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« Nul n’est méchant volontairement »

Michel Larroque
Dans L’Enseignement philosophique 2010/4 (60e Année) , pages 38 à 48
Éditions Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public
ISSN 0986-1653
DOI 10.3917/eph.604.0038
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« NUL N’EST MÉCHANT VOLONTAIREMENT »
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Michel LARROQUE
Hon.

Le sens commun distingue la faute de l’erreur. Un médecin consciencieux qui


tue son malade par une prescription inadaptée n’est pas coupable, à l’inverse d’un
empoisonneur ayant programmé la mort de sa victime. C’est ce choix délibéré d’une
fin mauvaise qui constitue la faute. Elle constitue la catégorie essentielle de la pensée
morale.
Mais cette distinction entre la faute et l’erreur est moins claire qu’il n’apparaît
à première vue. Ainsi, Socrate soutient que la faute se réduit à une erreur, que nul
n’est méchant volontairement car « le bien est la source de toutes nos actions » 1 .

L’UNIVERSALITÉ DU JUGEMENT DE VALEUR


Considérons d’abord cette notion de bien. À première vue, elle peut sembler
un concept un peu vague dont il est difficile de déterminer la compréhension et l’ex-
tension. D’une part, en effet, le bien est indéfinissable. Et d’autre part, des choses dif-
férentes, et parfois même opposées, sont jugées bonnes selon les époques, les lieux,
les individus. On pourrait prendre prétexte de ces incertitudes pour reléguer l’idée de
bien au rang des simples opinions indignes d’un examen sérieux. Ce serait mécon-
naître son caractère essentiel de principe.
Un principe, en effet, ne se définit pas car il est ce à partir de quoi les autres
choses se définissent. Ainsi, on détermine le triangle comme une portion d’espace
délimitée par trois droites ; mais l’espace qui sert à définir n’est pas lui-même défini. Il
est pourtant l’objet d’une intuition évidente 2 . Il en est de même pour le bien. Pour
s’en convaincre, il suffit d’observer l’usage que chacun fait du concept de meilleur.
Tout le monde s’y réfère constamment, dans le langage ou l’action, et sa signification
est évidente pour tous : il n’est pas besoin d’avoir approfondi la philosophie pour com-
prendre, par exemple, que la santé est meilleure que la maladie. L’idée de meilleur est
une structure de la pensée. Or elle implique nécessairement une référence au bien.
Cette notion est donc une catégorie de l’esprit, comme, par exemple, l’idée de cause.

1 . Gorgias 4 9 9 e.
2 . Dans une géométrie non axiomatisée.

L’enseignement philosophique – 6 0 e année – Numéro 4


« NUL N’EST MÉCHANT VOLONTAIREMENT » 39

Et de même que tout homme se fonde sur l’idée de cause lorsqu’il explique, il se réfè-
re à l’intuition du bien lorsqu’il préfère et choisit.
Cette intuition du bien s’exprime dans des jugements à prétention objective.
Soutenir qu’une chose est meilleure qu’une autre ne signifie pas qu’elle nous plaît
davantage, par exemple, parce qu’elle nous procure plus de plaisir. Même l’affirma-
tion que le plaisir est le seul bien et la douleur le seul mal implique qu’on s’en détache
pour les confronter à la norme du bien. C’est ainsi que dans le Protagoras, Socrate,
bien qu’il adopte, provisoirement, la perspective hédoniste, oppose à la sensation du
moment une arithmétique des plaisirs qui est une œuvre de la pensée. Ainsi, une
conduite agréable sera jugée mauvaise par les douleurs qu’elle entraîne ou les plaisirs
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plus grands dont elle nous prive : l’intempérance et la paresse sont mauvaises car
l’une est cause de maladie et l’autre de pauvreté. Mais ce sont là des inconvénients et
des avantages que la pensée prévoit et qui ne sont pas sentis.
On voit par là que l’homme qui juge du bien et du mal s’arrache à l’immédiat
et pense sa vie dans le temps. C’est ce que confirme un texte du Gorgias 3 . Celui qui
absorbe un remède désagréable ne veut pas le désagrément, mais la santé dont le
remède est le moyen. De même, le commerçant qui affronte les dangers de la mer ne
souhaite pas les courir mais veut la richesse, but de son négoce. Dans ces deux cas,
santé et richesse sont considérées comme des biens. C’est donc en vue du bien que
tout homme accomplit chaque chose, qu’elle soit intrinsèquement indifférente ou
même mauvaise. Il évalue donc ses actes par un jugement qui pèse leurs consé-
quences à plus ou moins long terme. Et même dans les cas où le fruit de l’acte est
immédiat, il faut que la pensée prenne un recul, s’en détache, et le confronte à la
norme du bien pour le qualifier de bon. Ainsi, le bien n’est jamais donné dans une
sensation, mais dans une réflexion. Et puisque la sensation implique toujours la parti-
cipation du corps, il faut dire que la considération du bien nous arrache au corps pour
nous élever au plan de la pensée.

L’AFFIRMATION SOCRATIQUE
Cette dimension temporelle de l’activité réfléchie ne doit pas inciter à édulcorer
la thèse socratique en la réduisant à l’aphorisme banal : « la fin justifie les moyens » 4 .
Socrate va plus loin : pour lui, le but poursuivi est toujours jugé bon, même si la socié-
té, le sens commun ou l’agent lui-même affirme le contraire. En effet, « pour aimer le
mal, il faut aimer le bien : car on ne peut aimer le mal que parce qu’on le regarde
comme un bien, que par l’impression naturelle qu’on a pour le bien » 5 . Ainsi, pour l’in-
tellectualisme, c’est le bien que cherche l’escroc, l’auteur d’un crime crapuleux, le
délinquant sexuel.
Une réflexion sur ces exemples paradoxaux constitue la meilleure introduction
à l’intelligence de la doctrine. Chacun conçoit l’avantage que procurent ces crimes : il
s’agit du plaisir soit directement appréhendé, soit acquis par le moyen de l’argent. Et
tout homme comprend l’attrait du plaisir. Si, pourtant, le plus souvent, ces forfaits lui
font horreur, c’est que le prix par lequel le délinquant les achète lui apparaît morale-
ment exorbitant. Qu’importe un avantage acquis par un aussi grave opprobre moral :
un homme sain n’est même pas tenté ! Mais c’est là justement l’indice qu’il éprouve
une valeur que le « coupable » n’aperçoit pas ou aperçoit mal. Certains n’hésitent pas

3 . Gorgias 4 6 7 c.
4 . Par exemple, l’idéal utopique d’une société parfaite aurait pu justifier le goulag aux yeux des staliniens.
5 . Malebranche, Traité de morale, I, 3 , 1 5 .
40 MICHEL LARROQUE

à risquer leur vie pour rester fidèles à la probité ou à l’honneur. D’autres, au contrai-
re, les sacrifient sans vergogne à quelque avantage social ou matériel. L’un aperçoit,
ou croit apercevoir, des valeurs invisibles ou obscures pour l’autre. Tout compte fait,
chacun choisit ce qui lui semble le meilleur et fuit ce qui lui apparaît pire. Ainsi,
Socrate est convaincu qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir. Mais
Calliclés ne voit là qu’un préjugé populaire et pense que la domination du fort sur le
faible est juste, donc bonne 6 .
Encore Calliclès a-t-il la lucidité de son choix et le courage de l’assumer. C’est
rarement le cas. Généralement, le « coupable » souscrit dans son discours aux éti-
quettes imposées par la conscience sociale. Il qualifie de mauvaise la conduite qu’il a
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cependant choisie. Mais ce n’est que par ouï-dire qu’elle lui apparaît telle. Tout au
plus, ressent-il la force contraignante du surmoi qui donne aux représentations collec-
tives leur caractère coercitif. Mais la connaissance authentique d’une valeur n’a rien à
voir avec sa désignation sociale ni sa puissance d’entraînement avec la pression du
groupe. Une référence aux mathématiques permet d’éclairer ce point essentiel.
Je puis savoir par cœur les théorèmes et les réciter avec conviction car j’ai
confiance dans le maître qui me les a appris. Ce ne sont là qu’opinions droites, étran-
gères à la science. La pensée mathématique authentique consiste, au contraire, à refaire
la démonstration pour son propre compte afin de s’approprier l’évidence. Celle-ci n’est
pas reçue de l’extérieur mais dévoilée par un acte de la pensée qui la découvre dans son
propre fond. Il en est de même pour la réflexion morale : les valeurs ne sont découvertes
que dans l’intériorité. Sinon, il s’agit seulement de conformisme et de dressage.
Toutefois, les valeurs morales ne se traduisent pas, comme les vérités mathé-
matiques, dans une formulation objective, aisément transmissible à tous 7 . Elles font
l’objet d’intuitions qui, en grande partie, échappent au discours. Considérez la com-
passion : chacun est capable d’en donner une définition, au moins approximative, et
de l’illustrer par des exemples convenablement choisis. Mais le plus souvent, il s’agit
là d’une connaissance extérieure qui situe adéquatement l’inconnu dans le réseau
conceptuel des notions morales. Ce repérage logique ne suffit pas à l’intelligence de la
compassion. Pour la comprendre, il faut l’éprouver comme une évidence du cœur. Or
le discours n’exprime pas cette expérience. Il peut, en outre, entretenir l’illusion de
connaître une valeur à laquelle on n’accède pas.
Certes, entre l’appréhension authentique d’une valeur et sa méconnaissance
totale, il y a mille transitions. L’ignorance absolue n’est, le plus souvent, qu’un cas
d’école. Une valeur éveille habituellement quelque écho, même dans l’âme qui la
récuse. Bien que confusément entrevue, elle peut faire obstacle aux tentations. Elle
est, par là, source de conflits intérieurs. Mal interprétés, ils semblent autoriser la
thèse d’une volonté défaillante, choisissant le mal en connaissance de cause. Mais,
une connaissance morale moins superficielle mettrait, sans doute, un terme au conflit
et emporterait l’adhésion.

6 . Calliclès est un interlocuteur de Socrate dans le Gorgias, 4 8 3 a.


7 . On sait que Kant, au contraire, a voulu définir la moralité dans une formule objective : « agis en sorte que tu
puisses constituer la maxime de ton action en une loi universelle ». Mais, au moins dans les devoirs que Kant
qualifie de larges ou méritoires, la loi n’est que l’expression quantitative d’une conviction intuitive qui la pré-
cède et la justifie. C’est parce que j’éprouve que le dévouement désintéressé à autrui est un bien que ma sincé-
rité pose que tout homme doit aider son prochain, lorsqu’il le peut. Mais on peut supposer qu’un individualiste
strict croira, de bonne foi, que chacun doit trouver en lui la force de s’affirmer et que, par conséquent, person-
ne ne doit aider personne. Sa sincérité, à lui aussi, pose une loi. Il n’y a pas de critères objectifs pour choisir
entre le philanthrope et lui.
« NUL N’EST MÉCHANT VOLONTAIREMENT » 41

Admettons pourtant qu’il n’en soit rien et que, tout compte fait, le « coupable »
opte pour son intérêt propre. Celui-ci lui apparaît donc préférable à l’impératif moral.
Mais c’est encore le bien qu’il choisit puisque préférer, c’est élire le meilleur, donc le
bien. C’est en se référant à cette même norme transcendante que l’agent moral choisit
les valeurs et que l’immoraliste les récuse. Car le bien est, comme on l’a vu, un princi-
pe qui dépasse la multiplicité de ses expressions. Mais là encore, le langage trahit l’ex-
périence intime. Puisqu’il est convenu de désigner comme bien les valeurs morales, il
semble contradictoire de prétendre que c’est au nom du bien que le « coupable » les
rejette. En vérité, chacun choisit ce qui lui semble le meilleur, en fonction des clartés
qui lui sont données.
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Celles-ci proviennent, en partie, de l’éducation. L’ouverture aux valeurs est
plus difficile pour celui qui, vivant dans des groupes qui les ignorent, est coupé, dès
son plus jeune âge, de toute préoccupation morale. Les explications sociologiques de
la délinquance par les carences éducatives, la perte de repères dans des groupes
sociaux déstructurés, l’absence de modèles d’identification sont maintenant des lieux
communs de la criminologie 8 . Ils constituent des versions modernes de la pensée
socratique. Sans doute, la connaissance morale est-elle, comme on l’a vu, une expé-
rience intérieure. Mais celle-ci peut être favorisée ou contrariée par le contexte éduca-
tif, de même qu’en mathématiques, l’enseignement d’un maître est, le plus souvent, la
condition nécessaire, bien que non suffisante, de l’appropriation des vérités.
Tout autant que les influences extérieures, le caractère ouvre la personne à
certaines valeurs, lui rend plus difficile la connaissance authentique de certaines
autres. Ainsi, le respect de la loi morale, admirée dans sa nudité abstraite, pourra
séduire spontanément un secondaire de la caractérologie 9 . Mais, un primaire devra
faire un effort pour échapper à son caractère et comprendre le bien-fondé d’une
morale de la loi. Ainsi, certains « colériques » 1 0 , emportés par une activité bouillon-
nante ont du mal à saisir la légitimité des principes : ceux-ci leur apparaissent comme
des constructions artificielles en dehors de la vie. L’influence du caractère, tout
comme celle du milieu social, favorise donc notre vision du bien et du mal.
C’est cette vision qui, pour l’intellectualisme, détermine la conduite. Dans cette
perspective, la volonté n’existe pas comme pouvoir autonome de décision ; elle est
absorbée par la connaissance puisque nos décisions ne sont que les résultantes de nos
pensées. Un texte du Protagoras est, à cet égard, significatif. Le but du passage est de
définir le statut du courage. À première vue, il diffère des autres expressions de la
vertu. L’intrépidité qui précipite l’homme brave vers le danger semble étrangère au
savoir 1 1 . Mais en vérité, montre Socrate, l’homme courageux est semblable au lâche :
tous deux fuient ce qui leur semble terrible et choisissent ce qui leur apparaît bon.
L’homme courageux, doit-on comprendre, craint par-dessus tout le déshonneur car il

8 . Soulignons, au passage, que l’explication de la faute par l’ignorance ne remet pas en cause la sanction,
comme on le croit parfois. Bien au contraire, pour celui qui n’aperçoit pas les biens et les maux authentiques,
celle-ci restaure artificiellement la rectitude de la conduite : le délinquant qui ne voit pas, comme Socrate, qu’il
est désavantageux de commettre l’injustice, saisit par contre fort bien que la prison, ou pire, est un mal.
Toutefois, s’il n’exclut pas la sanction, l’intellectualisme ne condamne pas le coupable. En cela, il peut consti-
tuer une expression purement rationnelle et laïque de la charité.
9 . Kant affirmait n’admirer que deux choses : « le ciel étoilé au-dessus de ma tête, la loi morale en moi ».
1 0 . La primarité, la secondarité sont des propriétés constitutives de la caractérologie d’Heymans, Wiersma, Le
Senne ; le « colérique » est un type caractériel.
1 1 . « C’est un fait, Socrate, que tu trouveras des hommes qui sont tout ce qu’il y a de plus impie, de plus injus-
te, de plus intempérant, de plus ignorant, et qui, d’autre part, sont tout qu’il y a de plus courageux ! ». Protago-
ras 3 5 9 b.
42 MICHEL LARROQUE

le tient pour un mal supérieur à une blessure ou à la mort. Le lâche, au contraire, pri-
vilégie, son intégrité physique : cette valeur est pour lui bien concrète alors que celles
qui motivent l’homme de courage ne sont pour lui, à la limite, que « des grands
mots ». Chacun choisit le bien et fuit le mal, tels qu’il se les représente. L’héroïsme et
la lâcheté ne sont donc que les conséquences de nos opinions. Ainsi, même la vertu
en apparence la plus étrangère à l’intelligence 1 2 , se réduit, en définitive, au savoir : il
suffit de connaître le bien pour le faire.

« JE NE MÉPRISE PRESQUE RIEN »


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Cette formule de Leibniz résume une conséquence de l’intellectualisme socra-
tique. Si tout homme choisit le bien, tel qu’il lui apparaît, il est possible de commu-
nier avec son inspiration, même lorsqu’on réprouve ses choix. Une option contestable,
en effet, consiste à incarner une visée de valeur dans une détermination inappropriée.
Or, on peut toujours partager une visée de valeur à condition de la dissocier des
expressions qui la trahissent. Un effort de sympathie intellectuelle peut appréhender
les intentions sous-jacentes aux idées et aux conduites affichées. Il peut révéler la
source commune d’attitudes opposées.
Considérez par exemple une certaine tradition politique de gauche, enracinée
dans la philosophie des Lumières et la Révolution française. Tout l’oppose, en appa-
rence, à une vision religieuse des rapports sociaux, telle qu’elle s’exprime dans le
catholicisme traditionnel. Pourtant, les droits de l’homme, fondés en raison, ont une
origine chrétienne. Ils constituent l’expression laïcisée, ou si l’on préfère, épurée, de
l’affirmation de Jésus, révolutionnaire en son temps, de l’égale dignité devant Dieu de
tous les hommes. 1 3 Le fond de cette conviction est la source de l’idéal révolutionnaire
de 1 7 8 9 ; elle a sans doute inspiré le combat de bien des militants communistes. Elle
est aussi le moteur d’un comportement chrétien authentique. Mais elle s’est inscrite
chez les uns et les autres dans des structures contingentes, toujours contestables :
l’amour pratique du prochain n’implique nécessairement, ni la socialisation des
moyens de production, ni la soumission à une église, ni, a fortiori, l’adhésion au
dogme du socialisme scientifique ou de l’infaillibilité pontificale !
Il est sans doute plus difficile de sympathiser avec des formes sociales qui
heurtent de front notre sensibilité morale. On peut cependant retrouver à leur source
une visée de valeur. Ainsi, le libéralisme économique s’est parfois exprimé aux États-
Unis avec une vulgarité outrancière : un homme vaut ce qu’il gagne ! En effet, dans
cette perspective, chaque personne est responsable de sa destinée : elle construit sa
vie par son effort ou la laisse se déliter par laisser-aller. Les gains du plus entrepre-
nant et du plus persévérant sont donc fondés. Les disparités économiques sont le
signe et la sanction d’une inégalité morale : comme l’affirmait Calliclès, il est juste que
celui qui vaut plus possède davantage.
Une semblable conception implique, bien évidemment, une vision sommaire
des rapports collectifs. En effet, les conditions de la compétition sociale ne sont pas
les mêmes pour tous, comme dans une épreuve olympique. Et, même si c’était le cas,
on pourrait espérer pour une société des moteurs plus nobles que la seule concurren-
ce économique entre ses membres. Cependant, sous son simplisme, s’exprime une
intuition juste : l’obligation morale pour chaque personne de tirer le meilleur parti

1 2 . C’est bien au « courage physique » que Protagoras fait allusion.


1 3 . Sur ce point, voir le livre de Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, Plon, 2 0 0 7 .
Parcourir aussi Nietzsche, qui a bien décelé les origines chrétiennes de la démocratie.
« NUL N’EST MÉCHANT VOLONTAIREMENT » 43

d’elle-même. C’est ce qu’affirme l’Évangile dans la parabole des talents 1 4 : le maître


blâme le mauvais serviteur qui n’a pas su faire fructifier son bien. Kant affirme de
même que l’homme raisonnable ne peut vouloir, comme « l’insulaire des mers du
Sud », laisser rouiller ses talents. « Car, en tant qu’être raisonnable, il veut nécessaire-
ment que toutes les facultés soient développées en lui… » 1 5 . Dans cette perspective
morale, il existe une hiérarchie des personnes mesurée par leur effort de promotion
personnelle. Celle-ci peut prendre des formes variées : accomplissement spirituel, pro-
grès intellectuels et même amélioration physique. Mais un certain libéralisme traduit
grossièrement cette intuition en la restreignant à la réussite matérielle exprimée par
l’argent : il caricature une idée juste. Cependant, bien qu’une caricature enlaidisse son
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modèle, elle l’exprime cependant d’une certaine manière.
Dans cette perspective, on peut reconnaître, même dans des vices, un élan vers
le bien qui s’égare. La préoccupation de sa valeur propre est le fond commun de l’or-
gueil et de la vanité : l’orgueil en est assuré, la vanité en doute et veut se rassurer par
le regard d’autrui. S’il est vrai, comme on l’a vu, que tout homme a pour vocation de
tirer le meilleur de lui-même, ce souci est originellement légitime. Mais, puisque per-
sonne ne saurait juger le fond de personne, même de soi-même, il se pervertit ici en
vaine complaisance et naïves illusions. Dans le même registre, le désir effréné de
reconnaissance sociale, la soif de pouvoir, peuvent exprimer et travestir, tout à la fois,
l’idéal authentique d’actualiser le moi de valeur. Ainsi, dans ces choix erronés, sou-
vent ridicules et parfois odieux, une visée de valeur s’égare par erreur de jugement.
Celle-ci procède d’une ignorance. Celui qui se trompe confond la connaissance
partielle qu’il a d’un problème avec une connaissance totale 1 6 . Ainsi, un idéal de justi-
ce est sans doute à l’origine des expériences désastreuses du communisme soviétique
ou cambodgien, et, pour le promouvoir, une certaine contrainte de l’État était légiti-
me. Mais ces données élémentaires devaient être confrontées à mille paramètres de
tout ordre : entre autres, les dimensions innées de la nature humaine, incompatibles
avec le projet utopique de façonner un homme radicalement nouveau. Leur ignorance
a transformé l’idéal initial en sa caricature monstrueuse. Dans le même ordre d’idées,
une prescription pédagogique doit tenir compte des circonstances, de l’âge, de la per-
sonnalité de l’élève. La méconnaissance de ce contexte peut produire des effets
contraires au but poursuivi, même si la règle imposée est intrinsèquement bonne.
Une visée de valeur doit donc être dissociée de la gangue des conduites et des
mots qui peuvent la trahir en lui donnant corps. L’intuition du Bien déborde les déter-
minations qui prétendent la circonscrire. Mais, comme on l’a vu, elle les inspire tou-
jours. C’est cette intuition que Leibniz, avec Socrate, nous invite à retrouver. L’intel-
lectualisme constitue le seul fondement d’un dialogue authentique.

LES OBJECTIONS CONTRE L’INTELLECTUALISME SOCRATIQUE


On a objecté à l’intellectualisme la débilité de la raison face à la puissance
des passions 1 7 . C’est oublier que leur force procède d’un jugement implicite. C’est le

1 4 . Matthieu, 2 5 1 4 3 0 .
1 5 . Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs, traduction Delbos, deuxième section, page 1 4 0 .
1 6 . Spinoza, Éthique, 2 3 5 scolie.
1 7 . C’est le cas de Bergson : « Notre admiration pour la fonction spéculative de l’esprit peut être grande ; mais
quand des philosophes avancent qu’elle suffirait à faire taire l’égoïsme et la passion, ils nous montrent – et nous
devons les en féliciter – qu’ils n’ont jamais entendu résonner bien fort chez eux la voix de l’un ni de l’autre. » Les
deux sources de la morale et de la religion, chapitre 1 , page 8 8 . Il est vrai que Bergson vise, ici, la morale de
Kant. Mais dans la suite, il étend sa critique à l’intellectualisme.
44 MICHEL LARROQUE

cas de l’amour : il n’est irrésistible que dans la mesure où son objet apparaît irrécu-
sable.
L’irrécusable est dans l’ordre de la valeur ce qu’est l’évidence dans le domaine
logique. Dans ces deux expériences parentes, l’esprit a la conviction d’atteindre une
vérité qui s’impose à lui. De même que je suis contraint de reconnaître que la droite
est le plus court chemin entre deux points, il me faut admettre qu’on doit préférer son
ami à son chien et, a fortiori, à sa bourse. L’irrécusable s’impose à mon jugement,
bien qu’il puisse mortifier mes intérêts ou mes appétits : je puis être tenté de choisir le
chien ou l’argent contre l’ami, mais je ne saurais le faire « sans quelque reproche
secret de ma raison. »
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Il en est exactement de même dans l’amour. L’être aimé est investi de valeur et
c’est pourquoi celui qui aime ne se reconnaît pas le droit d’y renoncer. L’affrontement
des obstacles, les risques assumés, le mépris des bienséances, parfois les drames susci-
tés par l’amour ne témoignent pas de la puissance de quelque pulsion, force en
quelque sorte mécanique, mais de la profondeur d’une conviction. Dans cette perspec-
tive, la description de la passion comme puissance irrationnelle submergeant la
volonté est, phénoménologiquement, fausse. L’amour tire sa force du jugement d’irré-
cusabilité qui le génère. La passion est sans doute un jugement faux, comme l’ont
soutenu les Stoïciens. Mais l’important est de reconnaître qu’elle est d’abord de l’ordre
du jugement. Toute explication qui méconnaît ce caractère fondamental et cherche à
comprendre l’amour uniquement à partir de quelque déterminisme manque
l’essentiel : on n’attrape pas l’amour comme on attrape la grippe ! 1 8
Lorsque l’amour devient passion, son objet est identifié au tout de la valeur ; il
devient en quelque sorte, pour l’amant, un absolu vivant. Cette assimilation d’un être sin-
gulier au Bien est la source des outrances du cœur et de la conduite, illustrées par la litté-
rature et la rubrique des faits divers. Or la passion, dans la perspective du Banquet,
confond une vérité partielle avec une vérité totale. Il est vrai, en effet, que le Bien est la fin
dernière du vouloir et que la beauté des êtres singuliers le reflète. L’erreur consiste ici à le
confondre avec une détermination particulière qui l’exprime mais le restreint: un beau
corps, une belle âme. Le passionné ignore en effet que la visée de son amour dépasse l’ob-
jet sur lequel il s’est provisoirement arrêté. Diotime s’applique donc à convaincre le jeune
Socrate « que l’amour a du mouvement pour aller plus loin » 1 9 . Cet effort est le moteur de
la progression initiatique du Banquet, qui doit élever Socrate de l’admiration d’un beau
corps à la contemplation de « l’océan du beau » et à l’intuition de son principe: le Bien.
Dans cette perspective, la passion procède d’un manque de connaissance. Elle
n’est pas maîtrisée par un effort de type musculaire mais par un surcroît de lumière
qui en purifie la visée et l’assume. Et puisque le Bien « est la source de toutes nos
actions » on peut étendre aux autres tendances cette thérapeutique de la passion
amoureuse.

D’autres objections contre l’intellectualisme procèdent de l’ignorance de la


teneur véritable des motifs. Mais point n’est besoin, pour décrypter leur sens, de la
magie d’un psychanalyste : il suffit de déchirer le voile des mots. Considérez la faute
avouée par Saint-Augustin. Jeune homme, il vole, avec des camarades, des poires dans
un verger, sans avoir besoin ni même envie de ces fruits et pour, affirme-t-il, le seul

1 8 . Nous résumons ici les analyses de précédentes études : La transmutation dans l’amour, revue l’Enseigne-
ment Philosophique, juillet-août 2 0 0 1 ; Esquisse d’une philosophie de l’amour, l’Harmattan 2 0 0 6 .
1 9 . L’expression est de Malebranche.
« NUL N’EST MÉCHANT VOLONTAIREMENT » 45

plaisir de faire le mal : en effet, il donne son larcin aux pourceaux 2 0 . Mais la volonté du
mal n’est, chez un adolescent de seize ans, que le masque de l’affirmation de soi, par
transgression de la règle, sous le regard de la bande. Socrate retrouverait aisément
sous ces rodomontades l’espérance égarée d’actualiser le moi de valeur. Et il pourrait
montrer les multiples ignorances qui occultent la gravité de vol : souffrance de la victi-
me, peut-être pauvre, nécessité de la loi sociale, grandeur de la loi morale : le jeune
Augustin n’était probablement pas en mesure de partager l’enthousiasme de Kant ! 2 1

Il faut donc creuser sous la surface des mots pour saisir les vrais motifs d’une
conduite. Parfois, les moralistes les plus avertis se laissent prendre au piège des appa-
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rences. C’est le cas de Jankélévich. La récidive constituerait, selon lui, une réfutation
définitive de l’intellectualisme socratique. Si, en effet, l’auteur d’un acte mauvais,
prend conscience des valeurs en cause, décide de s’amender et pourtant rechute, ce
serait bien en connaissance de cause qu’il commettrait à nouveau le mal 2 2 .
L’objection confond l’évidence actuelle, vivante et génératrice de l’acte, avec
son souvenir, pensée morte et par conséquent débile. En effet « parce que la nature
de l’âme est de n’être quasi qu’un moment attentive à une même chose, sitôt que
notre attention se détourne des raisons qui nous font connaître que cette chose nous
est propre et que nous retenons seulement en notre mémoire qu’elle nous a paru dési-
rable, nous pouvons représenter à notre esprit quelque autre raison qui nous en fasse
douter et ainsi suspendre notre jugement et même aussi peut-être en former un
contraire » 2 3 . Car, «… une preuve connue, reçue même en son entier, recopiée même,
je dis une preuve des sciences exactes, reste comme un corps-mort devant moi. Je la
sais bonne, mais elle ne me le prouve point ; c’est par grand travail que je la
ressuscite ; plus je me laisse aller, moins elle me prend. Mais aussi elle est neuve à
chaque fois qu’elle renaît. Naïve à chaque fois… » 2 4 . L’objection de Jankélévitch
confond donc l’évidence actuelle et le souvenir de cette évidence.

Cependant, si c’est toujours un acte de volonté qui donne vie à l’idée, on peut
faire à Socrate une nouvelle objection : le défaut de sa conception de la faute serait de
taire l’origine de l’ignorance qui la génère. Sans doute, le « coupable » a-t-il une
connaissance incomplète du bien au moment où il agit. Mais il serait responsable de
ce manque de clarté par paresse d’examiner ou détournement de l’attention d’une
vérité gênante. De même que l’ivrogne, inconscient de la gravité d’un crime commis
sous l’empire de l’alcool est responsable de s’être enivré, on pourrait reprocher au
« coupable » d’avoir volontairement occulté la vérité. Comme on l’a dit, « on croit ce
qu’on voit, on voit ce qu’on regarde et on regarde ce qu’on veut ». Dans cette perspec-
tive, l’attention est une activité qui crée la lumière, mais n’en procède pas.

Mais alors, quel peut bien en être le moteur ? Pourquoi chercherait-on une
connaissance si on ne l’avait déjà trouvée, c’est-à-dire sans le pressentiment des pro-

2 0 . «… j’ai voulu voler sans être poussé par le besoin, simplement par indigence et dégoût du sentiment de
justice, par surabondance d’iniquité ; car j’ai dérobé ce que j’avais en abondance et de bien meilleure qualité.
Et ce n’est pas de la chose convoitée par mon larcin, mais du larcin même et du péché que je voulais jouir »,
Saint Augustin, Confessions, livre 2 , paragraphe 4 .
2 1 . Voir note 9 .
2 2 . Jankélévich L’austérité et la vie morale, chapitre 3 , pages 1 4 8 et suivantes.
2 3 . Descartes, Lettre au père Mesland, 2 mai 1 6 4 4 .
2 4 . Alain, Éléments de philosophie, Gallimard 1 9 4 1 , pages 2 2 0 , 2 2 1 .
46 MICHEL LARROQUE

messes dont elle est lourde ? Et pourquoi s’en détournerait-on si ce n’est parce que
son intérêt ne nous apparaît pas ? En effet, « on peut demander alors si l’homme, sur
le point d’obscurcir sa connaissance, en avait pleine conscience. Sinon, c’est que sa
connaissance est déjà quelque peu obscurcie, avant même qu’il ait commencé ; et la
question se pose derechef » 2 5 . Ainsi, si quelque avantage immédiat l’a emporté, dans
l’âme du « coupable » sur les promesses d’une ouverture intellectuelle, c’est qu’il en a
mal apprécié l’importance et l’enjeu. C’est seulement par ouï-dire que le buveur
connaissait les dangers de l’intempérance. Mais il n’en a pas mesuré les conséquences
exactes, pour lui, en cette occurrence particulière. Le risque qu’il a négligé de considé-
rer lui apparaissait, au moment de la faute, comme théoriquement possible mais pra-
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tiquement improbable ; ce constat général était sans évidence contraignante. Bref, le
« coupable » ne se détourne d’une vérité que lorsque le soupçon de sa véritable portée
est insuffisant pour l’inciter à un examen plus approfondi. Sans doute, on ne voit que
ce que l’on regarde. Mais on ne peut pas tout examiner et notre regard privilégie les
objets qui le sollicitent en fonction de leur poids apparent. Or c’est là une connaissan-
ce et elle détermine le vouloir. Le jeune Augustin, même s’il avait connu Kant ou
Rousseau, aurait estimé perdre son temps à approfondir la loi morale ou la compas-
sion avant de commettre son vol : à seize ans, ces valeurs n’auraient sans doute
éveillé chez lui, de prime abord, que de pâles clartés, débiles face à la vanité de s’af-
firmer devant le groupe.
Ainsi, l’attention, créatrice de lumière, est, au moins en partie, un produit de
la lumière. L’esprit semble toujours déterminé dans ses choix par les clartés dont il
dispose. C’est le mérite de l’intellectualisme de l’avoir découvert. Mais l’homme n’est
pas seulement esprit : il a un corps et celui-ci est la source de jugements naturels qui
peuvent contredire ses arrêts.

LA VOLONTÉ ET LE CORPS
Socrate a montré, comme on l’a vu, que notre intuition du bien s’exprime dans
des jugements de valeur, à prétention objective, qui nous arrachent au présent et
transcendent les impressions de plaisir et de douleur. Mais « l’âme n’est pas logée
dans le corps comme un pilote dans un navire » : le corps la rattache inexorablement
au présent et à la sensation.
Considérez l’exemple de la torture : l’esprit peut juger secondaire une détresse
singulière face au souci de servir quelque noble cause. Pourtant, le corps propre peut
parler si fort que tout autre son devient inaudible, comme dans un vacarme où l’effort
d’attention échoue à privilégier une voix importante. Il impose alors une vision partia-
le du bien et du mal. La réflexion sur ce cas limite nous révèle que l’attention dépend,
en partie, du corps.
Dira-t-on qu’il s’agit là d’un exemple exceptionnel ? Mais il ne constitue que le
pôle supérieur d’un continuum mental en toile de fond permanente de notre vie. À
l’autre limite, la courtoisie mondaine de l’hôte qui, malgré sa faim, sert d’abord les
autres convives d’un repas manifeste, sur un mode mineur, l’antagonisme du corps et
de l’esprit. Entre ces extrêmes s’étale la gamme ordinaire des luttes contre le corps :
l’entraînement physique qui maintient l’effort malgré la souffrance, l’observation d’un
régime en dépit des tentations, la lutte contre une addiction, ou, plus banalement, la

2 5 . Kierkegaard, Traité du désespoir, 2 e partie, livre 4 , chapitre 2 , page 1 7 7 . Kierkegaard, qui pourtant critique
l’intellectualisme socratique, reprend à son compte cette réponse possible de Socrate à l’objection.
« NUL N’EST MÉCHANT VOLONTAIREMENT » 47

vigilance professionnelle malgré la fatigue, sont des tortures atténuées. Dans tous ces
exemples, le corps cherche à imposer une vision limitée, donc erronée, du bien et du
mal. Les pulsions corporelles, en effet, enveloppent un jugement implicite. Sans
doute, en règle générale, celui-ci est-il vrai. Nos désirs et nos répugnances sont les
moyens d’une finalité au service du vivant. Plaisirs et douleurs constituent, le plus
souvent, les outils d’une science infuse et des guides de vie. Mais ils peuvent aussi,
dans une vision du bien à long terme, apparaître comme des obstacles ou des pièges.
C’est également vrai de nos émotions. Elles aussi impliquent des jugements ;
mais ceux-ci sont souvent outranciers : celui qui est en proie à la colère la considère
toujours comme juste, même dans ses excès. D’autre part, elles effacent, au profit du
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présent, toute vision à long terme. Or les émotions s’enracinent dans le corps. Véri-
fions-le pour la peur.
Les psychologues ont remarqué que ses manifestations, à leur degré extrême,
sont identiques à celles de la douleur 2 6 . Un mal seulement imminent ou possible,
nous nous imaginons l’éprouver. La réaction réflexe inhérente à toute douleur se sub-
stitue à la réaction réfléchie que suscite d’ordinaire sa simple appréhension, l’automa-
tisme aveugle à la défense adaptée aux circonstances. Bref, l’émotion de peur est la
mise en route prématurée des réactions réflexes associées à la douleur. Comme l’écrit
Pradines, « l’être vivant redevient un vivant instantané en qui la mémoire n’évoque
qu’un avenir qui se télescope aussitôt sur le présent et détruit ainsi le temps qu’elle
avait créé. C’est la ruine, l’effondrement d’un comportement de vie ; il s’écroule sur
ses assises d’automatisme ; il s’y retransforme » 2 7 . La peur est donc le fantasme hallu-
cinatoire de la douleur. Originairement, elle anticipe une réaction corporelle.
Plaisirs, douleurs et émotions procèdent donc d’une même source : le corps.
Celui-ci tend à imposer, à travers ces états affectifs, une vision partiale du bien et du
mal, à ancrer l’agent dans le présent au détriment d’une perspective objective et à
long terme.
Ce constat ne ruine pas l’intellectualisme. D’une part, en effet, dans bien des
situations, le corps n’intervient pas actuellement ou peu : l’homme politique qui vend
son intégrité ou ses convictions se trompe sur le bien mais ne cède pas à une
contrainte physique. Et d’autre part, une connaissance authentique triomphe du
corps, même s’il parle fort : un buveur invétéré, un drogué, ne céderaient probable-
ment pas à la tentation s’ils savaient, de source sûre, que cette dernière faiblesse
entraînerait inéluctablement leur mort, dans l’heure qui suit 2 8 . Mais le plus souvent
l’authenticité contraignante du savoir n’est pas donnée d’emblée ; elle doit être
conquise contre la tentation du présent et la paresse d’examiner. Ainsi, le corps dra-

2 6 . « C’est chose saisissante de voir comme le tableau physique de la peur est décalqué de celui de la douleur
physique : même phénomène de syncope et de ralentissement du cœur, mêmes troubles respiratoires, mêmes
contractions musculaires de défense… Mêmes phénomènes de confusion mentale, quand l’une et l’autre sont à
leur paroxysme. Dans le tableau admirablement précis que M. Dumas nous donne tour à tour des expressions
de la douleur et de celles de la peur, on aurait, au premier abord, de la peine à dire laquelle de ces deux affec-
tions l’énumération suivante concerne : « Ce sont des paralysies subites comme la chute de la mâchoire, le
dérobement des jambes, la paralysie des sphincters vésicaux et anaux, des contractions des muscles lisses
déterminant le vomissement ou la miction avec jet… des projections violentes des bras en avant et en arrière,
avec les doigts écartés ou les poings fermés. » Il s’agit de la douleur. Mais on retrouvera tous ces traits sans
exception dans le tableau de la peur émotionnelle… » Maurice Pradines, Traité de psychologie générale, tome 1 ,
pages 7 2 2 , 7 2 3 . PUF.
2 7 . Maurice Pradines, ibid. page 7 2 1 .
2 8 . Il ne s’agit pas dans cet exemple de l’émotion de peur, enracinée dans le corps, comme on l’a vu, mais du
sentiment de crainte fondé sur la connaissance : conclusion d’un calcul qui compare un plaisir immédiat à son
prix à long terme.
48 MICHEL LARROQUE

matise l’acte d’attention qui donne ou redonne vie à la connaissance du bien. Nous
avons vu que dans des situations extrêmes celui-ci est à la limite du possible. Mais
toujours il exige un effort, à reprendre sans cesse, contre la voix du corps qui ne se
tait jamais.

On pourra se demander quelle est la raison dernière de cet effort. Sa condition


nécessaire est, comme on l’a vu, une connaissance pressentie. Est-ce aussi sa condi-
tion suffisante ?
Si c’était le cas, l’homme serait un automate intellectuel puisqu’on pourrait
déduire ses actes des clartés octroyées. Le déterminisme par l’idée est la conséquence,
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à terme, de l’intellectualisme. Cette conclusion heurte la conscience indéracinable que
nous avons de notre liberté 2 9 . Elle enveloppe, d’autre part, une contradiction : je ne
peux pas librement conclure que je ne suis pas libre. S’il en est ainsi, il faut donc que
le principe de nos actes réside en dehors de la connaissance. Mais quel est-il alors ?
Un choix en dehors des raisons est, par définition, incompréhensible, donc absurde.
Nous n’approfondirons pas ce débat, aux frontières de l’intellectualisme et qui
en marque les limites. Socrate n’a peut-être pas apporté une réponse définitive au
problème de la faute. Mais il est l’étape obligatoire d’une réflexion adulte sur son ori-
gine.

2 9 . Pour Spinoza, l’expérience de notre liberté est une illusion qui procède d’une connaissance incomplète :
nous avons conscience de nos actes, mais nous ignorons les causes qui les déterminent. Éthique, Scolie de la
proposition 2 5 , livre 2 .

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