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Émotions et relation éducative

Jean-Frédéric Dumont
Dans Empan 2010/4 (n° 80), pages 150 à 156
Éditions Érès
ISSN 1152-3336
ISBN 9782749213491
DOI 10.3917/empa.080.0150
© Érès | Téléchargé le 22/05/2023 sur www.cairn.info par Sarah Woestyn (IP: 87.64.182.239)

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Actualités du secteur

Émotions
et relation éducative
Jean-Frédéric Dumont

Michel Chauvière nous proposait, en complémentaires, les éducateurs sont à


2000, d’envisager le travail social la recherche de ce qu’ils nomment géné-
comme « [...] la transformation volon- ralement la bonne distance.
taire d’une émotion en connaissance et
L’équilibre, ou plutôt la navigation entre
en savoir-faire, parfois même un
ces deux pôles de l’amour et de la haine,
métier »… Pourtant, en ce qui concerne
s’organise, pour les stagiaires comme
les éducateurs, la notion de profession-
pour les professionnels, autour des
nalisme est très souvent opposée à
notions d’empathie et de neutralité bien-
celles d’affectivité et d’émotivité…
veillante. Mais ces notions, tant dans la
formation que dans les pratiques, repo-
sent bien souvent sur une traduction
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ENTRE L’AMOUR ET LA HAINE…
erronée de la pensée de Carl Rogers.
LA BONNE DISTANCE
Affectivement, on peut identifier Empathie et neutralité sont souvent
l’amour et la haine comme les deux pensées dans une visée d’objectivité,
pôles entre lesquels les éducateurs d’objectivation des pratiques et de la
tentent de trouver une place, de définir relation, où le positionnement éducatif
une posture, pour parvenir à se situer résiderait dans un refus de se position-
dans un accompagnement structurant ner entre les pôles affectifs de l’amour
qui évite les écueils de la relation et de la haine et où le professionnalisme
fusionnelle et de l’indifférence, de la consisterait en la capacité d’évacuer ces
fascination et du rejet. Ce constat et deux dimensions au profit d’une place
cette problématique de l’affectivité neutre, désaffectivée en quelque sorte.
émergent très rapidement dans les Méthodologiquement, l’éducateur devient
parcours de formation des stagiaires et alors ce technicien de la relation,
restent présents durant tout l’exercice capable de mettre de côté ses affects,
professionnel. Pour trouver un équilibre son implication affective, pour devenir
entre ces deux pôles antagonistes et le réceptacle neutre, non jugeant, des
contradictoires, mais indissociables et problématiques des personnes qu’il

Jean-Frédéric Dumont, maître de conférences en sciences de l’éducation, membre de l’équipe REPERE/CREFI-T-


université de Toulouse-Le Mirail.
Responsable de formation au centre de formation au travail social de La Rouatière, 11400 Souilhanels.
jfdumont@msn.com
ifdumont@larouatiere.com

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Émotions et relation éducative

accompagne sur les chemins de l’émanci- faire avec ses états affectifs qui, de
pation et de la socialisation. l’amour à la haine, « […] comportent de
manière intrinsèque soit le plaisir, soit la
Or ce raisonnement ne tient pas : pas plus
peine » (Rime, 2005, p. 50) sans sombrer
du point de vue théorique que de celui des
dans la relation fusionnelle ou le rejet ?
pratiques.
On le voit assez nettement ici, les éduca-
Du point de vue théorique, empathie et
teurs sont confrontés à la difficile articu-
neutralité bienveillante ne renvoient
lation du personnel, de l’intime et du
nullement à l’objectivité du praticien ; il
professionnel.
s’agit bien au contraire pour l’éducateur
d’assumer sa subjectivité, et donc ses
affects et ses émotions, pour les verser
ÉMOTIONS ET RUPTURES DE CONTINUITÉ

dans les dynamiques de transfert et de Si cette question est si difficile à appré-


contre-transfert dont se nourrit la relation hender, tant pour les stagiaires que pour
éducative. On voit mal en effet comment les professionnels, c’est sans doute parce
pourrait s’établir une relation de qu’elle ne peut se traiter de manière fron-
confiance et un accompagnement éducatif tale, dans une référence directe aux senti-
à long terme si l’éducateur n’est pas ments d’amour et de haine et aux états
enclin à prendre le risque du transfert… affectifs que sont l’humeur, le tempéra-
Autrement dit, il ne s’agit pas de nier son ment, les troubles émotionnels ou les
implication, mais bien de l’expliciter, de préférences. Ces états affectifs connotent
l’expliquer, de la mettre à plat et de l’as- en effet la manière d’être au monde des
sumer auprès de la personne accompa- individus (névroticisme ou extraversion
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gnée, pour que cette dernière puisse à son pour le tempérament, dépression, manies
tour s’impliquer… ou phobies pour les troubles émotionnels,
affects négatifs ou positifs pour l’humeur,
Du point de vue des pratiques, empirique-
attirance ou rejet pour les préférences)
ment, intuitivement, stagiaires et profes-
(ibid., p. 51), mais dans une stabilité et
sionnels perçoivent parfaitement l’absur-
une relative permanence, qui vont certes
dité d’une relation désaffectivée et l’im-
influer sur la relation en lui donnant une
possibilité de nier leur implication et leur
teinte particulière, mais qui ne se laisse-
subjectivité dans la relation éducative.
ront pas interroger par une simple prise de
« Je ne peux tout de même pas gommer
recul, une mise à distance de la situation
mes sentiments. […] On ne travaille pas
et une analyse réflexive de la pratique.
avec des morceaux de bois. […] Et pour-
tant, comment rester pro quand on est L’émotion se distingue de ces états affec-
comme ça engagé avec l’autre ? C’est dur. tifs, par la soudaineté et la brièveté de son
Je ne vois pas comment en sortir 1 […] » expression, et dans la rupture qu’elle
Cette perception de l’inefficience et de introduit dans la relation. Son caractère
l’absurdité de l’objectivité dans la relation saillant et son expression manifeste la
les laisse bien souvent désemparés du rendent donc aisément repérable et plus
point de vue méthodologique. Comment facile d’accès lorsqu’il s’agit d’interroger

1. Cette citation, ainsi que les suivantes, est issue de groupes d’analyse des pratiques professionnelles ayant eu lieu
dans le cadre de la formation de moniteur éducateur entre 2006 et 2008.

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la relation éducative. En effet, outre que – qu’elle est de courte durée (entre une
l’émotion se traduit dans le corps et les demi- et quatre secondes) (Eckman, 1984,
expressions faciales, son autre grande p. 333) ;
caractéristique par rapport aux autres états – qu’un large consensus existe aujour-
affectifs est de trouver son origine dans d’hui dans le champ des sciences sociales
une rupture de continuité chez la personne pour reconnaître comme émotions : l’ac-
et/ou dans l’environnement (action-situa- ceptation, l’anxiété, la colère, la culpabi-
tion-relation-contexte), et/ou dans les lité, le dégoût, l’espoir, la honte, l’intérêt,
relations qu’entretiennent les acteurs la joie, le mépris, la peur, la surprise et la
entre eux. tristesse (Dumont, 2009).
Ainsi, lorsque les individus font face à Les émotions sont, in fine, les moments
des situations pour lesquelles ils ne dispo- forts et visibles d’une relation marquée
sent pas de « structures de connaissance – par la rupture où, lorsqu’on n’a plus les
schème, représentation, modèle, postulat, mots pour se dire à soi, à l’autre, la bonne
théorie, principe, croyance, stéréotype ou distance ne peut être trouvée, dans une
autre – [structures] acquises tout au long illusoire neutralisation de l’implication…
de [leur] histoire [...] » (ibid., p. 58) qui
leur permettent de s’adapter sur le mode
de la routine, ils doivent recourir aux
BONNE DISTANCE ET ACCORDAGE ÉMOTIONNEL

émotions. De la même façon, lorsque les Trouver la bonne distance consiste pour
éducateurs sont confrontés à des expé- l’éducateur à établir une relation de
riences radicales d’altérité, telles qu’ils confiance avec autrui, où chacun pourra
n’ont plus les mots pour expliquer la avancer, en confiance et en sécurité, une
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rupture de continuité qu’ils vivent dans part de lui-même, une part authentique,
les relations et le lien social, c’est l’émo- non dissimulée, non travestie de son
tion qui intervient… rapport au monde. « Mes amours, mes
passions, mes goûts, mes intérêts, c’est
L’émotion peut donc se définir en tant moi. Il n’y a pas de réelle distance entre
(Rime, 2005, p. 54) : moi et mes sentiments » (Lobrot, 1993).
– qu’elle trouve son origine dans une
rupture de continuité dans le rapport indi- L’expression et l’exposition de soi nous
vidu-milieu, ce que nous avons identifié rendent vulnérables et nous livrent aux
chez les éducateurs comme une expé- jugements des autres comme elles nous
rience radicale de l’altérité ; ouvrent à leur influence. Or, toute l’ambi-
– que ce sont des structures automatiques tion de la relation éducative est bien de
de réponse qui s’imposent lorsque l’expé- faciliter chez les personnes accompa-
rience acquise fait défaut, et qui suscitent gnées cette ouverture à soi, au monde et
l’expérience subjective du plaisir ou de la aux autres. Permettre à l’autre de trouver
peine ; son propre rapport au monde, un rapport
– qu’elle s’exprime aux niveaux : motiva- singulier et original, lui permettant de se
tionnel ; comportemental, facial ; expres- tenir seul parmi les autres, suppose donc
sif, subjectif ; phénoménal, attentionnel ; bien de ne plus considérer l’émotion
cognitif et physiologique ; végétatif ; comme une entrave à la relation, mais
– qu’elle varie en intensité (de faible à comme le gage d’une relation de commu-
fort) et en valence (d’agréable à désa- nication authentique (Rogers, 1970) où la
gréable) ; personne est appelée à changer, évoluer,

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Émotions et relation éducative

se réformer, se transformer. Et si la « Cette fois, c’était trop ! De toute façon,


personne est bien la seule à pouvoir il était prévenu par tout le monde, le
mener ce travail, elle ne peut le faire que directeur, le juge, les éducateurs… On
dans une communauté émotionnelle aurait dit que c’est ce qu’il cherchait. Ça
impliquant autrui. faisait des jours et des jours qu’il poussait
tout le monde à bout… C’est tombé sur
L’émotion dans la relation éducative n’est
moi. J’ai craqué, j’ai pleuré, j’étais
donc pas seulement ce que nous ressen-
dégoûtée par ses façons de nous
tons du monde et de l’autre, elle n’est pas mépriser ; et là, je lui ai dit que j’en
simple réaction aux perturbations de l’en- pouvais plus et que je demanderai son
vironnement, mais bien « une façon départ de l’institution. […] » Inverse-
d’éprouver le monde, de se le représenter ment : « De me voir comme ça en colère,
et de communiquer avec autrui » (Pages, et surtout quand je lui ai dit que j’étais
1986, p. 25). Ainsi l’émotion peut être déçu, que j’avais de la peine, eh bien ça a
envisagée comme devant prendre en eu l’air de la faire réfléchir… Quelques
compte les relations interpersonnelles au jours après, elle s’est excusée et on a pu
sein d’un environnement contextualisé. repartir sur d’autres bases. »
« Tous les phénomènes émotifs sont
sociaux. Dire que le corps propre des Le vivre ensemble n’est également plus
émotions est social, c’est dire non seule- souhaitable dans la relation éducative
ment qu’il faut concevoir les émotions lorsque la personne accompagnée est
comme des formes de communication et reconnue par l’éducateur comme suffi-
de coordination entre les agents […], samment autonome pour voler de ses
propres ailes et que l’heure de se séparer
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mais encore que l’émotion n’est pas un
épisode privé dans la vie du sujet qui est venue. Là aussi, surtout si la relation a
reçoit par la suite une socialisation qui la été très investie par les protagonistes,
dompte ou qui la met en forme » l’émotion révèlera la nécessité pour eux
(Dumouchel, 1995). de s’accorder afin de réussir la séparation,
pour que celle-ci se joue dans la conti-
Globalement, l’expression de l’émotion nuité et pas dans la rupture ou l’abandon.
vient signifier à l’autre que la relation
éducative arrive à un point de rupture, où Dans les deux cas, l’émotion est le révéla-
le vivre ensemble n’est plus possible en teur du sens que donnent les acteurs à l’ac-
ces termes, ou plus souhaitable. compagnement éducatif. Et ce qui fait sens
pour l’acteur est ici représenté par la signi-
Du côté de l’impossibilité à vivre fication que prend, pour lui, l’événement et
ensemble, les façons d’envisager le réel par l’infléchissement que la situation
sont devenues à ce point antagonistes ou éducative en cause peut produire sur le cap
contradictoires qu’une mise au point qu’entend garder la personne pour orienter
devient nécessaire. L’émotion devient sa vie. Cependant, coordination, accordage
ainsi le révélateur d’un conflit où le sens ne signifient pas nécessairement coopéra-
donné à la relation et au contexte néces- tion et accomplissement d’une tâche
site un accordage, pour permettre le main- commune, mais plutôt « générer en
tien de la relation en des termes commun un acte particulier qui permet
renouvelés ou, au contraire, pour signifier l’élaboration de stratégies de coopération
à l’autre qu’une séparation est désormais ou d’opposition » (Dumouchel, 1995,
inéluctable et nécessaire. p. 136). In fine, l’accordage émotionnel ne

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recherche essentiellement que la réduction n’est pas seulement reçue passivement,


de l’incertitude quant aux intentions de elle est aussi ce qui permet de se position-
l’autre. Il s’agit de bien comprendre l’autre ner par rapport à l’autre dans un contexte
tout en s’en faisant bien comprendre. Ce particulier. Elle est également ce qui
processus semble pour une large part permet à l’autre de reconnaître les limites
inconscient, au moins dans ses débuts, de son interlocuteur, de le reconnaître
puisque dans l’avancement de l’accordage, dans une forme et dans ce qui fait sens
il va peu à peu surgir à la conscience en pour lui. L’émotion est ainsi un vecteur
venant donner du sens et un sens aux privilégié de la transformation et de l’ac-
émotions. « Ce qui fait sens [pour l’indi- tualisation de soi, de son rapport aux
vidu] indique ce qui a un prix pour lui, non autres et au monde.
pas directement en valeur marchande, mais
d’un point de vue affectif » (Mias, 1998, « Dès lors qu’elle est articulée à un projet
p. 100). plus vaste qui consiste à faire exister un
nouveau rapport au monde, une manière
Le processus d’accordage permis par de se faire “affecter” et de se faire
l’épisode émotionnel ne résulte pas à “affecté”, qui produit de nouvelles rela-
proprement parler d’un calcul ; les acteurs tions, de nouvelles manières de faire
ne se représentent pas a priori les préfé- contraste, [l’émotion] n’est plus alors
rences ou l’intention de l’autre pour adap- seulement ce qui est à connaître, mais ce
ter leurs actions. Chacun des acteurs, au qui fait connaître. […] L’émotion n’est
contraire, a toujours accompli, avant le pas seulement ce qui est senti, mais aussi
processus de coordination, une action ce qui fait sentir... » (Despret, 1999).
dont la finalité lui échappe et qui engage
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l’autre dans une réponse tout aussi indé- En effet, l’implication émotionnelle est
terminée. L’action réciproque qu’initient un puissant facteur d’expression de soi
les acteurs est très largement non finalisée vis-à-vis de l’autre et du contexte. Elle
et indéterminée, mais elle permet la est possibilité de se dire et de se donner
réduction de l’incertitude et les engage à voir lorsque le discours n’est plus
ainsi sur les voies de la coopération, du suffisant. Nous retrouvons ici cette
conflit, ou de l’indifférence. spécificité des éducateurs de devoir
travailler avec ce qu’ils sont, beaucoup
Comme l’a bien mis en évidence Le plus qu’avec ce qu’ils savent.
Breton (1998, p. 103), « ce ne sont pas Pourraient-ils prétendre à l’établisse-
tant les circonstances en elles-mêmes qui ment d’une relation de confiance en
déterminent l’affectivité de l’acteur que adoptant une posture de toute-puissance,
l’interprétation qu’il leur confère, leur dans une implication désincarnée, où le
résonance intime à travers le prisme de savoir remplace le vivre, où les certi-
son histoire, de sa psychologie ». Ainsi, la tudes barrent l’indétermination, où
relation éducative suscite des émotions, l’identification et la conformité tiennent
qui à leur tour vont nourrir la relation en
lieu de projet, et où le pouvoir et la
en actualisant les termes. On perçoit alors
domination annihilent l’autorité ?
très nettement pourquoi les éducateurs
avaient intuitivement raison d’envisager L’implication émotionnelle n’est évidem-
l’impossibilité de trouver la bonne ment pas négative ou à proscrire, mais un
distance en se coupant de leurs affects, ou outil de travail qu’il convient de ciseler,
simplement en les maîtrisant. L’émotion d’affûter afin de le rendre opérant.

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L’expérience émotionnelle est pour l’édu- authentiques, sans lesquelles il n’y a pas
cateur un apprentissage du vivre l’institu- d’action éducative possible…
tion avec l’autre, certes dans une relation
Une action éducative où mes émotions me
d’aide et d’autorité, mais dans une
permettent de me représenter l’autre et le
posture où le rapport au monde se négocie
monde, l’autre dans le monde, l’autre et
avec l’autre au quotidien. Cette implica- moi dans le monde… C’est parce que
tion relève certainement de ce que nous nous émouvons ensemble d’une
Goleman (1995) appelle une intelligence fiction commune, dans un mouvement où
émotionnelle, mais aussi et surtout d’une nous tentons de vivre ensemble, en accor-
sensibilité éducative 2… Une sensibilité dant nos affects et nos représentations,
qui nécessite pour l’éducateur d’accepter que nous inventons chaque jour un
de se laisser émouvoir par l’autre, pour en nouveau monde où chacun de nous a sa
retour l’affecter. place.
La relation quotidienne, pour l’éducateur, Pour l’éducateur, le professionnalisme ne
consiste bien à montrer qui il est, et consiste donc pas à chercher une impro-
comment et pourquoi il l’est. Il est sans bable bonne distance dans la neutralisa-
cesse convié à s’inventer et à raconter son tion des implications émotionnelles, mais
histoire, dans le rapport qu’il entretient à bien plutôt à mettre à plat ces implications
l’autre et aux normes sociales domi- en analysant les tenants et les aboutissants
nantes, dans l’invention et le partage des accordages émotionnels mis en œuvre
d’une fiction commune. Cette rencontre au sein des relations de communication
ne peut advenir que dans le cadre d’une authentique, « où l’objectivité résulte de
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relation de confiance mutuelle, où chacun la confrontation des subjectivités »
sera suffisamment assuré de lui-même et (Rogers, 1970)…
de l’autre, pour avancer cette part de soi
qui le dévoile et le rend vulnérable. Autrement dit, s’impliquer dans la rela-
tion éducative, c’est s’en expliquer… Et
L’expression de leurs émotions par les notamment, s’expliquer quant aux
acteurs de la relation éducative les engage émotions éprouvées…
ainsi dans un processus d’information et
de négociation, quant à leur perception de
l’autre et de la situation, et vise à leur
BIBLIOGRAPHIE
DESPRET, V., 1999. Ces émotions qui nous
permettre de s’accorder. Les implications fabriquent : ethnopsychologie de l’authen-
émotionnelles des éducateurs, loin d’être ticité, Le Plessis-Robinson, Institut
des variables parasites qui obèrent le Synthélabo pour le progrès de la connais-
professionnalisme, sont au contraire le sance, coll. « Les Empêcheurs de penser
gage de relations de communication en rond ».

2. J. Piaget avait déjà mis en évidence qu’il n’y a pas de processus cognitif sans imprégnation affective, mais c’est
sans doute chez Damasio que l’on trouve la critique la plus aboutie et la plus pertinente des tenants de l’opposition
entre rationalité et émotion : ses travaux mettent en évidence l’impossibilité pour certains de ses patients,
incapables de ressentir des émotions à la suite de lésions de leur système nerveux, mais conservant des facultés
intellectuelles normales, d’exécuter les tâches les plus simples et les plus routinières, et à s’inscrire de façon
adaptée dans certaines relations humaines. Les émotions ont ainsi « certaines raisons que la raison doit absolument
prendre en compte ». E. Morin (1997) évoque également ce lien indissoluble entre raison et émotion en faisant de la
sagesse une production de sapiens/demens...

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DUMONT, J.-F. 2009. Les émotions, vecteurs de LOBROT, M. et coll. 1993. Le choc des
l’actualisation de l’implication et des émotions, Château La Vallière, Éditions La
représentations professionnelles. L’exemple Louvière.
des moniteurs éducateurs en formation, MIAS, C. 1998. L’implication professionnelle
thèse de doctorat en sciences de l’éduca- dans le travail social, Paris, L’Harmattan.
tion, université de Toulouse-Le Mirail MORIN, E. 1997. Amour, poésie, sagesse, Paris,
DUMOUCHEL, P. 1995. Émotions. Essai sur le Éditions du Seuil.
corps et le social, Paris, Les Empêcheurs PAGES, M. 1986. Trace ou sens. Le système
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GOLEMAN, D. 1995. Emotional intelligence, RIME, B. 2005. Le partage social des
Batam Books. émotions, Paris, PUF.
LE BRETON, D. 1998. Les passions ordinaires : ROGERS, C. 1970. La relation d’aide et la
anthropologie des émotions, Paris, psychothérapie, Paris, Éditions sociales
Armand Colin-Masson. françaises.
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