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DU MEME AUTEUR

L'Enfance de l'Art, une interprétation de l'esthétique


freudienne, Payot, 1970.
Nietzsche et la métaphore, Payot, 1972.
Camera obscura, de l'idéologie, Galilée, 1973.
Quatre romans analytiques, Galilée, 1974.
Autobiogriffures, Christian Bourgois, 1976.
Aberrations, le devenir-femme d'Auguste Comte,
Aubier-Flammarion, 1978.
Nerval, le charme de la répétition, L'âge d'homme,
1979.
Nietzsche et la scene philosophique, colI. « 10/18 »,
UGE, 1979.
L'énigme de la femme, la femme dans les textes de
Freud, Galilée, 1980.
Le respect des femmes, Galilée, 1982.
Un métier impossible, Galilée, 1983.
( Le concept de culture dans les Intempestives de
Nietzsche » in Nietzsche aujourd'hui, ColIoque de
Cerisy, colI. « 10/18 », UGE, 1973.
« Un philosophe unbeimlich », essai sur Jacques
Derrida in Ecarts, Fayard, 1973.
« Vautour rouge » in Mimesis des articulations,
colI. « La philosophie en effet », Aubier-Flamma-
rion, 1975.
« Philosophie terminée, philosophie interminable »
in Qui a peur de la philosophie (GREPH), colI.
« Champs », Flammarion, 1977.
( La mélancolie de I'art » in Philosopher, Fayard,
1980.
« Sacrée nourriture » in Monger, Yellow Now, 1980.
( Ça cloche » in Les fins de /'homme (à partir du
travail de Jacques Derrida), Colloque de Cerisy
1980, Galilée, 1981.
sarah kof man

comment
s'en sortir?

éditions galilée
9, rue linné
75005 paris
c

,.

Tous áro;ts áe trlláuction, áe reproáuction et á'adapta/ion


rbervb pour tous Itr pays, " compris IV. R. S. S.
C 1983, Editions Galilée
9, rue Linné, 75005 Paris
ISBN 2·7186-0240-6
« Les hommes voudraient échapper à la
mort, bizarre esp~e. Et quelques-uns crient,
mourir, mourir, parce qu'ils voudraient
échapper à la vie. "Quelle vie, je me tue, je
me rends." Cela est pitoyable et étrange,
c'est une erreur. »
BLANCHOT, La falie du ;aur.
apane
Poros, fils de Métis

MareeI Detienne et Jean-Pierre Vernant


concluent Ieur remarquable étude sur la métis
des Grecs 1 en mettant l'accent sur I'exclusion
philosophique dont aurait été l'objet I'intelli-
gence rusée qui procede par tours et détours.
Notamment Platon,au nom de la Vérité, aurait
relégué dans I'omhre et condamné tout ce plan
de I'intelligence, ses façons de comprendre et

1. Les ruses de l'intelligence, la métis des Grecs,


Flammarion, 1974, p. 301 et sq.
Ma dette à l'égard de ce livre - pour toutes les
analyses qui vont suivre - est impayable, et je remer-
de vivement id une fois pour toutes les deux auteurs.

13
Aporie

ses modalités pratiques; en particulier, i1aurait


dénoncé ses procédés obliques, approximatifs
et incertains, les opposant à la seule science
exacte et rigoureuse, l'épistéme philosophique,
de nature contemplative. Placée au sommet
de la hiérarchie des connaissances, cel1e-ci
aurait décidé du partage entre vrai et non-vrai,
oblique et droit, tranché parmi les productions
humaines entre celles qui dépendent d'un
savoir incertain et celles qui ressortissent à
l'exactitude et congédié en un geste souverain
la plupart des techne aussi bien que la rhéto-
rique et la sophistique. Et ceci sans détours.
La condamnation de tout ce qui releve de l'in-
telligence stochastique (conjecturale), de la
métis, serait, elle, « sans aucune ambigutté ».
Cette conclusion parait, en effet, incontestable
et classique.
Et pourtant, si la philosophie elle-même ne
pouvait faire l'économie de la métis, si son
intelligence « contemplative » n'était pas en
rupture radicale avec l'intelligence « techni-
cienne », le geste de Platon ne serait peut-être
pas si simple ni dépourvu d'ambiguité - même
si restait indéniable le partage hiérarchisant
opéré par lui entre la philosophie et les autres

14
Commeni s' en sortir?

sciences, la philosophie et les techn~, la philo-


sophie et la sophistique.
Je partirai du mythe célebre de la naissance
de l'Amour dans le Banquet (203 b et sq.).
Parodiant les éloges antérieurs qui, au lieu de
s'interroger sur l'essence de l'amour, lui ont
attribué une origine divine, Socrate (Diotime)
se livre, à son tour, à une généalogie fantas-
tique. A l'amour, il donne pere et mere : un
pere Poros, une mere Pénia. De la mere, il
n'est indiquée aucune parenté comme si, dans
sa détresse, Pénia devaít même être démunie de
toute ascendance, être toujours déjà orpheline.
Par contre du pere, Poros, il est précisé qu'il
est fils de Métis. Cette dissymétrie généalo-
gique ne me semble pas négligeable : souligner
le lien de parenté entre l'Amour, Poros et
Métis, c'est proclamer que l'intelligence rusée,
pleine de ressources, à l'origine de toute
techne, est aussi l'ancêtre de la philosophie,
l'amour de la sophia. Car l'Amour est philo-
sophe, « il emploie à philosopher toute sa vie »
(203 e), il ne faít qu'un avec la philosophie :
« L'Amour a le beau pour objet de son amour »
or « la science est sans nul1e doute parmi les
choses les plus beBes »; « par suíte il est

15
Aporie

nécessaire que l'Amour soit phi1osophe, et en


tant que phi1osophe, intermédiaire entre le
savant et l'ignorant » (204 b).
L'apparenter à Métis, c'est donner à la phi-
losophie la même finalité soteriologique qu'à
la techne : cel1ed'inventer des poroi pour sortir
l'homme des apories, de toutes sortes de situa-
tions difficu1tueuses,sans issue. C'est Métis, en
effet, qui permet de se frayer un poros} un
chemin, un trajet à travers les obstacles, d'in-
venter un expédient (poros) pour ttouver une
issue (poros) à une situation sans issue, apo-
rétique. Partout ou regnent l'indétermínation
(apeirast l'absence de limite et de direction,
l'obscurité, partout ou l'on est piégé, encerclé,
prisonnier de liens inextricables, c'est, se10n
Detienne et Vernant, Métis qui intervient,
inventant stratagemes, expédients, astuces,
ruses, machinations, des méchane et des tech-
nai) afio de passer de l'absence de limites à la
détermination, de l'obscurité à la lumiere. Le
lien de parenté entre Poros et Métis, c'est un
lien indissoluble entre le trajet, le passage, le
franchissement, la ressource, la ruse, l'expé-
dient, la techne} la lumiere et la limite (peiras).
(C'est dire la difficulté de « traduire »

16
Comment s' en sortir?

poros et le terme corrélatif aporia j et souligner


les apories dans lesquelles ces termes plongent
les traducteurs qui sortent de leurs perplexités
en traduisant, en général, poros par expédient
et aporia par « embarras »; traductions qui
laissent dans l'ombre toute la richesse séman-
tique de poros et d' aporia, laissent insoup-
çonnés les liens avec les mots de la même
« famille », par exemple avec euporia, terme
utilisé par Platon pour qualifier le paradigme,
cet expédient qu'il fait intervenir au cours de
la démarche dialectique pour faciliter l' acces
de l'interlocuteur à la compréhension d'idées
inabordables. Elles font surtout disparaitre le
lien avec la racine perao (traverser), le rapport
intime entre la mechane et le trajet, le fran-
chissement, la lumiere, la limite. Traduire,
s'ouvrir un chemin dans une langue en utilisant
ses ressources, décider pour un sens, c'est sortir
des impasses angoissantes, aporétiques de toute
traduction. C'est accomplir le geste philoso-
phique par excellence, un geste de trahison.
Reconnaitre l'intraductibilité de poros et d'apo-
ria, c'est indiquer qu'il y a dans ces termes,
que Platon reprend· à toute une tradition, de
quoi rompre avec une conception philosophi-

17
Aporie

que de la traduction et avec la logique de l'iden-


tité qu'elle implique.)
Poros ne doit pas être confondu avec odos,
terme général qui désigne un chemin, une route
quelconque. Poros, c'est seulement une voie
maritime ou fiuviale, l'ouverture d'un passage
à travers une étendue chaotique qu'il trans-
forme en un espace qualifié et ordonné, intro-
duisant des voies difIérenciées, rendant visibles
les directions diverses de l'espace, orientant
une étendue d'abord dépourvue de tout tracé,
de tout point de repere. Poros dissipe l'obs-
curité qui regne dans la nuit des eaux primor-
diales en ouvrant « les voies par ou le soleil
peut apporter la lumiere du jour et les étoiles
tracer dans le ciel les routes lumineuses des
constellations ».
Dire que poros est un chemin à frayer sur
une étendue liquide, c'est souligner qu'il n'est
jamais à l'avance tracé, toujours effaçable, tou-
jours à retracer de façon inédite. On parle de
poros lorsqu'il s'agit d'ouvrir une route lã ou
n'existe et ne peut exister de route proprement
dite, lorsqu'il s'agit de franchir un infranchis-
sable, un monde inconnu, hostile, illimité,
apeiron j qu'il est impossible de traverser de

18
Comment s'en sortir?

bout en bout ; l'abime marint le pontos 2, c'est


Paporie mêmet aporon parce qutapeiron : la mer
est le regne sans fin de la mouvance puret res-
pace le plus mobilet le plus changeant, le plus
polymorphe, celui ou tout chemin sitôt tracé
s'efface, transformant toute navigation en une
exploration toujours nouvelle, dangereuse et

2. Cf. Benveniste, Problemes de linguístique géné-


rale (NRF, p. 297). Pontos : « En grec, c'est une
figuration poétique qui aurait assimilé la mer à un
chemin. ( ...) Si on se reporte au védique, et par
rapport aux autres noms du chemin, ce qui earaeté·
rise panthah est qu'il n'est pas simplement le chemin
en tant qu'espace à pareourir d'un point à un autre. TI
implique peine, ineertitude et danger, il a des détours
imprévus, il peut varier avec eelui qui le parcourt, il
n'est pas seulement terrestre, les oiseaux ont le leur,
les fleuves aussi. Le panthah n'est done pas tracé à
l'avanee ni foulé régulierement. C'est bien plutôt un
franchissement tenté à travers une région inconnue
et souvent hostile, une voie ouverte par les dieux à
la ruée des eaux, une traversée d'obstacle naturel, ou
la route qu'inventent les oiseaux dans l'espaee, somme
toute un chemin dans une région interdite au passage
normal, un moyen de pareourir une étendue périlleuse
ou aecidentée. L'équivalent le plus approché serait
"franchissement" ~lutôt que chemin. (...) En grec,
le "franchissement , est eelui d'un bras de mer, puis
plus lar~ement d'une éte~due maritime servant de
passage entre deux eontUlents. »

19
Aporie

incertaine. La mer, « veuve de routes », comme


disent magnifiquement Detienne et Vernant,
est l'analogue du Tartare hésiodique, l'image
même du chaos ou regnent des bourrasques
qui mêlent dans leurs tourbillons désordonnés
toutes les directions de l'espace, ou la gauche
et la droite, le haut et le bas s'échangent sans
jamais se fixer, ou I'on ne trouve ni repere ni
trajet orienté. Dans cette confusion chaotique
infernale, poros c'est l'issue, la ressource des
marins et des navigateurs, le stratageme qui
permet de sortir de l'impasse, de l'aporia
et de l'angoisse, sa compagne. Ces voies de
passage maritimes, ces voies de salut, sont à
mettre en relation avec les peirata) les points
de repere, les jalons lumineux qui balisent le
trajet des marins. Les peirata) ce sont aussi les
liens : pour les Grecs, un certain type de che-
min, de poros) peut prendre la forme d'un lien
quienchalne comme l'action de lier prend par-
fois l'apparence d'une traversée, d'un chemi-
nement : le Tartare, l'infranchissable même,
le lieu aporétique par excelIence {Platon dans
le Phédon (112 c) dit qu'aucune mechane ne
peut venir à bout des vents qui y soufflent
avec une irrésistible violence) est aussi le lieu

20
Comment s' en sortir?

ou l'on est mis en contact avec des liens impos-


sibles à délier, inextricables, le d:gne des téne-
bres sans issue. Il enchaine à jamais. Impos-
sible à fuir, son étendue se confond avec un
lien gigantesque sans terme et sans limite, un
peiras apeiron, l'aporie d'un lien indéfini, cír-
culaire, dont les filets de chasse ou de pêche
inventés pour capturer les animaux à métis par
la métis humaine sont la meilleure image.

21
L'océan du discours

Or entre ces divers pieges « techniques »


tramés par les hommes pour leur sauvegarde et
les pieges tendus par les sophistes dans leurs
discours pour vaincre et maitriser leurs adver-
saires il n'y a aucune discontinuité. Aucune
rupture entre les pêcheurs, les chasseurs, les
tisseurs et ces « spécialistes » du discours que
sont les sophistes (même si le sophiste, ce
miméticien, ne releve d'aucune techne précise,
liée à un besoin et à une fonction déterminés,
mais peut être logé successivement dans cha-
cune d'elle et trouver dans ce glissement per·
pétuel de l'une à l'autre un refuge et une échap-

23
Aporie

patoire.) Cependant celui qui traque la bête


sophistique, la chasse de tous ses repaires en
une poursuite impitoyable, le philosophe, est
étroitement apparenté à son gibier et doit faire
preuve d'une métis pour le moins aussi rusée
que celle du sophiste afin d'échapper aux apo-
ries inhérentes aux discours que son adversaire
exploite à son profit. Car les discours sont des
forces non moins inquiétantes et dangereuses
que la mer et ses abimes, et les affronter,
c'est affronter des puissances redoutables, infer-
nales : comme la mer et le Tartare, les apories
du discours sont sans limite, apeirania, non
tant en nombre illimité, qu'infranchissables :
aucune d'elle ne peut être parcourue de bout
en bout; on n'en peut jamais percevoir la
limite; telles sont, par exemple, chacune des
apories dans lesquelles les doctrines de l'Etre
plongent les interlocuteurs du Sophiste (245 e).
De façon massive, Platon décrit l'aporie comme
une véritable tempête qu'il faut affronter, à
un moment ou à un autre du dialogue (chei
mazometha gar ontos Up' aporias dit par exem-
pIe Ie Philebe à 29 b). Abordant dans le
Livre V de La République l'effrayante et redou-
tabIe question de l'éducation des femmes,

24
Comment s'en sortir?

Socrate invite son interlocuteur à « nager »


pour tenter, malgré tout, de se sortir sain et
sauf de la périlleuse discussion,. car « qu'un
homme tombe dans une piscine ou au beau mi-
lieu de la mer (eis to mégiston pelagos méson)
i1 ne se met pas moins à nager. (...) Eh bien !
nous devons nager nous aussi et essayer de
sortir saufs de la discussion (sozesthai ék tou
logou), soutenus par I'espoir que nous trou-
verons peut-être un dauphin pour nous porter
ou que1que autre impossible moyen de saIut
(aporon soterian) » (453 e). L'exode du dis-
cours, son issue, est une voie de salut, un
poros qui se présente de façon inédite, et sans
être à l'avance assuré, toujours lui-même apo-
rétique, véritabIe miracle, dauphin rencontré
en pleine mer ! Mais refuser de nager, rester
bIoqué sur pIace, ç'est perdre à jamais l'espoir
de rencontrer que1quedauphin salvateur. Pour
encourager Théétete à poursuivre sa recherche,
au moment ou i1 est arrêté par une définition
bloquante (la science comme opinion vraie),
Socrate prend une image analogue, non plus
maritime mais fluviale : « Le guide qui condui-
sait au gué, Théétete, disait : "Nous verrons
bien quand nous y serons." Si de même ici

25
Aporie

nous faisons notre enquête en allant de l'avant,


peut-être ce que nous cherchons viendra-t-il se
jeter en travers de notre marche et se dénoncer
de soi-même, mais à rester sur place, on
n'éclaircit rien. » (Théét., 201 e.)
Le vieux Parménide, au début de l'enquête,
éprouve grande crainte à cause de son âge,
d'être contraint de « traverser à la nage un si
rude et si vaste océan de discours » (Pélagos
logou) (Parménide, 137 a).
Même image dans les Lois (892 d e) pour
décrire la dérobade des vieillards saisis d'étour-
dissement et de vertige devant Ie « tourbillon
d'interrogations » auxquelles ils ne sont pas
accoutumés à répondre. Face à cette situation,
l'Athénien prend le parti de s'interroger Iui-
même, de laisser les vieillards en un lieu sur,
d'affronter seul le risque de traverser une
riviere au fort courant, quitte, apres avoir
constaté que celle-ci est guéable, à les faire
traverser ensuite en sa compagnie.
Si, comme la mer, le fleuve ou la riviere
sont des espaces liquides difficiles à franchir,
sont emplis de courants et de tourbillons dan-
gereux, la mer n'en demeure pas moins l'espace
aporétique par excellence et elle reste la meil-

26
Comment sJen sortir?

leure métaphore pour décrire les apories du


discours. C'est ainsi que certains textes oppo-
sent la mer et sa salure à l'eau douce du fleuve,
comme ils opposent discours philosophiques
et discours sophistiques, discours de gens
nourris parmi les mate10ts : « J'aspire à un
discours dont l'eau fluviale (potimo logo) lave
ce que j'appellerai l'âpre salure (almuran) des
propos entendus » (PhedreJ 243 b). Car la mer
c'est aussi la meilleure image de la corruption
du sensible et de sa stérilité. Le Phédon (109 e
et sq.) compare les hommes à des poissons qui
élevent de temps en temps la tête hors de la
mer pour voir les choses d'ici-bas tandis que
la terre est dite une région ou tout est cor-
rompu et mangé completement « comme l'est
par la salure ce que renferme la mer (osper ta
én tê thalattê upo tês allês); la mer ou rien
ne pousse qui mérite qu'on en parle (axion
logou ouden en te thalatte)J ou il n'y a pour
ainsi dire rien d'accompli {téleion)J mais des
roches creuses, du sable, une quantité inima-
ginable de vase, des lagunes partout ou s'y
mêle de la terre, bref des choses qui ne doivent
pas le moins du monde être jugées en les
rapportant aux beautés de chez nous ».

27
Aporie

Mer du sensible peuplée de bêtes dange-


reuses dont le sophiste, ce crabe qui incom-
mode le philosophe par ses propos et ses mor-
sures (Euthydeme, 297 b); de façon plus
générale, la vie de la bête marine, emprisonnée
dans sa coquille, est pour Platon la moins digne
d'être choisie par l'homme, la moins digne de
l'homme (Phílebe, 21 c).
Affronter les discours est donc doublement
dangereux : le langage est par lui-même un
océan plein d'apories, et, à cause de la bête
sophistique qui en a fait son repaire, il est
devenu un royaume marin, corrompu et stérile.
La prestigieuse puissance du sophiste, par un
véritable tour de prestidigitation, a transmué
une eau fluviale, douce, guéable et féconde, en
une âpre et stérile salure.

28
Merveilles

Métamorphose d'autant plus redoutable que


le sophiste exhibe les apories du discours
comme de vérítables merveilles. Par exemple,
serait de nature merveilleuse le príncipe apo-
rétique qui déclare : l'un est plusieurs et
indéflni, le multiple, l'índéfini : uno Príncipe,
de fait, stupéfiant, paralysant, servant seule-
ment à « entraver les discours » (Philebe,
14 b), à empêcher de nager, à favoriser la pose
de pieges contraignant à affirmer des mons-
truosités qui vous ridiculisent et vous créent
toutes sortes d'aporíes (apases aporias). Ces
apories, quand elles sont liées au sensible, sont

29
Aporie

de « fausses merveilles » faciles à résoudre,


des difficultés enfantines. Mais quand les
contradictions de l'un et du multiple se situent
au niveau des idées elles-mêmes, les apories,
véritables merveilles, merveilleusement stupé-
fiantes, semblent inextricables et forcent à dis-
cuter à l'infini, pour savoir « s'il faut admettre
que de telles unités ont une existence véritable,
et puis comment chacune d'elles, éternellement
identique et soustraite à la naissance comme à
la mort, peut garder en soi toute cette unité
inébranlable, encore que, apres cela, on la
doive poser dans les choses qui deviennent et
dans leur infinité, soit comme dispersée et
multiple, soit, ce qui paraitrait la position la
plus inadmissible de toutes, comme tout entiere
coupée d'elle-même et se réalisant ainsi, unique
et identique, à la fois dans l'unité et dans la
multiplicité » (15 b). Ces apories inhérentes
au langage se renouvellent à toute occasion, à
propos de toute assertion, elles ne peuvent pas
plus avoir de fin qu'elles n'ont de commence-
ment, ont quelque chose d'éternel, d'immortel.
Comment se sortir d'apories éternelles? A
supposer que les hommes veuillent s'en sortir.
Car tous, et surtout les jeunes, éprouvent du

30
Comment s'en sortir?

plaisir, de la jubilation même, à se jouer d'elles


et à en jouer, comme d'autant de merveilles :
« Sitôt qu'un jeune y goute pour la premiere
fois, aussi fier que s'il eut découvert un trésor
de sagesse, il exulte de plaisir, il jouit de ne
laisser en repos aucun argument, tantôt ramas-
sant et brassant tout en un, tantôt, au contraire
développant et détaillant, se jetant lui-même
le premier et plus que tout autre dans l'aporie
(eis aporian) et y entrainant tous ceux qui
l'entourent, qu'ils soient plus jeunes, plus
vieux ou du même âge que lui, n'épargnant ni
pere ni mere ni quiconque le peut entendre,
mais je dirais presque les bêtes, puisqu'il ne
ferait même pas grâce à un barbare s'il pouvait
seulement avoir un interprete. » (15 d et sq.)
Face à cet enthousiasme juvénile qui n'épar-
gne personne, force est d'inventer quelque
tour (tropos), quelque subterfuge (mechane)
pour mettre fin à cette fête qui trouble et
déprime - semble-t-il - le seul philosophe :
de trouver une « belle route », pour fuir le
vertige de la fête et du jeu, dont l'envers est
une stupéfiante paralysie.
Platon ne s'interroge pas sur les causes de
cette jubilation profonde qu'il y a d'introduire

31
Aporie

éternellement, à tout propos, dans le monde


ordonné de la raison adulte le trouble, le désor-
dre, le chaos ; d'entrainer dans une ronde infer-
nale peres et meres, de faire retomber en
enfance ceux-Ià mêmes qui vous ont fait sortir
de l'enfance, vous interdisant de jouer avec
le langage et d'en jouir. Jubiler à propos des
apories du langage c'est toujours aussi se
réjouir de piéger les parents, d'être parvenu à
les enfermer, les emprisonner dans des liens
analogues à ceux forgés par Héphaístos pour
prendre et surprendre Ares dans les bras
d'Aphrodite. Spectac1e, on le sait, qui déc1en-
cha le rire de tous les dieux de l'Olympe venus
assister à cette scene primitive.

32
Pieges

Le sophiste est celui qui exploite à son profit


cette jouissance « parricide », érigeant en sys-
teme la mise en aporie. Sa méthode est une
technique de désorientation : au moyen de
« mille tours par lui machinés » (Rép.) 405 c),
il fait revenir le Iogos à l'état de chaos, chaos
de la mer ou du Tartare, ou toutes directions
sont confondues. Tel Hermes, ce dieu retors
qui, pour brouiller Ies pistes, trace sur Ie sol
un entrelac de directions opposées 3, le
sophiste, par de multiples procédés, s'efforce

3. Cf. Detienne et Vernant, op. cit., p. 49, 50.

33
Aporie

toujours de donner au discours deux têtes (au


moins) qui le tiraillent en sens contraires. Son
discours, contrairement au bon discours du
Phedre,. n'a ni queue ni tête ; vrai et faux, être
et non-être s'y trouvent étroitement mêlés et
confondus. Enchevêtrant des theses contraires
(Phedre, 261 d), le sophiste tient sur chaque
question un double langage, met à égalité deux
raisonnements contraires, renverse telle opi-
nion en son opposée, transforme l'argument le
plus faible en plus fort, retourne contre l'ad-
versaire l'argument dont il s'était servi. Son
discours ondoyant, mobile comme le sensible,
est celui-Iàmême de la doxa qui, par définition,
tient des propos contraires et énigmatiques
(Rep., 479 c, 480 c).
Enigme en grec se dit ainigma ou griphos,
nom aussi d'un certain filet de pêche. L'énigme
se tresse comme un panier ou une nasse et
le sophiste qui entrelace et tord discours et
artifices est maitre en ploiements et entrela-
cements diverso Une des subdivisions du
Sophiste (226 b et sq.) classe la sophistique
dans le genre des arts « diacritiques », l'appa-
rente aux arts de tisser, tramer, tresser, « aux
plus anciennes techniques et ruses utilisant la

34
Comment SI en sortir?

souplesse des forces végétales, leur capadté de


torsion pour fabriquer les nreuds, les liga-
ments, les réseaux, les filets qui permettent de
surprendre, de piéger, d'enchalner »4. Les dis-
cours retors du sophiste sont des pieges (d.
Théét.1 194 b) et il est lui-même un lien vivant,
un « filet qui saisit tout et ne se laisse saisir
par rien » : tandis qu'il terrasse irrésistible-
ment son adversaire et le para1yse par ses
apories, il se dérobe à la prise d'autrui en
empruntant, véritable Protée, toutes les formes
vivantes. Si dans le Sophiste il a pu trouver à
se loger à l'intérieur de son propre paradigme,
celui du pêcheur à la ligne, il est aussi l'animal
oblique que poursuit le pêcheur, un crabe, une
seiche ou une poulpe, un animal dont l'avant
n'est jamais distingué de l'arriere, qui confond
dans son être même toutes les directions.
Bigarré, polymorphe, polycéphale, il n'est elas-
sable dans aucune catégorie, n'est réductible à
aucune espece déterminée, détient la ruse et
du gibier et de son poursuivant ; forme ambi·
gue, il agit par inversion et retournement, est
toujours le contraire de ce qu'il parait être,

4. Ibid.

35
Aporie

l'insaisissable même, aussi bizarre et dangereux


que le « devenir fou ».
Souplesse, polymorphie, duplicité, équivo-
cité, ambig\Üté tortueuse et oblique, ces carac-
teres du sophiste sont ceux-Ià mêmes de la
métis, l'intelligence « technique » pleine de
ressources, de tours et de détours : vérítable
aporie vivante, le sophiste, que11esque soient
les situations, est toujours capable de tracer
son propre poros et trouver une issue.
Condamnés par Platon à cause de leur
parenté avec le sensible, de leur duplicité, de
leur oblicité (dans les Lois (823 d, 824 a) i1
dénonce, au nom de la vérité et de la morale,
la pêche à l'hameçon et toutes les formes de
chasse avec filets et pieges développant les
qualités de ruse), les procédés sophistiques sont
pourtant incorporés par le philosophe : comme
Zeus avale Métis, l'integre à sa propre souve-
raineté 5 afin d'éviter que ne naissent d'elle des
enfants tres rusés qui le déposséderaient de
sa puissance, ainsi le philosophe - dans le
mythe du Phedre, ne l'oublions pas, i1s'efforce
d'imiter Zeus, de le prendre comme modele en

5. IbM., p. 291.

36
Comment s'en sortir?

suivant « au mieux » son char dans la proces-


sion céleste des âmes (246 e et sq.) - est
contraint d'avaler la métis des sophistes pour
la retourner contre eux afin de ne pas être
désapproprié de sa maitrise. Le seul moyen
d'inverser les rapports de forces, de traquer la
bête bigarrée dans ses repaires afin de la livrer
pieds et poings liés au basilikos logos (Sophiste,
235 c), c'est de se faire soi-même plus rusé
qu'elle en s'appropriant sa ruse. Le Sophiste,
notamment, peut être lu comme un récit fan-
tastique ou luttent à mort deux freres ennemis,
deux doubles, un bon et un mauvais double
(ils se ressemblent « comme chien et loup »),
l'un s'assimilant les propriétés de l'autre, deve-
nant l'autre, buvant son sang, pour mieux
l'exterminer 6. Les diverses divisions dichoto-
miques sont autant de pieges que le bon dou-
ble, le « noble sophiste », tend au mauvais,
au « vil » sophiste, jusqu'au piege final, le
genre mimétique particulierement aporétique
(aporon génos) : derniere issue, derniere échap-
patoire du « sophiste », ce lieu hors lieu apo-

6. Cf. Sarah Kofman, « Vautour rouge » in Mime-


sis des articulations, F1ammarion, 1975.

37
Aporie

rétique parce qu'atopique, n'appartenant ni au


genre de l'être ni à celui du non-être contraint
Platon à un parricide symbolique, au pseudo-
meurtre du pere Parménide, c'est-à-dire à rom-
pre avec la logique de l'identité. Car c'est au
nom de cette logique, qu'il emprunte à Par-
ménide pour la retourner contre les philoso-
phes et les paralyser, que le sophiste peut
dénier l'existence du genre mimétique, du
simulacre, du faux, de l'erreur ; bloquer toute
discussion, empêcher toute recherche et faire
régner le chaos. Le meurtre de Parménide
permet de réduire la prestigieuse puissance du
sophiste à celle d'un charlatan capable seule-
ment de jeter de la poudre aux yeux des jeunes,
de ceux qui regardent la vérité de loin : il a
comme corrélat la mise à mort du sophiste.
Comme dans toutes les histoires de double
la mort de l'un signe l'arrêt de mort de l'autre.
Piéger le sophiste, c'est se piéger « soi-même ».
Car renoncer à la logique de l'identité, c'est
aussi perdre son identité comme assurée, son
authenticité, c'est en quelque sorte se suicider 7.
7. Cf., à ce propos, Jean-Luc Nancy, « Le ventri-
loque » in Mimesis des articulations, Flammarion,
1975.

38
Comment s}en sortir?

C'est renoncer à la pureté philosophique et


reconnahre que le mimétique entache et entame
toujours déjà le philosophique. Rien ne res-
semble autant au sophiste que le philosophe :
c'est bien pourquoi, pour sauvegarder la raison
de la folie, pour maitriser malgré tout l'immai-
trisable mimesis} Platon opere un partage sal-
vateur entre une bonne et une mauvaise mime-
sis 8} entre une noble et une vile sophistique,
entre chien et loup; tente de trancher entre
aporie philosophique et aporie sophistique qui
se ressemblent comme deux freres ennemis.

8. Cf. les écrits de Jacques Derrida, notamment


« La Double séance » in La Dissémination, Seuil.

39
La double aporie

C'est bien, en effet, parce que Socrate, lui


aussi, procede à une mise en pratique systé-
matique de l'aporie qu'il est souvent pris pour
un sophiste, et est contraint de s'en distinguer.
Par exemple, à la fin du Protagoras, dialogue
dit « aporétique » précisément, les deux inter-
locuteurs sont dans l'impasse : tout comme si
chacun d'eux s'était efforcé de se contredire
lui-même, le dialogue aboutit à un renverse-
ment complet de leurs positions initiales :
Socrate qui a démontré que la vertu est en
relation avec la science de la mesure est
contraint maintenant d'admettre que la vertu

41
Aporie

peut s'enseigner, tandis que Protagoras,


contrairement à ses propres prémisses, doit
reconnaitre qu'elle ne peut s'enseigner. Aucun
d'eux ne sait plus ou il en est. Le dialogue a
mis tout sens dessus dessous (ano kato tarat-
tomena), a bouleversé extraordinairement les
idées, les a plongés tous deux dans une obs-
curité et une confusion dignes du Tartare.
Retournement de position, désorientation tra-
gique ou peut-être simplement comique : « Il
me semble que notre discours en arrivant à
sa conclusion (à son exode, exodos ton logon)
devient comme notre accusateur et se moque
de nous et que, s'il pouvait prendre la parole,
il nous dirait : « Vous êtes atopiques (atopoi)
Socrate et Protagoras. »
Dans le Ménon, il est souligné qu'avant
même de rencontrer Socrate, Ménon le prenait
pour un véritable sophiste, parce que, lui
disait-on, Socrate ne faisait rien d'autre que
se mettre lui-même et les autres dans l'aporie
(80 a) (autoste aporeis kai tous allous poieis
aporein). Et lui qui, auparavant, a déjà tenu
mille discours sur la vertu, a toujours su répon-
dre à quiconque sur un teI sujet, se trouve,
face à Socrate, sans ressources. Il faut bien que

42
Comment s'en sortír?

ce1ui-ci soit un véritable sorcier, agissant par


drogues (pharmaka) et incantations pour emplir
d'aporie (meston aporían), vider de toutes res-
sources un homme de sa compétence : seuls
des procédés magiques peuvent laisser sans
voix/voie un homme comme lui, et partout
ailleurs qu'à Athenes il pourrait faire arrêter
Socrate pour sorcellerie. Ce grief d'accusation
porté contre Socrate est le même que ce1ui-ci
adresse contre les sophistes, les orateurs, les
poetes, contre toutes les puissances mimétiques
qui, par les charmes forme1s de leurs discours,
lient les hommes dans des liens magiques et
les c10uent sur pIace : « Leurs louanges (celles
des orateurs funebres) sont si belles qu'avec
la parure d'un magnifique langage ils ensorce1-
lent notre âme. Chaque fois, je reste là, sous
le charme, à les écouter. Les paroles et le ton
de l'orateur pénhrent dans mon oreille avec
une telle résonance que c'est à peine si le qua-
trieme ou le cinquieme jour je reviens à moi
et prends conscience de l'endroit ou je suis;
jusque-là, peu s'en faut que je ne croie habiter
les iles des bienheureux. » (Ménéxene, 235 a.)
Les discours mimétiques qui visent à inti-
mider l'adversaire produisent le même effet

43
Aporie

aporétique, médusant, pétrifiant que la tête de


la Gorgone; c'est l'effet que provoque, par
exemple, l'éloge d'Agathon qui parodie les
discours rhétoriques de Gorgias : « Comment
ferais-je, pour n'être point dans l'aporie (apo-
rein) aussi bien moi d'ailleurs que n'importe
qui d'autre, qui aurait à parler apres qu'eut été
prononcé un discours d'une pareille beauté et
d'une pareille variété ? Tout y était merveil-
leux, non il est vrai au même degré; mais à
entendre la péroraison, qui n'aurait été étourdi
par la beauté des mots et par celle des phra-
ses? (...) C'est qu'aussi ce discours me rap-
pelait le souvenir de Gorgias, au point d'avoir,
ni plus ni moins, l'impression dont parle
Homere : oui, j'avais la terreur qu'Agathon
ne finit par lancer dans son discours, sur mon
discours à moi, la tête même de Gorgias, l'ora-
teur redoutable, et qu'en m'enlevant la voix,
il ne fit de moi une pierre. » (Banquet, 198 b
et sq.)
Or dans le Ménon, c'est Socrate qui joue le
rôle de la Méduse, ou plutôt, de la torpille.
II y est dit provoquer par ses drogues le
même effet narcotique, engourdissant qu'elle :
« Celle-ci engourdit quiconque s'approche et

44
Comment s'en sortir?

la touche; or je suis engourdi de corps et


d'âme et je suis incapable de te répondre. »
Et pourtant, avant d'approcher Socrate, avant
d'avoir avec lui un contact magique paralysant,
Ménon croyait savoir ce qu'était la vertu.
T orpille : poisson à métis, véritable piege
vivant; elle a l'apparence d'un corps flasque
dénué de vigueur, mais « ses flancs recelent,
dit Oppien, une ruse, un dolos qui est la force
de sa faiblesse. Son dolos c'est, derriere son
aspect désarmé, la brusque décharge électrique
qui surprend son adversaire, le livre à sa merei,
paralyse, foudroie »9.
Comme les sophistes, Socrate fait tomber
ses interlocuteurs dans une situation sans issue,
provoque leur chute dans un espace sans direc-
tion ou ils se trouvent désorientés et pris de
vertige. L'état aporétique se produit toujours
lors d'un passage d'un milieu, d'un espace
coutumier, à un autre dont on n'a pas l'habi-
tude : passage de bas en haut ou de haut en
bas, de l'obscurité à la lumiere ou de la lumiere

9. Cité par Detienne et Vernant.

45
Aporie

à l'obscurité. Dans les deux cas tomber dans


l'aporie c'est choir dans un puits de perplexités
et devenir la risée des spectateurs. Ainsi le
Théétete décrit une double aporie, un double
rire:
L'aporie du philosophe, son ridicule, lors-
qu'il doit, par exemple, se défendre devant un
tribunal. Te! Thales qui ne voyait pas ce qu'il
avait devant lui à ses pieds, le phllosophe,
par manque d'expérience, tombe dans un puits
ou dans tout autre situation aporétique (pasan
aporian). « 11 est la risée de la foule, soit qu'il
porte trop haut ses dédains à ce qu'il semble,
soit qu'il ignore ce qui se passe à ses pieds, et
dans les deux cas, reste dans l'aporie (apo-
ron). » (179 b.)
Puits : sorte de fosse obscure, sans issue.
Telle servante thrace éc1ate de rire en voyant
y choir le philosophe. Juste revanche d'une
femme, apparentée à Pandora, la premiere
femme qu'Hésiode compare à un piege abrupt
et sans issue. Véritable aporie vivante, tramée
par la ruse de Zeus dans sa lutte contre Pro-
méthée, la femme est un .appât auquel Epi-
méthée et tous les hommes se laissent prendre,
elle dont le sexe se dit du même nom que la

46
Comment s'en sortir?

seiche, animal particulierement ondoyant, tor-


tueux, polymorphe, ambigu.
Mais peu chaut au philosophe le rire d'une
femme, servante de surcroit. Seul Iui importe
le rire des hommes, vraiment éduqués : celui-ci
ne nait pas à l'occasion des embarras du phi1o-
sophe, mais des apories dans lesquelles tombe
l'homme dont « l'âme est vraiment petite »
lorsqu'il est soumis à l'interrogation dialectique
et doit donner réponse : le passage de bas en
haut est là encore un bien mauvais passage.
A son tour il se trouve désorienté, pris de
vertige, tombe dans un puits de perplexités
aussi profond, plus profond même que le puits
de Thales ou ceIui, séducteur, du ventre fémi-
nino « La tête Iui tourne de la hauteur ou
il est suspendu. Son regard tombe du ciel en
des profondeurs tellement inaccoutumées qu'il
s'angoisse, se trouve dans l'aporie (aporon) et
arrive seulement à bredouiller. » (175 d.)
Le mythe de la caverne, lui aussi, met en
scene une double aporie, fait éc1aterun double
rire. Remarquons d'abord que Ia situation ini-
tiale des prisonniers n'est pas, pour eux, apo-
rétique : les liens qui les enchainent sont,
pour eux, invisibles ; ils ignorent leurs propres

47
Aporie

chalnes car ils sont ignorants de leur ignorance


qu'ils prennent pour certitude. Tel Poros dans
le Banquet qui, ivre de nectar, est enchamé
dans les liens du sommeil, les « prisonniers »
se croient pleins de ressources et pourraient
passer leur vie entiere dans cette sécurité oni-
rique, hallucinatoire, si ne descendait dans la
caverne un trouble-fête, le philosophe. C'est
lui qui, les faisant sortir par force de la béati-
tude du sommeil, les plonge dans une aporie
révoltante : « Si que1qu'un essayait de les
délier et de les conduire en haut, et qu'ils
puissent le tenir en leurs mains et le tuer, ne
le tueraient-ils pas? » (Rép., VII 517 a.)
L'aporie commence avec le dialogue qui, avec
les cous et les têtes, délie les langues. Avant
l'arrivée du philosophe, la posture même des
prisonniers les empêche de dialoguer. « S'ils
pouvaient dialoguer », dit le texte usant d'un
optatif irrée1 (ei oun dialegesthai oioi t' eien
pros allêlous) (515 b). Mais ayant les jambes
et le cou pris dans les chalnes, ne pouvant
tourner la tête, ils ne peuvent bouger de place
ni vair ailleurs que devant eux ; la tête immo-
bile, ils ne peuvent même se tourner les uns
vers les autres, se mettre les uns les autres

48
Comment s}en sortir?

dans une contradiction féconde qui puisse leur


faire prendre conscience de leur ignorance. La
mise en aporie, paradoxalement, est seule capa-
ble de les délivrer, de leur rendre visibles les
chalnes du plaisir et du sensible qui c10uent
l'âme au corps et l'empêchent de penser, de
leur faire prendre conscience de l'état aporé-
tique dans lequeI ils étaient, sans le savoir,
initialement plongés. C'est seulement lors de
son retour à la caverne que l'ancien prisonnier
compare sa demeure passée, qu'il ne voulait
quitter, à la demeure d'Hades et ses chalnes
à celles de la morto Tel Achille, il préfere
alors seulement « n'être qu'un valet d'écuríe
au service d'un pauvre laboureur et supporter
tous les maux possibles plutôt que de revenir
à ses anciennes illusions et de vivre comme il
vivait » (516 e).
Pas d'aporie, à proprement par1er, sans pas-
sage d'un état habitueI qui offre toute sécurité,
à un nouveI état, angoissant comme teI. Pas-
sage plein de troubles et de souffrances, d'apo-
ries} quand on s'éleve par exemple de l'obs-
curité à la lumiere : « Qu'on détache un de
ces prisonniers, qu'on le force à se dresser sou-
dain, à tourner le cou, à marcher, à lever les

49
Aporie

yeux vers la lumiere, tous ces mouvements le


feront souffrir et l'éblouissement l'empêchera
de regarder les objets dont i1voyait les ombres
tout à l'heure. Je te demande ce qu'il pourra
répondre si on lui dit qu'il ne voyait que des
riens sans consistance mais que maintenant,
plus pres de la réalité et tourné vers des objets
plus rée1s,il voit plus juste ; si enfin lui faisant
voir chacun des objets qui défilent devant lui
on l'oblige à force de questions à dire ce que
c'est, ne crois-tu pas qu'il sera dans l'aporie
(aporein) et que les objets qu'il voyait tout à
l'heure lui parahront plus véritables ? »
Le passage de la lumiere à l'obscurité, à son
tour, provoque les mêmes soufIrances, les
mêmes troubles, le même éblouissement. Le
prisonnier qui retourne à la caverne a cette
fois les yeux offusqués par les ténebres venant
du solei! ; i! devient inférieur aux autres, prête
à rire, comme si, pour être monté là-haut, i1
en revenait les yeux gâtés : « Penses-tu qu'i!
faille s'étonner qu'en passant de ces contem-
plations divines aux misérables réalités de la
vie humaine on ait l'air gauche et tout à fait
ridicule, lorsque ayant encore la vue trou:ble et
n'étant pas suffisamment habitué aux ténebres

50
Comment s' en sortir?

ou l'on vient de tomber on est forcé de disputer


dans les tribunaux sur des ombres de jus-
tice ? » (Rép., VII 515 d et sq.)
Il y a donc deux manieres d'être troublé
(épitaratto), quant aux yeux et quant à l'âme,
deux manieres symétriques et inverses de tom-
ber dans l'aporie. Et pourtant elIes ne sont pas
pour Platon équivalentes : une aporie vaut
mieux que l'autre, il y a une bonne et une
mauvaise aporie. L'aporie est redoutable qui
vient de ce que l'âme est troublée et offusquée
par l'obscurité. Si au contraire elIe est of!usquée
par la lumiere, i1 faut, dit-il, se féliciter de son
embarras, de son aporie. Il ne faut pas avoir
peur de faire rire les servantes thraces.
Cette hiérarchie établie entre les deux types
d'aporie fait systeme avec toutes les hiérarchies
platoniciennes qui valorisent l'intelligible aux
dépens du sensible, le haut aux dépens du bas ;
font dominer la lumiere sur les ténebres, le
masculin sur le féminin. ElIe introduit un
partage décisif entre aporie sophistique et apo-
rie philosophique que seuls des ignorants, des
gens non éduqués, peuvent confondre. Socrate,
quant à lui, souligne à chaque fois, par-delà les
ressemblances auxquelles se laissent prendre

51
Aporie

les interlocuteurs, les différences au profit de


l'aporie philosophique. Certes, le Protagoras
aboutit à une impasse. Mais c'est justement
parce que la démarche dialectique a déliré, est
sortie du droit chemin : Socrate et Protagoras
se sont demandés, si la vertu s'enseignait ou
non avant de s'être interrogé sur la nature de
la science. I1sse sont précipités, ont voulu faire
trop vite, ont oublié l'essentie1, l'interrogation
sur l'essence : ils se sont comportés comme
l'Epiméthée du mythe de Protagoras alors
qu'ils auraient dú prendre comme modele et
guide Prométhée : « J'ai peur qu'à notre insu,
ton Epiméthée ne nous ait souvent égarés dans
notre recherche, comme il nous avait négligés,
se10n toi, dans la distribution des qualités. Je
préfere quant à moi le Prométhée de ton mythe
à Epiméthée; je prends exemple sur lui et
c'est en m'inspirant de la prévoyance pour
toute la conduite de ma vie que je m'attache
à ces recherches. » (361 d.)
De plus, l'aporie finale n'est pas le but
recherché : les interlocuteurs ne se séparent
pas sans avoir formulé le projet de se rencon-
trer à nouveau afin de poursuivre la recherche.
L'arrêt du dialogue est purement contingent :

52
Comment s' en sortir?

d'autres occupations appellent Protagoras ail-


leurs, pour le momento De même, à la :6.ndu
Théétete, rendez-vous est pris pour recom-
mencer le lendemain la discussion. 1'aporie
est simplement un ténébreux passage, provi-
soire mais nécessaire, car le trouble qu'elle
provoque contraint de chercher à se sortir de
l'impasse : « Devant ce bouleversement ter-
rible (deinos) de toutes nos idées, j'ai le plus
ardent désir d'y voir dair. » (Prot., 361 c.)
Seul Ie trouble aporétique éveilIe le désir de
Ia délivrance. Parce qu'il est intenable, l'état
aporétique, loin de paralyser, mobilise pour
la recherche, suscite l'invention de quelque
mechane, de quelque poros, pour tenter de
trouver une issue, contraint de se jeter à l'eau,
de nager, avec l'espoir de rencontrer quelque
dauphin miracuIeux. Car le poros, personne ne
Ie possede. Pas plus Socrate que ses interlo-
cuteurs. 11 est, à chaque fois, dans chaque cas,
« à trouver », à tracer et tramer de façon
inédite, dans le risque. C'est pourquoi, com-
parer Socrate à une torpilIe repose sur une
confusion entre une aporie bloquante (celle du
sophiste) et une aporie mobilisante (celle du
philosophe - et Socrate, quant à lui, se com-

53
Aporie

pare dans l'Apologie non à une torpille qui


endort mais à un taon ou à un aiguillon qui
excite et éveille); et cela présuppose, à tort,
que Socrate détient le savoir, est un homme
pIein de ressources, ce qui est le confondre
avec Poros : « Pour ce qui me concerne, si
la torpille avant d'engourdir les autres est elle-
r
11,1
,[
même en état d'engourdissement, je lui res-
1 I'
I sembIe; sinon, non, je ne suis pas un homme
'11
1 I! plein de ressources (euporon) qui plonge tous
11'

les autres dans l'aporie (tous allous poio apo-


II rein). Au contraire, bien plutõt, c'est parce
que je suis moi-même dans l'aporie (aporon)
! que j'y plonge les autres (aporein). Au sujet
I I
de la verm, j'ignore absolument ce qu'elle est ;
tu le savais peut-être avant de m'approcher
quoique tu ne paraisses plus maintenant le
savóir. » (Ménon, 80 d.)
Dans le T héétete, aux ignorants qui le carac-
térisent par cette puissance paralysante, digne
d'un sophiste, de faire tomber les hommes dans
l'aporie (poiô tous anthropous aporein), Socrate
oppose son art véritable, l'art fécond d'accou-
cher les esprits : art de la sage-femmed'éveiller
mais aussi d'apaiser les douleurs d'enfante-
ment, douleurs qui remplissent les hommes

54
Comment sJen sortir?

d'apories plus pénibles que celles qu'éprouvent


les femmes en train d'accoucher : « Ce
qu'éprouvent ceux qui me viennent fréquenter
ressemble encore en cet autre point à ce
qu'éprouvent les femmes en mal d'enfante·
ment; ils ressentent les douleurs, ils sont
remplis d'apories qui les tourmentent nuit et
jour beaucoup plus que ces femmes. Dr, ces
douleurs, mon art (ê émê techné) a la puis-
sance de les éveiller et de les apaiser. » (Théét'J
151 a.) Comme les accoucheuses, Socrate use
de drogues et d'incantations magiques pour
sortir les hommes de leur mauvaise passe,
frayer un passage, un poros à l'enfant, le faire
parahre et exposer au jour. L'art de la sage-
femme, en eftet, n'implique aucun savoir, et
Socrate, comme elle, est stérile, sait seulement
qu'il ne sait pas, seule supériorité sur ceux
qui croient savoir et qu'il délivre, par accou-
chement, de leur pseudo-savoir. Pas de savoir
chez la sage-femme, mais une certaine forme
d'intelligence pratique, impliquant l'aptitude
d'atteindre le but qu'on s'est proposé grâce à
la justesse du coup d'ceil : celle-ci permet de
déceler le moment précis ou le travail d'ac-
couchement doit commencer et d'examiner si

55
Aporie

le nouveau-né est digne de vivre ou s'il doit


mourir.
Aristote 10 déclare que la sagesse de la sage-
femme n'est pas différente de cel1e du politi-
que, qu'el1e détient un savoir conjecturaI,
approximatif; type de savoir assimilé à un
long voyage à travers le désert ou les chemins
ne sont plus tracés, ou il faut deviner la route
et viser un point à l'horizon, lointain; ou il
faut savoir prendre des chemins obliques,
détournés, accomplir des détours pour parvenir
au but visé. Or la justesse du coup d'<:eil,la
vivacité et l'acuité d'esprit sont, pour Platon,
les qualités mêmes du véritable nature1 philo-
sophique (cf. Charmide, 16 a et Rép., IV,
début), les qualités de l'accoucheur des esprits
dont la techne, terme à terme, dans ses diverses
fonctions, ses moyens et ses fins, les capacités
qu'el1e met en jeu, est assimilée à l'art de
l'accoucheuse. Comme el1e, Socrate a le coup
d'<:eil pour déceler le moment ou entre en
travail, ou ressent les douleurs aporétiques,
celui dont l'âme est sur le point d'accoucher.

;' 10. Cf. Ris/oire des animaux, VII, 9587 a et sq.


","i (cité par Detienne et Vernant, p. 294).

56
Comment s}en sortir?

Le moment ou l'âme est « pleine » et a besoin


de l'aide salvatrice du philosophe-accoucheur
pour être délivrée de l'aporie est précisément
celui ou elIe est le plus vide, vacuité vertigi-
neuse qui éveille le tourment de savoir et la
fait entrer en travail : « Je ne puis ni me
satisfaire des réponses que je formule ni trou-
ver en celIes que j'entends formuler l'exacti-
tude que tu exiges, ni surtout non plus me
délivrer du tourment de savoir - C'est que
tu ressens les douleurs (...) non de vacuité mais
de plénitude. » (Théét.) 148 d.)

57
Aporia, Penia,
Poros et Eros

La situation de eeux qui sont en mal d'enfant


répete toujours celle de Pénia. C'est paree
qu'elle est dans l'aporie (dia ten autês apo-
rian - le Banquet, 203 b) qu'elle éprouve le
besoin d'enfanter : elle n'a pas été, en effet,
invitée au banquet des dieux le jour de la nais-
sance d'Aphrodite ou tous font grande chere ;
elle est done contrainte de se tenir pres de la
porte, telle une mendiante, telle une ombre,
un fantôme (en grec skia désigne l'ombre mais
aussi celui qui vient à un festin sans y être
invité. C'est le cas également, dans le Banquet,
d'Aristodeme l'ombre de Socrate par qui le

59
Aporie

« récit » est transmis, et d' Alcibiade, cet autre


amoureux de Socrate ; donc, de son bon et de
son mauvais « double »). Pour sortir de sa
situation de détresse, de pénitude, de vacuité,
qui est aussi une situation d'abandon par les
dieux, Pénia trame la ruse de se faire faire un
enfant par Poros, ivre de nectar, emprisonné
dans les liens du sommeil. L'enfant de la
détresse qui nait de cette ruse est Amour,
Eros, qui hérite des caracteres opposés de ses
parents. Parce qu'il tient de sa mere, Pénia,
il n'est ni délicat ni beau comme le croyaient
Agathon, Phedre et tous ceux qui avant Socrate
ont pensé faire le plus bel éloge de l'amour en
lui attribuant toutes sortes de qualités : « Il
est rude, malpropre, va nu-pieds, sans gite,
il couche par terre et sur la dure », « il partage
à jamais la vie de l'indigence ». Parce qu'il
tient de son pere, Poros, « il est à l'aftUt de
tout ce qui est beau et bon (...) Il est viril,
il va de l'avant tendu de toutes ses forces,
chasseur hors ligne, sans cesse en train de
tramer quelque ruse (mechane), il est passionné
d'inventions et fertile en expédients (porimos),
employant à philosopher toute sa vie ; incom-
parable sorcier, magicien, sophiste (...). Sa

60
Comment s)en sortir?

nature n'est ni d'un immorte1 ni d'un morte1.


Mais tantôt dans la même journée il est en
pleine fleur et bien vivant, tantôt il se meurt ;
puis i1 revit de nouveau, quand réussissent
ses expédients (euporistê) grâce au nature1 de
son pere. Sans cesse pourtant s'écoule entre ses
doigts le profit de ses expédients (to porizo-
ménon) si bien que jamais Amour n'est ni dans
l'aporie ni dans la richesse » (203 d et sq.).
Ni morte1 ni immortel l'Amour est un
démon, un être intermédiaire. Ni savant ni
ignorant, il est philosophe, contraint d'inventer
toutes sortes de ruses ; il est fertile en expé-
dients comme un soreier, un magicien, un
sophiste. Parce que le philosophe n'a pas le
savoir, parce qu'Eros ne doitpas être confondu
avec Poros, il n'a ni ne possede jamais aucune
richesse. 11ne garde rien, il doit, dans chaque
situation, inventer des chemins inédits, trouver
de nouveaux expédients. Car s'écoule toujours
entre ses doigts le profit de ses ressources.
Mais parce qu'il n'est pas un ignorant, le
phi1osophe, Eros, peut inventer, chercher, i1
ne reste pas bloqué, paralysé dans l'aporie. 11
n'est ni dans la richesse du savoir, celle des
dieux, des immorte1s, de Poros qui, enchamés

61
Aporie

dans les liens du sommeil et de l'ivresse, n'ont


pas besoin de chercher, ni non plus dans la
pénurie, dans 1'aporie extrême, celle qui
s'ignore comme telle, dans l'ignorance de
1'ignorance, dans la certitude de l'opinion
qui ne désire pas davantage chercher ce
dont elle se croit toujours pourvue. 1'amour,
le philosophe, le démoniaque sont des inter-
médiaires, je dirais entre Poros et Aporia plu-
tôt qu'entre Poros et Pénia comme veut le
suggérer de façon simple le récit mythique :
1'enfant, Eros, tiendrait de ses deux parents,
qui auraient bel et bien des caracteres oppo-
sés comme ils seraient de sexe opposé.
De fait, tout dans le récit « rature » cette
opposition et tend à dissocier Pénia d'Aporia
- entendu comme le contraire simple de
Poros. Si Pénia ne faisait qu'un avec 1'Aporia
paralysante, jamais elle n'aurait même pu cher-
cher à se sortir de sa situation de détresse.
Si dans l' aporia de Pénia il n'y avait toujours
déjà quelque poros caché jamais elle n'aurait
pu machiner, inventer le stratageme d'aller
s'étendre aupres de Poros, le trop-plein, le
trop-riche, qui dort, passif, et occupe dans
cette scene primitive la position dite « fémi-

62
Comment sJen sortir?

nine ». La « virilité » que l'Amour détiendrait


de son pere Poros, c'est bel et bien Pénia qui
l'incarne, c'est elle qui est active, a l'initiative
de l' « agression », trame les ruses, est fertile
en expédients. Elle et non Poros qui dort
tranquille. Tous les caracteres que le mythe
attribue à Poros appartiennent, en fait, dans
la pratique à Pénia et inversement. C'est dire
que Pénia n'est pas l'opposée de Poros, pas plus
que ne l'est l'aporia bien entendue : la véri-
table aporie, philosophique, ou Pénia, est tou-
jours féconde; en elle, se raturent tous les
opposés; elle n'est ni masculine ni féminine,
ni richesse ni pauvreté, ni passage ni absence
de passage, ni ressource ni sans ressource.
(C'est pourquoi Aporia qui rompt avec la logi-
que de I'identité, releve de la logique de I'in-
termédiaire, est un terme intraduisible) ; c'est
dire qu'il faut que Pénia soit toujours déjà
grosse d'Amour pour pouvoir lui donner nais-
sance ; elle n' est pas - selon un schéma aris-
totélicien lui-même simplifié - un réceptacle
passif, une matiere qui recevrait sa forme et
toutes ses déterminations, toutes ses richesses,
du pere, actif et viril. C'est elle qui ourdit la
ruse, trame tout le « complot ». Ce que le

63
Aporte

mythe distribue en trois personnages, Poros,


Pénia, Eros, se trouve défait aussi par lui au
profit d'un seul: Eros. Les deux « parents »
ne sont « inventés » que pour tenter de faire
comprendre la nature atopique et démoniaque
de l'intermédiaire (déjà découverte par la
démarche dialectique), celle-Ià même de l'âme
humaine, cette autre skia, dont la condition
n'est ni ce1ledes dieux ni celle de l'animalité ;
qui n'est ni vraiment immortelle ni mortelle,
qui ni ne sait ni ne sait pas mais désire savoir :
est, par nature, philosophe. Le seul poros de
l'homme qui n'est ni Poros ni Pénia-Aporia,
c'est Eros.
L'Amour ne donne ni richesse ni savoir. Il
ne garde ni ne possede rien. Il donne seule-
ment la possibilité d'enfanter de façon inces-
sante et impérissable. Accoucher les esprits,
ce n'est pas les délivrer d'un savoir, d'un poros,
qu'ils posséderaient à leur insu. C'est susciter
en eux un vide aporétique, un vide de plénitude
qui leur donne le désir d'enfanter à l'infini,
d'accoucher de ce dont ils sont toujours déjà
gros, de l'Amour.
A l' argument paresseux des sophistes qui
bloque toute recherche dans une stérile logique

64
Comment s' en sortir?

de l'opposition : « Comment faire pour cher-


cher ce que l'on ne connalt pas ? car ou 1'on
sait ou 1'on ne sait pas, si 1'on sait, point n'est
besoin de chercher, si l'on ne sait pas, comment
se mettre à chercher et reconnaitre 1'objet de
sa recherche? », le Ménon répond par le
mythe de la réminiscence, le Banquet par ce1ui
de l'Amour, ce démon, intermédiaire entre les
dieux et les hommes, l'ignorance et la connais-
sance. Il répond par l'inventivité à 1'infini de
cet enfant de Pénia et de Poros qui meurt et
renait indéflniment de ses cendres. Car la logi-
que de l' Amour, celle de l'intermédiaire, délivre
de toutes les apories paralysantes. Les deux
réponses, en fait, reviennent au même, si 1'on
veut bien admettre que la réminiscence du
Ménon n'est pas d'une autre nature que le
« souvenir neuf » du Banquet : souvenir de
la pensée à elle-même, qui toujours meurt dans
l'oubli mais qui toujours aussi renait de ses
cendres, se répete en s'inventant à 1'infini;
trouve toujours en elle de quoi se ressourcer,
de penser toujours à nouveau, de s'enfanter
à chaque fois autre et même en laissant à la
place de l' ancienne pensée une nouvelle qui
s'en distingue mais lui ressemble comme un
Aporie

frere l'autre : « Ce qu'on appelle étudier sup-


pose que la connaissance peut nous quitter;
l'oubli est en effet le départ d'une connais-
sance, tandis qu'en revanche, l'étude créant
en nous un souvenir tout neuf à la place de
ce1ui qui se retire, sauve la connaissance et
fait qu'elle semble être la même. » (270 d.)
Pour se sortir des apories sophistiques, i1
suffit donc d'aimer, c'est-à-dire d'avoir le désir
d'enfanter ; ou encore i1 suffit de se souvenir
de soi-même comme pensée, de sortir l'âme de
l'oubli, de lui rendre, à elle qui a été défigurée,
alourdie par les festins du sensible, est devenue
méconnaissable, corporelle, sa véritable nature
en la détachant du corps auque1 elle se trouve
enchainée 11. L'âme oublieuse d'elle-même,
disent les mythes, se réincarne à la deuxieme
génération dans le corps d'un animal : destin
auque1 est voué le tyran dont l'âme est incura-
ble; son trop de ressources est son malheur
même car faute de connaltre l'indigence et la
détresse aporétiques, i1n'a jamais désiré enfan-
ter, n'a jamais aimé que lui-même. Sa solitude
radicale fait de lui le plus misérable des hom-

11. Cf. Phedon, 82 d et Rép., X.

66
Comment s'en sortir?

mes car seule la rencontre d'une autre âme


appareillée à la nôtre donne le désir d'enfanter,
dans un commerce harmonieux, « dans la beau-
té ». Le malheur de l'âme tyrannique, ce qui la
voue malgré toutes ses ressources à une éter-
nelle aporie, c'est qu'elle manque d'un compa-
gnon de voyage qui consente à la suivre aux
Enfers : elle demeure plongée dans un Tartare
qui jamais ne la rejeuera car une âme, même
chargée de crimes, peut sortir de ce lieu infernal
à condition d'appe1er à son secours une autre
âme et d'obtenir d'elle son pardon.
L'âme qui n'est pas purifiée de ses crimes
« Personne ne consent à lui servir de compa-
gnon de voyage (euneporos) ni de guide. Elle
erre donc dans une totale aporie (en aporia). »
« L'âme au contraire dont toute la vie s'est
écoulée dans la pureté et la mesure, ayant
trouvé des dieux pour lui servir de compagnon
de route et de guide, sa résidence est aussitôt
le refuge qui lui convient. »
Les trépassés, incurables à cause de la gran-
deur de leurs fautes, auteurs de vols sacríleges
répétés, d'homicides en foule, ces âmes sont
lancées dans le Tartare d'ou jamais elles ne
sortent. D'autres, les curables, sont précipités

67
Aporie

eux aussi dans le Tartare « mais apres qu'il y


aient fait leur temps la montée du flot les
rejette et ils implorent le pardon de ceux contre
lesque1s ils ont commis des méfaits. Sinon ils
sont rejetés de nouveau dans le Tartare. »
(Phedon, 108 c et sq.)
Trouver ou non un compagnon de route qui
éveille eu vous l'amour, c'est gagner ou perdre
l'immortalité de son âme. Philosopher n'est
rien moins qu'une conquête de l'immortalité.
Telle est, en effet, la ruse de l'Amour : avoir
inventé un stratageme, un expédient, un arti-
fice, une méchane, qui procure aux hommes
un Ersatz d'immortalité; Ersatz car seuls les
dieux possedent, par nature, une véritable
immortalité. Le poros ingénieux tramé par
Amour pour sortir les hommes de l'aporie
radicale, leur mortalité, c'est l'enfantement,
acte divin, car toute fécondité rend les hommes
semblables aux dieux, immorte1s. La généra-
tion, corporelle ou spirituelle, est la méchane
inventée par l'Amour pour sauvegarder l'espece
morte1le « non pas en étant à jamais totalement
identique à l'existence divine, mais en faisant
que ce qui se retire et que son ancienneté a
ruiné, laisse apres soi autre chose de nouveau

68
Comment s'en sortir?

pareil à ce qui était. Voilà, dit-elle, par que!


arti6.ce (méchane) dans son corps comme dans
tout le reste ce qui est mortel participe à
l'immortalité : pour ce qui est immortel, c'est
d'une autre maniere ». (Banquet, 270 d).
« L'union de l'homme et de la femme est, en
effet, un acte d'enfantement et dans cet acte
il y a que!que chose de divin; c'est même
chez ce vivant qui est morte! un caractere d'im-
mortalité : la fécondité et la procréation. C'est
là surement que résulte chez l'être fécond et
déjà gros de son fruit le prodigieux transport
qui le saisit à l'entour du bel objet parce que
celui qui possede ce bel objet est libéré d'une
cruelle souffrance d'enfantement. » « L'objet
de l'amour, c'est de procréer et d'enfanter
dans le beau. Perpétuité dans l'existence et
immortalité, ce qu'un être mortel peut en
avoir, c'est la procréation. » (206 d.)

69
Prométhée, premier philosophe

Pourtant, la fécondité selon l'âme est déc1a-


rée « plus glorieuse » que celle des corps :
les peuples vouent seulement un culte aux poe-
tes qui donnent jour à des a:uvres, aux inven-
teurs de lois justes, aux gens de métier, à
condition qu'ils soient vraiment « féconds »,
c'est-à-dire des inventeurs. Platon, quant à lui,
privilégie, entre toutes, la fécondité phi1oso-
phique (la seule à qui convienne parfaitement
le terme de fécondité car elle seule implique
aussi un accouplement). Seule cette fécondité
est vraiment « divine » car elle ne cesse d'en-
fanter la partie divine de l'âme, la pensée;

71
Aporie

ses enfants sont les plus beaux, les plus impé-


rissables, assurent seuls la plus belIe immor-
talité car ils résultent d'un ensemencement de
l'âme par des discours qui à leur tour engen-
drent dans une autre âme d'autres discours
« à chaque occasion impérissablement » en
procurant « la plus grande somme de bonheur
qui puisse appartenir à un homme » (Phedre,
276 e, 277 c). « Au contact du bel objet et
dans sa compagnie, il enfante ce dont il était
depuis longtemps fécond, ille procrée. De pres
comme de loin il s'en souvient et ce qu'il a
procréé il acheve de le nourrir en communauté
avec le bel objeto Une communauté infiniment
plus étroite que celIe qui nous lie à nos enfants
est le mutuel apanage d'un te! couple, car ce
qu'ils ont en commun ce sont de plus beaux,
de plus impérissables enfants. » (Banquet,
270 d.)
Cette hiérarchie établie entre les différents
types de fécondité reçoit seulement sa véritable
justification dans la hiérarchie toujours déjà
postulée qui pose la supériorité de l'âme sur le
corps. ElIe tend à effacer, apres l'avoir démon-
trée, la similitude des fins de toute espece de
fécondité : la recherche de l'immortalité. Le

72
Comment s'en sortir?

partage philosophique qui décide de la supé-


riorité de la fécondité philosophique sur tout
autre peut être lu comme un geste de rupture
avec tout ce qui risquerait de contaminer sa
pureté ; cette volonté de rupture dissimule la
continuité stricte de la finalité philosophique
avec celle de toute techne, de toute inventivité :
trouver des expédients, des poroi, pour sortir
I'homme de l'aporie la plus redoutable, la morto
Elle camoufle le caractere prométhéen de l' en-
treprise philosophique.
Prométhée, on le sait, est celui qui sauve
l'espece humaine de justesse en volant le feu
aupres de Zeus pour libérer l'humanité au prix
de son propre enchainement 12. Contre la
volonté de Zeus, i1 sauve les hommes de la
mort, les délie de ses liens redoutables et, te1
le philosophe du mythe de la caverne, les
amene à la lumiere du jour. Dans certaines
versions mythiques, Prométhée est un double
d'HephaIstos; comme lui, maitre d'une magie
libératrice, il crée la race humaine en animant

12. Dans le Prométhée d'Eschyle, 81, les cha1nes


que fixent Prométhée à son rocher tissent autour de
lui un filet à mailles d'acier, un réseau sans issue.

73
Aporie

la matiere inerte. A la glaise mouillée d'eau


qu'il modele, il délie bras et jambes, insuffle
vie et mouvement. De façon générale, il fait
figure de lieur et de délieur. Pour Eschyle '\
i1 est ce1ui qui apprend aux hommes à sou-
mettre les animaux en les liant sous le joug
et le harnais. Cette maitrise des liens, illa doit
à son intelligence retorse, à son astuce, à sa
métis à multiples facettes, à son sens de la
prévision. L'art des pieges, des attrapes, des
projets frauduleux est le propre de ce héros
plein de ressources, pantoporos, capable de
frayer pour chaque situation nouvelIe un nou-
veau poros. « A l'inextricable même », dit le
Prométhée enchainé '\ « il est capable de trou-
ver une issue » ; son astuce extrême lui donne
prise sur toutes choses, même sur le temps.
C'est dire que Prométhée est, par sa métis, le
rival direct de Zeus; par ailleurs, il aide
ce1ui-ci lors de l'accouchement d'Athéna, la
filIe de Métis qu'il s'était incorporé 15. Cette

13. 462, 403.


14. 51.
15. Nous empruntons tous ces éléments de la
figure de Prométhée au livre de Detienne et Vernant.

74
Comment s' en sortir?

fonction d'accoucheur rapproche sa figure de


celle de Socrate qui, par bien des traits, lui est
étroitement apparenté : à la fin du Protagoras,
on s'en souvient, il propose Prométhée en
modele à cause de son sens de la prévision.
A bien d'autres égards, Socrate (qui lui aussi
libere les hommes, invente des poroi 16 pour
les sortir de l'aporie, les conduire de l'obscurité
à la lumiere, qui les invite à se rendre sem-
blables aux dieux) , est un « imÍtateur » de
Prométhée. Si l'on se reporte au mythe du
Protagoras, Prométhée y est décrit avant tout
comme ce1ui qui sauve la race humaine d'apo-
ries inextricables : ce mythe est, en effet, le
récit de la naissance des races mortelles; il
décrit la fabrication par les dieux de différents
types (tupousin), leur façonnement sous un
mode artisanal par un mélangede terre et de
feu, puis leur naissance à proprement parler,
c'est-à-dire leur production à la lumiere, leur

16. Detienne et Vernant rappelIent que Ies Grecs


appelaient Ies sept PIéiades : Ies sept Poroi, Ies sept
voies; franchissant Ies passes menant des profon-
deurs de Ia mer vers Ie cieI, elIes tracent des chemins
qui font communiquer l'espace des hommes et ceIui
des dieux.

75
Aporie

sortie de l'intérieur de la terre. Celle-ci est


précédée d'une distribution de qualités appro-
priées à chaque type, commandée par les dieux
à Epiméthée et Prométhée, exécutée seulement
par Epiméthée, l'imprévoyant, qui réserve à
Prométhée, le vigilant, le prévoyant, la tâche
subalterne d'inspecter l'<euvre. Répartition du
travail pour le moins inquiétante qui laisse
présager de nombreuses difficultés. Les apories,
en effet, ne manquent pas de se présenter. Le
principe de la distribution équilibrée des qua-
lités aux diverses especes se trouve réglé par
la nécessité de les sauvegarder de la mort : les
qualités « naturelles » sont des machinations,
des machines, des artífices (émechanato) des-
tinés à assurer le salut de chaque espece (duna-
min eis soterian) à empêcher la disparition
d'aucune d'elles, en les prémunissant à la fois
contre une destruction réciproque et contre
les dangers extérieurs. La ruse d'Epiméthée
consiste à pourvoir chacune d'elles d'une nour-
riture appropriée et à faire en sorte que les
especes qui dévorent les autres aient une pos-
térité peu nombreuse, que les victimes, au
contraire, soient douées de fécondité; telle
est la ressource, la voie de salut (soterian to

76
Comment s'en sortir?

genei porizon) identique à celle inventée par


AmoU! dans le Banquet : la génération comme
poros d'immortalité.
Seulement Epiméthée n'est pas parfaitement
sage, ne voit pas aussi loin que son frere, et
manque de mesure dans sa distribution : il
commence par les aloga,. les animaux, les pour-
voie de toutes les puissances de salut, et se
trouve dans la pénurie et l'embarras quand il
arrive aux hommes. Aporie d'Epiméthée qui
figure celle dans laquelle son imprévoyance
aurait plongé l'espece humaine sans l'inter-
vention de Prométhée à qui il est fait appel
au dernier moment comme à un sauveur. Mal-
gré toute son ingéniosité, ce dernier se trouve
lui-même dans l'aporie (aporian oun échome-
nos) car le moment est venu de conduire l'es-
pece humaine à la lumiere. Pour sauver l'hu-
manité, Prométhée imagine alors de voler
l'habileté technique d'Hephalstos et d'Athéna,
avec le feu, car sans le feu cette habileté reste
vaine, impraticable (amêchanon), et fait pré-
sent de son vol à l'espece humaine pourvue,
grâce à cette ruse frauduleuse, de toute la
sagesse (sophian) nécessaire à la vie; seule la
sagessepolitique reste en la possession de Zeus

77
Aporie

car Prométhée, dans sa hâte, n'a pas eu le


temps de pénétrer dans sa demeure, s'est seu-
lement rendu dans les ateliers d'Hephalstos et
d'Athéna, leur a dérobé le feu sans être vu de
ces deux divínités à métis occupées à pratiquer
leur art avec amour.
Grâce à ce stratageme, Prométhée met l'es-
pece humaine dans l'euporia, la comble de
toutes les ressources.
Dans le mythe d'Aristophane du Banquet,
lorsque les hommes d'abord doués d'une force
et d'une vigueur prodigieuses, dans leur
superbe prométhéenne, escaladent l'Olympe
pour s'attaquer aux dieux, Zeus les punit de
leur indiscipline en les castrant - en les cou-
pant en deux : châtiment qui a comme effet et
de les affaiblir et de rapporter davantage de
sacrmces aux dieux (190 b et sq.). Le vol de
Prométhée entraine seulement l'enchainement
du libérateur de l'homme, laissé sans ressources
dans le dénuement absolu, tandis qu'il a su,
au contraire, pourvoir l'espece humaine de tous
les expédients. Grâce au vol de quelque chose
de divin s'opere en effet un retournement
complet de la situation en faveur de l'homme :
le plus faible parmi les races mortelles devient

78
Comment s'en sortir?

le plus fort, l'animalle moins pourvu, le plus


pourvu, l'aporia se transforme en euporia,
l'animal-homme devient un être divin possédant
seull'art du langage, d'émettre des sons et des
mots articu1és,capable seul d'honorer les dieux.
Pourtant, parce que privés de l'art politique,
les hommes vivent dispersés, ils restent infé-
rieurs aux animaux qui les détruisent et lors-
qu'ils tentent de se rassembler et de fonder des
villes, ils se lesent réciproquement. Zeus ayant
décidé de sauver l'espece humaine (dans le
mythe d'Aristophane Zeus s'apitoie également
et envoie aux hommes un remede destiné à
guérir leurs cicatrices, l'amour), délegue aupres
de l'humanité Hermes, autre dieu à métis,
porteur de la justice et de la pudeur qui enchal-
nent les hommes dans des liens harmoniques.
Ces deux vertus « politiques » destinées à
sauvegarder les cités sont, à la différence des
vertus « techniques », distribuées à tous. Tout
homme doit avoir sa part de pudeur et de
justice sous peine d'être exc1u de l'humanité
et d'être passible de morto Cette égalité du don
politique rend raison de la coutume athénienne
et celle des autres peuples de laisser parler le
premier venu lorsqu'il est question de vertu

79
Aporie

politique, alors que Ies institutions s'adressent,


pour tout autre question, aux spécialistes.
Protagoras, et c'est pour lui une des :6.nalités
de toute cette belle histoire, s'efforce de mon-
trer alors que cette vertu possédée par tous
ne l'est ni par hasard ni par nature mais par
enseignement. Le dialogue qui s'en suit avec
Socrate aboutit à une impasse, à un renverse-
ment complet des positions : tous deux se sont
comportés comme .Epiméthée, ont opéré une
mauvaise distribution, ont manqué de mesure,
se sont égarés parce qu'ils se sont Iaissés
enchainer, séduire par l'ensorceIlement poéti-
que du mythe. A Epiméthée qui rend l'âme
oublieuse d'eIle-même, il faut préférer Pro-
méthée et le prendre comme modele de vigi-
lance. Ce rapprochement final entre Ies apories
dialectiques et ceIles « techniques » de l'Epi-
méthée du mythe suggere qu'il n'y a pas de
soIution de continuité entre les unes et les
autres et que Prométhée le bienfaiteur de l'hu-
manité qu'il a pourvue avec le vol du feu et
de l'habileté technique de toutes les ressources
nécessaires à la vie, est aussi un modele philo-
sophique; qu'il est donc une :figure double-
ment salvatrice. Un autre mythe de Platon va

80
Comment s' en sortir?

encore plus Ioin dans ce sensoIl s'agit cette fois


d'un récit rapporté non plus par un sophiste
mais par Socrate Iui-même, et il fait de Pro-
méthée la figure fondatrice de la dialectique :
c'est Ie mythe du Philebe (16 e et sq.), pen-
dant exact de celui du Protagoras. Au récit du
voI du feu de Protagoras correspond dans Ie
Philebe celui du voI de 1'art dialectique, pré-
sent Ie plus précieux, le seul qui sauvegarde
véritablement l'espece humaine en 1'immorta-
lisant.
La figure de Prométhée intervient, dans le
Philebe comme dans le Protagoras, au moment
ou est cherché un moyen, une voie pour se
sortir de l' aporie ; plus précisément des apories
concernant 1'un et le multiple, inhérentes au
langage. Socrate déclare alors qu'il n'est de
plus belle voie de salut que la route dialectique,
voie dont il est depuis toujours amoureux
même si celle-ci l'a souvent fui, laissé sans
guide et sans issue, dans 1'aporie (aporon) :
car cette voie la plus belle n'est jamais la
possession de l'homme; il peut seulement la
désirer, telle une femme, à 1'infini; être seu-
Iement amoureux d'un poros qui toujours le
fuit, d'une voie qu'il doit à chaque fois tracer

81
Aporie

et retracer, car toujours elle s'efIace laissant


dans le désarroi. La voie dialectique, en effet,
est d'origine divine, et l'emprunter, c'est tenter
de se rendre semblable aux dieux immortels.
Les apories dialectiques sont comme le néces-
saíre châtiment de l'ubris humaine, un rappel
permanent de la faute prométhéenne : car c'est
des dieux qu'est venu aux hommes le présent
dialectique, mais li ne leur a pas été donné
par eux en cadeau : « 11fut lancé du haut des
régions divines par quelque Prométhée en
même temps que le feu le plus éclairant. » Le
« présent » divin a été dérobé, il résulte d'un
vol frauduleux.
Une légende raconte qu'à l'origine dieux et
hommes vivaient ensemble, s'attablaient aux
mêmes festins, jusqu'au jour ou Prométhée
reçoit la charge de répartir ce qui revient aux
uns et aux autres et tente alors de berner les
dieux au profit des hommes. Zeus se charge
alors de la répartition : chaque catégorie d'êtres
animés aura la nourriture qui lui convient et
qu'elle mérite. Aux hommes mortels la viande
cuite d'une bête morte, aux immortels le nectar
et l'ambroisie. Les hommes, teIs Pénia, ne
doivent pas être invités au banquet des dieux.

82
Comment s'en sortir?

La faute de Prométhée, c'est d'avoir tenté par


fraude de les faire participer à ce festin et de
leur donner l'immortalité. L'on comprend
pourquoi le mythe du Protagoras charge Epi-
méthée seul de la répartition des qualités. Pro-
méthée aurait façonné un type humain iden-
tique au type divin ; la rivalité mimétique entre
Zeus et les hommes eut alors, à plus ou moins
breve échéance, entrainé la disparition de l'es-
pece humaine. Zeus l'aurait comme Métis tout
entiere avalée, ou l'aurait enchainée à jamais,
comme Prométhée. Faute d'avoir pu faire par-
ticiper directement les hommes au festin divin,
Prométhée, au prix de son propre supplice,
dérobe le feu, leur fait présent du don dialec-
tique; double vol, doubledon d'un Ersatz
d'immortalité selon le corps et selon l'âme,
substitut de la véritable immortalité qu'il n'a
pu leur attribuer en partage.
C'est pourquoi la dialectique est une belle
route mais parsemée d'embuches, un poros
pour sortir l'homme de l'aporie mais jalonné
d'apories et laissant toujours dans l'aporie. Un
chemin trop beau, trop divin pour la pensée
humaine qui ne doit pas chercher à dépasser
ses limites, doit chercher seulement à se sou-

83

UN!CAMP
Aporie

venir d'elle-même et peut seulement se répéter


en s'inventant, toujours même, toujours autre.
Trop beau, le poros dialectique reste pour-
tant pour l'homme le plus beau. La dialectique
est « la plus belle méthode de recherche, de
découverte et d'enseignement ». Le don dialec-
tique évite aux hommes de se comporter
comme des Epiméthée, de faire de mauvaises
distributions par manque de prévoyance et de
mesure; car si Prométhée a pêché par déme-
sure, c'est pour faire don aux hommes de la
mesure. Ce don leur évite de faire « un » trop
vite ou trop lentement, de poser tout de suite
apres l'un l'indéfini, leur fait respecter les inter-
médiaires entre l'un et le multiple et leur per-
met de les nombrer de façon précise. C'est ce
respect des intermédiaires qui distingue le dis-
cours dialectique du discours éristique. Or la
dialectique, entendue comme art de la division
nombrée et science des intermédiaires, est
affirmée être à l'origine de « tout ce qu'on
a jamais pu inventer dans le domaine de l'art
(techne) », et ce sont deux techne qui lui ser-
vent de paradigme; deux techne qui, comme
elle, sont capables dans une unité d'ana1yser,
de nombrer et de spécifier la diversité ; de dis-

84
Comment s'en sortir?

tinguer et de hiérarchiser les intermédia ires en


especes et sous-especes : l'art musical, et l'art
de la grammatique. Dans ce premier art, en
effet, il s'agit, dans « l'infinité » qui constitue
la variété confuse des sons, de distinguer l'aigu
et le grave, de savoir que! nombre précis d'in-
tervalles les sépare, quelles limites comportent
ces intervalles et de quelles combinaisons ou
harmonies ils sont capables, toutes mesurables
par des nombres (17 d). 11 s'agit de mesurer
de même façon les nombres ou les rythmes
dont sont susceptibles les mouvements du
corps. Seule la connaissance du nombre fait
de I'art de la musique une science véritable et
de celui qui possede cet art un véritable sophos,
un homme compétent. De même, ce qui cons-
titue la grammatique comme art véritable, c'est
de savoir déceler dans l'indé6.ni du son articulé
le nombre précis et les multiples combinaisons
des voyelIes et des non-voyelIes. Pour savoir
lire, être un sophos dans le domaine des lettres,
il ne suffit pas de connaitre le son comme
indé6.ni, ni comme un, mais bel et bien de
connahre quelIe quantité et quelIes différences
i1 enferme (17 b). A 18 c, il est rappelé que
c'est le dieu de l'écriture, Theuth, qui fut le

85
Sarah Kofman

premier à percevoir dans l'illimité de la voix


que les voyelles ne sont pas unes mais multiples
et qu'il y a d'autres émissions qui sans avoir
un son ont pourtant un bruit, et qu'elles aussi
ont un nombre. « Il mit à part une troisieme
espece, les muettes; il divisa une à une ces
muettes qui n'ont ni bruit ni son, puis les
voyelles et les intermédiaires, détermina leur
nombre et donna à chacune d'elles le nom d'élé-
ments et il montra l'interdépendance de tous
ces éléments qui sont rattaehés ensemble
comme par un lien unique. »
C' est dire que la dialectique comme science
de la division nombrée ne saurait être opposée
à ee qui lui sert de paradigme ; ne saurait plus,
comme dans le Phedre,. être l'opposée de l'écri-
ture pas plus que celle-ci ne saurait être l'op-
posée de la voix, définie dans le Philebe comme
systeme de différences 17. Le paradigme de la
grammatique permet d'établir un rapport de
parenté entre la figure de Theuth et celle de
Prométhée (et done aussi celle de Socrate),
entre le pere de toutes les techne et de l'art

17. Pour ces problemes, cf. Derrida, « La Phar-


macie de Platon » in La Dissémination, Seuil, notam-
ment p. 187 et sq.

86
Comment s}en sortir?

dialectique, et celui de l'écriture et du ca1cul,


inventeur aussi de l'astronomie, autre science
de la mesure ; entre le feu nécessaire à l'habi-
leté technique et le feu de l'écriture ou de la
dialectique, à l'origine de tout ce qui a pu être
inventé dans le domaine de l'art, elle-mêmeun
art 18.
La fin du Philebe} à l'aide de la méthode
dichotomique, établit une hiérarchie entre les
techne en fonction du critere de la mesure. Les
techne qui usent seulement de conjectures,
d'expérience et de routine, d'une certaine
forme d'intelligence pratique, sont placées au
plus bas tandis que l'art dialectique est mis au

18. La parenté entre Theuth et Prométhée n'a


pas échappé à Rousseau dans son Discours sur les
sciences et les arts ou, au début de la seconde partie,
il écrit : « C'était une ancienne tradition passée de
l'Egypte en Grece, qu'un dieu ennemi du repos des
hommes était l'inventeur des sciences. ); Et il ajoute
en note : « On voit aisément l'allégorie de la fable
de Prométhée, et il ne parait pas que les Grecs qui
l'ont cloué sur le Caucase en pensassent guere plus
favorablement que les Egyptiens de leur dieu Teu-
thus : le satyre, dit une ancienne fable, voulut lutter
et embrasser le feu lapremiere fois qu'il1e vit ; mais
Prometheus lui cria : "Satyre, tu p1eureras la barbe
de ton menton, car il brule quand on y touche". );

87
Aporie

sommet, les techne et les sciences qui usent du


nombre, de la mesure et de la pesée, oceupant
une position intermédiaire. « Si (...) on écartait
de tous les arts ce qu'ils contiennent de science
des nombres, de science de la mesure, de
science de la pesée, ce qui resterait de chaeun
serait pour ainsi dire nu!. (...) Ne nous resterait
plus alors qu'à user de conjectures (eikazein),
qu'à exercer nos sens à force d'expérience et
de routine, nous fiant pour le surplus à ces
puissances conjecturales (stochastiques) que
plusieurs appellent technàs et dont toute l'effi-
cace ne provient que d'un entrainement labo-
rieux. » (55 d.) Suit alors l'exemple de l'art de
la flute, et, de façon plus générale, de la musi-
que 19 qui contient beaucoup d'imprécision et
peu de certitude parce qu'elle ajuste ses harmo-
nies non par mesure mais par conjecture empi-
rique. 11 en va de même pour la médecine,
l'agrieulture, l'art du pilote et celui du stra-
tege. Par contre, l'art de la construction, que
ce soit celle des maisons, des navires et maintes
branches de Ia charpenterie, parce qu'ils usent
19. Alors que plus haut l'art musical servait de
paradigme à l'art dialectique comme art de la division
nombrée.

88
Comment s'en sortir?

de plus de mesures et d'instruments, sont plus


exaets, plus rigoureux, plus « techniques »
(technichoteron) que la plupart des scienees
(epistemon). Parmi ee qu'on appelle arts
- techne - Platon distingue donc tous ceux
qui eomme la musique manquent d'exaetitude,
et ceux qui se rattachent à l'art de la construe-
tion, plus exaets : au premier rang de la hiérar-
chie « technique » sont placés I'arithmétique ,
les scienees ou arts de la mesure et de la pesée.
Les arts du calcul et de la mesure sont à leur
tour subdivisés en deux, en fonction du critere
de l'usage : celui du vulgaire qui s'en sert pour
le commerce et la bâtisse est distingué de
l'usage philosophique et scientifique, infiniment
supérieur en exactitude, en certitude et en
pureté.
Sous l'unité d'un nom commun, i1 faut done
distinguer deux sciences du nombre, deux
sciences de la mesure. Enfio, au-dessus encore
de la plus exacte de ces deux sciences se trouve
placée la faculté dialectique (dialegestai duna-
min). Il est remarquable que cette division
dichotomique hiérarchisante n'introduit aucune
solution de continuité entre les techne et les
épisteme : celles-ci sont simplement déc1arées

89
Aporie

être parmi les arts, des techne plus exactes,


plus précises. Le partage établi par Platon n'est
pas entre techne et épisteme (et il use dans
tout ce passage indifféremment des deux ter·
mes) mais entre ce qui releve ou non de la
mesure et du nombre. Et c'est encore ce critere
qu'il prend pour décerner la premiere place à
la faculté dialectique. Pourtant c'est seulement
au prix d'un certain glissement que la dialec-
tique peut être déc1aréela science suprême, la
plus exacte de toutes : d'une part, Platon
abandonne la définition « prométhéenne » de
la dialectique comme art de la division nom-
brée (définition qui avait pourtant permis d'éta-
blir entre elle, les sciences et les arts, une
parfaite continuité) au profit d'une définition
plus ancienne, celle de La République, la dia-
lectique comme science de l'Etre, de la réalité
véritable et perpétuellement identique à elle-
même; d'autre part, la supériorité de la dia-
lectique, ainsi définie, est cette fois référée à
la supériorité, non plus de ses instruments plus
ou moins exacts, mais à celle de son objet, le
plus exact, le plus précis, le plus vrai, le plus
ferme et le plus pur : « Car sur des choses qui
n'ont aucune espece de fermeté, comment pour-

90
Comment s}en sortir?

dons-nous donc acquérir quoi que ce soit de


ferme ? » (59 b.)
Tout se passe comme si Platon, une fois de
plus, par-de1à la continuité établie entre les
techne} les sciences et la dialectique, avait
besoin d'afficher une véritable rupture, comme
dans le Banquet il avait déclaré la fécondité
philosophique supérieure à tout autre. Avait
besoin de rompre avec le caractere « impur »
des techne} leur parenté avec le sensible et le
profit : « Ce que je demandais, (...) ce n'était
pas pour l'instant quelle technique (techne)
ou quelle science (épisteme) l'emporte sur tou-
tes les autres par sa grandeur, son excellence,
le nombre des avantages qu'elle nous procure;
mais laquelle, si petite et de si petit profit
qu'elle puisse être, se propose comme objet ce
qu'il y a de précis, d'exact, de suprêmement
vrai. » La dialectique comme science de l'Etre
toujours identique à lui-même, pourrait-elle
encore avoir comme paradigmes l' art de la
musique et de la grammatique, avoir encore
comme fondateur ce double grec de l'égyptien
Theuth, Prométhée ?
Le retour en cette fin du dialogue de la vieille
définition de la dialectique, bien connue de

91
Aporie

tous «( il est dair que le premier venu saurait


de quelle science je parle » (58 a)) n'est-il pas
comme le retour d'un « refoulé » ? N'est-ce
pas par peur d'être accusé de renier les dialo-
gues antérieurs «( la faculté dialectique nous
renierait si nous en mettions quelque autre
au-dessus d'elle », 57 e) que Platon brutale-
ment fait revenir l'ancienne dialectique comme
science de I'Etre , « oubliée » semblait-il au
profit de la nouvelle, la dialectique comme art
de la division nombrée, impliquant une tout
autre conception de l'Etre - l'Etre comme
systeme de différences - que la précédente ?
Retour du refoulé qui sert pour ainsi dire
d'écran, de force de contre-investissement à la
définition nouvelle, prométhéenne, de la dia-
lectique.
Aussi bien, apres avoir dédaré la supériorité
de la science dialectique, la plus exaete, certes,
mais surtout la plus pure, apres s'être lavé pour
ainsi dire de tout soupçon d'impureté et de
désaveu, en un dernier geste Platon « récu-
pere » en quelque sorte tout ce qu'il semblait
avoir condamné, refoulé, ou du moins dépré-
cié : « il ouvre les portes » et « laisse affluer »
même les techniques les plus viles, les plus

92
Comment s' en sortír ?

empiriques, les plus utilitaires : une vie


humaine, digne de ce nom, est une vie mixte,
elle implique le mélange de la scienee la plus
pure avee les teehniques les plus impures.
Du moins, si 1'0n veut étre capable de trou-
ver son ehemin et rentrer ehez soi, ne plus
prendre le risque de tomber dans un puits :
« Faudra-t-il done jeter dans le mélange et
unir aux autres cette techne ni solide ni pure
de la regle fausse et du eercle faux? C'est
nécessaire si nous voulons retrouver à tous
coups la route (odon) pour rentrer à la mai-
sono » « Y mettrons-nous aussi la musique,
dont nous venons de dire qu'elle est pleine de
conjectures (stochaseos) et d'imitation et
qu'elle manque de pureté? - Cela me semble
inévitable, si nous voulons que notre vie soit
en quelque mesure une vie » - « Désires-tu
donc que, semblable à unportier bousculé et
violenté par la foule, je cede, ouvre les portes
et laisse affluer à l'intérieur toutes les sciences
pour que la science moins pure se méle avec
celle qui est pure ? - Je ne vois pas ( ...) ee
qu'on pourrait perdre en accueillant toutes les
autres sciences (epistêmas) une fois qu'on pos-
sede les plus hautes. »

93
Aporie

11 faut donc renoncer à l'intention primitive


d'accueillir seulement les sciences pures. La
vie la plus belle est une vie rnixte qui ne doit
pas être confondue avec un « pêle-mêle » voué
à la corruption. Le mélange, pour être bon,
implique mesure et proportion (metron et sum-
metron), qui détrônent toutes deux le plaisir,
mettent fin à sa prétention d'occuper le pre-
mier rang parmi les valeurs.
Cette ouverture finale des portes aux tech-
niques impures nécessaires à la vie réconcilie
les deux faces de la figure de Prométhée, figure
doublement salvatrice, celle du voleur du feu
et de l'habileté technique, celle du voleur de
l'art dialectique.
A cet être intermédiaire qu'est I'homme , à
ceIui dont l'amour n'est le suivant ni de
l'Aphrodite ouranienne ni de l'Aphrodite ter-
restre (1es deux seules Aphrodite connues de
Pausanias), mais de la troisieme Aphrodite,
la Souterraine, qui ne fait qu'un avec la
mort - occultée par tous les protagonistes du
Banquet, sauf (indirectement) par Socrate -
convient seule, en effet, une vie rnixte réglée
par la mesure et la proportion.

94
Méthode et chemin

Notre lecture de Platon ne contredit-elle


pas celle de Heidegger quand il fait remonter
le début de la pensée moderne, l'époque tech-
nologique de la pensée ou la grande affaire est
celle de la méthode et des traités de méthode,
à Descartes et à l'affirmation du sujet comme
volonté? Méthode de penser qu'il distingue
du chemin de la pensée qui ne saurait être
réduit à un ensemble de procédés, de processus
qui traitent les choses comme des objets, les
poursuivent, les traquent pour les rendre dis-
ponibles à la saisie du concept :
« Le chemin ne connait pas de procédé

95
Aporie

pas de médiation. »
Pourtant le même texte, Le Défaut des noms
sacrés 20 affirme qu' « à lui seul, le regne de la
dialectique de toute espece barre le chemin
vers l'essence du chemin ». C'est reconnaitre
que la dialectique platonicienne, avant la
méthode cartésienne, est elle aussi d'essence
technologique ; que le poros platonicien, étroi-
tement lié à l'intelligence « technique » et à
une volonté de maitrise prométhéenne, que ce
chemin n'a rien à voir avec l'essence du che-
mm.
Quand, par ailleurs, Heidegger, dans le Dis-
cours du rectorat, écrit qu' « li ne s'agissait
pas pour les Grecs d'assimiler la praxis à la
théorie mais au contraire de comprendre la
théorie elle-même comme la plus haute effec-
tuation de la praxis authentique », li s'oppose
à l'interprétation reçue de la théoria comme
contemplation pure se prenant elle-même

20. Cette discussion finale avec la position d'Hei-


degger nous a été suggérée par le séminaire de Jac-
ques Derrida sur la méthode ou ce texte (traduit par
R. Munier et Ph. Lacoue-Labarthe) et le rapport de
la méthode et du chemin qu'il questionne, a été inter-
rogé.

96
Comment s' en sortir?

comme finoDans le même Discours, il ajoute :


« Il courait chez les Grecs une vieille histoire
qui racontait que Prométhée aurait été le pre-
mier phi1osophe. Eschyle fait prononcer à ce
Prométhée une parole qui exprime l' essence
du savoir : T echne d' anagkês asthenéstéra
makro (v. 514) - « Mais le savoir a beaucoup
moins de force que la nécessité 21. »
Pensait-il au texte du Philebe en rapportant
cette vieille histoire ? C'est bien à elle en tout
cas que se réfere Platon lorsqu'il fait du« don »
dialectique un présent frauduleux, fait du plus
beau chemin le cadeau d'un esprit particulíe-
rement retors, oblique et rusé, Prométhée.
Reste à se demander alors pourquoi Hei-
degger, de façon plus massive, fait commencer
néanmoins l'époque moderne et technologique
de la pensée à Descartes...
Qu'elle commencerait au moins avec Platon,
j' en verrai une sorte de contre-épreuve dans
La Folie du jour de Blanchot. Ce texte qui

21. Ces textes du Discours du rectorat sont cités


par Ph. Lacoue-Labarthe dans « La transcendance
finit dans la politique » in Re;ouer le politique,
Galilée, 1981.

97
Aporie

commence (mais aussi finit) par les termes


mêmes qui décrivent l'Eros du Banquet, « Je
ne suis ni savant ni ignorant », est peut-être
l'un de ceux qui rompt le mieux avec toute
« pensée technologique », avec toute méthode,
avec toute interrogation dialectique ou inter-
rogatoire policier, toute mise en question et à
la question; avec, aussi toute visée d'immor-
talité : avec tout « platonisme ». Les situations
aporétiques n'y sont plus de mauvais passages
sur une voie de passage. Elles sont radicale-
ment autres, relevent davantage d'une pensée
du « chemin » que de la méthode. Aucune
figure prométhéenne dans ce « récit » qui
rompt aussi avec tout récit 22, et qui ne
« reprend » le texte platonicien que pour
mieux le déplacer.

« Les hommes voudraient échapper à la


mort, bizarre espece. Et quelques-uns crient,
mourir, mourir, parce qu'ils voudraient échap-
per à la vie. « Quelle vie, je me tue, je me

22. Cf. à ce propos la lecture que Derrida f Bit de


ce texte : La loi du genTe dans « Le colloque SUT le
genre », Strasbourg, 1979.

98
Comment s'en sortir?

rends. » Cela est pitoyable et étrange, c'est


une erreur. J'ai pourtant rencontré des êtres
qui n'ont jamais dit à la vie tais-toi, et jamais
à la mort va-t-en. Presque toujours des femmes,
de belles créatures.
« Les hommes, la terreur les assiege, la nuit
les perce, ils voient leurs projets anéantis, leur
travail réduit en poussiere, ils sont stupéfaits,
eux si importants qui voulaient faire le monde,
tout s'écroule.
« Puis-je décrire mes épreuves ? Je ne pou-
vais ni marcher ni respirer, ni me nourrir (...)
Un jour, on m'enfonça dans le sol, les méde-
cins me couvrirent de boue. (...) De la fosse
de boue je suis sorti avec la vigueur de la
maturité.
« Le pire, c'était la brusque, l'affreuse
cruauté du jour; je ne pouvais ni regarder
ni ne pas regarder; voir c'était l'épouvante,
et cesser de voir me déchirait du front à la
gorge. (...) A la longue je fus convaincu que
je voyais face à face la folie du jour; telIe
était la vérité : la lumiere devenait folIe, la
c1artéavait perdu tout bon sens ; e11em'assail·
lait déraisonnablement sans regle, sans but.
« Je marchais dans la rue COmmeun crabe,

99
Aporie

me tenant fermement aux murs, et des que je


les avais lâchés, le vertige autour de mes pas. »
Il faudrait citer tout le récit... « Un récit ?
Non, pas de récit, plus jamais. »

100
Goya, Folie de la peur (Disparate 2), Bibliotheque Nationale.
cauchemar
en marge des études médiévales

Pour Bernard
« Diverses expressions incantatoires par leur
fréquence, par leur caractere de signe émo-
tionneI, se disposent dans la mémoire du lec-
teur moderne, elles y gravent cet adverbe
étrange et d'un autre âge. Le "tant mar, i fustes,
ber" devant le héros foudroyé, le "mar fui née"
de l'héroine en pleurs, c'est un peu ce qui reste
de l'ancien français apres qu'on l'a oublié. »1
Je parlerai ici de ce reste étrange, d'un autre
âge, unheimlich : mar. Reste négligé par les

1. Bernard Cerquiglini, La parole mUiévale,


Minuit, 1981.

103
Cauchemar

études médiévales traditionnelles, marginalisé,


considéré comme inc1assable, intraitable. Tout
au mieux, selon un geste réducteur habitueI à
la description grammaticale, classé dans un
genre connu bien connu, celui de la négation,
parmi les malédictions, imprécations et inter-
jections négatives de toutes sortes dont dispo-
sait l' ancien français; dans une classe non
close, construite par voisinage, classe marginale
à la grammaire, et ceci à partir d'une recherche
étymologique.
L'opération de Bernard Cerquiglini consiste
à montrer que 1'on peut traiter de « 1'intraita-
ble », que « l'inclassable » peut être classé,
tout en gardant sa spéci6.cité irréductible. II si-
gnale, ce qui n'avait jamais été fait jusqu'alors,
le lien de l'adverbe mar avec le discours, et
avec un discours réglé. Abandonnant l'idée
d'une explication par l'étymologie, par l'origine
(selon la pratique traditionnelle de la philo-
logie tributaire d'une pensée généalogique et
patriarcale) qui avait détourné le regard de la
syntaxe, y substituant la démarche d'une phi1o-
logie systématique et structurelle, B. Cerqui-
glini démontre que le lexeme mar, ce « seg-
ment d'une langue enfuie », est un élément

104
Comment s' en sortir?

constitutif du discours médiéval; qu'il y joue


un rôle dont les grandes lois peuvent être
dégagées, qu'il obéit à un nombre de contrain-
tes strictes et complexes, bref, que « la syntaxe
est là ou on ne l'attend pas ». L'adverbe mar
se réveIe être dans tous ses emplois le signe
extrêmement codé d'un discours, un exemple
exemplaire de la multiplicité des codes qui
régissent de façon parfois contradictoire la lan-
gue médiévale. L'analyse du « phénomene
mar », en effet, sert de façon paradigmatique
à démontrer d'une façon plus générale le méca-
nisme contraint de la premiere prose du
XIIle siec1e,la rigueur de la forme prose.
Car ce qui motive toute cette démarche, ce
à quoi B. Cerquiglini prend son plus grand
plaisir, c'est d'exhiber la mécanique d'une lan-
gue perdue et, ce faisant, d'animer sous nos
yeux une langue qui n'est morte et sans voix
que pour ce1ui qui ne sait pas la prendre à la
lettre : « Une syntaxe que l'on croyait inerte
surgit vive, du creur de l'altérité, animée non
par notre sentiment mais par le respect et
l'examen minutieux de ce qui fonde sa diffé-
rence. Plaisir rare de découvrir une mécanique
ancienne, bohe à paroles oubliée, et de voir

105
Cauchemar

avec quel bonheur elle fonctionne. » (P. 249,


conclusion.)
Plaisir fantastique, plaisir diabolique d'ani-
mer le mort ? Et si toute cette opération syn-
taxique de classification scientifique et de
classement rigoureux avait comme visée de
triompher du mort? de maitriser la mort et
tout ce qui pourrait en évoquer le spectre ?
Inquiétant et étrange spectre de la mort qui
ne fait peut-être qu'un avec ce1ui contre la
hantise duque1 B. Cerquiglini s'efforce de lut-
ter, celui de la marginalité ?
Bonheur du vivant de triompher du malheur,
de la mala hora.
Car ce n'est pas hasard si l'adverbe mar est
l'exemple analysé et développé. Et pas seule-
ment parce qu'il est paradigmatique. C'est qu'il
s'agit là d'une formule qui figure la profération
médiévale du malheur. D'ou « la terrible force
de cet adverbe »2 qu'il s'agit de jugu1er, de
rendre traitable et supportable en la réduisant

2. Et done sa résonanee littéraire. Toute eette


étude est faite à partir de l'inseription de mar dans
les textes littéraire&.

106
Comment slen sortir?

à une piece d'un jouet mécanique, qu'on prend


plaisir à manipuler, dont on étudie les diffé-
rentes positions possibles ou impossibles, la
distribution nécessaire à l'intérieur de ce jeu
réglé et codé qu'est le discours médiéval (dont
on s'efforce amoureusement de découvrir les
structures, d'exposer la machinerie).
Profération médiévale du malheur, élément
familier de la langue littéraire du Moyen Age,
mar « évoque le malheur d'une destinée essen-
tiellement dramatique ; i1 est parole de haine
ou d'angoisse qui se prononce quasi rituelle-
ment dans certains textes ».
Dans le texte de l'épopée, il désigne l'inten-
sité ou la démesure de la scene. II est un signe
du code épique, « sorte d'unité minimale
signifiante qui peut au sein d'un autte code
littéraire renvoyer par allusion au registre de
l'épopée ». Dans la poésie lyrique non cour-
toise, mar est le signe de l'angoisse et de la
faiblesse, de l'amour impossible ou non par-
tagé. Formule masculine de l'amour éconduit,
il est surtout la figure majeure de la déplo-
ration féminine.
« Com mar fui née ! » est une « profération
douloureuse qui devient au sein du code litté-

107
Cauchemar

raire la parole même de la femme » dont il


traduit la détresse.
D'une façon générale, l'essentiel de cette
formule médiévale, c'est que le locuteur y
signifie que l'individu qu'il désigne, placé en
position de sujet, est en « situation détrimen-
taire ». « Mar fui » est la mise en forme réglée
de l'expression du malheur, et d'un malheur
lié à une situation présente.

***
Ni linguiste ni médiéviste, je voudrais seu-
lement souligner l'intérêt « profond » que
« je » pris à la lecture de ce livre (que je lus
d'abord assez superficiellement) en rapportant
ici un rêve - épique ? - un épouvantable
cauche-mar.
La particule « mar », ce segment d'une lan-
gue enfuie, sut en effet induire le retour de
tout un passé enfoui, appartenant à un tout
autre âge, à mon moyen âge; elle fit retour
dans un texte réglé par un code singulier, une
syntaxe, une grammaire toutes personnelles.

« }e suis dans une chambre de mon enfance,

108
Comment s'en sortir ?

avec ma mere, mes freres et sreurs, la nuit.


Entre un oiseau, une espece de chauve-souris à
téte humaine, proférant à grands cris :
"Malheur à vous ! Malheur à vous !"
Ma mere et moi, terrorisées, prenons la fuite.
Nous sommes, en larmes, dans la rue Mar-
cadet j nous savons que nous sommes en tres
grand danger et redoutons la morto
Je me réveille tres angoissée. »

Contexte:
Je dois prendre l'avion mar-di. Une greve
d'avions me contraint à retarder mon départ,
à réserver une place dans un vol de nuit. Je
suis inquiete.
Vol de nuit - oiseau de nuit - oiseau de
malheur...
A cela j'associe un événement sinistre de
mon enfance. En février 1943 - il y a presque
40 ans - un mar-di peut·être - à 8 heures
du soir (la mala hora), un homme de la Kom-
mandantur - l'oiseau du malheur - vient
nous prévenir ma mere et moi (nous mangions
dans la cuisine un bouillon de légumes) « d'al-
ler nous planquer au plus vite, car nous étions

109
Cauchemar

sur la liste pour cette nuit-Ià », elle, ma mere,


et nous, ses 6 enfants (mon pere ayant déjà
été « ramassé » le 16 juillet 1942). Ma mere
et moi fuyons en toute hâte (mes freres et
sreurs étaient cachés à la campagne). Demeu-
rant rue Ordener, pour aller rue Labat ou une
femme nous accueillait généreusement les soirs
de rafle, nous empruntâmes la longue rue Mar-
cadet. Dans cette marche nocturne, forcée, tout
le long du chemin, crispée d'angoisse, dans
cette rue Marcadet, je vomissais mon repas.
Le reste de la guerre, nous vécumes cachées
rue Labat, marginalement.
« Com mar fui! »
Cet affreux cauchemar, je le compris ensuite,
avait d'ailleurs comme fonction de me rassurer
contre l'angoisse actuelle : « Tu ne mourras
pas plus cette fois que la précédente ou pour-
tant tu redoutais le pire. » Seul le spectacle
d'une angoisse ancienne - malgré l'énorme
affect d'angoisse qui l'accompagnait - pouvait
me permettre de dominer l'angoisse actuelle.
Seul le rapprochement de deux angoisses
- dans une classe unique ? - me permit de
traiter avec l'intraitable.
Comme l'on rêve toujours pour celui à qui

110
Comment s}en sortir?

l'on a envie de raconter son rêve, Bernard, ce


cauchemar, je te le dédie.

POST-SCRIPTUM

Trois mois apres avoir fait ce cauchemar,


je découvre dans Lilith ou la mere obscure 1
qu'une des représentations privilégiées, dans
le folk1orejuif en particulier, de cette premiere
Eve, séductrice et dévoratrice, Lilith, est la
chauve-souris. Un des avatars de Lilith est
Marewip. Mare} qu'on trouve dans cauchemar,
désigne un fantôme nocturne. La racine indo-
européenne de mare est mer} d'ou dérivent
toutes sortes de mots évocateurs de la mort,
plus précisément la mort lente par manducation
ou par étouffement. Par exemple, sans doute,
le mot Maredewitch.
Le fantôme de Maredewitch - cet autre

1. Jacques Brill, Payot, 1981.

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Cauchemar

avatar de Lilith - a hanté toute mon enfance :


lorsque je n'étais pas sage, ma mere m'enfer-
mait dans un cabinet noir ou « Maredewit-
chale » devait venir, sinon me dévorer, du
moins m'emporter loin de la maison : telle
était la menace. Je me la représentais, il faut
le dire, non comme une chauve-souris, mais
comme une vieille, vieille femme. Mon incons-
cient lui possédait un « savoir officieux » qui
en savait plus long que le « savoir officiel » 2.
Le travail du rêve avait su condenser en une
seule image les deux figures terrmantes de mon
enfance : celle de l'homme de la Komman-
dantur, l'oiseau de malheur, celle de la vieille
sorciere, Maredewitch.

2. Distinction que Freud reprend à Charcot dans


les Etudes sur l'hystbie.

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table des matiêres

Aporie 11
Poros, fils de Métis 13
L'océan du discours 23
Merveilles 29
Pieges 33
La double apode 41
Aporia, Pénia, Poros et Eros. . . . 59
Prométhée, premier phi1osophe . . 71
Méthode et chemin 95

Cauchemar . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 101

113
Peut-on se sortir de ce que Platon appelle une
aporie? de cette situation intenable,
cauchemardesque ou, comme tombé dans les
profondeurs d'un puits, vous êtes soudainement
désorienté, dépourvu de toute ressource? ou vous
êtes piégé, encerclé, paralysé, prisonnier dans ,I

les ténàbres sans issue des liens inextricabl.es de ;


.....
la mort? Peut-on sortir d'une situation infernale ?
Trouver un poros, c'est-à-dire inventer un
stratagàme, pour faire cesser la détresse, tracer
un chemin qui màne de I'obscurité.à la lumiàre?
La philosophie est, pour Platon, ce poros salvateur
entreprise prométhéenne, elle est, grâce au feu
dialectique, technique d'immortalité.

La partie autobiographique de ce texte, intitulée


Cauchemar, I'enracine dans les ténàbres d'une
enfance particuliàrement aporétique .

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Prix public : lo
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