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Résumé : Cet article vise à approfondir la réflexion sur le bien-être scolaire à l’aune de la thèse
foucaldienne de la gouvernementalité néolibérale. Il analyse le sens des techniques visant le
développement de la maîtrise de soi (ou autorégulation) qui sont de plus en plus préconisées à
l’école (méditation, gestion du stress, etc.). Pour ce faire, l’article présente le cadre foucaldien
dans lequel s’insère la réflexion. Ensuite, il examine dans quelle mesure nous pouvons affirmer
que les pratiques de bien-être mises en œuvre à l’école font la promotion d’une subjectivité
néolibérale à l’école. Enfin, il examine dans quelles conditions la formation de compétences
à la maîtrise de soi n’est plus au service de l’émancipation de l’enfant, mais au contraire au
service du système politique, économique, de la concurrence.
5. Voir J. Bradshaw, « Les études sur le bien-être subjectif des enfants. Quelques points de discus-
sions », Revue des politiques sociales et familiales, no 131-132, 2019, p. 97-108 et M. Molcho, « Une
perspective internationale sur les enfants et le bien-être », ibid., p. 109-117.
6. Voir J.-F. Dupeyron, « Le bien-être au principe de la vie scolaire », in Le bien-être des écoliers,
B. Courty et J.-F. Dupeyron (dir.), Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2017, p. 39.
7. Un exemple de ce type d’argumentaire se trouve déjà chez J. Habermas dans Théorie de l’agir com-
municationnel, t. II, Paris, Fayard, 1987, p. 400, qui montre qu’après l’époque de l’État-providence,
les problèmes sociaux et inégalités sociales persistent : il faut donc les « thérapeutiser », ce qui évite
aux États de s’attaquer de front aux problèmes réels causés par la société capitaliste avancée.
8. Voir par exemple P. Dardot et C. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale,
Paris, La Découverte, 2010.
9. Voir J.-F. Dupeyron, « Le bien-être au principe de la vie scolaire », p. 44.
L’école du bien-être. Enseigner l’autorégulation… 177
ont particulièrement insisté sur le fait que les techniques de soi, si elles peuvent
effectivement contribuer à l’assujettissement des élèves (à l’ordre néolibéral par
exemple), ont aussi un potentiel formateur et transformateur important, et peuvent
aider les élèves à devenir maîtres d’eux-mêmes : par exemple les travaux de Riondet
à propos des techniques de soi dans la pédagogie des frère et sœur Freinet 10, ceux
de Gallo sur la production des hétérotopies 11.
Le but de cet article est d’approfondir la réflexion sur le bien-être scolaire à
l’aune de la thèse de la gouvernementalité néolibérale, d’une part, en analysant la
place de certaines techniques de soi (pratiques d’autorégulation) dans le processus
de subjectivation des élèves, c’est-à-dire dans le processus qui les constitue en tant
que sujet ou plus spécifiquement en tant que « sujet néolibéral » 12, et d’autre part,
en considérant le potentiel (trans)formateur et / ou assujettissant de ces techniques.
Il s’agit d’interroger dans quelle mesure ces techniques s’inscrivent effectivement
dans la gouvernementalité néolibérale et constituent ou non, des instruments ayant
un potentiel d’émancipation pour les élèves.
La réflexion se fonde sur les travaux de Foucault sur la gouvernementalité et sur
le souci de soi. Elle présente d’abord le concept de gouvernementalité néolibérale et
montre comment l’école s’y inscrit. Elle développe ensuite le concept de techniques
de soi et montre comment les pratiques de bien-être mises en œuvre à l’école peuvent
être lues comme des instruments de gouvernementalité. Enfin se pose la question
de savoir en quoi la présence de ces techniques à l’école est problématique ou non.
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La gouvernementalité néolibérale
Le concept de gouvernementalité est un néologisme créé par Foucault à partir des
mots « gouvernement » et « rationalité » pour désigner les procédures mises en
œuvre pour diriger la conduite des populations autrement que par la discipline
des corps 13. La notion est liée à la naissance de l’État moderne qui, pour gouverner
rationnellement les populations et assurer leur bien-être et leur sécurité, a entrepris
10. X. Riondet, « Les pratique de soi au cœur de la pensée critique des Freinet », in La pensée critique
des enseignants, A.D. Robert et B. Garnier (dir.), Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de
Rouen et du Havre, 2015, p. 123-143.
11. S. Gallo, « La production des hétérotopies à l’école : souci de soi et subjectivation », Le Télémaque,
no 47, 2015, p. 87-95.
12. L’expression est issue de P. Dardot et C. Laval, La nouvelle raison du monde…, p. 402.
13. Voir M. Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris,
EHESS – Gallimard – Seuil, 2004.
178 Étude
21. Voir M. Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-1982, Paris,
EHESS – Gallimard – Seuil, 2001, p. 46-47 et Histoire de la sexualité, t. 3 : Le souci de soi, Paris,
Gallimard, 1984, p. 78-79.
22. M. Foucault, L’herméneutique du sujet…, p. 80-81.
23. Ibid., p. 90.
24. Voir M. Foucault, Histoire de la sexualité, t. 1 : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
25. M. Foucault, Naissance de la biopolitique…, p. 161.
L’école du bien-être. Enseigner l’autorégulation… 181
et une motivation à persévérer et mieux performer à l’école. Comme dans le cas des
techniques de présence attentive, ce qui est ciblé dans ces techniques de soi, c’est
bien la motivation du sujet à persévérer malgré les difficultés, le stress, l’anxiété
que lui cause son expérience scolaire. S’occuper de soi ici ne correspond pas à ce
que Socrate demandait aux concitoyens grecs, soit de s’occuper de son âme, non,
ici on demande de s’occuper de sa motivation, de sa persévérance, de sa volonté et
de son énergie à croître. Croître au nom de quoi, là est toute la question.
Plusieurs penseurs suggèrent à leur manière qu’en offrant des voies d’apaise-
ment, ces techniques de soi forment le sujet afin qu’il soit en mesure de supporter
les effets anxiogènes engendrés par le néolibéralisme, et donc que ces techniques
participent indirectement à sa consolidation 36. Par ailleurs, ces auteurs estiment
qu’en accentuant la responsabilité de chacun, à savoir se réguler et faire advenir son
propre bonheur, la culture du bien-être et les pratiques qu’elle promeut contribuent
à amoindrir la nécessité de critiquer le néolibéralisme. En apprenant à gérer ses
émotions et en travaillant sur lui-même, le sujet apprend à considérer les méfaits
anxiogènes de la concurrence généralisée imposés par le néolibéralisme comme
un conflit interne à régler et non comme un pouvoir à dénoncer. Les techniques
visant le développement du bien-être des élèves peuvent alors être conçues comme
des moyens d’assujettir la population aux principes de la performance et de la
concurrence en lui inculquant depuis l’enfance les moyens de surmonter le stress
et l’anxiété générés par le néolibéralisme.
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Former l’autorégulation,
entre assujettissement et (trans)formation du sujet
Jusqu’à présent, nous avons vu que dans la perspective foucaldienne, la formation
de l’autorégulation par le biais de techniques de soi peut être lue comme l’effet
d’un assujettissement à la gouvernementalité néolibérale en invitant les élèves au
36. Outre P. Dardot et C. Laval, La nouvelle raison du monde…, voir par exemple E. Møllgaard, « Slavoj
Žižek’s critique of western Buddhism », Contemporary Buddhism, vol. 9, no 2, 2008 ou S. Critchley,
Infinitely demanding. Ethics of commitment, politics of resistance, Londres – New York, Verso,
2008.
184 Étude
37. Voir H. Frankfurt, « Identification and wholeheartedness », in Responsibility, character, and the
emotions. New essays in moral psychology, F. Schoeman (éd.), Cambridge University Press, 1987,
p. 27-45.
38. Voir A.L. Duckworth et L. Steinberg, « Unpacking self-control », Child development perspectives,
vol. 9, no 1, mars 2015, p. 32-37.
39. Voir S. Shanker, Calm, alert, and learning. Classroom strategies for self-regulation, Toronto,
Pearson, 2012.
40. Voir S. Lupien et al., « The effects of chronic stress on the human brain : from neurotoxicity, to
vulnerability, to opportunity », Frontiers in neuroendocrinology, vol. 49, avril 2018, p. 91-105.
41. Voir S. Shanker, Calm, alert, and learning…
L’école du bien-être. Enseigner l’autorégulation… 185
imposition légitime. Il s’agit d’une question délicate puisque l’on a affaire à des jeunes
qui sont en développement et en formation, et sur lesquels l’influence / l’imposition
des normes par des agents extérieurs est donc relativement légitime, constante
et jusqu’à un certain point souhaitable. Plus encore, la question est délicate, car
selon Foucault, le sujet est toujours nécessairement enchâssé dans les dynamiques
de pouvoir, le former c’est donc toujours nécessairement façonner sa subjectivité.
Comment donc jongler avec cette position complexe du formateur qui nécessai-
rement façonne sans pour autant tomber dans un assujettissement aveugle à la
gouvernementalité néolibérale ?
Dans le cadre foucaldien, le sujet ne peut se libérer entièrement des mailles
du pouvoir puisqu’il en est constitutif, mais il peut chercher à s’en déprendre le
plus possible. Comment ? D’abord par le biais de l’interrogation et de la critique.
Or pour Foucault, la critique est plus qu’un acte de remise en question ou de
dénonciation. Critiquer n’est pas seulement un processus cognitif, c’est une action
de résistance volontaire :
42. M. Foucault, « Qu’est-ce que la critique ? (Critique et Aufklärung) », Bulletin de la Société française
de philosophie, no 84-2, 1990, p. 40.
43. M. Foucault, Remarks on Marx. Conversations with Duccio Trombadori, New York, Semiotext(e),
1991, p. 27. Je traduis.
186 Étude
formés. Les jeunes sont encore dans un processus de socialisation première et l’action
formatrice est donc encore préparatoire (plus que critique). L’attention doit donc
être portée sur la manière dont les techniques de soi qui sont proposées aux jeunes
vont les influencer dans leur socialisation et leur développement, lesquelles doivent
éviter de conduire à des formes d’assujettissement aveugle. L’action formatrice ici est
donc autant dans l’intervention que dans la réserve, la retenue, l’abstention. Plus le
sujet avance en âge, plus il acquiert des habitudes et plus il devient nécessaire pour se
réguler, de savoir remettre en question ces habitudes et les changer si besoin est. La
déprise dont il était question plus haut (comme action de résistance) est avant tout
une responsabilité des adultes qui sont responsables de leur formation plus que des
élèves en formation. Pour aider les jeunes dans l’apprentissage de l’autorégulation
de telle sorte à ne pas les engager aveuglément dans une subjectivation néolibérale,
encore faut-il que les formateurs soient conscients des mécanismes à l’œuvre et
se placent dans une posture de résistance par rapport à cette gouvernementalité.
44. Voir A. Zouggari, Analyse des facteurs de l’anxiété vécue par les élèves en milieu scolaire, mémoire
de maîtrise en service social, université d’Ottawa, 2019, 78 p. (dactyl.).
45. Si l’élève vit dans un milieu familial trop instable, violent, ou autre, le développement de ses
capacités de maîtrise de soi, bien qu’important, ne prend pas en charge le problème structurel
de base, celui des conditions sociales, politiques, économiques, qui participent à l’instabilité et la
violence familiale en premier lieu. Mais il s’agit là d’un autre problème.
L’école du bien-être. Enseigner l’autorégulation… 187
46. Voir J. Westheimer, What kind of citizen ? Educating our children for the common good, New York,
Teachers College Press, 2015.
47. Voir M. Foucault, Remarks on Marx… Je traduis.
188 Étude
Marina Schwimmer
Université du Québec à Montréal
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