avant juin 2016.
Par ailleurs, ni le conseil d’administration d’EDF, ni la commission parlementaire de l’assem-
blée nationale n’ont (ou n’ont eu) accès aux données permettant de chiffrer la rentabilité de
la centrale de Fessenheim. Ainsi, malgré les mesures prises pour renforcer la présence de

directeur de l'APE, nommé par décret) et onze administrateurs nommés par l'assemblée générale des action-
naires. Néanmoins, l'État peut proposer la nomination de plusieurs de ces onze membres, qui représentent alors
« les intérêts de l'État en sa qualité d'actionnaire ». Dans les faits, le mode de liaison entre l'État et le conseil
d'administration d'EDF n'a donc pas été modifié.
1. Entretien avec P.-M. Abadie, cité. Cf. également : Bertille Bayart, « Fessenheim, un dossier politiquement
radioactif », Le Figaro, 13 septembre 2016.
2. Entretien avec G. Magnin, cité.
3. Entretien avec P. Cunéo, cité.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


286 ❘ Eva Deront, Aurélien Evrard, Simon Persico

l’État au sein d’EDF, celui-ci n’est pas davantage en capacité d’imposer ses préférences et
son calendrier à l’entreprise : « L’État n’est pas dans le management. Ce n’est pas l’État qui
va écrire les dossiers, on n’a même pas les plans. C’est EDF qui a tout, c’est à elle de faire
le dossier. »1 Cette incapacité n’est toutefois pas seulement le résultat de la stratégie d’EDF,
elle résulte également d’une certaine fragilité de la position de l’État, dont les préférences
sont moins fermes et homogènes que celles de l’entreprise.

Un pouvoir exécutif fragmenté et aux préférences hétérogènes


Si, officiellement, aucun ministre ne peut s’opposer à une promesse du président de la
République, cela ne signifie pas pour autant que tous les membres du gouvernement y aient
attaché la même importance, ni qu’ils aient partagé la même position. Ce décalage entre le
chef de l’État, qui a affiché à plusieurs reprises le souci de voir sa promesse se réaliser, et
son gouvernement transparaît par exemple lors des discussions autour de la nomination du
nouveau P.-D.G. d’EDF : alors que l’ensemble des ministères concernés avaient approuvé la
reconduction d’H. Proglio, synonyme de blocage persistant des dossiers nucléaires,
F. Hollande s’y oppose in fine seul, tendant ainsi à réaffirmer une volonté de repolitisation
du secteur énergétique2. Au sein du gouvernement, les deux ministres de l’Économie suc-
cessifs, A. Montebourg puis E. Macron, sont loin d’avoir montré la même implication que
le président3, ou que les ministres de l’Écologie, notamment S. Royal, qui s’est finalement
chargée de la négociation avec EDF.
Cette situation rend d’autant plus délicate la position de l’État et la transmission des orien-
tations gouvernementales à EDF, qui a principalement lieu à travers Bercy : alors que trois
ministres signent les lettres de mission à EDF, ce sont les directives du ministère de l’Éco-
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


nomie (tutelle actionnariale) qui priment par rapport à celle du ministère de l’Écologie
(tutelle sectorielle), reflétant la structure de société anonyme d’EDF4. Les consignes données
aux représentants de l’État dans le conseil d’administration d’EDF émergent ainsi de l’Agence
des participations de l’État (APE), sous la tutelle de Bercy. Jusqu’à mi-2016, seul un briefing
de l’APE était envoyé aux représentants du conseil d’administration avant le vote ; aux réu-
nions téléphoniques qui ont désormais lieu, « le ministère de l’Énergie [est] invité au même
titre que les autres administrateurs mais pas coorganisateur. [...] Il y a la commissaire au
gouvernement Virginie Schwarz, et quelqu’un de la DGEC invité aussi. Mais c’est tout Bercy
qui tient la réunion »5.
À ce rapport de forces inégal entre ministères, il faut ajouter plusieurs contradictions internes
qui contribuent à l’absence d’unité gouvernementale pour la fermeture de Fessenheim. Tout
d’abord, le double rôle du ministère de l’Économie, partagé entre l’Agence des participations
de l’État (représentée au conseil d’administration d’EDF), tournée vers les dividendes réalisés
par EDF, et le ministère des Finances, qui veille à ce que l’indemnisation d’EDF ne grève
pas le budget de l’État. Bercy est ainsi « celui qui fait le chèque, et qui ne veut pas que le

1. Ibid.
2. Entretien avec F. Rol-Tanguy, cité.
3. E. Macron confiant en privé son scepticisme à l'égard de cette promesse, notamment face aux salariés de la
filière nucléaire : « Ils savent ce que j'en pense. Ça n'a pas de sens, aucune cohérence industrielle. » (Le Figaro,
14 septembre 2016.)
4. André Delion, « De l'État tuteur à l'État actionnaire », Revue française d'administration publique, numéro thé-
matique « L'État actionnaire », 124, 2007, p. 537-572.
5. Entretien avec G. Magnin, cité.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


TENIR UNE PROMESSE ÉLECTORALE ❘ 287

chèque soit trop gros ; et celui qui va le recevoir sous forme de dividende, tout en s’assurant
qu’EDF ne soit pas sur la paille »1. Cette dualité se retrouve dans les déclarations de S. Royal :
tout en devant assurer l’objectif légal de baisse du nucléaire à 50 %, la ministre approuve
l’amortissement comptable des centrales sur cinquante ans pour ne pas fournir à EDF de
motif de réclamation de dédommagements, à la suite de la fermeture des centrales. De son
côté, l’énergéticien est pleinement conscient de ces tensions : dans un contexte de baisse des
prix de l’électricité et d’incidents de sûreté, EDF pourrait avoir intérêt à la fermeture de
certains réacteurs mais tente d’en faire porter la charge financière à l’État, en s’abritant
derrière la dimension « politique » de cette décision2.
L’entente trouvée entre le ministère de l’Écologie et l’APE/Bercy autour du mécanisme de
plafonnement de capacité3, ainsi que l’accord finalement conclu en août 2016 entre EDF et
le gouvernement semblent permettre aux acteurs politiques d’actionner un nouveau levier
de « blame avoidance », tel qu’identifié par Kent R. Weaver, celui de la « patate chaude »
(« pass the buck ») consistant à repousser la décision et donc à déléguer les coûts (politiques
ou économiques) afférents à son successeur4. Le protocole d’indemnisation, négocié à hau-
teur de 446 millions d’euros, prévoit ainsi que l’État verse à EDF une première tranche de
100 millions d’euros à l’arrêt de l’installation, en 2019, tandis que la seconde (environ
300 millions d’euros) serait débloquée l’année suivante5.
Malgré tout, l’accord ne permet au gouvernement ni de clore le dossier ni de tenir la pro-
messe, même réécrite, car il se heurte toujours à une résistance de la part d’EDF. Certes, le
conseil d’administration de l’entreprise a finalement entériné ce protocole, le 24 janvier 2017,
et cela malgré un avis consultatif négatif voté au préalable par le CCE. Il a alors permis à
S. Royal de se féliciter d’une décision « équilibrée et juste », « dans le calendrier prévu, avec
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


un délai jusqu’à l’ouverture de Flamanville »6. Mais il est difficile de conclure à une concré-
tisation de cette promesse, tant le flou entretenu par cette formule est symptomatique d’une
situation loin d’être débloquée. D’une part, EDF a réaffirmé le couplage de ce dossier à celui
de l’EPR de Flamanville, conditionnant ainsi le calendrier de la fermeture de Fessenheim à
la mise en service de cette nouvelle centrale normande. D’autre part, l’entreprise a ajouté,
in extremis, une nouvelle demande : le redémarrage d’un réacteur de la centrale de Paluel, à
l’arrêt depuis 2015 pour raison de sûreté7. Fermée depuis le 23 juillet 2017 pour maintenance
(réacteur 1) et pour anomalie (réacteur 2), la centrale de Fessenheim devrait redémarrer au
printemps 2018, un an après la fin du mandat de François Hollande.

*
* *

En retraçant la genèse de l’engagement de fermer la centrale de Fessenheim, puis les difficultés


auxquelles le pouvoir exécutif a été confronté pour le concrétiser, cet article confirme

1. Entretien avec P. Cunéo, cité.


2. Entretien avec B. Laponche, 2016, cité ; entretien avec G. Magnin, cité.
3. Entretien avec F. Rol-Tanguy, cité.
4. K. R. Weaver, « The Politics of Blame Avoidance », art. cité, p. 386.
5. « EDF et l'État trouvent un accord à 400 millions d'euros pour fermer Fessenheim », Le Monde, 24 août 2016.
6. Ségolène Royal, communiqué de presse du 24 janvier 2017.
7. Véronique Le Billon, « Fessenheim, cinq ans de débats et toujours autant d'incertitudes », Les Échos, 24 janvier
2017.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018


288 ❘ Eva Deront, Aurélien Evrard, Simon Persico

l’importance d’analyser finement les conditions de formulation d’une promesse électorale


pour en expliquer les logiques de mise en œuvre.
Premièrement, cette promesse relève du positionnement stratégique et du calcul électoral
d’un candidat concourant à l’élection présidentielle et tenu par les évolutions récentes de
son parti. Elle permettait à F. Hollande de rassembler une large coalition, en passant un
accord avec EELV dans le cadre d’une négociation préalable à la séquence électorale, qui lui
assurait des reports de voix plus favorables au second tour. Cet engagement relevait donc
davantage d’une démarche de « vote » et d’« office seeking » (intéressé par les voix et les postes)
que de « policy seeking » (intéressé par les politiques publiques). La visibilité de cette promesse
pendant la campagne semble presque indépendante de la volonté de F. Hollande, et l’enga-
gement ne correspond pas réellement aux préférences initiales identifiables du président et
de la plupart des membres du gouvernement. Par ailleurs, les écologistes, partenaires de
majorité, ne disposaient pas des moyens institutionnels et politiques pour rappeler le pouvoir
exécutif à son engagement, une faiblesse accentuée par leur démission du gouvernement à
mi-mandat. Tout mène à penser que les incitations engendrées par la prise de position
stratégique de F. Hollande en faveur de la fermeture ont duré un temps trop limité pour
que la promesse puisse être tenue.
Dès lors, la surprise de voir un pouvoir exécutif incapable d’ordonner l’arrêt de « la plus
vieille centrale de France » à une entreprise, société anonyme dont l’État est actionnaire
majoritaire, n’en est pas vraiment une. L’incapacité du gouvernement à concrétiser son
engagement a été renforcée par l’existence de logiques et de temporalités contradictoires
entre l’arène de la compétition politique et celle de la politique publique, la seconde s’impo-
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


sant finalement à la première. La mise en œuvre de cette promesse s’est ainsi rapidement
heurtée à la résistance des acteurs (économiques et techniques) dominants dans un domaine
de politiques publiques où l’indépendance sectorielle atteint une forme de paroxysme. En
matière d’énergie, et plus encore d’énergie nucléaire, les institutions politiques semblent
peser bien peu face à des institutions sectorielles très autonomes, comme l’ASN ou EDF.
Pour autant, le renoncement du pouvoir exécutif à s’imposer n’est pas le simple fait d’une
division des tâches institutionnelles. Il relève également d’une forme d’instrumentalisation
des obstacles auxquels le gouvernement fait face, ceux-ci lui permettant de repousser à plu-
sieurs reprises les perspectives de fermeture de la centrale, de reformuler sensiblement cette
promesse pendant le mandat pour finalement justifier sa non-réalisation. Si la capacité de
mise en œuvre du pouvoir exécutif, et notamment sa capacité institutionnelle, est largement
conditionnée par les modalités de gouvernance du secteur dans lequel une politique publique
s’inscrit, les contraintes liées à cette capacité ne sont pas aussi fortes, univoques et exogènes
que ce qu’affirment les responsables politiques. Et ce, même quand ils échouent à tenir
promesse.
Étudier le non-respect d’une promesse offre ainsi plusieurs enseignements sur les conditions
de réalisation des engagements électoraux. D’abord, cela permet de mieux penser le rôle que
jouent les coalitions dans cette réalisation (ou non). Jusqu’ici, cette question a surtout été
pensée à travers le prisme de la contrainte institutionnelle que représentent les coalitions.
Celles-ci n’étaient considérées que comme un facteur limitant la capacité du chef du pouvoir
exécutif à tenir ses promesses. Or, notre article montre que s’engager dans une coalition,
surtout quand cela oblige à des tractations programmatiques pré-électorales, influence tout
autant le respect des promesses. En effet, une promesse concédée à un partenaire de coalition
❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018
TENIR UNE PROMESSE ÉLECTORALE ❘ 289

n’est pas de même nature qu’une promesse issue du noyau programmatique d’un parti et
de son candidat. Tenir compte de cette différence d’origine des promesses semble une voie
prometteuse pour de futures recherches.
Par ailleurs, cette étude permet de rappeler que la capacité institutionnelle à tenir promesse
est bien une « variable » et d’apporter d’autres compléments à la littérature sur le respect
des promesses. Cette capacité fluctue tout d’abord en fonction des secteurs de politiques
publiques, empêchant de considérer qu’une large majorité suffit à conférer une forte capacité
institutionnelle. La capacité fluctue également en fonction des stratégies des responsables
politiques, qui peuvent accroître ou restreindre leurs propres marges de manœuvre, y com-
pris juridiques et institutionnelles. Ce résultat invite à porter une attention toute particulière
à la réalité de ces contraintes institutionnelles et à opérer une distinction entre ce qui relève
effectivement d’une contrainte sectorielle et les stratégies d’évitement du blâme mises en
œuvre par les responsables politiques1.

Eva Deront, Aurélien Evrard et Simon Persico

Eva Deront est doctorante au laboratoire Pacte, Grenoble, et chercheuse invitée au Cevipol/Institut d’études
européennes, Bruxelles. Ses recherches actuelles portent sur l’évolution de la politique nucléaire européenne,
sur la mise en œuvre de la sortie du nucléaire en Allemagne et sur la précarité énergétique en Belgique.
(Université Grenoble Alpes, CNRS, Sciences Po Grenoble, Pacte, 38000 Grenoble, <eva.deront@umrpacte.fr>.)
Aurélien Evrard est maître de conférences en science politique à l’Université de Nantes et chercheur
au Laboratoire DCS (droit et changement social). Ses travaux portent sur les transformations de l’action
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 15/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.167.68.78)


publique en Europe, tout particulièrement dans le domaine des politiques énergétiques et environne-
mentales. Il a notamment publié : Contre vents et marées. Politiques des énergies renouvelables en Europe,
Paris, Presses de Sciences Po, 2013 ; (avec Pierre Bocquillon) « Rattraper ou devancer l’Europe ? Poli-
tiques françaises des énergies renouvelables et dynamiques d’européanisation », Politique européenne,
52, 2016, p. 32-56. Il a coordonné avec Stefan Aykut et Sezin Topçu un numéro spécial intitulé « Tran-
sitions énergétiques et changements politiques » dans la Revue internationale de politique comparée
(24 (1-2), 2017). (Université de Nantes, UFR de droit et sciences politiques, Chemin de la Censive du
Tertre, BP 81307, 44313 Nantes Cedex 3, <aurelien.evrard@univ-nantes.fr>.)
Simon Persico est professeur des universités en science politique à Sciences Po Grenoble, rattaché au
laboratoire Pacte. Ses travaux portent sur l’impact des partis sur les politiques publiques, le changement
des systèmes partisans et les politiques environnementales. Il a notamment publié : (avec Florent
Gougou), « A New Party System in the Making ? The French 2017 Presidential Election », French Politics,
15 (3), 2017, p. 303-321 ; (avec Christophe Bouillaud et Isabelle Guinaudeau), « Parole tenue : une
étude de la trajectoire des promesses du président Nicolas Sarkozy (2007-2012) », Gouvernement et
action publique, 3 (3), 2017, p. 85-113 ; « “Déclarer qu’on va protéger la planète, ça ne coûte rien” : les
droites françaises et l’écologie, 1975-2015 », Revue française d’histoire des idées politiques, 44 (2), 2016,
p. 157-186. (Université Grenoble Alpes, CNRS, Sciences Po Grenoble, Pacte, 38000 Grenoble,
<simon.persico@iepg.fr>.)

1. Notre enquête n'aurait pas pu être réalisée sans le soutien de l'Agence nationale de la recherche au projet
Partipol (financement ANR Jeune Chercheur, projet ANR-13-JSH1-0002-01, sous la direction d'Isabelle Guinau-
deau). Les auteurs tiennent également à remercier vivement les évaluateurs anonymes de la revue pour leurs
remarques et conseils.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 68 No 2 ❘ 2018

Vous aimerez peut-être aussi