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L'École américaine entre excellence et égalité des chances

Malie Montagutelli
Dans Le Télémaque 2001/2 (n° 20), pages 23 à 37
Éditions Presses universitaires de Caen
ISSN 1263-588X
ISBN 284133144X
DOI 10.3917/tele.020.0023
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 185.76.178.219)

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DOSSIER : ÉDUCATIONS AMÉRICAINES ?

L’École américaine
entre excellence et égalité des chances

Résumé : L’école américaine est, si l’on suit les analyses de l’auteur, structurée par l’alternative
suivante : une orientation démocratique qui vise l’égalité des chances pour tous les écoliers ; la
nécessité de la constitution des élites dans un monde où règnent la concurrence et la sélection.
Ces deux options, sans être nécessairement en opposition, ouvrent néanmoins à des choix poli-
tiques fondamentaux qui ne s’harmonisent pas. D’où ce mouvement de balancier qui, selon les
situations politiques, privilégient l’une ou l’autre tendance. On observe néanmoins, au-delà de
ces deux pôles idéologiques, un glissement progressif de l’école américaine vers un libéralisme
scolaire qui sanctifie le marché.
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L ES POLITIQUES SCOLAIRES s’élaborent en fonction de deux options fondamen-
tales. L’une entend offrir l’égalité des chances à tous les écoliers, dans l’objectif
d’assurer une croissance à venir par le relèvement du niveau de vie de futurs ci-
toyens qui auront été mieux formés. L’autre investit plutôt dans la création d’une
élite, elle aussi au service du progrès, dans l’optique d’une concurrence de plus en
plus mondialisée ; elle sélectionne les meilleurs élèves et diversifie les programmes
d’étude selon des groupes de niveaux. Ces deux options participent, toutes deux,
mais de façon différente, à l’effort national qui doit assurer la prospérité du pays.
Elles correspondent aussi toutes deux à des choix politiques fondamentaux.
En 1792, dans le Rapport sur l’organisation générale de l’instruction publique qu’il
rédige pour le Comité des Cinq, Condorcet écrit à propos de la réorganisation de
l’école de la République :
Nous avons pensé que, dans ce plan d’organisation générale, notre premier soin
devait être de rendre, d’un côté, l’éducation aussi égale, aussi universelle ; de l’autre,
aussi complète que les circonstances pouvaient le permettre ; qu’il fallait donner à
tous également l’instruction qu’il est possible d’étendre sur tous ; mais ne refuser à
aucune portion des citoyens l’instruction plus élevée qu’il est impossible de faire
partager à la masse entière des individus ; établir l’une, parce qu’elle est utile à ceux
qui la reçoivent ; et l’autre, parce qu’elle l’est à ceux mêmes qui ne la reçoivent pas 1.

1. Cité par B. Lehembre, Naissance de l’école moderne. Les textes fondamentaux, 1791-1804, Paris, Nathan,
1989, p. 42.

Le Télémaque, n° 20 – Éducations américaines ? – novembre 2001 – p. 23-38


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24 DOSSIER : ÉDUCATIONS AMÉRICAINES ?

Un système fortement décentralisé

Aux États-Unis, tout au long de la période de l’après Seconde Guerre mondiale,


la politique scolaire a tenté de prendre en compte ces deux options en donnant tou-
tefois la préférence à l’une ou à l’autre, pour ainsi dire par un effet de balancier,
selon le contexte et le climat politiques et sous l’effet des actions menées par des
réformateurs, des parents et des groupes de pression. Dans cet article, nous nous
proposons de retracer l’évolution de l’école depuis les années 1950 et de mettre en
lumière les débats autour de l’école et de l’enseignement primaire et secondaire.
Mais sans doute serait-il bon de rappeler, d’abord, quelques-uns des traits qui
donnent ses caractéristiques fondamentales au système éducatif public américain 2.
L’école gratuite et universelle est mise en place entre 1830 et 1890. C’est une école de
proximité, soumise à un contrôle très local dans le cadre duquel les parents jouent
souvent un rôle actif. Une majorité d’Américains reste très attachée à l’idée d’une
école de quartier et considère que l’éducation des enfants relève de la responsabi-
lité des parents, ces derniers devant avoir toute liberté de choix dans ce domaine
et possédant un droit de regard sur ce que leurs enfants apprennent à l’école. Le
fédéralisme, trait essentiel de l’ensemble du système américain, est à l’origine de la
décentralisation en matière d’organisation scolaire : chaque État a l’entière respon-
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sabilité de son système scolaire ; il le gère et le réforme de façon strictement indé-
pendante de toute forme de contrôle extérieur. Bien qu’avec le temps, une certaine
uniformité se soit étendue à tous les États, l’ensemble scolaire public forme donc
néanmoins une mosaïque de 50 systèmes autonomes, qui sont financés pour un peu
moins de 7 % seulement par l’État fédéral, et, pour la partie restante, en moyenne,
pour moitié par des taxes locales d’une part, et, de l’autre, par une allocation bud-
gétaire venant de chaque État. L’unité administrative de base est le district scolaire,
on en compte un peu plus de 15 000 dans le pays, des districts qui diffèrent gran-
dement par la taille, par le nombre des élèves qu’ils regroupent, ainsi que par le
budget dont ils disposent. C’est à ce niveau que se prennent la plus grande partie
des décisions et que s’opère concrètement la gestion de structures scolaires, pour
ainsi dire, locales. On comprendra facilement qu’avec ce type d’organisation et de
financement, des inégalités importantes soient susceptibles d’apparaître entre les
districts et entre les États, et que, dans les zones particulièrement défavorisées, on
pense notamment aux grands centres urbains, nulle instance ne pourra venir à la
rescousse d’établissements en détresse financière. Il apparaît donc que la structure
décentralisée entraîne ipso facto de l’inégalité pour les établissements scolaires, iné-
galité de moyens, inégalité dans la qualité de l’enseignement et, par voie de consé-
quence, inégalité de résultats, ce qui va bien sûr à l’encontre de l’école rêvée par
Horace Mann au cours des années 1830, cette école universelle qui devait réduire
les différences et élever l’ensemble de la société. Pour ce qui est du Département

2. D’une année sur l’autre, le pourcentage des enfants scolarisés dans le privé reste stable, autour de 10 %.
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L’ÉCOLE AMÉRICAINE ENTRE EXCELLENCE ET ÉGALITÉ DES CHANCES 25

fédéral à l’Éducation, il n’a qu’un pouvoir très limité : il gère la répartition des cré-
dits fédéraux, assure la publication des informations, enquêtes ou statistiques re-
latives à l’éducation et aujourd’hui il essaie de créer une dynamique qui permettra
l’amélioration du système dans son ensemble.
Malgré cette structure au sein de laquelle le pouvoir décisionnel est éclaté, de-
puis la dépression des années 1930, le gouvernement fédéral a été amené à interve-
nir dans les affaires scolaires sous la forme d’aides budgétaires. D’une façon générale,
son rôle en a donc été amplifié. On peut remarquer au cours des années que l’am-
plification est plus grande lorsqu’un démocrate se trouve à la tête du pouvoir. C’est
notamment le cas d’une part sous Franklin Roosevelt pendant la dépression dans le
cadre des grands programmes sociaux alors mis en place et de l’autre sous Lyndon
Johnson pendant les années 1960. Au contraire l’interventionnisme fédéral est moins
important pendant les régimes républicains de Richard Nixon, Ronald Reagan et
George Bush.
Toutefois, les difficultés que rencontrent certains établissements depuis un peu
plus d’une trentaine d’années sont tellement graves que l’opinion a peu à peu ac-
cepté le fait que seule une instance nationale soit en mesure d’apporter des aides et
des solutions. Comme on peut s’y attendre, l’intervention de l’État fédéral dans la
politique scolaire prend des formes différentes selon l’orientation politique du pou-
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voir : elle est plus directe dans le cadre des gouvernements démocrates qui consi-
dèrent qu’il est du devoir de l’État d’intervenir pour rectifier les inégalités créées
par la dynamique du système et l’économie de marché ; elle est indirecte, mais néan-
moins effective, dans le cadre des gouvernements républicains plus attachés à une
conception de laissez-faire qui laisse aux États et aux instances locales le pouvoir
de décider comment gérer et allouer les subventions reçues. La participation fédé-
rale aux dépenses scolaires n’est donc plus remise en cause. Il ne faut toutefois pas
perdre de vue le fait qu’elle continue de plafonner aux alentours de 7 % du total
des dépenses scolaires, quelle que soit l’orientation politique du gouvernement fé-
déral. Avec le temps, le Département fédéral à l’Éducation est devenu un parte-
naire des États et un interlocuteur beaucoup plus actif que par le passé, en
particulier dans la réflexion menée depuis quelques années pour introduire des ré-
formes.
Un bref survol des quarante dernières années montre bien l’engagement constant
du gouvernement fédéral. C’est pour remédier aux inégalités sociales qu’à partir de
1964 le président Johnson, qui continue l’effort commencé par John Kennedy, met
en place un programme social ambitieux, la Grande Société. Des lois sont promul-
guées pour faire la guerre à la pauvreté, War on Poverty, et lutter contre toutes les
formes de discrimination. Dans le cadre de l’école et de l’enseignement, la loi sur
l’égalité des chances, Economic Opportunity Act, de 1964, crée des programmes d’édu-
cation compensatoire et de formation pour les jeunes issus de familles pauvres. Dans
le but d’améliorer les conditions scolaires des établissements implantés dans les
ghettos urbains, la loi sur l’éducation élémentaire et secondaire, Elementary and
Secondary Education Act, promulguée en avril 1965, prévoit un budget d’aide fédérale

Le Télémaque, n° 20 – novembre 2001


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aux établissements publics, une aide qui doit être proportionnelle au nombre des
élèves vivant au-dessous du seuil de la pauvreté. En 1968, le Congrès adopte la loi
sur l’éducation bilingue, Bilingual Education Act, qui reconnaît
les besoins spéciaux en matière d’éducation de très nombreux enfants dont la langue
maternelle est autre que l’anglais 3

et prévoit un financement pour la mise en place de programmes visant les popula-


tions scolaires non anglophones.
Avec le président Nixon, l’administration fédérale modifie la structure de sa po-
litique d’aide budgétaire, notamment dans le domaine scolaire : à présent les États
et les autorités locales ont le pouvoir de décider comment dépenser les allocations
fédérales. Ainsi, en 1972, la loi sur l’assistance aux États et aux localités, State and
Local Assistance Act, permet de distribuer des fonds destinés aux affaires scolaires,
qui seront redistribués à certains établissements choisis par les autorités des districts
scolaires ; de même, la loi sur l’aide d’urgence aux écoles, Emergency School Aid Act,
accorde des aides financières aux États et aux localités sous forme d’allocations di-
rectes, les block grants, sommes allouées de façon discrétionnaire aux États, qui dé-
cident de la répartition de l’argent. Cette politique est reprise par les présidents
Reagan et Bush. Aujourd’hui, le président George W. Bush place sa politique sur
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l’école dans cette même approche, typiquement républicaine, qui laisse une large
marge de décision et d’action aux États.

Le débat pédagogique

Quelles sont les grandes réformes et les grandes directions en matière de poli-
tique scolaire aux États-Unis depuis l’après-guerre ? Pendant les années 1930 et 1940,
l’éducation dite progressiste se trouve dans sa phase finale. Cette approche péda-
gogique qui place l’enfant au centre de ses préoccupations (l’enseignant et la pé-
dagogie doivent s’adapter à l’enfant et non le contraire) commence à être remise
en question par les partisans d’un retour à une pédagogie plus stricte et à un ensei-
gnement plus systématique et rigoureux. En 1934, l’un des responsables des affai-
res scolaires de la ville de Denver au Colorado, exprime déjà avec ironie un certain
désenchantement pour la pédagogie progressiste, qu’il réduit à un apprentissage
par « activités » basé sur une conception idéaliste de l’homme et de la société :
C’est le mélange confus de la philosophie dominante du laissez-faire, appliquée à la
société et à l’économie, et de la notion d’efficacité venue du monde des affaires,
avec, en plus, un vague idéalisme démocratique et chrétien 4.

3. Cf. Bilingual Education Act, 1968, Title VIII of the Elementary and Secondary Education Act (PL. 90-247).
4. Cité dans M. Montagutelli, Histoire de l’enseignement aux États-Unis, Paris, Belin, 2000, p. 186. Ce-
pendant, l’école progressiste connaîtra un renouveau aux États-Unis au cours des années 1970.
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L’ÉCOLE AMÉRICAINE ENTRE EXCELLENCE ET ÉGALITÉ DES CHANCES 27

Au nom de l’excellence, une partie de la classe intellectuelle attaque alors l’école


progressiste et appelle à des réformes et à une réorientation de l’enseignement.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’école progressiste est prise dans la tour-
mente de la Guerre froide et l’hystérie du maccarthysme. Les enseignants progres-
sistes deviennent l’une des premières cibles des enquêtes sur les activités subversives
et, dans le contexte de compétition avec l’Union soviétique, les questions relatives
au contenu pédagogique de l’enseignement et au niveau scolaire se posent de façon
accrue. Les Américains, dans leur majorité, attendent de l’éducation qu’elle permette
au pays de vaincre le communisme et de gagner la compétition technologique in-
ternationale. L’actualité contribue à renforcer ce sentiment : en 1953, la nouvelle
d’une explosion thermonucléaire en Union soviétique, puis en 1957, à deux jours
d’intervalle, le lancement réussi de Spoutnik I et Spoutnik II par l’Union soviéti-
que bouleversent et inquiètent les dirigeants aussi bien que l’opinion publique.
Ces événements suffisent pour mettre un terme brutal à la pratique de la pédago-
gie progressiste et pour permettre aux réformateurs de se faire entendre. En 1956,
le président Eisenhower convoque d’ailleurs une Conférence sur l’éducation à la
Maison Blanche. Le rapport du comité est très clair quant à sa vision du rôle et de
la responsabilité que doit avoir l’école dans une Amérique triomphante :
Il est évident que l’école est devenue l’instrument essentiel qui permet à notre Na-
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tion de demeurer la terre légendaire de la réussite qu’elle a été à ses débuts. […]
Tant qu’il y aura de bonnes écoles, pas un individu, ou le fils de celui-ci, ne se trou-
vera bloqué à un niveau quelconque dans le monde du travail. L’école libère les
hommes en leur permettant de s’élever au niveau de leurs talents naturels. […] En
canalisant les ambitions, elle a remplacé la Frontière et à une période hautement
technique, elle a préservé l’esprit d’indépendance d’une nation pionnière. Les éco-
les sont la représentation principale de la tradition américaine de justice et d’équité
et d’un perpétuel recommencement à chaque génération 5.

Un groupe de critiques se montre particulièrement concerné par la nécessité d’amé-


liorer les programmes scientifiques. À sa tête, l’amiral Hyman Rickover, directeur
du projet Nautilus, le premier sous-marin nucléaire, publie un ouvrage en 1959 dans
lequel il appelle à former davantage de scientifiques et d’ingénieurs dans les do-
maines de la défense et des sciences de l’espace, ainsi qu’une main-d’œuvre quali-
fiée pour travailler dans les industries correspondantes 6.
Les années 1950 et le début des années 1960 sont donc des années au cours des-
quelles les enseignants reviennent à des méthodes pédagogiques plus traditionnelles
et plus exigeantes, où l’enseignement des matières de base est généralement ren-
forcé. L’ensemble des établissements secondaires dispense un enseignement par
filières, trois le plus souvent, qui effectue un tri parmi les élèves selon les résultats

5. Conférence sur l’Éducation à la Maison Blanche, A Report to the President, Washington, United States
Government Printing Office, avril 1956, p. 4.
6. H. Rickover, Education and Freedom, New York, Dutton, 1959.

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28 DOSSIER : ÉDUCATIONS AMÉRICAINES ?

obtenus : academic pour les meilleurs, ceux qui se destinent à faire des études su-
périeures, general, pour les élèves moyens, et vocational, c’est-à-dire un enseigne-
ment technique et préprofessionnel, pour ceux qui vont entrer dans le monde du
travail en fin d’études secondaires. Mais ces années sont également des années tour-
mentées où l’Amérique commence à prendre conscience des graves inégalités qui
divisent sa société, inégalités à la fois raciales et sociales. Une réorientation des poli-
tiques scolaires se prépare. Elle va se faire sur fond d’agitations sociales, de mouve-
ments organisés par les minorités qui réclament que leurs droits soient reconnus et
respectés au même titre que tout autre Américain. En premier lieu, les États-Unis
vont devoir déségréguer leurs écoles. Tâche énorme et difficile. Si en 1954, par l’ar-
rêt Brown, la Cour suprême a déclaré anticonstitutionnelle la ségrégation dans les
écoles, il faut, à partir de là, une bonne dizaine d’années pour que la déségrégation
devienne effective dans la plupart des établissements. Mais pendant la seconde moitié
des années 1960 et pendant les années 1970, les Noirs ne sont pas les seuls à réclamer
davantage d’égalité. Ces années représentent une période de forte contestation éga-
lement de la part des Indiens, des Hispaniques, des handicapés et des femmes,
autant de groupes qui se sentent lésés au sein de la société américaine et qui tous
calquent leur action contestataire sur les stratégies adoptées par les Noirs. C’est
aiguillonné par cette contestation que le gouvernement fédéral met en place, comme
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on l’a vu plus haut, un cadre légal et juridique qui, au nom de l’égalité des chances,
doit donner l’accès à une éducation de qualité égale à tous les jeunes Américains.

Les réformes en faveur de l’égalité

Toutefois, cette démarche gouvernementale ne saurait à elle seule assurer effec-


tivement l’égalité des chances à l’école et l’égalité tout court, en particulier au sein
d’infrastructures décentralisées comme le sont les infrastructures américaines. Dans
le même temps, il faut que des réformes suivent aux niveaux régional et local. Dans
le domaine de l’éducation, districts scolaires, responsables d’établissements et en-
seignants doivent coopérer à la mise en place de programmes qui vont satisfaire
les attentes de leur population et favoriser l’égalité, des programmes qui tiendront
compte des différences raciales et culturelles et permettront à tous les élèves de se
sentir véritablement égaux dans la classe. Sous la pression des réclamations expri-
mées par les minorités, la loi pour la création de programmes scolaires portant sur
les différents patrimoines culturels, Ethnic Heritage Studies Program Act, est votée
en 1974. Sous l’égide de celle-ci, les États modifient progressivement leurs program-
mes dans certaines matières, notamment en histoire-géographie et en littérature,
pour que ceux-ci prennent en compte la réalité multiculturelle de la société. Aujour-
d’hui, les instituteurs doivent tenir compte dans leur enseignement tout au long de
l’année de la diversité des origines de leurs élèves et les programmes du secondaire
comportent de façon plus systématique l’histoire des cultures. Ainsi, le mois de fé-
vrier est traditionnellement réservé à l’histoire afro-américaine et l’anniversaire de
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L’ÉCOLE AMÉRICAINE ENTRE EXCELLENCE ET ÉGALITÉ DES CHANCES 29

Martin Luther King est célébré le 21 janvier, au même titre que sont célébrés, en
février, les anniversaires de Washington et de Lincoln.
Les programmes d’éducation bilingue font également partie d’une stratégie d’in-
tégration destinée à niveler les différences. Il existe aujourd’hui une variété d’appro-
ches de l’enseignement bilingue selon que cet enseignement est considéré comme
transitionnel (la langue d’origine n’est alors qu’un moyen temporaire pour débou-
cher, le plus rapidement possible, sur la pratique courante de l’anglais qui va permet-
tre à l’élève de rejoindre le cycle d’enseignement normal) ou comme étant susceptible
d’être maintenu plus longtemps pour que l’élève développe un vrai bilinguisme et
un vrai biculturalisme. La méthode transitionnelle est celle qui est suivie dans la très
grande majorité des cas ; c’est celle préconisée par le président George W. Bush dans
la présentation de son projet pour l’éducation faite peu de temps après son entrée en
fonction. Cependant, la recherche récente sur les processus d’acquisition du savoir, en
linguistique et en psychologie, confirme que le fait de maintenir la langue maternelle
pendant les douze années de scolarité produit de meilleurs étudiants, car il faut en-
tre cinq et sept ans pour développer chez l’individu la capacité d’acquérir un nouveau
savoir par le biais d’une seconde langue. Il reste que, dans tous les cas, l’éducation bi-
lingue coûte cher, que souvent les enseignants qui participent à ces programmes
spéciaux n’ont pas reçu de formation spécifique et qu’il est difficile de trouver des
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enseignants bilingues dans certaines langues rares. Il n’est donc pas étonnant que
cette forme d’enseignement palliatif soit fortement critiquée par certains. Deux États,
la Californie et l’État de New York, tous deux comportant une importante popula-
tion de non-anglophones, ont d’ailleurs mis un terme, ou très sérieusement limité,
les programmes d’éducation bilingue dans leurs écoles. Si l’on critique généralement
le coût trop élevé de cet enseignement en proportion des résultats obtenus, les plus
conservateurs souhaitent que l’éducation bilingue disparaisse complètement car ils
voient dans le multilinguisme et le multiculturalisme qui aujourd’hui caractérisent
la société américaine une menace pour les valeurs et la culture anglo-saxonnes de
l’Amérique traditionnelle, ainsi que pour la langue anglaise. C’est le cas du mouve-
ment English-Only et, depuis le début des années 1980, du groupe US English qui s’est
constitué en lobby et tente d’obtenir un amendement à la Constitution qui ferait
de l’anglais la langue officielle des États-Unis. Certains États ont d’ailleurs adopté
des ordonnances à cet effet. Ces mouvements conservateurs, qui s’attaquent aussi
bien à l’enseignement bilingue qu’à l’entrée du multiculturalisme dans les salles de
classe, sont extrêmement visibles et actifs aujourd’hui.
La politique de l’égalité des chances à l’école, si elle reste prioritaire aujourd’hui
dans le discours officiel 7, semble bien difficile à mettre en œuvre. Dans son ensem-
ble, la société américaine reste une société inégale et son système scolaire reflète ses
inégalités. En 1997, une enquête effectuée par le Département à l’Éducation estime

7. Le président George W. Bush a fait le 23 janvier 2001 un discours pour présenter son programme
concernant l’éducation. Il avait intitulé ce discours « Aucun enfant laissé pour compte » (No Child
Left Behind).

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qu’un tiers des écoles publiques, primaires et secondaires confondues, compren-


nent au moins un bâtiment présentant un vice majeur, toit qui fuit, plomberie dé-
ficiente, murs délabrés, etc. ; ces établissements reçoivent au total environ 15 millions
d’élèves. Le système peut, bien sûr, enregistrer d’excellentes réussites ; c’est le cas en
particulier pour des établissements situés en zones suburbaines prospères, dont la
population scolaire est relativement homogène et qui n’ont pas de difficultés bud-
gétaires pour s’équiper et engager les meilleurs enseignants. En revanche, pour les
établissements de certains quartiers des grands centres urbains, surpeuplés, fréquen-
tés par des enfants en situation d’échec scolaire persistant et contraints de fonc-
tionner avec des budgets très limités, la situation est tout l’opposé. Il n’est pas rare
qu’éclatent, dans ces établissements, des incidents raciaux violents. On sait aussi
que, même si le taux de pauvreté est légèrement en baisse, un nombre grandissant
d’enfants, en particulier ceux qui sont issus des minorités (qui vivent justement
concentrées dans les ghettos urbains), sont victimes de la pauvreté 8, une pauvreté
dont ils ne pourront, pour certains, jamais sortir. Les sociologues américains par-
lent dans ce dernier cas d’underclass, pour indiquer un groupe social au-dessous
de toute classe et, pour ainsi dire, exclu du système social. Ce terme est en particu-
lier utilisé pour désigner les populations des ghettos noirs. Dans de telles condi-
tions, offrir des chances égales à une population scolaire aussi extraordinairement
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diverse semble une réelle gageure pour l’école américaine.

La qualité de l’éducation : un enjeu national

La recherche de l’excellence est la seconde option qui doit assurer la qualité de


l’éducation et le progrès national. Aux États-Unis, où l’extrême décentralisation per-
met des prises de décision très locales, des établissements ont toute liberté de mettre
en place des programmes d’excellence, mais il ne peut y avoir de politique fédérale sur
ce point. On a vu que les classes de niveaux existent dans les établissements, qu’elles
sélectionnent et isolent les meilleurs éléments, qui vont recevoir une formation pré-
universitaire plus poussée, mais il n’existe pas, comme en France, de Concours géné-
ral, ni même d’examen national, comme notre baccalauréat, qui permettrait de classer
tous les élèves et d’identifier les meilleurs d’entre eux. Une telle sélection n’existe pas
non plus au niveau des États. Si l’on regarde l’ensemble de l’infrastructure, c’est à ses
universités que l’Amérique assigne la charge de développer des élites. Au cours de la
période moderne, au-delà de la recherche de l’excellence, l’école se soucie bien plutôt
d’améliorer la qualité de l’enseignement qu’elle prodigue à tous les élèves. Après de
vastes efforts entrepris pour offrir l’égalité des chances à tous les écoliers, relever le

8. En 1999, le taux de pauvreté est de 11,8 % (il était de 12,7 % en 1998), mais la pauvreté touche 16,9 %
de la population enfantine totale et 32,7 % des jeunes Noirs. Cf. The 2001 World Almanach and Book
of Facts, Mahwah, World Almanach Books, 2001, p. 380.
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L’ÉCOLE AMÉRICAINE ENTRE EXCELLENCE ET ÉGALITÉ DES CHANCES 31

niveau général des jeunes Américains apparaît brutalement comme une urgence
en 1983 avec la publication d’un rapport préparé par la Commission nationale sur
l’excellence dans l’éducation. Pendant les deux années précédentes, la commission a
enquêté dans les écoles et les universités publiques et privées, comparé les programmes
des différents établissements, évalué sur vingt-cinq ans les programmes antérieurs,
à la lumière des changements sociaux survenus dans le même temps, interviewé des
spécialistes et enregistré leurs recommandations. Intitulé « Une nation en danger », A
Nation at Risk, le rapport final décrit une situation de crise :

Notre Nation est en danger. Notre prééminence, jadis incontestée, dans le com-
merce, l’industrie, la science, et le progrès technologique est aujourd’hui mondiale-
ment dépassée par la concurrence. […] Le fondement que représente l’éducation
pour notre société est en ce moment même érodé par une médiocrité qui va en em-
pirant et qui menace notre avenir, en tant que Nation et en tant que peuple. Ce qui
était inimaginable il y a une génération est en train de se produire – d’autres sont
en train d’égaler, et de surpasser, nos résultats en matière d’éducation […]. Si une
puissance étrangère inamicale avait essayé d’imposer à l’Amérique les conditions
médiocres qui existent aujourd’hui, nous aurions tout à fait été en droit d’interpré-
ter cela comme un acte de guerre […]. Notre société et ses institutions scolaires
semblent avoir perdu de vue les objectifs essentiels de l’école ; de même que les cri-
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tères de qualité, l’effort et la discipline nécessaires pour les atteindre […]. Le risque
ne réside pas seulement dans le fait que les Japonais fabriquent des voitures à moin-
dre coût que les Américains et qu’ils bénéficient de subventions de l’État pour en-
courager le développement et l’exportation. Ce n’est pas simplement parce que les
Sud-Coréens ont récemment construit les aciéries les plus performantes au monde,
ou que les machines-outils américaines, qui faisaient jadis l’admiration du monde
entier, ont été remplacées par des produits allemands. Le risque réside également
dans le fait que ces développements indiquent une redistribution des talents et des
formations de par le monde. Les connaissances, le savoir, l’information et les com-
pétences spécialisées sont les nouvelles matières premières du commerce interna-
tional et elles circulent à présent à travers le monde avec autant de vigueur que le
firent par le passé les remèdes miracles, les engrais chimiques et les blue jeans. […]
Une partie de ce qui est menacé ici c’est la promesse qui fut faite jadis sur ce
continent : tous les individus, quelle que soit leur race, leur appartenance sociale ou
leur situation économique, ont droit à la même chance et aux mêmes outils qui
leur permettront de développer au maximum leur potentiel intellectuel et spirituel.
[…] Nous sommes en train d’élever une nouvelle génération d’Américains qui est
illettrée en termes de sciences et de technologies. […] Chaque génération d’Améri-
cains a surpassé ses parents en éducation, en savoir et en réussite économique. Pour
la première fois dans l’histoire de notre pays, l’éducation d’une génération ne sur-
passera pas, ne sera pas égale même de loin, à celle de ses parents. […] C’est pour-
quoi, nous lançons cet appel à tous ceux qui se sentent concernés par l’Amérique et
par son avenir : aux parents et aux élèves, aux enseignants, aux administrateurs et
aux autorités scolaires locales, aux universités et aux industries, aux syndicalistes et
aux chefs militaires, aux gouverneurs et aux législateurs des États, au Président, aux
membres du Congrès et aux hauts fonctionnaires, aux chercheurs, aux médias, aux

Le Télémaque, n° 20 – novembre 2001


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32 DOSSIER : ÉDUCATIONS AMÉRICAINES ?

citoyens responsables. L’Amérique est en danger. Nous savons que l’Amérique saura
relever le défi 9.
Ce rapport de 65 pages est étayé de chiffres : les résultats obtenus par les écoliers
du secondaire dans les tests d’évaluation sont inférieurs à ceux qu’on enregistrait
25 ans plus tôt ; plus de 50 % des élèves identifiés par les tests d’intelligence comme
des sujets doués n’obtiennent pas de résultats en rapport avec leur niveau réel ; les
jeunes Américains se classent toujours aux dernières positions dans les études com-
paratives internationales ; environ 23 millions d’Américains, soit un peu plus de
10 % de la population totale, sont des « illettrés fonctionnels » (c’est-à-dire qu’ils
ne savent ni lire ni écrire suffisamment bien pour accomplir des tâches de la vie
courante), il en est de même pour environ 13 % de la population âgée de 17 ans et
ce taux atteindrait même 40 % parmi les jeunes des minorités ethniques. Entre
1975 et 1980, les programmes de rattrapage en mathématiques pour une nécessaire
mise à niveau ont augmenté de 72 % dans les universités et représentent le quart de
l’enseignement universitaire global dans cette matière. L’armée et les entreprises se
plaignent de devoir débourser des millions de dollars dans des programmes d’en-
seignement élémentaire, lecture, écriture, orthographe, arithmétique, afin d’amé-
liorer les performances des recrues et des employés. Dans son diagnostic, le rapport
présente les causes de la baisse du niveau général. L’une d’entre elles est le fait que,
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avec des programmes d’enseignement secondaire comptabilisés en unités de valeur
et la mise en place d’un système d’options, trop souvent les élèves ont la possibilité
d’obtenir leur diplôme de fin d’études secondaires en ayant quasiment éliminé des
matières fondamentales 10. La commission compare le temps passé à l’école et en de-
voirs à la maison dans plusieurs pays développés : que ce soit en classe ou à la mai-
son, les jeunes Américains se trouvent parmi ceux qui travaillent le moins longtemps.
Le rapport met aussi en cause la baisse des budgets réservés à l’achat de manuels et
de matériels pédagogiques et scolaires, ainsi que les faibles salaires des enseignants
et leur formation souvent insuffisante. Pour mettre fin au laxisme généralisé, la
commission émet un ensemble de recommandations. Parmi celles-ci figurent en
bonne place un retour à un enseignement de base sérieux et le relèvement des cri-
tères nécessaires à l’obtention du diplôme de fin d’études secondaires.

La crise de la scolarisation

A Nation at Risk n’est pas la seule sonnette d’alarme qui ait été tirée au cours de
ces récentes années. En 1990, le Service pour l’évaluation des progrès scolaires, National
Assessment of Educational Progress (NAEP), qui dépend du Département de l’Éducation,

9. The National Commission on Excellence in Education, A Nation at Risk : the Imperative for Edu-
cational Reform. A Report to the Nation and the Secretary of Education, Washington, United States
Government Printing Office, avril 1983, p. 5-15.
10. Le diplôme de fin d’études secondaires est accordé lorsque l’élève a obtenu le nombre requis d’unités
de valeur.
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L’ÉCOLE AMÉRICAINE ENTRE EXCELLENCE ET ÉGALITÉ DES CHANCES 33

annonce qu’environ 60 % des adolescents âgés de 17 ans ne lisent pas assez bien pour,
par exemple, comprendre les notices d’installation des équipements industriels. En
septembre 1993, le Département de l’Éducation publie les résultats d’une nouvelle en-
quête, celle-ci sur l’illettrisme chez les adultes, qui montre un niveau d’« illettrisme
fonctionnel et culturel » pouvant compromettre la réussite des individus et la prospé-
rité nationale 11. L’échantillon testé se composait d’un peu plus de 26 000 personnes.
Sur l’ensemble, les résultats, regroupés en cinq catégories, montrent que 21 à 23 % des
participants se situent dans la tranche la plus basse, ce qui correspond, à l’époque, à
une population de 40 à 44 millions d’individus. La deuxième tranche constitue entre
25 et 28 % du total de l’échantillon testé, soit 50 millions d’adultes. Autrement dit,
d’après ces tests, il semblerait que près de la moitié de la population adulte aux États-
Unis ne possède pas les savoirs de base ni les références culturelles nécessaires pour
fonctionner efficacement compte tenu des exigences de la vie contemporaine.
C’est donc dans un contexte de crise permanente que l’éducation se trouve pro-
jetée au cœur des préoccupations du gouvernement fédéral. D’une façon générale,
ce gouvernement, dont, on l’a vu, les pouvoirs effectifs dans ce domaine restent
extrêmement limités, essaie de mobiliser les énergies et de créer de nouvelles allian-
ces entre intervenants.
En 1988, pendant sa campagne électorale, le candidat républicain, George Bush,
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se présente comme « le Président de l’éducation ». Dès son entrée en fonction en
janvier 1989, il convoque les gouverneurs des cinquante États à un symposium natio-
nal, America 2000, sur l’avenir de l’école. Avec la participation de responsables sco-
laires, un programme, Éducation 2000, est conçu ; il doit permettre à tout citoyen
d’acquérir le savoir nécessaire à sa réussite dans une économie devenue mondiale et
à l’exercice de ses droits et de ses devoirs de citoyen.

En 1989, au cours d’une conférence de presse, le président déclare souhaiter l’établis-


sement de programmes nationaux ; en même temps, il souhaite que
la décentralisation de l’autorité et du pouvoir de décision libère les écoles, de manière
à ce que les éducateurs aient le pouvoir de déterminer les moyens qui permettront
d’atteindre les objectifs et à ce qu’ils soient responsables de leur réalisation 12.

Mais son projet de loi n’obtient pas la majorité au Congrès, principalement parce qu’il
comporte un plan de bons (vouchers), très controversé, qui doit permettre aux pa-
rents qui le désirent mais n’en ont pas les moyens d’envoyer leurs enfants dans le
privé. En 1994, le nouveau président démocrate, Bill Clinton, signe la loi sur les objec-
tifs scolaires pour l’an 2000, Goals 2000 : Educate America Act. Elle a été approuvée
sans difficulté par les deux chambres ; c’est la première loi dans l’histoire de l’éducation
américaine qui définit explicitement une politique scolaire nationale et évoque des

11. National Center for Education Statistics, Adult Literacy in America, Washington, United States
Government Printing Office, 1993.
12. Cité par M. Montagutelli, Histoire de l’enseignement…, p. 277.

Le Télémaque, n° 20 – novembre 2001


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34 DOSSIER : ÉDUCATIONS AMÉRICAINES ?

critères de qualité. Elle fait de l’État fédéral l’interlocuteur principal des États, des
districts scolaires et des établissements par l’intermédiaire de deux nouvelles commis-
sions indépendantes financées par l’argent fédéral : le Conseil national sur les nor-
mes et l’amélioration de l’éducation, National Education Standards and Improvement
Council, NESIC, et la Commission nationale sur les objectifs de l’éducation, National
Education Goals Panel, NEGP.
Depuis lors, un effort énorme a été fourni par chaque État, en coopération avec
l’État fédéral, pour uniformiser ses programmes. Des objectifs et des normes ont
été définis pour chaque matière et pour chaque classe ; à ce jour, 49 États (l’Iowa
excepté) ont établi un système de tests de connaissances administrés tout au long de
la scolarité dans les matières principales, anglais, mathématiques, histoire et scien-
ces. En 1993, un examen national facultatif est mis en place. Le diplôme ainsi ob-
tenu ne remplace pas la certification par les États, mais lorsqu’ils le réussissent, les
enseignants ont droit à recevoir un salaire plus élevé. À long terme, on espère que
tous les enseignants désireront passer cet examen.
Au cours des dernières années, l’effort pour apporter des solutions aux problè-
mes de l’école se situe sur deux axes. Le premier, évoqué plus haut, consiste à don-
ner à tous les parents, même aux plus pauvres, un choix d’établissements qui sera
le plus large possible (choice) ; les frais d’inscription ne doivent empêcher aucun
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parent d’envoyer ses enfants dans un établissement privé, laïc ou religieux, s’il con-
sidère qu’ils auront ainsi de meilleures chances de réussite. L’attribution de bons
(vouchers) qui s’utilisent comme de l’argent, est donc une aide directe pour les droits
d’inscription. Le second axe est celui de la responsabilité (accountability) : établis-
sements et enseignants doivent être tenus comme directement responsables des
résultats obtenus par leurs élèves dans les tests. Ainsi, 40 États ont décidé d’attri-
buer un classement aux établissements scolaires en fonction de ces résultats et de
faire dépendre le montant des subsides provenant de l’État de la place obtenue dans
ce classement : aux meilleures écoles, la plus grosse part des subsides. L’évaluation
des professeurs est parfois aussi liée aux résultats obtenus par leurs élèves et, dans
certains États, les enseignants, ainsi identifiés comme étant les meilleurs, reçoivent
des primes directement de l’État. Des États peuvent prendre la décision de changer
les structures en cas d’échec des écoles : 23 États ont ainsi voté des lois leur donnant
toute autorité pour prendre en main le contrôle des écoles où les élèves sont en échec
scolaire. Le maire de Chicago a même à présent le pouvoir de fermer les écoles de
la ville qui ne marchent pas. Lorsqu’un établissement perd ainsi son autonomie,
une équipe d’experts est nommée et c’est celle-ci qui prend toutes les décisions.

La recherche de l’efficacité

Toujours dans la même perspective, de nouvelles institutions ont été créées depuis
quelques années, les charter schools. Le concept est né de ce désir de responsabi-
liser l’école, de lui faire assumer ses échecs, comme ses succès. Ces écoles sont des
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L’ÉCOLE AMÉRICAINE ENTRE EXCELLENCE ET ÉGALITÉ DES CHANCES 35

établissements publics qui ont passé un contrat, ou charte, avec l’administration


centrale. Elles ont en général une plus grande autonomie, les coudées plus fran-
ches que les établissements publics classiques, ayant une bureaucratie moins
lourde et moins de contraintes administratives. Leur contrat est établi pour une
durée déterminée, en général de trois à cinq ans, et il spécifie un programme et des
objectifs. Ce contrat n’est renouvelé que si les objectifs ont été atteints. Par consé-
quent, on voit comment, dans le fonctionnement de ces écoles, sont introduites
des notions de performance, d’efficacité, de rendement et de concurrence. Le
Minnesota a été le premier État, en 1991, à légiférer en vue de la création de charter
schools, la Californie le deuxième l’année suivante. En 1999, des charter schools sont
en place dans 36 États. En août 1999, lorsqu’il signe la loi débloquant des fonds
pour aider à la création de nouvelles charter schools et à leur fonctionnement, le
président Clinton déclare que, grâce à cette mesure, l’État participe à l’effort pour
améliorer le niveau, pour répondre aux attentes exprimées et pour augmenter l’en-
gagement des établissements, tout cela en créant des écoles publiques libres de
créer, d’innover et qui devront répondre de leurs méthodes. En l’an 2000, le bud-
get fédéral en faveur de ces établissements s’élève à 145 millions de dollars, en 2001
à 190 millions. Il existe aujourd’hui un peu plus de 2 100 de ces écoles.
Ces deux récentes orientations de la politique scolaire sont loin de faire l’una-
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nimité. En premier lieu, beaucoup s’interrogent sur le bien-fondé de l’attribution
d’une aide directe aux parents d’enfants en échec scolaire dans le public pour qu’ils
les envoient dans des établissements privés. Les vouchers sont constamment remis en
question par de nombreux Démocrates et par les syndicats d’enseignants, entre
autres, qui y voient une manière de détourner vers le privé des fonds dont les établisse-
ments publics ont grandement besoin, un moyen pour envoyer indirectement de
l’argent public vers les écoles privées, ce qui apparaît comme radicalement contraire
à la séparation traditionnelle entre le public et le privé. On critique aussi l’introduction
dans l’école de notions et processus propres à l’entreprise, en argumentant que les succès
scolaires ne se mesurent pas aussi facilement que des bénéfices sur un bilan et que le
fait d’augmenter les aides aux établissements qui réussissent ne fait que creuser l’écart
entre ceux-ci et les écoles en difficulté en aggravant les problèmes de ces dernières.
Depuis le début des années 1990, si l’on parle beaucoup de responsabiliser
tous ceux qui ont pour mission de transmettre le savoir, il est également beaucoup
question de critères. Ceux-ci sont en effet indispensables si l’on veut mesurer le
succès ou l’échec des établissements. Mais ils sont aussi fortement critiqués et ac-
cusés de réduire l’apprentissage à un « bachotage » qui ne forme pas les esprits ; on
s’interroge aussi sur la validité de critères établis par des experts au niveau de l’État,
par conséquent très loin de la réalité vécue quotidiennement dans les écoles. Le
débat sur les critères met fréquemment en évidence deux positions diamétralement
opposées, un débat somme toute classique entre ceux qui penchent plutôt pour
un contrôle central fort et ceux qui sont attachés à une certaine autonomie locale.
On revient donc à un débat de nature politique entre ce qu’il faut bien appeler la
droite conservatrice et la gauche libérale, cette dernière accusant la première de

Le Télémaque, n° 20 – novembre 2001


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36 DOSSIER : ÉDUCATIONS AMÉRICAINES ?

vouloir imposer la « culture du pouvoir » au détriment de cultures minoritaires


dans une société plurielle.
Aujourd’hui, pour tenter de trouver des solutions nouvelles, les réforma-
teurs se tournent vers de nouveaux partenaires, notamment dans la création des
charter schools. Ces écoles peuvent en effet être créées par quiconque présente un
projet viable : des groupes de parents, d’enseignants, des administrateurs scolai-
res, des universités, mais aussi toutes sortes d’associations ou d’entreprises pri-
vées. En fait, beaucoup voient les hommes d’affaires et les grosses sociétés privées
comme les seuls capables d’innover et de sauver l’école. L’idée que l’efficacité et
le succès des grands entrepreneurs font la réussite de l’Amérique n’est pas nou-
velle. Elle date de la fin du XIXe siècle et, par le passé, les administrateurs scolaires
ont souvent imité les pratiques de l’entreprise dans un souci de meilleure efficacité ;
les entreprises ont aussi souvent participé au financement de projets éducatifs, soit
directement par des dons, soit par le biais des fondations qu’elles avaient créées.
Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est le fait que les présidents de grosses entre-
prises sont invités à participer à la réflexion sur l’école et qu’ils créent et gèrent
des charters schools avec les encouragements du gouvernement fédéral et des autorités
locales. Ainsi le Projet Edison lancé en 1992 a ouvert ses quatre premières écoles
en 1995. Il détermine ses propres programmes d’études et gère aujourd’hui 113 éta-
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blissements qui scolarisent un total de 57 000 élèves. Un tiers des établissements
sont des charter schools, le reste fonctionne en partenariat avec les districts scolaires.
En 1994, Louis Gerstner, président-directeur général de la société IBM, pu-
bliait un ouvrage dans lequel il présentait l’initiative de la société RJR Nabisco qui
contrôle une quarantaine d’écoles aux États-Unis. Le projet de cette société inti-
tulé The Next Century Schools Program lui servait d’exemple de ce qu’est, selon lui,
une institution scolaire performante :
Pour réussir, les écoles publiques doivent être déréglementées… On n’obtient pas
de résultats avec des règlements de bureaucrates, mais en satisfaisant la demande
d’une clientèle, en distribuant des récompenses pour les réussites et des pénalisa-
tions pour les échecs. Une discipline imposée par le marché est la base de tout 13.

En 1996, IBM organise un « Sommet pour l’éducation », The Education Summit,


dans ses locaux. Bien peu d’enseignants ou de responsables sont présents ; les partici-
pants sont essentiellement des directeurs d’industrie et des gouverneurs d’États. Les
sujets mis à l’ordre du jour sont l’efficacité, la productivité, la performance des écoles.
Dans ces remises en question fondamentales, quelle est la position du nouveau
président ? Trois jours après son entrée en fonction, Bush nomme Roderick Paige
à la tête du Département fédéral de l’Éducation. C’est un Texan et un homme de
terrain, jusque-là surintendant du système public de la ville de Houston. Le 23 jan-
vier dernier, Bush présente son projet pour l’école ; il déclare :

13. L.V. Gerstner Jr., Reinventing Education : Entrepreneurship in America’s Public Schools, New York,
Dutton, 1994, p. 21.
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L’ÉCOLE AMÉRICAINE ENTRE EXCELLENCE ET ÉGALITÉ DES CHANCES 37

Il nous faut régler le scandaleux problème de l’illettrisme en Amérique, présent sur-


tout dans les écoles où la pauvreté existe, et où près de 70 % des élèves de 4e (équi-
valant à un cours moyen 1re année) ne possèdent pas les rudiments. Il faut traiter le
problème des mauvais scores obtenus par l’Amérique par rapport aux autres pays
industrialisés dans les tests en mathématiques et en sciences, les deux sujets qui très
certainement vont affecter nos chances dans la compétition à venir. Il nous faut cibler
les dépenses publiques et fédérales sur des projets gagnants. Nous avons trop souvent
dépensé sans nous soucier des résultats, sans mesurer les réussites ou les échecs année
après année. […] Pour qu’un système de responsabilisation apporte des résultats, il
faut qu’il y ait des conséquences. Et je pense que l’une des conséquences les plus im-
portantes sera, après avoir laissé un certain temps aux écoles pour qu’elles s’adaptent
et aux districts scolaires pour qu’ils tentent différents projets, de donner aux parents
d’autres choix en cas d’échec. Si les enfants sont prisonniers d’écoles qui ne leur ap-
prennent rien et qui ne veulent pas évoluer, il faut envisager d’autres issues 14.

Le président évoque encore la possibilité d’accorder des bons d’une valeur de


1 500 dollars aux parents dont les enfants fréquentent un établissement qui aura
eu de mauvais résultats pendant trois années consécutives. L’argent utilisé sera
pris sur l’allocation qui aurait due être versée à l’établissement.

Au-delà de tous les débats, il semble que l’école américaine souffre d’une iné-
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galité dont son système de financement est en partie responsable. Depuis plus de
trente ans, des associations locales de parents intentent des procès aux districts
scolaires et aux États, mettant en cause l’injustice du financement actuel des éco-
les. Aujourd’hui, des experts recommandent la suppression pure et simple de cette
partie du financement des établissements qui provient de la taxe locale, en même
temps que la restructuration de l’ensemble du mode de financement. Ceci serait
très certainement salutaire. Mais, plus inquiétantes encore sont les différences qui
reflètent l’inégalité plus généralisée de la société américaine elle-même, inégalité
qui fait dire à William Ayers, professeur en sciences de l’éducation à l’Université
de l’Illinois :
La crise de l’école américaine n’est ni inhérente à celle-ci ni uniforme, mais particu-
lière et sélective ; c’est la crise des pauvres, des villes, des communautés hispaniques
et afro-américaines 15.

C’est sans doute de ce côté-là que l’Amérique doit chercher des solutions à la crise
de son école.

Malie MONTAGUTELLI
Université Vincennes–Saint-Denis, Paris VIII

14. Cf. Discours de G. W. Bush, note 7.


15. W. Ayers, « The Standards Fraud », in Will Standards Save Public Education ?, D. Meier (éd.), Boston,
Beacon Press, 2000, p. 66.

Le Télémaque, n° 20 – novembre 2001

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