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Malie Montagutelli
Dans Le Télémaque 2001/2 (n° 20), pages 23 à 37
Éditions Presses universitaires de Caen
ISSN 1263-588X
ISBN 284133144X
DOI 10.3917/tele.020.0023
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L’École américaine
entre excellence et égalité des chances
Résumé : L’école américaine est, si l’on suit les analyses de l’auteur, structurée par l’alternative
suivante : une orientation démocratique qui vise l’égalité des chances pour tous les écoliers ; la
nécessité de la constitution des élites dans un monde où règnent la concurrence et la sélection.
Ces deux options, sans être nécessairement en opposition, ouvrent néanmoins à des choix poli-
tiques fondamentaux qui ne s’harmonisent pas. D’où ce mouvement de balancier qui, selon les
situations politiques, privilégient l’une ou l’autre tendance. On observe néanmoins, au-delà de
ces deux pôles idéologiques, un glissement progressif de l’école américaine vers un libéralisme
scolaire qui sanctifie le marché.
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1. Cité par B. Lehembre, Naissance de l’école moderne. Les textes fondamentaux, 1791-1804, Paris, Nathan,
1989, p. 42.
2. D’une année sur l’autre, le pourcentage des enfants scolarisés dans le privé reste stable, autour de 10 %.
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fédéral à l’Éducation, il n’a qu’un pouvoir très limité : il gère la répartition des cré-
dits fédéraux, assure la publication des informations, enquêtes ou statistiques re-
latives à l’éducation et aujourd’hui il essaie de créer une dynamique qui permettra
l’amélioration du système dans son ensemble.
Malgré cette structure au sein de laquelle le pouvoir décisionnel est éclaté, de-
puis la dépression des années 1930, le gouvernement fédéral a été amené à interve-
nir dans les affaires scolaires sous la forme d’aides budgétaires. D’une façon générale,
son rôle en a donc été amplifié. On peut remarquer au cours des années que l’am-
plification est plus grande lorsqu’un démocrate se trouve à la tête du pouvoir. C’est
notamment le cas d’une part sous Franklin Roosevelt pendant la dépression dans le
cadre des grands programmes sociaux alors mis en place et de l’autre sous Lyndon
Johnson pendant les années 1960. Au contraire l’interventionnisme fédéral est moins
important pendant les régimes républicains de Richard Nixon, Ronald Reagan et
George Bush.
Toutefois, les difficultés que rencontrent certains établissements depuis un peu
plus d’une trentaine d’années sont tellement graves que l’opinion a peu à peu ac-
cepté le fait que seule une instance nationale soit en mesure d’apporter des aides et
des solutions. Comme on peut s’y attendre, l’intervention de l’État fédéral dans la
politique scolaire prend des formes différentes selon l’orientation politique du pou-
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aux établissements publics, une aide qui doit être proportionnelle au nombre des
élèves vivant au-dessous du seuil de la pauvreté. En 1968, le Congrès adopte la loi
sur l’éducation bilingue, Bilingual Education Act, qui reconnaît
les besoins spéciaux en matière d’éducation de très nombreux enfants dont la langue
maternelle est autre que l’anglais 3
Le débat pédagogique
Quelles sont les grandes réformes et les grandes directions en matière de poli-
tique scolaire aux États-Unis depuis l’après-guerre ? Pendant les années 1930 et 1940,
l’éducation dite progressiste se trouve dans sa phase finale. Cette approche péda-
gogique qui place l’enfant au centre de ses préoccupations (l’enseignant et la pé-
dagogie doivent s’adapter à l’enfant et non le contraire) commence à être remise
en question par les partisans d’un retour à une pédagogie plus stricte et à un ensei-
gnement plus systématique et rigoureux. En 1934, l’un des responsables des affai-
res scolaires de la ville de Denver au Colorado, exprime déjà avec ironie un certain
désenchantement pour la pédagogie progressiste, qu’il réduit à un apprentissage
par « activités » basé sur une conception idéaliste de l’homme et de la société :
C’est le mélange confus de la philosophie dominante du laissez-faire, appliquée à la
société et à l’économie, et de la notion d’efficacité venue du monde des affaires,
avec, en plus, un vague idéalisme démocratique et chrétien 4.
3. Cf. Bilingual Education Act, 1968, Title VIII of the Elementary and Secondary Education Act (PL. 90-247).
4. Cité dans M. Montagutelli, Histoire de l’enseignement aux États-Unis, Paris, Belin, 2000, p. 186. Ce-
pendant, l’école progressiste connaîtra un renouveau aux États-Unis au cours des années 1970.
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5. Conférence sur l’Éducation à la Maison Blanche, A Report to the President, Washington, United States
Government Printing Office, avril 1956, p. 4.
6. H. Rickover, Education and Freedom, New York, Dutton, 1959.
obtenus : academic pour les meilleurs, ceux qui se destinent à faire des études su-
périeures, general, pour les élèves moyens, et vocational, c’est-à-dire un enseigne-
ment technique et préprofessionnel, pour ceux qui vont entrer dans le monde du
travail en fin d’études secondaires. Mais ces années sont également des années tour-
mentées où l’Amérique commence à prendre conscience des graves inégalités qui
divisent sa société, inégalités à la fois raciales et sociales. Une réorientation des poli-
tiques scolaires se prépare. Elle va se faire sur fond d’agitations sociales, de mouve-
ments organisés par les minorités qui réclament que leurs droits soient reconnus et
respectés au même titre que tout autre Américain. En premier lieu, les États-Unis
vont devoir déségréguer leurs écoles. Tâche énorme et difficile. Si en 1954, par l’ar-
rêt Brown, la Cour suprême a déclaré anticonstitutionnelle la ségrégation dans les
écoles, il faut, à partir de là, une bonne dizaine d’années pour que la déségrégation
devienne effective dans la plupart des établissements. Mais pendant la seconde moitié
des années 1960 et pendant les années 1970, les Noirs ne sont pas les seuls à réclamer
davantage d’égalité. Ces années représentent une période de forte contestation éga-
lement de la part des Indiens, des Hispaniques, des handicapés et des femmes,
autant de groupes qui se sentent lésés au sein de la société américaine et qui tous
calquent leur action contestataire sur les stratégies adoptées par les Noirs. C’est
aiguillonné par cette contestation que le gouvernement fédéral met en place, comme
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Martin Luther King est célébré le 21 janvier, au même titre que sont célébrés, en
février, les anniversaires de Washington et de Lincoln.
Les programmes d’éducation bilingue font également partie d’une stratégie d’in-
tégration destinée à niveler les différences. Il existe aujourd’hui une variété d’appro-
ches de l’enseignement bilingue selon que cet enseignement est considéré comme
transitionnel (la langue d’origine n’est alors qu’un moyen temporaire pour débou-
cher, le plus rapidement possible, sur la pratique courante de l’anglais qui va permet-
tre à l’élève de rejoindre le cycle d’enseignement normal) ou comme étant susceptible
d’être maintenu plus longtemps pour que l’élève développe un vrai bilinguisme et
un vrai biculturalisme. La méthode transitionnelle est celle qui est suivie dans la très
grande majorité des cas ; c’est celle préconisée par le président George W. Bush dans
la présentation de son projet pour l’éducation faite peu de temps après son entrée en
fonction. Cependant, la recherche récente sur les processus d’acquisition du savoir, en
linguistique et en psychologie, confirme que le fait de maintenir la langue maternelle
pendant les douze années de scolarité produit de meilleurs étudiants, car il faut en-
tre cinq et sept ans pour développer chez l’individu la capacité d’acquérir un nouveau
savoir par le biais d’une seconde langue. Il reste que, dans tous les cas, l’éducation bi-
lingue coûte cher, que souvent les enseignants qui participent à ces programmes
spéciaux n’ont pas reçu de formation spécifique et qu’il est difficile de trouver des
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7. Le président George W. Bush a fait le 23 janvier 2001 un discours pour présenter son programme
concernant l’éducation. Il avait intitulé ce discours « Aucun enfant laissé pour compte » (No Child
Left Behind).
8. En 1999, le taux de pauvreté est de 11,8 % (il était de 12,7 % en 1998), mais la pauvreté touche 16,9 %
de la population enfantine totale et 32,7 % des jeunes Noirs. Cf. The 2001 World Almanach and Book
of Facts, Mahwah, World Almanach Books, 2001, p. 380.
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niveau général des jeunes Américains apparaît brutalement comme une urgence
en 1983 avec la publication d’un rapport préparé par la Commission nationale sur
l’excellence dans l’éducation. Pendant les deux années précédentes, la commission a
enquêté dans les écoles et les universités publiques et privées, comparé les programmes
des différents établissements, évalué sur vingt-cinq ans les programmes antérieurs,
à la lumière des changements sociaux survenus dans le même temps, interviewé des
spécialistes et enregistré leurs recommandations. Intitulé « Une nation en danger », A
Nation at Risk, le rapport final décrit une situation de crise :
Notre Nation est en danger. Notre prééminence, jadis incontestée, dans le com-
merce, l’industrie, la science, et le progrès technologique est aujourd’hui mondiale-
ment dépassée par la concurrence. […] Le fondement que représente l’éducation
pour notre société est en ce moment même érodé par une médiocrité qui va en em-
pirant et qui menace notre avenir, en tant que Nation et en tant que peuple. Ce qui
était inimaginable il y a une génération est en train de se produire – d’autres sont
en train d’égaler, et de surpasser, nos résultats en matière d’éducation […]. Si une
puissance étrangère inamicale avait essayé d’imposer à l’Amérique les conditions
médiocres qui existent aujourd’hui, nous aurions tout à fait été en droit d’interpré-
ter cela comme un acte de guerre […]. Notre société et ses institutions scolaires
semblent avoir perdu de vue les objectifs essentiels de l’école ; de même que les cri-
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citoyens responsables. L’Amérique est en danger. Nous savons que l’Amérique saura
relever le défi 9.
Ce rapport de 65 pages est étayé de chiffres : les résultats obtenus par les écoliers
du secondaire dans les tests d’évaluation sont inférieurs à ceux qu’on enregistrait
25 ans plus tôt ; plus de 50 % des élèves identifiés par les tests d’intelligence comme
des sujets doués n’obtiennent pas de résultats en rapport avec leur niveau réel ; les
jeunes Américains se classent toujours aux dernières positions dans les études com-
paratives internationales ; environ 23 millions d’Américains, soit un peu plus de
10 % de la population totale, sont des « illettrés fonctionnels » (c’est-à-dire qu’ils
ne savent ni lire ni écrire suffisamment bien pour accomplir des tâches de la vie
courante), il en est de même pour environ 13 % de la population âgée de 17 ans et
ce taux atteindrait même 40 % parmi les jeunes des minorités ethniques. Entre
1975 et 1980, les programmes de rattrapage en mathématiques pour une nécessaire
mise à niveau ont augmenté de 72 % dans les universités et représentent le quart de
l’enseignement universitaire global dans cette matière. L’armée et les entreprises se
plaignent de devoir débourser des millions de dollars dans des programmes d’en-
seignement élémentaire, lecture, écriture, orthographe, arithmétique, afin d’amé-
liorer les performances des recrues et des employés. Dans son diagnostic, le rapport
présente les causes de la baisse du niveau général. L’une d’entre elles est le fait que,
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La crise de la scolarisation
A Nation at Risk n’est pas la seule sonnette d’alarme qui ait été tirée au cours de
ces récentes années. En 1990, le Service pour l’évaluation des progrès scolaires, National
Assessment of Educational Progress (NAEP), qui dépend du Département de l’Éducation,
9. The National Commission on Excellence in Education, A Nation at Risk : the Imperative for Edu-
cational Reform. A Report to the Nation and the Secretary of Education, Washington, United States
Government Printing Office, avril 1983, p. 5-15.
10. Le diplôme de fin d’études secondaires est accordé lorsque l’élève a obtenu le nombre requis d’unités
de valeur.
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annonce qu’environ 60 % des adolescents âgés de 17 ans ne lisent pas assez bien pour,
par exemple, comprendre les notices d’installation des équipements industriels. En
septembre 1993, le Département de l’Éducation publie les résultats d’une nouvelle en-
quête, celle-ci sur l’illettrisme chez les adultes, qui montre un niveau d’« illettrisme
fonctionnel et culturel » pouvant compromettre la réussite des individus et la prospé-
rité nationale 11. L’échantillon testé se composait d’un peu plus de 26 000 personnes.
Sur l’ensemble, les résultats, regroupés en cinq catégories, montrent que 21 à 23 % des
participants se situent dans la tranche la plus basse, ce qui correspond, à l’époque, à
une population de 40 à 44 millions d’individus. La deuxième tranche constitue entre
25 et 28 % du total de l’échantillon testé, soit 50 millions d’adultes. Autrement dit,
d’après ces tests, il semblerait que près de la moitié de la population adulte aux États-
Unis ne possède pas les savoirs de base ni les références culturelles nécessaires pour
fonctionner efficacement compte tenu des exigences de la vie contemporaine.
C’est donc dans un contexte de crise permanente que l’éducation se trouve pro-
jetée au cœur des préoccupations du gouvernement fédéral. D’une façon générale,
ce gouvernement, dont, on l’a vu, les pouvoirs effectifs dans ce domaine restent
extrêmement limités, essaie de mobiliser les énergies et de créer de nouvelles allian-
ces entre intervenants.
En 1988, pendant sa campagne électorale, le candidat républicain, George Bush,
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Mais son projet de loi n’obtient pas la majorité au Congrès, principalement parce qu’il
comporte un plan de bons (vouchers), très controversé, qui doit permettre aux pa-
rents qui le désirent mais n’en ont pas les moyens d’envoyer leurs enfants dans le
privé. En 1994, le nouveau président démocrate, Bill Clinton, signe la loi sur les objec-
tifs scolaires pour l’an 2000, Goals 2000 : Educate America Act. Elle a été approuvée
sans difficulté par les deux chambres ; c’est la première loi dans l’histoire de l’éducation
américaine qui définit explicitement une politique scolaire nationale et évoque des
11. National Center for Education Statistics, Adult Literacy in America, Washington, United States
Government Printing Office, 1993.
12. Cité par M. Montagutelli, Histoire de l’enseignement…, p. 277.
critères de qualité. Elle fait de l’État fédéral l’interlocuteur principal des États, des
districts scolaires et des établissements par l’intermédiaire de deux nouvelles commis-
sions indépendantes financées par l’argent fédéral : le Conseil national sur les nor-
mes et l’amélioration de l’éducation, National Education Standards and Improvement
Council, NESIC, et la Commission nationale sur les objectifs de l’éducation, National
Education Goals Panel, NEGP.
Depuis lors, un effort énorme a été fourni par chaque État, en coopération avec
l’État fédéral, pour uniformiser ses programmes. Des objectifs et des normes ont
été définis pour chaque matière et pour chaque classe ; à ce jour, 49 États (l’Iowa
excepté) ont établi un système de tests de connaissances administrés tout au long de
la scolarité dans les matières principales, anglais, mathématiques, histoire et scien-
ces. En 1993, un examen national facultatif est mis en place. Le diplôme ainsi ob-
tenu ne remplace pas la certification par les États, mais lorsqu’ils le réussissent, les
enseignants ont droit à recevoir un salaire plus élevé. À long terme, on espère que
tous les enseignants désireront passer cet examen.
Au cours des dernières années, l’effort pour apporter des solutions aux problè-
mes de l’école se situe sur deux axes. Le premier, évoqué plus haut, consiste à don-
ner à tous les parents, même aux plus pauvres, un choix d’établissements qui sera
le plus large possible (choice) ; les frais d’inscription ne doivent empêcher aucun
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La recherche de l’efficacité
Toujours dans la même perspective, de nouvelles institutions ont été créées depuis
quelques années, les charter schools. Le concept est né de ce désir de responsabi-
liser l’école, de lui faire assumer ses échecs, comme ses succès. Ces écoles sont des
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13. L.V. Gerstner Jr., Reinventing Education : Entrepreneurship in America’s Public Schools, New York,
Dutton, 1994, p. 21.
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Au-delà de tous les débats, il semble que l’école américaine souffre d’une iné-
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C’est sans doute de ce côté-là que l’Amérique doit chercher des solutions à la crise
de son école.
Malie MONTAGUTELLI
Université Vincennes–Saint-Denis, Paris VIII