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LE SYMPTÔME HILARE.

Avatars de Shem et Shaun

Franz Kaltenbeck

ERES | « Savoirs et clinique »

2008/1 n° 9 | pages 108 à 113


ISSN 1634-3298
ISBN 9782749209227
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-savoirs-et-cliniques-2008-1-page-108.htm
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Savoirs et cliniques 9 30/05/08 18:07 Page 108

ZEN ET JOYCE

Le symptôme hilare.
Avatars de Shem et Shaun 1

Franz Kaltenbeck

Finnegans Wake est, selon Lacan, le sin- « PASTOUT » DE FINNEGANS WAKE


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thome que Joyce a avancé en tant qu’artiste.
Qu’il l’ait avancé « tel qu’il n’y ait rien à faire « Le Shemptôme », c’est ainsi que Lacan,
pour l’analyser 2 » ne veut pas dire que ce sin- lisant Finnegans Wake 4, appelle Shem, le frère
thome soit inexplicable. Il a une « fonction jumeau de Shaun en précisant : « Ils sont noués
réparatrice 3 ». Vu la complexité de cette – rien de plus noué que des jumeaux 5 ». Cette
œuvre, un psychanalyste n’en saurait tirer que remarque ne fait pas de Shem la quintessence
des bouts de ficelle. Shem et Shaun, les fils de ce grand « art-sinthome » (Geneviève
jumeaux de Earwicker et d’Anna s’y prêtent. Ils Morel 6) qu’est l’œuvre ultime de Joyce. Le
ont des fonctions importantes dans le livre et les « Shemptôme » serait-il la métonymie du « sin-
exégètes s’attellent souvent à leurs rôles. Anta- thome », la partie pour le tout ? Je n’y crois pas
gonistes, ils sont pourtant solidaires. J’évoque- pour la simple raison que FW ne forme pas un
rai ici deux passages : dans le premier, le tout, n’en déplaise à certains joyciens, comme
nouage de Shem et Shaun se fait par des nomi- Klaus Reichert 7. Cet auteur pense que « tout
nations réciproques, et par le mal que chacun passage (de cette œuvre) doit par principe
d’entre eux fait à l’autre. Ils participent donc contenir l’ensemble » de celle-ci. Il n’est pas
tous les deux au symbolique et au réel, les noms sûr que Jacques Aubert partagerait le point de
qu’ils se donnent étant du ressort du symbo- vue de Reichert, car, pour lui, FW relève plutôt
lique, leurs actes de celui du réel. Dans le du « pastout » lacanien 8. Il peut en effet s’ap-
deuxième passage, Joyce fait de Shem plutôt un puyer sur l’aveu de Joyce lui-même qui se sen-
serf du réel et de Shaun un seigneur de l’imagi- tait parfois jeté en dehors de l’univers. Ainsi,
naire. On verra avec quelles conséquences. l’auteur de Portrait de l’artiste en jeune homme

Franz Kaltenbeck, psychanalyste, Paris, Lille.

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dit, à propos de la célèbre crise de dépersonna- rers 18 ». Une question porte sur son identité
lisation de Stephen Dedalus à Cork : « Par son plus que douteuse. Déjà au début du livre III, il
monstrueux chemin de vie, il semble s’être mis lui est difficile « d’isoler je de mes multiples
lui-même hors des limites de la réalité 9. » Face Mois » (to isolate i from my multiple Mes – 410,
à quelques interlocuteurs, Joyce appelait son 12). Yawn, allongé sur un tertre, parle de son
dernier livre « un monstre 10 », alors que cer- rapport à Shem, son jumeau rival et dit ceci :
tains de ses exégètes, comme Bernard Ben- « He feels he ought to be as asamed of me as me
stock 11, y voient l’« éléphant blanc » de la to be ashunned of him » (489, 18) 19. Dans la
fable d’Ésope dont chacun n’a vu qu’un mor- « pluralité des voix 20 » qui se font entendre
ceau. Cet auteur renvoie dans ce contexte à une dans ce chapitre, Yawn noue donc son identité à
note d’Issy en bas de page de la leçon de géo- celle de son frère jumeau, tout en mettant en
métrie, ou plutôt d’éducation sexuelle que les question leurs identités respectives. Le nom de
enfants d’Earwicker se dispensent à eux- Shem est évidemment évoqué dans le néolo-
mêmes (dans le passage dit « Le Triangle 12 ») gisme « asamed », composé à partir du verbe
où elle écrit : « Quel horrible éléphant blanc « to be ashamed », être honteux, verbe dont la
échoué dans le détroit des hommes 13 ! » réduction à « asamed » fait aussi surgir l’adjec-
tif « same », le même, mais sous une forme ver-
MON SHEMBLABLE bale de l’adjectif, comme si Shem avait besoin
de devenir un peu plus le même, de s’assimiler
Clive Hart compare Shem et Shaun aux à Shaun. Joyce superpose « same » et « sham »
concepts platoniciens du même et de l’autre 14. à plusieurs endroits de son œuvre 21.
Shem, le plumitif, écrit la Lettre et Shaun doit la Le verbe « to ashun » ne se trouve pas non
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distribuer 15. Shaun appelle son frère « Negoist plus dans le dictionnaire, mais seulement le
Cabler » (488, 21 ; 511) 16 et le traite également verbe « shun » (éviter, fuir, voire bannir 22). Il
de « my shemblable ! my freer ! » (489, 28 ; 512). renvoie au nom de Shaun 23. C’est Shaun qui
Le mot « shemblable » mérite qu’on s’y arrête : parle ici. Sa phrase décrit un chiasme. Il dit que
c’est le composite entre un nom propre (Shem) et Shem a le sentiment qu’il devrait, première-
l’adjectif français « semblable ». D’une part ment, devenir le même que lui, Shaun, et,
donc, le signifiant qui semble vous décerner votre deuxièmement, être honteux de lui, son frère
identité, voire votre singularité 17 ; d’autre part, Shaun. D’autre part, Shem a le sentiment que
le mot qui vous assigne à votre aliénation la plus lui-même, Shaun, devrait être évité, fui, voire
radicale dans l’autre, votre semblable. Le trait banni et exclu de lui, Shem 24. Tout tourne donc
d’humour de Joyce montre déjà à lui-même com- dans cette phrase autour de Shem dont Shaun se
ment il a su contourner par son écriture cet écueil fait le porte-parole. Le discours indirect de
souvent mortifère qu’est, dans la psychose, la Shaun nous fait part des sentiments de son
relation du moi à l’autre. frère. Shaun énonce que Shem sent qu’il devrait
devenir le même (ou au moins « un peu plus
ASAMED, ASHUNNED même » qu’il ne l’est déjà, si c’était possible)
que lui, Shaun. Et, Shaun est pour quelque
Joyce subvertit l’aliénation spéculaire par chose dans ce devenir-même de Shem. En
une sorte d’écriture en miroir. Au chapitre 3 du même temps Shaun dit que Shem sent qu’il
Livre III, Shaun, métamorphosé (« metandmo- devrait être autant honteux, de lui, Shaun, que
refussed ») en Yawn – après avoir été Jaunty Shaun devrait être fui (évité) de lui, son frère.
Jaun et Haun – subit un interrogatoire. Ses Shaun soupçonne même Shem de l’exclure, de
inquisiteurs, les quatre vieillards, jadis évangé- le rejeter, de le bannir. Bref, Shem devient lui-
listes, annalistes, sont à présent « psychomo- même, il acquiert son identité, grâce à Shaun, il

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devient ainsi presque le même que Shaun et de Shem trouve toutes sortes de variations. Shem,
surcroît honteux, alors que Shaun est fui, évité, Issy le nomme, elle aussi, Same (300, 22), un
il subit l’exclusion de la part de Shem. nom qui résonne dans l’injonction « The seim
Et pourtant, Shem et Shaun n’évoluent pas anew » (215, 23) du chapitre sur Anna Livia où
dans un duel mortifère (moi ou l’autre) car cha- la plasticité de la « languo of flows » (621, 22)
cun des deux reçoit, selon ce que Shem ressent, (« langage des fleuves ») se fait particulière-
son nom de l’autre. Leurs noms respectifs sont ment prolixe puisque plantés à la rive de la Lif-
donc contaminés par l’action de l’autre : action fey les jumeaux subissent la métamorphose qui
honteuse mais aussi prégnance de Shaun – qui sied à leur rivière de mère : Shem devient stem
permet à Shem de devenir un peu plus same (tronc d’arbre) et Shaun devient « stone »
(même) ; mise en fuite et au ban de Shaun par (pierre) (216, 3-4).
(ou à cause de ?) Shem. Ce n’est pas seulement Shem incarne aussi la réponse à la « pre-
la nomination réciproque qui empêche la riva- mière énigme de l’univers » où il est demandé
lité spéculaire et le fratricide mais aussi l’im- de savoir : « quand est-ce qu’un homme n’est
possible identité entre les deux jumeaux. En pas un homme » ? (170, 4-5). Réponse : quand
effet, si Shaun assume la honte que Shem il est un « Sham ». Un « Sham » est, entre
devrait avoir de lui, Shem ne saurait à la fois autres, un charlatan, quelqu’un qui fait du sem-
devenir comme lui et avoir en même temps blant, et c’est pour ça qu’on pourrait traduire
honte de lui, voire le rejeter et bannir. « Sham » par « Shamblant ». Puisque Lacan
Nos jumeaux se livrent certes des guerres assigne l’analyste non seulement à la place du
« frèroces 25 » mais ils restent solidaires. Ils ne semblant, mais fait aussi de lui un symptôme,
s’opposent pas dans une rivalité acharnée et, à les analystes pourraient adopter Shem comme
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un certain moment, ils deviennent même plus l’un de leurs patrons ! Shaun assène à son frère
que deux, comme l’a montré Bernard Ben- un certain nombre de quolibets dont l’ironie
stock 26. Sans doute, Joyce s’identifie-t-il à s’applique à Joyce lui-même : « Maistre Shem
Shem mais Clive Hart 27 avertit le lecteur de de la Plume » (177, 30), « alshemist » (185,
FW de ne pas conclure trop rapidement que 35), « Pain the Shamman » (192, 23 – il s’agit
Joyce aurait fait de Shem son seul champion, de l’inversion de « Shem the Painman » où
tout en avilissant Shaun. s’épingle l’identification joycienne au rédemp-
Les nominations dans la déclaration de teur). Plus tendre, voire agalmatique : « My
Shaun (FW, 489, 18) sont supportées par les ghem of all jokes » (193, 9 – ma gemme de
verbes « asamed » et « ashunned ». Bien que le toutes les blagues).
verbe (néologique) « asamed » assigne Shaun à
la honte, Shem ne se saurait pas pensé préservé FABLE ANTI-PHILOSOPHIQUE
de cet affect car son nom y est assimilé (par la
chaîne Shem, same, shame). D’autre part, Joyce Au début de la fable The Ondt and the
arrive à cet exploit : le verbe « ashunned » ren- Gracehoper, Joyce transforme son nom en une
voie au nom de Shaun mais c’est par ce verbe vertu : la « joyicity ». C’est en réponse à une
même que notre héros prononce son bannisse- demande du narrateur du chapitre III, 1 de
ment, sa forclusion par Shem. chanter une chanson, que Shaun raconte ce
morceau de bravoure, calqué sur une fable d’É-
FRAGILITÉ DU NOM ET PLASTICITÉ DU MOT sope. Dans une lettre à Harriet Shaw Wea-
ver 28, Joyce fournit un petit vocabulaire de
Joyce ne croit pas que le nom propre ait le ce texte où l’on apprend que « ondt » est l’ad-
pouvoir de donner une identité, voire une sin- jectif norvégien pour « irrité », « fâché »,
gularité au sujet. Calqué sur James, le nom de « contrarié ». Mais on entend dans ce mot avant

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tout « ant », la fourmi. « Gracehoper » vient de pour plaisanteries) dans sa psyché ». Il a de ces
« grasshopper » (la sauterelle) et pourrait être airs un peu engoncés 32 ! Son rapport à la chair
traduit par « celui qui espère recevoir la grâce » relève de l’Imaginaire (« chairmanlooking »),
– et qui ne s’occupe que de sa « joyicity », alors que cet imbécile (« sillybilly ») de « Gra-
c’est-à-dire de sa jouissance, que le texte rap- cehoper » tourbillonne « à travers une jungle
proche curieusement de Kant. Le « Gracehop- d’amour et de dettes 33 ». Le « Gracehoper »
per », c’est évidemment Shem. Il s’agit d’une est donc condamné à parcourir le Réel, le
fable philosophique : Joyce a tissé dans son conteur Shaun parle de la « veripathétique
texte un grand nombre de philosophes aux imago de l’impossible Gracehoper » (417, 32) :
noms déformés 29. la jungle de l’amour et des dettes, le chaos
À première vue, la fable raille celle d’É- (« jumble ») de la vie dans les pires doutes (« in
sope (traduite en français sous le titre « La doubts afterworse »).
fourmi et le bousier »). On reconnaît Shaun der- Tandis que l’« Ondt » fait le maître, le
rière « The Ondt » mais aussi le biblique Esaü « Gracehoper » boit, va au bordel et tombe
(« Esaup ») tandis que Jacko, the Gracehoper malade comme un Satan 34. Son corps est une
est Shem. À vrai dire, la fable est plutôt anti- carapace (« corapusse ») 35, il est aveugle
philosophique, puisque la philosophie, au « comme une chauve-puce » et, d’une voracité
moins celle de l’« Ondt », est dénoncée comme insatiable, il mange tout, même le papier du
« comfortumble phullupsuppy » alors que le temps 36.
« Gracehoper » préfère plutôt « l’entymo- À partir de cette énumération (incomplète)
logy », les mots et les insectes commettant dans des antagonismes de nos deux insectes, on peut
ce texte l’inceste. avancer que Joyce a élucidé, dans sa fable, le
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Le « Gracehoper » habite une maison nouage du réel et de l’imaginaire, qu’il a réflé-
qu’on appelle fourmilièrement « une-chose- chi dans ce texte sur la relation entre la jouis-
comme-aucune-autre-chose ». On ne peut pas sance infinie de l’Autre, que le grouillement
ne pas penser ici à l’adverbe « famillionnaire- entomologique doit capter, et la conception tra-
ment » du trait d’esprit freudien et au « mille- ditionnelle du langage où le signifiant maître
pattes » dans le commentaire que Lacan en a n’a pas encore perdu son « dhrone » (417, 11).
livré 30. Le « Gracehoper » copule avec toutes Qu’il s’agisse d’une réflexion se montre
ces bestioles dont les noms entomologiques au moment où le « Gracehoper » et l’« Ondt »
parsèment le discours de Shaun. font « aquinatance » (connaissance). Loin de
s’affronter dans la dialectique du maître et de
LETTRE VERSUS SIGNIFIANT l’esclave, les deux insectes font la paix, non
sans que le « Gracehoper » fasse amende hono-
À travers les imagos de la fourmi et de la rable tout en critiquant son partenaire : « Ton
sauterelle s’affrontent donc plusieurs antago- genre (genus) est mondial, ton espace (tes plai-
nismes dont Joyce tresse les fils pour en faire santeries) sublime(s) / Mais, pourquoi, saint
un tissu envoûtant de mots : la grâce (côté Salmartin ne peux-tu pas battre le temps 37 ? »
« Gracehoper ») précède déjà chez saint Ce n’est pas un hasard si saint Thomas d’Aquin
Augustin les œuvres (de l’« Ondt ») 31 ; le tout, est convoqué à la rencontre de ces « mouschical
l’espace, l’âme sont encore les domaines de umsummables » (417, 9), « de ce musical des
l’« Ondt » (Shaun) car c’est un « weltall insommables 38 ».
fellow », un gars de l’univers, un « raumybult » Moment de grande lucidité et de bonheur
(en allusion du poète du « Bateau ivre » ; Raum (de l’auteur plutôt que de ses deux créatures).
est le nom allemand pour « espace ») qui « fait C’est au moins ce que dit le texte dans sa lettre :
(aussi) des espaces (des Spässe, mot allemand le « Gracehoper » se demande « wheer would

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his aluck alight », « où sa chance s’allumera- de l’infini dans l’épiphanie joycienne, dont
t-elle », et qu’il sera « motylucky if he will Jacques Aubert sait si bien nous entretenir 39.
beheld not a world of differents » (« plus
qu’heureux s’il ne verra pas un autre monde », Malgré leurs altercations, Shem et Shaun ne
« s’il ne verra pas un mot de différend »). Pas- s’abandonnent pas à l’agressivité spéculaire. En
sage lumineux de ces lignes de FW (417, 7-10) ! décortiquant une phrase de FW, 489, nous avons
Joyce nous y fait entrapercevoir le nœud que vu que les actions même qu’ils s’infligent l’un à
font les parcours de nos deux jumeaux. Ils sont l’autre les nomment. Aussi évoluent-ils à ce
musicalement « unsummables ». Ce mot joy- moment du texte chacun et dans le Symbolique
cien ne vient pas seulement du verbe allemand et dans le Réel. Leurs ronds de ficelle s’enlacent.
« (her)umsummen » (fredonner autour) mais Par contre, dans la fable The Ondt and the Gra-
aussi du substantif « Unsumme », au pluriel cehoper, Joyce « réélise » celui-ci qui est un ava-
« Unsummen » (somme(s) énorme(s)). Or, le tar de Shem et « imaginarise » celui-là sous les
« Gracehoper » et « l’Ondt » font donc de la traits duquel on reconnaît Shaun. Les consis-
musique parce qu’ils sont « unsummables », on tances des deux insectes ne sont plus enlacées.
ne peut pas les additionner. Le premier évolue Le texte épelle leur incompatibilité. Son écriture,
dans le réel de la jouissance, l’autre est un faisant office de sinthome, se lit comme la parti-
« gars du Weltall », de l’univers. Quand ils font tion de leur impossible rencontre dont l’auteur
connaissance, « aquinatance », jaillit la lumière fait jaillir la lumière d’une épiphanie.

NOTES

1. Communication au « Joyce-Lacan Symposium », Dublin, 16 juin-19 juin 2005.


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2. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome. Texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, 2005, p. 125.
3. Ibid., p. 153.
4. Désormais FW.
5. J. Lacan, « Joyce le symptôme I », dans J. Lacan, J. Aubert, J.-G. Godin, C. Millot, J.-M. Rabaté, A. Tardits, Joyce avec Lacan (sous la
direction de J. Aubert). Préface de Jacques-Alain Miller, Paris, 1987, Navarin Éditeur, p. 24.
6. G. Morel, Symptôme et ambiguïté sexuelle (inédit). Cf. Id. La loi de la mère. Essai sur le sinthome sexuel, Paris, Anthropos, 2008,
p. 83-147.
7. K. Reichert, Vielfacher Schriftsinn, Francfort, Suhrkamp, 1989, p. 29.
8. J. Aubert, « Figures de l’incongru », conférence inédite, Lille, 28 mars 1998.
9. « By his monstrous way of life he seemed to have put himself beyond the limits of reality », dans A Portrait of the Artist as a Young
Man, Londres, New York, Pinguin Books, 1992, p. 98.
10. R. Ellmann, James Joyce, Oxford, Oxford University Press, 1983, p. 716.
11. B. Benstock, Joyce-again’s wake : an Analysis of Finnegans Wake, Seattle, University of Washington Press, 1965, p. 42-107.
12. FW, II.1, 300, n. 4.
13. J. Joyce, Finnegans Wake. Roman traduit de l’anglais et présenté par Philippe Lavergne, Paris 1982, Gallimard, p. 330 (« What a
lubberly whide elephant for the men-in-the straits ! »).
14. C. Hart, Structure and Motif in Finnegans Wake, Northwestern University Press, 1962, p. 112-113.
15. Ibid., p. 114.
16. À propos du jeu de mots « Negoist », cf. J. Aubert, « La voix de Joyce et son nego », dans Dire non. Libres cahiers pour la psy-
chanalyse, automne 2000, n° 2, p. 97-103.
17. Il a été souvent noté que « shem » signifie en hébreu « nom ». Dans son article « Sur la construction de la tour de Babel », op.
cit., p. 200-2001, Klaus Reichert rappelle que selon Rabbi Ishmael « nom signifie idolâtrie ». « Se faire un nom » reviendrait à vou-
loir être égal à Dieu.
18. De psychomôros (fou de l’âme), selon Roland McHugh, Annotations to Finnegans Wake, Baltimore et Londres, 1991, p. 476.
19. P. Lavergne n’arrive pas à rendre la distribution subtile des noms propres dans les verbes de cette phrase quand il traduit : « Il
croit qu’il devrait avoir honte de moi comme moi de lui » (p. 512).
Joseph Campell, A Skeleton Key to Finnefans Wake. Unlocking James Joyce’s Masterwork. Edited with a new foreword by Edmund
L. Epstein, Novato, California, 2005, p. 297, cite une version avec la phrase : « We are ashamed of each other » (« Nous avons honte
l’un de l’autre »).
20. Cf. Danis Rose et John O’Hanlon, Understanding Finnegans Wake. A Guide to the Narrative of James Joyce’s Masterpiece, New
York et Londres, 1982, Garland Publishing, Inc., p. 244.

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20. Cf. Danis Rose et John O’Hanlon, Understanding Finnegans Wake. A Guide to the Narrative of James Joyce’s Masterpiece, New York et
Londres, 1982, Garland Publishing, Inc., p. 244.
21. Ainsi à la page 356, 12, où il reprend la première énigme de l’univers, formulée dans Shem the penman Livre I, chap. 7). Le passage de
FW, 356 est : « … the farst wriggle of the ubivence, whereom is man, that old offender, nother man, wheile he is asame ». Notons que Joyce
a déjà forgé le jeu de mots nother dans Protée quand Stephen se souvient du télégramme reçu de son père : « Nother dying come home fa-
ther » (« Mère mourante, reviens, père »), cf. Ulysses. The Corrected Text., Pinguin Books, 1986, p. 35.
22. L’angliciste Sara Thornton explique ce verbe dans les termes suivants : « To shun means to reject someone from a community or group. It
is a powerful word which has connotations of extradition or even excommunication. To be shunned by one’s people is a social death sen-
tence. It can also be used in the sense of “he shunned me” – he ignored, rejected, avoided me. Shaming and shunning are closely related.
To shun is to shame – it is an extreme form of shame. There is a violence in the sound “shun” because of the hard “n” and short vowel, which
makes it sound more powerful than the gentler “shame”. »
23. On trouve shun, où la voyelle « a » de Shaun est éclipsée, dans FW, notamment à 415, 24 et à 489, 24.
24. La préposition of laisse ouvert si Shem est l’agent de cette exclusion a une autre cause.
25. La « frérocité » est un jeu de mots inventé par Lacan.
26. Op. cit., p. 30.
27. Op. cit., p. 134.
28. Selected Letters of James Joyce, établies par Richard Ellmann, Londres, 1975, p. 329-332, Lettre du 26 mars 1926.
29. De « plat’o » via « aristotaller aquinatance », « confucion » à « spinooze », « leivnits », « akkant », voire « quant » et « schoppinhour ».
Seul Schelling a son nom intact !
30. J. Lacan, Le séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient. Texte établi par Jacques-Alain Miller. Paris, Le Seuil, 1998, p. 9-64.
31. Aurelius Augustinus, De diversis quaestionibus ad Simplicianum I 2, 2.
32. « He was sair sair sullemn and chairmanlooking… » (416, 4-5).
33. « Now whim the sillybilly of a Gracehoper had jingled through a jungle of love and debts and jangled through a jumble of life in doubts
afterworse… » (416, 8-10).
34. « … he felle joust as sieck as a sexton… » (416, 13).
35. Ce renforcement du corps avait pour Joyce sans doute une fonction symptomatique. On pense ici aussi à La métamorphose de Kafka.
36. « He had eaten all the whilepaper, swallowed the lustres, devoured forty flights of styearcases… » (416, 21-22).
37. FW, 419, 7-8 : « Your genus is worldwide, your spacest sublime ! / But, Holy Saltmartin, why can’t you beat time ? »
38. Joyce fait aussi allusion aux Sommes de saint Thomas.
39. J. Aubert, « L’invention de la vraie épiphanie », dans J. François (sous la direction de), La psychanalyse : chercher, inventer, réinventer, Tou-
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louse, érès, 2004, p. 123-138.

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