Vous êtes sur la page 1sur 9

Vie des affaires

À quoi servent les paradis fiscaux ?


Christian Chavagneux
Dans Le journal de l'école de Paris du management 2011/6 (n° 92), pages 26 à 33
Éditions Association des amis de l'école de Paris
ISSN 1253-2711
DOI 10.3917/jepam.092.0026
© Association des amis de l'école de Paris | Téléchargé le 19/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.69.34.131)

© Association des amis de l'école de Paris | Téléchargé le 19/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.69.34.131)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-le-journal-de-l-ecole-de-paris-du-management-2011-6-page-26.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Association des amis de l'école de Paris.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
vhjkllku uuuuu uuuuu uu
Vie des affaires

À quoi servent
les paradis fiscaux ?
Christian CHAVAGNEUX Alternatives économiques

Plus de la moitié des flux financiers transitent par des paradis fiscaux et 85 % des hedge
funds y sont domiciliés. Ils privent les États de recettes importantes et sont au cœur de
l’instabilité de la finance mondiale. Nés au xixe siècle dans le New Jersey et le Delaware,
ils se sont multipliés, les multinationales mettant en concurrence les États pour optimiser
leurs dépenses fiscales. L’OCDE, l’Union européenne, le gouvernement américain et
le G20 ont récemment décidé de mettre de l’ordre. La lutte ne fait que commencer…

26
26

C’est seulement au milieu des années 1970 que les contestent le fait de voir taxer leurs profits en Grande-
© Association des amis de l'école de Paris | Téléchargé le 19/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.69.34.131)

© Association des amis de l'école de Paris | Téléchargé le 19/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.69.34.131)
institutions internationales prennent conscience de Bretagne. Le juge constitutionnel considère que, dans
l’existence des paradis fiscaux et du rôle très particulier la mesure où les décisions stratégiques se prennent à
qu’ils jouent dans l’économie mondiale. Leur mise en Londres, il est normal de les taxer à Londres, y compris
place commence à la fin du xixe siècle et n’est pas le pour leurs activités à l’étranger.
fruit d’une décision délibérée, mais plutôt le résultat En 1929, la société Egyptian Delta Land and
de diverses initiatives. Investment, un promoteur immobilier britannique
opérant en Égypte, se dote d’un conseil d’adminis-
Les trois leviers des paradis fiscaux tration fictif établi au Caire, avec un PDG qui n’est qu’un
homme de paille. Le juge estime que, dans la mesure où
Les paradis fiscaux reposent sur trois grands leviers. le conseil d’administration n’est pas situé en Grande-
Bretagne, il n’est pas possible de taxer l’entreprise en
Territoires à faible contrôle et faible imposition Grande-Bretagne pour ses activités à l’étranger. C’est le
À la fin du xixe siècle, deux États américains, le démarrage de toutes les pratiques de résidence fictive.
New Jersey et le Delaware, rencontrent des difficultés
budgétaires. Leurs gouverneurs reçoivent la visite Secret bancaire
d’avocats new-yorkais qui leur suggèrent un moyen En 1932, le gouvernement d’Édouard Herriot, sou-
d’accroître les recettes fiscales : « Il suffit de proposer haitant lutter contre l’évasion fiscale, fait perquisitionner
aux entreprises de s’immatriculer dans votre État en leur les locaux parisiens de la Banque commerciale de Bâle
garantissant qu’elles subiront moins de contrôles et qu’elles et y trouve deux gros calepins contenant les noms de
paieront moins d’impôts qu’ailleurs. » Cette proposition tous les clients français de la banque. Le député socia-
est adoptée et, encore aujourd’hui, le Delaware est le liste Fabien Albertin en obtient une copie et révèle les
principal État américain où sont enregistrées les entre- noms des intéressés devant l’Assemblée : on y trouve
prises du New York Stock Exchange. Félix Potin, le patron des meubles Lévitan, le patron du
Figaro, celui du Matin de Paris, trois sénateurs, une dou-
Résidences fictives zaine de généraux, des magistrats, deux évêques... Deux
À la même époque, deux entreprises britanniques, administrateurs de la Banque sont convoqués à Paris.
dont l’activité principale s’exerce en Italie et en Inde, Devant leur refus d’autoriser les enquêteurs français

Le Journal de l’École de Paris n°92 - Novembre / Décembre 2011


À quoi servent les paradis fiscaux ?

à examiner les comptes au siège, ils sont emprisonnés. paradis fiscaux est considérée comme “un crime sans
De nombreux clients étrangers de banques suisses victime” : quelques riches individus ou des patrons de
s’affolent et retirent leur argent, ce qui entraîne la faillite multinationales passent par les portes arrières des ban-
de deux établissements. La Suisse décide alors de pro- ques et trichent un peu sur leurs déclarations fiscales,
téger le secret bancaire : l’article 47 de la loi bancaire quelques mafieux blanchissent de l’argent, mais cela
de 1934 prévoit que tout employé d’une banque qui ne semble pas excessivement préoccupant.
fournira au fisc suisse, ou a fortiori à un fisc étranger, À la fin des années 1990, les fiscs prennent
la moindre donnée concernant un client, sera passible conscience que l’utilisation des paradis fiscaux s’est
d’amendes ou de peines de prison. “démocratisée”, si l’on peut dire. Ce ne sont plus
Au milieu des années 1960, lorsque les États-Unis seulement des capitaines d’industrie ou d’autres per-
lancent une offensive contre la mafia, ils s’aperçoivent sonnes très fortunées qui y recourent, mais des cadres
assez vite qu’une grande partie de l’argent de cette der- de multinationales, voire des patrons de PME ayant
nière passe par la Suisse. Les banquiers suisses, convo- vendu leur entreprise pour prendre leur retraite. S’y
qués devant le Congrès américain, prétendent alors ajoute la fraude des entreprises, pudiquement appelée
que la pratique du secret bancaire date de l’arrivée au optimisation fiscale, et le rôle central des paradis fiscaux
pouvoir des nazis et qu’elle était destinée à protéger les dans l’intermédiation bancaire.
avoirs des Juifs. Il s’agit d’une pure invention, comme le
montrent tous les travaux historiographiques suisses La fraude des particuliers
actuels. Le secret bancaire suisse est tout simplement
destiné à permettre au secteur financier suisse de se Le Tax Justice Network (TJN) estime que la fraude
développer en parasite et au détriment des systèmes fiscale des particuliers au niveau mondial représente
fiscaux des pays voisins. chaque année 12 000 ou 13 000 milliards de dollars.
En France, le SNUI (Syndicat national unifié des
L’essor de la finance offshore impôts) considérait en 2007 que la fraude s’élevait à
50 milliards d’euros par an, soit 10 % des recettes fis-
Ces trois grands principes (faible contrôle et faible cales françaises, ce qui est considérable.
imposition, possibilité de résidence fictive et secret ban- Certains événements permettent de mesurer concrè-
caire) vont permettre à la finance offshore de prendre tement l’ampleur de la fraude fiscale individuelle.
son essor. À l’occasion de l’affaire de l’UBS, en 2008-2009, la
En 1957, la Banque d’Angleterre constate que Suisse est obligée, sous la pression du fisc américain,
l’Angleterre n’est plus la première puissance mondiale : l’Internal Revenue Service (IRS), de donner les noms 27
les États-Unis l’ont détrônée et ont réussi à imposer de 4 450 titulaires de comptes bancaires helvètes. En
leur monnaie, le dollar. Plutôt que d’essayer de rendre attendant l’obtention de ces noms, l’IRS lance un pro-
© Association des amis de l'école de Paris | Téléchargé le 19/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.69.34.131)

© Association des amis de l'école de Paris | Téléchargé le 19/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.69.34.131)
à la livre sterling son statut de monnaie mondiale, la gramme d’auto-dénonciation garantissant aux intéressés
Banque d’Angleterre décide d’organiser, à partir de l’absence de poursuite pénale : ils n’auront à payer que
la place de Londres, le marché des dollars déposés et les impôts avec intérêts de retard. L’opération est un
prêtés en dehors des États-Unis, appelés eurodollars. succès : 15 000 personnes reconnaissent avoir bénéficié
Quelques années plus tard, un haut responsable des services de l’UBS mais aussi d’autres banques,
de la Banque d’Angleterre, sir George Bolton, “passe comme HSCB, pour frauder le fisc américain.
à l’ennemi”, comme cela se produit malheureusement
assez régulièrement. Il prend la tête d’une banque privée La fraude des multinationales
latino-américaine installée à Londres et se lance dans
la spéculation sur les eurodollars. Le Trésor américain À la fin de 2009, la Banque de France publie des sta-
ne s’apercevra qu’à la fin des années soixante de l’exis- tistiques sur les investissements directs étrangers en
tence d’un marché organisé des eurodollars échappant France et sur les investissements directs des multi-
complètement à son contrôle. nationales françaises à l’étranger. L’étude montre que si
l’on prend uniquement en compte les investissements
Une prise de conscience tardive directs réalisés dans des pays non considérés comme
des paradis fiscaux, le volume global des investisse-
C’est en 1976 que, pour la première fois, une institution ments diminue de 30 % de la France vers l’étranger, et
internationale, la Banque des règlements interna- le Luxembourg passe de la première à la dix-neuvième
tionaux, dénonce dans son rapport annuel le fait place. Pire, ce calcul montre que le premier investisseur
qu’un grand nombre de capitaux internationaux passent étranger en France n’est autre que la France elle-même.
par des territoires un peu “bizarres”, que l’on commence La conclusion est claire : les filiales des multinationales
à appeler des centres financiers offshore, et qui françaises passent par les paradis fiscaux pour faire de
permettent à ces capitaux d’échapper à tout contrôle. À l’optimisation fiscale avant de revenir en France.
cette époque, il s’agit essentiellement des Caraïbes.
Jusqu’au milieu des années 1990, on persiste cepen- Des indices chiffrés
dant à penser qu’il s’agit d’un phénomène marginal. Un chercheur américain, Robert Lipsey, a comparé les
À l’instar du blanchiment d’argent, l’existence des actifs totaux détenus par des filiales de multinationales

Le Journal de l’École de Paris n°92 - Novembre / Décembre 2011


vhjkllku uuuuu uuuuu uu
À quoi servent les paradis fiscaux ?

américaines implantées dans des pays étrangers et le mondial de l’image de Google qui permettrait de fixer
nombre d’employés respectif de ces filiales, pour mettre ce prix comme on peut fixer celui du cuivre. Il est
en évidence le caractère fictif des activités de ces filiales donc très difficile pour le fisc d’établir le montant de
dans certains territoires. Le ratio moyen de l’ensemble la tricherie, et l’éventuel redressement ne peut se faire
des filiales des multinationales américaines à l’étranger que sous la forme d’une négociation.
est d’1 million de dollars d’actifs par employé. En Une autre méthode d’optimisation fiscale est l’octroi
Irlande, aux Pays-Bas, en Suisse, ce ratio passe à 4 ou de prêts entre filiales d’une même entreprise. La filiale
5 millions. À La Barbade, il est de 22 millions, et aux située dans un paradis fiscal accorde un prêt à celle qui
Bermudes, de 45 millions. Robert Lipsey a également est située en France, et le fait que la filiale française
calculé le ratio entre la masse salariale et les profits doive rembourser ce prêt permet de déduire les intérêts
après impôt. En moyenne, sur l’ensemble des filiales et de faire ainsi disparaître une partie des bénéfices.
étrangères de multinationales américaines, les profits
après impôt représentent 84 % de la masse salariale. L’intermédiation bancaire
En Suisse, le ratio est de 160 % ; en Irlande, il est de
660 %, et aux Bermudes, de 3 500 %. Actuellement, la moitié de l’intermédiation bancaire
Pour ma part, en 2009, j’ai mené avec une sta- internationale, aussi bien en matière de placements que
giaire une enquête sur la présence des entreprises du d’emprunts, passe par les paradis fiscaux. Ces derniers
CAC 40 dans les paradis fiscaux, pour le compte du ont d’ailleurs joué un rôle incontestable dans la crise
mensuel Alternatives économiques. Nous avons exploré des subprimes.
les annexes des rapports d’entreprises et relevé chaque La première banque à avoir rencontré de sérieuses
fois la liste des implantations, que nous avons croisée difficultés dans cette crise est la Northern Rock, une
avec celle des paradis fiscaux. Nous avons constaté que banque immobilière britannique. Ses comptes londo-
toutes les entreprises du CAC 40 étaient présentes dans niens ne présentaient rien de suspect, mais l’ensemble
les paradis fiscaux ; parmi ces dernières, les établis- de l’endettement à court terme de la banque était dissi-
sements financiers un peu plus que les autres, et parmi mulé dans une filiale enregistrée comme une association
ces établissements, la BNP Paribas encore davantage. caritative à Jersey. La banque ne fonctionnait que grâce
Cet indicateur est cependant très fruste, car certaines à un roulement extrêmement rapide de son endette-
implantations peuvent parfaitement se justifier. Il est ment à court terme. Lorsque la crise des subprimes
normal, par exemple, qu’Hermès implante des établis- a démarré et que les banquiers n’ont plus accepté de
sements dans des paradis fiscaux, où se rendent régu- s’accorder des prêts mutuels, Northern Rock s’est
28 lièrement des personnes très fortunées. retrouvée sans aucun financement de court terme, a
frôlé la faillite et a dû être pratiquement nationalisée.
Les méthodes de l’optimisation fiscale L’analyse des comptes américains de la banque
© Association des amis de l'école de Paris | Téléchargé le 19/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.69.34.131)

© Association des amis de l'école de Paris | Téléchargé le 19/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.69.34.131)
L’une des méthodes privilégiées de l’optimisation Bear Stearns, la première à avoir fait faillite aux États-
fiscale est l’utilisation abusive des prix de transfert. Le Unis, ne révélait pas grand-chose non plus. Les paris
principe a été mis au jour par deux chercheurs amé- extrêmement risqués qui l’ont menée à sa perte étaient
ricains qui ont eu la possibilité, grâce à un sénateur, pris par plusieurs de ses filiales, des fonds spéculatifs
d’analyser les données des douanes américaines. Ils se situés pour moitié aux Îles Caïmans et pour moitié en
sont rendu compte que de grandes quantités de seaux en Irlande. On dit qu’à Dublin, si l’on souhaite ouvrir
plastique, produits en Tchécoslovaquie, étaient passées un hedge fund et que l’on présente son dossier deux
par un paradis fiscal puis avaient été importées aux heures avant la fermeture des bureaux, le fonds peut
États-Unis au prix de 2 500 dollars pièce. La filiale qui être opérationnel dès le lendemain matin. Dans le reste
achète les seaux un demi dollar et les vend 2 500 dollars de l’Europe, la création d’un hedge fund nécessite des
pièce réalise de gros profits, et comme par hasard elle dossiers de 200 ou 300 pages et elle est soumise à
est située dans un territoire où ces bénéfices ne sont pas des contrôles très approfondis.
imposés. Il s’agit cependant là d’abus des prix de trans- Au moment où se déroulaient ces péripéties, Peer
ferts assez faciles à déjouer par le fisc. Mais la même Steinbrück, ancien ministre des Finances allemand,
méthode est maintenant utilisée dans des domaines où ironisait dans le Financial Times sur “le capitalisme
la fraude est beaucoup plus difficile à déceler, notam- anglo-saxon”. Une semaine plus tard, une banque
ment celui des droits de propriété intellectuelle. immobilière allemande, Hypo Real Estate, se faisait
Par exemple, une entreprise française qui diffuse prendre la main dans le sac : sa filière irlandaise avait,
de la publicité sur Google France reçoit une facture de elle aussi, servi à dissimuler des prises de risque incon-
Google Irlande : la filiale de Google qui gère les recettes sidérées et se retrouvait en faillite.
de publicité pour l’ensemble de l’Europe est située en Un rapport de la Cour des comptes américaine,
Irlande, où le taux d’imposition est de 12,5 %, contre publié à l’été 2008, montre que plus de la moitié des
33 % en France. Ces recettes ne sont d’ailleurs même pas actifs toxiques liés aux subprimes dans les banques
imposées en Irlande : elles repartent aussitôt aux Ber- américaines étaient gérés à partir des Îles Caïmans.
mudes, pour payer le droit d’utiliser le logo de Google, On peut rappeler aussi le rôle des Îles Vierges britan-
qui est détenu par Google Bermudes, suppose-t-on. niques, de la Suisse, de l’Autriche, du Luxembourg,
Que vaut exactement ce droit ? Il n’existe pas de marché comme rabatteurs de fonds vers le système Madoff.

Le Journal de l’École de Paris n°92 - Novembre / Décembre 2011


À quoi servent les paradis fiscaux ?

Les paradis fiscaux ne sont pas à l’origine de la régulation de la finance internationale. C’est l’occa-
crise des subprimes et elle aurait eu lieu sans eux. Mais sion pour l’OCDE de publier de nouvelles classifi-
ils sont présents dans tous les épisodes importants de cations. À côté de la liste blanche des pays appliquant
cette crise et on peut donc considérer qu’ils sont vrai- “substantiellement” les règles internationales (France,
ment au cœur de la mondialisation financière. Russie, États-Unis, Chine…) figurent la liste noire des
pays qui n’ont jamais pris aucun engagement (Costa
Premières tentatives Rica, Malaisie, Philippines, Uruguay…) et la liste
de riposte institutionnelles grise de ceux qui se sont engagés à respecter les règles
de l’OCDE mais ne les ont pas véritablement appli-
Dès les années 1920, la Société des Nations avait créé quées (Monaco, Liechtenstein, Suisse, Luxembourg,
un comité des affaires fiscales. Mais la Chambre de Belgique…).
commerce internationale et la Suisse avaient bloqué le
projet, le délégué suisse affirmant que « sur un tel sujet, L’article 26 du standard de l’OCDE
il fallait se hâter avec une prudente lenteur. » Dans son article 26, le standard publié par l’OCDE
C’est seulement dans les années 1990 que des insti- instaure l’obligation pour les paradis fiscaux de signer
tutions intergouvernementales commencent vraiment des traités d’échanges d’informations avec les fiscs des
à agir. En 2000 paraissent trois listes de pays suspects. grands pays industrialisés et de répondre aux demandes
Le GAFI (Groupe d’action financière) publie la liste de renseignements qui leur sont adressées. S’ils veulent
des pays facilitant le blanchiment de l’argent sale. Le être retirés de la liste grise, ils doivent signer des traités
Forum de stabilité financière (devenu depuis le Conseil avec au moins douze pays différents.
de stabilité financière) diffuse les noms des pays qui Certains jouent le jeu, d’autres tentent de biaiser.
favorisent le contournement des règles prudentielles, Monaco signe avec San Marino, les Îles Caïmans, la
c’est-à-dire qui permettent aux banques de prendre Barbade et la Suisse, c’est-à-dire avec d’autres paradis
des risques à l’insu des régulateurs. Enfin, l’OCDE fiscaux, mais pas avec l’Italie, qui est son principal
(Organisation de coopération et de développement “client”. La Suisse recourt également à un subterfuge.
économique) fournit la liste des pays favorisant l’éva- L’article 26 prévoit que le demandeur de renseigne-
sion fiscale. ments doit « identifier le contribuable concerné ». La
Mais cette initiative fait à son tour long feu. Pour Suisse considère que le terme identifier oblige à fournir
être retirés de ces différentes listes, il suffit que les pays non seulement le nom et l’adresse du contribuable
concernés prennent l’engagement de faire des efforts et mais également le nom de l’établissement bancaire
d’adopter des lois en ce sens. Ils y consentent d’autant concerné. Or, il arrive que le fisc soit convaincu de la 29
plus volontiers qu’aucune vérification n’est effectuée. culpabilité d’un contribuable, mais sans savoir préci-
Aujourd’hui, la liste du GAFI et celle de l’OCDE ne sément à quelle banque il recourt. Le fisc peut également
© Association des amis de l'école de Paris | Téléchargé le 19/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.69.34.131)

© Association des amis de l'école de Paris | Téléchargé le 19/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.69.34.131)
doivent plus compter qu’un ou deux noms. Il faudra avoir repéré l’existence de transactions douteuses entre
attendre la crise des subprimes, en 2007-2008, pour un compte français et un compte suisse, mais sans
obtenir de nouvelles avancées. savoir à qui appartiennent ces comptes. Une réunion
a lieu entre Éric Woerth et les ministres suisses, et
Nouvelle initiative de l’OCDE le premier finit par céder et admettre l’interprétation
selon laquelle le fisc devra fournir à la fois l’identité
En 2008, l’Allemagne met la main sur un fichier de de la personne et le nom de la banque pour obtenir
fraudeurs fiscaux très important. Le ministère des des renseignements.
Finances, voulant marquer les esprits, organise une fuite
sur les préparatifs de l’arrestation de l’un des fraudeurs, Le rôle du Peer review group
qui n’est autre que le directeur de la Poste allemande. Les pays ayant signé au moins douze traités com-
Lorsque les policiers se présentent à son domicile un mencent à être retirés de la liste grise. Toutefois,
matin à l’aube, toute la presse est là. instruite par l’expérience des années 2000, l’OCDE
L’Allemagne communique une partie du fichier met en place un Peer review group (revue des pairs).
en question à la France et il s’avère que de nombreux Rattaché au Forum mondial sur la transparence et
contribuables français sont également concernés. l’échange d’informations à des fins fiscales (abrégé en
Les ministres allemand et français des Finances, Peer Forum mondial sur la transparence fiscale) et dirigé
Steinbrück et Éric Woerth, organisent une grande par François d’Aubert, le Peer review group procède à
conférence sur les paradis fiscaux à Bercy en novembre deux séries de contrôles. Dans un premier temps, il
2008. Dix-sept pays y prennent part et demandent à vérifie si les engagements à signer des traités d’échange
l’OCDE de réactualiser sa liste des paradis fiscaux non d’informations avec au moins douze pays ont bien été
coopératifs, à laquelle Berlin souhaite ajouter la Suisse. traduits en droit interne. Ensuite, il contrôle si, lorsque
Celle-ci refuse de participer à la conférence. les fiscs des pays signataires ont demandé des infor-
mations, celles-ci leur ont effectivement été fournies.
La réunion du G20 à Londres en 2009 Le Peer review group publie régulièrement des rap-
La réunion du G20 qui se tient à Londres en ports sur les pays analysés. Le rapport concernant la
avril 2009 sera le point de départ d’une tentative de Suisse est sorti au mois de juin 2011. La Suisse a été

Le Journal de l’École de Paris n°92 - Novembre / Décembre 2011


vhjkllku uuuuu uuuuu uu
À quoi servent les paradis fiscaux ?

montrée du doigt pour son interprétation restrictive sans y créer le moindre établissement et uniquement
de l’article 26 du standard de l’OCDE. Le directeur dans le but de contourner le fisc.
de l’administration responsable de la signature des Dans ses décisions, la CURIA peut s’appuyer sur
traités a été mis à pied et un vote du Parlement suisse le rapport publié en 1999 sous la direction de Dawn
devrait, très prochainement, assouplir les conditions Primarolo, trésorier-payeur général du Royaume-Uni.
de l’entraide fiscale. Ce rapport se présente comme un code de bonne
Le pouvoir du Peer review group se borne, malheu- conduite et pointe les mesures fiscales des membres de
reusement, à la publication de rapports. En se basant l’Union susceptibles de fausser la localisation des acti-
sur les résultats constatés d’ici deux ou trois ans, il vités économiques en accordant aux non-résidents un
pourra aussi établir une sorte de classement mondial traitement fiscal plus favorable que celui qui est norma-
des paradis fiscaux. Mais ce sera la seule sanction, sauf lement applicable. Ce rapport dénonce, par exemple,
si les membres de l’OCDE en décident autrement. le système fiscal instauré par Jersey, Guernesey et l’Île
De nombreux pays émergents, notamment l’Inde, la de Man, selon lequel les entreprises locales paient un
Chine, le Brésil ou la Corée du Sud, sont très déter- impôt de 10 % sur les sociétés alors que les filiales de
minés à lutter contre les paradis fiscaux et l’on peut multinationales étrangères en sont dispensées.
espérer que sous leur pression, jointe aux efforts de
l’Allemagne et de la France, l’OCDE décidera de pren- La directive Épargne
dre des sanctions si nécessaire. La directive européenne sur la fiscalité de l’épargne
(dite directive Épargne), entrée en vigueur en 2005,
Un accord permettant a fait l’objet de longues négociations. Désormais,
de nouveaux contournements ? lorsqu’un Français, par exemple, place de l’argent en
La Suisse est actuellement sur le point de signer Allemagne, l’établissement bancaire doit le signaler
avec le Royaume-Uni et l’Allemagne un accord qui au fisc allemand, qui transmet l’information au fisc
suscite un grand débat. Selon les termes de cet accord, français. Contrairement au dispositif de l’OCDE, qui
la Suisse s’engage à estimer le volume des placements fonctionne à la demande, ces échanges d’informations
illicites effectués par les résidents britanniques et alle- sont automatiques. Cette loi est extraterritoriale :
mands, à leur appliquer une taxe, à la percevoir et à en elle a également été négociée avec les Îles Caïmans,
verser le produit aux fiscs britannique et allemand. En Singapour, la Barbade, les Bermudes, la Suisse, etc.
échange, la Suisse conserverait le secret sur l’identité Certains pays ont préféré mettre en place une retenue
des personnes concernées. à la source plutôt que d’adopter le système d’échange
30 Cette mesure peut être interprétée comme per- automatique d’informations. Cette retenue était de
mettant de contourner l’obligation d’échange d’infor- 15 % à l’origine mais elle a progressivement augmenté
mations que l’OCDE s’efforce de mettre en place. À et elle est désormais de 35 %. Pour l’instant, toutefois,
© Association des amis de l'école de Paris | Téléchargé le 19/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.69.34.131)

© Association des amis de l'école de Paris | Téléchargé le 19/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.69.34.131)
l’OCDE, certains veulent croire que les deux dispositifs les sommes versées par la Suisse au fisc français en
ne s’excluront pas mutuellement. Les fiscs allemand et vertu de cette directive restent largement inférieures
britannique pourront continuer à demander l’identité aux estimations de ce dernier.
des fraudeurs, et obtenir de la Suisse qu’elle taxe les
fraudeurs en question et leur reverse le produit de cette La détermination des États-Unis
taxation. Les ONG sont dubitatives, mais si tel était
le cas, la Suisse se placerait en tête des paradis fiscaux De son côté, l’Administration américaine a proposé une
coopératifs. Les conditions de signature de cet accord loi, le FATCA (Foreign Account Tax Compliance Act),
entre les trois pays devraient être connues cet été1. qui ne laisse pas d’inquiéter les banquiers suisses. Selon
ce texte, qui doit entrer en vigueur en janvier 2013, les
L’action de l’Union européenne instituts financiers étrangers installés aux États-Unis,
qu’il s’agisse de banques, de hedge funds ou encore de
L’Union européenne s’est également attelée à la lutte fonds communs de placement, seront tenus de dévoiler
contre les paradis fiscaux. leurs relations bancaires avec des contribuables améri-
cains au fisc des États-Unis. Là encore, les échanges d’in-
Une nouvelle jurisprudence à la CURIA formations se feront de façon automatique. Les Suisses
Jusqu’en 2005, à chaque litige entre un contribuable ont vigoureusement protesté contre cette loi qui devrait
(particulier ou entreprise) et un État, la Cour de compléter efficacement les mesures prises par l’OCDE
justice de l’Union européenne (CURIA) donnait la et par l’Union européenne. Mais là aussi, les clients peu-
priorité au contribuable. Depuis 2005, elle a modifié vent conserver leur anonymat en s’acquittant d’une taxe
radicalement sa jurisprudence et donne de plus en de 30 %. Néanmoins le gouvernement américain exerce
plus souvent raison aux États. Elle considère désormais actuellement une forte pression sur les banques pour
que la libre circulation des capitaux n’autorise pas une obtenir les noms des personnes concernées.
entreprise à implanter une filiale dans un paradis fiscal De plus, alors que la France ne remplace plus qu’un
fonctionnaire sur deux, y compris à la direction des
1. Ces accords, signés après la conférence, sont commentés sur le Impôts, l’Administration américaine vient d’embau-
blog : http://alternatives-economiques.fr/blogs/chavagneux/ cher 800 personnes dont la mission sera exclusivement

Le Journal de l’École de Paris n°92 - Novembre / Décembre 2011


À quoi servent les paradis fiscaux ?

de lutter contre l’évasion fiscale des particuliers et des Même si des efforts remarquables ont été accom-
entreprises. plis ces dernières années dans la lutte contre les paradis
fiscaux, on peut regretter que l’action de l’OCDE vise
Un nouvel indicateur, le FSI essentiellement la fraude fiscale des personnes physi-
ques. Un groupe de travail a élaboré une proposition
Une ONG, le TJN, a créé en 2009 un nouvel indice, le consistant à imposer aux multinationales une compta-
Financial Secrecy Index (FSI), qui est à la fois qualitatif bilité non plus seulement de la maison mère, mais pays
et quantitatif. La mesure qualitative prend en compte par pays, qui ferait apparaître le chiffre d’affaires, le
les lois et réglementations des territoires, leurs traités nombre de salariés, la masse salariale, les profits dégagés
internationaux, et évalue sur cette base la qualité du et les impôts payés dans chacun des pays hôtes. Ces
secret qu’ils offrent, sous la forme d’un score d’opacité. informations, évidemment connues des multinatio-
La seconde mesure, quantitative, pondère le score en nales, n’apparaissent jamais dans leurs comptes. Leur
fonction de la taille du territoire et de son importance publication permettrait de mieux comprendre les
globale sur les marchés financiers mondiaux. volumes financiers qui s’échangent entre les filiales
Des territoires comme la City de Londres ou le d’un même groupe. Mais, autant il a été facile
Delaware arrivent en tête de cet indice, alors que la d’obtenir un accord politique sur les mesures concer-
Grande-Bretagne ou les États-Unis sont absents des listes nant les personnes physiques, autant cette proposition
de l’OCDE. On objecte souvent que les Britanniques a immédiatement été bloquée.
ou les Américains paient des impôts. Ce qu’il faut com- De même, lors de la réunion du G20 à Londres en
prendre, c’est qu’un paradis fiscal ne l’est jamais pour avril 2009, il avait été reconnu que les paradis fiscaux
ses propres ressortissants, mais pour les étrangers. participaient à l’accroissement du risque dans la finance
internationale. Le G20 avait demandé au Conseil de
Conclusion stabilité financière et au FMI (Fonds monétaire inter-
national) de travailler ensemble à l’établissement d’une
Lorsqu’un actionnaire apporte des capitaux à une liste de ces paradis prudentiels, mais rien n’a encore
entreprise, aucun PDG n’oserait le spolier de ses divi- été fait.
dendes. Pourquoi, lorsque l’État met à la disposition La lutte contre les paradis fiscaux ne fait que com-
de ses contribuables un système d’éducation, un mar- mencer. John Christensen, le fondateur de TJN, estime
ché du travail, des infrastructures qui fonctionnent, que nous en sommes exactement au même point que
certains d’entre eux refusent-ils de verser les dividen- la lutte contre le changement climatique en 1992,
des correspondants, à savoir les impôts ? Comme le c’est-à-dire au moment de la prise de conscience du 31
soulignait en 1937 Henry Morgenthau, ministre des problème par l’opinion publique et du démarrage des
Finances de Roosevelt : « Les impôts sont le prix à payer toutes premières actions. Du moins la question figure-
© Association des amis de l'école de Paris | Téléchargé le 19/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.69.34.131)

© Association des amis de l'école de Paris | Téléchargé le 19/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.69.34.131)
pour une société civilisée ; trop de nos concitoyens veulent t-elle maintenant à l’agenda international, et c’est déjà
une civilisation au rabais. » un grand progrès.

débat ces informations, à supposer qu’ils les y compris si elle concerne un trust
détiennent ? implanté en Suisse dont personne
ne connaît le véritable propriétaire.
Les échanges d’information Christian Chavagneux : C’est une L’administration doit demander aux
question importante car les paradis fis- gérants du trust d’identifier le proprié-
Un intervenant : L’article 26 du caux ont longtemps refusé de livrer les taire et livrer cette information au fisc
standard de l’OCDE oblige les paradis informations demandées sous prétexte qui la lui demande. C’est le rôle du
fiscaux à fournir des informations qui, qu’ils n’en disposaient pas eux-mêmes. Peer review group de s’assurer que les
en réalité, sont détenues par des acteurs L’article 26 récuse cet argument. La informations demandées sont effecti-
privés, lesquels ont aussi leurs propres Suisse, comme Monaco, comme les vement obtenues et transmises.
secrets vis-à-vis de l’Administration. Îles Caïmans et comme tout autre Personnellement, j’en attends une
De quelle façon les établissements ban- paradis fiscal, doivent désormais faire deuxième chose : savoir si les grands
caires peuvent-ils être obligés à fournir en sorte de trouver l’information, pays industrialisés poseront effective-

Le Journal de l’École de Paris n°92 - Novembre / Décembre 2011


vhjkllku uuuuu uuuuu uu
À quoi servent les paradis fiscaux ?

débat se sont dénoncés eux-mêmes.


Quelles sanctions ?
Il est donc possible d’infliger des
Int. : Si le palmarès final de l’OCDE ne sanctions, à condition d’en avoir la
ment des questions. On a reproché à se traduit pas par des sanctions, il risque volonté politique.
Monaco de ne pas avoir signé d’accord de fonctionner à l’envers : plus un pays
avec la Grande-Bretagne, mais il s’avère sera mal noté, plus il attirera ceux qui Paradis fiscaux
que la Grande-Bretagne n’a jamais veulent échapper au fisc. et concurrence fiscale
demandé à signer un tel accord. Or,
un accord se signe à deux. J’aimerais C. C. : Pour l’instant, l’OCDE se Int. : Comment faire la différence entre
beaucoup, à cet égard, que soit créé contente de publier les résultats. S’il les paradis fiscaux et la simple concur-
en France un centre d’observation des s’avère que Panama, en dépit des rap- rence fiscale qui, elle, est légitime ?
pratiques fiscales françaises et qu’un pels à l’ordre, ne veut vraiment pas
débat ait lieu au Parlement, chaque appliquer la règle, on peut imaginer C. C. : Le Premier ministre britanni-
année, au moment du vote du budget, que la communauté internationale que, Edward Heath, expliquait que la
pour savoir combien de questions la finira par prendre des sanctions contre différence entre les deux était l’épais-
France a posé et à quels pays… Panama. Mais le fera-t-elle s’il s’agit seur d’une porte de prison…
de la Suisse ou encore de la City de Il est question, au sein de l’Union
Le traitement Londres ? européenne, d’établir une assiette
de l’information Le premier type de sanction commune consolidée pour taxer les
consisterait à ce que chaque État multinationales, ce qui permettrait
Int. : À supposer que les fiscs obtiennent décrète que, tel territoire ne jouant de décourager certaines pratiques de
toutes les informations qu’ils demandent, pas le jeu de la transparence, toute transfert abusives. Mais cela se tradui-
seraient-ils en mesure de les traiter, transaction financière à destination rait forcément par une augmentation
compte tenu de la complexité des mon- ou en provenance de ce territoire est des impôts pour certains pays, et ces
tages en cause ? illégale. Certes, les mafieux conti- derniers s’y refusent énergiquement.
nueraient à recourir aux services des Quand l’Irlande demande l’aide de
C. C. : Il en ira de même que pour établissements financiers en question, l’Europe, la France lui répond : « Avec
les informations recueillies par les mais pour un acteur comme BNP un impôt sur les sociétés à 12 %, contre
douanes, qui ne sont pas forcément Paribas, ce serait plus difficile, car sa 30 % en France, vous n’êtes qu’un para-
32 utilisées toutes, ni tout de suite. Les cotation en Bourse pourrait en souf- site : commencez par augmenter vos
fichiers Excel peuvent être classés frir. Sans aller jusqu’à l’interdiction des impôts ! » Mais l’Irlande se retranche
et servir à vérifier certains éléments transactions, celles-ci pourraient aussi derrière le droit de la concurrence et
© Association des amis de l'école de Paris | Téléchargé le 19/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.69.34.131)

© Association des amis de l'école de Paris | Téléchargé le 19/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.69.34.131)
lorsqu’un doute surgit. Autre solution être taxées à 30, 50, 80 % ou davan- juge que c’est la France qui fixe des
possible, l’administration chinoise, tage, jusqu’à ce que le territoire en impôts trop élevés.
cherchant à savoir quel type d’opéra- question accepte de faire des efforts. En réalité, le problème ne vient pas
tion cibler pour gagner du temps, a Il est également possible de s’atta- seulement de la différence de niveau
décidé de débaucher des consultants quer aux acteurs privés. Récemment, des impôts mais aussi de la culture
de KPMG qui passaient leur temps à l’entreprise Glencore a voulu entrer en du secret et de l’absence de contrôles
expliquer aux multinationales com- Bourse à la fois à Londres et à Hong qui permettent, dans certains pays, de
ment contourner le fisc. Pour cela, Kong. Malheureusement pour elle, prendre impunément des risques très
encore faut-il accepter de les rému- depuis juillet dernier, la Bourse de élevés.
nérer aux conditions du marché. Hong Kong oblige les entreprises rele-
vant de l’industrie extractive à publier Renoncer à l’impôt
Int. : Ces consultants ne sont-ils pas une comptabilité pays par pays. Cette sur les bénéfices ?
tenus au secret ? mesure, venant à la suite de divers
scandales liés à Glencore en Chine et Int. : Beaucoup de financiers publics
C. C. : Pas à partir du moment où en Zambie, a contribué à faire plonger soulignent que les impôts indirects de
ils deviennent fonctionnaires. C’est le titre. type TVA sont beaucoup plus difficiles à
de bonne guerre, car les transferts se De même, lorsque l’Administra- frauder que l’impôt direct. Ne faudrait-
font aussi dans l’autre sens. tion américaine s’est rendu compte il pas remplacer tous les impôts directs
En France, malheureusement, les qu’UBS aidait ses clients à frauder le par des impôts sur la consommation ?
agents du fisc manquent de moyens et fisc, elle a laissé à l’entreprise le choix
sont évalués sur des critères quantita- entre révéler les noms des clients en C. C. : Je vous propose de vous pré-
tifs qui les incitent à préférer contrôler question ou perdre sa licence aux senter à la présidentielle sur ce pro-
quelques milliers de boulangers ou de États-Unis. Comme aucune entreprise gramme et de compter combien de
bouchers qui ont fraudé la TVA plu- ne peut se permettre de se priver du gens voteront pour vous…
tôt que de passer une année à tirer au marché américain, UBS a commencé
clair les malversations d’une ou deux à donner des noms et, sans attendre, Int. : C’est quand même le sens actuel de
multinationales. de nombreux contribuables fraudeurs l’histoire. Le système de protection sociale

Le Journal de l’École de Paris n°92 - Novembre / Décembre 2011


À quoi servent les paradis fiscaux ?

débat leur proposer des formules d’optimisa-


Le vice et la vertu
tion fiscale agressive. L’évasion fiscale
Int. : Dans son ouvrage Profession : fonc- est une source majeure d’accroissement
a été conçu après la guerre, à un moment tionnaire, François Bloch-Lainé, ancien des inégalités, car le poids de l’impôt
où tout le monde travaillait et où il y directeur du Trésor, raconte que pour pèse de plus en plus lourdement sur de
avait peu d’importations. Aujourd’hui arriver à payer les fonctionnaires à la moins en moins de contribuables. En
le chômage est massif et la concurrence fin du mois, il a parfois dû se livrer à des définitive, ce sont la cohésion sociale
étrangère très forte. On ne peut pas acrobaties peu avouables, comme le fait de nos pays et même la démocratie qui
continuer à faire peser tous les prélève- de puiser dans la trésorerie des chèques sont menacées par ce phénomène, sans
ments sur un quart de la population. postaux. Mais il le faisait au nom d’une parler du fait que les pays pauvres sont
mission sacrée. Il est probable que la spoliés des recettes fiscales qui leur
L’argent sale fraude fiscale est souvent pratiquée avec permettraient de se développer. Il me
des motifs très “vertueux”. paraît donc urgent d’agir.
Int. : Les flux de l’argent de la drogue,
de la prostitution ou du terrorisme ne C. C. : Il est certain que si l’on faisait
sont-ils pas largement supérieurs à ceux la liste de tous les acteurs recourant aux
de l’évasion fiscale ? paradis fiscaux, on aurait quelques sur-
prises. On y trouverait, par exemple,
C. C. : Toutes les tentatives d’évaluer la Banque centrale d’Italie ! Au cours
les volumes respectifs de ces flux sont des années 1990, il s’est avéré qu’au
très périlleuses, puisqu’il s’agit, par lieu de placer son argent en bons du
définition, de flux cachés. Néanmoins, Trésor, elle était passée par un paradis
chaque fois que j’ai discuté en off avec fiscal pour le confier au fonds spé-
des banquiers américains, britanni- culatif LTCM, qui lui proposait des
ques, ou français, on m’a expliqué rendements de 40 %. On sait aussi
que les flux de l’argent sale étaient que les services secrets sont de grands
bien inférieurs en volume à ceux de utilisateurs des paradis fiscaux, ce qui
l’évasion fiscale. leur permet de monter des opérations
Une chercheuse connue pour son en toute confidentialité.
goût de la provocation, Susan Strange, Je peux comprendre l’argument 33
faisait observer qu’« Un mafieux qui selon lequel la raison d’État peut
gagne de l’argent avec la prostitution ou conduire à utiliser le matin les para-
© Association des amis de l'école de Paris | Téléchargé le 19/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.69.34.131)

© Association des amis de l'école de Paris | Téléchargé le 19/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.69.34.131)
la drogue enverra son fils à Harvard et dis fiscaux et à tenir l’après-midi un
lui fera épouser l’héritière d’IBM, ce qui discours en faveur de leur suppres-
permettra à tout cet argent d’être bien sion. Néanmoins, on en est arrivé
blanchi et de revenir rapidement dans la aujourd’hui à un stade où le phéno-
société. L’argent de l’évasion fiscale, lui, mène est passé de l’artisanat à l’indus-
ne revient jamais. C’est à cet argent-là trie, et où des démarcheurs sollicitent
que vous devez consacrer vos efforts. » désormais les gens par téléphone pour Élisabeth Bourguinat

Le Journal de l’École de Paris n°92 - Novembre / Décembre 2011

Vous aimerez peut-être aussi