Vous êtes sur la page 1sur 10

© Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 04/06/2022 sur www.cairn.info via Sorbonne Université (IP: 134.157.146.

115)

© Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 04/06/2022 sur www.cairn.info via Sorbonne Université (IP: 134.157.146.115)
COMMENT CORRIGER UNE COPIE ATYPIQUE PAR SA FORME ET/OU SON
CONTENU ?

Vincent Citot

Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public |


« L’enseignement philosophique »

2020/3 70e Année | pages 67 à 75


ISSN 0986-1653
DOI 10.3917/eph.704.0067
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-l-enseignement-philosophique-2020-3-page-67.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Association des professeurs de philosophie de l’enseignement


public.
© Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public. Tous droits réservés pour tous
pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


© Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 04/06/2022 sur www.cairn.info via Sorbonne Université (IP: 134.157.146.115)
l’enseignement
Réflexions
sur
© Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 04/06/2022 sur www.cairn.info via Sorbonne Université (IP: 134.157.146.115)
© Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 04/06/2022 sur www.cairn.info via Sorbonne Université (IP: 134.157.146.115)

© Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 04/06/2022 sur www.cairn.info via Sorbonne Université (IP: 134.157.146.115)

Vincent CITOT
Comment corriger une copie atypique par sa forme et/ou son contenu ? ..........69
L’enseignant de philosophie n’est pas seulement un professeur faisant cours, mais aussi un
évaluateur – deux rôles distincts. En particulier, il convient de ne pas confondre correction d’une
copie et jugement d’un élève. La question se pose d’une façon plus vive avec les copies atypiques.
J’examine trois sortes d’atypicité selon que sont malmenées les règles méthodologiques géné-
rales, que sont défendues des thèses répréhensibles, ou qu’une attitude provocatrice est mani-
feste. Au-delà des recommandations pédagogiques, il s’agit de s’interroger sur les exigences du
métier de professeur de philosophie.
© Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 04/06/2022 sur www.cairn.info via Sorbonne Université (IP: 134.157.146.115)

© Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 04/06/2022 sur www.cairn.info via Sorbonne Université (IP: 134.157.146.115)
COMMENT CORRIGER UNE COPIE ATYPIQUE

PAR SA FORME ET/OU SON CONTENU ?

Vincent CITOT
INSPÉ de Paris – Sorbonne Université

TRANSGRESSION DES RÈGLES MÉTHODOLOGIQUES ET DES CONSIGNES GÉNÉRALES


Il n’existe pas de copie exactement « conforme aux attentes » car ce que l’on attend
des élèves – ce que l’on espère – est au contraire qu’ils nous surprennent par la pénétration
de leur réflexion, par une certaine créativité intellectuelle et une appropriation personnelle
du sujet. Cette originalité doit néanmoins se conformer à des règles que le professeur a
préalablement explicitées. Expliquer un texte ou disserter se fait avec méthode. On rédige
une introduction, on ordonne son explication ou son raisonnement, on conclut. Le déve-
loppement lui-même doit être organisé en partie, car la pensée ne valide sa propre perti-
nence qu’en examinant une batterie d’objections. Pas de copie monolithique, donc, mais
pas non plus un saucissonnage de la rédaction en cinq ou six parties – ce serait manquer
d’esprit de synthèse. L’explication de texte obéit aux mêmes principes: il faut savoir repérer
les inflexions de la pensée de l’auteur en faisant preuve d’esprit d’analyse autant que de
synthèse. Les règles méthodologiques ne sont pas « scolaires », comme on l’entend bien
souvent, elles correspondent à une exigence de rigueur. L’élève qui n’a qu’une seule idée,
qui ne prend pas la peine de la soumettre à un examen critique puis de tirer les consé-
quences de ce travail, non seulement ne respecte pas les règles formelles de la dissertation,
mais surtout – au fond, c’est la même chose – produit une pensée qui ne s’est pas donné
à elle-même les moyens de se différencier du préjugé. Bref, le professeur de philosophie
espère l’originalité, mais dans un certain cadre formel.
Comment aborder une copie qui ne respecte pas ce cadre ? Dans la mesure où celui-
ci a été énoncé dans sa forme et expliqué dans ses motifs, il faut sanctionner les copies
qui passent outre. Soit parce que l’élève n’a pas bien assimilé la méthode (pour mille
raisons), soit parce qu’il n’en a cure. Noter des copies, c’est aussi évaluer la capacité des
élèves à assimiler les règles formulées. Il ne s’agit pas de dressage, mais de respect et
de compréhension de normes. Conformation, si l’on veut, à condition de saisir que res-
pecter une règle ne signifie pas se soumettre à un conformisme liberticide. Au contraire,
il se pourrait que la liberté bien comprise passe par la capacité à comprendre les règles
du monde naturel comme du monde social (a fortiori quand elles ne sont pas arbitraires)
L'enseignement philosophique – 70e année – Numéro 4
70 VINCENT CITOT

– condition de possibilité d’une éventuelle contestation éclairée. Du reste, qui défendra


© Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 04/06/2022 sur www.cairn.info via Sorbonne Université (IP: 134.157.146.115)

© Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 04/06/2022 sur www.cairn.info via Sorbonne Université (IP: 134.157.146.115)
l’idée qu’une pensée est d’autant plus libre qu’elle s’affranchit de la grammaire et de
l’orthographe ? Toutes choses égales par ailleurs, le correcteur donnera donc une note
inférieure à une copie qui, par désinvolture ou inaptitude de la part de son auteur, ne
respecte pas les règles énoncées.
Encore faut-il distinguer plusieurs façons, pour une copie, d’être « en dehors des
clous ». On parle de « non-copie » pour celles qui sont particulièrement courtes ou par-
ticulièrement bâclées. Elles seront notées entre 0 et 5. Celles qui ne traitent pas du tout
le sujet ou qui ne manifestent aucune compréhension du texte à expliquer ne peuvent
pas non plus prétendre approcher la moyenne. La note de 10/20 doit être réservée aux
copies qui répondent aux exigences minimales de l’exercice (puisque c’est la note mini-
male permettant l’obtention du baccalauréat). Parmi ces exigences, il y a celle d’écrire
en français ; donc les copies à la syntaxe systématiquement défaillante ne peuvent at-
teindre la moyenne. Sont également atypiques les copies qui refusent explicitement de
« jouer le jeu », c’est-à-dire qui se jouent des règles et profitent de l’occasion pour édifier
le correcteur sur tel ou tel sujet. C’est l’élève qui énonce ses « quatre vérités », dénonce
tous azimuts et interpelle ou invective sans souci d’argumentation. La copie prend alors
la forme d’un tract. Comme ce n’était pas l’exercice demandé, le professeur sanctionne.
Bien entendu, il ne met pas la moyenne, même si, dans ces idées jetées en l’air, certaines
pourraient être « sauvées ». La pédagogie du correcteur n’est pas celle du professeur fai-
sant cours. Ce dernier peut juger bon de faire flèche de tout bois et intégrer dans son
propos les remarques les plus désinvoltes. Mais le correcteur n’a pas à faire preuve d’une
telle souplesse : c’est désormais le temps de l’évaluation. Ne pas sanctionner les copies
désinvoltes, c’est donner aux élèves un signe de laxisme. Partant, c’est se décrédibiliser
comme professeur et décrédibiliser l’institution scolaire par ricochet.
Autre forme de transgression (de plus en plus courante) : le plagiat. L’élève a recopié
sa source sans la citer et a cherché à tromper le correcteur – il faut sanctionner. Mais
appliquer une peine brutale et automatique ne convient pas, car il y a plusieurs façons
de plagier : à l’occasion d’un « devoir maison » (où l’on autorise l’usage de toutes les
ressources) ou d’un « devoir sur table » (où la consultation d’internet et des ouvrages
est proscrite) ; en omettant de mettre des guillemets à une petite phrase anodine qui
s’intègre très bien dans le raisonnement qui la comprend, ou bien en recopiant mécani-
quement des paragraphes entiers ; par emprunt plus ou moins innocent ou par trans-
gression expresse d’un interdit explicitement formulé. Pour éviter de douloureux cas de
conscience, le plus simple est de prendre les devants et d’indiquer que toute citation
(emprunt ou recopiage) non sourcée sera sanctionnée – par un 0/20, ou, si l’on veut
plus de souplesse, une note divisée par deux. Les élèves savent ainsi à quoi s’en tenir.
Si cela n’a pas été énoncé en amont, l’enseignant devra s’engager en aval dans des dé-
libérations labyrinthiques et chronophages. En effet, l’omission ponctuelle de guillemets
au sein d’une excellente copie ne mérite pas le châtiment de 0/20, surtout quand on
sait qu’une carrière scolaire est en jeu – ce serait fermer l’accès de l’élève aux filières
qu’il envisageait. On ne peut être aussi intransigeant que si la nature de la sanction a
été annoncée préalablement ou si le plagiat est massif.
Ce dernier fait partie de la première catégorie de notre typologie : la transgression
de règles ou de consignes. Une copie rendue atypique par cette infraction manifeste soit
une incapacité d’assimilation de normes rédactionnelles, soit de la désinvolture. Dans
les deux cas, une réponse pédagogique est souhaitable : aider l’élève dans son travail
ou décourager sa frivolité.

L’enseignement philosophique – 70e année – Numéro 4


COMMENT CORRIGER UNE COPIE ATYPIQUE PAR SA FORME ET/OU SON CONTENU ? 71

LA DÉFENSE D’IDÉES TRANSGRESSIVES


© Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 04/06/2022 sur www.cairn.info via Sorbonne Université (IP: 134.157.146.115)

© Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 04/06/2022 sur www.cairn.info via Sorbonne Université (IP: 134.157.146.115)
Que faire à présent des copies qui, quoique respectant les règles formelles de la dis-
sertation ou de l’explication de texte, sont néanmoins atypiques en ceci qu’elles sou-
tiennent des thèses choquantes ou cautionnent des idées déroutantes ? Comment noter
un élève qui aurait entrepris de montrer le bien-fondé du racisme, du sexisme, de l’an-
tisémitisme, etc. ? La réponse est dans la question : le correcteur ne note pas un élève,
mais une copie. La première chose à faire est de considérer celle-ci pour elle-même.
Notre travail, à ce stade (je ne parle pas du cours de philosophie en général), n’est pas
de corriger des personnes, ni même des idées, mais des textes. Ainsi, ce ne sont pas les
idées comme telles qui doivent être évaluées, mais la qualité des arguments et la forme
dans laquelle ils sont présentés. Un propos misogyne, par exemple, n’a aucune valeur
en tant que tel s’il n’est que l’expression d’une passion. De même pour une charge anti-
sémite : nul besoin de se poser en « défenseur des Juifs » pour sanctionner la copie ; il
suffit de montrer qu’il n’y a rien de philosophique dans cette saillie. Si celle-ci confine
à la provocation, l’insulte ou l’incitation à la haine, nous ne sommes plus dans le cadre
d’une copie « respectant les règles et les consignes » que nous faisons nôtres dans cette
seconde partie. À l’élève qui se plaindrait d’avoir été sanctionné pour l’hétérodoxie de
ses idées (si ce n’est pour son courage), il faudrait répondre qu’il ne l’a été que pour la
faiblesse de ses raisons. Ainsi, la première attitude à adopter face à une copie soutenant
des thèses que la morale publique réprouve n’est pas de se faire l’apôtre de cette der-
nière, mais de se poser en lecteur scrupuleux. En matière de « phobies » (« homopho-
bie », « islamophobie », etc.), les thèses avancées dissimulent mal les affects sous-jacents.
Il s’agit de discerner ce qui relève de l’affection, du dogme et de l’engagement intellec-
tuel – difficulté qui, au fond, se retrouve dans tout travail de correction. Par ailleurs,
même si l’auteur adopte la forme de l’argumentation rationnelle, il y a peu de chance
qu’il traite le sujet donné par le professeur en défendant les thèses susmentionnées.
L’importation artificielle d’une marotte personnelle dans le traitement d’une question
est aisément repérable.
Cette position de recul ou de neutralité du correcteur correspond à l’attitude du
professionnel que nous sommes ou devons apprendre à devenir. Les idées des élèves ne
sont pas pour nous des motifs d’énervement, d’agacement, voire d’exaspération : nous
devons les traiter avec un œil froid et dépassionné. Nous faisons donc abstraction de
l’identité de l’élève et de la nôtre. En tant que correcteur, je ne suis pas de sexe masculin
ou de sexe féminin, je ne suis pas « blanc » ou « noir », « chrétien » ou « zoroastrien »,
hétérosexuel, homosexuel, bisexuel, transsexuel, ou toute autre catégorie imaginable ;
je suis professeur. Un propos sexiste gratuit sera sanctionné de la même façon si je suis
une femme ayant affaire à un élève de sexe masculin, ou s’il s’agit d’une autre combi-
naison. Il serait particulièrement dommageable de tenir compte de l’identité supposée
de l’auteur de la copie. Bien entendu, dans la vie courante, la prise en compte du
contexte d’énonciation est indispensable : la portée d’un propos n’a pas le même sens
s’il est tenu par un humoriste, un politique ou un juge ; dans un cadre privé ou public ;
par voie de publication ou dans le creux d’une oreille. On peut rire de tout, dit-on, mais
pas avec n’importe qui. Mais dans le cas qui nous occupe ici, celui du correcteur, le
contexte doit être, jusqu’à un certain point, mis de côté. Ceci pour garantir l’égalité des
élèves devant la procédure d’évaluation.
Noter « à la tête du client » est une « technique pédagogique » à proscrire. Il peut
s’avérer utile de pondérer la note en fonction des efforts apparents de tel ou tel élève,
dans l’espoir de « ne pas le décourager ». À condition toutefois de concevoir cette pon-
L'enseignement philosophique – 70e année – Numéro 4
72 VINCENT CITOT

dération comme un procédé marginal. Il marque en effet une violation du principe de


© Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 04/06/2022 sur www.cairn.info via Sorbonne Université (IP: 134.157.146.115)

© Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 04/06/2022 sur www.cairn.info via Sorbonne Université (IP: 134.157.146.115)
l’égalité devant l’évaluation – réclamée à juste titre par les élèves. En outre, il n’est pas
facile de déterminer exactement le degré d’effort fourni par l’élève en question. Quant
au fait de sanctionner plus ou moins sévèrement un propos antisémite ou sexiste selon
le sexe ou l’appartenance communautaire présumée de l’élève, c’est s’engager dans une
casuistique aventureuse. Notons des copies, non des auteurs de copies. Cette distinction
est d’ailleurs très utile, justement, pour ne pas décourager un élève qui aurait obtenu
une mauvaise note. Il suffit de lui dire le cas échéant que l’on n’a pas noté sa personne,
son intelligence, sa qualité intrinsèque, mais seulement sa copie. Qu’elle ne manifeste
pas la qualité foncière de sa pensée est alors pour lui l’assurance que s’il fait plus d’ef-
forts, il rédigera des copies dignes de lui. Ne jamais sous-noter une copie pour un motif
quelconque. Par exemple : « Il est prétentieux, ça lui apprendra l’humilité ! ». Cet état
d’esprit est tout sauf professionnel et aura pour conséquence (méritée) une perte de
confiance accrue dans le rapport enseignant-élèves. La surnotation se justifie dans des
cas très particuliers si elle est assortie d’une explicitation argumentée. Ainsi, on peut
dire à un élève dont la dyslexie est avérée : « Votre copie vaut x/20. Mais sa note sera
de x + 3/20. En effet, dans votre cas, il est bon de mettre de côté l’orthographe, étant
donné vos difficultés […] ».
L’attitude première du correcteur doit être la recherche d’une certaine neutralité –
que cette fin soit inatteignable ne nous dispense pas des efforts pour la poursuivre ni
n’invalide son principe. Le correcteur n’est pas l’opérateur d’une « justice distributive »
qui tiendrait compte des mérites, des efforts et du travail. L’évaluation est un moment
« aristocratique » (les meilleures notes aux meilleures copies) ; le moment méritocratique
viendra ensuite (lors du Conseil de classe, par exemple). Il convient donc de mettre de
côté ce que l’on sait des élèves (sauf ponctuellement, pour des raisons pédagogiques
évidentes), ainsi que ses propres inclinations politico-philosophiques : en tant que cor-
recteur, je ne suis pas marxiste ou capitaliste, féministe, libertaire, décolonialiste ou
conservateur ; je m’en tiens à la qualité d’une argumentation – autant que faire se peut.
L’enseignant ne doit pas se présenter comme un moralisateur, un redresseur de torts,
un policier de la pensée, un idéologue ou un propagandiste. Le cas échéant, ce ne serait
plus seulement l’institution qui serait décrédibilisée, mais la philosophie en général.
Imagine-t-on un professeur de philosophie donner la consigne suivante à ses élèves :
« Vous disserterez sur tel sujet, avec cette seule contrainte que votre conclusion doit être
conforme à la morale » – la mienne ou celle de l’État ? La philosophie n’est pas une rhé-
torique, un art des beaux discours ni une technique de persuasion. Penser authentique-
ment implique de ne pas décider a priori de la conclusion à venir.
En février 2012, un ministre de l’Intérieur s’est attiré les foudres médiatiques et po-
litiques pour avoir soutenu l’idée que « Toutes les civilisations, toutes les pratiques,
toutes les cultures, au regard de nos principes républicains, ne se valent pas ». Comme
la plupart de ses contradicteurs n’avaient cure du contexte de cette énonciation, nous
la prendrons nous aussi au pied de la lettre. Ce faisant, il est clair qu’elle est presque
tautologique : une fois que l’on a posé des principes (ici les « principes républicains »
français), on en déduit naturellement une hiérarchie de systèmes politiques, juridiques
ou culturels en fonction de cet étalon donné a priori. Une tautologie n’affirmant rien,
elle ne saurait choquer. On ferait un pas de plus en interrogeant la pertinence de l’étalon.
D’une façon générale, il est tout à fait légitime de se demander s’il existe un critère per-
mettant de hiérarchiser les cultures et les civilisations. « Toutes les cultures se valent-
elles ? » est un sujet de dissertation classique, et il serait fâcheux que la question en tant
que telle soit proscrite. Affirmer que tout critère d’évaluation est arbitraire est une thèse
L’enseignement philosophique – 70e année – Numéro 4
COMMENT CORRIGER UNE COPIE ATYPIQUE PAR SA FORME ET/OU SON CONTENU ? 73

très forte qui doit, le cas échéant, être soutenue – et non présupposée. Pour ce faire, il
© Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 04/06/2022 sur www.cairn.info via Sorbonne Université (IP: 134.157.146.115)

© Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 04/06/2022 sur www.cairn.info via Sorbonne Université (IP: 134.157.146.115)
faudrait commencer par réfuter le classement spontané des cultures selon qu’elles pos-
sèdent, ou non, une écriture, une organisation politique complexe, un droit élaboré,
une littérature, une science, etc. Si l’on admet que la doctrine relativiste doive s’établir
par l’argumentation, on convient également que la théorie adverse fasse sens. D’autant
plus qu’il faudra sérieusement batailler pour philosopher en montrant que la culture
qui valorise la philosophie ne vaut pas mieux qu’une autre. Bref, hiérarchiser les cultures
n’est pas d’emblée répréhensible comme posture « nauséabonde », « immorale », « xé-
nophobe » ou « raciste ».
Ne soyons pas comme ces idéologues donneurs de leçons qui préfèrent tuer la pen-
sée pour ne pas souffrir que d’autres ne pensent pas comme eux. N’ayons pas par-devers
nous et par avance la « solution » des questions dissertatives proposées aux élèves. Et
quand nous proposons une correction, ayons soin de préciser qu’il s’agit d’une possibilité
théorique, mais que d’autres choix eussent été possibles. Notre travail de correcteur ne
consiste pas à faire des procès d’intentions – « votre thèse pourrait donner lieu à des dé-
rives » –, mais à repérer les mérites et les faiblesses d’une réflexion argumentée ainsi
qu’un éventuel aveuglement sur les conséquences du propos soutenu (l’élève pêche alors
par inconséquence, ce qui nous ramène à un critère de notation classique).
Par ailleurs, la neutralité que j’invoque ici ne peut être radicale, pour une raison
qui, au-delà de la psychologie du correcteur, tient au cadre socio-institutionnel qui est
le sien. Une éducation, quelle qu’elle soit (y compris une éducation nationale pilotée
par l’État), ne saurait être neutre, quand bien même elle le souhaiterait. Ceci est vrai
même en classe de philosophie où la liberté de l’enseignant est particulièrement éten-
due. Il est bon de le savoir et de développer une réflexivité sur sa pratique, voire de
s’instruire des travaux des sociologues de la philosophie – qui sont nombreux à prolon-
ger, depuis une trentaine d’années, les réflexions de Bourdieu. Si l’on veut être indé-
pendant du pouvoir d’État, il ne faut pas se faire fonctionnaire – soyons cohérents. Mais
la mise en évidence des rapports de pouvoir et des forces à l’œuvre dans le champ de
l’éducation ne doit pas déboucher sur une coercition pédagogique supérieure. J’ai connu
un collègue qui s’efforçait tellement de dénoncer la pseudo-neutralité du système édu-
catif qu’il en arrivait à verser dans les cervelles adolescentes un jus foucaldien sans filtre
ni analyse critique. Foucault a remplacé Marx comme outil théorique de dénonciation,
mais c’est la même dialectique qui, quand le dosage est mauvais, produit de l’endoctri-
nement à partir d’une juste dénonciation de la neutralité apparente du monde scolaire.
De sorte qu’un enseignant qui s’illusionne un peu sur l’objectivité de la correction me
semble pédagogiquement préférable aux dogmatiques de l’esprit critique et aux totali-
taristes de l’émancipation.

IMPERTINENCE ET PROVOCATION
La correction ne doit pas seulement viser la neutralité, elle doit aussi être éducative,
c’est-à-dire aider l’élève à surmonter ses erreurs et à progresser. Raison pour laquelle la
note est accompagnée de remarques. Critiques ou non, celles-ci doivent donner les
moyens de s’améliorer. En aucun cas la note ne doit être conçue comme une punition.
S’il y a lieu de punir, c’est l’élève qui doit être l’objet de la réprimande, non sa copie.
Éventuellement, on peut refuser de noter une copie outrancière, provocatrice ou inju-
rieuse. Ou bien dégrader fortement la note au motif que la copie ne respecte pas les ré-
quisits. Dans ce cas, la mauvaise note est justifiée par la copie elle-même et n’est donc
pas un acte de réprimande extrinsèque.
L'enseignement philosophique – 70e année – Numéro 4
74 VINCENT CITOT

Une jeune collègue me faisait part récemment de sa perplexité face à une copie
© Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 04/06/2022 sur www.cairn.info via Sorbonne Université (IP: 134.157.146.115)

© Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 04/06/2022 sur www.cairn.info via Sorbonne Université (IP: 134.157.146.115)
commençant ainsi : « Feldspath plagioclase. Téter les tétons. Mes amis, connaissant ma
nature rigolarde et mon goût pour les blagues, m’ont mis au défi d’utiliser ces mots dans
ma dissertation […] ». En fait, elle était moins perplexe qu’outrée, considérant que
l’élève tenait là un propos sexiste dégradant pour la femme qu’elle était. Elle se deman-
dait quelles sanctions appliquer en plus de mettre 1/20 à la copie – nombre d’heures de
colle, convocation des parents, demande de médiation du chef d’établissement. Plusieurs
questions se posent ici. Les quatre premières lignes de cette dissertation sont-elles inju-
rieuses ou ne constituent-elles qu’une bravade d’adolescent un peu fantasque ? Si injure
il y a, est-elle sexiste ? S’il y a injure sexiste, quel genre de sanction faut-il envisager ?
S’il n’y a pas injure mais seulement propos rapportés – citation, pour ainsi dire – et goût
du risque de la part de l’élève, faut-il tout de même dégrader la note de cette copie ?
On peut au moins s’entendre sur une chose : elle commence d’une façon atypique, ce
dont la notation doit tenir compte. La jeune collègue connaissant l’auteur et ne se ca-
chant pas d’être « exaspérée » par le personnage n’envisageait pas de corriger le texte
d’une façon neutre. Elle abandonnait ainsi la posture professionnelle précédemment dé-
crite. À mon sens, il valait mieux refuser de corriger la copie litigieuse que de la noter
sous l’influence d’un conflit de personnes.
Par ailleurs, il se trouve que le reste de l’introduction et la copie tout entière étaient
d’un bon niveau. Sur onze pages. Voilà un élève qui a rédigé une authentique disserta-
tion de philosophie, volumineuse et à peu près bien écrite, mais qui, par défi, a inauguré
son texte par « Téter les tétons ». Si le cas se présentait lors des corrections du bacca-
lauréat, il faudrait déterminer le prix de cette audace. Pour trouver le juste prix, consi-
dérons le sujet de la dissertation en question : « Ne fait-on son devoir que par crainte
du regard d’autrui ? ». Dans la suite de son introduction, l’élève justifie l’originalité de
son « accroche » de la façon suivante : « si je ne [la] faisais pas, je décevrai autant moi-
même en aillant [ayant] faillit à braver une sorte d’interdit, mais aussi mes amis […] ».
Il explique ensuite qu’il éprouve un devoir envers sa réputation (celle de faire honneur
aux défis qu’on lui lance) et envers ses amis, dont le regard importe. En somme, il se
demande si c’est par crainte du regard d’autrui qu’il a inscrit en incipit de sa dissertation
« Feldspath plagioclase. Téter les tétons ». D’où cette remarque qui coule de source :
« J’en conclus que cette réflexion ferait une parfaite accroche ». Force est de constater
que notre auteur traite son sujet, et qu’il est parvenu à intégrer sa provocation inaugu-
rale dans une réflexion sur le « devoir » et le « regard d’autrui ».
Nous avons affaire à un élève qui tente de désamorcer sa propre provocation en
même temps qu’il rend l’atypicité de sa copie soluble dans les règles classiques de la
dissertation. Nous ne sommes pas du tout dans le cas de figure du fainéant légendaire
répondant à un sujet imaginaire (« Qu’est-ce que l’audace ? ») par une ligne : « C’est
cela ! ». Dans notre cas, la provocation est mise au service de la pensée et inaugure une
copieuse dissertation. À l’écrit du baccalauréat, mettre une mauvaise note à cette der-
nière serait faire preuve d’injustice et d’absence de discernement, non seulement parce
que le caractère injurieux de l’incipit est discutable, mais aussi parce que deux mots d’in-
troduction ne sauraient effacer onze pages de travail sérieux. Le correcteur n’a pas à ré-
pondre à une provocation par une contre-provocation. Nous ne sommes pas des
archi-élèves renvoyant la balle aux élèves dans une cour de récréation. Fonctionnaires
d’État, nous sommes aussi payés pour dominer nos affects et montrer l’exemple. Mettre
une mauvaise note à cette copie serait une contribution militante à la lutte contre les
provocateurs de tous poils, justifiant le constat rétrospectif de l’élève : « Je me suis fait
saquer ! ». Ce serait juger l’individu quand il eût fallu noter un texte. Il est bon d’évaluer
L’enseignement philosophique – 70e année – Numéro 4
COMMENT CORRIGER UNE COPIE ATYPIQUE PAR SA FORME ET/OU SON CONTENU ? 75

un philosophe non seulement à travers son œuvre, mais également sa vie, et de mettre
© Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 04/06/2022 sur www.cairn.info via Sorbonne Université (IP: 134.157.146.115)

© Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 04/06/2022 sur www.cairn.info via Sorbonne Université (IP: 134.157.146.115)
les deux en rapport (car la philosophie n’est pas seulement une recherche théorique) ;
mais ici, nous n’avons pas les moyens de juger des personnes (même durant l’année
scolaire, qui peut dire qu’il connaît réellement ses élèves ?) – et, de surcroît, ce n’est pas
ce que demande l’institution. Le professeur n’est pas un maître dont les élèves seraient
les disciples. La professionnalisation et la fonctionnarisation de la philosophie ont bien
des désavantages, à commencer par cette fâcheuse dissociation de la pensée et de l’ac-
tion, et cette curieuse association de liberté intellectuelle et de tutelle étatique 1 ; mais
il faut aussi lui reconnaître les avantages corrélés à cette dépersonnalisation relative –
à savoir la liberté laissée aux élèves d’être jugés sur leurs arguments plutôt que sur leur
personne.
Enfin, à tout prendre, préfère-t-on avoir affaire à des impertinents incarnant le sujet
de dissertation (« le regard d’autrui ») dans un acte performatif, ou bien à des esprits
disciplinés produisant « de la copie » d’une façon impersonnelle, laborieuse, et, pour
tout dire, ennuyeuse ? Que veut-on valoriser ? Non pas la provocation gratuite et la pué-
rilité du dandy, certes, mais pas davantage l’application mécanique de recettes de phi-
losophie. Nos sociétés modernes ont besoin d’esprits appliqués, mais davantage encore
d’esprits critiques, créatifs, inventifs et même pugnaces. Non pas des destructeurs, des
antisociaux ou des casseurs, mais des hétérodoxes capables de faire vivre la pensée. Je
ne crois pas que l’élève susmentionné – qui obéissait aux injonctions de ses camarades
et inscrivait à demi-servilement sur sa copie « Téter les tétons » – soit un Socrate, mais
je voudrais que notre éducation nationale n’eût pas mis de trop mauvaises notes à So-
crate.

1. Voir Vincent Citot, « Difficultés et curiosités de l’enseignement de la philosophie en France », L’Enseignement


philosophique, 68e année, n° 3, mars-mai 2018.

L'enseignement philosophique – 70e année – Numéro 4

Vous aimerez peut-être aussi