Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Philippe Foray
Dans Le Télémaque 2017/1 (N° 51), pages 19 à 28
Éditions Presses universitaires de Caen
ISSN 1263-588X
ISBN 9782841338535
DOI 10.3917/tele.051.0019
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 26/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 81.245.111.234)
Résumé : L’autonomie définie ici comme capacité à agir par soi-même, à choisir par soi-même
et à penser par soi-même est une ressource dont nous avons besoin. Cette ressource dépend
des « appuis de socialisation » et des conditions politiques qui la rendent possible. L’autonomie
est un but nécessaire de l’éducation pour toute société qui comme la nôtre ne parvient pas à
réunir un consensus sur les buts de l’éducation. Cette éducation à l’autonomie n’a pas lieu
seulement à l’école, mais en tous lieux éducatifs. La réflexion sur l’autonomie rappelle qu’il
importe de considérer l’expérience éducative de façon globale.
Mots clés : autonomie, capabilité, dépendance, éducation, expérience, passivité, rationalité,
socialisation.
L’autonomie est devenue aujourd’hui une injonction sociale. Nous sommes tous
censés être autonomes dans un nombre croissant de secteurs de notre vie au point
qu’il est difficile d’en trouver qui échappent à cette exigence. Il n’est donc pas
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 26/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 81.245.111.234)
Il vaut la peine de s’interroger sur cette omniprésence. D’où vient-elle ? Que signifie-
t-elle ? Quelles conséquences a-t-elle pour l’éducation ?
Selon le langage ordinaire, l’autonomie désigne principalement la capacité d’agir
par soi-même, autrement dit d’agir sans avoir besoin des autres. Être autonome,
ce serait donc ne pas être dépendant ? On verra plus loin que les choses sont plus
compliquées. Cette première forme d’autonomie que l’on peut appeler pragma-
tique est répandue dans la vie sociale et doit donc être promue à ce titre. Elle peut
cependant se réduire à une simple autonomie d’exécution. C’est le cas quand elle
prend place dans un programme fixé par d’autres, par exemple dans les entreprises.
Il en va aussi des élèves qui organisent eux-mêmes leur travail scolaire. Cette
limitation désigne donc en creux une forme plus haute d’autonomie qui porte non
seulement sur l’agencement des moyens mais aussi sur la détermination des buts :
on peut appeler cette seconde forme, autonomie morale ou capacité de choisir par
soi-même. En son sens le plus haut, cette autonomie est la capacité d’imaginer et
d’agir en vue de la réalisation d’une forme de vie désirable, forme de vie qu’Aristote
désigne par l’expression de la « vie bonne ». Toute personne fait des choix qui lui
semblent désirables. L’autonomie se joue dans la façon dont ces choix ont lieu.
Autonomie et rationalité
Agir et choisir de façon autonome implique un usage de la raison. Cet usage est
l’héritage que la présente analyse retient de Kant qui, plus que tout autre, a placé
l’autonomie au centre de sa philosophie. Que signifie le lien entre raison et autono-
mie ? Il semble que pour répondre à cette question aujourd’hui, il soit utile d’opérer
un déplacement de la raisonnabilité (kantienne) à l’idée de rationalité. Cette idée
insiste sur diverses façons de lier des représentations ; par exemple pour élaborer
un projet, effectuer une opération arithmétique, construire une phrase correcte ou
enchaîner des arguments dans une discussion. Elle renvoie au respect des normes
inhérentes à un domaine d’activités et, par suite, à l’idée de résistance à l’examen,
autrement dit de réflexion critique. Comme l’écrit A. Sen, sont rationnelles les
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 26/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 81.245.111.234)
Autonomie et socialisation
La domination actuelle d’une idéologie individualiste selon laquelle les personnes
sont et doivent être maîtresses de leur sort ne saurait cependant conduire à ignorer
l’ensemble de nos dépendances, tout ce qui donne forme à nos vies sans que nous
le choisissions d’une façon ou d’une autre : l’identité sexuée, l’époque et le lieu de
notre existence, la culture, la langue, l’inconscient, l’appartenance sociale, etc. :
tout ce qui nous dépossède de nous-même et permet de contester cette idéologie
en prétendant montrer son caractère illusoire ; en contestant, autrement dit, la
pertinence de phrases du type : “c’est moi qui…” choisis ou agis. Que répondre à
cette objection ? Est-il possible à la fois de lui faire droit sans pour autant condamner
l’autonomie à être une simple illusion ?
sens contraire. Dans ce cas, il devient un poids avec lequel certains se débattront
longtemps, parfois leur vie entière.
Dans tous les cas, l’autonomie dépend de la socialisation comme ensemble
des acquisitions issues des interactions qui accompagnent le devenir humain.
Dire qu’autonomie et socialisation sont inséparables, c’est dire que les conditions
et pratiques éducatives et sociales dans lesquelles nous sommes pris produisent à
chaque fois une certaine façon singulière d’être autonome. L’autonomie de chacun
a le même visage que celui de son vécu de socialisation.
les diverses libertés de choix possèdent des conditions matérielles préalables, en l’absence
desquelles il n’y a qu’un simulacre de choix […]. La liberté, ce n’est pas juste avoir des
droits sur le papier ; elle exige qu’on soit en position d’exercer ces droits. Et cela exige
des ressources matérielles et institutionnelles 5.
la bonne manière de protéger la liberté humaine consiste à créer les conditions dans
lesquelles toutes sortes d’individus sont capables de faire de nombreux choix, tout en
jouissant d’une sécurité suffisante de la part de la société 7.
5. M.C. Nussbaum, Femmes et développement humain [2000], Paris, Des femmes, 2008, p. 87.
6. M.C. Nussbaum, Capabilités [2011], Paris, Flammarion – Climats, 2012, p. 41.
7. Ibid., p. 190-191. Les conditions sociales sont fondamentales, en particulier pour les personnes
en situation de handicap. Le handicap n’interdit pas l’autonomie ; il la conditionne à un ensemble
d’aménagements et de ressources mises à la disposition des personnes : aménagement des espaces et
des bâtiments, mise à disposition de postes de travail adaptés, dispositifs juridiques (tutelles, etc.)…
Autonomie 23
Éduquer à l’autonomie
Le lien entre autonomie et socialisation indique que l’autonomie n’est ni un don,
ni le résultat d’un “développement naturel”, mais suppose une interaction avec
l’environnement et les expériences qu’il permet, l’intégration de normes sociales,
l’acquisition de connaissances scolaires, bref des ressources qui ne sont pas données
d’emblée et sont fournies entre autres par l’éducation dispensée dans les familles, les
écoles et les lieux associatifs. L’autonomie appelle une prise en charge, un ensemble
d’interventions éducatives.
Autonomie et dépendance
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 26/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 81.245.111.234)
14. M. Friedman, « Au-delà du care : dé-moraliser le genre », in Le souci des autres : éthique et politique
du care, P. Paperman, S. Laugier (dir.), Paris, EHESS, 2006, p. 63.
15. M. de Certeau, L’invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1980.
16. P. Foray, Devenir autonome, p. 69.
26 Notion
éloge de toutes les formes pédagogiques qui associent les élèves à la transmission
des connaissances et leur permettent de penser 17.
Cette tradition pédagogique n’est cependant pas exempte de critiques. Elle
semble en particulier être polarisée aujourd’hui sur le problème de la dépendance
et de la “passivité” à l’égard des “maîtres”. Ce point importe certainement. Les
pédagogies de l’autonomie insistent sur l’autonomie pragmatique : elles invitent
les enfants à agir par eux-mêmes, à apprendre par eux-mêmes, en les inscrivant
dans des dispositifs conçus à cet effet.
Mais, d’une part, il serait naïf de croire que les élèves apprennent seuls. Quand
un enseignant se met en “retrait”, cela peut produire une simple indépendance
qui n’est pas encore de l’autonomie. À moins que l’on n’ait agi pour que ce retrait
“responsabilise” les élèves. Dans ce cas, devant qui les élèves sont-ils responsables ?
Devant l’enseignant ? Dans ce cas, le retrait de l’éducateur n’en est pas vraiment
un, l’enseignant reste présent d’une certaine façon et les élèves restent dans une
forme de dépendance.
D’autre part, qu’en est-il de l’autonomie intellectuelle ? Les pédagogies de
l’autonomie espèrent que l’autonomie pragmatique se convertira en autonomie
intellectuelle, mais en est-on bien sûr ? On peut en douter si l’on remarque l’intérêt
secondaire dont elles font souvent preuve à l’égard des contenus enseignés… Et
qu’en est-il de l’autonomie morale ? Sur ce point, me semble-t-il, pédagogie ou non,
les limites des écoles restent prégnantes. C’est en dehors d’elles que les adolescents
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 26/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 81.245.111.234)
Conclusion
Dans les lignes précédentes, j’ai soutenu cinq thèses : (1) L’autonomie ne peut être
conçue sans les “appuis de socialisation” qui la rendent possible. (2) Ces appuis sont
aussi nécessairement politiques. (3) L’autonomie est un but nécessaire de l’éducation
pour toute société qui comme la nôtre ne parvient pas à réunir un consensus sur les
buts de l’éducation. (4) Ce n’est pas nécessairement de manière autonome que l’on
devient une personne autonome. Cela veut dire que (a) l’autonomie passe souvent
par la dépendance et l’hétéronomie (de même qu’elle repose sur la socialisation),
17. M.C. Nussbaum, Les émotions démocratiques [2010], Paris, Flammarion – Climats, 2011, p. 64 sq.
28 Notion
tout en ajoutant cependant (b) que personne n’est jamais tout à fait prisonnier de
cette hétéronomie et de cette dépendance. (5) L’éducation à l’autonomie n’a pas
lieu seulement à l’école, mais en tous lieux éducatifs. C’est une erreur d’abstraire
une institution éducative parmi d’autres, aussi importante soit-elle. Mieux vaut
considérer l’expérience éducative de façon globale.
N’est-ce pas pour finir la vie qui nous rend autonomes ? La vie ; celle des enfants
et des adolescents ? Certes, mais cette vie est souvent un exercice joué de l’auto-
nomie, une simulation qui reste inscrite dans la dépendance éducative. La vie qui
met l’autonomie à l’épreuve pour la solidifier ou la fragiliser, c’est la vie adulte, le
travail, la vie affective et amoureuse, les engagements sociaux. C’est alors que les
apprentissages éducatifs s’avèrent féconds ou insuffisants. C’est alors aussi que la vie
achève l’apprentissage de l’autonomie. Il y a des apprentissages que seuls les adultes
effectuent ; par exemple, la soumission aux contraintes professionnelles ; les us et
épreuves de la vie de famille, etc., et plus tard, le fait de faire face au vieillissement,
à la maladie, puis à la mort. L’autonomie a un sens aussi dans l’éducation que la
vie donne à chacun.
Philippe Foray
Université Jean Monnet – Saint-Étienne
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 26/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 81.245.111.234)