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LA MORT DU POINT DE VUE DE CELUI QUI A RENONCÉ AU VOULOIR-

VIVRE
(Deuxième étude sur la mort selon Schopenhauer)
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Marie-José Pernin-Ségissement

Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public |


« L’Enseignement philosophique »

2014/2 64e Année | pages 37 à 52


ISSN 0986-1653
DOI 10.3917/eph.642.0037
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-enseignement-philosophique-2014-2-page-37.htm
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II – ESSAIS
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LA MORT DU POINT DE VUE DE CELUI QUI A RENONCÉ

AU VOULOIR-VIVRE

(Deuxième étude sur la mort selon Schopenhauer)*

Marie-José PERNIN-SÉGISSEMENT
Hon. Lycée Eugène Delacroix, Maisons-Alfort

Sans doute cette nouvelle perspective du philosophe sur la mort nous éloigne-elle
de toute plaisanterie… Précisons bien le nouvel angle de vue qui est le sien. Si, d’un
côté, très spontanément, celui qui affirme la vie craint la mort, la fuit ou tente de l’es-
quiver, de l’autre côté, celui qui a renoncé au vouloir-vivre pourrait bien être animé
d’une volonté de mort, ce qui doit être examiné. Et si Schopenhauer étudie séparé-
ment les deux points de vue dans leur différence – ce qui nous autorise à le faire – il
n’omet pas la question difficile du passage de l’un à l’autre dans sa dimension aporé-
tique si complexe. En ce point précis du passage se profilera le visage grave et même
terrible de la mort, mais de manière inattendue. Car cette gravité extrême de la mort
ne se situe pas au sein du renoncement au vouloir-vivre, ni même exactement dans la
perspective de l’affirmation du vouloir-vivre, bien que ce soit là que la mort menace,
cette menace que précisément la consolation par « le tour de passe-passe » essayait
d’écarter (cf. notre premier essai). Elle surgira dans l’intervalle…
Selon notre nouvelle perspective, celle du renonçant, la mort ne suscite plus la
frayeur extrême liée à l’attachement à la vie qui motivait le déploiement traditionnel
de la consolation, ni celui, plus original, du « tour de passe-passe » schopenhauerien.
Rappelons brièvement l’essentiel (cf. notre essai, p. 5 ) : pas plus que le soleil ne sau-
rait craindre la nuit, le Je transcendantal ne peut cesser de porter le monde comme le
titan Atlas. De plus, la Volonté de vivre est libre et toute-puissante ; elle ne saurait
manquer de phénomènes. Donc, celui qui veut vivre vit (cf. notre essai, p. 1 0 ) ; la

* La première étude, qui s’intitulait « Selon Schopenhauer nous pourrions rire de ce qui nous fait pleurer le plus :
la mort », a été publiée dans notre Revue (6 2 e Année, n° 2 , décembre 2 0 1 1 - février 2 0 1 2 ).

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mort dotera sa volonté d’un nouvel intellect, de sorte que sera vérifiée la célèbre
déclaration au sujet des morts, de la Bhaghavad-Gîta, reprise par le philosophe : « ils
renaissent 1 ». Si, à présent, nous délaissons l’affirmateur de la vie, apaisé sinon
convaincu par l’argumentation de Schopenhauer – mais peut-être désormais capable
de rire du « tour de passe-passe » qui dissipe l’ombre du néant – notre abandon est
provisoire. Car s’il affirme la vie par son attitude et son rire, il devra la réaffirmer sans
cesse à l’heure de la mort lors des existences ultérieures puisque la vie entraîne der-
rière elle la mort. Celui qui choisit la vie embrasse dans son choix le consentement à
l’Éternel Retour de Nietzsche, perspicace lecteur de son maître Schopenhauer.
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Le renonçant, quant à lui, ne désire pas de consolation : il ne craint plus la mort
dans la mesure où il se détourne de la vie [Abwendung]. Si tel n’était pas le cas, il ne
serait pas vraiment un renonçant, ce qui est possible. Songeons ici à Bernanos qui,
dans le célèbre Dialogue des Carmélites, présente la Prieure dévorée d’angoisse méta-
physique et religieuse, dont les derniers mots sont : « PEUR DE LA MORT 2 ». Mais celui
qui abandonne l’affirmation de la vie veut-il pour autant la mort ? D’où les différents
aspects de la question.

I. Y A-T-IL UNE VÉRITABLE VOLONTÉ DE MORT DANS LE RENONCEMENT [VERNEI-


NUNG] AU VOULOIR-VIVRE ?
A. Dans la mesure où diminue l’attachement à la vie, la crainte de la mort faiblit
chez l’homme.
Schopenhauer va même jusqu’à dire que le renonçant l’accepte, la « souhaite »
comme une délivrance 3 et « l’attend avec bonheur 4 ». Irons-nous jusqu’à dire qu’il la
veut ? Cela semble difficile. Il faut s’entendre sur le mot « volonté ». Chez Schopen-
hauer, rappelons qu’elle signifie impulsion ou désir qui ne s’accompagne pas fonda-
mentalement de délibération intellectuelle. Pour Schopenhauer, le corps [Körper] est
l’objectivation externe (c’est-à-dire pour la représentation) du vouloir-vivre aveugle
de l’individu, c’est-à-dire de son corps vécu [Leib] éprouvé de l’intérieur dans une
durée en quelque sorte principielle. Or, le relâchement ou la détente de cette impul-
sion fondamentale qu’est le vouloir-vivre [« Volonté » au sens schopenhauerien] ne
correspond ni à une pulsion de mort, ni à une intention véritable, délibérée, [« volon-
té » au sens traditionnel] de mourir.
1. Pour la première acception[impulsionou désir], la réponse est négative.
Il n’y a pas de pulsion de mort chez Schopenhauer. Le croire serait confondre
Schopenhauer avec Freud ! Freud s’est inspiré du vouloir-vivre schopenhauerien dans
la conception même de la pulsion en général [Trieb], motion insatiable parce que tou-
jours renaissante, qu’il s’agisse de la faim et de l’amour, selon la parole de Schiller. De
son propre aveu et dans l’intention de valider la libido inconsciente, Freud a égale-
ment rendu hommage au « grand penseur Schopenhauer dont la « Volonté » incons-
ciente peut être considérée comme l’équivalent des pulsions psychiques de la psycha-
nalyse 5 » et qui a « rappelé aux hommes l’importance encore sous-estimée de leurs

1 . Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, trad. Burdeau et Roos, PUF, 1 9 7 8 , MCVR,
liv. IV, § 6 8 , p. 4 9 8 .
2 . Georges Bernanos, Dialogues des Carmélites, La Pléiade, 1 9 6 1 , Deuxième tableau, scène X (les majuscules
sont de Bernanos).
3 . Schopenhauer, op. cit, liv. IV, p. 4 8 0 , 4 8 1 .
4 . Op. cit., p. 4 9 0 .
5 . Freud, Une difficulté de la psychanalyse, in L’inquiétante étrangeté et autres essais, folio Essais, p. 1 8 7 .

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impulsions sexuelles 6 ». Et, de fait, Schopenhauer tient la sexualité pour « le mot de


l’énigme » pour autant qu’elle serait le foyer de l’objectivation de la Volonté pour la
représentation.
En revanche, Freud ne lui a pas emprunté la notion de pulsion de mort qu’il a
introduite en corrélation avec Éros, après celle de libido. On ne doit donc pas faire
endosser à Schopenhauer la paternité des pulsions de mort freudiennes [Todestriebe].
En effet, parmi les considérations qui ont suscité l’introduction tardive de la pulsion
de mort chez Freud, figurent le masochisme, le sentiment de culpabilité, la réaction
thérapeutique négative, mais surtout la compulsion de répétition [Wiederholungz-
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wang], cette tendance régressive du psychisme qui dépasse trop franchement les
limites du principe de plaisir pour se laisser expliquer par lui. Freud a conféré à la
pulsion de mort une signification biologique comme tendance de la matière animée à
la régression vers la matière inanimée, dite morte. Cela sans pour autant exclure la
portée titanesque de cette tendance qui affronte la libido devenue Éros en un combat
cosmique… Rien de tel chez Schopenhauer qui ne voit pas vraiment la mort comme
but mais comme conséquence inéluctable de la vie 7 . Les grandes lignes de son analy-
se, tout ensemble métaphysique et biologique, méritent d’être retracées ici : la mort
résulterait de la fatigue du vouloir-vivre de l’organisme individuel engagé dans la
lutte perpétuelle pour s’emparer de la matière « contre les nombreuses forces phy-
siques et chimiques qui, en leur qualité d’Idées inférieures, ont des droits antérieurs
sur la même matière 8 ». Et c’est la victoire difficile du vouloir de l’organisme qui lui
est fatale par son coût ! En effet, le philosophe poursuit en ces termes : « De là [de
cette lutte] vient encore le poids de la vie physique, la nécessité du sommeil, et finale-
ment de la mort, car ces forces naturelles subjuguées, favorisées finalement par les
circonstances, arrachent à l’organisme fatigué par ses perpétuelles victoires elles-
mêmes la matière que celui-ci leur avait enlevée, et arrivent à manifester sans obs-
tacle leur propre nature 9 ». Cette analyse est déjà nietzschéenne car la mort y surgit
comme la rançon du coefficient d’aspiration à la puissance du vouloir-vivre, et non
comme une simple aspiration intrinsèque au retour à l’inanimé comme l’entend
Freud.
2 . Pour la seconde acceptionde la Volonté, la volonté délibérée, la réponse est aussi néga-
tive.
Le renoncement au vouloir-vivre ne correspond pas à une décision délibérée de
mourir, c’est-à-dire de tuer le corps qui est le phénomène du vouloir, mais à l’abandon
du vouloir lui-même auquel on renonce [Verneinung], dont on se détourne [Abwen-
dung]. Ce serait une contradiction.
Néanmoins, bien que la « mortification 1 0 » liée au renoncement ne vise pas le
corps qui n’est qu’un phénomène, mais le vouloir-vivre lui-même, c’est bien le corps
qui est attaqué par les pratiques ascétiques. D’où le soupçon d’une volonté de mort.
De plus, les descriptions de Schopenhauer vont à l’extrême : il mentionne les pra-
tiques autopunitives, les saints qui vont au-devant du martyre, il rapporte les cas de

6 . Ibid..
7 . Cf. la thèse de J. C. Banvoy : « La notion d’inconscient dans la philosophie d’Arthur Schopenhauer », p. 3 8 7
passim.
8 . MCVCR, liv. II, § 2 7 , p. 1 9 4 . Les idées de Schopenhauer sont les degrés d’objectivation adéquate de la
Volonté, au-dessus des phénomènes : pour les phénomènes vivants, ce sont les espèces.
9 . Ibid..
1 0 . Op. cit., liv IV, § 6 8 , p. 4 8 0 .

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mort par inanition, par asphyxie, celles des moines hésychastes, évoque les Hindous
qui se jettent au-devant des crocodiles ou sous les roues du char Jaggernaut qui trans-
porte les statues des dieux 1 1 … Et, en ces mêmes pages, les développements du philo-
sophe associent étroitement l’ascétisme qui anime ces pratiques au quiétisme et au
mysticisme qui, eux, expriment clairement le renoncement au vouloir-vivre, de sorte
qu’on pourrait considérer que la pratique délibérée d’une ascèse visant le corps consti-
tue l’essence même de ce renoncement. Il y aurait donc bien une volonté de mort à sa
source. Nietzsche qui se targuait de « flairer de loin la décompositionaussi bien chez
Platon que dans le christianisme », n’aurait donc pas eu tort de détecter aussi « le par-
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fum de croque-mort » émané par les livres de Schopenhauer, parfum dont ses propres
écrits de jeunesse (par exemple La Naissance de la tragédie) seraient imprégnés,
comme il le reconnaît 1 2 .
Cependant, Schopenhauer précise que, « au sens étroit [im engern Sinne] », il
entend par ascétisme « l’anéantissement réfléchi du vouloir qui s’obtient par le renon-
cement au plaisir et par la recherche de la souffrance […] pour persister dans la mortifi-
cation du vouloir 1 3 ». L’ascétisme serait le moyende se maintenir dans le renoncement
pour éviter que le vouloir-vivre ne se ranime. En toutes les religions (chez les hindous,
les chrétiens, les soufis), cette attitude ascétique délibérée suit le renoncement au vou-
loir pour le compléter, le maintenir en vue de son « immolation complète 1 4 ». Mais elle
ne l’inaugure pas. Elle se borne à le parachever. Elle en assure aussi la visibilité (« ce
qui met en évidence cette transformation, c’est le passage que l’homme effectue alors
de la vertu à l’ascétisme 1 5 ») dans la mesure où elle signifie manifestement – mieux
que les œuvres extérieures évanescentes – que le nœud du cœur est fendu, pour
reprendre la formule védique citée par Schopenhauer (le cœur étant le symbole du
vouloir en opposition à la tête, symbole de l’intellect).
3 . La mort du corps résulte – le plus souvent endifféré – du renoncement au vouloir-vivre
entretenu et parachevé par l’ascétisme.
Mais son sens véritable est l’ultime rupture du lien au désir à laquelle on aspire sans
bien sûr la désirer ce qui serait une contradiction… Or, le désir sexuel est une compo-
sante essentielle du désir : la chasteté est donc la pratique la plus importante de l’ascète
qui contribue à éteindre en lui le vouloir-vivre. Elle « marque ainsi que la volonté se
supprime elle-même » de sorte que « si cette maxime devenait universelle, l’espèce dis-
paraîtrait 1 6 » et non seulement les individus. La liquidation du phénomène, l’objectiva-
tion du vouloir-vivre, suivrait alors immanquablement la liquidation du vouloir-vivre
lui-même. Et cette liquidation du phénomène serait elle-même complète, englobant non
seulement l’espèce humaine mais aussi « l’animalité, qui en est le reflet affaibli 1 7 ».
Schopenhauer consacre un très beau développement à ce passage à la limite évo-
quant l’effet grandiose du renoncement complété par l’ascétisme que toutes les reli-
gions attestent. Il l’illustre grâce au Sama-Veda : « De même que dans ce monde les
enfants affamés se pressent autour de leur mère, de même tous les êtres attendent

1 1 . Op. cit., liv. IV, § 6 8 , p. 4 8 8 . (cf. aussi Paralipomena inLe Sens du destin, introd. trad. et notes de M.-J. Per-
nin, Vrin, 2 0 0 9 , chap. VIII : De l’éthique, § 1 1 5 , p. 1 4 9 , note 3 5 ).
1 2 . Nietzsche, OPC, éd. Colli et Montinari, Gallimard, t. VIII, Ecce Homo, Nce de la tragédie § 1 et 3 , p. 2 8 6
et 2 8 8 .
1 3 . MCVCR, liv. IV, § 6 8 , p. 4 9 1 : nous retraduisons.
1 4 . Op. cit., p. 4 8 8
1 5 . Op. cit., p. 4 7 8 .
1 6 . Op. cit., liv. IV, p. 4 7 8 .
1 7 . Ibid..

L’enseignement philosophique – 6 4 e année – Numéro 2


LA MORT DU POINT DE VUE DE CELUI QUI A RENONCÉ AU VOULOIR-VIVRE 41

l’holocauste sacré 1 8 ». Il rappelle également que le Bouddha, enfourchant son cheval


pour quitter le riche palais de son père et devenir mendiant, promit au cheval de ne
pas l’oublier pour la délivrance finale… Enfin la spiritualité chrétienne qui inspire
Schopenhauer n’est guère négligée. Avec la mystique de Maître Eckhart, la poésie
d’Angelus Silésius lui vient sous la plume ; elle vient confirmer cette puissante intui-
tion de l’élan des créatures animales pour aller vers l’homme et ensuite vers Dieu :
« L’homme porte tout à Dieu 1 9 ». L’élan sacrificiel est tel que l’animal qui ne peut pas
se sacrifier lui-même aspire à être sacrifié par l’homme, lui qui se sacrifie lui-même
par le renoncement. La délivrance du vouloir-vivre délie les êtres du désir et ainsi de
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la vie pour autant qu’elle comporte la mort. Seul l’homme est capable d’une telle déli-
vrance car seul, il embrasse par la réflexion de la raison [Besonnenheit der Vernunft],
l’ensemble de l’existence.
4 . La mort du corps chez le renonçant ascète.
Pour mieux marquer à quel point la mort n’est pas le but du renonçant, mais le
résultat de son renoncement, et qu’il ne s’agit donc pas d’une volonté expresse de des-
truction du corps, Schopenhauer souligne le caractère différé de ce résultat inéluc-
table : la mort suit le renoncement avec un certain décalage ; elle en est un effet loin-
tain que le philosophe dépeint grâce à l’image hindouiste célèbre du Samkhya-Karika
« ainsi, le tour de potier, quand le vase est terminé, continue encore de tourner de
l’élan qu’il avait reçu auparavant 2 0 ». Le corps du renonçant n’est plus qu’« un fragile
lien 2 1 », une étincelle : il n’a plus qu’« un dernier reste d’existence 2 2 » qui disparaît de
lui-même. Nous reviendrons ensuite sur la signification de ce décalage.

B. On ne confondra donc pas le renoncement ni même l’ascétisme avec le suicide


1 . S’il y a unprogramme d’actionviolente pour détruire délibérément le corps, il ne s’agit
donc plus d’un véritable ascétisme, mais d’une volonté suicidaire qui est en somme tout
l’opposé du renoncement et de l’esprit de l’ascétisme.
Car cette volonté suicidaire affirme la Volonté de vivre à tout prix, même au prix
de la mort du corps… Néanmoins, sur le plan des apparences, une certaine équivoque
peut surgir, car la volonté suicidaire peut se cacher sous le masque de l’ascétisme.
Irrésistiblement, nous évoquons la figure de l’ouvrage de Bernanos Le soleil de Satan,
l’abbé Donissan, qui se martyrise lui-même pour gagner la sainteté à tout prix et par
ses propres forces. Ainsi manque-t-il la perdre, dans la mesure où Satan lui fait croire
par une ruse mensongère – qui définit d’ailleurs son mode d’action – que ses sugges-
tions fatales viennent de Dieu… Nietzsche jouera de cette équivoque possible en
dénonçant une imposture derrière le néant de volonté schopenhauerien [la Vernei-
nung] : il s’agirait, selon lui, plutôt d’une volonté de néant, enivrée de puissance… à
proportion de sa faiblesse. Mais l’ascète véritable ne cherche pas à se détruire violem-
ment, il se borne à parachever la mortification de sa volonté propre.
2 . Inversement, le suicidaire, lui qui veut précisément la mort de son corps, n’a pas du
tout renoncé au vouloir-vivre, mais seulement à sa vie individuelle, comme Schopenhauer
nous l’expose.

1 8 . Ibid..
1 9 . Op. cit., p. 4 7 9 .
2 0 . Samkhya-Karika in Op. cit., p. 4 8 1 .
2 1 . MCVCR ibid.
2 2 . Op. cit., p. 4 8 0 .

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Implicitement, comme tout affirmateur de la vie, le suicidaire n’ignore pas que la


volonté ne manquera jamais de phénomènes, et que l’espèce se maintiendra malgré la
chute de son individualité. D’une certaine façon, le suicidaire agit comme si la mort
était une plaisanterie. Le suicide n’exprime pas la négation de la volonté mais il
constitue une « marque d’affirmation intense de la volonté 2 3 » contre les obstacles
qu’elle rencontre. Ce qui motive le suicide est « l’ardeur qu’il [l’individu] met à désirer
la vie, la violence avec laquelle il se heurte contre l’obstacle naturel de la vie, je veux
dire la douleur 2 4 … ». Schopenhauer va jusqu’à dire que le suicidaire « anéantit le phé-
nomène de la volonté, le corps [Leib], afin que la volonté elle-même reste intacte 2 5 ».
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L’aveuglement de l‘individu suicidaire montre bien, selon le philosophe, que le vou-
loir-vivre est en contradiction avec lui-même, au point de se déchirer lui-même dans ses
objectivations les plus élevées, au sommet, là où le combat externe entre les individus
cède la place au combat interne qui fait rage avec une grande violence au sein d’un
individu dans le cas du suicide. Comme le serpent qui se mord la queue, ou plutôt, la
fourmi-bouledogue, « l’individu se déclare la guerre à lui-même 2 6 … » Il est difficile de
ne pas évoquer ici le suicide du père de Schopenhauer qui a dû marquer durablement le
jeune homme, âgé de dix-sept ans seulement, en contribuant à lui suggérer l’insatiabili-
té du vouloir qui conduit ses objectivations à s’autodétruire. Vie et mort sont donc insé-
parables. Celui qui veut la vie peut être amené à vouloir la mort, à proportion même de
la violence de son désir, tout comme il est amené à la subir… Le paradoxe de l’indivi-
duation, par lequel la Volonté se déchire elle-même est manifesté dans le suicide pour
autant qu’il y est porté à sa pointe extrême. Dès lors peuvent s’éclaircir les nombreuses
déclarations extrêmes de Schopenhauer sur l’existence qui serait vanité [au sens latin],
fausse route, erreur d’aiguillage, faute ou même crime, selon la célèbre parole de Calde-
ron « el delito major del hombre » ! Calderon lui-même reprenait ainsi le péché originel
chrétien que Schopenhauer considère comme la version allégorique de ce drame méta-
physique. L’acte suicidaire, en témoignant du refus des souffrances inévitables de l’indi-
viduation, dit la vérité ultime sur le vouloir-vivre. Le renoncement au vouloir-vivre
apparaît alors comme l’inverse du suicide et plutôt comme une rédemption de la vie.

II. EXAMEN DU RENONCEMENT AU VOULOIR-VIVRE : LES DEUX CHEMINS POSSIBLES


DU RENONCEMENT
A. Le renoncement au vouloir-vivre, manifesté et renforcé par l’ascétisme, délivre
de la mort en délivrant de la soif de la vie.
Schopenhauer dégage par l’analyse deux chemins possibles pour ce renoncement 2 7 : le
premier s’effectue par la connaissance ; le second par l’épreuve vécue d’une souffrance
personnelle très grande.
1 . Selonles deux voies,
– L’individualité s’abolit, le multiple retourne à l’Un.
– La souffrance et la connaissance pure jouent un rôle important, mais dans une
proportion inverse. La connaissance pure joue le rôle majeur pour le premier chemin,
subordonné pour le second, tandis que, pour le second chemin, à l’inverse, la souf-

2 3 . Op. cit., liv. IV, § 6 9 , p. 4 9 9 (cf. p. 1 0 de notre essai antérieur).


2 4 . Op. cit., p. 5 0 0 .
2 5 . Op. cit., p. 5 0 1 .
2 6 . Op. cit., p. 5 0 0 , § 6 9 .
2 7 . Op. cit., liv. IV, § 6 8 et chap. XLIX, p. 1 4 1 1 et 1 4 1 2

L’enseignement philosophique – 6 4 e année – Numéro 2


LA MORT DU POINT DE VUE DE CELUI QUI A RENONCÉ AU VOULOIR-VIVRE 43

france joue le rôle majeur et la pure connaissance le rôle subordonné. Le salut tou-
jours réconcilie l’Un et le multiple, soit par la connaissance du tout – d’où la priorité
hiérarchique de ce chemin – soit par le déchirement complet qu’opère la souffrance
personnelle subie dans le cas du second chemin, que le philosophe appelle « deuxiè-
me navigation ».
2 . Les deux voies sont au-dessus de la morale, au sens où elles ne sont pas réductibles à la
pratique des œuvres justes et bonnes faites délibérément, car le renoncement n’est pas
délibéré : comment vouloir délibérément le non-vouloir 28 ?
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Certes, il y a souvent eu au préalable des actions altruistes et compatissantes, des
abandons du plaisir égoïste qui manifestaient que l’homme dont il s’agit commençait
déjà auparavant à voir au travers du principe d’individuation29 . En effet, Schopenhauer
considère que la haine et la méchanceté ont pour première base l’égoïsme, et que
celui-ci résulte de la sujétion où est l’intelligence à l’égard du principe d’individuation 30 .
Ce principe est une forme particulière du principe de raison suffisante qui régit la
représentation entièrement phénoménale. Quand cette sujétion se relâche, la barrière
entre mon individualité et celle de l‘autre s’abaisse au point qu’il m’est possible de
souffrir en l’autre, ce qui est la compassion véritable, source de toute moralité.
Mais il arrive que des actions immorales, voire parfois des crimes, aient précédé
le renoncement qui intervient alors comme un virage à 180 degrés ! Schopenhauer est
prolixe au sujet de telles histoires. Il a recueilli les aveux et ultimes déclarations
retentissantes de criminels au bord de l’échafaud et il nous en fait part avec une gran-
de émotion, cependant contenue. Et comment oublier le renoncement spectaculaire
de l’abbé de Rancé, qui réforma La Trappe en 1666, par l’Étroite Observance, dans le
sens d’une très grande rigueur ascétique en contraste avec le relâchement antérieur ?
Nous savons aussi, grâce à Chateaubriand, que l’abbé de Rancé, aristocrate et digni-
taire ecclésiastique important, avait, lui aussi, mené grand train : luxe, fêtes, tenues
somptueuses avant sa conversion ou renoncement manifesté par un ascétisme très
rigoureux. Enfin Chateaubriand, s’efforçant de retracer la vie d’Armand de Bouthil-
lier, abbé de Rancé, à partir des documents dont il dispose, remarque que, au-delà de
la vie luxueuse qu’il mena, plane un mystère inquiétant sur sa vie antérieure 31 ; « un
aveu franc aurait délivré Rancé pour toujours des calomnies 32 » qui furent impor-
tantes ; il parle enfin d’un « silence effrayant 33 » pour conclure : « Rancé ne dira rien,
il emportera toute sa vie dans son tombeau 34 ».
Quel que soit le chemin emprunté pour le renoncement, la transformation qu’il
opère est qualitative et décisive : le caractère, expression directe du vouloir, est sup-
primé en ce sens que les motifs qui autrefois le mouvaient le laissent désormais indif-
férent. À la lettre il ne réagit plus. La connaissance s’est libérée du vouloir-vivre. Un
seul motif – ou plutôt quiétif selon la formule de Schopenhauer – peut suffire à la
démobilisation du vouloir-vivre : pour l’abbé de Rancé, ce fut la découverte inatten-
due du cadavre de sa maîtresse décapitée dans un cercueil, la tête posée à côté de ce
dernier…

28. À ce sujet, Christophe Bouriau et moi-même avons entretenu un dialogue fécond.


29. Sans quoi, par définition, les actions compatissantes n’eussent point été possibles.
30. MCVCR, liv. IV, § 68, p. 476.
31. Chateaubriand, La Vie de Rancé, coll.10/18, 1980, p. 148. Cet ouvrage est souvent cité par Schopenhauer
au sujet du renoncement
32. Ibid.
33. Ibid..
34. Ibid..

L'enseignement philosophique – 6 4 e année – Numéro 2


44 MARIE-JOSÉ PERNIN-SÉGISSEMENT

B. La première voie du renoncement au vouloir-vivre : celle des élus peu nombreux 3 5


Elle part d’une connaissance du tout de la souffrance de l’existence et, partant, de la
connaissance du conflit de la volonté avec elle-même et de son néant essentiel :
« Erkenntnis seines innernWiderstreits und seiner WesentlichenNichtigkeit 3 6 ». Une telle
connaissance lève complètement le voile de Maya [Schopenhauer nomme ainsi le prin-
cipe d’individuation] source d’illusion qui sépare les individus les uns des autres, à tel
point qu’un homme en arrive à ne plus faire de différence du tout entre lui et autrui,
ni même entre le bourreau et la victime. Il se reconnaît alors en chaque homme,
« considère aussi les infinies douleurs de tout ce qui vit comme étant ses propres dou-
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leurs, et ainsi fait sienne la misère du monde entier 3 7 ». Comme le titan Atlas, porteur
du monde, il peut s’écrier : « Je porte ce qui est insupportable, il me faut porter le
monde entier [Ich trage das Unerträgliches […] Die ganze Welt, muss ich tragen] 3 8 … ».
Schopenhauer précise bien cette totalité en notant que les souffrances du monde
entier qui pèsent sur le titan sont non seulement les souffrances réelles mais aussi les
souffrances possibles. En ce point crucial, l’homme-titan « embrasse l’ensemble […] il
se voit lui-même à la fois dans toutes les places, et il se retire du cercle 3 9 ». Le poème
de Heine précise ce retrait comme le brisement du cœur : « und brechen will mir das
Herz im Leib 4 0 » sous la pression écrasante du monde entier… Il n’y a plus alors ni
individu ni monde… Seul demeure le sujet transcendantal.
Le philosophe insiste sur le choc, la discontinuité de la rupture qui apparente ce
renoncement à l’irruption de la grâce chrétienne (que le philosophe tient pour son
revêtement allégorique). Ce renoncement ne passe pas vraiment par l’expérience mais
par « la pure connaissance de la douleur 4 1 » signe du conflit de la Volonté avec elle-
même. À la différence de la seconde voie que nous allons étudier, où l’accumulation
d’expériences douloureuses – outre leur intensité –, a pu jouer un rôle, la durée, la
continuité du temps sont inopérantes pour l’accès à ce type de renoncement. La pre-
mière voie – moins que la seconde – n’a donc pas grand-chose à voir avec le vieillisse-
ment progressif qui favorise souvent le renoncement au vouloir-vivre par la baisse des
forces et la tendance à prolonger sa vie dans celle des autres. Mais ce n’est pas tou-
jours le cas : « l’avidité [qui] survit à la possibilité de jouir 4 2 » peut s’investir dans
l’ambition ou dans l’avarice accaparant l’argent, « ce représentant abstrait de tous ces
objets 4 3 » de jouissance.
C. La deuxième voie du renoncement à partir d’une très grande souffrance person-
nellement éprouvée 4 4 .
Le philosophe la conceptualise à partir de l’idée que l’ascétisme est susceptible de
maintenir les renonçants dans leur chemin par la souffrance. Il la nomme « deuxième
voie de navigation », pour en souligner les difficultés et surtout la lenteur car, à la dif-
férence de la première, elle suppose une certaine accumulation : pour celui qui « a
parcouru tous les degrés d’une détresse croissante […] a lutté énergiquement contre

3 5 . MCVCR, chap. XLIX, p. 1 4 1 2 .


3 6 . MCVCR, liv. IV, § 6 8 Nous retraduisons.
3 7 . Op. cit., liv. IV, § 6 8 , p. 4 7 6 .
3 8 . Poème de Heine « Atlas » mis en musique par Schubert.
3 9 . MCVCR, p. 4 7 6 .
4 0 . « Atlas », ibid..
4 1 . Op. cit., liv. IV, § 6 8 , p. 4 9 8 .
4 2 . Op. cit., chap. XLIX, p. 1 4 1 1 .
4 3 . Ibid..
4 4 . Op. cit., p. 4 9 2 - 4 9 3 et p. 1 4 0 1 -1 4 0 2 .

L’enseignement philosophique – 6 4 e année – Numéro 2


LA MORT DU POINT DE VUE DE CELUI QUI A RENONCÉ AU VOULOIR-VIVRE 45

elle comme cela est naturel 45 », au bord du désespoir, la volonté de vivre s’évanouit
en une « fulguration 46 » ultime.
L’apaisement lié au renoncement obtenu par cette deuxième voie est le même
que celui qui provient de la première. Mais le philosophe insiste sur la joie qui l’ac-
compagne sans doute à cause du jeu de contraste avec l’acuité de la souffrance subie
au préalable. Pour nous rendre sensible cette joie, il recourt à l’art tragique, évoque le
sort terrible qui s’acharne sur Marguerite dans Faust. Le spectateur peut saisir
quelque peu l’exaltation de la souffrance comme l’épuration qu’elle entraîne s’il se
réfère à ce qu’éprouve l’homme à la représentation d’une tragédie. Après l’inquiétude
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douloureuse, au moment où le bonheur est inexorablement brisé, se produit « une
certaine élévation d’âme source d’un plaisir infiniment plus haut que n’aurait pu lui
en procurer le spectacle du héros comblé de prospérité 47 ». Si l’homme délivré est
devenu le pur sujet de la représentation, le spectateur l’est aussi devenu mais provi-
soirement, dans le temps de la contemplation esthétique. Ainsi le plaisir tragique
offre-t-il un succédané de « ce qui se produit dans le sentiment du destinpropre 48 avec
la force de la réalité ». Le surgissement du destin à l’heure du grand malheur souligne
à quel point la souffrance guide la singularité individuelle vers son accomplissement
fulgurant qui la brise. Ce thème prendra toute son expansion chez le jeune Nietzsche
dans la Naissance de la tragédie et cheminera jusqu’à sa célèbre formule : « Comment
l’on devient ce que l’on est 49 ».
Toutefois cette singularité destinale du malheur n’exclut pas l’universalité. Le
renonçant a dû également envisager sa souffrance personnelle « comme un exemple
de la souffrance universelle 50 ». Ainsi singularité et universalité se répondent dans la
notion de totalité qui domine ces analyses philosophiques. La transformation de l’être
par le renoncement est complète, comme l’illustre le cas de l’abbé de Rancé métamor-
phosé à la suite de la découverte du cadavre de Madame de Montbazon qu’il aimait.

III. QUEL EST L’ÉTAT DE CELUI QUI A MORTIFIÉ COMPLÈTEMENT LE VOULOIR-VIVRE


EN LUI ?
À cette question, Schopenhauer répond par une série de négations.
A. Le caractère inexplicable de la transformation opérée
L’effet de la connaissance du tout de la souffrance humaine et animale et/ou de
l’épreuve personnelle de cette dernière est fondamentalement imprévisible. Ainsi, le car-
dinal de Beaufort affirme jusqu’à la mort sa volonté de vivre à la différence de bien
d’autres hommes 51 . La chaîne déterministe, liée au principe de raison suffisante qui fait
que le caractère, expression fixée du vouloir-vivre, obéit à la connaissance qui lui fournit
les motifs de l’action ou de l’abstention, est complètement brisée : la Volonté exprime sa
liberté de chose en soi : « De toute manière, la négation du vouloir-vivre ne sort pas de la
douleur avec la nécessité d’un effet sorti d’une cause, mais la volonté reste libre 52 ». La

45. Ibid., p. 1402.


46. Ibid.
47. Op. cit., p. 1402.
48. Ibid.. Nous soulignons et nous retraduisons.
49. « Wie manwird was manist » ; cf. notre ouvrage : Nietzsche et de Schopenhauer : encore et toujours la prédes-
tination. L’Harmattan, Paris, 1999.
50. MCVCR, liv. IV, p. 496.
51. Ibid.
52. Op. cit., p. 495. Même notation, p. 499.

L'enseignement philosophique – 6 4 e année – Numéro 2


46 MARIE-JOSÉ PERNIN-SÉGISSEMENT

connaissance d’où peut procéder une telle transformation libératrice est complète-
ment intuitive et non abstraite, bien qu’elle « ait pour condition une réflexion ration-
nelle capable d’embrasser l’ensemble de l’existence 5 3 » quel que soit le chemin suivi.
Et cette réflexion manque à l’animal, ce qui lui rend la délivrance impossible, sauf à
passer par la médiation de l’homme, comme nous l’avons vu. Or, seule la connaissan-
ce conceptuelle, donc abstraite, peut être communiquée.
Pour les mêmes raisons, il est impossible d’obtenir une connaissance de l’état où
le renoncement conduit l’homme, lorsque la Verneinung est accomplie. Pour parler
d’un tel état qui résulte d’« une pensée intime, immédiate, intuitive », le philosophe
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déclare « sa langue trop faible » parce qu’elle reste nécessairement conceptuelle 5 4 . Il
emprunte aux saints leurs déclarations sur cet état : « extase, ravissement, illumina-
tion, union avec Dieu 5 5 », et, concernant la question de la mort qui nous occupe, n’hé-
site pas à dire que cet état comporte « la béatitude infinie au sein même de la mort
[die höchste Freudigkeit im Tode] 5 6 ». Comme le philosophe note que « l’individualité
est inhérente à la volonté dans la seule affirmation non dans la négation qui s’en pro-
duit 5 7 », et que, de cette façon, le renonçant rejoint l’identité non phénoménale de
« toutes les créatures vivantes 5 8 » il est alors tenté de qualifier métaphoriquement de
mort cet état puisque le vouloir-vivre individuel « et la connaissance animale 5 9 »,
c’est-à-dire le tout de l’individu, ont disparu avec le renoncement joyeux, hormis le Je
transcendantal qui n’en fait pas partie. Cette métaphore lui est suggérée par Madame
Guyon évoquant la vie du renonçant comme « une vie qui ne craint plus la mort dans
la mort même ; parce que la mort a vaincu la mort, et que celui qui a souffert la pre-
mière mort ne goûtera plus la seconde mort 6 0 ». Cependant il n’y a là que métaphore.
La tradition hindoue et bouddhique, à laquelle se réfère volontiers Schopenhauer, dis-
tingue le mort du délivré-vivant. Le délivré-vivant n’a pas perdu la chaleur du corps ni
ses facultés sensorielles qui sont purifiées mais intactes, selon les bouddhistes [vide
supra la métaphore du tour de potier dont la roue continue de tourner, une fois le
vase formé, et vide infra la référence donnée par la note 1 0 0 ].
Ces deux morts surgissent brusquement, pourtant la mort naturelle a des causes,
tandis que la mort métaphorique, issue de la liberté, en est dépourvue. Mais, surtout,
la mort naturelle n’est pas complète, puisque le vouloir-vivre indestructible reconduit
ensuite la vie. Écoutons Schopenhauer : « il est vrai que la nature ne nous laissera
jamais tomber et nous anéantir, mais elle ne peut nous conduire ailleurs que toujours
et toujours dans son sein 6 1 ».
B. Nous voyons que Schopenhauer recherche l’aide des allégories et des mythes
religieux pour l’étude de l’état du renonçant.
1 . Pour décrire cet état d’union où s’abolit l’individu toujours souffrant en tant que
tel, le philosophe ne peut, comme il l’a dit, se fonder sur les concepts. Mais, comme
nous l’avons vu, il tente cependant grâce aux religions de franchir le « large abîme 6 2 »,

5 3 . Op. cit., § 7 0 , p. 4 9 9 .
5 4 . Op. cit., p. 4 8 1 .
5 5 . Op. cit., p. 4 9 9 .
5 6 . Ibid..
5 7 . Op. cit., chap. XLVIII, p. 1 3 7 7 passim
5 8 . Ibid..
5 9 . Ibid..
6 0 . Op. cit., liv. IV, § 6 8 , p. 4 9 1 .
6 1 . Op. cit., chap. XLVIII, p. 1 3 7 2 .
6 2 . Op. cit., p. 4 8 1 .

L’enseignement philosophique – 6 4 e année – Numéro 2


LA MORT DU POINT DE VUE DE CELUI QUI A RENONCÉ AU VOULOIR-VIVRE 47

l’entre-deux [zwischen6 3 ] qui sépare l’abstrait du concret, lequel est incommunicable


directement à autrui. Malgré la diversité de leurs dogmes, elles traduisent toutes ce
même état, manifesté par la conduite et les paroles de leurs saints. Leur diversité tient
seulement au revêtement imagé, allégorique ou mythique dont elles enveloppent la
vérité fondamentale 6 4 . Comme Hegel, Schopenhauer se veut le penseur des religions,
mais pour ce dernier la valorisation est inverse, elle ne porte pas sur le concept.
2 . Mysticisme, ascétisme, quiétisme
A leur sommet, les religions aboutissent et convergent dans le mysticisme, l’ascé-
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tisme et le quiétisme, tous trois occupés de la question du salut de l’individu souf-
frant. Nous ne revenons pas sur l’ascétisme comme visibilité du renoncement et
moyen de s’y maintenir. Il est partout présent à ce titre, non seulement chez les hin-
dous et les soufis mais aussi dans le christianisme originel. Le mysticisme est défini
comme « conscience de l’identité de son être propre avec celui de toutes choses ou
avec l’essence du monde 6 5 » ; l’ascétisme comme « la mortification préméditée de la
volonté propre 6 6 » ; enfin le quiétisme comme « le renoncement à tout vouloir [vouloir
délibéré, semble-t-il et non seulement vouloir-vivre] 6 7 » mais les frontières entre les
trois attitudes sont flottantes.
Madame Guyon, quiétiste, s’exclamera qu’elle est devenue Dieu, tandis que Maître
Eckhart, Tauler et Molinos, classés dans les quiétistes, sont aussi des mystiques. Les
traits quiétistes, indifférence et oubli du moi, s’harmonisent avec le mysticisme et n’en
différent peut-être que par l’abondance des négations : Madame Guyon ne sait plus,
dit-elle, si elle existe ou si elle n’existe pas ; sa vie s’évanouit dans un jeu d’apparences,
comme le prince, fils de Basile, doutant de tout, ne peut savoir s’il rêve ou non dans La
vida es sueno, la pièce de Calderon tant appréciée par Schopenhauer…
Les mystiques, eux dont le langage est relativement plus positif, complètent heu-
reusement la négativité du discours de Schopenhauer qui s’interdit de parler positive-
ment de la chose en soi. Le mysticisme tient essentiellement à « la conscience pan-
théistique 6 8 » de l’homme qui a abandonné sa volonté propre individuelle. Il diffère
du théisme qui place « le principe premier de l’existence hors de nous comme un
objet 6 9 ». Il ramène ce principe à l’intérieur de lui si bien que « l’initié finit par recon-
naître plein d’admiration et de joie qu’il est lui-même ce principe 7 0 » et qu’il a rejoint
l’unité dans l’enivrement, sa conscience individuelle étant littéralement ravie. Selon
que l’opération première est « cet enivrement de la conscience qu’on a d’être le noyau
du monde 7 1 », d’où procède en second le sacrifice du soi individuel, ou l’inverse, on
obtient différents types de mysticisme. Le premier cas est celui du mysticisme soufi ;
le second, celui du mysticisme chrétien, le plus sombre ; le troisième mysticisme com-
porte un équilibre entre les deux : ce serait celui du brahmanisme (cf. la citation upa-
nishadique « tat tvam asi ») et du bouddhisme.

6 3 . À ce sujet, voir D. Schubbe, Philosophie des Zwischen, Hermeneutik und Aporetik bei Schopenhuaer, König-
shausen und Neumann, 2 0 1 0 .
6 4 . À ce sujet, voir les actes du colloque « Sakyamuni et Schopenhauer, la lucidité du philosophe et l’éveil du
Bouddha », et MCVCR, chap. XLVIII, p. 1 4 0 1 .
6 5 . MCVCR, chap. XLIX, p. 1 3 8 2 .
6 6 . Ibid..
6 7 . Ibid..
6 8 . Op. cit., chap. XLIX, p. 1 3 8 1 .
6 9 . Ibid..
7 0 . Ibid..
7 1 . Ibid..

L'enseignement philosophique – 6 4 e année – Numéro 2


48 MARIE-JOSÉ PERNIN-SÉGISSEMENT

Le mysticisme soufi – aux représentants aussi remarquables que Al Jonayd et Al


Hallaj, son disciple 72 – retient l’attention de Schopenhauer, à cause du thème du taw-
hid, l’unité transcendante de Dieu qui interdit toute prédication, toute comparaison,
toute attribution faite par l’intelligence à la divinité. L’homme lui-même n’a pas d’uni-
té autre que celle de Dieu. Il est fait d’émanation divine à l’intérieur de système d’en-
veloppes matérielles concentriques, dont la dernière, la plus éloignée de Dieu, le Sirr,
est un moi provisoire informe, dont il convient de se débarrasser « en passant outre
aux choses, aux signes, au vouloir propre 73 ». Voici deux vers d’Al Hallaj : « Entre moi
et Toi il traîne un « c’est moi » qui me tourmente,/Ah enlève de grâce ce « c’est moi »
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d’entre nous deux ». On passe donc au sacrifice du moi comme retour à l’Un.
Quant à la mystique chrétienne, Schopenhauer, fidèle à sa distinction entre le
vêtement mythico-allégorique et le sens véritable, tient Jésus-Christ « pour le symbole
ou la personnification de la négation du vouloir-vivre et non pour une individualité
tel que nous le présente l’Évangile 74 » et comme un modèle. Avec les Docètes, il ne lui
accorde pas de corps mais seulement « un simulacre de corps 75 », dans la mesure où
la possession d’un corps l’empêcherait de signifier la négation du vouloir-vivre. Néan-
moins, en suivant davantage l’herméneutique que la logique et sous l’autorité de saint
Augustin 76 , il accorde au Christ une chair non identique mais semblable à celle du
péché parce qu’elle était mortelle. Au chapitre XLVIII du MCVCR 77 , Schopenhauer
note que le christianisme est en accord avec les religions asiatiques, il en fait l’éloge,
mais il range le sacrifice fait de sa vie par Jésus pour nous racheter dans l’élément
mythique. Au sens propre, Jésus -Christ propose seulement un modèle de salut par le
sacrifice de lui-même, que chacun peut ou non adopter en refusant le modèle ada-
mique de l’Idée de l’homme liée au crime de l’existence : « Tout homme est donc, à ce
titre et en puissance, aussi bien Adam que Jésus, selon la manière dont il se conçoit
lui-même et dont ensuite sa volonté le détermine 78 ». La portée de la rédemption est
alors très réduite au point qu’elle est devenue une auto-rédemption… Nietzsche, plus
tard, accentuera nettement le virage de la signification esquissée par Schopenhauer. Il
dénoncera les paroles de saint Paul sur le rachat de l’humanité par le Christ, assurant
que le Christ, par son sacrifice, ne sauve que lui-même mais ne sauve pas les autres
de la faute, tout au plus du châtiment. Et, à terme, pris de folie, récapitulant en lui
tous les noms de l’histoire, il se considérera lui-même comme « le Crucifié », suscep-
tible de prendre enfinà son compte les péchés des hommes et non seulement le châti-
ment.
3. Cependant Schopenhauer va répétant que la connaissance du contenu de cet état
du renonçant – qui nous sauve de la mort naturelle par une sorte de dialectique dont
cet anti-hégélien ne saurait convenir –, outrepasse les limites de la philosophie. La
philosophie ne se confond pas avec ce qu’il appelle l’illuminisme ; sa méthode com-
mence avec le croisement du phénomène objectif et de la conscience intime, et les
données qu’il prend en compte sont : d’un côté « l’intuition du monde extérieur […]

72. Il vivait à Bagdad au milieu du Xe siècle, mourut en martyr après un horrible supplice pour avoir proclamé
son identité avec Dieu, considéré comme l’Unique selon la doctrine du tawhid. Ses dernières paroles furent
celles-ci : « Ce que veut l’extatique, c’est l’Unique, seul avec lui-même ».
73. Louis Massignon Passiond’al Hallaj, Geuthner, 1923.
74. MCVCR, liv IV, p. 508.
75. Op. cit., p. 507.
76. Op. cit., p. 508.
77. Op. cit., chap. XLVIII, p. 1399 passim
78. Op. cit., p. 1400.

L’enseignement philosophique – 6 4 e année – Numéro 2


LA MORT DU POINT DE VUE DE CELUI QUI A RENONCÉ AU VOULOIR-VIVRE 49

les formes constitutives de notre intellect » et de l’autre « la conscience commune à


tous de notre propre moi 7 9 ». Le philosophe s’en tient donc à de « pures négations 8 0 »,
renvoie explicitement aux mystiques pour le complément positif, non sans tirer gloire
de ce que, seul entre tous les philosophes, il a su reconnaître le caractère universel de
ces expériences mystiques, dans la mesure où elles conduisent toutes à des attitudes
semblables. Mais les termes négatifs qui bornent la philosophie soulèvent aussi le pro-
blème du néant que le philosophe n’évite pas mais qu’il aborde hardiment : « [Wir
bekennen frei] Nous le confessons : « le dernier mot de la sagesse consiste pour nous à
nous abîmer dans le néant 8 1 », dès lors que, par le jeu d’une double négation, nous
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sommes affranchis du monde par la négation du vouloir-vivre. Le saint ne désire pas
la mort. Cependant désirerait-il le néant en contraste avec l’affirmateur de la vie ?
Une fois de plus, le philosophe recourt à l’herméneutique et fait varier les points
de vue pour répondre à la question. Il reprend d’abord la célèbre distinction kantien-
ne entre le nihil privativum et le nihil negativum. Tandis que le premier est purement
relatif, comme une quantité qu’on affecte du signe – par rapport à une autre affectée
du signe +, l’opération inverse étant toujours possible, le second serait un néant abso-
lu… Schopenhauer conteste fermement ce dernier point, cette possibilité d’un néant
absolu : « tout néant n’est qualifié de néant que par rapport à une autre chose 8 2 ».
Même la contradiction logique bien qu’elle soit irrationnelle n’est qu’un néant relatif,
car dans le temps même de l’énoncé du principe de non-contradiction, le non-conce-
vable « est, pour le moment l’objet intéressant et […] joue le rôle de notion positive 8 3 »
par rapport au concevable. Les points de vue peuvent s’échanger et ainsi s’inverser : il
n’y a donc pas de néant absolu mais seulement relatif. D’où la très célèbre conclusion
du philosophe : « pour ceux que la Volonté anime encore, ce qui reste après la sup-
pression totale de la Volonté, c’est effectivement le néant. Mais, à l’inverse, pour ceux
qui ont converti et aboli la Volonté, c’est notre monde actuel, ce monde si réel avec
tous ses soleils et toutes ses voies lactées qui est le néant 8 4 ». D’après ces lignes, le
monde comme représentation est alors supprimé en même temps que le monde
comme Volonté.

IV. L’HEURE DE LA MORT OU LA NOTE TRAGIQUE DU GRAND CHOIX


Mais la question de la mort n’est-elle pas éludée ? À ce stade de notre réflexion, il
semblerait même que Schopenhauer l’ait laissé échapper, qu’il ait escamoté son extrê-
me gravité en la rejetant dans le phénoménal, presque dans l’apparence. D’un côté,
celui qui affirme la vie devrait comprendre que la mort n’est qu’une pirouette suscep-
tible comme le sommeil de redynamiser l’élan de la nature insufflé par la Volonté, et
comprendre que « nous ne pouvons pas tomber ailleurs que toujours et toujours dans
son sein » selon sa formule. De l’autre côté, celui qui a renoncé s’est soustrait à la mort
comme le suggérait Madame Guyon. À ce renonçant, la mort n’ôte rien d’autre que des
restes, une dernière étincelle, l’individualité qui était sa cible ayant déjà disparu.
Si on demande lequel des deux, affirmateur et négateur, se trouve après la mort
dans le néant, Schopenhauer répond qu’aucun des deux n’y est ! Mais chacun des

7 9 . Op. cit., p. 1 3 8 0 .
8 0 . Ibid.
8 1 . Op. cit., § 7 1 p. 5 1 2 .
8 2 . Op. cit., p. 5 1 3 .
8 3 . Ibid..
8 4 . Op. cit., p. 5 1 6 .

L'enseignement philosophique – 6 4 e année – Numéro 2


50 MARIE-JOSÉ PERNIN-SÉGISSEMENT

deux apparaît à l’autre comme étant dans le néant, d’après la fin du livre IV que nous
avons citée 8 5 . La différence de point de vue paraît alors irréductible et l’herméneutique
de Schopenhauer, se déplaçant d’un point de vue à l’autre, campe dans l’entre-deux.
Tantôt il rassure celui qui veut vivre : la Volonté ne manquera pas de phénomènes, tan-
tôt il confirme au renonçant qu’il n’est pas dans le néant ; enfin il avertit chacun que
l’autre le considère comme étant dans le néant ! Sa sympathie profonde va au renon-
çant entré dans la plénitude de la paix, mais le discours et la raison promettent à l’af-
firmateur le retour au refuge tumultueux de la nature : « ils renaissent 8 6 ». Cette
approche herméneutique nous enseigne combien Nietzsche a été injuste vis-à-vis de
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son éducateur Schopenhauer qui lui avait enseigné les rudiments de l’herméneutique,
en lui reprochant d’avoir méconnu l’interprétation, d’avoir inventé le « sujet de la
connaissance pur, étranger au temps, sans volonté ni douleur 8 7 » comparable à un œil
dont le regard n’aurait aucune direction, « dont les énergies actives et interprétatives 8 8 »
seraient paralysées… Selon Nietzsche, Schopenhauer aurait excessivement dépendu de
l’idéal ascétique en méconnaissant qu’il n’y a de connaissance que perspective.
Justement non ! Car Schopenhauer déploie sur la question de la mort deux pers-
pectives entre lesquelles il s’installe en quelque sorte dans la position inconfortable du
grand écart. Cet intervalle est l’heure de la mort 8 9 ; ce n’est pas une abstraction, là se
joue concrètement la mort véritable dans toute sa gravité, en un moment destinal. Le
philosophe s’y attarde, y revient, multiplie les déclarations et remarques à ce sujet 9 0
évitant ainsi la malhonnêteté sophistique qui consisterait à escamoter la mort. C’est,
dit-il, l’heure éminemment grave où s’effectue, pour celui qui ne l’a pas encore fait –
et se confirme pour l’autre – le grand choix entre l’affirmation de la vie, qui toujours
reconduit à la mort, et le renoncement qui abandonne les deux pour aller vers ce dont
la pensée discursive ne peut plus rien dire de positif sans l’emprunter « à l’objectiva-
tion de la Volonté 9 1 » avec laquelle cet état n’a rien à voir… Plaisanterie et tour de
passe-passe ne sont plus de mise, le ton est grave ; l’heure de la mort impose le res-
pect : « Chaque cas de mort nous paraît pour ainsi dire une sorte d’apothéose ou de
canonisation. Il nous est impossible de contempler sans respect le cadavre de l’hom-
me même le plus insignifiant, et si étrange que puisse sembler ici cette remarque, la
garde présente toujours les armes à un cadavre 9 2 ». Ce caractère sacré tient à ce que
l’heure de la mort est en quelque sorte « un jugement dernier [Weltgericht] 9 3 » où l’in-
dividu décide de son propre sort par son ultime pensée 9 4 , et son ultime décision. C’est
pourquoi aussi l’heure de la mort ne coïncide pas nécessairement avec la mort elle-
même : elle la devance souvent heureusement, car l’enjeu essentiel étant le grand
choix, il y faut, dit le philosophe, la raison pour le retour en arrière qui fait de la vie
un tout et qui permet la prévision de la mort 9 5 , raison que seul l’homme possède et

8 5 . Vide supra, note 8 1


8 6 . Vide Supra, note 1
8 7 . GM 3 e dissertation, § 1 2
8 8 . Ibid.
8 9 . MCVCR, chap. XLVIII, p. 1 3 7 7 .
9 0 . Thème récurrent : l’échafaud, l’imminence de la mort : MCVCR p. 4 9 2 à 4 9 4 ; Spec. Trte, p. 1 0 9 , 1 1 0 , 1 1 1 ;
De l’éth., p. 1 4 2 , 1 4 3 , 1 4 4 , inLe sens du destin, Vrin, Paris, 2 0 0 9 .
9 1 . MCVCR, p. 1 3 7 7 .
9 2 . MCVCR p. 1 4 1 0 .
9 3 . Spec. Trte, dernières lignes.
9 4 . Cf. à ce sujet Bhagavad-Gita, VIII, 5 où Krishna déclare : « Celui qui, à l’heure du départ, ne pense qu’à Moi
seul, celui-là sans aucun doute entre dans Mon être ».
9 5 . Schopenhauer rappelle que les chrétiens redoutent la mort subite. Pascal notait déjà : « mort subite tou-
jours à craindre, c’est pourquoi les confesseurs demeurent chez les Grands. »

L’enseignement philosophique – 6 4 e année – Numéro 2


LA MORT DU POINT DE VUE DE CELUI QUI A RENONCÉ AU VOULOIR-VIVRE 51

qui fait défaut à l’animal. De là cette parole tragique : « l’homme seul vide réellement
la coupe de la mort 9 6 ».
Schopenhauer insiste sur le caractère total du coup d’œil rétrospectif sur la vie
écoulée. Nous savons déjà 9 7 que ce caractère de totalité est propre aux deux types de
renoncements, par la connaissance ou par la souffrance éprouvée ; cependant, à l’heu-
re de la mort il porte sur une existence singulière. Il exerce « sur la volonté entière
objectivée dans cette individualité qui disparaît une influence analogue à celle d’un
motif sur la conduite de l’homme : elle lui imprime, en effet, une direction nouvelle
qui est ainsi le résultat moral et essentiel de la vie 9 8 ». L’individu à l’heure de la mort
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entend la question adressée à sa volonté par la nature qui accompagne cette vue d’en-
semble : « Es-tu rassasié ? Veux-tu enfin sortir de moi ? 9 9 » La question est destinale.
Schopenhauer connaît l’importance destinale de l’heure de la mort à partir de ses
lectures indiennes, hindouistes et bouddhistes. Madame L. Kapani analyse de ce point
de vue le Sermon de la grande extinction complète qui rapporte la mort de Bouddha 1 0 0 .
Attaqué par une maladie douloureuse, le Bouddha déclara vouloir surmonter cette
maladie en prolongeant sa disposition à vivre, sans doute grâce à son pouvoir
yogique. Mais Mara, le dieu de la mort, le pressait de s’éteindre définitivement ; le
Bouddha lui résista et retarda de trois mois l’échéance pour que sa mort physique cor-
respondît parfaitement à son Dharma, l’accomplissement de sa tâche, c’est-à-dire le
parachèvement de son enseignement doctrinal auprès de ses disciples. Alors seule-
ment le Bouddha mourut après avoir rejeté le facteur de longévité… Quarante-cinq
ans, en incluant les trois mois, s’étaient écoulés depuis sa délivrance appelée éveil.
L’heure de la mort réactualisa l’antérieure délivrance de la soif de vivre (toutes deux
furent ponctuées d’un tremblement de terre), l’affermit définitivement – le Bouddha
ne renaîtra plus – et détermina résolument la date de la mort effective par l’annula-
tion des traces karmiques des vies antérieures. La maîtrise complète du destin est
effectuée à l’heure de la mort par celui qui a rejeté la soif de vivre comme celle de
mourir.
Il est demandé à l’individu à l’heure décisive si sa volonté individuelle a obtenu
[erhalten] assez du cours de l’existence, s’il s’est accompli le long de ce chemin com-
plètement singulier qui diffère de celui des autres exemplaires de l’espèce humaine ou
non. Dans le premier cas, il renonce à son caractère individuel et il entre dans la
paix ; dans l’autre cas, il entre dans l’éternel retour, il connaîtra de nouveau la vie, la
souffrance et la perspective de la mort, l’heure de la mort enfin etc.. La décision est
libre, nous le savons déjà : Schopenhauer n’hésite pas à évoquer parallèlement aux
nombreuses conversions mystiques et ascétiques ultimes le cas de criminels endurcis
qui, à l’heure de la mort, malgré leurs remords, affirment jusqu’au bout leur caractère
et prévoient la répétition des mêmes actes comme conséquences karmiques non élu-
dées : tel ce meurtrier emprisonné qui, à la veille de son exécution, déclarait finale-
ment à son aumônier, après l’aveu de ses remords : « Et néanmoins si je recouvrais ma
liberté, j’en assassinerais d’autres encore 1 0 1 ».

9 6 . MCVCR, p. 1 4 1 1 .
9 7 . Vide supra, p. 9 & 1 1
9 8 . Op. cit., p. 1 4 1 0 .
9 9 . Op. cit., p. 1 3 7 7 .
1 0 0 . Lakshmi Kapani : « Mourir à l’heure de sa mort » in Cahier de l’Herne Nirvana, dir. François Chenet, éd.
Les Cahiers de l’Herne, Paris, 1 9 9 3 .
1 0 1 . Essai sur la liberté humaine [nous retraduisons ainsi le titre de l’ouvrage de Schopenhauer Essai sur le
libre-arbitre], trad. S. Reinach, et D. Raymond, Rivages poches, 2 0 0 6 , p. 1 4 6 .

L'enseignement philosophique – 6 4 e année – Numéro 2


52 MARIE-JOSÉ PERNIN-SÉGISSEMENT

La décision ultime impliquée dans la réponse est libre, non du fait du libre-arbitre
que Schopenhauer a toujours nié comme incompatible avec la réalité du caractère,
mais il s’agit de ce que Kant appelait la liberté intelligible, celle qui suppose que
l’homme choisisse lui-même son caractère. Cependant le sens du destin impliqué dans
la question posée par la nature a sollicité vivement la décision dans le sens du renon-
cement, même s’il ne l’a pas déterminée. Selon l’hypothèse développée par Schopen-
hauer dans La Spéculation transcendante sur l’intentionnalité apparente dans le destin
de l’individu des Parerga, il y aurait « une direction invisible de la vie 102 » qui nous
accompagnerait jusqu’à la mort après nous avoir dispensé une quantité fixe de souf-
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frances afin de préparer le renoncement à l’heure ultime. Cela implique que – comme
nous l’avons vu plus haut 103 – la Volonté de vivre, en son inconscience, aspire toujours
à la conscience pour se libérer de son déchirement intérieur source de la multiplicité
des individus et de la souffrance. Cette aspiration à la conscience libératoire grandit à
l’heure décisive où il s’agit d’échapper à ce labyrinthe des « souffrances de la vie et de
la mort inséparablement liées 104 ». que Max Horkheimer, qui était resté schopenhaue-
rien, appelait « l’impitoyable structure de l’éternité 105 », l’éternel Retour.
Considérons à présent nos deux essais d’unregard synthétique…
Le recours à la plaisanterie ne doit pas nous faire croire que Schopenhauer ait
minimisé la gravité de la mort qui s’est déplacée pour s’installer dans l’intervalle entre
l’affirmation de la vie et le renoncement au vouloir-vivre en se chargeant même de la
sacralité.
Quant à l’effort pour rassurer celui qui veut vivre grâce à la plaisanterie, il ne rele-
vait pas de la rhétorique ni de la ruse, car le suicidaire plaisante lui aussi avec sa propre
vie. Et Schopenhauer sait aussi que les hommes plaisantent et rient des choses de
l’amour dont la gravité est pourtant extrême puisqu’il détermine la suite des générations
et qu’il « ressort de toutes parts de tous les voiles dont on essaye de le couvrir 106 . » Ce
va-et-vient qui oscille de la plaisanterie au sérieux à propos de la mort et de l’amour
nous fait comprendre que le sérieux et le tragique liés au vouloir peuvent monter à la
conscience, mais qu’ils échappent aux opérations intellectuelles analytiques propre-
ment dites, celles de la représentation.
Elles ne perdent pourtant pas toute fonction : paradoxalement elles peuvent nous
égayer et nous détendre, en pensant à propos de la mort que le soleil ne peut pas
redouter la nuit, à propos de l’amour que l’on ne peut le réduire, quoiqu’on le veuille.
Il s’agit alors du rire victorieux que l’intelligence nous octroie en contrepartie de sa
faiblesse.

102. Spek. Trte., dernier paragraphe.


103. Vide supra, p. 5.
104. MCVCR, p. 1341-1342.
105. Max Horkheimer : « L’actualité de Schopenhauer » trad. M.J. Pernin, Revue de l’association des profes-
seurs de philosophie, 61 e année, n° 1, p. 56, sept./oct. 2010.
106. MCVCR, chap. XLII, p. 1264.

L’enseignement philosophique – 6 4 e année – Numéro 2

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