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Autonomie

Philippe Foray
Dans Le Télémaque 2017/1 (N° 51), pages 19 à 28
Éditions Presses universitaires de Caen
ISSN 1263-588X
ISBN 9782841338535
DOI 10.3917/tele.051.0019
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 26/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 81.245.111.234)

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NOTION
Autonomie

Résumé : L’autonomie définie ici comme capacité à agir par soi-même, à choisir par soi-même
et à penser par soi-même est une ressource dont nous avons besoin. Cette ressource dépend
des « appuis de socialisation » et des conditions politiques qui la rendent possible. L’autonomie
est un but nécessaire de l’éducation pour toute société qui comme la nôtre ne parvient pas à
réunir un consensus sur les buts de l’éducation. Cette éducation à l’autonomie n’a pas lieu
seulement à l’école, mais en tous lieux éducatifs. La réflexion sur l’autonomie rappelle qu’il
importe de considérer l’expérience éducative de façon globale.
Mots clés : autonomie, capabilité, dépendance, éducation, expérience, passivité, rationalité,
socialisation.

L’autonomie est devenue aujourd’hui une injonction sociale. Nous sommes tous
censés être autonomes dans un nombre croissant de secteurs de notre vie au point
qu’il est difficile d’en trouver qui échappent à cette exigence. Il n’est donc pas
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étonnant que l’éducation valorise l’autonomie. Comme l’a relevé D. Glasman :

tout se passe comme si l’idée d’autonomie était aujourd’hui à ce point prégnante et


structurante que toute l’éducation pouvait, par une voie ou par une autre, y être amarrée.
En d’autres temps, il en aurait sans doute été de même de l’ambition de fabriquer un
enfant « bien élevé », c’est-à-dire s’intégrant harmonieusement dans une société « en
ordre » où il ne lui restait plus qu’à prendre la place qui lui revenait de par sa naissance.
Orientée vers l’objectif de l’autonomie, c’est toute l’éducation qui cherche à mettre
l’enfant et l’adolescent en mesure de construire plus tard sa place dans un monde qui
a perdu ses certitudes 1.

Il vaut la peine de s’interroger sur cette omniprésence. D’où vient-elle ? Que signifie-
t-elle ? Quelles conséquences a-t-elle pour l’éducation ?
Selon le langage ordinaire, l’autonomie désigne principalement la capacité d’agir
par soi-même, autrement dit d’agir sans avoir besoin des autres. Être autonome,
ce serait donc ne pas être dépendant ? On verra plus loin que les choses sont plus
compliquées. Cette première forme d’autonomie que l’on peut appeler pragma-
tique est répandue dans la vie sociale et doit donc être promue à ce titre. Elle peut
cependant se réduire à une simple autonomie d’exécution. C’est le cas quand elle
prend place dans un programme fixé par d’autres, par exemple dans les entreprises.
Il en va aussi des élèves qui organisent eux-mêmes leur travail scolaire. Cette

1. D. Glasman, « Préface » à P. Foray, Devenir autonome, Paris, ESF, 2016, p. 9.

Le Télémaque, no 51 – 2017-1 – p. 19-28


20 Notion

limitation désigne donc en creux une forme plus haute d’autonomie qui porte non
seulement sur l’agencement des moyens mais aussi sur la détermination des buts :
on peut appeler cette seconde forme, autonomie morale ou capacité de choisir par
soi-même. En son sens le plus haut, cette autonomie est la capacité d’imaginer et
d’agir en vue de la réalisation d’une forme de vie désirable, forme de vie qu’Aristote
désigne par l’expression de la « vie bonne ». Toute personne fait des choix qui lui
semblent désirables. L’autonomie se joue dans la façon dont ces choix ont lieu.

Autonomie et rationalité
Agir et choisir de façon autonome implique un usage de la raison. Cet usage est
l’héritage que la présente analyse retient de Kant qui, plus que tout autre, a placé
l’autonomie au centre de sa philosophie. Que signifie le lien entre raison et autono-
mie ? Il semble que pour répondre à cette question aujourd’hui, il soit utile d’opérer
un déplacement de la raisonnabilité (kantienne) à l’idée de rationalité. Cette idée
insiste sur diverses façons de lier des représentations ; par exemple pour élaborer
un projet, effectuer une opération arithmétique, construire une phrase correcte ou
enchaîner des arguments dans une discussion. Elle renvoie au respect des normes
inhérentes à un domaine d’activités et, par suite, à l’idée de résistance à l’examen,
autrement dit de réflexion critique. Comme l’écrit A. Sen, sont rationnelles les
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assertions « que nous pouvons maintenir de façon réfléchie si nous les soumettons
à un examen critique » 2. Cette caractéristique implique le maintien d’une différence
entre autonomie et indépendance. L’indépendance n’est qu’un état négatif ; c’est
le fait de ne pas être dépendant, ne pas être lié à quelque chose ou à quelqu’un.
L’autonomie implique la présence d’une réflexion (même minimale, voire incor-
porée, par exemple dans un enchaînement corporel).

Autonomie et socialisation
La domination actuelle d’une idéologie individualiste selon laquelle les personnes
sont et doivent être maîtresses de leur sort ne saurait cependant conduire à ignorer
l’ensemble de nos dépendances, tout ce qui donne forme à nos vies sans que nous
le choisissions d’une façon ou d’une autre : l’identité sexuée, l’époque et le lieu de
notre existence, la culture, la langue, l’inconscient, l’appartenance sociale, etc. :
tout ce qui nous dépossède de nous-même et permet de contester cette idéologie
en prétendant montrer son caractère illusoire ; en contestant, autrement dit, la
pertinence de phrases du type : “c’est moi qui…” choisis ou agis. Que répondre à
cette objection ? Est-il possible à la fois de lui faire droit sans pour autant condamner
l’autonomie à être une simple illusion ?

2. A. Sen, L’idée de justice [2009], Paris, Flammarion, 2010, p. 227.


Autonomie 21

Il ne s’agit pas de nier la réalité de ce qui nous déborde. L’éducation sert de


preuve sur ce point. Chaque personne est inscrite dans un cadre qui la précède et la
construit, sans que nul choix n’intervienne. Il y a donc une passivité fondamentale
de toute existence humaine. Elle concerne notre identité sexuée, notre condition
historique, géographique, sociale et une grande part de notre vie affective, de nos
idées, de nos croyances, de nos pratiques sociales et culturelles, de nos désirs et
préférences.
Cette passivité conduit à insister sur l’articulation entre autonomie et socialisa-
tion. Opposer autonomie et socialisation, comme on pourrait être tenté de le faire,
n’a pas de sens. L’inscription sociale de chaque personne est un fait, caractéristique
de la condition humaine. Nous sommes tels ou tels, en relation avec d’autres,
façonnés par ces relations et par toutes les dimensions caractéristiques de notre
“socialité”, en particulier le langage et la culture. De ce point de vue, l’idée d’une
autonomie conçue comme une sorte d’absolu est aussi absurde que l’idée d’une
personne humaine hors de toute société. On ne confondra donc pas autonomie et
autosuffisance, ou encore autonomie et transparence à soi – d’où proviennent nos
opinions ? D’où proviennent nos choix ? L’autonomie ne saurait être une simple
injonction à « être soi », hors de toute socialisation.
D’un autre côté, la socialité ne signifie pas que l’autonomie serait illusoire. La
socialité est un fait ; l’autonomie est une façon d’agir, de penser et de choisir. Nos
appartenances sociales et les formes de dépendance qui vont avec n’annulent pas
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l’existence d’un sujet des actions, des choix et des pensées. Pour le dire dans le voca-
bulaire au moyen duquel G.H. Mead a analysé la constitution du « soi » (self) : s’il est
vrai que le « moi » (me) est socialement construit, le soi se compose aussi de ce que
le « je » (I ) répond au moi 3. Ou encore, dans le vocabulaire moral d’H. Frankfurt 4, si
nos volitions de premier degré souvent ne sont pas les nôtres, nous avons aussi des
volitions sur nos volitions, des volitions de second degré, issues d’une réflexion sur
nous-mêmes et ce qui nous meut. Ce n’est pas comme simple moi ou simple sujet
des volitions de premier degré que nous pouvons être dits autonomes. L’autonomie
n’est pas une donnée immédiate de l’existence, mais le résultat d’un devenir. Elle
se joue dans ce que “je” fais de ce matériau socialement constitué qu’est le “moi”.
Elle se joue dans ce que “je” fais de ce que l’on a fait de “moi”.
La passivité n’est donc pas nécessairement l’autre de l’autonomie ; l’autonomie
n’est pas nécessairement le contraire de la dépendance. Parfois oui ; parfois non.
Parfois, ce qui nous arrive, ce que nous recevons sans l’avoir choisi, nous aide à
devenir autonomes. Par exemple, l’amour parental ; ou encore les connaissances
et compétences intellectuelles transmises à l’école. Dans ces cas, le devenir auto-
nome dépend de notre capacité à convertir une dépendance en ressources pour
agir, choisir ou penser. Mais l’exemple de l’amour parental peut aussi parler en

3. G.H. Mead, L’esprit, le soi, la société [1934], Paris, PUF, 2006.


4. H. Frankfurt, « La liberté de la volonté et le concept de personne » [1971], traduction de M. Jouan,
in Psychologie morale, Paris, Vrin, 2008, p. 79-102.
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sens contraire. Dans ce cas, il devient un poids avec lequel certains se débattront
longtemps, parfois leur vie entière.
Dans tous les cas, l’autonomie dépend de la socialisation comme ensemble
des acquisitions issues des interactions qui accompagnent le devenir humain.
Dire qu’autonomie et socialisation sont inséparables, c’est dire que les conditions
et pratiques éducatives et sociales dans lesquelles nous sommes pris produisent à
chaque fois une certaine façon singulière d’être autonome. L’autonomie de chacun
a le même visage que celui de son vécu de socialisation.

Les conditions de l’autonomie sont aussi politiques


Le lien entre autonomie et socialisation a une seconde conséquence : l’autonomie
ne qualifie pas des personnes séparées des autres, libres de tout attachement. Le
développement de l’autonomie ne suppose pas des individus livrés à eux-mêmes.
Il dépend aussi de l’existence de conditions sociales et politiques favorables.
L’autonomie doit pouvoir s’appuyer sur le monde. L’autonomie pragmatique
n’est pas l’autosuffisance. Par exemple, une voiture est un facteur d’autonomie
à la condition qu’il y ait des routes, des garages approvisionnés en essence, des
mécaniciens pour entretenir et réparer les moteurs et un code de la route qui fait
que la conduite automobile ne relève pas de la loi de la jungle. Comme le note
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M.C. Nussbaum :

les diverses libertés de choix possèdent des conditions matérielles préalables, en l’absence
desquelles il n’y a qu’un simulacre de choix […]. La liberté, ce n’est pas juste avoir des
droits sur le papier ; elle exige qu’on soit en position d’exercer ces droits. Et cela exige
des ressources matérielles et institutionnelles 5.

Dans le vocabulaire de Sen et Nussbaum, on définira donc l’autonomie comme une


capabilité, en entendant par là, non un simple ensemble de capacités individuelles
développées par l’éducation et la pratique (les capabilités internes), mais l’ensemble
constitué par ces capacités et les conditions sociales, politiques et économiques qui
rendent possible leur exercice 6. Pour Nussbaum, cette conception implique un État
interventionniste, à l’opposé du néo-libéralisme et de la figure de l’« entrepreneur
de soi-même » :

la bonne manière de protéger la liberté humaine consiste à créer les conditions dans
lesquelles toutes sortes d’individus sont capables de faire de nombreux choix, tout en
jouissant d’une sécurité suffisante de la part de la société 7.

5. M.C. Nussbaum, Femmes et développement humain [2000], Paris, Des femmes, 2008, p. 87.
6. M.C. Nussbaum, Capabilités [2011], Paris, Flammarion – Climats, 2012, p. 41.
7. Ibid., p. 190-191. Les conditions sociales sont fondamentales, en particulier pour les personnes
en situation de handicap. Le handicap n’interdit pas l’autonomie ; il la conditionne à un ensemble
d’aménagements et de ressources mises à la disposition des personnes : aménagement des espaces et
des bâtiments, mise à disposition de postes de travail adaptés, dispositifs juridiques (tutelles, etc.)…
Autonomie 23

Autonomie et but de l’éducation


Dans la vie sociale et morale, l’autonomie apparaît dans les périodes de crise des
traditions, en particulier religieuses, les périodes d’affaiblissement de l’emprise des
traditions sur les personnes. Elle n’est donc pas la marque d’une victoire et d’un
progrès de l’histoire, mais plutôt celle d’une perte : perte des formes de vie collective
dans lesquelles les « trésors de la tradition » 8 donnaient aux gens des indications
fortes sur la façon dont ils devaient conduire leur vie. Quand cet horizon s’efface,
les personnes se retrouvent livrées à elles-mêmes et condamnées à faire preuve
d’autonomie.
Du point de vue éducatif, dès lors qu’il n’y a plus de consensus sur le but de
l’éducation, l’autonomie en devient une finalité nécessaire. Elle n’est pas nécessai-
rement son but le plus élevé – certains peuvent lui en préférer d’autres, par exemple
des buts religieux – mais elle est son but le plus large, un but qui vaut pour tous.
L’autonomie est un but nécessaire de l’éducation pour toute société qui comme la
nôtre ne parvient pas à réunir un consensus sur les buts de l’éducation.
On retrouve donc d’une autre façon le lien entre autonomie et choix. « Il y a
une grande différence », écrit Nussbaum, « entre pousser les gens dans un fonction-
nement selon vos critères et leur laisser le choix » 9. Être autonome, c’est pouvoir
choisir. Cette affirmation banale a pour conséquence d’invalider les conceptions
que j’appellerai « compréhensives », qui élisent un domaine de la vie censé s’imposer
à tous en étant soustrait à l’éventail des choix. Ces conceptions mettent certes
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l’autonomie en avant, mais une autonomie limitée puisqu’elles prétendent nous
imposer un choix préalablement à l’exercice de notre capacité de choisir. C’est le cas :
– de l’autonomie néo-libérale déjà mentionnée (celle de l’auto-entrepreneur
de soi-même) qui défend le pouvoir de choisir des agents économiques tout en
affirmant la priorité de l’activité économique de telle sorte que cette activité est
soustraite à l’éventail des choix ;
– de l’autonomie du citoyen dans la mesure où elle prétendrait imposer une
priorité du politique qui ne fait pas l’objet d’un choix ;
– de ce que j’appellerai une « autonomie pédagogique », défendue par exemple
par M.-A. Hoffmans-Gosset 10, pour qui l’autonomie comprise comme épanouis-
sement des personnes est dépendante de la conception d’une communauté socio-
politique égalitaire et solidaire, dont la priorité est elle aussi soustraite à l’éventail
des choix.
Contre ces conceptions compréhensives, l’autonomie doit être défendue d’abord
comme un pouvoir de hiérarchiser les domaines de choix : vie économique, vie
morale, vie politique mais aussi affective, culturelle, religieuse, sociale, etc. C’est ce
qu’indique la notion de « raison pratique » définie comme capacité « de se former

8. H. Arendt, La crise de la culture [1961], Paris, Gallimard, 1972.


9. M.C. Nussbaum, Femmes et développement humain, p. 151.
10. M.-A. Hoffmans-Gosset, Apprendre l’autonomie, apprendre la socialisation [1987], Lyon, Chronique
sociale, 1994.
24 Notion

une conception du bien et de participer à une réflexion critique sur l’organisation


de sa propre vie » 11. Cette conception est compatible, notamment avec l’engagement
des personnes dans des formes de vie non autonomes, par exemple militaires ou
monacales ; ou avec des formes culturelles dans lesquelles l’autonomie n’apparaît
pas comme étant une priorité ; mais elle rappelle aussi que ce choix de l’absence
d’autonomie gagne à procéder, quant à lui, d’une délibération la plus autonome
possible 12.

Éduquer à l’autonomie
Le lien entre autonomie et socialisation indique que l’autonomie n’est ni un don,
ni le résultat d’un “développement naturel”, mais suppose une interaction avec
l’environnement et les expériences qu’il permet, l’intégration de normes sociales,
l’acquisition de connaissances scolaires, bref des ressources qui ne sont pas données
d’emblée et sont fournies entre autres par l’éducation dispensée dans les familles, les
écoles et les lieux associatifs. L’autonomie appelle une prise en charge, un ensemble
d’interventions éducatives.

Autonomie et dépendance
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S’il y a une “éducation à l’autonomie”, cela veut dire que l’autonomie n’est pas le
contraire de la dépendance, tant il est vrai que l’éducation instaure une dépendance,
une prise en charge des nouvelles générations par les adultes, à laquelle il est impos-
sible d’échapper. Contrairement aux apparences et à une conviction répandue, il
n’est donc pas sûr que le processus par lequel on devient une personne autonome
soit lui-même toujours un processus autonome. Dans un nombre non négligeable
de cas au contraire, « on ne parvient pas à l’autonomie de manière autonome » 13.
Certaines formes de dépendance éducatives sont des appuis nécessaires pour le
développement de l’autonomie. Ce sont celles qui peuvent être intériorisées sous
forme de ressources pour agir, choisir et penser :
– des ressources techniques et intellectuelles sous la forme d’acquisition d’ins-
truments d’action et de pensée. Dans la plupart des cas par exemple, les enfants
deviennent des lecteurs autonomes, non pas en dépit de la prise en charge éducative
et pédagogique, mais grâce à elle ;
– des ressources sociales relatives à la connaissance des codes, des attentes,
des règles de conduite… ;
– des ressources morales : affirmation progressive de ses désirs, de ses préfé-
rences… ;

11. M.C. Nussbaum, Capabilités, p. 56.


12. M.C. Nussbaum, Femmes et développement humain, p. 140.
13. P. Foray, Devenir autonome, p. 66.
Autonomie 25

– des ressources affectives, pour apprendre à se passer des “proches” et nouer


des liens avec d’autres.
Il ne faudrait certes pas en conclure que toute dépendance serait bonne à
prendre. D’autres dépendances au contraire font obstacle. Par exemple, la trans-
mission éducative fait obstacle à l’autonomie si elle n’est pas pertinente, si elle arrive
trop tôt ou trop tard et glisse sur la personne sans que celle-ci ne se l’approprie.
Elle fait obstacle aussi si elle est brutale, traumatisante. Elle rend autonome au
contraire si elle débouche sur une pratique ou une expérience. Dans les termes de
Mead, la transmission est un facteur d’autonomie si la formation du moi qu’elle
permet suscite une activité du je.
Il est aussi possible que ce qui favorise l’autonomie à un moment devienne
ensuite un obstacle. C’est le cas par exemple des jeunes enfants qui comptent sur
leurs doigts, utilisant une stratégie qui réussit sur les petites quantités mais échoue
sur les grandes. C’est le cas plus clairement encore du développement affectif dans
lequel les ressources nécessaires au départ peuvent se transformer en obstacles
quand il faut apprendre à quitter ses parents et créer des liens ailleurs. Le care
familial englobe, écrit M. Friedman, « la potentialité de tout être humain à aider,
s’inquiéter, donner des soins aux autres tout aussi bien que sa capacité à blesser,
exploiter et opprimer les autres » 14.
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Une hétéronomie poreuse : la part de l’expérience
Pas d’autonomie sans hétéronomie donc, mais pas non plus d’autonomie si l’hété-
ronomie est toute-puissante. L’autonomie des personnes se développe aussi parce
que personne n’est jamais tout à fait prisonnier de l’hétéronomie, parce que, selon
une inspiration puisée dans l’œuvre de M. de Certeau 15, les gens – les enfants –
s’arrangent pour échapper aux mailles des filets qui leur sont tendus. Je propose
d’appeler “expérience” la partie de l’éducation par laquelle les enfants échappent aux
adultes et s’éduquent par eux-mêmes. L’expérience est ce qui fait que l’éducation
est toujours pour une part une auto-éducation.
La part de l’expérience apparaît dans la transmission elle-même, dans la mesure
où il n’y a jamais de transmission sans une activité personnelle d’appropriation,
c’est-à-dire une possibilité de traduction et d’invention 16. Mais l’expérience existe
aussi en elle-même ; parce que les enfants sont souvent livrés à leurs propres activités,
avec les proches, les camarades ou dans la solitude. Parce que l’éducation inten-
tionnelle délivrée par les adultes n’est jamais ni continue, ni entièrement cohérente,
mais présente des failles qui permettent aux enfants d’échapper au contrôle des
adultes aussi bienveillant soit-il ; et enfin, parce que les enfants jouent : le jeu est

14. M. Friedman, « Au-delà du care : dé-moraliser le genre », in Le souci des autres : éthique et politique
du care, P. Paperman, S. Laugier (dir.), Paris, EHESS, 2006, p. 63.
15. M. de Certeau, L’invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1980.
16. P. Foray, Devenir autonome, p. 69.
26 Notion

le terrain d’expérimentation de l’autonomie. En bref, l’éducation à l’autonomie


emprunte des tours et des détours. Elle ne dépend pas seulement de l’éducation
intentionnelle, mais aussi des interactions entre pairs. Elle ne dépend pas de la
seule transmission éducative, mais aussi du développement (neurobiologique) et
de l’expérience.

L’autonomie, une question de lieu ?

On considère souvent que l’autonomie se développe principalement, voire exclusi-


vement à l’école. Il faut interroger cette pseudo-évidence. En quel sens ce discours
est-il crédible ? Répondre à cette question implique d’être au clair sur les formes
d’autonomie dont le développement peut à bon droit être revendiqué par les écoles :
celle qui se présente spontanément à l’esprit est l’autonomie intellectuelle : cette
dernière désigne une maîtrise suffisante des outils intellectuels nécessaire pour la
vie sociale (en particulier pour la maîtrise de la langue écrite) et des connaissances
sur le monde et les œuvres de l’esprit humain. Ces connaissances sont un facteur
d’autonomie dans la mesure où elles apportent des repères qui enrichissent et
favorisent la compréhension que nous avons du monde humain. Il y a dans toute
existence une dimension de compréhension : compréhension du monde et de soi
comme être au monde. L’autonomie intellectuelle est la forme moderne de cette
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compréhension.
Les écoles permettent certainement d’acquérir des outils intellectuels et des
connaissances. C’est ce qu’elles savent le mieux faire, qui les spécifie par rapport
aux autres lieux éducatifs et à quoi elles consacrent la quasi-totalité de leur temps.
Pour le reste, il ne semble pas qu’elles doivent bénéficier d’un privilège particulier
ni du point de vue de l’autonomie pragmatique, ni du point de vue de l’autonomie
morale. On peut même avoir de bonnes raisons de penser que non seulement les
établissements scolaires n’ont pas de privilège à revendiquer sur ces deux points,
mais même qu’ils sont plutôt mal placés. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit de lieux
hiérarchiques contraints par les programmes et les exigences inhérentes aux études
et aux apprentissages. Des lieux, autrement dit, où les enfants comprennent qu’ils
doivent surtout faire ce que les adultes leur demandent et que pour l’essentiel, leur
voix au chapitre ne sera que faiblement audible.
Si l’on accepte cette remarque, on pourrait en conclure, comme l’ont fait
certains depuis longtemps, que les écoles devraient se réformer pour faire plus de
place à une pratique effective de l’autonomie. Cette position est défendue par les
“pédagogies de l’autonomie” : ces pédagogies souhaitent une autre école, d’autres
formes d’apprentissage, une école transformée qui serait meilleure justement pour
le développement de l’autonomie. Pourquoi pas ? Des expériences et des résultats
dignes d’intérêt en sont issus. Une conviction difficile à réfuter aussi : si, comme
l’écrit Nussbaum, l’éducation ambitionne de conduire « les étudiants à penser et à
argumenter par eux-mêmes, au lieu de s’en remettre à la tradition et à l’autorité »,
cela implique une critique des apprentissages par cœur et du mécanisme et un
Autonomie 27

éloge de toutes les formes pédagogiques qui associent les élèves à la transmission
des connaissances et leur permettent de penser 17.
Cette tradition pédagogique n’est cependant pas exempte de critiques. Elle
semble en particulier être polarisée aujourd’hui sur le problème de la dépendance
et de la “passivité” à l’égard des “maîtres”. Ce point importe certainement. Les
pédagogies de l’autonomie insistent sur l’autonomie pragmatique : elles invitent
les enfants à agir par eux-mêmes, à apprendre par eux-mêmes, en les inscrivant
dans des dispositifs conçus à cet effet.
Mais, d’une part, il serait naïf de croire que les élèves apprennent seuls. Quand
un enseignant se met en “retrait”, cela peut produire une simple indépendance
qui n’est pas encore de l’autonomie. À moins que l’on n’ait agi pour que ce retrait
“responsabilise” les élèves. Dans ce cas, devant qui les élèves sont-ils responsables ?
Devant l’enseignant ? Dans ce cas, le retrait de l’éducateur n’en est pas vraiment
un, l’enseignant reste présent d’une certaine façon et les élèves restent dans une
forme de dépendance.
D’autre part, qu’en est-il de l’autonomie intellectuelle ? Les pédagogies de
l’autonomie espèrent que l’autonomie pragmatique se convertira en autonomie
intellectuelle, mais en est-on bien sûr ? On peut en douter si l’on remarque l’intérêt
secondaire dont elles font souvent preuve à l’égard des contenus enseignés… Et
qu’en est-il de l’autonomie morale ? Sur ce point, me semble-t-il, pédagogie ou non,
les limites des écoles restent prégnantes. C’est en dehors d’elles que les adolescents
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sont confrontés aux choix les plus décisifs pour leur développement moral : socia-
bilité et amitiés, sexualité et vie affective, engagements associatifs et convictions
politiques, relations aux proches (aux parents en particulier), expériences limites
(alcools, drogues), etc. : sur tous ces points, les écoles jouent un rôle secondaire ;
préventif souvent et peu influent. L’apprentissage de l’autonomie morale se fait
en dehors d’elles. De tout cela, j’en conclurai pour ma part que nous n’avons pas
de raison de sur-considérer les écoles et de déconsidérer les autres lieux éducatifs :
familles et lieux associatifs. L’autonomie se développe partout, dans et entre les
différents lieux éducatifs.

Conclusion
Dans les lignes précédentes, j’ai soutenu cinq thèses : (1) L’autonomie ne peut être
conçue sans les “appuis de socialisation” qui la rendent possible. (2) Ces appuis sont
aussi nécessairement politiques. (3) L’autonomie est un but nécessaire de l’éducation
pour toute société qui comme la nôtre ne parvient pas à réunir un consensus sur les
buts de l’éducation. (4) Ce n’est pas nécessairement de manière autonome que l’on
devient une personne autonome. Cela veut dire que (a) l’autonomie passe souvent
par la dépendance et l’hétéronomie (de même qu’elle repose sur la socialisation),

17. M.C. Nussbaum, Les émotions démocratiques [2010], Paris, Flammarion – Climats, 2011, p. 64 sq.
28 Notion

tout en ajoutant cependant (b) que personne n’est jamais tout à fait prisonnier de
cette hétéronomie et de cette dépendance. (5) L’éducation à l’autonomie n’a pas
lieu seulement à l’école, mais en tous lieux éducatifs. C’est une erreur d’abstraire
une institution éducative parmi d’autres, aussi importante soit-elle. Mieux vaut
considérer l’expérience éducative de façon globale.
N’est-ce pas pour finir la vie qui nous rend autonomes ? La vie ; celle des enfants
et des adolescents ? Certes, mais cette vie est souvent un exercice joué de l’auto-
nomie, une simulation qui reste inscrite dans la dépendance éducative. La vie qui
met l’autonomie à l’épreuve pour la solidifier ou la fragiliser, c’est la vie adulte, le
travail, la vie affective et amoureuse, les engagements sociaux. C’est alors que les
apprentissages éducatifs s’avèrent féconds ou insuffisants. C’est alors aussi que la vie
achève l’apprentissage de l’autonomie. Il y a des apprentissages que seuls les adultes
effectuent ; par exemple, la soumission aux contraintes professionnelles ; les us et
épreuves de la vie de famille, etc., et plus tard, le fait de faire face au vieillissement,
à la maladie, puis à la mort. L’autonomie a un sens aussi dans l’éducation que la
vie donne à chacun.

Philippe Foray
Université Jean Monnet – Saint-Étienne
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 26/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 81.245.111.234)

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