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L’école du bien-être.

Enseigner l’autorégulation : entre


contrôle et émancipation
Marina Schwimmer
Dans Le Télémaque 2021/2 (N° 60), pages 175 à 188
Éditions Presses universitaires de Caen
ISSN 1263-588X
ISBN 9782381850269
DOI 10.3917/tele.060.0175
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 18/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 213.189.179.148)

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ÉTUDE

L’école du bien-être. Enseigner l’autorégulation :


entre contrôle et émancipation

Résumé : Cet article vise à approfondir la réflexion sur le bien-être scolaire à l’aune de la thèse
foucaldienne de la gouvernementalité néolibérale. Il analyse le sens des techniques visant le
développement de la maîtrise de soi (ou autorégulation) qui sont de plus en plus préconisées à
l’école (méditation, gestion du stress, etc.). Pour ce faire, l’article présente le cadre foucaldien
dans lequel s’insère la réflexion. Ensuite, il examine dans quelle mesure nous pouvons affirmer
que les pratiques de bien-être mises en œuvre à l’école font la promotion d’une subjectivité
néolibérale à l’école. Enfin, il examine dans quelles conditions la formation de compétences
à la maîtrise de soi n’est plus au service de l’émancipation de l’enfant, mais au contraire au
service du système politique, économique, de la concurrence.

Mots clés : autorégulation, éducation au bien-être, gouvernementalité, néolibéralisme,


techniques de soi, maîtrise de soi, Foucault.
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Le bien-être des élèves à l’école est aujourd’hui une préoccupation sociale mondiale,
et il est possible d’affirmer qu’à certains égards, il constitue un fondement des
projets éducatifs contemporains. Le stress, l’anxiété et la dépression chez les élèves
sont des sources d’inquiétude majeure pour les acteurs des systèmes éducatifs qui
justifient une prise en charge gouvernementale, si bien qu’en France par exemple
« [l]e Conseil national de l’innovation pour la réussite éducative présente la bien-
veillance comme “la condition nécessaire à l’engagement mais aussi à l’efficacité de
l’école” » 1 et que l’OCDE a commencé à mesurer le niveau de bien-être des élèves
à l’échelle internationale 2.
Cette préoccupation pour le bien-être scolaire se reflète de différentes façons
dans les politiques locales des nations, mais une tendance générale allant dans
le sens de la formation de compétences sociales et émotionnelles en vue d’aider
les élèves à mieux gérer leurs émotions se dessine néanmoins. C’est une solution
promue tant par l’OCDE 3 que par l’UNESCO 4, qui est adoptée par de nombreuses
nations et qui est largement appuyée par les avancées scientifiques en psychologie
et en neurosciences.

1. É. Saillot, « “Conforter une école bienveillante et exigeante” : représentations, préoccupations et


pratiques déclarées », Questions vives. Recherches en éducation, no 29, 2018, p. 2.
2. Voir Résultats du PISA 2015, vol. III : Le bien-être des élèves, Paris, OCDE, 2018.
3. Ibid.
4. Voir Happy schools ! A framework for learner well-being in the Asia-pacific, Paris, UNESCO, 2016.

Le Télémaque, no 60 – 2021-2 – p. 175-188


176 Étude

À première vue, cette promotion du bien-être des élèves se présente comme


progressiste, soucieuse de contribuer au développement et à l’apprentissage de tous
les enfants dans un esprit de justice sociale et d’inclusion. En effet, deux rhétoriques
principales peuvent être trouvées pour justifier de telles pratiques de formation.
La première, mise en avant dans les documents de l’OCDE, considère le bien-être
comme une condition nécessaire pour favoriser les apprentissages, la performance
et la production économique des nations. Selon la seconde, le bien-être est de plus
en plus conçu comme un droit inaliénable dans le sillon de la reconnaissance de la
citoyenneté et des droits de l’enfant avec la signature, en 1989, de la Convention
internationale des droits de l’enfant 5.
Cependant, plusieurs chercheurs des sciences humaines et sociales critiquent
son inscription dans un projet politique néolibéral 6. Ils dénoncent le fait qu’en
mettant l’attention sur l’individu et sa capacité à développer des compétences
socioémotionnelles pour faire face individuellement aux difficultés causées par la
vie sociale et politique contemporaine, ce type d’élan thérapeutique représente un
désengagement de l’État en matière de politiques sociales 7. Puis, dans la foulée des
travaux de Foucault sur la gouvernementalité, d’autres lisent dans ce phénomène
de thérapeutisation une forme de pratique biopolitique où le bien-être des indivi-
dus constitue un capital que les États cherchent à faire fructifier pour assurer leur
performativité 8. Le lien spécifique entre gouvernementalité et bien-être scolaire
est abordé de manière critique, notamment par Dupeyron qui affirme que les
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discours et politiques de bien-être scolaire contemporains participent à une forme
de gouvernementalité néolibérale d’une part en réduisant le sens du bien-être des
élèves à des indicateurs mesurables réducteurs, et d’autre part en participant à la
construction d’une norme idéologisée du bien-être (où chacun se doit d’avoir des
émotions positives et des attitudes entrepreneuriales) à laquelle les sujets sont assu-
jettis, niant ainsi le caractère fondamentalement affectif et personnel du bien-être 9.
L’approche foucaldienne est particulièrement bien adaptée pour étudier, avec
un regard différent de la lunette psychologique, le phénomène des politiques et
pratiques de bien-être scolaire dans la mesure où, comme nous le verrons plus
loin, la gouvernementalité néolibérale repose sur l’adoption de techniques de soi
qui s’apparentent aux interventions actuellement promues (méditation, réflexi-
vité, dialogues, etc.). Il est à noter toutefois que les travaux foucaldiens récents

5. Voir J. Bradshaw, « Les études sur le bien-être subjectif des enfants. Quelques points de discus-
sions », Revue des politiques sociales et familiales, no 131-132, 2019, p. 97-108 et M. Molcho, « Une
perspective internationale sur les enfants et le bien-être », ibid., p. 109-117.
6. Voir J.-F. Dupeyron, « Le bien-être au principe de la vie scolaire », in Le bien-être des écoliers,
B. Courty et J.-F. Dupeyron (dir.), Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2017, p. 39.
7. Un exemple de ce type d’argumentaire se trouve déjà chez J. Habermas dans Théorie de l’agir com-
municationnel, t. II, Paris, Fayard, 1987, p. 400, qui montre qu’après l’époque de l’État-providence,
les problèmes sociaux et inégalités sociales persistent : il faut donc les « thérapeutiser », ce qui évite
aux États de s’attaquer de front aux problèmes réels causés par la société capitaliste avancée.
8. Voir par exemple P. Dardot et C. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale,
Paris, La Découverte, 2010.
9. Voir J.-F. Dupeyron, « Le bien-être au principe de la vie scolaire », p. 44.
L’école du bien-être. Enseigner l’autorégulation… 177

ont particulièrement insisté sur le fait que les techniques de soi, si elles peuvent
effectivement contribuer à l’assujettissement des élèves (à l’ordre néolibéral par
exemple), ont aussi un potentiel formateur et transformateur important, et peuvent
aider les élèves à devenir maîtres d’eux-mêmes : par exemple les travaux de Riondet
à propos des techniques de soi dans la pédagogie des frère et sœur Freinet 10, ceux
de Gallo sur la production des hétérotopies 11.
Le but de cet article est d’approfondir la réflexion sur le bien-être scolaire à
l’aune de la thèse de la gouvernementalité néolibérale, d’une part, en analysant la
place de certaines techniques de soi (pratiques d’autorégulation) dans le processus
de subjectivation des élèves, c’est-à-dire dans le processus qui les constitue en tant
que sujet ou plus spécifiquement en tant que « sujet néolibéral » 12, et d’autre part,
en considérant le potentiel (trans)formateur et / ou assujettissant de ces techniques.
Il s’agit d’interroger dans quelle mesure ces techniques s’inscrivent effectivement
dans la gouvernementalité néolibérale et constituent ou non, des instruments ayant
un potentiel d’émancipation pour les élèves.
La réflexion se fonde sur les travaux de Foucault sur la gouvernementalité et sur
le souci de soi. Elle présente d’abord le concept de gouvernementalité néolibérale et
montre comment l’école s’y inscrit. Elle développe ensuite le concept de techniques
de soi et montre comment les pratiques de bien-être mises en œuvre à l’école peuvent
être lues comme des instruments de gouvernementalité. Enfin se pose la question
de savoir en quoi la présence de ces techniques à l’école est problématique ou non.
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En effet, il paraît souhaitable, et peut-être même nécessaire, de développer chez
les élèves la capacité de se maîtriser, ou de s’autoréguler. Il s’agit donc en dernier
lieu, et à la lumière de la conception foucaldienne de la critique, de se demander
dans quelles conditions la formation de cette compétence n’est plus au service de
l’émancipation de l’enfant, mais au contraire au service du système politique et
économique, de la concurrence.

La gouvernementalité néolibérale
Le concept de gouvernementalité est un néologisme créé par Foucault à partir des
mots « gouvernement » et « rationalité » pour désigner les procédures mises en
œuvre pour diriger la conduite des populations autrement que par la discipline
des corps 13. La notion est liée à la naissance de l’État moderne qui, pour gouverner
rationnellement les populations et assurer leur bien-être et leur sécurité, a entrepris

10. X. Riondet, « Les pratique de soi au cœur de la pensée critique des Freinet », in La pensée critique
des enseignants, A.D. Robert et B. Garnier (dir.), Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de
Rouen et du Havre, 2015, p. 123-143.
11. S. Gallo, « La production des hétérotopies à l’école : souci de soi et subjectivation », Le Télémaque,
no 47, 2015, p. 87-95.
12. L’expression est issue de P. Dardot et C. Laval, La nouvelle raison du monde…, p. 402.
13. Voir M. Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris,
EHESS – Gallimard – Seuil, 2004.
178 Étude

d’identifier leurs régularités spécifiques par le biais du dénombrement, de la


classification, de l’estimation statistique et de la prévision de tendances. Ce savoir
permet non seulement de gouverner efficacement, mais aussi minimalement, en
amenant les individus à se gouverner eux-mêmes, à vouloir prendre soin de leur
santé, hygiène, bien-être, éducation, etc. Le concept permet ainsi de saisir l’exercice
du pouvoir de l’État en incluant le consentement de ceux qui sont gouvernés. C’est
un biopouvoir (bios = vie) dans le sens où il s’exerce sur la vie des vivants (versus le
pouvoir disciplinaire qui dresse des corps dociles), c’est-à-dire sur la structuration
de règles et de normes de conduite. Ainsi, les dernières recherches de Foucault
s’intéressent plus au gouvernement des populations qu’à la discipline des corps bien
que les deux constituent des modes de pouvoir conjoints. C’est en reconnaissant
la primauté de la subjectivité et la nécessité que les individus autonomes assument
volontairement leurs conduites qu’opère cette gouvernementalité moderne.
Pour expliquer la manière dont opère ce biopouvoir autrement que par la
seule discipline des corps, Foucault l’associe à la technique chrétienne du pastorat :
« le pouvoir pastoral dans sa typologie, dans son organisation, dans son mode de
fonctionnement […] est sans doute quelque chose dont nous ne sommes toujours
pas affranchis » 14, affirme-t-il. Ce pastorat est une technique de direction totale et
permanente des sujets vers le salut, qui intègre l’intervention d’un tiers, un maître,
un enseignant, un confesseur, etc., qui guide le sujet dans son cheminement, dans
le développement de sa subjectivité. Dans sa version moderne, les visées religieuses
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sont remplacées par des préoccupations de bien-être et de sécurité, et les relais
du pouvoir ne sont plus les institutions religieuses, mais les institutions étatiques
(écoles, police, hôpitaux, médias, universités, etc.) qui guident et orientent les
consciences à leur façon. Foucault montre aussi le rôle prépondérant que joue
la société civile : en participant à surveiller, policer la population en fonction de
manières de penser et de se conduire qu’elle accepte et promeut, elle sert de relais
pour l’exercice du pouvoir.
Dans Naissance de la biopolitique, Foucault étudie la manière dont la gouver-
nementalité libérale a évolué en cherchant à gouverner toujours le moins possible 15.
Pour exercer ce pouvoir minimal, il fallait procéder en jouant sur l’espace de liberté
des gens pour qu’ils en viennent à se conformer volontairement. Il fallait mettre
en place des structures institutionnelles qui respectent la liberté des individus
tout en les incitant à adopter certaines normes de conduite. Suivant l’analyse de
Foucault, Dardot et Laval montrent bien comment le néolibéralisme contemporain
est un prolongement de cette gouvernementalité libérale, c’est-à-dire une politique
sociale active qui, d’une part, met en place le cadre, les conditions d’existence du
marché, et d’autre part, produit des savoirs et techniques qui incitent les individus
à se comporter sur le mode de la performance et de la concurrence 16. Les États

14. M. Foucault, Sécurité, territoire, population…, p. 152.


15. M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris, EHESS –
Gallimard – Seuil, 2004.
16. P. Dardot et C. Laval, La nouvelle raison du monde…
L’école du bien-être. Enseigner l’autorégulation… 179

instaurent des situations de concurrence entre les organisations en structurant,


par exemple, la composition de la population, les règles juridiques, la disponibilité
des ressources et les individus qui sont ensuite “libres” de se conduire comme ils
le souhaitent dans cet échiquier 17.
De nombreuses analyses permettent de montrer que l’école met effectivement en
place le cadre, les conditions d’existence, propres à la gouvernementalité néolibérale.
Dans La nouvelle école capitaliste, Laval et ses collègues montrent bien comment
l’école, ne parvenant plus à préserver un degré d’autonomie qui lui permettrait
de fonctionner indépendamment des principes économiques de compétition et
de rentabilité, en est venue à fonctionner elle-même comme un marché, ce que
démontrent notamment l’élargissement de l’offre scolaire et la mise en concurrence
des établissements scolaires, l’autonomisation croissante des paliers éducatifs
locaux en vue d’une certaine flexibilisation, etc. 18. Même les finalités explicites de
l’éducation, influencées par les demandes des organisations internationales comme
la Commission européenne ou l’OCDE, sont orientées autour des exigences de la
concurrence : employabilité, adaptabilité et performance, faisant en sorte que les
enseignants cherchent activement à développer les compétences utiles à la compé-
titivité (développer la capacité de prise en charge de son parcours de vie, la volonté
d’actualisation de son potentiel, la capacité de se démarquer des autres, de persévérer,
etc. 19). L’orientation des programmes autour de la formation de compétences et
la valorisation de la culture financière et entrepreneuriale témoigneraient de cet
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infléchissement des valeurs marchandes dans le contenu même de la formation,
faisant en sorte que l’élève baigne dans un environnement foncièrement régi par
la logique du marché.
Dans ce cadre, l’élève est invité, librement, à se constituer comme sujet. C’est
ici qu’interviennent différentes mesures scolaires qui dans cet échiquier incitent les
élèves à se comporter d’une manière concurrentielle ou entrepreneuriale avec les
autres et avec eux-mêmes. On peut penser à la multiplication des tests d’entrée ou
des évaluations de parcours pour surveiller et induire la performance des élèves, à la
multiplication des opportunités de se démarquer (prix, bourses, etc.) nécessitant des
résultats compétitifs, à la multiplication aussi des spécialistes scolaires (psychoédu-
cateurs, orthopédagogues, orthophonistes, psychologues, etc.) avec lesquels les élèves
doivent s’entretenir pour discuter de leurs difficultés de performance et y remédier,
aux journaux réflexifs qui assurent l’autosurveillance et l’autocritique permanente 20,
etc. Par le biais de ces technologies, les élèves sont amenés à se comprendre sur le
mode de la performance, de l’optimisation, de la concurrence, et à adopter des
stratégies de calcul coût / bénéfice pour atteindre les objectifs que l’école leur assigne.

17. Voir M. Foucault, Naissance de la biopolitique…, p. 137 et p. 145-146.


18. C. Laval, F. Vergne et P. Clément, La nouvelle école capitaliste, Paris, La Découverte, 2011.
19. Je fais ici référence au programme de l’école québécoise pour dégager ces grands axes de formation
(prise en charge du parcours de vie, actualisation du potentiel, persévérance scolaire, etc.).
20. Voir par exemple S. Siebert et A. Walsh, « Reflection in work-based learning : self-regulation or
self-liberation ? », Teaching in higher education, vol. 18, no 2, 2013, p. 168-169.
180 Étude

Les techniques de soi et le bien-être des élèves


La gouvernementalité néolibérale, nous l’avons vu, nécessite des individus désireux
de se gouverner eux-mêmes en accord avec les principes du néolibéralisme. C’est
dans ce gouvernement de soi que se dénoue le lien entre la gouvernementalité et
les techniques de soi. Dans ses travaux sur le souci de soi, Foucault s’intéresse aux
techniques qui, à différentes époques, ont été pratiquées dans des buts de formation
de soi, ou plutôt de transformation ou de conversion à soi, par exemple des tech-
niques de retraite ou de détachement, d’endurance ou d’abstinence, de purification,
etc., qui visent à développer un rapport particulier à soi 21.
Dans L’herméneutique du sujet, Foucault montre bien comment les techniques
de soi évoluent au fil de l’histoire en fonction de différentes éthiques qui influencent
et participent à structurer le sujet dans sa subjectivité. Chez les Grecs, la “maîtrise
de soi” vise ultimement le gouvernement des autres (femmes et enfants, et surtout
de la Cité) et concerne donc essentiellement l’aristocratie. Foucault relève par
exemple que dans les écoles pythagoriciennes, le sujet (aristocrate) cherche à se
maîtriser, notamment par des pratiques de retraite, d’isolement, d’immobilité, de
frugalité ou d’examen de conscience, etc., afin de mieux se connaître, d’examiner
la sagesse de ses actions et de prendre la mesure de ce dont il est capable en vue de
mieux se gouverner et gouverner autrui. À l’époque néoclassique, le “souci de soi”
ne semble plus attaché à un statut particulier, observe Foucault. La fin n’est plus
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le gouvernement de la Cité, mais bien un souci de soi pour soi 22. Il s’agit plutôt de
retourner son regard vers l’intérieur, de se retirer en soi dans le but de se parfaire
de façon permanente par le biais, par exemple, de pratiques de recueillement,
d’écriture et de dialogue 23. Cette analyse de l’évolution du rapport à soi permet à
Foucault de saisir comment les techniques de soi ont ensuite été réinvesties par la
pastorale chrétienne, par exemple dans les pratiques de confession, pour guider
les fidèles et instituer un nouveau rapport (de renoncement) à soi 24. On voit ici
comment les techniques de soi, à différentes époques, sont intimement liées à la
capacité de se gouverner d’une façon particulière.
Selon Foucault, les sociétés libérales seraient désormais fondées davantage
sur une économie du bien-être qu’il définit comme « l’accroissement maximal
des satisfactions individuelles » 25. Le bien-être étant conçu comme une condition
de base de productivité des individus libres, il faut l’assurer. Autrement dit, pour
que des individus libres entrent dans la logique maximisatrice de la productivité,
des règles et des normes ne suffisent pas, ils doivent vouloir, désirer être produc-
tifs et efficaces, cela doit être dans leur intérêt personnel : ils doivent donc être

21. Voir M. Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-1982, Paris,
EHESS – Gallimard – Seuil, 2001, p. 46-47 et Histoire de la sexualité, t. 3 : Le souci de soi, Paris,
Gallimard, 1984, p. 78-79.
22. M. Foucault, L’herméneutique du sujet…, p. 80-81.
23. Ibid., p. 90.
24. Voir M. Foucault, Histoire de la sexualité, t. 1 : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
25. M. Foucault, Naissance de la biopolitique…, p. 161.
L’école du bien-être. Enseigner l’autorégulation… 181

gouvernés par les sensations de peine et de plaisir que la productivité, et dans le


cas du sujet néolibéral, que la concurrence, leur apporte 26. Autrement dit, il faut
que la concurrence participe à la sensation d’épanouissement du sujet, « comme
si elle lui était commandée de l’intérieur par l’ordre impérieux de son propre
désir auquel il ne saurait être question de résister » 27. Il faut que le sujet développe
l’ethos entrepreneurial, ou ce que Bob Aubrey nomme « l’entreprise de soi » 28,
une éthique de vie qui consiste à se préoccuper de sa vie comme l’entrepreneur
se préoccupe de son entreprise : en veillant stratégiquement à son adaptation aux
exigences du milieu et à sa croissance. La question moderne du bien-être n’est donc
pas entièrement étrangère aux préoccupations antiques sur la bonne manière de
vivre. S’entreprendre, se responsabiliser, se démarquer, s’actualiser, atteindre son
potentiel sont bel et bien les impératifs “éthiques” de notre époque qui sont au
cœur de nos projets scolaires.
Or l’impératif éthique de devenir soi, de se responsabiliser, de s’entreprendre,
ne vient pas sans contrepartie. Il explique, du moins en partie, les grands maux de
note époque : fatigue, anxiété, dépression 29. À en croire le récent rapport de l’OCDE
sur le bien-être des élèves dans soixante-douze pays, douze à vingt pour cent des
élèves de quinze ans interrogés se disent plutôt insatisfaits par rapport à leur vie et
disent éprouver des symptômes importants de stress, d’anxiété et de dépression.
Le degré de malaise varie en fonction du contexte et n’est pas toujours entière-
ment causé par l’école. Cependant, le rapport identifie que les causes principales
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de malaise relèvent : a) de la présence de harcèlement psychologique à l’école et
b) de la pression de performance qui traverse les institutions solaires 30. Les pays
où les élèves se disent les plus insatisfaits sont ceux où la pression de performance
pour réussir est la plus forte : la Corée, le Japon, notamment.
Pour aborder ces malaises, différentes pistes sont proposées, notamment le
développement des compétences socioémotionnelles dont les élèves ont besoin pour
se responsabiliser et être plus heureux 31. On suggère que l’école devrait contribuer
à développer des compétences comme le contrôle de soi, la gestion du stress, la
résolution de problèmes, la résilience et la capacité de définir soi-même son parcours
scolaire et professionnel (car cela rend l’école plus « signifiante » pour l’individu) 32.
Ces compétences visent à former des élèves ayant des émotions positives, motivés,
qui se sentent responsables de leur trajectoire, qui ont les moyens de planifier et
faire advenir leur projet de vie, et qui sont préparés à affronter les difficultés de la
vie contemporaine. La particularité d’une telle approche du bien-être est qu’elle
ne conteste pas l’éthique de l’entreprise de soi qui explique, du moins en partie,
les malaises contemporains, au contraire, elle y participe en faisant la promotion

26. Voir P. Dardot et C. Laval, La nouvelle raison du monde…, p. 406-407.


27. Ibid., p. 409.
28. B. Aubrey, L’entreprise de soi, Paris, Flammarion, 2000.
29. Voir A. Ehrenberg, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.
30. Voir Résultats du PISA 2015, vol. III.
31. Ibid., p. 36.
32. Ibid., p. 236-241.
182 Étude

d’une manière particulière de prendre soin de soi et de se gouverner soi-même.


La maîtrise de soi ou le souci de soi qui justifiaient jadis les exercices spirituels
que le philosophe devait pratiquer pour vivre en autarcie ou que le chrétien devait
pratiquer pour obtenir son salut se traduirait ainsi aujourd’hui par une certaine
forme de responsabilisation qui s’opère notamment par le développement d’une
capacité d’autorégulation des émotions, des pensées et des comportements en vue
de s’entreprendre et mener à terme son projet de vie. L’autorégulation (ou contrôle
de soi) est le langage aujourd’hui privilégié pour décrire la fonction exécutive
du cerveau qui permet à l’individu d’être maître de lui-même et ne pas se laisser
dominer par des réactions immédiates comme le stress, la colère ou l’inattention.
Allant dans ce sens, de nombreuses interventions ont vu le jour dans les écoles au
cours des dernières décennies pour aider les élèves à s’autoréguler. Parmi les pratiques
les plus répandues, on peut penser aux interventions basées sur la présence attentive
qui se multiplient à tous les niveaux d’enseignement dans de nombreux États du
monde. Des programmes comme Mindup, Mindful schools ou Mindfulness in schools
project en témoignent. Les objectifs de tels programmes consistent à développer la
capacité des élèves à gérer leur colère, leur anxiété de performance, leurs attaques de
panique ainsi que leurs conflits avec autrui, de savoir répondre aux évènements au lieu
de réagir à ceux-ci. Essentiellement, la formation de cette capacité d’autorégulation
vise trois choses peut-on lire sur le site web : accroître le bien-être des élèves, prévenir
les problèmes de santé mentale et développer un contrôle volontaire de l’attention
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(qui encourage la détermination et la persévérance scolaire) 33.
D’autres pratiques se répandent aussi comme le yoga, la respiration, la cohé-
rence cardiaque, ainsi que la discussion de groupe ou des exercices de recadrage
des schèmes explicatifs, par exemple, pour augmenter la résilience et l’optimisme 34.
Un exemple assez important au Québec est le programme Funambule qui utilise
un mélange de discussion, de techniques de relaxation, de gestion du temps et de
résolution de problèmes pour aider les jeunes à mieux gérer leur stress et à s’actua-
liser comme ils le souhaitent. Le site web du programme énonce explicitement :
Un élève qui contrôle bien son niveau de stress peut mieux performer aux examens,
se montrer plus motivé à apprendre et se sentir mieux dans sa peau. En augmentant
sa résistance au stress, le jeune devient aussi plus résilient dans la vie de tous les jours.
Les élèves qui se montrent plus sereins, plus zen face aux défis et aux aléas de la vie
pourront maintenir leurs acquis et découvrir de nouvelles stratégies de gestion du stress 35.

Ici encore, la formation vise le bien-être immédiat, le développement de com-


pétences pour apprendre à gérer son stress dans l’avenir, ce qui amène une capacité

33. Voir par exemple : https://mindfulnessinschools.org ; https://mindup.co/ ; https://www.mindful-


schools.org/ (consultés le 22 novembre 2021).
34. Voir par exemple M. Seligman, L’école de l’optimisme. Développer la résilience chez l’enfant, Vanves,
Marabout, 2016 ; M. Seligman et al., « Positive education : positive psychology and classroom
interventions », Oxford review of education, vol. 35, no 3, juin 2009, p. 293-311.
35. Voir : http://www.ctreq.qc.ca/realisation/funambule-pour-une-gestion-equilibree-du-stress/
(consulté le 22 novembre 2021).
L’école du bien-être. Enseigner l’autorégulation… 183

et une motivation à persévérer et mieux performer à l’école. Comme dans le cas des
techniques de présence attentive, ce qui est ciblé dans ces techniques de soi, c’est
bien la motivation du sujet à persévérer malgré les difficultés, le stress, l’anxiété
que lui cause son expérience scolaire. S’occuper de soi ici ne correspond pas à ce
que Socrate demandait aux concitoyens grecs, soit de s’occuper de son âme, non,
ici on demande de s’occuper de sa motivation, de sa persévérance, de sa volonté et
de son énergie à croître. Croître au nom de quoi, là est toute la question.
Plusieurs penseurs suggèrent à leur manière qu’en offrant des voies d’apaise-
ment, ces techniques de soi forment le sujet afin qu’il soit en mesure de supporter
les effets anxiogènes engendrés par le néolibéralisme, et donc que ces techniques
participent indirectement à sa consolidation 36. Par ailleurs, ces auteurs estiment
qu’en accentuant la responsabilité de chacun, à savoir se réguler et faire advenir son
propre bonheur, la culture du bien-être et les pratiques qu’elle promeut contribuent
à amoindrir la nécessité de critiquer le néolibéralisme. En apprenant à gérer ses
émotions et en travaillant sur lui-même, le sujet apprend à considérer les méfaits
anxiogènes de la concurrence généralisée imposés par le néolibéralisme comme
un conflit interne à régler et non comme un pouvoir à dénoncer. Les techniques
visant le développement du bien-être des élèves peuvent alors être conçues comme
des moyens d’assujettir la population aux principes de la performance et de la
concurrence en lui inculquant depuis l’enfance les moyens de surmonter le stress
et l’anxiété générés par le néolibéralisme.
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À ce stade, nous pouvons nous demander ce que nous faisons, au juste, en tant
qu’éducateurs, lorsque nous assujettissons les élèves à des techniques de soi dès
l’école primaire pour les amener à mieux se réguler. D’une part, nous pouvons dire
que nous formons des compétences nécessaires pour aider les élèves à se développer
de façon autonome. D’autre part, nous pouvons penser que ces techniques de
soi, imposées aux élèves avant qu’ils n’aient acquis l’autonomie de pensée qui les
inciterait à vouloir se les imposer à eux-mêmes, participent en réalité d’une forme
de raffinement de la gouvernementalité néolibérale. Les élèves développeraient
ainsi simplement le type de subjectivité dont l’État à besoin. C’est ce que nous
interrogeons dans la partie suivante.

Former l’autorégulation,
entre assujettissement et (trans)formation du sujet
Jusqu’à présent, nous avons vu que dans la perspective foucaldienne, la formation
de l’autorégulation par le biais de techniques de soi peut être lue comme l’effet
d’un assujettissement à la gouvernementalité néolibérale en invitant les élèves au

36. Outre P. Dardot et C. Laval, La nouvelle raison du monde…, voir par exemple E. Møllgaard, « Slavoj
Žižek’s critique of western Buddhism », Contemporary Buddhism, vol. 9, no 2, 2008 ou S. Critchley,
Infinitely demanding. Ethics of commitment, politics of resistance, Londres – New York, Verso,
2008.
184 Étude

travail sur soi. Cette gouvernementalité fonctionnerait en alignant les capacités


d’autorégulation des individus avec les finalités de réussite et de performance sco-
laire déterminées par les gouvernements. Or, l’apprentissage de la maîtrise de soi,
du souci de soi ou de l’autorégulation peut aussi être conçu comme un processus
formateur et libérateur dans la mesure où il peut permettre au sujet de prendre une
distance par rapport à lui-même et de se constituer plus librement comme sujet.
Ainsi de nos jours, on dira que pour être libre et autonome, et non l’esclave
de ses passions et de ses impulsions, l’individu doit être capable de contrôler ses
désirs et motivations. Par exemple, selon Frankfurt, l’individu doit être capable
de prendre une distance réflexive par rapport à ceux-ci afin d’évaluer s’il les désire
réellement, c’est-à-dire s’il a librement voulu les désirer et s’il s’y identifie complè-
tement (wholeheartedly) 37. Cette capacité d’autorégulation est donc souhaitable
d’un point de vue éthique pour être “libre”, mais aussi d’un point de vue pratique
afin d’être en mesure de mener des projets à long terme, car elle rend capable de
retarder et ainsi augmenter la gratification pour la personne 38.
Par ailleurs, les travaux en psychologie et en neuroscience ont bien montré
l’importance de l’autorégulation pour le développement des habiletés cognitives,
émotionnelles et sociales, et donc pour la qualité de vie générale 39. En ce sens, il
est normal et même souhaitable que les écoles se préoccupent d’aider les jeunes
à développer cette aptitude. Plus encore, la recherche démontre qu’il existe des
inégalités dans les capacités d’autorégulation selon l’origine socioéconomique des
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élèves 40. Et en ce sens, il est encore plus important d’aider les jeunes des milieux
défavorisés à développer ces fonctions si l’on souhaite qu’ils aient de meilleures
chances de réussite et une meilleure qualité de vie dans le futur. Enfin, il a aussi été
démontré que les capacités autorégulatrices permettent aux individus de dévelop-
per des aptitudes interpersonnelles, par exemple une meilleure écoute de l’autre,
plus d’empathie, plus de tolérance, etc. 41. Le fait d’être en mesure de retarder les
impulsions immédiates et négatives permet d’entrer en relation avec l’autre de
façon plus positive, ce qui améliore les rapports avec autrui, et donc la qualité de
vie en général, mais aussi peut-être globalement les rapports sociaux.
Certes, il est possible de considérer qu’il n’y a pas d’opposition nécessaire entre
les deux perspectives, ce qui est au bénéfice de l’institution pouvant bénéficier au
sujet. La question est donc de savoir sous quelles conditions imposer l’apprentissage
de l’autorégulation ne serait plus au bénéfice de l’élève et ne constituerait plus une

37. Voir H. Frankfurt, « Identification and wholeheartedness », in Responsibility, character, and the
emotions. New essays in moral psychology, F. Schoeman (éd.), Cambridge University Press, 1987,
p. 27-45.
38. Voir A.L. Duckworth et L. Steinberg, « Unpacking self-control », Child development perspectives,
vol. 9, no 1, mars 2015, p. 32-37.
39. Voir S. Shanker, Calm, alert, and learning. Classroom strategies for self-regulation, Toronto,
Pearson, 2012.
40. Voir S. Lupien et al., « The effects of chronic stress on the human brain : from neurotoxicity, to
vulnerability, to opportunity », Frontiers in neuroendocrinology, vol. 49, avril 2018, p. 91-105.
41. Voir S. Shanker, Calm, alert, and learning…
L’école du bien-être. Enseigner l’autorégulation… 185

imposition légitime. Il s’agit d’une question délicate puisque l’on a affaire à des jeunes
qui sont en développement et en formation, et sur lesquels l’influence / l’imposition
des normes par des agents extérieurs est donc relativement légitime, constante
et jusqu’à un certain point souhaitable. Plus encore, la question est délicate, car
selon Foucault, le sujet est toujours nécessairement enchâssé dans les dynamiques
de pouvoir, le former c’est donc toujours nécessairement façonner sa subjectivité.
Comment donc jongler avec cette position complexe du formateur qui nécessai-
rement façonne sans pour autant tomber dans un assujettissement aveugle à la
gouvernementalité néolibérale ?
Dans le cadre foucaldien, le sujet ne peut se libérer entièrement des mailles
du pouvoir puisqu’il en est constitutif, mais il peut chercher à s’en déprendre le
plus possible. Comment ? D’abord par le biais de l’interrogation et de la critique.
Or pour Foucault, la critique est plus qu’un acte de remise en question ou de
dénonciation. Critiquer n’est pas seulement un processus cognitif, c’est une action
de résistance volontaire :

Si la gouvernementalisation, c’est bien ce mouvement par lequel il s’agissait dans la


réalité même d’une pratique sociale d’assujettir les individus par des mécanismes
de pouvoir qui se réclament d’une vérité, eh bien ! Je dirai que la critique, c’est le
mouvement par lequel le sujet se donne le droit d’interroger la vérité sur ses effets de
pouvoir et le pouvoir sur ses discours de vérité ; eh bien ! la critique, cela sera l’art de
l’inservitude volontaire, celui de l’indocilité réfléchie. La critique aurait essentiellement
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pour fonction le désassujettissement dans le jeu de ce qu’on pourrait appeler, d’un mot,
la politique de la vérité 42.

Ce « désassujettissement » ne va pas de soi, il exige de se défaire de sa propre


subjectivité qui a été façonnée de différentes façons au fil du temps. Dans un
entretien avec Duccio Trombadori, Foucault tente d’expliquer sa méthode de
travail et la définit comme celle d’un expérimentateur plus que d’un théoricien :
« Quand j’écris, dit-il, je le fais avant tout pour me changer moi-même et pour ne
plus penser comme je le faisais avant » 43. Ne plus penser comme on le faisait, c’est
un acte de résistance critique, c’est se déprendre autant que faire se peut. Le sujet
dépris peut s’investir dans des expériences dans lesquelles il a la possibilité de sortir
transformé, libéré des formes dans lesquelles il était pris précédemment. Certes, ce
faisant il doit s’assujettir à autre chose (il n’y a pas de dehors du pouvoir), mais ce
temps et cet espace où la transformation a été rendue possible apparaissent, dans
le schéma foucaldien, comme le lieu possible de la liberté.
Il importe de noter que la formation de la maîtrise de soi, du souci de soi ou de
l’autorégulation relève de sphères d’intervention différentes selon que l’on s’intéresse
à des enfants, des adolescents ou jeunes adultes, ou à des adultes déjà pleinement

42. M. Foucault, « Qu’est-ce que la critique ? (Critique et Aufklärung) », Bulletin de la Société française
de philosophie, no 84-2, 1990, p. 40.
43. M. Foucault, Remarks on Marx. Conversations with Duccio Trombadori, New York, Semiotext(e),
1991, p. 27. Je traduis.
186 Étude

formés. Les jeunes sont encore dans un processus de socialisation première et l’action
formatrice est donc encore préparatoire (plus que critique). L’attention doit donc
être portée sur la manière dont les techniques de soi qui sont proposées aux jeunes
vont les influencer dans leur socialisation et leur développement, lesquelles doivent
éviter de conduire à des formes d’assujettissement aveugle. L’action formatrice ici est
donc autant dans l’intervention que dans la réserve, la retenue, l’abstention. Plus le
sujet avance en âge, plus il acquiert des habitudes et plus il devient nécessaire pour se
réguler, de savoir remettre en question ces habitudes et les changer si besoin est. La
déprise dont il était question plus haut (comme action de résistance) est avant tout
une responsabilité des adultes qui sont responsables de leur formation plus que des
élèves en formation. Pour aider les jeunes dans l’apprentissage de l’autorégulation
de telle sorte à ne pas les engager aveuglément dans une subjectivation néolibérale,
encore faut-il que les formateurs soient conscients des mécanismes à l’œuvre et
se placent dans une posture de résistance par rapport à cette gouvernementalité.

Indications pour l’intervention scolaire


Si l’objectif des techniques d’autorégulation est de résoudre le problème des malaises
scolaires, des troubles anxieux et de dépression chez les jeunes, peut-être faut-il se
demander pourquoi ces troubles existent en premier lieu. La documentation scien-
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tifique montre qu’il existe d’une part, des facteurs individuels liés à la personnalité
et aux prédispositions biologiques ou génétiques des élèves et d’autre part, des
facteurs environnementaux (familial et scolaire) 44. Dans le premier cas, il paraît
souhaitable que l’école, en tant qu’institution sociale, soit en mesure d’offrir aux
élèves souffrant de dysfonctions biologiques ou de traumatismes personnels, des
ressources pour les aider à se sentir mieux et pour favoriser leur sain développe-
ment. Les interventions visant le développement des capacités d’autorégulation
semblent alors être une réponse à un besoin qui vient directement de l’élève et de
sa situation particulière 45. Dans le second cas, où c’est l’environnement scolaire
et les pressions sociales ou familiales (par exemple, pression de performance,
présence d’intimidation, présence de discrimination, etc.) qui sont à la source des
souffrances des élèves, le développement des capacités d’autorégulation répond
d’emblée à un problème qui est généré par l’institution scolaire elle-même. Dans
ce second cas, on peut se demander s’il est légitime de vouloir adapter des élèves
“en santé” à un système malade.
Il paraît certainement irresponsable de laisser les élèves souffrir en attendant
un changement systémique sans leur offrir des ressources pour y faire face indi-

44. Voir A. Zouggari, Analyse des facteurs de l’anxiété vécue par les élèves en milieu scolaire, mémoire
de maîtrise en service social, université d’Ottawa, 2019, 78 p. (dactyl.).
45. Si l’élève vit dans un milieu familial trop instable, violent, ou autre, le développement de ses
capacités de maîtrise de soi, bien qu’important, ne prend pas en charge le problème structurel
de base, celui des conditions sociales, politiques, économiques, qui participent à l’instabilité et la
violence familiale en premier lieu. Mais il s’agit là d’un autre problème.
L’école du bien-être. Enseigner l’autorégulation… 187

viduellement, mais inversement, il paraît tout aussi irresponsable de donner de


telles ressources aux élèves sans égard pour les problèmes structurels réels qui les
génèrent et de les laisser s’y adapter aveuglément. Dans un tel cas, il semblerait
que les pratiques d’autorégulation soient avant tout au bénéfice des structures de
pouvoir en place. Comment alors éviter un assujettissement aveugle des élèves qui
s’approprient différentes techniques de soi à l’école ?
Si les élèves sont appelés à s’adapter à la société dans laquelle ils vivent et que
l’autorégulation est un moyen de le faire harmonieusement, alors peut-être faudrait-
il penser l’importance de jumeler les dispositifs de formation de l’autorégulation
à des dispositifs critiques pour qu’ils ne deviennent pas de simples instruments
d’adaptation aveugle des élèves à la rationalité néolibérale. Comme le défend
Westheimer, l’éducation (civique et démocratique) doit trouver la bonne balance
entre intégrer aux normes sociales, adapter à la société ses lois et ses exigences
d’une part, et d’autre part, développer la capacité de participer dans des activités
réflexives et critiques visant à apporter des transformations sociales et politiques 46.
Une conception légitime de l’éducation démocratique doit, à un certain point,
adresser ces deux impératifs. Et dans le contexte idéologique actuel, si l’on ne
se penche pas activement sur ces questions, il est fort probable que la seconde
dimension soit évacuée, par souci de répondre à des exigences plus immédiates
comme la gestion de classe ou la santé psychologique auxquelles les interventions
visant l’autorégulation répondent bien.
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Or, dans une perspective foucaldienne, si les dispositifs critiques (du néoli-
béralisme par exemple) ou dialogiques (autour de sa valeur) ont des qualités qui
permettent d’éviter l’assujettissement aveugle, elles ne suffisent pas à se déprendre :
encore faut-il offrir la possibilité aux élèves d’expérimenter des formes de subjecti-
vation alternatives 47. Il faudrait par exemple que l’école permette à l’élève d’expéri-
menter les techniques de soi sans qu’elles soient guidées par la gouvernementalité
néolibérale pour qu’il ait une expérience alternative concrète. Encore ici, cela exige
des guides bien préparés à résister.
Il est difficile hors de la portée de cet article de dire à quoi devraient ressem-
bler de telles pratiques exactement, mais en considérant les quelques indications
évoquées précédemment, il est néanmoins possible d’identifier, a contrario, trois
conditions dans lesquelles la formation de la maîtrise de soi pourrait potentiellement
devenir facteur d’assujettissement et donc chercher à éviter d’utiliser les techniques
pour répondre à ces conditions spécifiques. Il faudrait évidemment poursuivre la
réflexion sur chacun de ces éléments, mais il convient pour conclure de les iden-
tifier brièvement. Quand la formation de l’autorégulation se fait au bénéfice des
structures de pouvoir en place ou des organisations, simplement pour accroître la
performance des élèves et ne permet pas d’expérimenter la maîtrise en vue d’autre
chose, un devoir de réserve s’impose ; quand la formation de l’autorégulation

46. Voir J. Westheimer, What kind of citizen ? Educating our children for the common good, New York,
Teachers College Press, 2015.
47. Voir M. Foucault, Remarks on Marx… Je traduis.
188 Étude

sert de baume au stress engendré par le climat scolaire et camoufle un problème


structurel plus général que l’on omet d’aborder, un devoir de réserve s’impose ;
quand la formation de l’autorégulation devient un instrument d’assujettissement
à une idéologie ou une rationalité, soit-elle néolibérale ou autre, un devoir de
réserve s’impose.

Marina Schwimmer
Université du Québec à Montréal
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